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POLITICA

HERMETICA
N° 9 -1 9 9 5

Esotérisme et socialisme

L’Age d ’Homme
POLITICA HERMETICA

This One

eu ma rial
SDH2-LJV i-WPZS
POLITICA HERMETICA

Comité de rédaction

Francis Bertin, Michel Bouvier, Jean-Pierre Brach, Etienne Kling, Jean-


Pierre Laurant, Pierre Mollier, f Victor Nguyen, Emile Poulat.

Comité scientifique

Jean Baubérot, Jean Borella, Pierre Chevallier, Antoine Faivre, Alain


Gouhier, Michel Maffesoli, René Rancœur, Pierre-André Taguieff,
Michel Michel.

Correspondants

Argentine : Francisco Garcia Bazdn. Etats-Unis : James A. Santucci.


Italie : Lazslo Toth. Portugal : André Coyné. Suisse : Jean-François
Mayer.

Directeur scientifique : Jean-Pierre Laurant.

Rédacteur en chef : Jean-Pierre Brach.

Directeur de la publication : Vladimir Dimitrijevic.

Secrétaire de rédaction : Marthe Laurant.

Administration, abonnements :
L'A ge (l’Homme, S.A.R.L.
5, rue Pérou, 75006 Paris — Tel. ( I )46 34 IS 51 Télécopie ( I ) 40 5 1 71 02

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DÉJÀ PARUS:

N° 1 : Métaphysique et politique, Guenon et Evola. Le modèle


traditionnel, privilégiant la méditation chez l’un, l’action chez l’autre,
comme réponse à l’impasse de la civilisation occidentale, l’ésotérisme
comme réponse à la modernité.

N° 2 : Doctrine de la race et tradition. Analyse de la dérive des


sens spirituels, religieux et culturels de la notion dans l’Europe
contemporaine : de l’antijudaïsme à l’antisémitisme.

N° 3 : Gnostiques et mystiques autour de la Révolution française.


Événement fondateur de la modernité politique, la Révolution a
inspiré tout au long du XIXe siècle prophètes, illuminés et voyants des
temps nouveaux, donnant le sens caché de l’histoire ou détenteurs du
secret de sa fin.

N° 4 : M açonnerie et antimaçonnisme, de l ’énigme à la


dénonciation. Approche conjointe (à partir de documents, la plupart
du temps inédits), du caractère secret de l’Ordre, à travers ses origines,
le serment... et de sa dénonciation comme complot contre l’Église et
la société, du XVIIIe siècle à nos jours.

N° 5 : Secret, initiations et sociétés modernes. Le secret qui ne


devait pas survivre à la démocratie est omniprésent dans la vie
moderne et touche au plus profond, au-delà des formes culturelles et
religieuses, à la nature même du lien qui unit les hommes. Cette
livraison met en lumière les multiples facettes d’un phénomène
essentiel pour comprendre notre temps.

N° 6 : Le complot. Dans tout secret non partagé, le soupçon de


complot s’insinue et la complexité des sociétés modernes a rendu la
communication malaisée au point de dissocier son principe de l’objet
et des personnes avec qui échanger. A l’idéologie du « tout
communicable » correspond « la haine du secret » et l’interprétation
en terme de complot des échecs et des difficultés de la modernité.
Bien des chemins s’offrent à ce type d’exégèse : de la réflexion
conspirationniste politique et religieuse contre les Jésuites, les Francs-

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Maçons, les Mormons, les sectes, à une réflexion métaphysique sur le
mal dans l’histoire (curieusement absente des préoccupations des
historiens comme des sociologues) ; initiation et contre-initiation. Ce
sixième cahier de Politica Hermética s’est arrêté au croisement des fils
où la logique de l’histoire s’enchaîne à la trame du complot.

N° 7 : Les postérités de la théosophie, du Théosophisme au New


Age. Quels liens entre la théologie ésotérique de Jacob Boehme, les
théories de la Société Théosophique de Mme Blavatsky au XIXe siècle
et les affirmations contemporaines sur l’imminence de la venue de
l’ère du Verseau ? L’analyse séparée des mutations du sentiment
religieux, de l'évolution des t nceptions métaphysiques qui sous-
tendcnt les sciences et de l’histoire des doctrines ésotériques est
incapable d ’apprécier la nature des ruptures et de repérer
d’éventuelles continuités.
La notion de théosophie, dans ses multiples sens, à travers des
continents spirituels en apparence étrangers les uns aux autres, a servi
de fil conducteur à cette septième livraison de Politica Hermética.

N° 8 : Prophétisme et politique. L’objet de ce huitième cahier est


d’analyser à travers l’évolution du discours prophétique au cours des
âges, à travers les changements de statut du prophète également, leur
capacité à articuler des sens, à inspirer des politiques. Elle rassemble,
autour de l’exposé inaugural d’André Vauchez sur le prophétisme
médiéval, des textes d’exégètes bibliques, d’historiens, de philosophes,
illustrant les notions de plénitude, d’achèvement des temps, porteurs
de « rois cachés, de papes cachés », pourquoi pas de dieux cachés. Le
temps prophétique garde un pied dans le temps historique, et risque
l’autre dans la mystique et l’ésotérique.

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SOMMAIRE

ACTES DU Xe COLLOQUE INTERNATIONAL : « Ésotérisme et


socialisme », les 10 et 11 décembre 1994, à la Sorbonne, dans le cadre
de l’École pratique des Hautes Études et sous la présidence d’Emile
Poulat, E.H.E.S.S. et C.N.R.S.

— Jacques Viard : « Pierre Leroux, “fondateur du christianisme


rationnel’’ ».

— Andrée Buisine : « Annie Besant, socialiste et mystique »

— Jean-Marc Seijo-Lopez : «Révélation et révolution dans l’œuvre


d’Alphonse-Louis Constant »

— Francisco Garcia Bazàn : « Voies de l’ésotérisme occidental : les


communautés initiatiques gnostiques et hermetico-gnostiques »

— André Combes : « Charles Fauvety et la religion laïque »

— Eric Astier : « De l’anarchisme chrétien à l’ésotérisme (autour du


journal “Le Christ Anarchiste” 1895-1897) »

— Nicole Edelman : « Somnambulisme, médiumnité et socialismes »

— Régis Ladous : « Une communauté de travail Slavophile. Népluyev


entre l’utopie et le miracle »

— Marco Dolcetta : « Occultisme et communisme, autour de Lénine et


de l’Institut du cerveau »

Études :

— Dr Michael Hagemeister : « Qui était Serge Nilus ? »

— François Morvan : « Aspects du mythe conspirationniste


antimaçonnique en Allemagne »

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— Roger Dachez : « Les sources politiques et religieuses de
l’Antimaçonnisme aux Etats-Unis (1737-1850)»

— Jérôme Rousse-Lacordaire : « L e magistère romain et la Franc-


Maçonnerie »

— Rennes le Château : quelques questions posées par un « mythe


agglutinant », Frédéric Pineau, Gérard Lacoste, Julien Feydy, Emile
Poulat, Jean-Pierre Laurant, débat.

Notes de lecture :

Marie-Sophie André — Christophe Beaufils, Papus, Biographie, Paris,


Berg International, « Faits et Représentations », 1995, 354 p.

Les Amis de Pierre Leroux, Bull. N° 12, mai 1995

Nicole Edelman, Voyantes, guérisseuses et visionnaires en France


(1785-1914)

Joscelyn Godwin, The Theosophical Enlightenment

Theosophical History

Bernard Vignot, Répertoire d ’Églises et de com m unautés


indépendantes d ’origine catholique

Massimo Introvigne, Indagine sul satanismo

Problèm es m açonniques, M. Introvigne, René C onstant,


Panoramiques, Renaissance traditionnelle

Emile Poulat, La galaxie Jésus

Activités

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PIERRE LEROUX,
« FONDATEUR DU CHRISTIANISME
RATIONNEL »

« Le plus grand des événements de l’histoire » (Taine). « Le


rationalisme fait homme ». L’Égypte et les Indes. « Idées chrétiennes
alexandrines » (Bernard Lazare). Virgile et Jésus. « La figure de
Jésus deviendra plus humaine ».

« Sois attentive, comme l’Initié quand


l’Epopte lui ouvrait les yeux et que
l’Hiérophante lui révélait le Mythe ».

Peu avant la fin de La Grève de Samarez, Leroux adresse ces


paroles à « la morte » avec laquelle il dialogue. On devine, sans en être
sûr, qu’elle repose dans le cimetière voisin. Par contre, sur le troisième
personnage, celui qui va prononcer « le mot talismanique », on ne sait
rien si ce n’est qu’il est mort lui aussi. La scène se passe à Jersey, avec
un seul témoin, quasi muet, Victor Hugo. Il n’habite plus dans cette île
où il s’entretenait jadis avec Leroux. Leroux, lui aussi, a quitté Jersey.
C’est en pensée seulement qu’il y retourne et qu’il évoque ainsi les
absents et les fantômes des morts. Peu lu en 1863, ce livre a attendu
pendant plus de cent ans une réédition. Et parmi les lecteurs bien peu
sans doute sont allés jusqu’au passage fantasmagorique que je me
propose d ’étudier. Il justifie en apparence ceux qui appliquent à
Leroux ce qu’il disait de Fabre d’Olivet, « grande intelligence égarée
dans les rêves des sciences occultes, et trop portée à s’entourer des
nuages de l’ésotérisme, (...) épopte parlant un langage d’illuminé».
C’est d ’ailleurs parmi les illuminés que Leroux est le plus souvent
rangé, depuis les livres d’Auguste Viatte sur Les sources occultes du
romantisme (1927) et sur Victor Hugo et les illuminés de son temps
(1942). «Grand courant illuministe » et néognostique, qui par Jacob
Boehme, Herder, Novalis, F. Schlegel, Schelling, Eckartshausen,
Baader etc., mène selon Georges Gusdorf au « spiritualisme social »

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que Leroux a transmis à George Sand. Autrement dit au
néojoachimisme critiqué par le Père de Lubac. A la fin du dialogue
fictif qui termine La Grève de Samarez, Hugo paraît prendre parti avec
Leroux contre l’auteur de la Vie de Jésus, et cela peut faire croire
qu’à Jersey Hugo a subi l’influence de ce qu’on appelle avec mépris
« toute une littérature illuministe et socialiste : Fourier, Pierre Leroux »
(Pierre Moreau et Jacques Boudout, 1950), et même, depuis
l’instauration du marxisme, « trois illuminés, démoc-soc, Leroux,
Hennequin, Jean Reynaud » (Granet en 1974).
Sans plus attendre, une objection : l’illuminisme est l’ennemi de la
démocratie. Il a pour principe, - Léon Cellier insistait sur ce point -,
rinégalité des âmes, et George Sand écrit Consuelo pour illustrer
l’article Égalité (1839). Le mot talismanique, dans cet article et dans
ce roman initiatique, est « la coupe au peuple », et l’on peut dire que
ce mot est la devise des trois initiés que Leroux propose à notre
admiration : Virgile, Jésus et Jean Hus. Trois initiés atypiques, que
George Sand prend comme modèles : bien loin de préserver les secrets
de leur science en écartant le profane, ils veulent dévoiler, diffuser,
divulguer ce que dissimulait leur caste ou leur collège. Tous les
écoliers liront dans l’Enéide ce qui n’avait été révélé à Enée qu’après
la descente aux Enfers. Consuelo et Albert répandent par le monde la
parole de vie qui ne doit pas rester en dépôt dans quelque sanctuaire.
Comme Jean Hus, et comme Moïse, Jésus veut abolir les privilèges tirés
de l’intelligence et dire tout haut ce qui leur avait été enseigné à mi-
voix. Or c’est cela que Leroux a voulu faire, et particulièrement à la
fin de La Grève de Samarez. De façon paradoxale. D’ordinaire, la
langue des mystères est réservée aux cérémonies initiatiques. C’est la
règle : T a p o a n x a p o a n x o a , xa iGiopuca loiopucoa ; les résultats
de la recherche historique doivent être enseignés de façon discursive,
mais pour transmettre les paroles secrètes il faut employer le style des
hiérophantes. Leroux transgresse cet usage. Il vulgarise le style
ésotérique en l’employant pour enseigner non pas un mythe, mais
l’histoire des origines du christianisme. En effet, le Vieux savant
auquel Leroux donne ici la parole est seul avec lui « à connaître la
véritable origine du Christianisme ». Et il s’oppose à Renan, qui
n’était pas démocrate. Récemment, dans Un siècle une vie, Jean
Guitton rappelait que pour Renan « Jésus est un homme exceptionnel,
un grand initié, comparable aux plus grands, comme Bouddha et
Confucius, divinisé par l’imagination, par l’illusion de l’am our».
C ’est au contraire parce que Jésus abolit toutes les grandeurs
imaginaires, tous les prestiges qui illusionnent la caste des savants
comme celle des seigneurs que Leroux voit en lui « le Bouddha de
l’Occident ».

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« Le plus grand des événem ents de l ’h istoire » (T aine)

On vient de rééditer à Paris mille pages d’écrits oubliés, avec cette


introduction : « Longtemps, les philosophes français du XIXe siècle
ont été injustement rejetés, l’extrême droite avec Léon Daudet les
disant « stupides », et l’extrême gauche avec Louis Althusser les
jugeant pitoyables »‘. Trois de ces textes l’emportent de loin sur les
autres, quand ce ne serait que par la longueur. Premier en date, le
Discours de Pierre Leroux Aux Philosophes. De la situation actuelle
de l'esprit humain (1832). Ensuite, datant de 1862, la recension par
Hippolyte Taine de Die Religion des Buddha und ihre Enstehung par
M. Koeppen. Et enfin les pages que Charles Renouvier fit paraître en
1892 sur Schopenhauer et le bouddhisme. Or ces trois textes jettent
une grande lumière sur « le courant de pensée qui a été fâcheusement
occulté par l’hégémonie idéologique du marxisme », comme le Parti
socialiste l’a dit voici trois ans.
Sur le chemin qui mène des démoc-soc aux dreyfusards, il est
facile de situer Renouvier, puisqu’il avait collaboré à VEncyclopédie
nouvelle fondée par Pierre Leroux et puisqu’à la veille de sa mort, en
1904, il regrettait que Jaurès fasse le jeu de l’athéisme. Or c’était
l’année où Pierre-Félix Thomas rappelait dans son Pierre Leroux que
le 21 novembre 1893, à la Chambre, Jaurès avait été applaudi même
par des adversaires du socialisme, parce que son discours faisait écho
au D iscours de Leroux Aux Philosophes. Rien, par contre, ne relie
Taine à Leroux. Il ne le rencontra qu’une fois, en 1862 précisément,
et il nota : « Assez d ’imagination et d ’esprit, mais de seconde
qualité ». Jugement « injuste », dira en 1904 la « Revue de
Métaphysique et de Morale », en rendant compte du livre de Thomas,
car « si le mot génie a un sens, Leroux avait un peu de génie ». Ayant
Darlu pour guide, cette Revue était comme lui fidèle à Renouvier, et
pour un peu elle aurait préféré, comme la « Revue socialiste » cette
année-là. George Sand et Leroux à Taine et Renan. Taine avait attendu
la mort de Leroux pour lire en 1871 De la situation de la philosophie
en Allemagne, et il regrettait, selon P.-F. Thomas, de découvrir ces
pages avec trente années de retard. Avait-il fait de même en 1862 ?
Quand il signalait comme « le plus grand de tous les événements de
l'histoire la concordance [entre] la révolution complète que Bouddha
apporta en renversant toutes les barrières de caste ou de classe, en
appelant au salut tous les hommes, compatriotes ou étrangers, hommes
et femmes », et, « cinq siècles plus tard une rénovation presque
semblable survenue dans le monde gréco-romain, », Taine ignorait-il
vraiment ce que Leroux avait écrit sur Bouddha et Jésus en 1832,
1836, 1839, 1848 et 1851 ?
Leroux n’avait pas seulement parlé d’une quasi similitude. En
1836, à l’article Arminianisme de l ’Encyclopédie nouvelle, il avait dit
que « le Christianisme avait propagé dans notre Occident la même

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révolution que le bouddhisme ». En 1839, à l’article Égalité (1839), il
désignait Jésus comme « l’analogue dans notre Occident du Bouddha
oriental, et venu longtemps après lui et comme à la suite de son
mouvement ». En janvier 48, dans la « Revue sociale », il faisait
entendre dans les paroles de Jésus des réminiscences de leçons que ses
maîtres esséniens avaient reçues des contemplatifs hindous.
En 1892 Renouvier souhaitait que l’on « se désenchante des
doctrines purement intellectualistes » et il écrivait : « l’entrée en scène
du bouddhisme dans la philosophie occidentale peut avoir une
glorieuse signification ; ce serait, la tradition chrétienne aidant, avec
l’étude de l’histoire de l’homme, l’aveu du péché inhérent à l’esprit
et à la chair de l’humanité ». Non content de constater une
concordance entre deux innovations séparées par des siècles et des
déserts, il souhaitait une rencontre entre les deux mouvements qui en
étaient sortis. Mais, comme Taine, c’est chez un auteur allemand qu’il
s’informait sur la religion de Bouddha. Il semblait ne pas savoir que le
bouddhisme était entré dans la philosophie occidentale quand la
doctrine de l’Humanité avait fait prendre conscience de la symbiose
qui existait, latente, dans l’Évangile, à la suite des liens qui avaient relié
la communauté bouddhique aux Voyants hébreux et aux Thérapeutes
d ’Égypte. Or « Jésus était Talapoin, puisqu’il était Thérapeute ». A
ceux qui disaient : « Voilà une herméneutique toute nouvelle »,
Leroux répondait en 1851 : « Mais c’est la vraie. »
Proudhon se moquait de « Leroux théosophe » et de « son Jésus
talapoin ». Marx, à Londres, s’amusait de ces railleries. Ce débat
pouvait peut-être échapper à l’attention de Taine, alors étudiant à la
rue d ’Ulm et hostile aux révolutionnaires, mais pas à celle des
socialistes croyants, Renouvier, Fauvety, Erdan et Lequier, rédacteurs à
la « Feuille du peuple » où Renouvier inaugure en février 1851 une
série d’articles sur Le socialisme de Jésus. En insistant sur l’amour des
pauvres, la fraternité, la communauté égalitaire, il reprenait après vingt
années le « thème cher vingt ans plus tôt aux prédicateurs de la salle
Taitbout, Pierre Leroux en particulier», ainsi que Marcel Méry l’a
remarqué dans sa thèse2. Quarante années après ces articles, Jaurès
déplore « le malentendu » à cause duquel le socialisme est devenu
athée, et Renouvier condamne comme « purement intellectualistes »
tous les socialismes. Soit, s’il s’agit seulement des contrefaçons
proudhoniennes et marxistes. A-t-il oublié Y Encyclopédie nouvelle, et
le conflit de 1849 entre « La Voix du peuple » et « La République » ?
Il ne peut évidemment pas savoir qu’en 1891 Jaurès vient d’écrire :
« Le visage du Christ rayonnera de nouveau ». Il ne peut donc pas
prévoir qu’en 1893 Jaurès fera entendre à la Chambre un écho de
Leroux. Occulté et rejeté depuis quarante ans, le socialisme éthique
commençait à revivre, celui qu’on entrevoit depuis la publication de
Jean Santeuil en rapprochant Monsieur Beulier de Gabriel Séailles, de
Darlu et de Bergotte. Mais à présent, quand on découvre cette tradition
socialiste et l’esthétique littéraire correspondante, on les fait venir avec

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Mme Anne Henry de Schelling, de Shopenhauer et de « toute une
influence allemande diffuse et escamotée » par l’Université française.
Autre forme de la même erreur : c ’est Renan que nomme
VEncyclopaedia universalis, lorsqu’elle signale à l’article Essénisme
qu’un Français a dit au XIXe siècle : « Le christianisme est un
essénisme qui a réussi ». Mais Renan (comme Proudhon) n’est qu’un
épigone, un disciple ingrat, un plagiaire : il n’avait que seize ans
quand Leroux publia Égalité. On ne devrait penser ni à un Allemand
ni à Renan lorsqu’on apprend que l’étude des manuscrits de la Mer
morte a confirmé « l’hypothèse déjà émise, dès le milieu du dix-
neuvième siècle, de contacts historiques entre la vie communautaire
des moines bouddhistes et celle des esséniens », et que cette découverte
apporte « une révolution qui renouvelle l’un des problèm es
fondamentaux de l’histoire humaine ». Voici quatorze ans que cela a
été dit par André Dupont-Sommer à l’Académie des Inscriptions et
Belles Lettres :

au troisième siècle avant notre ère, Asoka, converti au


bouddhisme, étendit son prosélytisme hors de ses frontières, et,
par la route des caravanes, ses ambassadeurs et ses missionnaires
se répandirent dans le Moyen Orient, en particulier à Antioche
et à Alexandrie. L’idéal de la communauté bouddhique s’est
étendu à la communauté essénienne de Palestine et à la
communauté des Thérapeutes. Ces moines juifs attachés à la Loi
de Moïse étaient marqués par des influences étrangères, celle
des pythagoriciens entre autres, et l’essénisme avait préparé les
voies, plus que tout autre mouvement dans le judaïsme, à
l’institution chrétienne3.

L ’ignorance des doctes avait malheureusement entraîné un


catastrophique quiproquo : on avait appelé religion rom an tiq u e
l’hypothèse scientifique de Leroux. Et donné le nom de socialisme
aux intellectualismes proudhonien et marxiste qui parasitent, selon le
mot de Péguy, le socialisme.

« Le ration alism e fait hom m e »

Depuis « l’affreux égorgement humain » de Juin 48, Leroux


assumait à l’Assemblée la défense du socialisme et des socialistes
contre l’Église, l’Université, les orléanistes, les bonapartistes, les
« Loups cerviers du Capital » et beaucoup de « républicains de la
form e». 1849 est l’année où culmine l’acharnement contre Leroux,
au point qu’Enfantin proteste, le 15 septembre, dans une lettre à
Lamartine4. Un grief résume tous les autres, et même un mot : pour les

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auteurs anonymes des Profils critiques et biographiques des 750
Représentants du peuple, Manuel indispensable à toutes les personnes
qui veulent suivre, dans les journaux, les débats législatifs, « Pierre
Leroux est le grand Triadiste ». Pour Proudhon, dans « La Voix du
Peuple », Leroux est « le révélateur de la Triade, le restaurateur de la
métempsychose, l’apôtre des néo-chrétiens, le dernier des voyants [...]
le « théosophe », le « théoglosse », le saint homme [qui] se souvient
d’avoir été Jésus-Christ ». Et la même année Renan abandonne « son
personnage socialiste », en écrivant dans L ’Avenir de la Science que
« Leroux voit la Trinité partout ».
Ces attaques viennent des deux camps opposés. L’inspiration de
ces Profils est la même que celle de VHistoire du communisme, ou
réfutation des utopies socialistes par Alfred Sudre à laquelle
T Académie Française décerne en cette année 1849 le Grand Prix
M ontyon. Pour réunir les partisans des diverses dynasties
monarchiques les Profils parlent plaisamment à propos de Leroux de
petit Patmos, de longues tirades apocalyptiques et d ’excentricités
inintelligibles. Mais « le plus clair de sa doctrine, c’est qu’à la raison
humaine le vieux Christianisme ne suffit plus ». C ’est là l’hérésie
suprême, «le rationalisme». Ce mot, le 15 octobre 1847, avait été
employé trois fois par la « Revue du Monde Catholique », revue
fondée par Monseigneur l’Archevêque de Paris, dans un article
intitulé le Rationalisme fa it homme, M. Pierre Leroux : « Véritable
incarnation du rationalisme, il est le trait d ’union des travaux
rationalistes allemands et français. » Traduite du religieux en politique,
cette hérésie est le socialisme, car « la vraie tradition de l’esprit humain
oppose les Champs Elysées et le Tartare ». Donc « la négation d’une
vie future est le premier dogme du socialisme ». Sudre conclut que
Leroux, ayant plus que Proudhon ou Louis Blanc nié le Paradis et
l’Enfer, est le plus malfaisant des socialistes. Proudhon ne croyait pas
aux peines éternelles de l’Enfer, mais il dénonçait Leroux avec la
même violence.
En 1906, Sudre et les Profils de 1849 étaient complètement oubliés,
mais on rééditait les Confessions d ’un révolutionnaire et L ’Avenir de
la science. S'appuyant à la fois sur l’autorité de Renan, de Proudhon
et d ’Engels, Georges Sorel disait que sous l’Empire, Leroux n’aurait
trouvé personne pour écouter « sa philosophie du bafouillage »5.
Péguy se sentait de moins en moins d’accord avec Sorel et de plus en
plus proche de « la mémoire que nous avons gardée du grand Bernard
Lazare ».

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« L’homme renaît dans l’humanité meilleur et régénéré.
Idées chrétiennes et néplatoniciennes. Alexandrines. La
Triade Homme Triple et Un « Notre père qui est
partout ».

Bernard Lazare a écrit ces mots sur trois fiches non datées,
intitulées « P. Leroux »6 C’est en lisant De l ’Humanité qu’il avait pris
ces notes pour préparer non pas un article ou une conférence, mais
bien l’œuvre qu’il appelait peu avant sa mort « ma chair et mon
sang », Le Fumier de Job. Dans ce livre malheureusement inachevé et
posthume, il rejetait « l’opinion de l’immortalité de l’âme comme on
l’enseigne vulgairement », et il donnait à « la continuité » qu’enseigne
la Bible le sens d ’une amélioration par des renaissances dans
l’humanité. Comme Leroux. Et non pas, comme Jean Reynaud, dans
les astres, — distinction capitale, comme l’emploi du maître-mot
T riade. Délivré de l’individualisme absolu et de la psychologie
cousinienne du moi conscient, Bernard Lazare était attentif autant que
Leroux aux phénomènes inexpliqués, réprouvés, attribués soit à la
supercherie soit à la possession satanique par ceux qu’il appelait « les
docteurs sectaires ». Lui aussi, il invoque les plus lointaines antiquités
en s’opposant à la fois à « la Théophobie matérialiste »7 et au
dogmatisme des « théologiens », deux défauts qui s’étaient aggravés
depuis l’époque où Sudre dans un camp et Proudhon dans l’autre
camp avaient ri des « cryptes du passé », et des « légendes des peuples
barbares». Dès 1840, les plus proches collaborateurs de Leroux et
Jean Reynaud lui-même lui reprochaient d’égarer les lecteurs des sept
cent quatre-vingt dix pages de De l ’Humanité. David-Albert Griffiths
vient d’expliquer cela8 en citant l’opinion de Pierre Moreau, qui fut
son directeur de thèse : « Jean Reynaud, remarquable érudit, est un
doctrinaire dépourvu à ce qu’il semble de sensibilité esthétique.[...
Leroux, au contraire, ne se contentait pas de voir] dans la philosophie
de l’histoire littéraire [...] la plus importante de toutes les branches
partielles de la philosophie de l’histoire » : c’est aux poètes qu’il
demandait pour chaque époque « son essence même, sa pensée la plus
intime, sa vie intellectuelle, sa vie morale ». La méthode
monographique et biographique de Sainte-Beuve lui paraissant bien
évidemment « non philosophique », il ne se contentait pas non plus
d’un parallèle : pour parler par exemple des Confessions de Pétrarque,
il les rapprochait non seulement de celles de Rousseau, mais aussi des
Confessions de saint Augustin. Or nous avons sur le communiste-
anarchiste admirateur de Mallarmé un irréfutable témoignage. En
1894 (avant l’Affaire Dreyfus, avant d’écrire : « Bernard Lazare me
faisait peur»), André Gide était sûr que Paul Valéry lui aussi
admirerait Bernard Lazare qui savait si bien « parler du ternaire et des

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hérésiarques gnostiques » et qui aimait « trinitiser dans sa critique
littéraire »9.
La Vie de Jésus avait indigné Leroux. En publiant L ’Avenir de la
science, Renan avait achevé d’attirer la haine de Bernard Lazare sur
« la race de scribes [qui était] née de lui ». Après la mort du prophète
(1903) « l’inchrétien » Péguy et son ami juif, Eddy Marix,
souhaitaient que Jacques Maritain ne perde pas de vue en devenant
catholique leur « direction commune contre Renan ». Mais le soutien
qu’apportaient à Péguy quelques amis, souvent admirateurs de Leroux
comme Geneviève Favre, Gabriel Monod ou Eugène Fournière,
n’empêcha pas la victoire, à la Sorbonne, des « scribes » que Péguy
appelait « fils et successeurs de Renan ». Sans l’apologie que Péguy
lui consacra en 1910, Bernard Lazare serait tout aussi oublié que Paul
Stapfer, dreyfusard protestant dont nous reparlerons. En septembre
1994, c ’est un non dreyfusard, Marc Sangnier, qui est appelé
« prophète du XXe siècle » à cause d’un appel lancé voici cent ans à la
jeunesse catholique et entendu, à en croire l’éditorialiste du journal
« Ouest-France », par « les Bergson et les Maritain ». On ne sait plus
qu’avant 1914 on regardait « l ’Alexandrin Pierre Leroux» comme
l’annonciateur de Bergson, que Bergson (comme Jaurès et Péguy)
aimait lire George Sand, que Maritain, dreyfusard et admirateur de
Jaurès, avait pour mère « une humanitaire de vieux style, croyante à la
manière de George Sand et de Pierre Leroux, G eneviève Favre », et
que cette affirmation de Daniel Halévy est confirmée par cette
éminente éducatrice de tant d ’enseignantes républicaines qui après la
guerre « attendait] l’aube où l’âme inspirée de Péguy aura reçu
l’hospitalité dans une âme de haut vol ».
En répétant ainsi ce que les archives des « cahiers » m’ont donné à
penser, je dois redire que depuis 1977 deux autres façons de voir ont
eu beaucoup plus de succès. Et qu’elles expliquent probablement
l’élimination actuelle de Leroux par François Furet. Le Cardinal de
Lubac estime que Leroux a mal compris « l’apport de la nation juive
au christianisme » et que par conséquent Péguy n’est pas son disciple
mais celui de Bûchez. M. Paul Bénichou dit que Leroux était hostile
au protestantisme et responsable d’« un antisémitisme meurtrier », plus
encore que Proudhon, Marx et les autres faux prophètes qui tous
« em pruntent à la dogmatique chrétienne le modèle d ’une
dogmatique socialiste selon laquelle il est sacrilège, non plus de
méconnaître le Dieu chrétien, mais de résister à l’histoire. » En effet, à
en croire l’auteur du Temps des prophètes, Saint-Simon avait rêvé
« d ’unifier la communauté par une foi positive », et fait apparaître en
France un néo-catholicisme ; c’est de lui que tous les socialistes, et
Leroux comme les autres, tiennent ce « penchant volontiers
to ta lita ire » l0. C ’est ce que disait Tocqueville, ce que pensait
Renouvier.
Ces erreurs sont le résultat de l’ignorance. En 1995 comme du
temps de Napoléon III, on ignore « la France libre » à laquelle Leroux,

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à Jersey, disait en 1853 : « Luther fut le bon génie de la France ». Et
qu’à Lausanne, « réfugié politique », en disant : « Vous êtes chrétiens,
je suis humanitaire », il ajoutait en parlant des Juifs et des Chrétiens :
« Leurs livres sont aussi les nôtres. » Au « système des races » et aux
chauvinismes nationaux et religieux qu’il voyait s’aggraver même
parmi les proscrits, il opposait « une foi » non théocratique. Dans
l’œuvre d’Isaïe, il croyait apercevoir «une lumière nouvelle qui se
versera à la fois sur la Bible et l’Évangile ». Tant que cette « perle
précieuse » sera dans l’ombre, tant que les hébraïsants, rabbins ou
prêtres, refuseront de « faire fraterniser leur langue avec le sanscrit »,
« le clergé exploitera la fausse idée du Paradis et des Enfers, et le
Judaïsme demeurera comme un roc, inébranlable et Saducéen ». Le
philosophe humanitaire est obligé de donner un sens péjoratif au mot
ju if et au mot chrétien, quand il parle du clergé qui enseigne que
« Jésus est Dieu d’une façon absolue » et du clergé qui professe « la
fausse opinion de la perfection absolue du judaïsme ». Leroux exilé
persistait à « expliquer le Judaïsme et le Christianisme, alors que
l’Athéisme prenait le dessus, qu’un Physicisme plein de ténèbres
donnait la main à l’Athéisme, et que Mammon triomphait ».
Mettant les catholiques en garde contre ce qu’allait promulguer le
(premier) Concile du Vatican, Leroux suppliait les Francs Maçons, les
rabbins, les pasteurs, les prêtres et le Pape de préparer le jour

où un Concile cent fois plus nombreux, plus savant, plus inspiré


que le Concile de Nicée, qui n’avait pour base que le monde
romain, prononcera sur la religion universelle. En attendant,
faisons tous nos efforts pour que la boucherie humaine cesse, et
pour que la discussion continue.

Le Physicisme, ou matérialisme historique et dialectique faisait


alors admettre à l’Internationale que « la conquête du pouvoir
politique est devenue pour le prolétariat la tâche la plus urgente ».
Ainsi commençait « l’hégémonie » qui a « occulté » non seulement les
débuts du « co urant de pensée p lu ra liste » 11 mais aussi « le s
antim arxistes» de 1896. Cette année-là, Bernard Lazare nommait
Leroux lorsqu’il parlait des rapports entre les écrivains et le peuple,
mais il ne le nommait pas quand il énumérait les antisémites
improprement appelés socialistes, Fourier, Toussenel, Proudhon, Marx,
Bakounine, etc. Il voyait en Péguy12 non pas un buchézien, mais un
« communiste anarchiste », comme lui-même. L’apport juif lui était
fort bien connu, — d ’abord parce qu’il avait tiré profit des leçons de
l’abbé Duchesne à l’École Pratique des Hautes Études13, ensuite, parce
qu’il avait senti « s’insurger en [lui] le vieux sang des prophètes », et
enfin parce qu’il multipliait les lectures, à partir de la « Revue
judaïque », dans un grand nombre d’œuvres et particulièrement dans
de De l ’Humanité (...) où l ’on explique le sens, la suite et
l ’enchaînement du Mosaisme et du Christianisme. Là, le peuple juif est

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appelé « la tête de colonne » parce qu’il « oublia les solutions
provisoires du Saducéisme, du Phariséisme et de l’Essénianisme [...]
pour croire au Messie, c’est-à-dire pour croire à la palingénésie ou à
la résurrection. » Bernard Lazare se passionnait pour l’essénianisme,
autant que Leroux et qu’un admirateur de Leroux, Moses Hess,
précurseur du sionisme. De l’article Égalité, en plus de l'idée nouvelle
« die Égalité » qui a frappé Weitling et Lorenz Stein comme les
rédacteurs du Dictionnaire publié à Leipzig, chez Brockhaus, en 1840,
Hess a retenu ce que Philon, Josèphe et Pline l’Ancien avaient dit des
Esséniens. Ainsi, Leroux l’aidait à retrouver son peuple14. « Revenant
à ses origines sans renier ses aspirations socialistes, il était vraiment
fidèle aux enseignements des communistes français, et spécialement à
l’influence de Pierre Leroux15 ». Écrit par le Cardinal de Lubac à
propos de ce Juif qui fut « le père de la Social-Démocratie
allemande », cet éloge s’applique aussi à Bernard Lazare, reprenant
après l’Affaire son nom de Menasseh Eliazar ben lona, et aussi à
Péguy, convaincu durant ses dernières années que Jésus est là,
éternellement, avec nous, et cependant inscrit à la demande de sa veuve
dans la liste des « Israélites morts pour la France ».

L ’É gypte et les Indes

C’est à la Trimourti des Indiens que Leroux pensait surtout, Balzac


le savait, et Proudhon aussi. On l’a oublié. On croit qu’il a « trouvé la
clef herméneutique de toute la réalité en lisant les Paroles d'un
croyant ». On va même chercher avant la conversion de Lamennais à
la République, au temps du drapeau blanc. C’est ce que faisait Charles
Deslescluze sous Napoléon III. Pourtant, en 1825, il avait bien connu
Leroux et Dubois, les deux membres de la Charbonnerie fondateurs et
« consuls » du « Globe ». Mais dans ses Souvenirs, il écrit que « la
première étincelle est venue de Joseph de Maistre » dont « l’influence
impérieuse » s’exerçait non seulement sur le Lamennais de VEssai sur
l'in d ifféren ce mais sur « la jeunesse studieuse» et sur les saint-
simoniens, partisans de « l’unité dans la vie religieuse, politique et
sociale », de l’ordre hiérarchique qui fait « concourir tous les
individus au bien général. Et «cet ensemble d’idées résultant du
principe de perfectibilité » se retrouve, « quelque peu modifié, chez
Leroux et Jean Reynaud », puis chez George Sand, à partir de
Sp irid io n . Tout à l’heure déjà, nous avons vu que P. Bénichou
associait au nom de Saint-Simon l’idée d’unifier la France, et c’est à
Enfantin, pape de cette Église, que fait penser le mot saint-simonien.
Il faut renvoyer ici aux travaux de Léon Cellier sur Fabre d’Olivet.
Ce savant étrange était à la fois « protestant des Cévennes et partisan de
la théocratie », aussi fanatique du ternaire que le très catholique

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Monsieur de Bonald. De Bonald « estime que le nombre trois doit
régir toute la nature, puisque se retrouve dans le mot Être la syllabe
tre qui est la même que ter ». Cellier montre par cet exemple à quelles
étymologies aberrantes aboutissaient les théocrates. Pour restaurer
dans toute l’Europe les monarchies avec lesquelles Napoléon avait
joué à saute-mouton, il fallait refonder le Droit divin des Rois et des
familles auxquelles Dieu avait, selon Bossuet, donné le pouvoir de
gouverner. Il fallait donc restaurer le régime des castes et surtout
rendre au Saint Siège la prééminence que Napoléon avait bafouée en
se faisant Roi lui-même. Nous avons vu que d’Eichthal, en 1837,
invoquant « Abraham, Moïse, Jésus ! », souhaitait que « les Juifs, les
Grecs et les Italiens » se joignent à l’Autriche (de Metternich),
« embryon » de « la Jérusalem nouvelle ». Fabre d’Olivet, dans son
Histoire philosophique du genre humain avait craint que la Sainte
Alliance des cinq Rois ne soit pas suffisamment théocratique. Pourtant,
elle avait été signée « au nom de la Très Sainte Trinité [...] pour faire
régner les principes d ’ordre sur lesquels repose la société humaine ».
Elle était « sortie d’une source toute mystique », aux dires du Tsar,
fasciné par les révélations de la swedenborgienne Madame de
Krudener. Je trouve ce renseignement à l’article Alexandre d e
Y Encyclopédie nouvelle, c’est-à-dire dans un ouvrage « républicain et
non chrétien », pour citer l’article publié par Joguet dans « le Monde »
du 12 août 1837. Et Leroux a repris cette citation en 1842, dans la
« Revue indépendante », au moment où il adresse ses félicitations pour
le combat qu’ils mènent contre « l’ultrateutonisme » aux « généreux
esprits de la Gazette Rhénane », c’est-à-dire à Moses Hess et à Karl
Marx. Sa doctrine est diamétralement opposée à celle de de Bonald, de
de Maistre et de Fabre. En le traitant de « théocrate », Proudhon
commet un impardonnable contre-sens. En 1838, dans Eclectism e,
Leroux disait : « Nous voulons continuer le combat », en dénonçant la
trahison de Cousin. Oubliant ses serments de carbonaro, Cousin
soutenait la politique de Guizot, c ’est-à-dire d ’un « concert
européen » cousin ou filleul de la Sainte Alliance des trônes et de
l’autel. Dans la « Revue indépendante » où on a lu en février 1843 le
récit par Leroux de « la conspiration pacifique » de 1824, on lit en
1844, La Comtesse de Rudolstadt où Consuelo est initiée à la
préhistoire et aux arcanes de cette tradition républicaine. C’est dans la
conclusion de ce roman, la Lettre de Philon que paraît Trismégiste, qui
est appelé « l’hiérophante, le prophète, le révélateur. » Cette Lettre est
peut-être l’un des passages écrits par Leroux, selon George Sand elle-
même. Trismégiste n’est qu’un pseudonyme, le surnom adopté avant
1789 par un républicain. Qu’y a-t-il de prophétique dans ses paroles ?
La doctrine de non violence, de résistance passive que Leroux
réexpliquera en 1849 dans « L a République» et que V H istoire
socialiste de Jaurès rapprochera de la doctrine de Gandhi. C’est pour
cela que Mazzini écrira à Leroux : « Vous, Trismégiste » avant de dire
« moi, je me sens dans l’âme quelque chose de Spartacus ». Si Engels

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avait écrit à Leroux, il en aurait dit autant. Voilà ce que Tridon, en
1871, appellera « m ystique», voilà pourquoi Leroux était traité
d’illuminé par les athées de « la Commune révolutionnaire » selon
lesquels « tout doit devenir aujourd’hui rationnel, scientifique,
positif. »
Mais Trismégiste est l’épithète consacrée d’Hermès, Égyptien,
contemporain d ’Abraham et inspirateur prétendu des E c r its
herméneutiques qui selon les traditions occultistes sont une source
importante du pythagorisme et du platonisme. Depuis les travaux de
Jean Pommier sur George Sancì et le rêve monastique, on croit que
Leroux a initié George Sand à « la foi pythagoricienne, platonicienne
et chrétienne ». Léon Cellier a dit en préfaçant Consuelo que George
Sand a eu accès à travers Leroux à celles des variantes de la légende
d’Hiram qui réunissent Pythagore et Platon contre les théocraties,
contre les Temples d ’Osiris, de Jéhovah et d ’Athéna. « Hermès
Trismégiste incarne naturellement cette sagesse à la fois égyptienne,
néo-platonicienne et pythagoricienne qui conduit à la lumière ».
Aufklärung, entfrem dung, illumination libératrice. De fait, en
comparant ses deux héroïnes, celle de 1844 et celle de 1836, George
Sand dira que « Consuelo c’est Lélia éclairée ».
M alheureusement, c ’est à l’Égypte p h a ra o n iq u e qu’étaient
couramment associés les noms de Trismégiste et de Pythagore. Et de
tous les panthéons et de toutes les bibliothèques énumérés par Leroux,
ses adversaires ne retenaient que ces noms là. En outre, Pythagore
évoquait la réincarnation, c’est-à-dire le rationalisme, la négation de
l’Enfer éternel. En 1849, l’Assemblée nationale a ri, — Leroux le
rappellera dans La Grève de Samarez, — quand le Ministre de
l’Intérieur s’est moqué de « sa résurrection de Pythagore ». Tout le
monde comprenait ce raccourci d’expression qui surenchérissait sur
un livre fort répandu, Les aventures de Jérôme Paturot, où Louis
Rey baud se moquait de l’auteur de De P Humanité : « L’inventeur des
livres qui ne finissent pas révèle le système qu’il a inventé après
Pythagore ». A ce libelle jugé « odieux » par Baudelaire, Nerval avait
répondu que « le système de Pierre Leroux procède à la fois de
Pythagore et de Leibnitz ». A Pythagore en effet Leroux ajoute toute
une postérité que ne connaissaient ni le XVIIIe siècle ni les membres
de l'Assemblée nationale de 1848. Et non pas seulement une postérité
moderne, européenne : après la mort de Pythagore mais avant Jésus-
Christ une inspiration venue des Indes avait enrichi l’inspiration que la
Judée, la Grèce et l’Italie avaient reçue de l’Égypte.
En évoquant au colloque de Cortone, en 1983, Quelques aspects du
mythe de P Egypte pharaonique en France au XVIIIe sièclel6, Henri
Coulet a fait comprendre qu'un siècle avant Consuelo, au moment où
George Sand situe son roman, on s’intéressait beaucoup à Hermès et à
Pythagore. C’est aux bords du Nil que l’on cherchait les origines de
la tradition gréco-romaine et celles aussi de la tradition judéo-
chrétienne, en les faisant remonter l’une comme l’autre à une science

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unique et universelle, secrète et sacrée en ce sens. On disait
qu’Hermés, inventeur des hiéroglyphes, avait caché sous des énigmes
cette science. Qui était monothéiste, selon certains auteurs auxquels
Dupuis riposte en 1795, dans V Origine de tous les cultes, que toute
religion est d ’abord un culte du cosmos, et spécialement des
phénomènes astronomiques.
Leroux avait étudié les très diverses écoles françaises et allemandes
du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle. Mais il avait critiqué à
bon escient aussi bien les théories spiritualistes que les matérialistes. A
l’article Christianisme, il s’oppose en particulier à Dupuis, et à ceux
(Volney, Hegel, Creuzer) qui eux aussi lui semblent trop attentifs, dans
les religions antiques, à la physique et pas assez à l’ontologie : ce n’est
pas le monde extérieur qui est un mystère, il n’est que le décor de la
Vie, et c ’est elle qui est mystérieuse, car elle est « la forme fugitive de
l’être dans son étemelle métamorphose ». Et les différents mythes, qui
sous toutes leurs figures cachent le primitif mythe oral, signifient en
fin de compte ce qui est « le nœud de toutes les religions », le rapport
de filiation entre le Présent, le Passé et l’Avenir. Bien entendu, au
XVIIIe siècle, ces voyages dans le passé étaient souvent des machines
de guerre contre le régime monarchique, et lorsqu’on voulait opposer
au monde chrétien occidental deux autres mondes, on rapprochait du
mythe égyptien le mythe chinois. H. Coulet le remarque, et cite
plusieurs auteurs qui font ce genre de parallèle. Il n’en trouve pas qui
parlent des Indes, que les savants anglais commençaient seulement à
étudier. Lorsque Cellier écrit dans L ’Epopée humanitaire et les grands
mythes romantiques que « la découverte de l’Inde, de la littérature
sacrée et profane, de la religion et de la métaphysique hindoues, furent
l’événement central de la renaissance orientale », il parle de notre
XIXe. Pour Leroux, cette découverte-là est primordiale, mais non pas
pour George Sand. Voilà la différence entre la révélation apportée par
¡’hiérophante de La Comtesse de Rudolstatdt et par celui de La Grève
de Samarez quand « l’Epopte ouvre les yeux de l’Initié et que
l’Hiérophante lui révèle le Mythe ». Or le premier de ces chefs
d ’œuvre, celui de George Sand, est beaucoup plus connu que le
second. Et parce que les aventures qu’elle y raconte se passent dans
l’Europe des années 1750, c’est à l’Égypte qu’elles peuvent faire
penser, et pas aux Indes.
Malgré la thèse de Léon Cellier sur Fabre d’Olivet, on continue à
confondre cet illuminé théocrate avec Leroux17. Après les avoir
comparés, Cellier conclut que « Leroux est un scientifique. Qu’il
s’agisse de phénomènes occultes, de croyances religieuses, de
mythologie, ii entend ne pas dédaigner les faits, il veut les étudier
scientifiquement. » Mais Cellier ne parlait pas des œuvres d’exil. Et de
même, c’est sur les écrits des années 1824-1830 que Jean-Jacques
Goblot fondait son jugement18 : « Leroux n’est pas un utopiste [...] sa
critique de la religion prend fermement appui sur les acquis des
sciences naturelles et de l’histoire. » Ce jugement ne peut pas être

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reconduit sans autre examen jusqu’à La grève de Samarez. Entre
temps, Leroux a beaucoup approfondi son intuition première.
Saisissons la en 1836, à l’article Brahmanisme et bouddhisme de
Y Encyclopédie nouvelle : l’idée du Dieu trinaire apparaît dans la
doctrine philosophique que les Indianistes aperçoivent à la base du
Brahmanisme, et cette lumière transparaît « à travers bien des
obscurités que l’étude approfondie des Védas pourra dissiper un
jour ». En 1848, puis en 1851, la réflexion de Leroux aboutira à deux
ouvrages qui sont encore moins connus que les autres. De son vivant,
ils ont été à peu près ignorés : qui donc, en février 48, au moment de
la Révolution, a lu la longue et difficile Préface à la Trilogie sur
l'institution du dimanche qui venait de paraître, non pas à Paris, mais à
Boussac, dans la « Revue sociale » ? Et de même, en 1851, à la veille
du Coup d ’État, qui donc a lu la Préface aux Fables de Pierre
Lachambaudie ? La répression s’abattait sur ceux qui auraient eu à
cœur, en d’autres temps, de comparer ces deux œuvres à Brahmanisme
et bouddhisme (1836), à Christianisme (1837), à Égalité (1839), et à
De l ’Humanité (1840). Et de nos jours, en 1977, aucune de ces œuvres
n’avaient été rééditée lorsque pour la première fois des théologiens et
des universitaires ont prêté à Leroux un peu d’attention, au colloque
messin Romantisme et religion19. Trop longtemps, parce que le Pape
avait fait mine de lire Le génie du christianisme, Hugo, Lamartine et
les autres disciples de Chateaubriand avaient été qualifiés de
« chrétiens ». Il était grand temps de réfuter cette erreur, et c ’est ce
que l’on fit alors à Metz, en disant fort justement, avec Paul Viallaneix,
que ces romantiques cessaient de croire en Jésus fils de Dieu pour
rêver d ’une religion de l’esprit ; avec Frank-P. Bowman, qu’ils
sacrifiaient le deuxième membre de la Trinité, et avec Jean-Paul
Lacassagne qu’ils découvraient dans l’Inde, en Égypte, en Grèce,
d ’autres C hrists ou du moins des m essagers du C hrist.
Malheureusement, on confondait Leroux avec eux, sans dire qu’il
avait très fortement critiqué ce romantisme.
Pour « annihiler » Leroux, les universitaires prétendaient qu’il
n’était « qu’un esprit nuageux et chimérique ». Martin Nadaud avait
raison de le leur reprocher, et Clemenceau d'ajouter qu’en 48, Leroux
a été « bafoué à plaisir par l’individualisme de Proudhon et le papisme
des réactionnaires enragés de peur. » En accusant Leroux, « théosophe
et théocrate », d ’instituer le couvent pour tout le monde, Proudhon
savait pourtant fort bien que les théosophes rêvaient de fonder à
Vienne, Rome ou Saint-Pétersbourg un Saint Empire pyramidal
comme l’ancienne Égypte, et que les théocrates avaient voulu pour
Charles X, au lieu de la couronne que Napoléon s’était posée sur la
tête, le saint chrême archiépiscopal. Mais il ne voulait pas accorder aux
urnes électorales plus de valeur qu’aux saintes huiles, ni comprendre
que Leroux, ouvrier typographe et prolétaire plus que lui, ne menait
pas seulement la lutte des classes au nom des prolétaires. Dans les
campagnes d’une province reculée, la Marche, Leroux constatait que

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l’esclavage n’est pas un chapitre d’histoire ancienne. Le prolétariat
s’y est surajouté et non pas substitué. Comme son riche collaborateur
Victor Schoelcher, Leroux est solidaire des esclaves noirs. Longtemps
compositeur d ’imprimerie, il songe encore à quarante-cinq ans à ses
anciens compagnons de travail qui vieilliront dans la misère après
avoir durant toute leur vie assemblé des lettres onze heures par jour
sans avoir le temps de comprendre les phrases, surtout quand ils
imprimaient du latin. Tandis que des scribes, machines à écrire
vivantes, dessinaient, peignaient, gravaient et sculptaient à perpétuité
d ’inintelligibles hiéroglyphes dans les hypogées égyptiennes, les
castes sacerdotales exigeaient des papyrus sans défaut pour des
grimoires inaccessibles au profane. Assemblant le fer, le cuivre et le
bois, Leroux essayait, à vingt et à quarante-cinq ans, de perfectionner
l’art de Gutemberg ; il avait en effet pris pour modèle, non pas le
gladiateur Spartacus, mais Moïse, libérateur de son peuple parce qu’il
enseignait, qu’il « révélait » à ces affranchis illettrés la science sacrée
que les collèges sacerdotaux lui avaient transmise. En appelant Leroux
« révélateur de la Triade », Proudhon montre qu’il ne connaît ni l’un
ni l’autre des deux maîtres dont Leroux réunit les leçons, Saint-
Simon20, esprit pratique et prospectif, et son contraire, Fabre d’Olivet,
« un métaphysicien, disait Leroux, qui n’est pas parvenu à se faire des
idées claires ». Fabre d’Olivet s’égarait dans la théocratie et la
théurgie, mais son Examen des vers dorés de Pythagore (1813) et sa
Langue hébraïque restituée (1815) faisaient de lui (Leroux le dira
dans La Grève) « le plus remarquable penseur que la France eût à cette
époque-là. » Dans ses rapprochements entre les mythologies
préchrétiennes, païennes et juives, il y a « beaucoup plus de fumée que
de lumière. Mais il y a de la lumière ». Dès 1815 il avait discerné dans
les trois fils de Noé les trois types humains prédisposés par leurs
prédominances psychologiques à devenir, le premier industriel, l’autre
artiste et le troisième savant. Or c’est « aux savants, aux artistes et aux
industriels » (ce dernier mot englobant les diverses catégories de
travailleurs) que Saint-Simon confiait la tâche de remplacer les
hiérarchies sacerdotales et féodales, et de travailler à la paix mondiale,
au développement économique et à l’amélioration du sort de la classe
la plus déshéritée. Mais Saint-Simon ne respectait pas les différences
religieuses. Le moralisme social qu’il appelle en 1825 le nouveau
christianisme doit devenir « prépondérant sur le mahométisme, sur la
religion de Noé, sur celle de Brahma, etc. » Ce n’est pas à cela que
pense Leroux lorsqu’il déclare : « Saint-Simon fut mon maître ». Il
suit au contraire la route que Fabre d’Olivet avait ouverte en disant :
« si la cosmogonie de la Genèse est exacte, il faut considérer les
écrivains sacrés des Chinois, des Hindous, des Perses, des Chaldéens,
des Égyptiens, des Grecs, des Étrusques, des Celtes nos aïeux, comme
des imposteurs ou des imbéciles, car ils donnent à la terre une
antiquité incomparablement plus grande ». Dès 1827, dès son premier
article (De PUnion européenne), Leroux écrit que «trois grands

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systèmes se partagent la terre, le brahmanisme, le mahométisme et le
monde chrétien » ; il ajoute que les Bouddhistes ont répandu
« pendant douze siècles, sur une vaste partie du monde, une morale
plus pure, une civilisation plus éclairée », et il admire dans le Coran
« un hymne perpétuel sur l’unité et la puissance de Dieu ». « Par
respect pour l’humanité », il refuse d ’attribuer aux démons les
diverses religions de l’Antiquité. Ces mots, en janvier 48, dans son
ultime article à la « Revue sociale », expliquent la déclaration qu’il
faisait quatorze années auparavant pour présenter Y Encyclopédie
n o u velle : « Nous ne sommes pas Chrétiens ». Il s’agissait de
« remplacer la Tradition chrétienne, si incomplète, si fausse en tant de
points, par une Tradition bien plus vaste, et vraiment universelle ».
Si Proudhon était socialiste, il ne se moquerait pas « des fables du
passé », il souhaiterait comme Leroux que « toutes les Nations se
montrent les unes aux autres leurs livres saints ».

« Id ées alexan d rin es » (B ernard L azare)

En 1913, Jaurès n’était plus abonné, mais il lui arrivait de lire « les
cahiers » où Péguy publiait Eve. Parlant non pas des deux rives de la
Méditerranée, mais de l’Occident et de l’Orient, Péguy évoquait la
Grèce, la Gaule et Rome, et Byzance. Puis le Sinaï. Puis, « le fin fond
des déserts ». Jésus héritait des civilisations « et des antiquités du
monde oriental » [...]

Et l’Asie et l’Europe avaient marché pour lui


Il était le seigneur de l’un et l’autre bord.
Imaginons Jaurès en train de lire ces vers. Y aurait-il vu un acte de
foi ? Il savait que Péguy était croyant, et chrétien. Mais il pouvait fort
bien penser que Péguy énonçait dans ces vers ce que l’un comme
l’autre ils tenaient pour la vérité historique. Que n’enseignaient ni
l’Église ni la Sorbonne.
Il est trop tôt, à mon avis, pour dire avec le cardinal de Lubac que
« le grand rêve de Pierre Leroux n’était qu’illusion et pathétique
échec », et pour ranger sa doctrine, comme Jean-Pierre Lacassagne l’a
fait en préfaçant sa remarquable édition de La grève de Samarez
(1978) parmi « les messianismes ratés ».
Ne parlons pas d’idées alexandrines sans distinguer d’abord. Il est
bien vrai que les romantiques se trompaient s’ils croyaient, en
s’inspirant de traditions illuministes, qu’elles provenaient de
l ’a n c i e n n e bibliothèque d ’Alexandrie. En réalité le Corpus
Hermeticum d ’Hermès Trismégiste, « Trois fois très grand », venait
seulement de milieux gnostiques, judéo-chrétiens, habitant Alexandrie

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aux IIe et IIIe siècles après Jésus-Christ. Telle est, sur Les sources
occultes du romantisme, l’argumentation souvent reprise à la suite
d’Auguste Viatte, de Georges Gusdorf et d’autres savants auteurs.
Mais, ici, cette argumentation, est hors sujet : c’est bel et bien du
troisième siècle avant Jésus-Christ que datent les manuscrits de la Mer
morte étudiés par Dupont-Sommer, et c’est à cette époque que Leroux
remonte dans la Préface aux Fables de 1851 et dans son travail de
1867 sur Isaïe, comme dans les derniers chapitres de De F Humanité
(1840), Preuves par les sectes Juives et Preuve par Jésus, Origines du
C hristianism e. Or ces chapitres ont été lus de très près par deux
éminents dreyfusards, non romantiques, le Juif Bernard Lazare, qui
était selon Péguy « athée, professionnellement athée, officiellement
athée », et le protestant Paul Stapfer, doyen de la Faculté des Lettres de
Bordeaux.
Leroux insistait sur la différence entre les Évangiles de saint
Mathieu et de saint Luc, qui sont d’inspiration sadducéenne ou
pharisienne, et « l’Évangile juif d’Alexandrie, l’Évangile essénien »,
celui de saint Marc évêque d’Alexandrie, c’est-à-dire d’une ville où
« nous voyons, par ce que Philon rapporte de l’Essénianisme et des
Thérapeutes, et par l’esprit général de tous les écrits de Philon, que
l’Essénianisme dominait avant la naissance de Jésus-Christ ». La
palingénésie, qui était alors espérée chez les Gentils comme chez les
Juifs, devait être selon certains un miracle cosmique, et selon d’autres
un miracle politique. Ceux des Esséniens qui furent les maîtres de
Jésus espéraient une rénovation spirituelle de l’homme, une
résurrection psychologique. Aussi,

avec leur Évangile, ce n’est plus le prophète transformateur du


monde de l’antique astrologie, ni le roi juif promis par les
Voyants juifs que vous avez devant les yeux, mais un être plus
élevé, plus divin, inspiré du sentiment de l’infini, pénétré de la
vraie nature divine et humaine, homme par conséquent et Dieu
tout ensemble » [...]

Par deux fois, en 1904 et en 1914, Stapfer a commenté ou recopié


ces lignes, en disant que Leroux était « le fondateur du christianisme
rationnel », et que « personne, et pas même Bossuet, n’a rien écrit de
plus profond et de plus clair sur la double nature du Christ, sur le Dieu
vivant, père des hommes, sur la régénération, sur la vie éternelle »2I. Et
ces chapitres ont nourri les méditations du « petit-fils légitime
d’Isaïe » qui après sa mort (1903) demeura « l’inspirateur et le patron
des cahiers ». Bernard Lazare regrettait qu’en proscrivant les sciences
profanes et la culture grecque, le « rituel étroit » ait empêché le peuple
juif de voir que « le véritable Mosaïsme », « épuré », et « l’esprit de
fraternité, de pitié, de révolte aussi » qui a inspiré Isaïe, Jérémie et
Ezéchiel, « élargi encore par les Juifs hellénisés d ’Alexandrie »,
pouvait mener Israël à « Jésus, la fleur de l’esprit juif ». Quand on dit.

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comme Simone Weill, que Péguy fait l’apologie de l’Empire romain,
et aussi quand on croit qu’il fait l’apologie seulement de la Grèce, on
le confond avec Maurras. C’est en frayant la voie non seulement aux
exportations de la Grèce, mais aussi aux importations d’Alexandrie
que

[...] les pas d’Alexandre avaient marché pour lui,


Du palais paternel aux rives de l’Euphrate.

Le christianisme, tel qu’on le présentait durant la jeunesse de


Leroux, lui semblait « un cadavre ». Pour « les chrétiens idolâtriques »,
« Jésus était Dieu d’une manière absolue ». La Bible leur semblait « un
aréolithe », parce qu’ils ne voyaient « pas de commune mesure entre
elle et le polythéisme des Grecs et des Romains ». Mais ce
polythéisme, cet Olympe gréco-romain, n’était lui aussi qu’une
reconstitution privée de vie. Si on étudie la préhistoire du
christianisme, si on jette un regard nouveau sur l’Antiquité, « la figure
de Jésus deviendra plus humaine ». Or pour retrouver des sources
communes aux Juifs, aux Grecs et aux Romains, il suffit de lire
l’Enéide et de la comparer aux quatre Évangiles. En 1833 à l’article
B o n h e u r , puis en 1839 à l’article É g a lité et en 1840 dans D e
l'H um anité, dont l’introduction reproduit l’article Bonheur, Leroux
met en parallèle Jésus et Virgile, « le poète théologien, initié aux
mystères, disciple de l’école de Pythagore et de Platon, et aussi le plus
érudit peut-être de cet âge d’érudition ». Descendu aux Enfers au
sixième chant de l’Enéide, Enée reçoit de la bouche de son père la
révélation « résurrectioniste ». En lisant cela dans De l'H um anité,
Bernard Lazare a noté : « Virgile judaïsait ». Michelet venait aussi de
lire cela en 1842 quand il nota : « Isaïe rêva du Christ ». Et dès 1841, à
Saint-Pétersbourg, Dostoïevski et ses camarades s’enthousiasmaient à
l’École du Génie pour les rapports de « la véritable religion, la
religion authentique, avec le bouddhisme, le taoïsme, le communisme
et l’égalité ». M. Toi, le professeur « encyclopédiste » qui expliquait
cela, connaissait vraisemblablement (comme Alexandre Herzen) la
«Revue encyclopédique», où Leroux avait publié en mai-juin 1832
Des rapports de la doctrine de Confucius avec la doctrine chrétienne,
et Y Encyclopédie où Leroux avait dit en 1836 que selon la Loi de
Manou toute la religion se réduit essentiellement à comprendre le
mystère du monosyllabe sacré AUM : « ce monosyllabe mystérieux
est le Dieu suprême ». Et en 1841 des relations existaient entre ces
lecteurs russes et les lecteurs allemands ou suisses, qu’allaient
p assio n n er l ’essénianism e et les m étem psychoses néo-
pythagoricennes : des communistes comme Weitling, des protestants
comme Théodore Althaus, des juifs comme Moses Hess, réunis autour
du poète Georg Herwegh, de Malwida von Meysenbug et de Henri
Heine.

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Contre le christianisme « mort », Leroux disait : « Jésus n’est pas
dieu ». Mais dans Job, son dernier livre, il écrira : « J’aime Jésus ». Il
avait beaucoup travaillé et beaucoup souffert. « Vaincu du temps,
comme dit Corneille, et comme dit Job il ne me reste de mes dents que
les gencives », il prévenait ses auditeurs suisses : « Soyez indulgents
pour moi ». « Je suis vieux, vous le voyez assez. » Du moins là, à
Lausanne et déjà à Jersey, il trouvait aisément de savants ouvrages dans
des bibliothèques publiques. Déjà, en 1851, quand la parole lui était
retirée par le président, il pouvait à la bibliothèque de l’Assemblée
consulter les Védas dans des traductions anglaises, Mais à Boussac, en
1847, comment faisait-il pour savoir, non plus seulement l’importance
que la Loi de Manou donne au monosyllabe sacré AUM, mais que
selon un Oupanichad des Védas, « quand les yogis sont parvenus à
prononcer ce mot comme il doit l’être. Dieu est uni à eux, Dieu est en
eux, l’homme est Dieu ». Il ajoutait que selon un rabbin cité dans la
Cabale, « qui prononce le nom de Jéhovah met dans sa bouche le
monde entier », et « le mystère de la Divine Trinité est compris dans ce
Nom ». Citations de Tacite, Plutarque, Macrobe, Diodore de Sicile,
Origène, en grec et en latin, citations aussi (d’après Fabre d’Olivet et
un D ictionnaire étym ologique trilingue de 1607) des Targums
chaldaïques et de la Cabale rapprochant le monosyllabe sanskrit AUM
et le monosyllabe hébreu IOA. Dans les temples de Babylone comme
dans les collèges sacerdotaux de Thèbes et de Memphis, « le mythe a
dû être oral avant d’être figuré, la parole a précédé l’écriture ». En
effet, « les Hiéroglyphes de la Parole [sont] bien antérieurs à ceux de
l’Écriture, et bien autrement transmissibles de génération en
génération ». Avant de recourir au m ystérieux triangle
hiéroglyphique, c’est au moyen d’« hiéroglyphes verbaux » que l’on
exprimait la vie universelle, « la Vie vivante », indivisément, par trois
voyelles sacrées prononcés dans l’unité. « C’est de cette source, c’est
de la faculté qu’a le Verbe en nous de peindre des idées par des noms
(je ne dis pas par des mots) qu’est sortie toute Poésie et, avant toute
Poésie, toute Révélation. » Or Moïse était versé dans toutes les sciences
de l’Égypte, « il n’a inventé ni le mythe d’Adam ni le nom de
Jéhovah ; le dogme de cette charité qui relie tous les hommes en Dieu
préexistait à sa révélation, le dogme de la Trinité divine préexistait
également. [...] Il est venu, animé par l’esprit divin, porter aux classes
inférieures ce que l’esprit divin avait déjà révélé à d’autres hommes
avant lui ». Il avait vulgarisé les secrets jalousement conservés dans les
temples d’Égypte, et Jésus a fait connaître à tous les peuples de
l’Empire ce que lui avaient transmis les Esséniens disciples à la fois
d’Isaïe et des contemplatifs hindous. AMEN, le monosyllabe rituel de

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Jésus en prières, « signum orationis Domini » selon la patristique, c’est
AUM. Leroux ajoutera en 1851 que Moïse connaissait « Aum, qui est
le signe verbal de l’amour, de la maternité, de l’union en général »,
mais il n’a révélé que IOA. On contestera telle ou telle hypothèse, telle
ou telle étymologie mais on reconnaîtra le sérieux de l’information :
en 1851, Leroux se reporte à « la belle traduction du Bhagavata-
Pourana par un des savants hommes de notre temps, M. Eugène
Burnouf », en la comparant aux traductions anglaises de Jones,
Wilkins, et Colebroke. Or Burnouf, savant incontestable, avait fait
l’éloge de ces trois indianistes, en 1837, en réponse à une question de
Michelet qui cherchait à s’instruire sur « la chose indienne »22. Et de
même, à Boussac, dans sa Préface à la Trilogie sur l'institution du
dim anche, Leroux n’est pas victime d’une fantaisie ou d’une manie
quand il retrouve le nom de Jehovah dans l’antiquité chinoise. Il se
réfère au tome VII des Mémoires de l’Institut, où le traducteur du
Tao-Te-King, Abel de Rémusat, écrit dans son Mémoire sur Lao-Tseu
que « le mot trigrammatique I-Hi-Weil, ou JHV, est identique au nom
que selon Diodore les Juifs donnaient à Dieu ». Leroux ajoute que
« l’histoire des langues montre le consentement de toute l’Humanité
dans la même croyance fondamentale ». On voudrait savoir si
Michelet avait lu ce numéro récent de la « Revue sociale », tout au
début de la Seconde République, quand il osa enfin demander à
l’Académie des Sciences morales et politiques d’accueillir « l’illustre
ouvrier ». De même, à la fin de la deuxième République, quand
Baudelaire prend la défense du « paisible Pierre Leroux, dont les
nombreux ouvrages sont comme un dictionnaire des croyances
humaines », on voudrait savoir si les pages qu’il juge « sublimes et
touchantes » sont celles où Leroux venait d’affirmer en parlant De la
Fable bien davantage que « la concordance » dont Taine parlera onze
années plus tard.
Dans son Projet d'une constitution démocratique et sociale, Leroux
disait en 48 : « Il sera convenable d ’ajouter le mot Unité, pour
exprimer que ces trois mots, Liberté, Fraternité, Égalité, s’impliquent
l’un l’autre et sonnent pour ainsi dire ensemble comme les trois sons
de l’accord parfait. » Or, pour comprendre « Om, verbe éternel », il
faut savoir que « syllabe unique, mais formée de trois éléments,
réunissant en elle la multiplicité existentielle et l’unité essentielle, OM
prononcé se décompose en trois éléments : les deux voyelles A et U
qui, prises ensemble, deviennent O selon les lois de la phonétique
sanskrite, et la résonance nasale que prolonge un point d ’orgue. »
Cela, on peut le trouver depuis 1989 dans toutes les librairies, dans un
livre intitulé Aux sources du yoga, où M. Jean Varenne cite et
commente cette traduction de la Dhyânabindu Upanishad :

« l’indicible résonance
de la syllabe OM :
qui la connaît, connaît le Véda

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Au centre du calice
du lotus du cœur
elle se tient immobile
brillant comme une lampe
qui ne s’éteint jamais
c ’est sur elle qu’il faut méditer,
la syllabe OM
en laquelle il faut reconnaître
le Seigneur lui-même

En 1977, personne ne remarquait cet accord parfait entre un texte


sankrit et un Projet de constitution qui n’a été cité pour la première
fois qu’en 1979, quand J.-P. Lacassagne a réédité La Grève de
S a m a re z. En 1977 (je le rappelais tout à l’heure) le colloque
Romantisme et religion croyait que « les prétentions de Leroux étaient
exemplaires de la religion romantique », romantique signifiant moins
raisonnable que théologique et athée. L’Académie des Inscriptions et
Belles Lettres n’avait pas encore reçu de Dupont-Sommer la nouvelle
« révolutionnaire » de l’adoption par les moines esséniens des règles
bouddhistes « pauvreté, chasteté, obéissance et surtout bonté et charité
extrêmes ». On n’avait pas encore réédité celles des œuvres de Leroux
que je viens de résumer, ni Le Fumier de Job, de Bernard Lazare, ni
celles des Œuvres de Péguy qui font comprendre que « ce socialisme
lui-même, par un espèce d’échange, était une sorte de christianisme du
dehors », comme il est dit dans Y apologie de Bernard Lazare.
Heureusement, dans ce même colloque, Max Milner faisait remarquer
qu’au XIXe siècle les églises elles aussi étaient déchristianisées, et que
jusqu’à une date récente leur théologie de l’incarnation était si
déficiente qu’il était très difficile de comprendre que le Christ avait été
réellement homme. Il fallut un retour aux sources bibliques pour
comprendre que le Dieu de la Bible était le Dieu de la vie.
Précisément, en 1977, cela était reconnu par le P. Urs von Balthasar,
qui écrivait dans La gloire et la croix : « Il y a des choses qui étaient
cachées même pour l’Église qui a reçu le dépôt de la foi. Les
chrétiens n’ont pas le droit de refouler Dieu dans une transcendance
inaccessible. » Citant en 1980 ces paroles de celui qu’il appelait
« l’homme le plus cultivé de son temps », le cardinal de Lubac ajoutait
en note : « Il sera équitable de dire aussi que « la conception du
surnaturel qui régnait dans la théologie de l’époque se prêtait mal à
faire valoir en toute sa profondeur, sa force libératrice la nouveauté
chrétienne »2\

Jacques VIARD
Aix-en-Provence

1. Philosophie, France, XIXe siècle (Livre de poche), où on trouvera aux p. 417-

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460 et 779-860 les textes de Taine et de Renouvier dont je vais parler.
2. La critique du christianisme chez Renouvier, 1815-1889, tome I (1952), p. 148.
3. Publié dans «le Monde» du 3 décembre 1980. Affirmations amplement
confirmées en 1994 par David Flusser, professeur d’histoire et de théologie comparée
à l’Université hébraïque de Jérusalem, Der essenische Abendteuer, cf. Paul Giniewski
in « Sens », n° 12, 1994.
4. « Vous devez bien savoir que cet homme est un des meilleurs et des plus érudits
de notre époque ; si donc sa bonté et son savoir gonflent par trop son cœur et sa tête
et les font éclater parfois d’une façon anormale, les erreurs de ce philosophe socialiste
méritent un peu mieux le respect que celles des philosophes égoïstes du siècle dernier,
s’appelassent-ils Condillac et Helvétius ou même Locke et Voltaire ». Cité par
Charléty, Enfantin.
5. Cf. mon article Leroux et Bergson, notre Bulletin n° 10.
6. Dans sa thèse sur Deux penseurs révolutionnaires, Pierre Leroux et Bernard
Lazare, Mme Haimon-Weitzman a la première fait connaître ces Fiches qu’elle avait
découvertes à Paris, dans la boîte 22 des archives Bernard Lazare à la Bibliothèque de
l’Alliance Israélite universelle. En 1978, à Lecce (Italie) j ’ai reproduit ces fiches dans
les Actes du colloque Péguy vivant.
7. La télépathie et le néo-spiritualisme (1893).
8. Sur la composition de l ’Encyclopédie nouvelle, in Bulletin n° 11 (1994).
9. Correspondance avec Paul Valéry.
10. Le temps des prophètes (1977) et Sur quelques sources françaises de
l'antisémitisme, «Commentaire» n° 1, 1978.
11. Auquel le Parti socialiste a décidé de faire appel en 1991.
12. Leurs correspondances avec E. Meyerson en fait foi.
13. Léon Chouraqui, Contribution à la connaissance de la pensée de Bernard
Lazare, thèse Aix 1991, t. I, p. 107.
14. Mon article Marx, Proudhon et Lamartine contre les socialistes républicains,
in Bulletin n° 10, pp. 121-1446. Je renvoie à André Neher, Ils ont refait leur âme et à
mon article Bernard Lazare et Péguy “ou ” le sang des prophètes », in Les écrivains et
l ’affaire Dreyfus, PUF Orléans 1983. Et encore les correspondances que j ’ai publiées
dans Prophètes d ’Israël et annonciateur chrétien, RHLF, mars-juillet 1973.
15. La postérité de Joachim de Flore, t. //, 1980.
16. Lumières et illuminisme, Pacini editore, Pisa, 1984, p. 141.
17. On continue de même à confondre les deux époques du Cénacle, celle de Louis
Lambert et celle de Léon Giraud.
18. Aux origines du socialisme français : Pierre Leroux et ses premiers écrits,
P.U.F. de Lyon, 1977.
19. Romantisme et religion, actes du colloque de Metz (PUF, 1980). Ajouté à ces
Actes, ma communication Prolégomènes à la Préface aux Fables de Pierre
Lachambaudie (p. 233-260) n’avait pas été présentée à ce colloque.
20. Dont nous avons vu que Leroux disait : « Il a vraiment réuni la doctrine du
progrès qui était divisée entre Diderot (Condorcet) et Rousseau (Robespierre) ».
21. Je renvoie à la communication de M. Encrevé, in La France de l ’Affaire
Dreyfus, Gallimard 1994, et à ce que j ’ai dit sur Stapfer dans le Bulletin n° 2 des Amis
de Pierre Leroux (39, rue Emeric David. 13100 Aix), p. 22-24.
22. Le 21 août 1837, p. 610 du T. II de la Correspondance générale de Michelet
(1994).
23. La postérité de Joachim de Flore, t. 11, 1980, p. 71.

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ANNIE BESANT,
SOCIALISTE ET MYSTIQUE

On m’a demandé de vous parler d’une personne chère à mon


cœur, une personne protéiforme : ANNIE BESANT.
Annie Besant, née Annie Wood, le 25 septembre 1847, à Londres,
décédée en 1933 à Adyar, en Inde. Pour ceux d’entre vous que cela
intéresse, elle avait le Soleil en Balance et l’Ascendant en Bélier ;
c’est-à-dire qu’elle a pris plusieurs fois dans sa vie des décisions
extrêmement brusques, mais qui sont la résultante de longues
tergiversations intérieures.
Entendons-nous d ’abord sur les mots, reprenons les dictionnaires
(et pas I’Encyclopaedia Universalis prise plusieurs fois en défaut).
Socialisme : système qui préconise une organisation sociale et
politique dans laquelle le capital, la propriété individuelle, et les
moyens de production sont subordonnés à l’État. J’ajouterai qu’il y a
des socialismes, selon les lieux, les pays, les époques, et à l’intérieur
d’un même parti, que ce soit la S.F.I.O., le parti socialiste, il a toujours
eu des courants.
Mystique : est mystique celui qui admet les communications
secrètes entre l’homme et la divinité. C ’est l’acception du
X VIIe siècle. On peut citer pour exemples Sainte-Thérèse d’Avila,
Saint-François d’Assise, Saint-Jean de la Croix, Hildegarde de Bingen,
etc. Au XIXe siècle, on inclut celui qui montre une passion extrême
pour la défense de ses idéaux. Péguy, en 1910, appellera mystique tout
sentiment exalté et absolu, centré sur une représentation privilégiée, à
but mystique.
A mon avis, Annie Besant rentre dans toutes ces définitions.
Nous ferons une place à part pour la parapsychologie, parce que ce
n’est pas la mystique, mais les grands mystiques sont doués de
pouvoirs parapsychologiques (clair-audience, clairvoyance, etc.) ; les
hum ains sont tous un peu sujets à des phénom ènes
parapsychologiques que certains d’entre eux cultivent dans des cercles
particuliers. La parapsychologie connaît une très grande vogue au
XIXe siècle en Angleterre.
En ce qui concerne Annie Besant, elle a été socialiste, elle a été
mystique, elle l’a été tour à tour, et dans la dernière partie de sa vie,
tout à la fois en même temps. Elle est d’abord mystique jusqu’à l’âge
de vingt-trois ans environ, puis elle fait le vide en elle chez les libres-

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penseurs jusqu’en 1885, elle s’achemine alors vers le socialisme
qu’elle épouse en 1887 (elle a trente-huit ans), et peu après (un ou
deux ans plus tard), elle devient théosophe (vous me pardonnerez de
reprendre parfois l’expression guénonienne de « théosophiste »), et
dans cette dernière période de sa vie, quand elle sera en Inde, elle sera
à la fois socialiste et mystique, c’est-à-dire qu’elle accomplira une
œuvre immense en Inde, une œuvre de mystique qui a appris le
socialisme.
Mystique, elle l’est par prédisposition, parce qu’elle est d ’une
famille irlandaise dans sa presque totalité, ce qui lui donne en même
temps une prédisposition à la rébellion. On dit que les Irlandais sont
hypersensibles, qu’ils croient aux fantômes ; quant à elle, quand elle
était petite fille, elle croyait aux lutins, aux fées. Enfant cultivée (sinon
de manière scolaire classique), elle lisait beaucoup, grimpée dans son
arbre (elle était un peu garçon manqué), et elle déclamait des vers de
John Milton, Le Paradis Perdu, entre autres. Et elle lisait beaucoup de
vies de martyrs, ce qui lui a donné le désir de se sacrifier à une cause
qui la dépasse — elle le dit dans sa biographie — « une cause qui
dépasse sa personne » ; en lisant cela elle pleurait beaucoup, pour la
raison qu’il n’y avait plus de martyrs à notre époque. Elle aurait tant
voulu être martyr ; elle va d’ailleurs s’identifier énormément à
Giordano Bruno, dans un premier temps dans sa période de libre-
penseur, et ensuite parce qu’elle croira en être la réincarnation. Elle
pousse un peu plus loin dans la religion puisqu’elle pratique le jeûne,
la flagellation ; elle a failli être attirée par l’Église catholique romaine
lorsqu’elle était en France, attirée d’un point de vue presque sensuel,
pourrait-on dire, par les ors, par l’encens, par un côté plus chaleureux
que l’Anglicanisme.
Elle est demandée en mariage par un pasteur qui s’appelle Frank
Besant (il prononce son nom Besant : accent sur la deuxième syllabe).
Elle s’appellera Annie Besant (accent sur la première syllabe) quand
elle s’en séparera en ayant le droit de garder le nom. Le mariage est
un peu arrangé, même s’il lui laisse un mois de réflexion, en lui
demandant de n’en point parler à sa mère. Pendant ce mois elle
rencontre la famille William Roberts. Roberts est un juriste autodidacte
(il y en a plusieurs à cette période), qu’on appelle l ’avocat des
pauvres, car c’est celui qui défend les syndicalistes au moment où ils
sont traînés devant les tribunaux, et par lui elle entend parler (sans
l'avoir encore rencontrée) de la misère urbaine, elle entend parler que
dans les mines travaillent des enfants de trois ou quatre ans et des
femmes à demi nues. Elle les verra d’ailleurs par la suite, dans sa
période libre-penseur, lorsqu’elle séjournera dans le nord de
¡’Angleterre.
Elle se marie donc, elle est vraiment très innocente, elle n’a aucune
notion de la préparation au mariage, mais pour elle, puisqu’elle
épouse un clergyman : épouse de clergyman = épouse de Dieu, c ’est
encore sa mystique. En même temps, comme elle a perdu son père à

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l’âge de six ans, peut-être pense-t-elle retrouver l’image sublimée du
père, une image aimante, protectrice. La réalité sera tout autre. En tant
qu’épouse de clergyman, elle va remplir les fonctions de bienfaisance
de sa charge et c’est ainsi qu’elle va rencontrer la misère rurale. Elle
va commencer à perdre sa foi, dit-elle, en étant épouse de clergyman
parce qu’elle a beaucoup de livres pieux à sa disposition, elle va
étudier les tableaux synoptiques des divers évangiles, etc. et surtout,
elle va perdre la foi au moment où ses deux enfants ont une
coqueluche terrible, au point qu’elle a peur de les perdre et qu’elle se
révolte à ce moment-là devant ce Dieu qui s’attaque à des innocents
(elle a un sens de la justice toujours extrêmement aigu).
Son mari, à qui elle fait part de son désarroi, l’envoie vers l’évêque,
ils échangent des correspondances mais tout ceci ne change rien, de
sorte qu’on en arrive en 1873 (ils sont mariés depuis six ans, ils ont
deux enfants) à ce que son mari lui dise : « Ou vous venez à la table
de communion, ou vous partez ». Et elle part, avec sa fille. Elle écrira :
« Je partais dans les ténèbres non pas parce que je n ’étais pas assez
bonne pour la religion, mais parce que la religion n ’était pas assez
bonne pour moi. »
Elle va vivre un peu avec sa mère, et un peu de sa plume (elle a déjà
commencé à écrire), et elle va rencontrer les libres-penseurs, en
particulier Charles Bradlaugh.
Bradlaugh est un homme assez exceptionnel, devant lequel tout le
monde s’incline, même ses plus féroces antagonistes, un homme
d’une droiture, d ’une loyauté, d ’une clarté intérieure incroyables. Et
naturellement être libre-pendeur en 1874, c ’est avoir l’étiquette
« athée ». La définition de Bradlaugh, qu’Annie Besant fera sienne à
l’époque, est : « Je ne sais pas ce que vous voulez dire par Dieu, mais
je refuse un Dieu quand il est défini ou décrit ». Les libres-penseurs
s’appellent eux-mêmes « radicals » : ils sont anti-religieux, anti­
dogmatiques surtout, ils sont en même temps républicains et anti­
impérialistes (c’est là qu’Annie Besant entendra pour la première fois
parler de l’Inde). Et pour faire pièce à l’école du dimanche (Sunday
School) ils ont leur école du dimanche, dans laquelle ils enseignent
aux fillettes, aux adolescentes, aux jeunes femmes, un peu de couture,
un peu de dactylo. En même temps, ils ont un culte laïque dont elle est
la prêtresse (elle a toujours adoré les rituels). Elle a même élaboré un
rituel laïque et des cantiques laïques, mais comme il coûterait trop cher
de faire écrire spécialement la musique, elle a repris des livres de
cantiques religieux et elle a seulement changé les paroles. Elle a même
traduit La Marseillaise en anglais (elle admire beaucoup la Révolution
française). Elle avait découvert, juste avant de quitter le pasteur,
qu’elle avait un talent oratoire et elle est devenue l’ORATEUR des
libres-penseurs, dans un monde de violence, où quelquefois on sauve
sa peau parce que le fiacre réussit à se mettre au galop, où on est
attaqué à coups de pierres à l’intérieur des salles, etc. Des libres-
penseurs, elle va retenir deux leçons : Bradlaugh, qui est lui-même un

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colosse, lui a enseigné de toujours utiliser la LOI, jusqu’au bout, et de
toujours rester dans la légalité. Sa période libre-penseur lui permet de
faire place nette de tout ce qui lui restait de religiosité et de se préparer
à une vérité nouvelle qui sera, par la suite, la Théosophie.
La période libre-penseur se termine ou presque en 1877. Peut-être
avez-vous entendu parler de ce célèbre procès de Besant et Bradlaugh
(Besant a pris le train en marche et les libres-penseurs n’en sont pas
très heureux, ils la trouvent un peu encombrante). Ce procès, on le
leur a fait parce qu’ils ont publié un livre sur la contraception. Besant
est une provocatrice, elle cherche le martyre, et ce petit fascicule avait
été vendu avec des dessins un peu obscènes par un libraire qui vendait
surtout de la pornographie sous le manteau. La police s’en était émue.
Alors, Besant et Bradlaugh ont repris la brochure sans les dessins, ils
ont prévenu la police qu’elle était en vente à tel endroit, naturellement
avec l’intention de se faire arrêter, pour être jugés, et pour utiliser leur
jugement comme une tribune où Besant parlera de toute cette misère
humaine amenée par la surpopulation (elle a écrit un petit fascicule
qui s’appelle La loi de la population).
Graduellement, à la rencontre de la misère, à mesure qu’elle la
côtoie, elle devient socialiste quand, en 1883, elle entend parler Louise
Michel. Elle est fascinée par Louise Michel, qui va être arrêtée deux
ou trois mois plus tard, parce que Louise Michel est le martyr d’une
cause (elle est le martyr de la Commune) et Annie Besant dira plus
tard : « Le socialisme, par son splendide idéal, faisait appel à mon
cœur, tandis que la solidité économique de ses phrases persuadait
mon cerveau. » En fait, à mon avis, le socialisme d’Annie Besant, c’est
son extrême sensibilité qui ne supporte pas que les faibles soient
opprimés, exploités ou maltraités — les faibles, c’est-à-dire les enfants,
c’est-à-dire les femmes (et c’est pourquoi elle est féministe), les
travailleurs, le peuple indien. C’est, à mon avis, un refus viscéral, elle
est viscéralement socialiste, elle ne l’est pas avec son cerveau. Elle l’est
avec ses viscères et avec son cœur. Et comme elle est d ’une
impétueuse générosité, elle ne va pas attendre que les décennies
portent remède, elle répondra aux appels. Elle dira elle-même, quand
elle s’occupera de Caisse des Écoles (à une époque fertile en œuvres
de charité) : « Je refuse la charité qui dégrade et paupérise. »
Le socialisme anglais : Karl Marx habite Londres depuis 1848, il y
a publié le Manifeste Communiste, avec Engel, et en 1867, Das Kapital,
écrit en allemand. Personne ne s’en préoccupe : il y a en Angleterre, à
cette époque, un grand nombre de proscrits politiques, qu’on aime
bien, qui n’ont pas beaucoup d’influence, parce que le pays vit dans
un aimable consensus religieux et social, et pour eux, Karl Marx est un
obscur philosophe étranger. Das Kapital, écrit en 1867, sera traduit en
français en 1880, et en anglais seulement en 1887, et justement,
Hillman, futur fondateur de la Democratic Federation, un homme qui
a une certaine fortune, a lu Das Kapital en français et se convertit au
marxisme (ils sont deux célébrités à l’avoir lu en français : lui et

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Bernard Shaw). Mais il trouve que les réformes sont un peu à long
terme, et deux ans plus tard, en 1882, adoptant la lutte des classes, il
fonde la Social Deocratic Federation, qu’Annie Besant rejoindra par
la suite. Quant à elle, dans un premier temps, elle choisit les Fabians
parce que Hillman, le fondateur marxiste de la Social Democratic
F ed era tio n a beaucoup attaqué Bradlaugh dans son journal et
Bradlaugh est encore dans la vie d’Annie Besant (il y a toujours un
homme qu’elle regarde avec admiration, toujours une image du père,
quelque part, et elle en « égrènera » quelques-uns).
Elle entre donc chez les Fabians, issus d’une communauté New
Life fondée par un évangéliste et ensuite dispersée. Elle entre chez les
Fabians en 1885, présentée par Bernard Shaw qui vient d’entrer dans
sa vie. Les Fabians sont un groupe d’une quarantaine d’intellectuels
et d ’artistes bourgeois, parmi lesquels une certaine proportion de
femmes (il y en a 1/5 ce qui est beaucoup pour l’époque). Ils sont
surtout réformistes, ce sont des « socialistes de salon » (drawing-room
socialists) qui ont le sens de la misère : ils veulent aider la misère, sans
avoir jamais vu un miséreux (ils sont nombreux de cette espèce sur la
terre). Ce sont des réformistes non pas à l’échelle mondiale comme les
marxistes, mais à l’échelon municipal... de proche en proche, on fera
tache d’huile et on verra bien. Ils ne sont pas pour la lutte des classes,
ils sont un peu comme des nantis qui ressentiraient comme un péché
d ’appartenir à leur classe. Ils disent eux-mêmes qu’ils favorisent
l’évolution pour éviter la révolution, qui est sanglante et qui aboutit à
des extrêmes, et que, d’un autre côté, ils n’ont pas d’ouvriers en leur
sein, parce que dès qu’un ouvrier arrive parmi eux, il ne comprend
même pas leur langage, qui est un langage d’intellectuels, et il s’en va
aussitôt.
Leur nom de F abians vient de Fabius Cunctator, le général
vainqueur d’Hannibal, dont la tactique était non pas d’affronter, mais
d’attendre le moment propice, et là, de frapper fort. Leur formule est :
« Éduquer, agir, organiser », là où il n’existe rien, mais là où il existe
quelque chose, faire de l’entrisme (en Anglais permeation), infiltrer et
agiter. Annie Besant n’oubliera jamais les leçons Fabian, nous le
verrons en Inde où elle sera Fabian jusqu’au bout des ongles.
Les Fabians publient de nombreux petits pamphlets, de six à huit
pages, mais Annie Besant n’y contribue pas, car elle a déjà un journal.
Elle leur apporte son talent d’orateur (ils n’avaient pas d’orateurs), et
elle leur apporte son journal, Our Corner (Notre Coin), un petit
mensuel à 6 pence, qui se lit facilement. Elle collabore toutefois aux
Fabian Essays qui sont publiés par un groupe d’entre eux. Son article
porte sur L'industrie en régime socialiste et il est évident qu’elle est
réellement une femme de terrain mais que comme théoricienne, elle
est beaucoup moins valable. On trouve dans son article le changement
par l’évolution au niveau du Comté et, naturellement, la grande
préoccupation de l’époque, qui est déjà le chômage. Alors, selon elle,
on va employer tout le monde, on aura par exemple des restaurants

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collectifs, comme cela les femmes seront déjà déchargés du travail.
Son article préfigure les fermes kolkhozes. Et comme la vie sera
tellement belle une fois cette réforme réalisée, personne n’osera être
paresseux, le paresseux sera malheureux, misérable, et d’ailleurs, on le
m ontrera du doigt* et finalement on le contraindra à l’exil
(préfiguration du goulag ?). Elle prévoit, et c ’est déjà moderne,
l’intéressement des travailleurs, le rétrécissement de l’éventail des
salaires (pour elle, tout le monde doit gagner le même salaire), la
solidarité réalisée par le plein emploi et la récompense du mérite ; il y
aura la fête et les flonflons, comme plus tard à certaines périodes
staliniennes. On peut dire que son Essay a plutôt mal vieilli, malgré ses
quelques presciences. Mais comme est trop violente pour se contenter
de socialisme de salon, et puisque avec Bradlaugh, les sentiments se
sont effilochés, elle va appartenir en même temps (c’est de l’entrisme
Fabian) à la Social Democratic Federation. Là elle va être totalement
au milieu de la classe ouvrière, à laquelle elle s’identifie même
vestimentairement (ce que les suffragettes lui reprocheront) et elle
donnera sa pleine mesure le 13 novembre 1887 à Trafalgar Square,
jour qui a été surnommé Black Sunday. Cette très grande place qui est
un peu à Londres ce qu’est la place de la Concorde à Paris, était pour
ce jour-là, interdite aux manifestants, qui naturellement ont décidé de
l'investir. La rencontre avec la police est effroyable, la police à cheval
est armée de bâtons et frappe. Annie Besant est avec son drapeau, à la
tête de la foule, et elle « organise » : toujours pragmatique, on ne sait
comment elle s’arrange, mais elle a toujours des gens fortunés dans
ses relations, et elle trouve toujours des défenseurs et une caution pour
faire relâcher les manifestants arrêtés.
Son prochain point d ’orgue va être la grève des allumetières en
1890, de ces poignantes petites jeunes filles de quinze ans qui
fabriquent des allumettes au phosphore, et qui non seulement perdent
leurs cheveux parce qu’elles transportent les boîtes sur leurs têtes, mais
qui, en même temps ont les joues qui se creusent parce qu’elles
absorbent sur place leur pitance au milieu du phosphore et qu’elles
sont atteintes de la nécrose du maxillaire. Elles osent commencer une
révolte, guidées par Annie Besant et ses amis, qui s’y mettent aussi.
Elle va créer le syndicat des allumetières dont elle sera secrétaire, parce
qu’il faut quelqu’un capable de prendre la tête. Ceci est très important
(c’est pourquoi le parti travailliste par la suite la paiera de retour), car
jusqu’alors les femmes avaient bien tenté de fonder des syndicats pour
elles, mais il n’y avait de syndicats que ceux d’ouvriers qualifiés qui
s’étaient organisés en des espèces de guildes, avec un serment
d ’introduction, avec des règlements particuliers, et des cotisations
assez élevées faisant office de secours mutuel, mais de syndicalisme de
masse il n’y en avait pas, et le néo-syndicalisme qui va déferler est né
de la grève des allumetières. Annie Besant ira, à l’aube, rameuter les
conducteurs de tramways, etc. II y aura la grève du gaz, puis un vaste
mouvement social qui débouchera sur l’immense néosyndicalisme

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lequel, à son tour, va déboucher sur la formation du Parti Travailliste
en 1906.
Tout de suite après cette action, en 1888, Annie Besant aimerait
entrer dans la politique, mais les femmes n’étant ni éligibles, ni
électrices autrement, elle entre dans ce qui vient de se créer, The
London School Board, qu’on peut traduire par la Caisse des Écoles de
Londres, où elle va préconiser, comme en France en 1884, une école
laïque, gratuite et obligatoire. Surtout, comme elle a remarqué qu’un
enfant sur huit a faim, et que l’on ne peut pas remplir un cerveau
lorsque l’estomac est vide, elle va organiser les cantines scolaires.
L’année suivante, en 1889, elle rencontre Madame Blavastky et elle
effectuera un revirement complet. Naturellement, c’est par la presse
que le pauvre Bradlaugh, cette fois encore, va apprendre qu’Annie
Besant a changé de cap. Elle va d’ailleurs écrire : « J ’ai par deux fois
changé ma philosophie, cette fois-ci ce sera pour de bon. » Voire...
La suite, vous la connaissez. Annie Besant va rencontrer Madame
Blavatsky parce que William Stead, patron de la Pall Mall Gazette, lui
a demandé de faire la critique de la Doctrine Secrète de Madame
Blavatsky et, comme souvent en cette matière, elle demande à
rencontrer l’auteur. Elle est fascinée ! Madame Blavatsky sera, si l’on
peut dire, le dernier homme de sa vie. Elle est accompagnée de
Burrows, un socialiste qui chasse le fantôme en dehors des réunions
(dans ces cercles-là, ils sont tous plus ou moins occultistes) et Burrows
sort de la première rencontre converti au théosophisme. Annie Besant
reviendra, tombera à genoux devant Mme Blavastky et lui demandera :
« Voulez-vous me prendre pour adepte ? » Cette fois son mysticisme
est comblé, elle a trouvé son ange gardien, c’est-à-dire son Maître
dans l’occulte, Khoutoumi (il y en a plusieurs). Alors, tout ira bien,
car ce sera son guide, nous dirions son intuition. Désormais, quand
elle va partir en Inde, elle saura là-bas qu’elle y a été réincarnée
plusieurs fois, comme elle saura qu’elle a été Giordano Bruno, et c’est
Khoutoumi qui lui dira d’entrer en Franc-Maçonnerie. Ce sera là un
splendide entrisme1. C ’est également son Maître qui lui dira qu’il faut
qu’elle reprenne du service en politique, alors qu’elle avait promis à
Madame Blavatsky que jamais elle ne rentrerait en politique (Madame
Blavatsky lui avait dit : « Ce n ’est pas digne de vous », d’ailleurs elle
s’était sabordée à ce moment-là. Elle a com plètement sabordé sa Loi
de la population et tout ce qu’elle avait écrit de semblable, elle a
refusé de transmettre les droits d’auteur, etc. Elle tombe sur une
philosophie qui n’est pas une religion, qui n’a pas de clergé, qui n’a
pas de pasteur Besant, qui n’a pas non plus d’évêque... quoi qu’elle
va « replonger » avec l’Église Catholique Libérale comme on le verra
par la suite. Et c’est le summum pour quelqu’un qui se révolte contre
l’injustice, elle rencontre : le karma et la réincarnation, à savoir « on
récolte ce qu’on a mérité ». Si vous regardez la déclaration de
principes en trois points de la Société Théosophique, vous avez un tout
petit paragraphe, une dem i-ligne à la fin, qui parle du

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« développement des facultés latentes en l’homme » et là, elle pourra
également satisfaire son goût pour la parapsychologie. Elle devient
bouddhiste, elle est à la recherche de la Sagesse et elle n’a pas de
dogmes.
Au sein de la Société Théosophique, par la suite, avec Leadbeater
qu’elle connaissait avant d’entrer en Théosophie, ils découvriront
Krishnamurti, le plus raisonnable de tous, à mon avis, car au milieu du
tapage qu’on avait fait autour de lui, un beau jour, il a fait une prise
de conscience et il a dit : « Moi, le futur instructeur du Monde ? Oh
non ! Moi je n’instruis personne, chacun est libre, je vous en prie ». Il
reprend sa liberté, il poursuit son enseignement et il en a terminé avec
le destin qu’on lui assignait.
En Inde, Annie Besant redevient Fabian ; elle va éduquer. Elle va
éduquer les femmes, elle s’appuie sur les femmes parce que les
hommes indiens ont été décultérés, leur seul avenir étant de faire des
études afin de devenir fonctionnaires du gouvernement britannique.
Par conséquent on faisait des études à l’anglaise, et si possible en
Angleterre, ce qui avait été le sort de Gandhi. A Londres, où il se
« déculturait », il avait rencontré Madame Blavatsky qui lui avait dit :
« Comment, vous appartenez à un pays, à une civilisation extrêmement
riches, extrêmement anciennes, et vous venez ici apprendre à nous
copier ! » Cela avait été l’éveil de la conscience indienne de Gandhi.
L ’éducation des femmes, Annie Besant la poussera même civiquement
jusqu’à les organiser en une Ligues des Femmes indiennes, et quand
elle fera élaborer, par les Indiens, l’étude de la future constitution de
leur pays, elle inclura des femmes dans la commission qui en est
chargée.
Elle lutte aussi pour les enfants, elle lutte entre autres, avec ses
groupements, contre les mariages précoces contre lesquels Gandhi lui-
même (qui avait été marié tout enfant) proteste, non pas au nom de
principes religieux, puritains, etc. mais, dit-il, parce que c’est la ruine
physiologique de la race indienne. Elle va éduquer les enfants et
réveiller les langues vernaculaires (il y en a plus de 184). Quant à elle,
elle parlera le sanskrit des lettrés, et un peu d’hindoustani, juste ce
qu’il faut pour la vie quotidienne. Elle ne pénétrera jamais dans le
peuple indien, ce sera sa faiblesse d’ailleurs par rapport à Gandhi. Elle
éduquera les enfants et son intention est d’établir des écoles dans un
premier temps puis de les transmettre aux Indiens, pour qu’eux se les
transmettent entre eux, se prenant ainsi en charge.
Elle va fonder également le Central Hindu College dont elle
confiera la direction à George Arundale, un de ses Théosophes franc-
maçons, fondation qu’elle transmettra aux Indiens et pour laquelle sa
récompense sera son titre de Docteur honoris causa qu’elle portera
fièrement à partir de 1921.
Elle éduque également par les journaux. Elle possède deux
journaux, l’un est New India, titre normal, et elle a donné à son autre
journal, au moment où elle va recommencer la lutte, le nom d ’un des

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journaux sem i-m arxistes de sa période londonienne: T h e
Commonweal.
A partir de 1910, elle reprend la lutte politique, c’est-à-dire que
son Maître lui a dit d ’entrer en politique. Et en bonne Fabian, elle va
infiltrer. Elle infiltre ce qu’on appelle « le Congrès », qui est en réalité
le « parti du Congrès », qui se réunit tous les ans pour voter des
motions à transmettre au gouvernement britannique en Inde, un parti
qui ne fait pas beaucoup de bruit, et qu’elle va aérer. Elle va
commencer par l’agiter. Un certain Tilak avait fait un peu plus de
bruit que les autres parce qu’il était un peu plus avancé qu’eux, et on
l’avait éjecté. Elle va commencer par exiger le retour de Tilak afin
que tout le monde soit représenté à ce Parti du Congrès. Elle va par la
suite «organiser» ce qui sera un projet d ’indépendance au sein du
Commonwealth : Home Rule fo r India. C’est elle qui entame cette
action, avant Gandhi, et il n’y aura avec elle jamais de sang versé,
tandis que Gandhi qui n’a pas le réalisme d’Annie Besant dira à ses
foules : « Réunissez-vous, allez devant la police, ils n ’oseront rien
faire » et que de sang a coulé ainsi ! On a même dit que s’il n’y avait
pas eu Gandhi et qu’on eût davantage écouté Annie Besant, on aurait
pu obtenir dès cette époque-là l’indépendance indienne. Il faut
ajouter : « si l’Angleterre avait tenu sa promesse de donner
l’indépendance à l’Inde en échange de la contribution indienne à la
guerre de 1914. »
Annie Besant crée une telle agitation, même pendant la guerre
(alors qu’elle a demandé aux suffragettes qu’elle a soutenues de faire
la trêve pendant la guerre), elle s’agite tellement que, cette fois elle va
connaître le martyre ! En 1917, avec ses deux lieutenants, George
Arundale et l’Indien Wadia, ils sont, a-t-on dit, « internés ». C ’est
inexact, ils ne sont pas internés, mais « assignés à résidence ». De cette
façon, ils ne pourront plus parler, ils n’auront plus de public. Ils sont
assignés à résidence dans une maison qui appartient aux Théosophes,
ce n’est donc pas un lieu ni une région inconnus et cela pendant
quatre mois environ. Le retentissement est extraordinaire, non
seulement en Inde puis à la Chambre des Communes, mais aussi
auprès du président Wilson aux Etats-Unis, si bien qu’à la fin, on les
relâche.
Mais que s’est-il passé ? On se pose la question. On dit : elle a fait
une dépression nerveuse, peut-être parce que tout à coup il y avait un
relâchement total d ’activité, qu’elle n’avait plus de public, que le
climat ne lui convenait pas (les Anglais en général vivaient dans la
région côtière, rarement dans les hauteurs humides). A-t-elle subi des
pressions de la part du gouvernement britannique ? On ne sait pas.
Mais elle qui avait été élue présidente du Congrès va maintenant se
comporter en britannique. Le massacre d’Amristar, ce carré rempli de
la foule indienne que tout à coup les Britanniques cernent en
surplomb avec des mitrailleuses et passent 2 500 personnes (parmi
lesquelles des femmes et des enfants) au feu de la mitraille, sera

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approuvé par les Britanniques et Annie Besant écrira que, après tout, le
général n’avait pas tout à fait tort. De plus, lorsqu’il y aura la partition
ordonnée par Curzon, avec d’un côté les Hindous et de l’autre côté les
musulmans, avec ces gens du Bengladesh qui essaieront d’aller au
Pakistan, et vice versa, avec ces morts par centaine de milliers, elle ne
s’indignera pas, elle ne trouvera pas à redire.
Cette fois-ci,, non seulement c’en est fini de son action personnelle
en Inde, mais elle va être huée. A un certain moment elle emploie
l’expression malheureuse qu’on avait utilisé contre les Indiens
simplement « des morceaux de briques et des balles de fusils », et
comme l’anglais se prête à l’onomatopée, ils en ont fait « brickbats
and bullets » et partout où elle se rendra, les Indiens l’accueilleront en
murmurant « brickbats and bullets ».
Maintenant elle fait agir les autres. Elle a pris de l’âge, il faut bien
le dire, sur la photo de son arrivée à Londres avec Krishnamurti elle
est maintenant une vieille dame, qui se tient bien droite certes, mais
quand même, et elle va maintenant mettre en place la future
Constitution à présenter aux Anglais. Maintenant l’agitation, c’est
Gandhi qui va la faire parce que Gandhi est indien, qu’il parle les
dialectes, qu’il est le « fakir à demi-nu » comme l’appellera Churchill,
tandis qu’Annie Besant, grâce à ses Théosophistes, vit dans un luxe
relatif, en tout cas dans le confort, puisqu’elle a sa voiture et son
chauffeur !
En 1923, elle va demander aux Travaillistes, car ils ont une dette
envers elle, de prendre en charge son projet de Home Rule fo r India.
En 1925, ils vont le présenter à la Chambre des Communes où il
passera en première lecture, pour être ensuite envoyé en commission
avant d’être la Chambre des Lords. Il ne sera jamais présenté à la
Chambre des Lords, d’abord parce que les travaillistes vont perdre les
élections suivantes. Le Labour Party s’était beaucoup impliqué dans le
cinquantenaire de vie sociale d’Annie Besant. A la question de savoir
si elle avait été membre du parti, on m’a répondu : « On n'est pas sûr
qu'elle ait jamais eu la carte du parti, mais en tout cas, elle était
considérée comme travailliste. »
Enfin, deux mots sur VÉglise Catholique Libérale, dans laquelle
étaient deux grands amis théosophistes d’Annie Besant, à savoir
Wedgewood (de la famille des porcelainiers) et Leadbeater, bien
entendu tous les deux rapidement promus, évêques (Wedgewood sera
un jour évincé par le scandale). Ils se sont mis tous deux à ré-écrire le
rituel, alors de temps en temps ils ont demandé conseil à Annie Besant.
Dans l’article de 1’Encyclopaedia Universalis il est dit qu’Annie
Besant avait contribué au rituel. Or, selon l’Église Catholique Libérale
elle-même, son apport aux rituels a été simplement la dernière phrase
où il est question d’une « Paix qui surpasse tout entendement et ô
contemplez sa venue ».
Dans le même article sur la Théosophie dans l’Encyclopaedia
Universalis, il est dit qu’Annie Besant était appelée « la mère des

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Scouts du monde entier ». La Maison de Baden Powell (B.P. House) à
Londres n’est pas du tout d ’accord et dit qu’Annie Besant a
seulement organisé en partie le scoutisme indien puis elle l’a fait
intégrer par Baden Powell.
Au total, Annie Besant a accompli une œuvre immense. Subitement,
en 1931, elle perdra totalement la santé, intellectuellement aussi, et
deviendra une pauvre vieille dame sénile, à qui Krishnamurti rendra
encore visite parfois, puis elle mourra en 1933 sans avoir connu
rhitlérism e.
En conclusion : Annie Besant, socialiste et mystique, socialiste
inspirée, un des plus grands orateurs que son époque ait connus, qui
avait peut-être l’étoffe d ’un homme d’état n’était quand même pas
un politique. Elle était pragmatique, à l’anglaise, parfois visionnaire et
prophète. C’est ainsi qu’en 1879 elle disait que la Russie n’attaquerait
pas l’Inde à cause de l’Afghanistan, qu’un Afghanistan indépendant
serait le meilleur rempart de l’Inde contre la Russie et que même sous
la botte russe, l’Afghanistan réussirait à créer tellement de difficultés
que la Russie ne pourrait pas s’attaquer à l’Inde. Elle écrit aussi,
pendant la guerre de 1914-18, que le conflit devrait déboucher sur la
formation d’un Conseil des Etats-Unis d’Europe.
En 1875, chez les libres-penseurs, elle demandait que son épitaphe
soit : « Elle chercha la vérité. » En 1891, chez les Théosophistes, elle a
dit : « Sur ma tombe je ne veux pour épitaphe que ces mots : elle
essaya de suivre la Vérité » (avec un V majuscule, cette fois). Était-ce
la même vérité ? Elle avait atteint une certitude, et ce n’est pas l’une
des moindres surprises que réservait Annie Besant : il n’y a pas
d’épitaphe sur sa tombe, puisqu’elle a été incinérée.

Question : Vous avez dit qu’Annie Besant était irlandaise mais,


apparemment, elle était de tradition anglicane plutôt que catholique.
Réponse : Sa famille était de souche irlandaise mais venue depuis
longtemps en Angleterre puisque, à deux ou trois générations, il y
avait un Maire de la Cité de Londres ainsi qu’un avocat londonien de
la même famille. D’ailleurs, elle s’appelle Wood qui n’est pas un nom
irlandais.
Q uestion : On constate un certain parallélisme avec une autre
anglaise qui est Anna Kingsford, tentée par le catholicisme et très
ésotériste. J’ai du mal à comprendre, dans la personnalité d’Annie
Besant, comment, au moment où Krishnamurti opère ses ruptures —
ses ruptures très progressives — où il tient le discours qui aurait pu
être celui de l’Annie Besant de la première période, comment à ce
moment elle va s’identifier d’une certaine façon à la politique
anglaise, systématiquement à tout ce qui est institutionnel. L’Église
Libérale, l’Église de Wedgewood, c’est absolument effarant, inattendu.
R ép on se : Anna Kingsford a été pendant un temps chez les

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Théosophes mais elle les a quittés parce qu’elle trouvait qu’il y avait
trop de mahatmas chez Madame Blavatsky. Pour ma part, en ce qui
concerne Annie Besant, je crois que c ’est une question de santé
physique et mentale, à partir du moment où elle a été assignée à
résidence, elle a été brisée. Autant je la ressens bouillante, enthousiaste,
un vrai leader, autant elle devient ensuite une Anglaise conformiste.
Q u estion : Vous avez évoqué brièvement le fait qu’elle avait
toujours été aidée par des gens très fortunés. Avez-vous des précisions
sur ce point ?
Réponse : Il y a par exemple, la comtesse Wachmeister, qui était
allemande, qui était extrêmement riche et qui a installé la Société
Théosophique allemande, et il y avait aussi de nom breuses
Américaines. Elle avait des relais américains extraordinaires. Elle avait
participé en 1893, au Congrès mondial des religions (où elle avait
rencontré Vivekananda) ce qui lui permettra par la suite de pousser ses
pions également en Franc-Maçonnerie mixte en Amérique. Elle en a
eu en Angleterre à toutes les époques. Il ne faut pas oublier qu’elle
n’est pas née d ’une famille pauvre. Elle a toujours eu une bonne pour
élever sa fille, elle est d’un milieu semi-bourgeois. Chez les Fabians
elle s’est fait des relations, et elle les utilise, des relations généreuses et
qui ont de la compassion.
Q u e s tio n : Je voudrais savoir quel est aujourd’hui, dans
l’historiographie du parti travailliste, le parcours d’Annie Besant.
Réponse : Elle n’est pas restée longtemps en Angleterre à partir du
moment où elle est devenue Théosophiste, en 1889. Elle est partie en
Inde en 1893 et ensuite elle n’a fait que des allez et retour. Elle est
revenue avec Krishnamurti. Après tout, elle avait sauvé ce garçon de la
misère physiologique, ainsi que son frère, qui mourra quand même de
tuberculose. Elle a été peu de temps théosophe en Angleterre, et les
travaillistes la connaissaient anti-impérialiste depuis la fin de sa
période radicale (déjà à l’époque, elle a écrit une petite brochure sur
l’Inde et l’Afghanistan, Comment les journalistes et les écrivains sont
bâillonnés par le gouvernement conservateur). Eux-mêmes, les
travaillistes britanniques en Grande-Bretagne évitent d’avoir une
mauvaise étiquette de libérateurs de l’Inde en n’étant qu’un relais. Le
travail est tout fait, il est fait sur le terrain et par des Indiens, de sorte
que ce sera plus facile à faire passer par la suite et à présenter. Ils ont
accueilli Annie Besant à bras ouverts. Je leur ai écrit, justement à
propos de la célébration des 50 années d’activité d ’Annie Besant et ils
m ’ont dit que Lansbury devait y assister (c’était le chef du parti
travailliste) et qu’ils ont pris une part très importante à l’organisation,
au financement. Le parti travailliste m’a écrit : « je ne pense pas que
nous aurions pris toute cette peine si nous ne l’avions pas considérée
comme une des nôtres. » L ’organisateur en chef était la Société
Théosophique, mais ils étaient au premier plan. Lansbury s’était fait
excuser mais s’est fait représenter.
Q u estion : Après l’indépendance de l’Inde, le gouvernement

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indien a émis un timbre à l’effigie d’Annie Besant. Quelle est la
raison officielle de cet honneur ?
Réponse : Annie Besant est encore très présente dans la mémoire
du peuple indien. Un étudiant indien m’a dit : « Elle est dans nos
livres d ’histoire ». Elle ne figure pas dans le film sur Gandhi, qui est
uniquement centré sur celui-ci, mais la présidente mondiale des
Théosophes, Madame Rhada Burnier qui est indienne, m’a dit qu’en
1894, il y avait eu un colloque consacré à Annie Besant, dont la
conférence d’ouverture avait été faite par le Premier Ministre.
Question : Quelle est l’audience actuelle, en France, de la Société
Théosophique et de l’Église Catholique Libérale ?
Réponse : L’Église Catholique Libérale officie toujours, rue de
Rennes. La Société Théosophique a toujours son très beau bâtiment
square Rapp, elle a toujours sa bibliothèque. Elle loue ses salles pour
faire des conférences. Son impact a quand même un peu baissé. Elle a
eu son temps de gloire, elle correspondait à quelque chose. Les
Anglais ont vécu L ’origine des espèces de Darwin comme nous avons
vécu l’affaire Dreyfus, comme une explosion. Comme ils sont
religieux par nature, la Société Théosophique est venue combler un
vide. Ils sont aussi très portés sur la parapsychologie, cela leur
correspondait assez bien. En même temps, il y a aussi le goût de
l’exotisme, on était en plein dans la période de l’Empire. L’immense
mérite de la Société Théosophique, à mon avis, est d ’avoir attiré
l’attention sur le fait qu’il n’y avait pas que l’Angleterre, qu’il n’y
avait pas que l’Occident, qu’il y avait un peuple qui était opprimé par
l’Angleterre, qui avait une immense civilisation plus ancienne que
celle de l’Angleterre et que par conséquent il fallait s’y intéresser. La
« sucrerie » qu’ils ont mis autour a peut-être desservi l’Inde mais
d’une certaine manière, ils ont rendu service et personnellement je
tiens à leur rendre cet hommage d’avoir « déniaisé » les Anglais.

Conclusion du modérateur : Je n’ai pas envie de terminer par une


comparaison entre Pierre Leroux et Annie Besant mais je suis quand
même frappé par l’identité de fil des deux communications. Ce qui
me frappe c’est que souvent on parle de l’histoire du socialisme, de
l’histoire de la collaboration, de l’histoire de l’occultisme, etc. c’est-à-
dire de l’histoire de catégories bien établies. Ici au contraire, dans les
deux cas, les intervenants ont fait ce que j ’aime et je fais, ils ont fait
des réseaux de relations, des réseaux de communications, nous suivons
les gens dans leur circulation. On s’aperçoit que cela donne une
image de l’histoire et de l’humanité profondément différente de ces
grandes schématisations actuelles.

Andrée BUISINE
Paris

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1. Pour l’activité d’Annie Besant dans la Franc-Maçonnerie mixte: La Franc-
Maçonnerie anglo-saxonne et les femmes, par Andrée Buisine. Éditions Trédaniel,
1995.

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RÉVÉLATION ET RÉVOLUTION
DANS L’ŒUVRE
D’ALPHONSE-LOUIS CONSTANT

« Le Christ est la victime de la liberté, le


destructeur du monde criminel et le
dieu de la révolution. »'

A.-L. Constant

« Le magisme, en révélant au monde la


loi universelle de l’équilibre et de
l ’harm onie de l ’an a lo g ie des
contraires... prélude... à une révolution
dans tout le savoir humain. »2

Eliphas Levi

Entre l’Idéal et la Croix, bornes qui fondent l’espace où se


constituent les concepts qui mènent à 48, Alphonse-Louis Constant
allias Eliphas Levi, dans sa pensée et son cheminement de l’Église à
l’occultisme en passant par le socialisme, apparaît des plus
représentatifs de cette tension entre révolution et révélation qui habite
nombre de ses contemporains.
Il y eut deux grandes périodes dans sa vie. Jusqu’en 1848, il fût
l’abbé Constant auteur romantique et socialiste, puis il devint le mage
Eliphas Levi, pseudonyme qu’il prit en 1852, marquant ainsi une
rupture dans son œuvre.
Séminariste puis diacre, il se sépare de l’Église à cause de ce que
nous appellerions aujourd’hui une « affaire de mœurs ». Bohème
romantique, peintre, dessinateur et poète, il fréquente Balzac, Gautier,
Dumas et Esquiros. Il connaît également les milieux illuministes dont
il épouse les doctrines, se faisant le propagateur des thèses du Mapah
— Ganneau, de Cheneau et de Tourreil, mais aussi de socialistes tels

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que Flora Tristan ou Victor Considérant. Il s’adonne aux diverses
formes littéraires de son temps du Rosier De Mai Ou La Guirlande
De Marie (1839) ouvrage de dévotion mariale, à La Mère De Dieu,
Épopée Religieuse Et Humanitaire (1844), en passant par sa Bible De
La Liberté (1841), brûlot socialiste et messianique.
Il s’est appliqué à marier la spiritualité du temps et ses espoirs en
une société régénérée. Notre étude portant sur ce champ idéologique
s’attache à mettre en évidence les trames du discours socialisto-
mystique posant le problème de l’utilisation de schémas de pensée
chrétiens dans une optique révolutionnaire.
Il est difficile de faire la part des choses entre œuvre de fiction et
tentative de construction dogmatique. La littérature romantique,
notamment entre 1830 et 1848, dans ses incarnations poétiques ou
romanesques est traversée par les questions sociales, politiques et
religieuses et par là, reflète les doctrines et les utopies du temps.
La littérature doctrinale, dont Constant est un représentant à la
frontière des lettres et de la spéculation philosophico-sociale, élabore
des structures destinées à rendre compte des bouleversements
contemporains et à en tirer des formules d’avenir.
Ces deux familles se rencontrent à travers le miroir des mêmes
angoisses et s’il est facile de passer de l’une à l’autre c’est peut-être
parce qu’elles font le même rêve :

« Pour me rendre le repos, c’est une religion nouvelle qu’il me


faudrait, où personne n’aurait encore puisé. C ’est elle que je
cherche. C’est là seulement que je pourrai abreuver la soif
infinie qui me dévore ».3

Cet espoir que transcrit Edgard Quinet dans son Ahasvérus (1833),
Constant le partage. Mais ce que Quinet pense sur un mode littéraire,
Constant le conçoit sur un plan proprement ou idéalement religieux.
Ainsi dans ses Doctrines Religieuses Et Sociales (1841) :

« Le christianisme va enfin réaliser ses promesses ; et la


philosophie, en arrivant à l’unité par la synthèse devient
essentiellement religieuse, la raison va ainsi se réconcilier avec la
foi ».4

Thème récurrent de l’unité primordiale reconstituée par la


synthèse, hérité pour partie du Saint-simonisme, qui fonde en 1856 ce
qu’il nomme dans son Dogme Et Rituel De La Haute Magie,
l’occultisme ou magisme :

« Lorsque la science et la philosophie réconciliées avec la foi


réuniront en un seul tous les différents symboles, alors toutes les
magnificences des cultes antiques refleuriront. »5

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Cette science en 1841, c’est le socialisme car il « n’est déjà plus un
système ; c’est la religion universelle. »6
« Quelque part où l’on marche on met le pied sur un messie ». Le
Mapah, Cheneaux, Tourreil, Constant les connaît ou les connaîtra tous.
Ces hommes désignés par Dieu publient beaucoup et leurs écrits
répondent aux inévitables lieux communs de la théomanie = Voix
entendues d ’en haut, théorie apocalyptique de l’histoire, prétention à
un retour à la primitivité du culte et de la doctrine chrétienne par une
nouvelle révélation, discours à tonalité biblique et emphatique
véhiculant par le biais de visions une unité restaurée entre le divin et le
créé.
Mais Ballanche atteint le sommet de sa doctrine à travers les visions
de son double littéraire Hébal. La Chute D’un Ange de Lamartine est
constituée de quinze visions et Victor Hugo, synthétisant l’âme
romantique pourra dire dans sa Légende Des Siècles : « J’eus un rêve :
le mur des siècles m’apparut. »7
Ainsi lorsque Constant dans La Mère De Dieu tente de réaliser le
grand œuvre romantique, le poème épique des destinées humaines, il
fonde son « Évangile de Marie » sur une visitation angélique,
révélation qu’il aurait eu lors de son incarcération à Sainte Pélagie.
Mais il n ’est pas le seul à être visité ; ainsi Cheneau, avec qui
Constant se liera d ’amitié, qui parsème ses ouvrages de messages
divins.
Un nouvel âge arrive. S ’ils conçoivent l’histoire comme une
marche et un progrès, ils confondent à satiété, l’ordre des causes et
celui des fins, ce qui est le caractère de toute pensée dogmatique :

« Voici donc qu’il présente à son tour sa synthèse et son utopie,


dont le sujet est la grande création religieuse et morale de la
femm e... cette révélation sera la dernière et consommera
l’humanité en Dieu ».8

Ce programme ambitieux que Constant annonce dès le seuil de son


épopée mariale prétend faire de La Mère De Dieu l’équivalent du
point de vue humanitaire d’une histoire sainte.
Il y a écho et correspondance entre contenu socialiste et discours
religieux ; mais c ’est ici le religieux d’un christianisme réformé ou
bien plutôt refiguré. Cette refiguration s’identifiant dans sa dém arche
à une restructuration des visées téléologiques du message évangélique
ou si l’on veut à une « ré-eschatologisation ».
Ce type de discours possède deux niveaux d’expression : l’un
minimaliste proposant la fondation d ’un Royaume idéal, d’une
communauté en marge de la société, ainsi les colonies icariennes de
Cabet, l’épisode saint-simonien de Ménilmontant, le phalanstère de
Fourier, attitude que Constant condamne par l’intermédiaire de la
Vierge :

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« Veux-tu donc ressembler à ces faiseurs d ’utopies qui
comptent les pavés des rues dans une ville qu’ils bâtissent en
l’air ? »9

L’autre maximaliste, s’incarnant dans un message projetant dans


l’avenir une métamorphose intégrale de la société en Royaume de
Dieu, thèse qu’il fait sienne :

« Le monde a connu jusqu’à présent en Dieu l’idée d’un père


et d’un fils ; mais il n’est pas encore initié aux secrets d’amour
de la mère sur qui repose le Saint-Esprit. »,0

Les concepts utopistes et millénaristes qui fleurissent en cette


période se rejoignent en ce qu’ils se réclament tous d ’une caution
divine. Il n’est pas alors de système sociétaire quelle que soit sa nature
qui ne fasse appel à l’inspiration céleste.

L’élaboration que tente Constant à partir du substrat judéo-chrétien


d ’une nouvelle hypostase capable de donner un sens au devenir
historique dans son expression messianique extrême, mais aussi dans
une moindre mesure à travers le fait littéraire, se veut remède à une
rupture consommée entre religion et structures sociales :
« O mon Dieu que les instants se hâtent, car une corruption lente
nous anime et nous ronge. La mort vaudrait mieux que cette
lente agonie... »n

Ainsi la christianisation de la littérature de l’âge romantique dans


ses multiples manifestations est inversement proportionnelle à la
déchristianisation de la société. Ce qui est donné comme remède,
c ’est-à-dire la proclamation d ’un nouvel âge, apparaît bien plus
comme le symptôme de la perte de la foi. Ce besoin d’une foi
nouvelle, religion de compromis, s’explique par la conscience d ’un
changement irréversible lié à la césure de 89. Cette mutation acceptée
et refusée au nom d'un ordre idéal, au sein duquel elle est réintégrée
dans une conception progressiste, s’articule dans l’œuvre de Constant
autour d ’un double engagement.
Premièrement, une transformation de la spiritualité dans son
essence, ce qui constitue ce qu’il nomme sa « synthèse »,
« l’association universelle » ou « Évangile de Marie ». Deuxièmement,
une praxis révolutionnaire qui se fonde sur une relecture des
Évangiles et une réinterprétation de la figure du Christ. L’Évangile se
présente comme un ouvrage ésotérique qui veut cacher sous « la
langue des comparaisons et des paraboles », sa vérité socialiste et
révolutionnaire. Si le terme ésotérisme n’apparaît pas dans l’œuvre de
Constant jusqu’en 1847, dès La Bible De La Liberté, il se fait le
prosélyte d’une révélation primordiale, le Christianisme étant « le fruit

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de toutes les méditations des sages de l’Orient... ». En 1848, il se
réclame des hiérophantes dans Le Testament De La Liberté :

« L’association universelle qui doit faire de l’humanité le corps


même de Dieu... c’était là cet or symbolique... c’était là cet
élixir de vie que cherchaient à leur insu, les aveugles disciples
d ’Hermès ».12

En 1851 dans son Dictionnaire De Littérature Chrétienne il


confirme cette perspective :

« Notre Seigneur ayant recommandé à ses disciples de ne pas


jeter les perles devant les pourceaux, et leur ayant enseigné
l’ésotérisme par l’usage fréquent des allégories et des paraboles,
les disciples... durent suivre l’exemple du Sauveur... »I3

De même pour justifier ce fil d’Ariane qui traverse l’histoire, il fait


sienne la thèse de Fabré-Palaprat qui, dans son Levitikon (1831), veut
qu’il y eut deux églises, celle johannique et secrète des initiés et celle
pétrine pour le commun des fidèles.
Cette église ésotérique est constituée selon Constant des
hérésiarques et des inspirés, de Valdo à Saint-François d ’Assise,
d ’Hénoch au Christ, de Münzer aux Révolutionnaires. Cette
ascendance revendiquée à posteriori, sorte de filiation apostolique
justifiant le droit au prêche correspond à « l’Église protestataire de
tous les temps » dont parle George Sand.
Si Constant trouve non seulement une leçon dans les actes
exemplaires du Christ qu’il n’est pas lieu de développer ici, c ’est
surtout la suite Incarnation — Crucifixion — Résurrection qui lui
permet une justification de la violence révolutionnaire.
La Révolution de 89 comme expiation trouve son théoricien en
Joseph de Maistre. Constant effectue la liaison entre la réversibilité des
mérites et la violence révolutionnaire dès 1846 dans Le Livre Des
Larmes Ou Le Christ Consolateur :

« Marat et Maistre sont frères extrêmes tous les deux, et tous les
deux effrayants de courage en poussant la rigueur de la raison
jusqu’à l’apparence de la folie. »I4

Cette mutation met au centre du processus révolutionnaire le


couple violence/sacrifice et l’on peut voir là un phénomène de
glissement vers le socialisme des thèses expiatoires nées au sein de la
contre-révolution.
De même Constant, à travers l’œuvre palingénésique de Ballanche,
trouve un sens à son historicisme eschatologique (il qualifie saint Jean
de poète de la palingénésie chrétienne). La doctrine de la déchéance et
de la réhabilitation annule en tant que schéma historique le caractère

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d ’exclusive efficacité que le dogme attribue à la rédemption par le
Christ. La crucifixion se dilue dans une révélation progressive dont
elle est le mécanisme.
Le peuple, sous l’appellation du « peuple Christ » dès La Bible De
La Liberté devient par son sacrifice l’initiateur du monde nouveau.
La parabole du semeur annonce la réalisation prochaine du Royaume
car « lorsque le grain pourrit c’est que le germe va paraître ». Ainsi du
mal provient le bien, de la souffrance le bonheur futur et du sacrifice
la résurrection.
Les antinomies se résolvent dans l’unification dernière et la
parabole évangélique est parfois remplacée comme dans Les Trois
Harmonies (1845) par le thème de YOurobouros :

« Serpent qui tourne en roulant sur lui-même.


L’humanité renaît en périssant. »15

Le triptyque Incarnation — Crucifixion — Résurrection se double


d ’une christologie dialectique entre une refiguration du Jésus de
l’histoire ; en tant que révolutionnaire modèle m édiateur et
annonciateur des temps futurs « il fut le type de l’unité humaine » et
le « Verbe humain » autre nom de l’humanité, ou « peuple-Christ »
nouvelle incarnation attendue.
Cette sanctification du peuple en tant que D ieu en d ev en ir
s’accompagne d ’une praxis fondée sur une lutte des classes
spiritualisée, la souffrance en comprimant la volonté de l’homme
(Verbe humain) prépare l’abondance du Royaume. Son avènement
aura bien lieu ici bas, car par ce monde Jésus « n’entendez pas la terre,
mais les institutions sociales de son temps ». « Un peuple — Christ
vient de ressusciter sur les barricades », annonce Constant dans le
Tribun Du Peuple du 30 mars 1848, Journal qu’il fonde avec en autre
Alphonse Esquiros et Auguste Le Gallois. C’est l’aboutissement de ce
qu’il prophétisait en 1841 :

«L e second avènement promis par le Sauveur... le corps du


Verbe incarné dans un peuple ».,6

La croisade que prêche Constant n’aboutit pas, une époque


s’achève. Déçu de ne pas être élu député, il fait paraître son Testament
De La Liberté (1848) qui, tout en renvoyant à son pamphlet La Bible
De La Liberté, met en avant la trahison du peuple :

« ... un peuple qui a peur n’est pas un peuple ; c’est une meute
de chiens édentés. Un peuple qui veut manger et boire et qui se
soucie peu d’être libre n’est qu’un troupeau d ’animaux
immondes ».17Il

Il se retire de l’action politique. Son testament est pour autant une

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nouvelle alliance. Le peuple n’a pu changer, il faut donc créer ce
qu’il nomme « l’homme nouveau ».
La rupture avec ses vues socialistes reste très formelle. Si la figure
du Christ révolutionnaire et la praxis qui l’accompagne disparaissent
de ses ouvrages postérieurs à 1848, le système qu’il crée, le magisme
ou occultisme, garde comme soubassement le thème joachimite de
l’âge du Saint-Esprit ou âge de Marie que nous avons vu plus haut.
Dès L ’Assomption De La Femme publié en 1841, Constant se fait
le prosélyte de la femme comme messie, thème qu’il rencontre au
contact de Flora Tristan et de Jean-Simon Ganneau dit le Mapah (MA
= MATER — PAH = PATER) qui prône la religion et la nouvelle ère
de l’Evadisme ou Evadaïsme. L’exaltation de la divinité androgyne
s’accompagne de la promotion de Marie au rang de « grande mère de
l’humanité ».
De même, lors d ’une tentative de retour à l’orthodoxie sans
lendemain qu’il effectue à Solesme en 1839, Constant étudie les thèses
gnostiques et l’œuvre de Mme Guyon :

« La vie et les écrits de cette femme sublime m’ouvrirent la


porte de bien des mystères que je n’avais pus encore pénétrés ;
... je vis Dieu comme l’être unique dans lequel devait
s’absorber toute personnalité humaine, je vis s’évanouir le
fantôme du m al... je fus étonné de retrouver dans les
prédications de Mme Guyon le règne futur du Saint-Esprit. »18

Il développe une théogonie androgyne où la Rédemption finale ne


sera achevée que lorsqu’à l’oppression de la femme aura succédé sa
glorification. Sur cette base sociale qui fait allusion à la prostitution et
au mariage, il voit dans la promotion contemporaine du culte marial
les signes de la révélation future. Cette mariolâtrie, aux traits parfois
surprenant, va de pair avec la Rédemtpion du Maudit.
En 1846, dans L’Émancipation De La Femme, Constant fait de la
révolte de Satan le principe générateur de la création.
Du regard de Dieu naissent les esprits angéliques qui se prosternent
devant la divinité dont ils émanent, un seul reste debout. Un dialogue
s’engage entre le « bel ange » et Dieu, puis Dieu se retire et le laisse au
milieu du chaos. Il découvre à ses côtés un autre ange qui pleure en le
regardant :

« Qui es-tu ? lui demanda l’ange rebelle. Je suis ton frère Ariel,
ou plutôt, s’il m’est permis d'emprunter d’avance la langue
que parleront les hommes, je suis ta sœur, ô Lucifer ! »19

Le couple primordial, dans lequel il est facile de reconnaître


l’association du tentateur et d ’Eve, a pour mission de ramener la
création en Dieu. Lucifer se présente sous la double identité masculine
et féminine comme la troisième hypostase de la trinité divine :

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« Le Saint-Esprit a maintenant aussi comme le Père et le Fils,
une figure humaine pour être invoqué par les hommes et la
colombe symbolique a replié ses blanches ailes... l’esprit
d ’intelligence et d ’amour doit se manifester maintenant au
monde sous les traits de Lucifer ! »20

Pour Constant, la faute première participe de l’économie du salut.


Lucifer, le serpent de la Genèse, incarne la liberté et la science ; il a
promis que nous serons comme des Dieux (Genèse 3-6), et cette
promesse n’est pas le fruit du péché d ’orgueil mais la conséquence de
la liberté. L’univers est un tout, le Mal comme le bien sont nécessaires
dans leur union et leur combat :

« Le Saint-Esprit c’est le Dieu de l’intelligence et de l’Amour,


c’est l’esprit de Liberté et de Vie qui travaille le monde... c’est
lui dont le règne se prépare, c ’est lui dont le monde insulte
aujourd’hui les martyrs ! »2I

Dans cette dialectique de la conjonction des opposés, le mal est « le


frère aîné du bien », et Lucifer, en revendiquant la liberté devient une
sorte de Christ primordial et le premier fils de Dieu22.
Dans Le Testament De La Liberté (1848) si la figure du Christ
violent atteint son apogée le fait marquant est la consécration de
Lucifer en tant que démiurge.
Cette interprétation issue des sources cabalistiques du futur mage
nous est dévoilée par Max Milner :

« Dans ces conditions, l’aspect dialectique de la révolte de Satan


prend définitivement le pas sur son aspect tragique, et sa
séparation d’avec Dieu cesse de se présenter comme une faute
pour s’identifier à cette occultation, à ce retrait de la lumière
divine dans lesquels la cabale voit le point de départ de la
création. »23

La prédominance de l’ange Lucifer est patente au-delà de 1848,


quant au Christ de gloire, il est appelé à disparaître de l’œuvre de
l’abbé, en même tem ps que s’éteint son espoir en une
révolution/révélation du peuple Christ.
Ne nous y trompons pas avec Dogme Et Rituel, c ’est à
l’élaboration d ’une « religion » que Levi s’emploie, en se réclamant
d’un idéal catholique au nom de la religion universelle :

« La catholicité, c’est-à-dire l’universalité du dogme primitif,


unique, magique, cabalistique et immuable de la révélation par
l’analogie. »24

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Cette révélation fait du magiste un surhomme et cette omniscience
se veut la synthèse « réaliste et positive » des doctrines secrètes et de la
science moderne.
Cette science des correspondances est placée sous le signe de
Lucifer que Levi, se voulant scientifique, nomme indifféremment
« grand agent astral », « agent magique universel » ou « lumière
astrale » :

« Ce fluide ambiant qui pénètre toute chose ; ce rayon détaché


de la gloire du soleil fixé par le poids de l’atmosphère et par la
force de l’attraction centrale, ce corps du Saint-Esprit que nous
appelons l’agent universel... »25

La définition malgré la saturation de qualificatifs reste des plus


vagues si ce n’est qu’elle affirme la prédominance de Lucifer en tant
que force de l’univers et confirme son identification avec le Saint-
Esprit. Nous retrouvons d ’ailleurs la théogonie présentée dans son
Testament De La Liberté, débarrassée des abstractions littéraires, et
que Levi présente comme « un évangile gnostique, retrouvé en
Orient... »26.
Hors du « grand agent universel » point de révélation, point de
science et dans cette optique la figure du Christ disparaît
progressivement de ses écrits. Jésus est encore considéré comme un
« grand maître » de l’art occulte. En 1875 dans son Catéchisme De
La Paix, Levi rejette avec véhémence la divinité du Christ :

« ... Le rêve de la Rédemption de l’homme par la mort de Dieu


même, ressemble à celui d’un insecte parasite qui, s’il était
raisonneur, prétendrait que l’homme doit mourir pour expier
l’appétit de la puce qui l’a inquiété pendant la nuit... »21

Sous l’égide du Maudit transformé, pour les besoins de la cause en


force cosmique, le mage élabore une doctrine qui laisse percevoir un
message politique et utopique qui se réclame d ’un socialisme
totalitaire :

«Tout pour le peuple, par l’élite du peuple... Le règne de la


sagesse ne serait donc être le règne des multitudes.
Les sages... sont les maîtres et non les mandataires et les commis
des multitudes ».28

L ’utopie comme l’occultisme son frère de l’ombre a cela de


dogmatique et de totalitaire qu’elle se réclame d ’une science de
l’univers, pour en déduire les fins de l’existence humaine et le droit
au pontificat futur et c ’est ce dernier dessein qui commande le
premier.
A la fin du siècle dernier, un disciple d ’Eliphas Levi, en

55
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l’occurrence Stanislas de Guaita, dans son ouvrage Au Seuil Du
Mystère (1896) présente une structure doctrinale se rapprochant des
spéculations du « maître ».
Selon lui, du principe premier nommé absolu émane la « dyade
androgyne » constituée de deux principes : « l’esprit vivificateur » ou
principe masculin et « l’âme vivante universelle » ou principe féminin.
L’union de ces deux principes forme, selon la terminologie occultiste,
« le Verbe humain » ou « homme collectif ». L’histoire de l’humanité
n’est plus alors que la désintégration de l’unité androgyne qui, dans
sa modalité, passe de l’unité au nombre, de l’absolu au relatif, de la
collectivité à l’individualisme.
La solution pour instaurer le principe de réintégration et donc
recréer « l’homme collectif » est là aussi à la fois doctrinale et
politique :

« Par quels efforts l’homme de chair peut-il travailler à


reconquérir l’Eden de sa divinité collective ? Avant tout par
l’établissement, dès ici bas, d’un état social hiérarchique ».29

Dans le même ouvrage, Guaïta reproduit en appendice un


« Discours initiatique pour une réception Martiniste du 3e degré » ;
l’initiateur définit ainsi auprès du récipiendaire ce qu’il nomme « la
religion suprême et vraiment universelle » :

« Psychologue, donne à ce sentiment le nom que tu voudras :


Amour, Solidarité, Altruisme, Fraternité, Charité ; économiste ou
philosophe, appelle-le tendance au socialisme, si tu veux... au
collectivisme, au communisme... les mots ne sont rien ! Honore-
le, Mystique ; sous les noms de Mère Divine ou d ’Esprit-
Saint. »30

Guaïta commentant « la théorie sociale » d’Eliphas Levi s’exalte et


nous retrouvons la tonalité messianique de Constant :

« Il soude la terre au ciel et l’humanité ne fait plus qu’un avec


Dieu ! »3I

Formule que nous pouvons mettre en parallèle avec cet extrait de


La Mère De Dieu :

« Dieu s’était rapproché d’elle (de la terre) pour toujours, et y


avait fixé sa demeure sous la Figure de la trinité humaine. »32

Cet espoir en une nouvelle humanité s’accompagne chez Guaïta


d’une haine viscérale de la société et de ses contemporains :

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« Siècle décadent, race déchue : attachée à l’exclusive
préoccupation des faits brutaux accumulés... » ;33

Lorsqu’il élabore à son tour la succession des adeptes il se réclame


du Saint-Simonisme, de Fourier, d’Enfantin et de Considérant mais
aussi de Wronski. Nous nous trouvons là à un carrefour de l’histoire
où se rencontre : l’utopie pseudo-scientifique qui fait d ’une loi
unique la clef de l’avenir, représentée par Saint-Simon et Fourier, le
néo-catholicisme de Lamennais qui, dans sa dérive, révise le dogme
selon des vues naturalistes, le messianisme socialisto-mystique du
Mapah, de Constant et d ’Esquiros qui divinise l’humanité,
l’occultisme mégalomaniaque de Wronski sectateur de l’Absolu.
Ils veulent, au milieu des ruines ainsi que l’énonce Tourreil,
« réaliser sur la terre la vraie théocratie » qu’ils la nomment
« Omniarchie », « période organique », Royaume, Phalanstère, Icarie
ou pour Constant « association universelle », il s’agit tout idéalement
du fantasme d’un passé perdu :

« Le grand corps catholique du moyen-âge sert maintenant de


but à toutes les idées de progrès et de modèles à toutes les
utopies. »34

Comme l’énonce Constant, au nom des temps anciens, ils affirment


- le contraste entre l’époque présente tenue pour négative et stérile et la
régénération à venir qui doit imposer la vérité absolue et les droits de
la corporation qui l’énonce. Tous se réclament d ’un savoir
prétendument total, à la fois explication du monde, principe d’action
et de salut pour l’homme. Tous élaborent une épistémologie totalitaire
infidèle à l’esprit de la science et/ou de la religion dont ils se
réclament. Tous se veulent gérant de l’ensemble du savoir et de la
finitude du sentiment social. De réflexion en rapprochement,
d’illumination en analogie, de révélation en calcul, ils fabriquent du
sens, telles de folles machines qui s’emballent.
En cela, pour sa part, l’occultisme possède une dimension politique
et sociale que la critique néglige parfois, pour s’attacher à un
enseignement et un discours prétendument ésotérique qui n’est en
dernier recours qu’une rhétorique fonctionnant à vide. Nous pouvons
même dire qu’au delà du fatras langagier de l’occulte, il n’est rien
d’autre que cela : le rêve d ’une société parfaite reconnaissant ses
véritables maîtres, ses supérieurs enfin reconnus.

Jean-Marc SEIJO-LOPEZ
Tulle

57
Copyrighted material
1. CONSTANT (A. Louis): La bible De La Liberté (extraits), in L e
Catéchisme De La Paix, Paris, Éditions Chamuel, 1896, p. 201.
2. LEVI (Eliphas) : Dogme Et Rituel De La Haute Magie, Paris, Éditions
Niclaus, 1982, p. 14.
3. QUINET (Edgard): A hasvérus, p. 212, in BENICHOU (Paul), Le Temps
Des Prophètes, Paris, Éditions Gallimard, 1977, p. 464.
4. CONSTANT (A. Louis) : Doctrines Religieuses Et Sociales. Paris, Le
Gallois Éditeur, 1841, p. 1118.
5. LEVI (Eliphas) : Op. cit., p. 190.
6. CONSTANT (A. Louis) : Op. cit., p. 119.
7. HUGO (Victor) : La Légende Des Siècles, La Fin De Satan, Dieu.
Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Editions Gallimard, 1950, p. 8.

8. CONSTANT (A. Louis) : La Mère De Dieu, Épopée Religieuse Et


H um anitaire. Paris, Charles Gosselin Éditeur, 1844, p. 8.
9. CONSTANT (A. Louis) : Op. cit., p. 345.
10. CONSTANT (A. Louis) : Op. cit., p. 8.
11. CONSTANT (A. Louis): Le Livre Des Larm es Ou Le C hrist
C onsolateur, Paris, Paulier Éditeur, 1845, p. 242.
12. CONSTANT (A. Louis): Le Testament De La Liberté, Paris, Frey
Éditeur, 1848, p. 145.
13. CONSTANT (A. Louis) : D ictionnaire De L ittéra tu re C hrétienne
(a rtic le : A pocryphe), J.P. M igne Éditeur, 1851, p. 131.
14. CONSTANT (A. Louis): Le Livre Des Larmes, p. 187.
15. C O N S T A N T (A. Louis): Les T r o is H a r m o n i e s , C h a n s o n s Et
Poésies, Paris, Fcllens et Dufour Éditeurs, 1845, p. 105.
Thème omniprésent, notamment dans son épopée La Mère De Dieu placée sous
l’égide de la Vierge et de Saint Jean l’Évangéliste (p. 327).
« Sache donc, ô mon Fils ! Que La vie de l’humanité est comme le serpent qui se
roule en cercle et qui mord l’extrémité de sa queue ; rien n’est si près du
commencement que la fin... »
Il y a là un dépassement de l’eschatologie chrétienne, par le biais du concept de
palingénésie compromis entre les théories cycliques (âge d’or) et l’immutabilité
finale du messianismè.
16. CONSTANT (A. Louis): La Bible De La Liberté (extraits) in L a
Catéchisme De La Paix, p. 185.
17. CONSTANT (A. Louis): Le Testament De La Liberté, p. 49.
18. CONSTANT (A. Louis): L ’Assomption De La Femme Ou Le Livre
De L ’Amour, Paris, Le Gallois Éditeur, 841, p. XX.
Sa pratique des gnostiques est patente, il lit Matter et Les Pères de l’Église. Dans
son Dictionnaire De L ittérature Chrétienne, la première partie de son article
sur les mystiques (p. 873 à 911) est consacré à ce thème. Sa démonstration va du néo­
platonisme (Plotin, Jamblique. Proclus) en passant par les gnostiques (Bardenasc,
Marcion, Basilide etc.) jusqu’à ses contemporains (p. 875) :
« Analysons rapidement les doctrines secrètes du gnosticisme, et nous
retrouverons les idées de MM. Michelet, Cousin, Pierre Leroux etc. ».
19. TRISTAN (Flora) : L ’Émancipation De La Femme Ou Le Testament
De La Paria, œuvre posthume de Flora Tristan complétée d’après ses notes et
publiée par A.L. Constant, Paris, La Vérité. 1846, p. 39.
20. TRISTAN (Flora) : Op. cit., p. 37.

58

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21. TRISTAN (Flora) : Op. cit., p. 26-
La subdivision en deux entités du couple androgyne (Eve-Marie/Lucifer-Satan)
s’identifie clairement au Saint-Esprit (p. 151) « l ’amour» ou «Feu incréé » «dans
le ciel et lumière (Marie) et dans l’enfer il est incendie et douleur (Lucifer) ».
22. La fraternité du Christ et de Lucifer, thème ancestral de la consanguinité du
bien et du Mal lié aux thèses dualistes, d’après Mircéa Eliade, se retrouve entre autres
chez les Ebionites et les Bogomiles :
« Les Bogomiles croyaient que Satanaël était le premier né de Dieu et le Christ le
deuxième » in M éphistophélès Et L ’Androgyne Prim itif, p. 119.
23. MILNER (Max) : Le Diable Dans La L ittérature Française De
Cazotte à Baudelaire (1722-1861), Paris, Librairie José Corti, 1960, Tome II, p.
255.
24. LEVI (Eliphas) : Op. cit., p. 14.
25. LEVI (Eliphas) : Op. cit., p. 68-
26. LEVI (Eliphas) : Op. cit., p. 186.
27. LEVI (Eliphas) : La Catéchisme De La Paix, p. 2.
28. LEVI (Epiphas) : Op. cit., p. 6L
29. GUAITA (Stanislas de) : Au Seuil Du Mystère, coll. Les Introuvables,
Var, Éditions d’Aujourd’hui, 1982, p. LâZ
30. GUAITA (Stanislas de) : Op. cit., p. 152.
31. GUAITA (Stanislas de) : Op. cit., p. 72.
32. CONSTANT (A. Louis) : La Mère De Dieu, p. 268.
33; GUAITA (Stanislas de) : Op. cit., p. 72.
34. CONSTANT (A. Louis) : Le Livre Des Larmes, p. 82-

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VOIES DE L’ÉSOTÉRISME OCCIDENTAL :
LES COMMUNAUTÉS INITIATIQUES
GNOSTIQUES ET HERMÉTICO-GNOSTIQUES

Ce travail s’attache à démontrer que le propre de l’ésotérisme


gnostique est de ne pouvoir absolument pas séparer l’enseignement de
la pratique rituelle, comme le montrent les écrits gnostiques-coptes de
la bibliothèque de Nag Hammadi. L ’idée d ’une société gnostique
répond entièrement à ces exigences puisqu’en outre, elle se
subordonne à l’idéal de la communauté paternelle transcendante,
concept également présent dans les écrits hermétiques influencés par
le gnosticisme. Les réflexions élaborées dans les multiples courants de
l’ésotérisme occidental inspiré par les souvenirs dispersés de ces
enseignements, trouveraient donc leur sens complet dans ces sources
plus anciennes.

I. L ’h erm étism e gn ostiqu e

Le texte de Nag Hammadi intitulé Le discours sur le Huitième et le


Neuvième (CNH VI, 6) dit textuellement, en guise de récapitulation :

« Et celui qui n’eût point été engendré premièrement par Dieu


parviendra à l’être de par les “Doctrines Générales’’ (logos
genikos) et les “Détaillées” (exodikos). Il ne pourra lire ce qui
est écrit dans ce livre, même si sa conscience (synéidesis) est
pure en lui et qu’il n’y ait rien de honteux, et que lui-même y
consentirait (synendokein) ; or, selon les grades (katà bathmos),
il avancera, pénétrera sur le chemin de l’immortalité et, de cette
manière, il entrera dans l’intellection (noesis) de l’Ogdoade
(Ogdoàs) que révèle l’Enneade (Enneàs) »'.

En effet, le discours renferme la description d’une expérience


gnostique d ’initiation sous la forme de la tradition spirituelle
hermétique au sens propre. De sorte que l’écrit qui la révèle et la
conserve doit être lu avec la préparation appropriée. Cet enseignement

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hermético-gnostique a généralisé la relation Hermès-Toth/Asclepius,
etc., en celle de maître-disciple ; de même, l’Hebdomade s’est
identifiée avec l’état premier de l’initiation qui équivaut à
l’apprentissage et à la réflexion au sujet des enseignements
préliminaires destinés à purifier l’esprit de l’enveloppe psychique,
déjà dépouillée de l’influence chamelle grâce à l’accomplissement
des normes éthiques et religieuses ; l’Ogdoade, le Nous, est le degré
proprement dit de la régénération noétique ou de l’autoconnaissance
propre du gnostique ou du pneumatique. Pour sa part, l’Ennèade qui
est secrète et indiscriminée par nature, correspond au moment
suprême de l’initiation, ineffable et repos : à ce moment là l’initié, en
tant que membre de la communauté, du « tout » noétique, se confond
avec ses frères ou rejetons éternels, l’Ennèade, se manifeste comme un
hymne. Hymne en tant que manifestation de gloire silencieuse de la
Divinité suprême, plein accomplissement de la volonté paternelle, qui
ne dit rien mais comprend tout, en tant que parole intérieure,
intentionnelle ou pré-énonciative. L ’expérience de Dieu, du
père/maître, se réalise dans le Fils/disciple. Le gnostique interprète le
« Dieu de l’Ennèade et de l’Ogdoade » sur deux plans, sur le plan
psychique comme sur le plan de la transcendance, sous la triple
instance ascendante du Fils (= Ogdoade/Nous), du Père (= Père/Mère,
sein paternel ou désir pré-intelligible) et du Dieu suprême qui
demeure abscons, non circonscrit, au-delà même du silence de
l’expérience androgyne. Une fois intellectuellement libéré, le
gnostique — sous la conduite de la parole d’Hermès — peut achever
l’ascension des trois dimensions ou instances divines et pénétrer dans
l’expérience du Père ; celle-ci inclut la filialité, c’est-à-dire la qualité
de Fils, ce qui constitue le but même de la quête, et de la paix
étemelle.
Le discours sur le Huitième et le Neuvième décrit donc cette
expérience de façon systématique et progressive, dans le cadre d’un
dialogue qui renferme des éclaircissements de type métaphysique et
de brèves interruptions narratives : celles-ci s’adressent au milieu
culturel égyptien et au milieu hermétique qui doivent être les
destinataires normaux de cet écrit. Le dialogue entre maître et disciple,
la description de l’expérience qui couronne ce dialogue et
l’énumération des conditions qui doivent permettre de conserver la
richesse spirituelle, comprennent cinq parties.
Premier niveau. Le disciple comprend mentalement — c’est-à-dire
selon la capacité de son entendement et sa faculté rationnelle — les
vérités suprarationnelles qui correspondent à la réalité de l’Intellect et
du Préintellect. Il s’agit là d’une connaissance discursive et reflétée,
d ’une connaissance que le maître enseigne selon les règles de la
transmission régulière et ininterrompue. L’on s’y informe de vérités
qui constituent une doctrine complète mais pourtant extérieure ;
autrement dit, où la conscience a sa part. C’est une étape nécessaire
cependant, pour que l’état de conscience effective ; le voilà bien, le

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trésor du savoir préliminaire, compris dans les livres des « Études
Générales » et des « Études Détaillées », ou systématiques, au sein de la
tradition hermétique2.
La seconde partie comprend l’oraison que l’initié est en mesure
d ’énoncer, une fois qu’il a pénétré l’Ogdoade ou Intellect : la
connaissance virtuelle acquise se transforme en réelle. Il s’agit donc
bien de la poursuite d’une méthode rétrospective d’intériorisation, qui
conduit du formé au profondément formant. A ce moment — la
déficience séparative est annulée, surpassée — l’initié perçoit l’image
reflétée dans la plénitude du paradigme : nous touchons-là, par cela-
même, le moment intellectif où connaisseur et connu s’identifient ;
l’expression totale et complète de la simplicité divine par le moyen de
son désir omnipotent. L’hymne entonné par l’initié est inarticulé et
inaudible pour la pensée discursive de l’âme, mais l’hymne représente
un tout global et articulé, dont le commencement et la fin sont
circulaires et coïncident : Zothazathoz, comme l’exprime l’hymne
noétique palindromique3.
La partie suivante présente l’expérience des retrouvailles du maître,
ou Père, avec lui-même. Poussé par l’exigence d ’exprimer,
d’interpréter ou de remplir le rôle de médiateur du message, Hermès,
« Trois Fois le Plus Grand » (trismegistos)4, le Père, s’incline vers le
rejeton ou génération. Et c’est pourquoi Père et Fils, maître et disciple,
parvenus à l’initiation, se donnent l’accolade ou s’embrassent
(aspàzasthai) puisque l’Esprit éparpillé récupère sa concentration et,
ainsi, l’haleine paternelle s’unit à celle du fils et réciproquement5. Le
Père, ayant alors élargi ou libéré sa puissance (ayant fortifié son
intensité cognitive), se perçoit non plus en tant que totalité multiple et
distincte, ou génération filiale, mais bien comme intention de
connaître, Intellect de l’Intellect, puissance douée de l’ambivalence
propre au Père capable d’engendrer des enfants. De telle sorte que le
Non-Engendré surpasse l’Autoengendré en tant qu’expérience de la
propre-activité, celle dont on s’aperçoit en tant que connaissance a-
perceptive, dépourvue de mots6.
Quatrième étape. Parvenu à ce point, intrinsèque à la nature
paternelle, l’initié a obtenu ce qu’il poursuivait : la figure du maître
s’évanouit et l’intérêt du document se consacre à découvrir la qualité
silencieuse de l’hymne authentique que chantent les fils, et la
justification que fonde le chant sans paroles. Le Père, la Pensée ou
Intellect considéré en soi, en tant que faculté originaire régénérée ou
maintenant initiée, a priorité sur ses représentants ou déploiements
interprétatifs. Dans le Père — en tant qu’initiateur indéclinable, il n’y
a point lieu pour le verbe, mais il y en a pour la satisfaction. La
préconnaissance paternelle (prônoia) est en réalité ce qui soutient
éternellement le tout intelligible — ce pourquoi elle est « l’éon des
éons » et le « grand Esprit divin »7.
Cinquième étape. Accomplie, donc, l’expérience du sein silencieux
du Père, voici le fils véritablement initié, réinstallé ou né à nouveau à

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l’origine. Il a réussi à vivre le moment le plus éminent du désir de
connaître et de la génération de l’être, celui où le désir demeure en
état de pureté d’intention, en intensité indéclinable, tension supérieure
qui ne saurait s’incliner ou se refroidir à cause d’un objet déterminé
du désir, semence, rejeton ou résultat objectif et distinct. On palpe en
cette instance la texture d’une nature androgyne, capable d’engendrer
elle-même un fils et qui, simultanément, en est l’essence génétique.
C’est le moment de la paix — étant libre d’inquiétudes, la pensée
demeure assujettie à Tètre de la pensée, sans déterminations, au sein
d ’une activité interminable qui ne peut rien proférer. La cime de
l’expérience de gnose et l’état d ’initiation complète sont devenus la
réalité elle-même. L ’Ogdoade, reflet ou manifestation de l’Ennèade,
se voit en son intimité comme Tètre ennéadique même et, en en
faisant l’expérience, le gnostique n’est plus alors que l’instrument
docile qui invoque, par sa musique ineffable, la volonté du Père :
« Aucun verbe (logos) secret ne pourra parler de toi, ô Seigneur.
C’est pourquoi mon Intellect (nous) aspire à entonner des Hymnes
(hym nein) jour après jour. Je suis l’instrument (organon) de ton
Esprit (PNA). L’Intellect (nous) est ton plectre (plektron) ; ton conseil,
cependant (de) exécute (p sa llein ) en moi »8. De même, pour
Thermetico-gnostique, il y a trois hypostases, comme pour le
néoplatonicien Plotin : Non-Engendré, Autoengendré et Engendré :
Pré-Père, Père, Fils, ou bien Père, Sein paternel et Fils ; déité, Ennèade,
Ogdoade, à ceci près, à la différence de ce que soutient Plotin, que
l’authentique émanation ou extension spirituelle s’arrête à l’Intellect
qui accomplit la volonté de Dieu, et tout le reste, dépourvu de
subsistance, trace les différentes formes de l’illusion périssable9.
Le texte conclut donc en soulignant ce qui a été dit au début ; à
savoir, que le livre qui raconte la chronique de cette expérience réelle
d’initiation guidée par le maître, doit observer les normes de garantie
ésotérique, pour que son rôle de transmetteur du message dans le
milieu religieux égyptien ne se flétrisse point et qu’il parvienne à
accomplir sa mission de révélateur de la nature divine, avant que
l’illusion ne s’évanouisse. Par conséquent, il est procédé à la
description d’instructions et de précautions, à savoir :

a) Il est requis que la rédaction du texte se fasse en la langue sacrée


d’Égypte, « en caractères hiéroglyphiques », que peu de personnes
connaissent, celles préparées par le sacerdoce ou la spiritualité.
b) En outre, le livre doit observer certaines précautions pour choisir
les matériaux où seront gravés les hiéroglyphes. Il y a des
prescriptions quant à la substance de la pierre, sa couleur, son nombre
et sa forme, étant donné que son destin, son espace sacré, ce sera le
parvis du temple de Diospolis, ce temple de Thot-Hermès ; là, le livre-
monument, l’histoire sur pierre, doit apparaître sans confusions
possibles comme symbole de l’Intellect/Ogdoade ; comme signe
transparent de sa divine origine. C ’est pour cela que la pierre

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d’inscription (bleu turquoise) sera le reflet du ciel intelligible ; les
gardiens de l’œuvre de l’Ogdoade seront au nombre de huit et se
trouvent ainsi distribués : à la droite qui monte et à la gauche qui
descend, sur chaque sommet du cube qui tient lieu de piédestal aux
stèles. Ce cube, en pierre de lait (sorte d’argile), constituera la base
terrestre d’où devient possible l’ascension de l’âme vers l’Esprit. De
même, l’œuvre devra être exécutée à l’époque convenable, lorsque les
conditions astrologiques seront les plus favorables. L ’hermétisme
pratique traditionnel : cosmologie, alchimie (représentée par l’élément
lapidaire) et astrologie, se présente ainsi en correspondance avec
!’hermétisme doctrinaire et son interprétation gnostico-initiatique.
c) Finalement, le volume ou monument sacré — qui peut être un
obélisque — doit de même porter, gravé à la cime, le tétragramme
imprononçable, identification avec le sein ou intention paternelle, la
réabsorption de l’Ogdoade dans l’Ennèade qui soutient la distinction,
sans risque de choir dans la multiplicité. Mais il est également
nécessaire d ’y inscrire un anathème. Une excommunication qui
évitera la profanation du témoignage, puisque le tétragramme, le Nom
ineffable de Dieu, en est arrivé à être utilisé par la magie opérative, et
cette activité fautive peut induire en erreur, étant donné que le livre est
une relation digne de foi, basée sur des faits sacrés, et dont le but est
d ’orienter l’initiation par degrés, quand l’adepte possédera la
disposition convenable. Or les pratiques magiques renferment une
fonction efficace, digne du démiurge, ce qui explique le contenu de
l’imprécation qui clôt l’épilogue : en effet, elle en appelle autant aux
forces cosmiques qu’aux pouvoirs transcendants, car les premières,
même si elles l’ignorent, sont au service de ces derniers10.

Il est intéressant que le texte qui suit, dans le Codex VI, nommé
Prière d ’Action de Grâces, non seulement confirme le précédent mois
sert de transition à YAsclepius qui achève le manuscrit et dont le
contenu s’intégre ainsi dans le message ésotérique universel de
l’hermétisme gnostique. Car, si le premier, en son caractère de prière
convenant aux initiés qui ont atteint l’expérience de la gnose ou
initiation parfaite, a joui d’un prestige particulier (et, en ce sens, tient
lieu de conclusion à l’Asclépius latin, et se conserve, indépendamment,
dans le Papyrus M imautn ), l’Asclépius hermétique originel a été
abondamment diffusé depuis l’Antiquité, et les étapes de son
développement invitaient à une lecture gnostique, étant donné que son
noyau n’est autre que la connaissance de l’image de Dieu chez
l’homme, au moyen de la gnose et de la science. La représentation de
l’union des sexes sur la base d ’une exégèse plus profond que celle
des croyances populaires égyptiennes — du fait de prendre l’image
de I’androgyne en sens contraire pour illustrer l’expérience de
régénération ou retour de l’esprit sur lui-même (souvenons-nous du
rite de la chambre nuptiale chez les gnostiques Valentiniens), le
contraste entre le lieu divin et le terrestre — humain — , les

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affirmations portant sur la décadence de l’Égypte qui lui fait perdre
son caractère d’image de Dieu et le remplacement de son lieu par la
« ville-image » (Alexandrie), la lecture du mythe cosmogonique (à
l’instar d’un retour dans un seul cycle), le travail sauveur du Créateur,
le retour des âmes à leur divine origine, la rechute et le châtiment des
non-libérées jusqu’à l’accomplissement du destin cosmique, et, enfin,
l’activité archontique du grand Démon : tout ceci offre des traits
proéminents qui pourraient s’interpréter de façon cohérente comme
l’une des formes de l’enseignement gnostique. Après deux écrits
hermétiques gnostiques, l’Asc venait ratifier, pour le compilateur du
manuscrit, la nature gnostique des deux précédents, et rendait
indéniable la nature gnostique de VAsclépius12.

II. Communautés gnostiques et rites d’initiation entre


autres écrits de la bibliothèque de Nag Hammadi.

Le caractère initiatique des communautés et celui des rites que


pratiquaient les gnostiques vient trouver confirmation et ampliation
grâce à d’autres écrits de Nag Hammadi.
Ainsi l’exprime synthétiquement l'Évangile de Philippe :
« Le Seigneur a tout accompli en un mystère : un baptême, un
chrême, une eucharistie, une rédemption et une chambre nuptiale »13.
C ’est-à-dire, le Seigneur retournant au Plérôme ou plénitude,
prototypiquement, a parfait le modèle de certains rites qui sont ses
images — suivant la terminologie grecque — ou ses types, suivant le
langage chrétien. De telle sorte, ces cinq rituels sont subordonnés entre
eux, et indissociables. Il ne s’agit pas, en réalité, de cinq sacrements,
mais plutôt des cinq stades d ’un rite d’initiation complet qu’on
achève par son couronnement, la chambre nuptiale, l’union,
restauration ou récupération d ’Eve en Adam, ou de chaque image
spirituelle obscure avec son image brillante, l’unité du couple qui ne
choit point, régénérée dans le sein divin par l’amour paternel14. Ce
que le langage Valentinien offre en termes qui restent proches de la
théologie sacramentelle de la grande Église, d’autres documents le
décrivent à leur manière, tellement particulière, que cette différence
confirme l’archaïsme de leur enseignement.
Le texte intitulé la Pensée trimorphe (CNH XIII), par exemple,
mentionne et décrit à deux reprises le rite d’initiation gnostique en
cinq étapes15. C ’est l’initiation, celle qui rend la gnose possible,
expérience de connaissance offrant le salut ou réalisation spirituelle.
L 'E xtra it de Théodote 78.2 de Clément d ’Alexandrie le dit
implicitement : « Ce n ’est d ’ailleurs pas le baptême seul qui est
libérateur, mais c’est aussi la gnose ». Autrement dit, le rite qui ne doit
pas être simplement sacramentel mais doit être initiatique. En imitant

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son modèle par des paroles, des actions et des symboles, il lui rend son
actualité, le rend effectif et, ainsi, permet l’expérience même de la
connaissance, le contact direct avec ce qui est : « Qui étions-nous ?
Que sommes-nous devenus ? Où étions-nous ? Où avons-nous été
jetés ? Vers quel but nous hâtons-nous ? D’où sommes-nous
rachetés ? Qu’est-ce que la génération ? Et la régénération ? ».
Expérience, en outre, qui contient la sagesse et sciente totale, celle du
commencement et de la fin chez le divin, indicible par l’homme et qui
exige d’être exposée moyennant un récit vraisemblable, médiat mais
qui, en tant que symbole déployé, se projette sur son origine. C ’est
dont par cette voie d ’accès que l’on peut s’approcher du sens du
« véritable baptême » que proclame un autre manuscrit, le Témoignage
de la Vérité (CNH VII, 5), cela explique les ressemblances avec la
théurgie chaldéenne, ainsi que le Marsanès le confirme16.
Or, un autre texte de la même bibliothèque, Les trois stèles de Seth
(CNH VII, 5) — qui adopte la forme d’hymnes de bénédiction —
vient confirmer, en général, ce que nous venons de signaler. En effet,
ces hymnes renferment un contenu solidement doctrinal, et chaque
partie de l’hymnodie développe les aspects de la sphère transcendante
de la réalité — mais dans un contexte rituel initiatique : c’est ainsi que
le premier hymne est consacré à Adamas, l’Homme immortel mais
susceptible de chute. La deuxième tablette chante Barbélo, la Prônoia
ou Préconnaissance divine, en son double pouvoir générateur ou
régénérateur du Fils ou Intellect. La troisième tablette se réfère de
nouveau à Barbélo mais, cette fois-ci, l’exaltant dans son aspect final :
quand, ayant réintégré le Tout dans son sein, elle se maintient dans
l’unité du repos. C ’est pourquoi l’expérience ineffable est donc
indissoluble de l’action rituelle :
« Et après ceci, ils demeureront en silence. Et, suivant la façon fixée
à l’avance, ils vont en montant. Ou bien, après le silence, ils
descendent de la troisième, bénissant la deuxième et ensuite la
première. Le chemin qui sert à monter sert à descendre. Apprenez
donc, ô vous, les vivants, que vous êtes parvenus à la fin et que vous
avez appris par vous-mêmes la nature de l’illimité »l7.
Dosithée, transmetteur des trois stèles de Seth, décrit comme nous
venons de le voir, de quelle façon rituelle la communauté initiatique
entonne les trois hymnes : en premier lieu, l’on gravit peu à peu la
route de l’initiation, d’Adamas à Barbélo, où l’on approfondit dans
son sein, jusqu'à demeurer stables dans le Père. Une fois le silence
établi dans l’ineffable, il faut descendre depuis la cime de
l’expérience « barbélognostique » et ses virtualités de génération et de
salut, jusqu’à rejoindre Adamas, pour renouer le cercle car l’ordre
véritable, « le chemin vers en haut et vers en bas, c’est le même ».
Celui-ci serait bien le sens authentique des trois hypostases
plotiniennes18. Ces gnostiques ont répondu aux critiques de Plotin.
Dosithée, relié à la religion samaritaine, dont la littérature et la
liturgie accueillent Seth comme dépositaire d’une tradition adamique

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ininterrom pue (et q u ’on présente en même temps comme
contemporain et rival du magistère de Simon le Samaritain19) est
parvenu à connaître les secrets primordiaux jalousement conservés
depuis les temps de Seth par la « chaîne de la pureté) des « enfants de
la Lumière », autrement dit les sethiens, dans une caverne d’initiation
particulièrement sainte, la « grotte aux trésors », lieu où fut oint et
enterré Adam, dépositaire des stèles trouvées par Noé sur le mont
Ararat après le déluge, le lieu d ’où les Mages apportèrent leurs
offrandes au Sauveur : en effet, à partir Seth, la science astrologique,
de même que d’autres connaissances furent transmises aux Chaldéens,
aux Perses et aux mages20. Voici donc la raison pour laquelle Dosithée
fut à même d’apprendre fidèlement à ses adeptes le contenu de ces
tablettes immémoriales qui renferment les enseignements d ’Adam et
Eve avant la chute (au sujet de l’arbre de la connaissance) à leur fils
Seth, et que celui-ci transcrivit pour ses descendants, échappant aux
persécutions et aux catastrophes cosmiques21.
Il est donc fort possible que cet écrit occupe un lieu à mi-chemin
entre le Traité tripartite (CNH I, 5) et le Marsanès (CNH X, 1), dans la
polémique déchaînée par les gnostiques contre Plotin22, chose qui,
sim ultaném ent, nous permet de mieux com prendre le sens
exclusivement gnostique des expressions telles que « terre neuve »,
« terre étrangère », « Jérusalem céleste », « métropole », etc., qu’ils
utilisaient si souvent23.

III. La Cité de l’Amour

Dans le Traité que nous venons de citer, l’on peut trouver une
constellation de mots relatifs au vocabulaire social et politique : polis,
politia (politela), politeue (politéuein), politeue, politeama et
politéuma.
Le premier usage fait de cette terminologie nous offre la clé de
l’interprétation gnostique qui permet de comprendre les autres
passages. Le texte dit ainsi :
« Ceux-ci (= les éons) [sont leur comjmunauté (politéum a), (la
communauté) qu’ils forment entre eux et [avec ceux] qui proviennent
d’[eux] et avec le Fils, dont ils sont la gloire »24. La phrase conclut par
une brève explication au sujet du Fils et de l’Église préexistante. Le
Fils est fils dans le Père. Désir réussi de connaissance dans la Pensée
paternelle, qui est volonté, connaissance indiscernable et corrélation
indissociable. Mais le Fils concrétise son existence comme distinction
une et non missible, puisque le désir filial qui le soutient, en tant que
désir du Père nécessairement soutenu par la Pensée ou pouvoir
intentionnel, contient une infinité d’actes qui satisfont de manière
pleine, mais de manière organique, graduelle et partielle, l’amour qui

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est amour du Père envers le Fils, et du Fils envers le Père. Ce serait
comme un embrassement : s’embrasser éternellement, sans défaillance,
Père et Fils, soutenus par le rythme multiple de l’expiration et
l’inspiration, un désir permanent qui est à la fois départ et retour, se
maintenant ainsi par l’œuvre d’une vie propre. C ’est donc l’Église ou
assemblée de ceux qui aiment Dieu, proprement dite, étemelle, en soi,
archétype antérieur au rétablissement des éons, constituant une
véritable cité. Les citoyens ou membres de cette cité, selon leur
hiérarchie et fonction, la manifestent par des perspectives différentes.
Ils font la volonté de Dieu, et nul ne peut les nommer car eux seuls
sont doués du pouvoir de se nommer eux-mêmes. Or, les termes
apparentés qu’utilise le document sous l’interprétation gnostique
transcendante, conservent le sens propre au judaïsme tardif et au N.T.,
qui entendent par polis une communauté éthique, sociale et religieuse,
cité renouvelée, sainte et céleste25. C’est pourquoi l’auteur s’étend sur
son sujet, peu après :
« Car c’est lui [le] Père, celui qui a donné essor (a p h o rm é) [et
rac]ine aux éons, puisqu’ils sont des lieux (topos) [sur] le chemin qui
conduit vers lui, comme vers une école de conduite communautaire
(politela) »26. Autrement dit, le Père est l’aimant et l’origine de la
communauté hiérarchique des éons, ou éternités, submergés dans sa
volonté et connaissance, le sens ultime qui donne sa forme et son
propos à l’école qui aspire à ce but. Cette école est différente, bien sûr,
et contraire a la synousia plotinienne de Rome, dont avaient été
séparés les gnostiques avant la diatribe du philosophe et à laquelle ce
long écrit répond2*.
L’école de Plotin ne pouvait pas surpasser le simple but de former
une société atomisée, de philosophes, strictement contemplative et dont
l’activité intellectuelle, inséparable de l’exercice des vertus (entendues
comme « purification >>28) ne pouvait prétendre à autre chose qu’à une
forme de vie philosophique, étant donné que cet idéal visait, en
dernière instance, à soutenir le « bel ordre » qui n’est autre que
l’univers aux cycles récurrents, but limité et temporel qui ne pouvait
pas être accepté par les gnostiques, convaincus comme ils l’étaient
qu’en « ce qui concerne la pensée vaine... sa fin sera comme son
principe (arché) : ils sont au départ de ce qui [n’a pas exis]té pour
revenir à nouveau à ce qui n’existera pas »29.
Ce genre d ’école, donc, en ses fins pratiques ne pouvait prétendre
dépasser le projet mondain de la nouvelle fondation d ’une
Platonopolis aléatoire, projet qui, d ’ailleurs, échoue30. Non ! la cité par
essence transcendante, énoncée à l’unisson du Nom ineffable de Dieu,
n’a point à composer avec les faux reflets sensibles ; pas plus que la
cité transitoire, qui a valeur de type, ne saurait être l’image de cette
autre qui est le repos étemel lui-même. C’est ainsi que sa disposition
est expliquée :
« Il disposa ensuite le royaume comme une cité (polis), remplie de
tout ce qui est agréable : à savoir l’amour fraternel et la grande

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générosité comblée des saints esprits et [des] pouvoirs vigoureux qui
les gouvernent (politéuein), ceux que le Verbe a produit, et établi, avec
pouvoir »31.
Et ailleurs :
« Car entre les hommes qui résident dans la chair, il est venu pour
donner la rédemption, son premier [-né] et son amour (agape), le Fils
qui s’est incarné, tandis que les anges du ciel furent jugés dignes d’en
être les citoyens (p o lité e sth a i) afin de pouvoir conformer un
gouvernement (politeuma) avec lui sur terre »32.
L ’Anonyme de Bruce ratifie en conséquence la fin ultime de la cité
en tant que Matrice de Dieu (Metra-polis)33, Père-Mère, ce pourquoi il
peut y être lu :
« Celui-ci est l’Un Seul, d’où est venue la Monade, tel un vaisseau
chargé de tous les biens, ou comme un champ comblé où se cultivent
toutes sortes d’arbres, et comme une cité replète de toutes les races
humaines et de toutes les images réelles »34.
Les communautés gnostiques des pneumatiques anticipent, donc,
dans le temps eschatologique déjà commencé35, la ferme réalité de la
Pensée et de la Volonté de Dieu. L’expérience du pneumatique, re-né
dans le sein divin, ne dénonce pas seulement la nature fantaisiste des
utopies historiques et sociales qui prolifèrent telles des maladies, dans
le désir d’une permanence fugace, mais, en même temps, découvre le
caractère hypostatique immuable de ce qui est en Dieu, selon lui. Dans
ce sens, l’image de Dieu, « lumière de lumière » ne succombe point
face à la lumière, mais en tant qu’imagé comme reflet spéculaire ou
ombre, elle s’évanouit face à l’approche et la pleine présence de la
lum ière36. Bien peu de réponses pouvaient tenter d’interposer les
« matériels » (philosophes grecs, fermes partisans de l’éternité du
monde) ou les « psychiques » (ecclésiastiques, défenseurs de la
transformation de la création), face à la logique inflexible des
pneumatiques, car les matériels et psychiques ne comprirent jamais
que : « Tout ce qui est issu de la corruption périra, car le périssable est
son origine. Tout ce qui est issu de l’incorruptible (aphtharsia) ne
périra point, mais, au contraire, sera incorruptible, car l’incorruptible
est son origine. C’est ainsi que des nombreux hommes se sont égarés
(planasthai) car ils n’ont pas connu cette différence (diaphorà) —
autrement dit, ils sont morts »37.

IV. Conclusion

Il est chaque jour plus évident que, parmi ceux qui cultivèrent le
plus complètement l’ésotérisme occidental, il faut compter les

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groupements de gnostiques chrétiens : la conception d’une tradition
primordiale, l’exercice de l’initiation, la distinction entre les niveaux
éso-exotériques, l’herméneutique spirituelle universaliste, le concept
de la connaissance comme source de salut, les croyances
théosophiques sans concessions, leur appartiennent, et la conséquence
de ces convictions n’est autre que l’élitisme spirituel, l’indifférence
face au développement du cosmos sensible et naturel ou démiurgique,
et le refus intransigeant de leurs défenseurs idéologiques38.
Lorsque le théosophe G.R.S. Mead publia un recueil déficient de
témoignages gnostiques sous le titre de « Fragments d ’une foi
oubliée », il anticipait, en réalité, l’image qui reflète l’état de
l’ésotérisme occidental, médiéval et moderne, la constitution d ’une
mosaïque de fragments et d ’élucubrations sur ces mêmes fragments
dispersés.
Ainsi l’étude d ’une bibliothèque contenant d ’authentiques
documents ésotériques, telle que la gnostique-copte de Nag Hammadi,
permet de découvrir la forte influence que le gnosticisme a exercé sur
le savoir hermétique égyptien, qui est parvenue aux auteurs de la
Renaissance par le Corpus Hermeticum, par les doctrines théurgiques
des Oracles Chaldaïques, et par le néoplatonisme postérieur à Plotin.
Il est, donc, regrettable que les chercheurs qualifiés qui s’occupent
d’étudier Pésotérisme méconnaissent le vrai gnosticisme. C’est, entre
autres, le cas de R. Guénon39, qui est aussi, paradoxalement, le grand
absent chez les chercheurs universitaires qui se consacrent à élucider
les phénomènes de la tradition étemelle40.

Francisco Garcia Bazán


Universidao Argentina
J.F. Kennedy-CONICET1

1. Cfr. 62.33 — 63.14.

2. Cfr. 52.1 — 55.22, voir aussi 62.33 — 63.8 et note 51 du commentaire de


notre traduction, dans A. Pinero, J. Montserrat, F. Garcia Bazán, Textos Gnósticos.
Biblioteca completa de Nag Hammadi, Madrid, Ed./. Trotta (sous presse).
3. Cfr. 55.23 — 55.25 et voir n. 25 de notre commentaire.
4. Cfr. F. Daumas, « Le fonds égyptien de l’hermétisme », dans J. Ries, Y.
Janssens, J.M. Sevrin (edd.). Gnosticisme et Monde Hellénistique. Actes du Colloque
de Louvain-la-Neuve (11-14 mars 1980), (Louvain-la-Neuve 1982) 3-25.
5. Sur l’embrassement qui exprime la vraie et solide union, ici réfléchie par
l’action rituelle des illuminés plein de pouvoir divin, cfr. Eugnoste (CNH III, 3) 81.7-
10 avec notre commentaire, n. 25, o.c., Ed. Trotta (sous press).
6. Cfr. 57.26 — 58.22.
7. Cfr. 58.22 — 59.14.
8. Cfr. 60.24-32 et voir n. 42 de notre commentaire.

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9. Cfr. 59.15 — 61.17 et voir n. 18 de notre introduction.
10. Cfr. 61.18 63.32 et voir n. 19 de notre introduction.
11. Cfr. Le discours sur le Huitième et le Neuvième, Int.
12. Cfr. ibidem, Int. n. 9.
13. Cfr. 67.27-30.
14. Cfr. ibidem, 84.14-23.
15. Cfr. 45.12-20; 48.15-35.
16. Cfr. TémV 55.8-9 et 69.7-28 avec le commentaire de notre traduction, o.c.,
nn. 33, 41, 42 et Mar 35.1-8.
17. Cfr. 127.13-24.
18. Cfr. notre commentaire à la traduction, n. 31.
19. Cfr. Epiphanius, Panarion 13.1, 3-4 et S.J. Isser, The Dositheans. A
Samaritan Sect in Late Antiquity (Leiden 1976) 117-126, 163-164; A.F.J. Klijn,
Seth in Jewish, Christian and Gnostic literature (Leiden 1977) 29-32 ; Origène,
Contra Celse I, 57 ; Horn. Clem. II, 23 ; Photius, Bib. 230, 285a 32ss et voir J.E.
Fossum, The Name of God and the Angel of the Lord (Tübingen 1985) 55-61.
20. Voir VÉvangile de l ’enfance en arménienne et A.F.J. Klijn, o.c., 53-60.
21. Cfr. Vies d ’Adam et Eve (grecque 41 ; (latine) 25, 29, 52 ; Test. d'Adam 3 et
A.F.J. Klijn, o.c. 22-28.
22. Cfr. notre introduction a cet écrit, Madrid, Trotta (sous press).
23. Cfr. F. García Bazán, Plotino y la gnosis (Buenos Aires 1981), 290, n. 82.
24. Cfr. 59.11-16.
25. Cfr. Sirach 36,12ss; IVMacch 8,7 ; 17,9 ; Paul, Phil 3,20; IClem 54,4 et
voir H. Strathmann, sub voce polis, ThWzNT VI, 516-535.
26. Cfr. 71.18-23. Sur «l'école» chez les gnostiques voir aussi l ’Évangile de
Vérité 19.17-20.
27. Cfr. notre introduction in fine au Traité Tripartite chez Trotta (sous press).
28. Cfr. Plotin, Enn. 1,2 (19).
29. Cfr. 78.35-79.4.
30. Cfr. Porphyre, Vita Plotini 7-9 et 12 et voir L. Jerphagnon, « Platonopolis
ou Plotin entre le siècle et le rêve », in Néoplatonisme, Mélanges offerts à Jean
Trouillard, Les Cahiers de Fontenay, n° 19-20-21-22, pp. 215-229, et J.M. Flamand,
in L. Brisson et alii, Porphyre. La vie de Plotin II, Paris, 1992, 259-260.
31. Cfr. 96.35-97.5.
32. Cfr. 125.11-18.
33. Cfr. Anon. Bruce 7 (p. 237), The Books of Jeu and the Untitled Text in the
Bruce Codex, text edited by Carl Schmidt translations and notes by Violet MacDermot
(Leiden 1978).
34. Cfr. ibidem 7 (p. 236).
35. Cfr. Pens Trim (CNH XIII) 43.4-44.29.
36. Cfr. Traité Trip 104 ; 14-25 ct voir n. 65 de notre traduction.
37. Cfr. Eugnoste 73.21-74.7.
38. Je crois mutatis mutandis que les écrits de Denys l’Aréopagite renferment
encore cet esprit ésotérique (cfr. F. Garcia-Bazán, « El Dios trascendente en Dionisio
Areopagita. Neoplatonismo, gnosticismo, teurgia », Epimelia. Revista de Estudios
sobre la Tradición II/4 (1993) 169-188 et que les travaux systématiques de P.A.
Riffard, L ’Ésotérism e, Paris, 1990, A. Faivre, L ’Ésotérisme, Paris, 1992, J.P.
Laurant, L ’Ésotérisme, Paris, 1993, Politica Hermética n° 5, 1991 vont dans le même
sens.
39. Cf. « René Guénon, la gnosis y el gnosticismo », in F. Garcia-Bazán, René
Guénon y el ocaso de la metafisica, Barcelona, 1990, 27-49.

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40. Récents et bons livres sur l’initiation sous ses diverses formes (J. Ries, H.
Limet, éd.). Les rites d'initiations. Actes du Colloque de Liège et de Louvain-la-Neuve,
1986 ; A. Moreau (éd ), L ’Initiatio. Les rites d'adolescence et les mystères. Actes du
Colloque international de Montpellier, 11-14 avril 1991, I-II, Montpellier, 1992:
rien n’est dit sur Guénon ou le gnosticisme. Sur Guénon voir G. Casadio « Aspetti
della tradizione orfica all’alba del Cristianismo » in La tradizione : forme e modi.
XVIII Incontro di studiosi dell’antichità cristiana, Roma, 1990, 188-189.

L’auteur et la rédaction de Politica Hermética remercient vivement le Dr Bernardo


Schiavetta pour sa traduction simultanée et son aide pour le texte écrit de la
communication du Professeur Francisco Garcia Bazán.

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CHARLES FAUVETY
ET LA RELIGION LAÏQUE

Charles Fauvety est issu d ’une famille d’origine protestante


cévenole, émigrée en Suisse et revenue en France avant la Révolution.
Son grand-père, juré au tribunal révolutionnaire de Paris a ensuite
présidé celui d’Orange et a été guillotiné comme robespierriste1. Son
père a du se cacher pendant la Terreur blanche puis il a pu revenir
s’installer comme propriétaire foncier près d’Uzès. La famille jouit
d’une relative aisance acquise dans le textile.
Lui-même est né à Uzès le 10 août 1813 ; il monte faire ses études
à Paris ; on le trouve élève à Sainte Barbe pendant les événements de
1830 où il est arrêté par les gendarmes de Charles X. Son père le
confie à un oncle, M. Olii ve, qui le charge de gérer un commerce de
bonneterie qu’il abandonne, en 1845, à un beau-frère ; dès lors,
bénéficiant d ’une large aisance, il peut se consacrer à une activité
purement philosophique et politique. Il entend en 1830 une
conférence salle Taitbout et le voici saint-simonien mais presque
aussitôt, il se détache de l’École, rejetant l’industrialisme théocratique
du Père Enfantin ; même déception chez les Fouriéristes ; Fauvety est
un moraliste qui ne peut accepter la physiologie des passions et la
permissivité. Il fréquente quelque peu le milieu cabétiste, dédaignant
pourtant les pauvretés sentimentales du communisme icarien ; il
dévore Lamennais à qui il empruntera certaines formules bibliques ;
disons que comme beaucoup de jeunes socialistes de sa génération, il
cherche sa voie2.
Cette jeunesse est violemment hostile au Roi-Citoyen et la
répression frappe durement le parti républicain floué en 1830. Nous
ignorons quelle fut au cours de ces années l’activité de Fauvety. Ce
n’est qu’en 1845 qu’il tente sa première expérience de presse et crée
un mensuel antigouvernemental, La Vérité sur toutes choses, avec la
collaboration de l’abbé Constant qui y publie des poèmes enflammés.
Les vices du régime et de la bourgeoisie sont stigmatisés ; Fauvety
demande au pouvoir politique d’éduquer le peuple, d ’aider les
indigents, de sauvegarder la santé publique, de seconder les
producteurs. Il dénonce l’abandon des chemins de fer aux industries
privées et s’en prend à la gauche légaliste accusée de se laisser mener
par Odilon Barrot, lui même manœuvré par Thiers. Comme tant
d’autres, à une époque où les écoles socialistes foisonnent, il pense

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que l’idée qui fécondera l’avenir est l’association. Il tente, avec
davantage d’originalité, une audacieuse synthèse entre l’amour selon
Swedenborg, le magnétisme de Messmer et l’attraction fouriériste vus
comme la même manifestation d’un « agent de la vie universelle ». Ce
genre de littérature étant guère attractif, le mensuel disparaît en janvier
1846. Il publie également, en ces années, trois opuscules : « la
Chambre devant le pays » un « Catéchisme d ’économie politique et
industrielle » où il dénonce la politique étrangère du pouvoir et la
corruption électorale ; et un « Mémoire en faveur de la Comédie
française » adressé en 1847 à la Chambre des Députés. Il a mis sa
plume au service de Fortunée Gariot dite Maxime, rivale de la
tragédienne Rachel, qui avait été évincée par Victor Hugo du rôle de
Guanhumara dans les Burgraves et joue depuis à l’Odèon. Un point
de vue peut-être subjectif, car il l’épouse l’année même. Ils étaient
tous deux âgés de 36 ans.
Une seconde expérience de presse est tentée en 1847 en
collaboration avec Jules Viard, un disciple de Proudhon. Ainsi paraît
« Le Représentant du Peuple, journal quotidien des producteurs » ; le
premier numéro sort le 14 octobre 1847 et est distribué gratuitement
aux ouvriers parisiens et lyonnais. Bien que se réclamant de Proudhon,
le journal porte en exergue l’apophtegme : « Dieu pour le droit et le
peuple triomphera » qui a dû être imposé par Fauvety. Le deuxième
numéro ne sort que le 15 novembre ; il manque cent mille francs pour
poursuivre l’édition. Afin d’éviter la guerre civile qu’il pressent, le
journal préconise la création d ’un grand parti composé des radicaux
« éclairés par les écrits socialistes et les écoles de Saint-Simon, de
Fourier et surtout la haute et lumineuse critique de Proudhon » et des
membres de « la bourgeoisie intellectuelle convertie sincèrement à la
cause du travail ». Le journal veut réaliser l’association, définie
comme la synthèse entre la propriété et la communauté, ou le produit
de son travail garanti à chaque producteur, solidaire envers tous.
Fauvety, écrit son disciple Verdad, aurait rencontré Proudhon à
Lyon alors qu’il était employé aux écritures à la maison Gauthier
frères, l’aurait fait venir à Paris et il ne se seraient revus qu’en février
1848, pendant la Révolution de février et par hasard chez un
im prim eur3. Quoi qu’il en soit, le journal ressort des presses le 27
février comme « journal quotidien des travailleurs » mais, ensuite, il ne
reparaît pas avant le 1er avril avec pour formule choc empruntée à
Siéyès : « qu’est-ce que le producteur ? Rien. Que doit-il être ?
Tout ». Fauvety est d’abord Directeur puis Rédacteur en Chef et un
typographe lyonnais, ami de Proudhon, Louis Vasbenter est Gérant
responsable. Proudhon rapidement tient le premier rôle et les articles
de Fauvety deviennent relativement rares : le 6 avril, il regrette l’inertie
du gouvernement dans le domaine économique ; le 7, il fait l’apologie
de l’idée généreuse du communisme ; le 14, il s’afflige de l’atonie
des affaires. Le quotidien appuie les candidatures radicales ou
ouvrières (Louis Blanc, Ledru-Rollin, Flocon, l’ouvrier Albert, Pierre

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Leroux, Proudhon, Caussidière, Raspail, Barbés, Cabet, Considérant,
Sobrier, Thoré) et vilipende les Républicains modérés, les
monarchistes et le Prince Napoléon. Fauvety se trouve incorporé ainsi
que Viard comme Secrétaire Général dans le projet de banque
imaginé par Proudhon.
L’équipe se disloque après les journées de Juin. Le premier
commentaire sur la guerre civile, le 28 juin, est de la plume de
Fauvety : il plaint et admire les gardes nationaux et les gardes mobiles
qui se sont fait tuer courageusement pour défendre la cause de l’ordre
et de la famille mais aussi « ces malheureux ouvriers qui croyaient
combattre et mourir pour le droit que tout homme a de vivre des fruits
de son travail sous le ciel de sa patrie ». Il reconnaît que c’est la misère
qui leur a mis le fusil entre les mains et « appelle à la grâce pour ces
enfants de France ». Mis en cause par Le Journal des Débats et inquiet
pour l’avenir du journal, il fait machine arrière et juge le 4 juillet, la
révolte coupable car ne pouvant pas amener une amélioration du sort
du peuple et ne profitant qu’aux prétendants au trône. Proudhon, plus
proche des insurgés, réplique alors que le droit est des deux côtés des
barricades d’où des violences exercées contre les crieurs du journal,
une interdiction de parution d ’un mois suivie de trois saisies et le
quotidien meurt le 20 août.
Proudhon fonde alors l’hebdomadaire Le Peuple ; Fauvety
s’incorpore à l’équipe comme administrateur mais se retire quand il
devient un quotidien car, échaudé, il craint de perdre encore des fonds
dans cette entreprise. Les deux hommes alors se haïssent. Fauvety juge
Proudhon « aussi peu socialiste que possible » et celui-ci s’agace des
« tartines religieuses » de Fauvety4. Le Représentant du Peuple lui a
coûté 18.000 francs ! Chacun suit sa route : l’antithéiste anarchisant et
le croyant démocrate et associationniste ne pouvaient durablement
collaborer. Fauvety lance un mensuel, Le Positif, qui paraît de juillet à
novembre 1849, sans pouvoir devenir quotidien ; il fait à nouveau
appel à son ami l’abbé Constant qui y publie encore des poèmes
toujours aussi enflammés. Nourri par les expériences de février et de
juin, Fauvety relance l’idée socialiste. Les réformes politiques, écrit-il
ont été insuffisantes ; il aurait fallu rompre le réseau des
fonctionnaires, créer une presse d’État bon marché face à la presse
bourgeoise, réformer les Finances par un impôt forcé sur les riches. Le
gouvernement n’a su, ni rassurer les possédants, ni satisfaire les
ouvriers. Le socialisme, épuré de ses folles utopies, et dont les journées
de Juin ont été le baptême de sang, doit sauver la propriété privée
entendue comme la faculté de devenir propriétaire par son travail. Il
préconise l’institution d’une banque d’État et défend le malheureux
Ledru-Rollin (alors en fuite après l’échec d’une manifestation en
faveur de la République romaine) mais il déplore son incompétence
dans le domaine économique.
Il rédige, en parallèle, un opuscule politique démoc-soc et co-signe
le manifeste de la Ligue nationale pour l’abolition de l’impôt. En

75
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1851, avec Charles Renouvier et les collaborations de quelques
radicaux comme Bellouard, Benoît du Rhône et Charrassin, il publie
un projet de gouvernement direct qui fait du canton la cellule de base
de la démocratie. Le pouvoir législatif serait confié à une assemblée
renouvelable annuellement et dont les projets ne seraient convertis en
lois qu’après avoir obtenu la sanction populaire.
Vient l’Empire. Fauvety, qui ne semble pas avoir été inquiété au
moment du Coup d ’État, fonde avec Charles Lemonnier, le 1er mai
1855, un mensuel, La Revue, qui prend quelque mois plus tard le titre
de La Revue philosophique et religieuse. Très éclectique, elle regroupe
des plumes de divers horizons philosophiques, des plus célèbres aux
plus originales : Bonnemère, Léon Brothier, Henri Brisson François
Cantagrel, Albert Castelnau, Clarisse Coignet, Louis Jourdan, Casimir
Henricy, Jenny d ’Héricourt, Maurice Hess, Frédéric Morin, Pecqueur,
de Pompéry, Elie Reclus, Littré, Renouvier, Guépin, Guéroult, Chavée,
l’abbé Constant, Louis de Tourreil, le fondateur fouriériste de la
religion fusionienne ; la devise de la revue est « progrès, liberté,
rationalisme » ; tous les rédacteurs sont Républicains, la plupart
spiritualistes et manifestent une méfiance commune à l’égard des
croyances imposées en fait à l’égard du catholicisme qui suscite une
vive hostilité depuis l’expédition de Rome, la loi Falloux et son appui
au Coup d ’État. En ces temps dictatoriaux, les articles sont très
détachés de l’actualité ; ainsi Fauvety disserte de « Colbert jugé au
point de vue moral du XIXe siècle », « de la nécessité d ’une
conception religieuse », de « la morale de l’Évangile », du
« magnétisme au siècle de Paracelse » du christianisme, du panthéisme,
de Renan, de « la liberté et le catholicisme » du « développement de
l’idée religieuse ». Une prédilection donc pour les thèmes liés aux
religions ! la Revue, anticléricale mais inoffensive, est interdite, à la
demande d ’un Pasteur, après l’attentat d’Orsini.
La plupart de ses collaborateurs se rencontrent dans le salon de
l’hôtel particulier du 13, rue de la Michodière, où Maxime, l’épouse
de Charles, reçoit bi-hebdomadairement de 1850 à 1869. Beaucoup
de Républicains, sous l’Empire autoritaire et même au-delà l’ont, à un
moment ou à un autre, fréquenté : Henri Carie, Victor Considérant,
Fouquier, Godin, Lachambaudie, Pierre Leroux, Benoît Malón, La
Cécilia, Laurent Pichat, Massol, De Pompéry, Rane, Richer, Alexandre
Weill ; à leurs côtés, quelques femmes célèbres : Juliette Lamber, Mme
Auguste Comte, Angélique Arnaud, Eugénie Niboyet. D’après Jean-
Marie Caubet, les débats y étaient de haut niveau, variés,
contradictoires. Emile Ollivier, contre l’avis de Fauvety, n’y fut pas
accepté car son républicanisme paraissait, à juste titre, chancelant5.
La fréquentation de milieux essentiellement républicains et
spiritualistes ne pouvaient que conduire Fauvety à la franc-
maçonnerie. Il avait été initié, en 1847, dans un rite égyptien très
marginal : le rite de Misraïm et, déçu, il s’en était peu après retiré. Les
maçons sont fort nombreux dans le salon de Maxime et l’un d ’eux.

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Luc Pierre-Riche Gardon l’invite à s’affilier dans sa loge « la
Renaissance par les Émules d’Hiram » ; la loge initie, ce même 6 août
1858 où il est affilié, le professeur de philosophie Henri Carie qui
avait, en 1849, créé avec Jeanne Derouin, Pauline Roland, Viard et
Lefrançais, « l’Association fraternelle des instituteurs, institutrices et
professeurs socialistes » et avait de ce fait tâté de la prison6.
Luc-Pierre Riche Gardon est le fils d’un marchand de soie lyonnais
qui après avoir refusé de servir dans la diplomatie sous le Roi-citoyen
avait défendu à Athènes les intérêts des chrétiens d’Orient. Tour à tour
saint-simonien et fouriériste, il avait fondé une société littéraire, « les
Amis de la Justice » pour régénérer les mœurs en s’appuyant sur
l’expérience des théophilanthropes. Il avait également appartenu à
l’Ordre de la Céleste Culture dont la Grande Maîtresse était la baronne
Vassal Roger qui, avec Fabre d’Olivet, s’inspirait de l’initiation
égyptienne telle qu’elle était alors conçue. Riche Gardon rédige
pratiquement seul, une petite revue aux titres changeants : Le Déiste
rationnel, le Journal des Initiés, la Bonne Nouvelle du XIXe siècle, la
Renaissance... Il se réclame de la Tradition, fond commun et originel,
d’où émane la loi morale et il situe l’avènement de l’homme, créé par
le Grand Architecte des Mondes, à une étape logique de l’évolution.
Celui-ci, « ouvrier supérieur du Grand Temple de l’Univers » peut
atteindre la Connaissance c’est-à-dire la compréhension des lois de
l’Harmonie universelle. Il devient alors un Initié, « lumière du monde
moral et sel de la terre sociale », capable de se gouverner en harmonie
avec la nature et de faire progresser la société. La maçonnerie, issue de
la tradition, se doit de donner l’initiation aux lois de l’ordre universel
et permettre une renaissance morale d’où le titre distinctif de la loge :
« La Renaissance par les Émules d ’Hiram ».
On comprend que Fauvety et d’autres spiritualistes aient été séduits
par une telle démarche et très rapidement, dès 1860, il devient
Vénérable de cette loge y introduisant quelques amis, fréquentés dans
le salon de Maxime, y compris des rationalistes comme Marie-
Alexandre Massol. Riche Gardon rechigne et juge hétérodoxe la
déclaration de principes que Carie et Fauvety rédigent et font adopter
en 1859. Il se retire et fonde alors Le Temple des Familles, une loge
qui devint le support d’un Ordre du même nom dont il se fait le
Grand Pontife avec, à ses côtés, Maxime elle-même ainsi que la veuve
d’Amédée Petit7, toutes deux auréolées du titre de Grandes Maîtresses.
Le Temple des Familles8 organise des réunions familiales culturelles
semblables à celles des Théophilanthropes. Cette déclaration de
principes, à un moment où, sous l’Empire autoritaire, la maçonnerie
ne brille pas par l’éclat de sa production, suscite de l’intérêt. Elle est
suffisamment floue pour que le Grand Maître du Grand Orient, le
Prince Murat accepte imprudemment de la laisser publier et diffuser à
mille exemplaires. La Franc-Maçonnerie, selon les deux rédacteurs a
pour base dogmatique la croyance en Dieu, défini comme le principe
de l’Ordre universel, l’immortalité de l’âme et l’harmonie universelle

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c’est-à-dire la « communion cosmique de tous les êtres, manifestée par
la multiplicité des forces, la vie progressive et l’unité des lois ».
Fauvety précise ses conceptions dans un rapport sur les travaux de La
Renaissance par les Émules d ’Hiram présenté en décembre I8609.
La maçonnerie, libre de tout engagement avec le passé mais
rattachée par la tradition « à la chaîne ininterrompue des initiations
symboliques » et donc « aux sources même de la civilisation »,
philanthropique, philosophique et progressive, est appelée à réaliser
« la religion naturelle universelle », en faisant progresser l’homme et
la société par la pratique de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.
Elle offre à ceux qui ne se sentent plus reliés aux dogmes des religions
surnaturalistes, sans leur être hostile car elle pratique la tolérance, un
asile où chacun peut conserver sa croyance tout en s’associant à une
manifestation commune du sentiment religieux et en œuvrant pour
l’édification d’un monde meilleur. Dans son Catéchisme maçonnique
de 1862, il la définit comme «une Institution propre à éclairer et à
améliorer les hommes par l’initiation scientifique, à développer la vie
morale et le sentiment religieux et à réaliser la fraternité universelle ».
A la question : pourquoi l’initiation maçonnique est-elle scientifique ?
Il répond que « les mystères ne servent qu’à révéler, sous un
transparent symbolisme, les lois de la vie et les règles de la conscience
humaine ». Ainsi, le mythe d ’Hiram symbolise l’immortalité de
l’âme. Il fait de ses conceptions une véritable doctrine. Ainsi, les
travaux de la loge sont fermés :

« A la Gloire du Grand Architecte des Mondes


Au nom de la raison progressive dans l’humanité
Sous des auspices de la Société maçonnique » et le Vénérable
ajoute : « J’affirme le Droit, je confesse le Devoir, je veux la Justice, je
crois à la Solidarité » et commente longuement chacun de ces thèmes.
On les retrouve, sous une forme profane, dans la future religion
laïque10.
Il relance ainsi un débat sur les buts de la Franc-Maçonnerie, déjà
abordé par la loge Les Trinosophes sous la Restauration et se trouve,
dans une Institution où les conceptions sont très divergentes, pris à
partie à la fois par les rationalistes qui lui dénient tout caractère
religieux et les conservateurs qui craignent que ce petit groupe, connu
comme républicain, tente de coloniser l’Institution et d’en faire le
creuset d ’une religion déiste plus ou moins inspirée de la
théophilanthropie ou de l’expérience saint-simonienne11.
Le groupuscule des maçons fréquentant le salon de Maxime, dans
sa volonté de faire de la maçonnerie un outil pour la transformation
de la société, va comploter pour empêcher la réélection, comme Grand
Maître du Grand Orient du Prince Murat qui, convoitant le Royaume
de Naples, avait au Sénat pris position en faveur des États d’un Pape
qui, s’indigne Riche Gardon envoie, dans ses États, les maçons aux
galères !12 Ils décident le Prince Jérôme, anticlérical, ouvert au monde

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du travail et qui a gardé des amitiés républicaines, à présenter sa
candidature mais l’Empereur, agacé par ce conflit opposant ses deux
cousins désigne, comme Grand Maître, un de ses fidèles, le Maréchal
Magnan.
Fauvety que son opposition à Murat a rendu populaire va devenir
l’un des proches conseillers du Maréchal, brave militaire, bon chrétien
mais piètre philosophe. Il se met malheureusement en évidence à deux
reprises. Il conseille maladroitement à Magnan de tenter d’unifier la
maçonnerie par l’absorption de l’Obédience du Suprême Conseil,
sœur mais aussi rivale du Grand Orient. Après cet échec, il lui conseille
de faire du Grand Orient une société d’utilité publique, ce qui lui
aurait valu une reconnaissance officielle mais aurait limité son
indépendance et le projet, combattu par les frères ennemis que sont
Riche Gardon et Massol, échoue. Il ne peut évidemment faire partager
ses conceptions maçonniques à une Institution aussi éclectique. Son
seul succès est tout relatif : Il présente le rapport du Conseil du Grand
Maître sur la nouvelle Constitution objet, en 1865, des débats de
l’Assemblée générale. Les maçons s’opposent entre eux à propos de
la définition même de la maçonnerie ; elle est remise en cause par des
novateurs qui, avec Massol, veulent qu’elle abandonne l’obligation
dogmatique (et inappliquée) de la croyance en Dieu et à l’immortalité
de l’âme qui relèvent des convictions personnelles pour se référer à la
liberté absolue de conscience. A l’opposé, les conservateurs, autour de
Riche Gardon, craignant la poussée de l’athéisme, sont pour le statu-
quo.
Fauvety tente une difficile synthèse. Il considère que l’athéisme est
une phase transitoire entre l’abandon d’une religion surnaturaliste
dépassée et l’adoption de la religion naturelle qui seule, selon lui,
satisfait aux exigences du cœur et de la raison. La maçonnerie, par son
rituel imprégné de religiosité, peut tolérer la présence d’athées et
faciliter ainsi leur évolution vers le déisme. Aussi fait-il voter un texte
équivoque, mais qui évite une crise interne. La croyance en Dieu et à
l’immortalité de l’âme sont toujours affirmés mais désormais
tempérés par le droit à la liberté de conscience13 ; la Franc-
Maçonnerie n ’exclut personne pour ses croyances14. Fauvety, en
voulant concilier l’inconciliable s’est ainsi rendu suspect aux deux
courants et son heure est passée. Quand le nouveau Grand Maître, le
Général Mellinet suspend avec l’accord de la majorité du Conseil de
l’Ordre la loge « l’Avenir » pour avoir créé, sous la pression de jeunes
Blanquistes, un « Comité des libres-penseurs pour les enterrements
civils » — ce qui était, il est vrai anti-statutaire et pouvait porter
préjudice à l’Institution alors très attaquée par l’Église — il
démissionne de cette instance puis revient sur sa décision mais ne se
représente pas en 1867.
Fauvety est découragé : son « Catéchisme maçonnique à l ’usage
des aspirants à l ’initiation » qui n’est pas sans valeur ne peut convenir
qu’à la petite frange des maçons déistes et passe inaperçu et dans sa

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loge même, La Renaissance, il est débordé15. Massol, son successeur,
l’ancien saint-simonien disciple d’Enfantin devenu ami de Proudhon,
met à l’étude de la loge, en 1863, les principes de la morale puis
fonde avec Caubet la revue La Morale Indépendante qui expose les
fondements d’une morale laïque universelle, acceptable par tous, car
sans référence à Dieu, à l’immortalité de l’âme et à une sanction dans
l’au-delà. Fauvety réplique, en 1865, par une Critique de la Morale
indépendante, Épître à Massol, publiée sous le couvert de l’Alliance
Religieuse Universelle.
Le courant déiste, anticlérical et républicain, encore représentatif,
s’organise. Fauvety s’affilie à la loge « Mars et les Arts » où il
retrouve Jules Labbé et surtout Léon Richer, Tardent propagateur de
la cause des femmes16. Ils participent à des conférences publiques
organisées au siège du Grand Orient, rue Cadet, pour expliquer les
principes moraux et religieux de la maçonnerie ; aussi, la jeune vague
des maçons athées vient leur porter la contradiction. Fauvety qui
présente un exposé sur le monde moral est, le 14 janvier 1866,
interpellé par Louis Redon, un Blanquiste, qui devait mourir en
déportation en Nouvelle-Calédonie. Désormais, s’il reste la garant
d ’amitié du Grand Orient de France ju sq u ’en 1883 auprès
d’Obédiences étrangères, il se contente d’être un maçon honoraire et
exprime, en 1887, dans La Religion Laïque, en post-scriptum d’un
texte d ’Oswald Wirth, sa satisfaction de voir renaître un courant
spiritualiste en maçonnerie tout en restant interrogatif sur son avenir.
Rappelons qu’en 1877, le Grand Orient a supprimé toute obligation
de croyance pour se réclamer de la liberté absolue de conscience.
Fauvety, désertant le terrain maçonnique, reprend une activité
politique en lançant, en décembre 1866, une nouvelle Revue, La
Solidarité, journal des principes, avec la participation d’Alexandre
Raisant, un ancien lieutenant de Barbés, membre de la loge « la
Renaissance ». Les Massoliens du Monde Maçonnique la disent
inspirée de la pensée de Leroux et de Bûchez. Tirée à deux mille
exemplaires, elle se veut l’organe du socialisme scientifique mais, en
réalité, s’intéresse surtout aux différents courants spiritualistes et
Fauvety y rédige de longues études sur le spiritisme ou l’immortalité
de l’âme. Sa revue est éclipsée par celle de son ami Henri Carie
coauteur en 1862 d’une biographie de Cabet et qui fonde, en 1865, le
mensuel de l'Alliance Religieuse Universelle17 qui devient en 1866 La
Libre Conscience.
Elle se présente comme une société de libres-croyants qui aspire à
préparer l’Église de l’avenir et mène le même combat contre le
catholicisme surnaturaliste et la morale indépendante proudhonienne
dénoncés par la formule : « ni Hébert, ni Loyola ». Carle se réclame de
Kant, de Rousseau, de Lamennais, de Barbés, de Leroux, de Pecqueur.
Une revue philosophique, scientifique, littéraire de bon niveau,
essentiellement rédigée par des maçons qui ferraille contre l’athéisme
avec une sympathie marquée pour le protestantisme libéral et

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l’Alliance Israélite Universelle d’où le reproche, par Fauvety, de
vouloir « concilier les croyances sur le terrain commun de l’ancien
déisme ». Carie, de son côté, reproche à Fauvety une tendance au
panthéisme. En fait, ces deux hommes sont alors très proches : la
même croyance en Dieu « principe intelligent, conscient et libre,
auteur de tout ce qui est, raison et condition de l’harmonie
universelle », en l’immortalité de l’âme et dans la solidarité humaine.
D’ailleurs, Fauvety et Riche Gardon momentanément réconciliés
finissent, en 1870, par rallier l’Alliance Religieuse Universelle où ils
retrouvent Carie, Chavée, Destrem, Luc Desages, Desmoulins, Labbé
Richer, Nus, l’ex-abbé Esmenjaud et quelques Polonais comme
Krolikowski ou Mieroslawski18. Elle va organiser, en 1870, un congrès
philosophique international du théisme progressif qui sera interrompu
par la guerre. La Libre Conscience survit jusqu’en 187319.
Fauvety retrouve tout son enthousiasme républicain à la chute de
l’Empire. Il fonde un Comité d’Union républicaine dans le neuvième
arrondissement mais à la différence de Raisant ou de Thirifocq (le
principal disciple de Riche Gardon), il ne participe pas à la Commune.
On peut rapprocher son attitude de celle de Raspail ; comme lui, il
n’approuve pas l’insurrection mais dénonce la férocité de la
répression. Il adresse sa protestation à la revue La Philosopohie
Positive de Wyrouboff qui se garde bien de la publier20. En 1874, au
côté de Charles Lemonnier, il est présent au Congrès de la Paix et de la
Liberté qui se tient à Genève en vue de créer les Etats-Unis d’Europe.
Il siège aussi au Comité parisien de la Ligue de l’Enseignement.
En août 1876, Fauvety, âgé de 63 ans, fonde un nouveau mensuel,
La Religion Laïque, Organe de Régénération sociale. « Nous parlons
au nom de la raison, écrit-il dans le premier numéro, et nous avons la
foi nouvelle ». Son but est de bâtir le fondement religieux dont la
République laïque a besoin pour relayer le catholicisme et préparer
l’avènement de l’homme nouveau socialiste. Le premier numéro est
tiré à trois mille exemplaires mais ne recueille que cent-vingt
abonnements dont ceux de Godin (du Familistère) et de Jean Macé.
L’équipe des collaborateurs est composée par la cohorte vieillissante
des amis de Fauvety : Eugène Garcin, Lionel Bonnemère, Louis
Krolikowski, Hippolyte Destrem, Eugène Nus, Auguste Castellani,
Alexandre Weill ; Elie Reclus, réfugié à New York adresse le compte­
rendu d ’une conférence sur le transcendantalisme. Fauvety rédige
encore quelques papiers politiques, demandant l’amnistie pour les
communeux, la libération de Blanqui, fait l’éloge de Raspail et même
de Gambetta. Toujours anticlérical, Il se prononce pour la séparation
des Églises et de l’État et reste fidèle au socialisme associationniste. La
devise de La Religion Laïque est :

« se gouverner soi-même en marchant vers la perfection


la religion sans prêtres, sans mystères, sans miracles ».

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« Pas d ’intermédiaire entre notre raison consciente et la Raison
consciente de l’Univers », écrit-il et il définit la religion comme « le
sentiment d’une solidarité universelle et la communion de la raison
humaine avec la raison universelle et divine ».
Le vieil homme se consacre surtout à la métaphysique et s’efforce
de préciser ses conceptions dans deux livres parus tardivement :
Nouvelle Révélation. La Vie. Méthode de la Connaissance publié en
1892 par La Librairie des Sciences psychologiques et Théonomie,
Démonstration scientifique de l ’existence de Dieu, paru en 1894 et
réédité après sa mort en 1897.
Fauvety qui a abandonné dès sa jeunesse la religion protestante
rejette les religions révélées. Sa croyance dans la perfectibilité infinie
de l’humanité le conduit, comme tous les déistes, à nier le dogme du
pêché originel et même toute intervention divine surnaturaliste, que ce
soit sous forme de miracle ou de révélation, car elle briserait la logique
d ’une évolution naturelle. Il explique, comme Riche Gardon, les
miracles par le magnétisme. Ses convictions socialistes le conduisent
également à ne pas croire en une sanction ou une récompense
individuelle après la mort. Il appartient à la génération de Renan qui
fait de Jésus un homme et sa formation maçonnique le conduit à une
explication rationnelle et symbolique des Évangiles ; il considère que
la recherche scientifique fera disparaître la foi dans les dogmes des
religions issues de la Bible dont il se proclame l’héritier. Les mêmes
convictions socialistes le font rejeter la morale indépendante qui, écrit-
il injustement, définit le bien à partir de l’intérêt égoïste. Le monde
moral a ses lois qu’il faut découvrir et qui forment la base de
l’éthique, de l’économique et du politique. Il faut rechercher un
Ordre moral d’où sa colère quand cette expression est employée par
De Broglie pour justifier une politique cléricale et réactionnaire.
L ’homme est, selon Fauvety, de par sa nature, créateur de
phénomènes religieux et éprouve le besoin de communier en religion
avec ses semblables. Il faut donc réhabiliter le mot religion sans
construire une nouvelle dogmatique qui deviendrait un jour un
obstacle à la progression infinie de l’esprit humain. Il n’est donc pas
le fondateur d ’une nouvelle religion, un être inspiré mais, se veut,
selon l'expression de l’époque, un libre-penseur croyant.
Chaque religion contient quelque rayon d ’une vérité éternelle et
c’est la convergence de ces rayons qui est l’objet, dans ses revues,
d ’études comparatives car là gît la vérité. Sa croyance dans le progrès
humain le conduit à se situer par rapport au christianisme comme
celui-ci par rapport au judaïsme et il se veut en quelque sorte le
continuateur du christianisme rationalisé, épuré de tout dogmatisme.
Le XIXe siècle doit être, dit-il, celui d’une nouvelle synthèse adaptée
au progrès des sciences.
Elle reste basée sur la croyance en Dieu et en l’immortalité de
l’âme. A la différence de Carie ou de Riche Gardon, après quelques

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hésitations, Fauvety finit par refuser à Dieu toute puissance
démiurgique et donc toute antécédence par rapport à l’univers. Il se
confond avec lui, en est simplement la raison consciente et vivante le
conduisant vers une fin juste. La création n’a donc pas eu de
commencement provoqué mais elle est une succession infinie de
causes et d ’effets. Aussi pour appréhender Dieu, il faut observer
d’abord les transformations continues de la vie terrestre et universelle
et les incessantes modifications de l’atelier de la nature. Il faut
également observer son moi conscient pour développer ses propres
qualités. Il écrit que l’Unité universelle est le nom scientifique de Dieu
dont l’existence est prouvée par le transformisme. Il appelle
théonomie, la science positive, relative et progressive qui a pour but de
prouver son existence et de mieux le définir. Fauvety ne publiera que
très tardivement, en 1885, dans L'antimatérialisme, organe de la libre-
pensée religieuse, très éphémère revue de son disciple Lessard, le texte
d’une prière que l’on pourrait rapprocher, par sa beauté, de celle des
théophilanthropes.
De par l’universelle solidarité, pense Fauvety, à l’harmonie de la
nature correspond l’harmonie dans le monde moral. Si l’homme se
transforme pour atteindre l’harmonie dans sa plénitude et transforme
la société, il collabore à l’œuvre divine. A l’opposé, toute régression
individuelle est une régression collective vers l’animalité et la matière.
Une rénovation religieuse est donc indispensable pour permettre une
transformation socialiste ; elle passe par la connaissance des lois
étemelles de l’éthique, du politique, de l’économique et des valeurs de
liberté, d’égalité, de fraternité, de justice, de solidarité, de travail,
d’association. Le philosophe, en juin 1848, accusait les nantis d’être,
par leur égoïsme, responsable des violences ; il met toute sa confiance
dans le mouvement mutualiste et fait l’apologie de l’œuvre de son
disciple Godin dans le Familistère de Guise. Le socialisme naîtra
d’une évolution spirituelle et économique.
Le second principe est celui de l’immortalité de l’âme. Fauvety,
comme hier Chemin Dupontès reconnaît qu’elle ne peut se démontrer
par la science expérimentale. Elle est pourtant une évidence car Dieu
ne peut faire banqueroute à l’homme de l’acquis d’une vie et est
donc une simple application du principe de la justice. Il définit la mort
comme le retour à l’état élémentaire par lequel le dynamisme de
chaque être doit passer pour réaliser une nouvelle synthèse afférente à
son niveau de développement. La place de l’âme serait donc fonction
de l’énergie acquise pendant la trajectoire terrestre. Prenant, en 1888,
la parole sur la tombe du Dr Guépin, il la situe « au sein des plaines
éthérées qui séparent les mondes ». Elles vont à l’attrait sympathique
qui les appelle et peuvent être appelées à revenir sur terre pour subir
une nouvelle éducation. S’il ne croit pas à la dictée sous la conduite
des esprits, Fauvety semble donc tardivement accepter le principe du
périsprit comme celui de la réincarnation. La place de sa chère
Maxime morte en 1886 est laissée à la table familiale. Il préside en

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1889 un congrès de spirites et de spiritualistes. Au terme d ’un
processus, du fait de l’évolution de l’humanité vers le bien, la vie
étemelle de tous doit finir par se retrouver au sein de l’unité divine.
Bon gré, mal gré, Fauvety est conduit à fonder sa propre chapelle.
Il bénéficie de l’aide de son petit cercle vieillissant de déistes
généralem ent maçons et prend quelques contacts avec des
groupuscules dissidents comme l’Ordre de l’Étoile de Jhouiney, les
disciples de l’ex-abbé Loyson ou l’Église de la Liberté de l’ex-abbé
Junqua. Son ami Renouvier, également contacté, lui conseille
simplement un retour au bercail protestant. Fauvety ne demande
aucun reniement dans la mesure où son Église Unitaire (selon une
expression déjà utilisée par Riche Gardon), libre et séparée de l’État,
est une école philosophique où se retrouvent divers courants spirituels.
Dans maints articles de la Religion Laïque et dans un petit essai,
Catéchisme philosophique de la religion universelle, publié en 1874
(36 p.), il s’essaie à définir cette nouvelle synthèse qui devrait
exprimer « le lien qui embrasse l’ensemble de nos rapports et nous lie
à l’ensemble des choses » et « le sentiment d'une solidarité universelle
et la communion de la raison humaine avec la raison universelle et
divine ». Elle passe par l’étude de la philosophie, synthèse de l’étude
générale des sciences, la contemplation artistique de l’harmonie et la
pratique de la morale ».
Pas de religion sans un embryon de culte ! Or, par anticléricalisme,
Fauvety est hostile à toute forme de clergé. Il prévoit donc la réunion
de petits groupes autour de recteurs élus et révocables : démocratie
oblige ! Au sommet de la hiérarchie il imagine un Conseil également
élu et révocable. Quatre cérémonies marqueraient les grandes étapes
de l’existence : l’adoption avec parrain et marraine se substituerait au
baptême ; une initiation à la vie sociale à l’âge de la nubilité
remplacerait la communion solennelle ; le mariage civil serait rehaussé
par une fête laïque de la nature ; un rituel spiritualiste accompagnerait
des obsèques évidemment civiles. Au cours de l’année seraient
célébrées l’anniversaire de la Saint Barthélémy devenue la fête de la
tolérance et on y associerait le souvenir de Voltaire ; la fête de
l’égalité serait célébrée le 4 août en souvenir de l’abolition des
privilèges et on y associerait la mémoire de Jean-Jacques Rousseau.
La Revue Laïque, faute d’un nombre suffisant de lecteurs meurt en
1879. Le titre est repris par un disciple de Fauvety, Jules Jacques
Toussaint Lessard, éditeur d’ouvrages spiritualistes qui écrit sous le
pseudonyme de Verdad; une première parution en 1885 puis, sous
forme bimensuelle, à partir de 1894 sous les titres de La Religion
Laïque et Universelle puis de La Religion Universelle car le mot laïque
prend un sens de plus en plus antireligieux. Fauvety naturellement
collabore à la Revue puis s’en détache tout en continuant à la financer
car il est en désaccord avec Verdad à propos du Christ en qui il voit
désormais un simple mythe. Lessard appelle Fauvety « son cher et
vénéré initiateur » : il est socialiste, maçon, théosophe, chrétien

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gnostique et fréquente les chapelles occultistes, ami des ex-abbés
Loyson, Boulan et Rocca, de Guaita, d’Alveydre, de Papus ou de la
Duchesse de Pomar. L ’évêque également gnostique et maçon,
membre de « la Rose du parfait Silence » (la loge de Massol et de
Caubet !) Fabre des Essarts collabore régulièrement à la Revue. Sous le
nom de L'Ordre des Temps meilleurs, Verdad crée une petite fraternité
qui célèbre une fête de printemps à la mémoire de Fauvety, de Fourier,
de Saint-Simon et d ’Allan Kardec. Au terme d ’une évolution
qu’aurait condamné Fauvety, il reçoit, revêtu d’habits sacerdotaux,
l’imposition des mains de Jean II (c’est-à-dire de Jean Bricaud) et
devient, en 1912, évêque gnostique pour les départements armoricains.
Fauvety meurt en f894 à Asnières. Ses obsèques, comme celles de
ses contemporains Riche Gardon et Massol, sont volontairement
civiles. Stephen Pichón, le futur ministre des Affaires Étrangères de
Clémenceau, maçon certes, mais dont le nom n’apparaît jamais dans
l’entourage de Fauvety lui consacre une longue et remarquable notice
nécrologique dans La Religion Universelle et nous nous en sommes
partiellement inspirés pour décrire ce personnage généreux et
complexe. Il avait vainement tenté d’élaborer une forme de déisme
républicain, anticlérical et socialiste, prenant en compte le
développement du positivisme, de la laïcité et de la libre-pensée mais
aussi ouvert à différents courants spiritualistes du Siècle des Lumières
et de son temps (de Swedenborg à Fourier et à Allan Kardec). Ses
conceptions étaient trop personnalisés et originales pour qu’il puisse
faire durablement école.

André Combes
Paris

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Œuvres de Charles Fauvety :

Bulletin du Grand Orient de France, en particulier les années 1859-


1867.
Catéchisme d’économie politique et industrielle ; question du libre-
échange Paris Moque, 1847, in 18 51 p.
Catéchisme philosophique de la Religion universelle. Premier
cahier. Explications préliminaires, 1874, 36 p.
La Chambre devant le pays. Le système. Politique extérieure. Le
cabinet du 29 octobre. L’entente cordiale La corruption électorale.
Appel aux électeurs Paris, 1846, 52 p.
Le Chemin, la Vérité. Catéchisme philosophique de la Religion
universelle. Première et deuxième initiations. Nantes, 1909, in 16, 131
p. (écrit en collaboration avec Lessard).
Critique de la Morale Indépendante, épître à Massol, Bureaux de
l’Alliance Religieuse Universelle 1865.
Gouvernement direct. Organisation communale et centrale de la
République. Projet présenté à la nation pour l’organisation de la
commune, de l’enseignement, de la force publique, de la justice, des
finances, de l’État, par les citoyens H. Bellouard, Benoît du Rhône, F.
Charrassin etc, rédigé par Ch. Renouvin et Ch. Fauvety, in 8, 426 p.
Lettre (avec Louis Goupy). L’Ether, l’électricité et la matière, Paris,
in 8, 1854.
Lettre (idem). Explication des Tables parlantes. Paris, in 8, 1860.
Ligue nationale pour l’abolition de l’impôt, Paris, 1849, 4 p. (en
collaboration).
Mémoire en faveur de la Comédie Française, adressé à la Chambre
des Députés, Paris, 1847, 31 p.
Non, l’égalité n’est pas une chimère. Discours prononcé à la loge
La Sincère Amitié.
Nouvelle révélation. La vie. Méthode de la connaissance. Paris,
Librairie des sciences psychologiques, 1892, in 18.
Philosophie maçonnique, catéchisme à l’usage des aspirants à
l’initiation, Paris, Librairie de la vie morale, 1862, 50 p. Du principe
des nationalités. L’Italie. Paris, Dentu, 1859, in 8, 31 p.
Programme politique, Paris, Braux, 1849, 47 p.
La question religieuse, Paris, Librairie agricole de la Maison
rustique, 1864, in 8, (extrait de la presse scientifique des deux
mondes).
La Religion laïque, organe de régénération sociale, Paris, 1876, 16
P-
Religion universelle. Réalisation. Qu’est-ce que la religion ?
Premier discours, Paris, Librairie de la Vie morale, 1861, 32 p. (extrait
du rapport sur les travaux de la Renaissance).
Le système Guizot, Duchatel et eie, la nouvelle Chambre, 2e édition,
Paris, 1846, 59 p.

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Théonomie. Démonstration scientifique de l’existence de Dieu,
Nantes, Lessard, 1894, 291 p.
Le Positif, journal des travailleurs, juillet-novembre 1849.
La Religion laïque, organe de régénération sociale 1876-1879.
Le Représentant du Peuple, 1848, Paris.
La Solidarité, journal des principes, Paris, 1866-1868.

1. J. Fauvety, président du Tribunal révolutionnaire d’Orange, A. Artozoul, Lyon,


1897.
2. Biographie par Stephen Pichón, la Religion Universelle, 1894, p. 676.
3. La Religion laïque, octobre 1878, p. 38, la Religion Universelle, février 1894.
Selon Lessard, Fauvety aurait fait monter Proudhon à Paris. Cette même précision est
fournie par Riche Gardon dans le Journal des Initiés (sept. 1866 p. 226). Elle n’est pas
confirmée dans la correspondance de Proudhon.
4. Dari mon : Histoire d’un Parti. Les Cinq sous l’Empire (1857-1860), Paris,
1885, p. 428. Proudhon recevait, selon Darimon, la revue maçonnique Le Monde
Maçonnique, dirigée par Louis Ulbach et François Favre, un ancien collaborateur du
Peuple. Il aurait été irrité d’y trouver des articles religieux de Fauvety.
5. Jean-Marie Caubet, Souvenirs 1860-1869, Paris, 1893, 276 p. (p. 1 à 21).
6. Gustave Lefrançais : Souvenirs d’un révolutionnaire, Bruxelles, Les Temps
Nouveaux, 1902, p. 96, 100, 119.
7. Amédée Petit, Vénérable d’une loge de rite écossais était décédé en 1859.
8. Voir le dossier au fonds maçonnique de la Bibliothèque Nationale.
9. Voir: Mélanges Charles Fauvety, mars 1860: «du caractère de la Franc-
Maçonnerie », « réponse à De Saulcy non, l’égalité n’est pas une chimère »,
« qu’est-ce que la religion ? Rapport sur les travaux de la Renaissance par les Émules
d’Hiram présenté à cet atelier dans sa tenue de décembre 1860 ».
10. La loge Les Émules d ’Hiram tombée en sommeil avait été réveillée par Riche
Gardon sous le titre distinctif de La Renaissance par les Émules d'Hiram. Son dossier
Figure au fonds maçonnique de la Bibliothèque Nationale. Jean Baylot, l’ancien Préfet
de Police et haut dignitaire de la Grande Loge Nationale Française a consacré de
longues études sur les personnalités de Riche gardon, de Fauvety et de Massol dans
« La Voie Substituée, recherche sur la déviation de la Franc-Maçonnerie en France et
en Europe ». Liège, 1968. On peut regretter que l’auteur, talentueux et bien
documenté, ait fait preuve d’une certaine partialité, accusant ces trois hommes d’être
les responsables de la politisation de la Maçonnerie et de l’abandon de la référence au
grand Architecte par un Grand Orient. Il présente une évolution naturelle et lié à celle
de la société du XIXe siècle comme la résultante d’un complot ! En réalité, Anderson
et ceux qui ont rédigé les Constitutions de 1723 pourraient être considérés comme les
premiers déviationnistes ! Et que dire de la loge des Neuf Sœurs ?
11. A propos du débat, voir: Le Monde Maçonnique : La Franc-Maçonnerie est-
elle une religion ? par Ch. 242-245. Voir aussi le rapport présenté par H. Carie à La
Renaissance, novembre 1859, p. 385-401. Voir également le Bulletin du Grand Orient
de France : La Maçonnerie est-elle une religion ? par Lizzabe Ruffoni, décembre
1859, p. 367-368 et la réponse de Fauvety, mars 1860, p. 27-43, janvier 1861, p.
509-510, février 1861, p. 537-558.
12. Fauvety prend position en faveur de l’Unité italienne dans une brochure : Du
principe de nationalité, Paris, 1859, 31 p.
13. Riche Gardon, rageur, reproche alors à Fauvety d’avoir, au nom de «la

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tolérance absolue » introduit Massol à la loge la Renaissance : Le Journal des
Initiés. 1866, p. 224-228, 261-265.
14. (1 n’est question que de croyance (et non d’incroyance) et la liberté de
conscience peut ne pas être la liberté absolue de conscience réclamée par les
Massoliens.
15. Voir la revue Humanisme n° 111, juin 1976, p. 13-18.
16. Jules Labbé et Riche collaborent au journal républicain. L’Opinion Nationale.
Les articles de Richer sont reproduits dans ses Lettres d’un libre-penseur à un curé de
village, Paris, A. Le Chevalier, 1868-1869, 2 volumes. 11 a été l’un des premiers
maçons à se mobiliser pour l’initiation des femmes.
17. Henri Carie est le fondateur de l’Alliance Religieuse Universelle. Il la
présente, en 1860, dans un essai intitulé « Essai sur les moyens de rapprocher toutes
les croyances, toutes les doctrines et de les ramener à l’unité, à l’aide des sentiments
universels inhérents au coeur humain et des principes de l’ordre moral qui forment un
lien entre tous les hommes parce qu’ils dérivent des lumières naturelles ». Il écrit avec
J.P. Beluze en 1862 une Biographie d’Etienne Cabet, fondateur de l’école icarienne.
En 1868, il préface une réédition de «Qu'est-ce que la théophilanthropic ? »
précisant l’intérêt et les limites de ce culte révolutionnaire.
18. L’Alliance reçoit les adhésions, purement formelles, d'Henri Martin, de
Michelet, de Quinet, de Jules Simon, de Crémieux et de Victor Hugo.
19. Voir au catalogue de la Bibliothèque Nationale laliste des œuvres d’Henri
Carie. La doctrine de l’Alliance est notamment exposée dans les numéros de janvier et
de mai 1873 de La Libre Conscience. Henri Carie est alors un haut dignitaire du
Suprême Conseil de France (rite écossais).
20. La Religion laïque. Tome 2 — septembre 1877-août 1878.

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DE L’ANARCHISME CHRETIEN
A L’ÉSOTÉRISME
(AUTOUR DU JOURNAL
«LE CHRIST ANARCHISTE»
1895 - 1897 )

Il y a une certaine difficulté à unir deux termes aussi éloignés que


peuvent l’être anarchisme et occultisme. Car voilà bien deux termes
qui, juxtaposés, manifestent des intérêts bien éloignés de leurs préoc­
cupations premières. L’occultisme n’a d ’ailleurs que très peu laissé
d’empreintes dans l’anarchisme, et l’inverse est tout aussi vrai.
Pour arriver jusqu’à la petite nébuleuse que nous allons survoler, il
est au préalable nécessaire de poser quelques jalons indispensables.
Notamment, il faut réaffirmer l’existence parallèle du christianisme
et de l’anarchisme, a priori destinés à ne jamais se croiser et constater
néanmoins des points de rencontres sur des positions originales, bien
que marginales.
Et si l’anarchisme a pu être pénétré, tout au moins pour l’exemple
que nous avons choisi (et qui ne prétend en aucune manière à quelque
généralisation), par l’occultisme, cela fut rendu possible par l’interpé­
nétration antérieure entre ce dernier et le christianisme.
Certains ont en effet tenté de réconcilier cet inconciliable, anar­
chisme et christianisme, par un retour aux sources primitives liant
l’homme et le divin. Cela n’était pas sans intérêt à la lumière d’une
juxtaposition factice qui pouvait parfois lier marxisme et
christianisme.
Mais cette œuvre apparaît, a posteriori, comme une opération de
séduction bien inopérante. Car l’anarchisme est bien loin d’entretenir
des relations similaires à celles que risque le marxisme avec le chris­
tianisme. Loin de répondre à une tactique circonstanciée, à l’analyse
politique dans la perspective de la conquête du pouvoir ou de la
société, l’anarchisme représente, par essence, et dans l’esprit de ses
militants, un contre-pouvoir déclaré des structures appuyant ou
renforçant l’État. Et c’est à ce titre que bien des figures libertaires se
sont prononcées pour une condamnation sans équivoque de la reli­
gion et du christianisme, tant sur un plan historique que métaphy­
sique. Il est certain que cette opprobre sortait de l’anecdote : la
“morale libertaire” ne pouvait accepter de compromis avec ce qu’elle

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considérait comme l’une des principales sources de l’État et de
l’Autorité1.
De Proudhon, Bakounine, Kropotkiné à Sébastien Faure, Dieu
représentait l’Autorité (c’est en tout cas la vision du Dieu
transcendant, tout-puissant, omniscient, autocrate, pour lequel
l’homme vit ou subit sa liberté (la perd), vision populaire censée être
véhiculée par l’Église Catholique depuis le XIIIe siècle et renouvelée
par la bourgeoisie à partir du XVIIIe). Ainsi le problème religieux se
révélait être à la base de la question sociale et la religion ne pouvait
prétendre être qu’une affaire privée. Cette primauté de l’ordre divin
sur l’ordre naturel et humain s’identifia, dès Proudhon, au Mal absolu
(c’était une négation de l’Homme), à l’esclavage d ’autrui, à l’État.
C’est sur cette idée d’un Dieu au sommet que se reposaient toutes les
autorités, notamment les églises et les clergés qui avaient accepté, et
c’est là le cœur de la critique libertaire, de respecter et de soutenir
l’autorité de l’État, de pérenniser les inégalités sociales ou les
injustices. Que de guerres au nom d’une foi (foi religieuse,
patriotisme, capitalisme, communisme, scientisme...) dénonçaient les
libertaires. Que d ’appuis, que de soutiens à des régimes politiques
aussi divers qu’odieux. Monarchiste au temps des rois, républicaine
sous la République, nationaliste dans les conflits, blanche en Afrique.
Combien de retard pris dans le progrès (il ne s’agit pas du progrès
technique) de l’Humanité par la faute de cette soumission à
l’espérance en l’attente d ’une éternité meilleure ? Dieu créateur, Dieu
responsable, Dieu coupable. La religion était ressentie comme
l’instrument de la collaboration entre un clergé réfractaire à la liberté
et entre l’État. Le christianisme se voyait ainsi accusé de véhiculer des
principes immoraux : fausse fraternité, l’absence de lutte face au mal
et aux duperies, face à la violence. Les libertaires étaient donc, et ils le
demeurent parfois, en opposition radicale avec les pratiques des
églises, tant pour leurs Histoires que pour leurs métaphysiques
entretenues de l’illusion et de la providence. « L’ignorance dans le
cerveau, la haine dans le cœur, la lâcheté dans la volonté, voilà les
crimes que j ’impute à l’idée de Dieu et à son fatal corollaire : la
religion. »2.
Le Dieu de la religion, des églises, de l’Église (sans distinction
puisque les anarchistes professaient une foi athée, matérialiste et
scientiste à l’exemple de Sébastien Faure) était la source du mal
absolu. Et si par un malencontreux hasard Dieu existait, alors, comme
le disait Bakounine, il faudrait l’abolir.
Toutefois, leur répondaient les anarchistes chrétiens, les libertaires à
l’instar des marxistes attaquaient plus le Dieu réécrit par la
bourgeoisie et le clergé que celui des chrétiens primitifs, plus
l’interprétation erronée d ’un message institutionnalisé que la
révélation originelle.
Le mouvement libertaire aurait ainsi assiégé une coquille vide de
tous fondements, un avatar d’hérésie historique3.

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Pourtant, les marxistes et les anarchistes étaient conscients que le
christianisme primitif représentait un moindre mal pour la société,
mélange de rêves mystiques et de revendications sociales. Mais jamais
ils ne semblent avoir pu en accepter toutes les conséquences. Le
fardeau d ’oppression était trop ancien et pesant pour tenter de
réformer de l’intérieur un système qui leur était indubitablement
hostile dans sa presque totalité.
De la fin du XIXe siècle à la Première Guerre Mondiale, entre cette
école libertaire majoritaire et les anarchistes-chrétiens, des auteurs
sensibilisés à la démarche du Christ et à son enseignement militèrent,
et renoncèrent à bien des aspects miraculeux et mystiques. Ils
illustraient, sous divers aspects, le passage de la tolérance à
l’obédience, de la sensibilité à l’engagement, du rêve à l’apostolat.
Ainsi, avec Paul Berthelot (1880-1910), c ’est un voyageur
typographe, parti étudier les “primitifs” des forêts amazoniennes, qui
a écrit son « Évangile de l’Heure ». Parabole de l’enseignement du
Christ, transposition à valeur exemplaire, le christianisme des Évangiles
canoniques est retravaillé dans un esprit libertaire dénué de tout
mystère. Car ce n’est pas tant le message spirituel que le message
social du Christ qui (lui) est digne d’observance. Et la parabole est
fort simple. C’est un prêcheur des campagnes, des villes et des villages,
c’est un christ contemporain. Il annonce la bonne parole de Sang et
d’Or. Sang pour les riches, les corrompus, les puissants. Or de la
liberté pour les pauvres. « Mon nom est : Quelqu’un ; Ma patrie : La
Terre ; et l’Heure que j ’annonce est celle des comptes à régler »4.
P. Berthelot exhorte, dans son pamphlet évangéliste, à la bonne
chère, au rire, à la vie ; il invite à ne plus payer les loyers, à la solidarité
dans le travail, à la justice équitable, à la collectivisation des terres, à la
désobéissance envers l’État et les religions, etc.
« L’Heure que j ’annonce est celle de la vie ».
Et tout comme le Christ, le prêcheur dérange les puissants et se fait
l’ami des opprimés. Aussi est-il dénoncé, arrêté, condamné à mort
pour des crimes dont il se sait innocent. « Car la voix qui annonce des
vérités menaçantes (...) s’ils ne peuvent la réduire au silence, ils
l’étouffent dans le sang (...). Il est bon que je meure maintenant (...)
pour que mon sang scelle ma parole. »5.
Avec son « Évangile de l’Heure », Paul Berthelot ôtait toute
transcendance, supprimait la métaphysique pour réhabiliter l’homme.
Pour Han Ryner, la frontière entre anarchiste et chrétien s’estompe
singulièrement. Se dirigeant d’un pas léger vers la métaphysique, Han
Ryner (Henry Ner, 1861-1938), poète et philosophe “cynique”, n’est
pourtant ni libertaire en soi, ni chrétien de cœur. Dans son
« Cinquième Évangile », il retrace la vie du Christ, homme de bonté,
d’amour pour son prochain, et dénonce les errements ultérieurs d’une
Égl ise qui s’en prévaut. Son récit suit les Évangiles canoniques au plus
près. Han Ryner était croyant mais hors de toute Église.
Sa figure du Christ n’est pas dénuée de foi en l’Éternel, son Père.

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C’est un philosophe d’une grande valeur morale, prêchant amour et
liberté. Mais point de miracle... à l’exception de la survivance du
Christ au supplice de la Croix. Il n’y est d’ailleurs pas question de
résurrection car, pour Han Ryner, le Christ ne peut être mort sur une
croix. Le Christ doit vivre un second supplice, bien plus terrible que le
précédent qui ne touchait que son corps : celui de voir ses adorateurs
le déifier, lui l’homme, malgré ses appels à la raison ; celui de voir sa
Parole violée, son enseignement se perdre dans le faux et le
superfétatoire. Il est impuissant à convertir Saül à l’amour véritable. Et
Saül devient, malgré la volonté de Jésus le dépositaire irréfléchi de la
Parole tronquée du Christ, pour le malheur de l’Humanité. « Et sous le
nom de liberté, il établit une servitude nouvelle. Car, au lieu de la
servitude des mains, il établit la servitude des esprits ; et, s’il détruisit la
Foi de la loi, ce fut pour édifier la loi de la Foi. »6.
Le message chrétien primitif, dont l’énonciation strictement
chrétienne aurait été amputée, a donc été une source féconde, un
support imagé, une référence culturelle, dans la doctrine sociale de
certains libertaires comme Paul Berthelot ou Han Ryner (une doctrine
anarchiste d’Évangile, de bonnes paroles, avec au centre du système
un Christ martyr de la cause libertaire).
Mais au-delà de cet aspect humaniste et philosophique, a coexisté
un anarchisme spécifiquement chrétien voire un christianisme
intrinsèquement libertaire, qui ne niait et n’atténuait pas le divin, mais
au contraire le requalifiait par le biais de l’anarchisme. La base de
cette composante chrétienne doit se chercher, comme nous venons de
le constater, dans l’existence d’un message chrétien primitif à fortes
tonalités sociales voire révolutionnaires, qui répondrait alors au dogme
libertaire de l’anti-théisme et le compléterait. La liberté au nom de
Dieu et non plus de l’Homme.
Que ce soit avec Léon Tolstoï, ou avec Emile Armand, le rejet du
christianisme, s’il était compréhensible, ne signalait qu’une méprise.
Le mouvement libertaire classique avait vite évacué Tolstoï de son
panthéon, sous le prétexte un peu fallacieux qu’il ne se serait jamais
déclaré anarchiste7.
Emile Armand était un individualiste libertaire, apôtre de l’amour
libre. Il avait théorisé une vive opposition entre deux formes de
l ’anarchism e : l’une individualiste ou plutôt m utualiste,
philosophique, rationnelle, constructrice, et pour lui-même chrétien ;
développant le naturisme, le pacifisme intégral, le végétarisme,
l’espéranto, le néo-malthusianisme... en un mot, une pensée libertaire
qui détournait de l’autre forme, celle du communisme libertaire qu’il
jugeait émotionnelle, dogmatique et destructrice. Pour cette branche
minoritaire du mouvement libertaire, c ’était l’élaboration des
institutions et des dogmes qui avait souffert de multiples erreurs
d’appréciation tant au niveau philosophique, moral, que pratique. Le
message s’était détourné de son sens originel pour servir des
corporatismes. A cette critique de l’institutionnalisation dévoyée

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répondait donc une tentative de reconstruction du christianisme
originel, primitif.
Cette référence au christianisme primitif n’a d’ailleurs pas été le
monopole des anarchistes-chrétiens. Nous en avons vu quelques
exemples précédemment8.
Il s’agissait, pour Tolstoï par exemple, de se ressourcer auprès des
textes originaux de l’Ancien et du Nouveau Testament, mais aussi de
l’Orient. Ainsi croyait-il qu’il valait mieux suivre la lettre des textes
révélés que leurs commentaires, aussi savants soient-ils.
Le Dieu de la Bible et des Évangiles s’opposerait à l’ordre établi
ainsi qu’aux rois, et refuserait fondamentalement le pouvoir9.
Le Dieu des chrétiens (et des juifs) serait donc un dieu libérateur,
un brin révolutionnaire. Aussi les anarchistes chrétiens refusaient toute
intervention temporelle de la religion au sein de la cité. L’Église
n’avait pas à s’immiscer, voire à collaborer avec les pouvoirs
politiques ou idéologiques car son pouvoir ne venait pas de Dieu. Elle
n’avait donc pas de raison d’être.
Cet argument principal fut constant et cohérent avec l’idée du vol
de la Révélation. Telle pratique des églises ou de l’Église n’était pas
conforme aux Écritures. Les Églises, prêchaient-ils, n’ont qu’un but
« (...) voiler le sens vrai des paroles du Christ et leur substituer leur
enseignement à elle [Elles] (...) justifient] l’existence des prêtres
vivant au dépens du peuple »10. Établir comme une nécessité la
construction d ’un clergé ou d ’un état, voilà la trahison. Suivre
l’enseignement du Christ, c ’était demeurer humble face à ses
semblables, ne pas les oppresser, ne pas les commander ; l’idéal aurait
été de se transformer en un piètre homme politique et de terrain.
L’idéal politique devenait ainsi un idéal de médiocrité, un éloge du
moindre mal pour autrui, de l’incompétence active. Dieu ne
promulgue pas de lois, il est la loi « commune à tous les hommes,
puisqu’en dehors de la soumission à une seule et même loi, humaine
ou divine, aucune société ne saurait exister»11. Comment dans ces
conditions un homme pourrait-il commander à un autre homme et se
conformer à la règle divine... Ainsi l’homme n’avait à reconnaître
qu’une seule loi, celle de sa conscience, la loi intérieure divine, c’est-
à-dire l’amour.
L’Église se serait toujours trompée. Son Dieu Tout-Puissant
trouvait une explication ; une interprétation tardive niant la liberté
hum aine12.
Car le « Royaume des cieux est en vous », c’est-à-dire en dehors
des constructions humaines, telles que les états ou les églises, mais dans
le vécu quotidien, dans l’amour qui est le fondement de la loi divine et
humaine, dans la résistance non-violente au mal, dans la vérité. Pour
les anarchistes chrétiens, dans les églises, le message libérateur du
Christ s’était transformé en une morale perverse, en des institutions
plus ou moins inféodées, plus ou moins organisatrices de l’Etat.
C ’est la redécouverte de la parole originelle dissimulée qui était

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Offerte comme alternative, comme un nouveau mode de vie
intellectuelle et physique.
Le but des anarchistes chrétiens était bien éloigné de celui de leur
condisciple athée. Bien loin l’idée d ’embraser la terre d ’une
révolution sociale, économique et politique, et pourtant si proche la
révolution par l’esprit, la révolution spirituelle13.
Tel était pour les anarchistes chrétiens le sens du christianisme
primitif, du véritable christianisme. Il ne pouvait s’agir d ’un
christianisme où tel maître religieux s’approprierait tel aspect lui
convenant et rejetterait tel autre : tout accepter, ne rien refuser, en
revenir aux fondements.
Les principes de cet enseignement étaient si simples : l’homme doit
vivre de l’amour intérieur divin (et de la liberté) contre l’État bestial
(les églises, la guerre, la nation), et dans la non-violence au mal14.
Le flirt entre le christianisme primitif et l’anarchisme se doit d’être
considéré avant tout comme une utopie au sein de l’utopie, comme un
idéalisme à la fois social et spirituel. La transcendance que les
anarchistes avaient fait mourir avec Dieu ressurgit alors dans le social,
et c’est la vie quotidienne sur la Terre elle même qui devait devenir le
Royaume de Dieu, apporter la communion avec la loi divine...
Ainsi « L’absence de Dieu, l’Athéisme, n’est nullement une
condition essentielle de l’anarchisme : [mais] la présence du Dieu de
Jésus-Christ est la condition essentielle pour la libération de
l’homme. »15
Jacques Ellul dénonce avec élégance la dérive possible d’une
révolution, même libertaire, même éprise au plus haut degré de liberté,
vers le totalitarisme et la dictature, si la conscience morale et spirituelle
ne s’y exprime pas. Dans cette perspective, il est vrai que l’anarchisme
chrétien n’est peut-être pas une doctrine aussi idéaliste, aussi utopique,
comme nous venons un tant soit peu de le déchiffrer. Mais
l’introduction de la divinité au sein de l’apostat anarchiste est
également une greffe d ’autorité, un reliquat dont l’essence est de
“conduire” l’homme libre anarchiste, de tempérer sa fureur naturelle
et sa convoitise. Vision plus pessimiste que la vision libertaire
classique, la nature de l’homme ne serait pas fatalement bonne, mais
au contraire irrémédiablement pervertie16.
Le christianisme et son renfort de déités ne sont plus, dans ces
conditions, que des agents modérateurs de la Liberté de l’homme, du
libertaire.
Ce discours, établissant une hiérarchie dans l’autorité, est vicié pour
les anarchistes classiques. Une autorité ne peut être bonne, par essence.
A savoir, que le Dieu de bonté et d’amour, cette autorité présentée
comme l’archétype de la liberté que pourrait exercer le genre humain,
demeure pour eux une construction, une vue de l’esprit. Au simpliste
Ni Dieu, Ni Maître, les anarchistes chrétiens répondaient : un Dieu
d ’amour et de bonté libertaire, sur lequel renchérissait un Ni Dieu
d’amour et de bonté, ni Maître.

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Il est vrai qu’au niveau théorique, la pensée anarchiste est
essentiellement intéressante non pas par ses apports intellectuels, mais
par sa critique des critiques (critique du m arxism e, du
christianisme...). Cette pensée ne se laisse pas enfermer dans une
théorie, dans un projet aux contours précis. Les anarchistes ne sont
peut-être pas aussi naïfs dans leur vision de l’homme et de l’univers.
Ils sont irréductibles et leurs organisations ne doivent être rapportées
que comme le haut de l’iceberg. Elles servent de laboratoires
imparfaits aux idées en germe dans la société. Si pour certains points
de leur doctrine, les anarchistes ont accepté des divergences (anarcho-
syndicalisme, communisme libertaire, individualisme), il est clair que
dans le domaine sensible du religieux, la situation devenait pour le
moins complexe et conflictuelle dans les relations qu’ils pouvaient
entretenir avec les anarchistes qui possédaient un esprit religieux. Car
il ne s’agissait plus d’une remise en question technique (ou tactique,
voire de méthode), mais du fond doctrinal même. Pour la majorité des
anarchistes, la composante chrétienne n’avait rien de libertaire. Elle
fut d ’ailleurs toujours tenue en une certaine quarantaine forcée vis-à-
vis des Congrès ou des organisations classiques. Le Congrès
antimilitariste d ’Amsterdam de 1905 écarta ainsi la motion de
résistance passive présentée par Emile Armand, disciple éloigné de
Tolstoï.
Tolstoï lui même ne se considérait d’ailleurs pas à la tête d’un
tolstoïsm e quelconque. L’anarchisme chrétien était pour lui
essentiellem ent une valeur individuelle, en dehors de toute
organisation.
C ’est avec la première guerre mondiale que la pensée anarchiste
chrétienne s’estompa, toute comme l’influence prépondérante des
anarchistes individualistes. La Révolution russe y était pour beaucoup.
Des quelques disciples de Tolstoï et d’autres, il ne resta bientôt qu’une
poignée de militants esseulés, éparpillés dans les pays Scandinaves et
slaves.
Force est de constater que quand l’anarchisme s’en remet aux
mains du christianisme, sa nature matérialiste, rationnelle, verse dans la
métaphysique humaniste ; la religion vient comme secours moral,
apporte une seconde légitimité au combat pour la liberté. Quand
l’anarchisme-chrétien se volatise au contact de l’occultisme, un saut
dans le néant s’opère.
Le mouvement anarchiste dans son ensemble17 condamne toute
référence et tout usage des sciences dites occultes, et de l’ésotérisme
en général, comme des formes malheureuses de mysticisme,
d’irrationalisme et de trucages destinés aux gogos.
Tolstoï, qui n’était pas occultiste, pensait néanmoins à la fin de sa
vie que le cadre du christianisme était par trop restreint18.
C’était pour la vision de ce penseur, une grande gêne intellectuelle.
Il est certain que cette gêne se retrouva également chez certains
anarchistes et certains chrétiens, inquiets de ne jamais pouvoir assister

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à la révolution. Ces derniers y répondirent à leur manière. Ce que le
nihilisme russe, ce que la propagande par le fait (les attentats)
n’ébranlaient guère, il fallait le chercher dans les mystères célestes de
la vie et de la mort, notamment dans le spiritisme fin de siècle qui s’y
prêtait.
L’action secrète et cachée, d’occulte dans les mots19, se transforma
en mission occulte dans les lettres.
L’occultisme, pris dans un sens très large, peut être une expression
extrême de l’idéalisme religieux ; il autorise l’identification et le
transfert de l’homme au divin. L’homme chrétien et libertaire est en
fait un dieu qui s’ignore, un démiurge potentiel ; il en possède tous les
attributs. Nous parlions d ’utopie dans l’utopie. 11 est certain qu’une
formulation triplée serait tout aussi adéquate.
La démarche de l’anarchisme chrétien vers l’occultisme n’a pas
connu la moindre ampleur. L’étude du mouvement libertaire menée
par Jean Maitron20 a suffisamment démontré, d’une part la faiblesse
congénitale des apôtres libertaires en France, d’autre part l’existence,
embryonnaire et anecdotique d’une déviation occultiste (notamment à
Toulon). Il nous a paru tout de même intéressant de nous pencher sur
ce trait atypique tant pour faire la lumière sur ses acteurs, que sur sa
démarche. Il est vrai que le sujet peut paraître fort restreint, tant le
nombre des acteurs l’est.
Cet occultisme varois qui supporte notre démarche, a vivoté au
cours des quelques dernières années du XIXe siècle, entre 1884 et
1898 (date à laquelle nous avons perdu toute trace). Il rassemblait sur
Toulon et ses environs une dizaine de membres actifs, et quelques
dizaines d’adeptes plus ou moins imaginaires (à Avignon et à Genève
notamment).
Ce mouvement occulte se donnait pour nom PUniversellisme et
s’échafauda avec Marie de Saint-Rémy, écrivain délaissé, libertaire
illuminée de spiritisme, et guérisseuse à ses heures.
L’Universellisme s’est présenté comme une École occulte, mélange
de doctrine libertaire, chrétienne voire christique.
Marie de Saint-Rémy, de son vrai nom Marie Andrieux (née en
1851-?, à Saint-Rémy, Var ; baptisée catholique, élevée chez les sœurs
de la Miséricorde de Moissac) prétendait avoir été choisie par un
cénacle bien singulier d ’« individualités fluidiques » pour représenter
sur Terre, dans le monde des vivants, et dans son propre corps, l’esprit
de l’harmonie divine. Auparavant, en un autre temps et en un autre
lieu, ceux-ci avaient élu domicile en une personnalité nommée Jésus
(et avant elle encore dans une autre, appelé Moïse...) dans le même
but.
Avant d ’en venir à l’étude de la triple doctrine Universelliste
(anarchiste, chrétienne et occulte), jetons un regard rapide sur
l’organisation de cette École déjà originale.
L’activité réelle de l’École Occulte Universelliste semble s’être
restreinte, pour des questions financières et de développement retardé,

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à l’édition, notamment de publications à parution très irrégulière. En
1885, « L e Journal d ’Outre-Tombe », se voulant'un organe de lutte
contre le catholicisme et la franc-maçonnerie, ne dura pas. Pas plus
que « Le Gambetta » qui lui fit suite (2 numéros en 1893) ou « Le
Jugement Dernier» (également 2 numéros en 1893).
L ’Universellisme, encore en gestation, devint adulte avec la
parution quasi régulière du «C hrist A narchiste» (12 numéros
imprimés entre juin 1895 et janvier 1897 — l’avant-dernier numéro
du « Christ Anarchiste » annonçait alors la fin du monde pour les mois
à venir de cette année-là, première ANNÉE de la NOUVELLE
SOCIÉTÉ, sans gouvernement, sans religion). C ’est en fait
l’Universellisme qui disparut à la fin de cette même année, avec sa
dernière publication « L’Antéchrist » (3 numéros de novembre à
Décembre 1897).
Sur le papier, l’École Universelliste était structurée en trois
phalanges bien distinctes, mais en réalité très imbriquées les unes aux
autres, au point de les rendre virtuelles, et de les confondre avec la
publication de l’École. Chaque niveau se conformait à une
symbolique (armes universellistes, animaux symboliques, fleurs
emblématiques, couleur, métal et pierre, similaire à des tableaux de
correspondances bien classiques). A la base, formant le cercle
extérieur, les M embres de la Phalange des Étudiants de
l’Universellisme, écharpe bleue, devaient signer pour être acceptés un
petit texte qui n’avait pas toute la valeur d’une profession de foi.
Par la suite, et pendant trois années, ces Étudiants, censés partir à la
recherche de leur équilibre intérieur, ne participaient pas de droit aux
activités occultes et révolutionnaires.
Les seules armes dont ils se prévalaient étaient la parole et la plume,
la persuasion et l’écriture dans les colonnes des publications
successives. A l’issue de cette période probatoire, les Étudiants étaient
libres de s’en aller sans autre formalité. Des sept membres identifiés,
six étaient Étudiants ; tous venaient du catholicisme. La plupart
signèrent quelques articles dans le « Christ Anarchiste », notamment
Joseph Babinger qui en était le gérant. Notons la présence de Joanny
Bricaud, jeune homme à l’époque encore inconnu, affilié en octobre
1898 à l’Universellisme, et qui signait là probablement son entrée (?)
en ésotérisme.
La phalange des Militants, le second degré de l’École, avait comme
objectif d ’agir et de lutter contre les ennemis de la vrai foi, sur un plan
occulte. Au bout de trois ans d’Études minimales, les Militants
possédaient alors la volonté et l’effort fluidique. Ils étaient devenus
des Justes et avaient satisfait aux quatre valeurs fondamentales de
l’École.
Le phalange des Rénovateurs (Suprême Troisième Phalange ou
Maîtres en conscience, ou encore Dieux) n’avait qu’un membre...
Mary de Saint-Rémy. Le Rénovateur était “le Justicier”, agissant et
condamnant ses ennemis par la force et la pureté de sa pensée. La

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Rénovation était ainsi « le summum de la perfection que peut atteindre
l’être humain dans sa conformation anatomique, physiologique et
fluidique »2I.
Marie de Saint-Rémy s’était initiée à la Phalange des Étudiants (elle
l’avait instaurée...) en janvier 1884. Trois années plus tard, elle en
‘‘devenait” Militante. Puis en 1898, après lecture de « l’Acte de
Réception des Rénovateurs »22, elle devint le premier Rénovateur
charnel de l’Universellisme qui s’éveillait au monde, et siégea dès lors
au Conseil Suprême des Justes, en astral. Ce Conseil était censé guider
l’Humanité, et réunissait l’ensemble des guides spirituels physiques et
fluidiques, dans un grand air œcuménique et syncrétique.
L’activité dans les trois phalanges se divisait en deux. D’une part
les exercices strictement occultes, notamment les condamnations à
mort mensuelles des principaux dirigeants politiques du monde
entier ! D’autre part le travail d’éveil spirituel proprement dit, soutenu
par un Rituel et un Credo : credo politique contre l’État et les partis,
credo économique — contre le capital mais pour le travail, credo
philosophique : « Dieu est la synthèse des principes de Vérité, de
Liberté, d ’Amour et de Justice rayonnant dans le domaine de la
Pensée individuelle et collective de l’humanité. (...) Je crois que le
diable est la fusion dans les cerveaux et les consciences des principes
de haine et d’autorité, de mensonge et d’iniquité (...) Je crois en la
réincarnation parce qu’elle explique et détermine la connexité qui
existe entre l’action du passé, du présent, de l’avenir et qu’elle est la
seule foi qui puisse satisfaire la science, la logique, la raison, la
justice »23.
L ’Universellisme consistait tout simplement en une forme
spiritualiste de l’anarchisme. En accord sur le terrain politique avec les
anarchistes, les Universellistes s’en dissociaient sur le plan
philosophique et métaphysique. L’Universellisme était néantiste
(nihiliste) immortaliste, réincarnationniste alors que l’anarchisme se
vautrait dans le scientisme et le matérialisme, et n’évitait pas les écueils
du vice, affirmaient-ils. L’Universellisme, c’était donc l’anarchisme
sans le vice. La pensée de Tolstoï n’en disait pas moins, mais un peu
plus. L ’anarchisme, sans le secours de la métaphysique était
condamné à disparaître.
Que voulait l’Universellisme ? Régénérer en partie l’Humanité.
Marie de Saint-Rémy pensait être le premier des prophètes libérateurs
et rénovateurs.
L ’union entre l’anarchisme chrétien et l’occultisme découlait
naturellement d’une vision métaphysique du monde.
Fille du divin, l’Idée (c’est le terme employé pour désigner le
vecteur de l’essence divine) représentait la totalité des expériences et
des vies humaines. Cette Idée, jusqu’à l’incarnation en Marie de Saint-
Rémy ne s’exprimait qu’à travers l’individualisme, la division des
nations, le capital et les iniquités sociales, les églises...
L’Idée était en effet prisonnière de la volonté des Grands de la

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Terre. Les Initiés (ou Cénacle Posthume, il s’agissait en fait d’êtres
fluidiques alliés temporaires de l’Universellisme) avaient, dans leur
sage retraite astrale et leurs multiples incarnations successives,
expérim enté toutes les erreurs des systèm es religieux ou
gouvernementaux qu’ils jugeaient désormais être le Mal des Ténèbres
de l’Autorité. Ils libérèrent alors l’Idée de sa servitude au Mal, pour la
mettre au service de la “Justice Immuable”, à savoir la justice divine
intrinsèquement bonne (à l’image de l’amour prêché par Tolstoï),
l’illuminèrent et l’incarnèrent collectivement en Marie.
C ’est le Catéchisme Universellste24 qui nous permet d’entrevoir les
desseins, la morale à la fois libertaire et chrétienne de l’École, à travers
quatre fondements. Ces préceptes, rigoureux, devaient être suivis et au
sein de l’École, et vis-à-vis du monde extérieur.
L ’Universellism e, au-delà de ses références à l’anarchisme
(négation des autorités pour être très bref), exhortait les hommes à
vivre selon des principes très stricts :
— dans une saine Moralité (amour libre, mais en dehors de la
polygamie et de la polyandrie, abstinence de trois mois entre chaque
partenaire...)
— dans la Tempérance (refus de l’alcoolisme qui aurait miné (?) le
mouvement libertaire de l’époque ; mais aussi prosélytisme envers le
végétarisme considéré comme un digne retour à une forme de vie
primitive certes, mais moins corrompue)25
— dans la Tolérance (affirmation de la liberté de croyance)
— dans la Solidarité (égalité des membres, abolition de la propriété
individuelle avec mise en commun du logement, de la nourriture, des
vêtements qui devaient êtres «uniform es» (!!!), ainsi que des
sentiments et des plaisirs).
Ce mode de vie, qui semble très exigeant sur certains points, se
complétait d ’interdits et d ’obligations diverses portant sur la vie et la
mort : interdiction de se soigner à l’Hôpital (Marie de Saint-Rémy
n’était-elle pas une célèbre guérisseuse ?!), interdiction de se rendre
dans des lieux impies comme les cimetières, refus des rites et des
cérémonies funéraires, obligation de suivre la crémation et la
dispersion des cendres.
Des Fermes universellistes, qui correspondaient typiquement aux
“milieux libres” des anarchistes, avaient été aménagées. Il s’agissait
de « se procurer par l’union et par le travail, toutes les jouissances du
corps et de l’esprit. » « On s’y réunit non pour boire, jouer, ou
disputer, mais pour travailler, aimer, s’amuser. D’ailleurs, on n’y vend
aucun spiritueux, sauf l’apéritif Universelliste et le digestif du même
nom. (...) Il y a une bibliothèque, du papier, de l’encre mis
gracieusement au service de tous les Fermiers, Fermières et Anarchistes
des autres écoles. »26
Deux projets de ces fermes aboutirent : l’un à Toulon, à la
propriété de Marie de Saint-Rémy (Ferme Marie-Joseph), l’autre à
Avignon (la ferme participa à l’élaboration du troisième numéro du

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journal), et peut-être une troisième à Genève (une Ferme Guillaume
Tell dont nous n’avons pu retrouver trace).
Le cœur de l’organisation était en Marie. C ’était une véritable
militante libertaire, tenace. Attaquée par les anarchistes conformistes,
beaucoup plus sur les à-côté mystiques (L’Universellisme) que sur sa
doctrine anti-autoritaire, les conceptions qu’elle défendait étaient
pourtant identiques, en une vaste synthèse que n’aurait pas renié
Sébastien Faure, à celles exprimées par les individualistes et certains
communistes-libertaires.
Sa grande préoccupation personnelle plongeait dans les racines de
la division de la société. Marie de Saint-Rémy était féministe et
souffrait de voir ainsi la femme illégitim em ent rabaissée,
illégitimement confinée dans des activités subalternes. La femme se
devait de relever la tête, et pourquoi pas en tenant le rôle de
prophétesse. Si l’égalité ne passait pas par soi, à quoi bon la défendre.
Que ce soit dans « Le Christ Anarchiste » ou dans des publications
postérieures, Marie de Saint-Rémy a toujours affirm é une
condamnation récurrente de l’antisémitisme. La position n’était pas
toujours facile à tenir. La légende prétend que les anarchistes,
notamment pendant l’affaire Dreyfus, avaient toujours été à la pointe
du combat pour la révision. Il n’en avait rien été. Les anarchistes, à de
rares exceptions, ne se préoccupaient guère du sort d ’un officier
incarcéré. Traître ou calomnie, peu importait. L’Armée se déchirait,
cela par contre était important. Ce n’est qu’à partir de 1899, que les
anarchistes entrèrent en rangs serrés dans la bataille, près d’un an
après l’article de Zola.
Pourtant, dès 1895, Marie de Saint-Rémy et Bobinger dénonçaient
tout à la fois les atteintes au peuple juif (mais condamnaient a
contrario les juifs riches « circoncis » exploiteurs du prolétariat... dans
le n° 1 du même « Christ Anarchiste »... même si le Christ était lui-
même avant tout un juif) et la folie stupide et aveugle de Drumont :
« Drumont, ce n’est pas les juifs qui sont coupables de l’accaparement
des produits sociaux, ce sont vos lois qui sont le produit de vous tous
chrétiens, juifs et autres. » « ( ...) les procédés de la Libre Parole
exaspèrent et plongent plus encore l’égaré dans le crime et
l’erreur »27.
En 1898, elle publia même un ouvrage « Le Miracle de Notre-
Dame de Lourdes, à la grotte de Massabielle, 20 août 1898 (Toulon,
1898) dans lequel elle affirmait avoir été contactée par le même être
astral qui avait rencontré Bernadette Soubirous. L’esprit se serait alors
servi d’elle comme comme d ’un secrétaire, dénonçant la cabale contre
Dreyfus, et appelant une révision du procès. C ’est l’action de cet
esprit qui aurait alors contraint le Ministère à la révision.
Les influences chrétiennes de Marie de Saint-Rémy et des adeptes
étaient relativement contradictoires. S’attachant essentiellement aux
idéaux du christianisme primitif, délaissant l’Église Catholique,
déniant tout droit à ses journaux28, condamnant les marchands du

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Temple et la papauté, le pardon et la résignation. Mais jamais
rU niversellism e ne prôna une relecture des Écritures ou des
Évangiles. Ceux-ci étaient tout simplement ignorés, les textes étant non
plus dénaturés comme chez les Anarchistes chrétiens, mais des faux.
Ce christianisme était avant tout culturel.
Le but était de sortir Jésus (l’un des Christs, car Jésus n’était
considéré que comme l’un des nombreux êtres dans la famille des
Christs), l’un des leurs, de la domination des “monarchistes et
sacerdotaux”, l’ôter de sa croix morale, le dégager des faux dogmes
contredisant la véritable morale chrétienne29. Car, en effet, ce Christ
dont ils rêvaient était « pauvre, simple, modeste, méprisant le faste, le
luxe, tout cérémonial »30. Il était l’Homme et l’humanité était la
Divinité. « Les christs modernes sont ceux qui s’approchent le plus de
l’espèce de Jésus-Christ antique par leur vie exempte d’intolérance,
d ’égoïsme, d’envie, de jalousie, d’immoralité, d’intempérance, de
bassesse, de mensonges, de cruauté ! »3I Mais l’opposition avec le
message du christianisme résidait sûrement plus dans la conception de
la liberté immédiate. Conception qui légitimait le soutien le plus
ardent aux terroristes individualistes (Marie de Saint-Rémy semblait
fascinée par l’action directe, sentiment refoulé à grande peine, avec
l’appui de son esprit religieux, jugeant la méthode peu efficace) et
soutenait certaines formes de violence.
L’Universellisme était éclectique, tenant aussi bien du christianisme
libertaire que du nihilisme. La révolution spirituelle ne devait-elle pas
être le Jugement Dernier ? Annoncer également la faillite de toute
révolution sociale. « Celui qui combat la bourgeoisie selon ses moyens
mêmes est un bourgeois. »32 Révolution et fin du monde devaient
précéder l’avènement d ’une nouvelle ère33 accessible aux seuls justes
(les Universellistes) dans la nouvelle Alliance, au sein de l’Arche
Universelliste. Cette fin du monde, très proche, ne se ferait pas dans
une frénésie de ravages matériels mais par la destruction de ce qui
enfante le crime et l’erreur : sacerdoce, capital, armée, magistrature...
implantés dans les consciences34.
L’Universellisme, tel qu’il nous est parvenu, était aussi basé sur une
vision occulte de la réalité qui reposait sur trois mondes. Le monde
divin était d ’essence inaccessible, inconnaissable (et incréé ?). Le
monde astral ou royaum e des esprits fluidiques était un lieu de
réflexion. Les esprits des morts, ayant perdu leur corps, avaient tout
loisir de réfléchir à leurs actions et attitudes passées (erreurs) avant
leur prochaine réincarnation animale.
Le message et la pratique de l’occultisme dans l’École
constituaient la véritable et unique voie de libération du mal. Les
autres écoles spirituelles liées à l’occultisme, comme la Société
Théosophique, étaient condamnées pour leur collusion avec le capital
et la franc-maçonnerie35.
On envoyait des mises en garde écrites aux personnages importants
de l’État puis, par la communion de pensée des Militants, aidés par les

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Rénovateurs charnels (Marie de Saint-Rémy) ou posthumes (esprits
fluidiques), l’envoûtement était contracté et se traduisait par la
condamnation à mort du corps spirituel visé. Mais ce n’était pas
l’École qui exécutait la sentence, qui provoquait le « reflux de la vie
charnelle à la vie fluidique »36. Ce soin était laissé à la victime elle-
même, à ses vices et à ses crimes ! Si l’homme public avait “assassiné
un anarchiste”, alors il allait mourir par et dans le sang... Mais la
puissance occulte (bien qu’elle s’obtienne par l’Initiation) n’était pas
secrète ; elle sublimait le reflet des propres puissances de chacun à
faire le Bien, et le fruit des impuissances (autoritaires) à faire le Mal.
Les pages du « Christ Anarchiste » surabondent en condamnations
péremptoires et en rubriques nécrologiques dans une écriture des plus
violentes, même pour l’époque. Le journal et l’École se défendaient
d ’ailleurs de participer à une quelconque incitation au meurtre. Les
individus visés ne ¡’étaient jamais, affirmaient-ils, dans leur corps
physique, mais seulement dans leur être immortel et spirituel. A une
simple mort ne succéderait en effet qu’une réincarnation dans le
même état de Mal antérieur à la mort. S’attaquer et détruire le corps
spirituel, revenait à briser le cycle infernal des réincarnations du Mal.
C ’était un acte charitable. Car être au service de l’humanité, c’était
s’assurer une renaissance divine, et éviter la métempsycose bestiale
dévolue aux êtres qui se liaient à l’Autorité.
Marie de Saint-Rémy était médium et thérapeute. Ces deux dons lui
avaient été conférés lors de son initiation au grade de Rénovateur.
Avec les dons de médium de Marie, le journal put s’ouvrir aux
rubriques de communications spirites. De Ravachol à Lacordaire, les
esprits semblaient se précipiter dans les colonnes du journal. Marie,
dans le n° 8, avouait être entrée en communication régulière avec
l’ange Gabriel (le faux ange du mal) et l’archange Michel
(représentant la vérité et le bien...). L’inversion est significative. Ce
spiritisme, bien évidemment, impliquait la croyance en une âme-esprit
(le corps fluidique, immortel, d’origine divine) dissociée du corps, et
en la réincarnation. L ’im mortalité annoncée par l’initiation
Universelliste était très proche de cette dernière « c ’est-à-dire (...) se
rappeler son existence précédente et ne pas perdre son identité de la
vie à la mort et vice versa »37. La réincarnation était entrevue sous un
aspect singulièrement mécaniste, influencée par les progrès de la
biologie. C’est à partir de la dissolution du corps de Jésus en ses
atomes que s’étaient retrouvées des composantes de sa pensée dans la
constitution d ’autres corps. Il s’agit donc d’une transmigration de la
pensée par les atomes du corps, les atomes contenant l’intellect.
L ’enseignement christique pouvait, dans ces conditions, continuer
d ’agir à travers les siècles avec cette métensomatose des temps
présents.
Les pouvoirs de guérisseuse de Marie avaient également été reçus
par initiation. Ils étaient d’ailleurs intrinsèquement liés à sa
médiumnité, et elle affirmait, par exemple, avoir reçu de l’esprit de

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Pasteur un sérum pour guérir la peste38. Guérir les cancers, les
dyspepsies, les gastralgies, les paralysies, les tumeurs, la cécité, par
l’imposition des mains et l’amour d’autrui, rien n’était impossible
pour ceux « qui ont le secret de guérir infailliblement ceux qu’ils
touchent, du venin qui est enfermé ou emmagasiné dans leur
organisme fluidique et que, fatalement, s’infiltrant dans le sang par les
pores ou émanation d’aspiration et de respiration de leur être charnel,
les tiennent enchaînés à la douleur »39. Guérir le corps fluidique
(astral...), comme dans tout l’ésotérisme occidental et oriental, c’était
guérir par voie de conséquence le corps physique mais, pour
l’Universellisme, c’était également se pencher sur le corps social : car
les tourments de l’existence fluidique se retrouvaient et s’exprimaient
dans les infamies sociales40.
Avec i’Universellisme, l’anarchisme fut rénové ou réinterprété
mais, à l’évidence, pas dans une direction libertaire. Le nihilisme
affiché (la construction au sein de la destruction) venait en résonance
d’un contexte que les libertaires tentaient désespérément d’oublier.
L’Ere des attentats était encore très proche, les procès à peine achevés,
le mouvement libertaire très surveillé. Les anarchistes voyaient leur
image et leur popularité au sein du prolétariat (en France) s’effriter et
l’investissement dans l’action syndicale paraissait à beaucoup à la fois
comme une position de repli et d’espoir dans l’avenir.
L’Universellisme, en se positionnant sur le terrain occulte, que ses
pratiques aient été suivies d ’effets ou non, représentait un sursaut
(émergeant à contre-courant) du terrorisme, si ce n’est intellectuel, du
moins spirituel. Le plus intéressant est alors de faire le constat de son
originalité comme pensée pseudo-ésotérique, à la cosmogonie
singulière. En marge de toutes les gnoses, ne prônant ni
l’anticosmisme41 ni l’antisomatisme (Marie de Saint-Rémy se vantait
en effet d ’être une prophétesse d ’un genre bien particulier, non
vierge, avec 5 enfants, aimant la bonne chère et s’amuser...), ni
l’élitisme, cette construction rejoignait, sans le vouloir parfois, un
schéma de pensée très anthropique (et entropique), où l’homme était
au centre de toute chose (de la création, mais y participait-il lui-
même ?), et la divinité à la périphérie, au décorum. Un dieu ni bon, ni
mauvais, qui affleure la pensée en toute innocence, presque en
s’excusant de n’être pas plus présent. Alors peut-être, finalement, ne
sommes-nous pas là en présence d’une doctrine fondamentalement
ésotérique ou occulte, mais paradoxalement d’une véritable religion
de l’homme, avec une transcendance sociale.

Eric ASTIER
Lyon

1. En prenant un peu de distance, il est clair que le mouvement socialiste dans son

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ensemble (et l’anarchisme, comme doctrine politique, représentait alors l’une des
composantes, anti-autoritaire, au sein de ce mouvement) s'est toujours intéressé aux
forces antagonistes du paysage social imposant celte constatation : la logique
d’affrontement entre christianisme et socialisme n’était pas nécessairement justifiée.
Le marxisme (et ses écoles) s’était adapté à la vie publique, à ses exigences, aux
nécessaires renoncements. Aussi, la rupture avec l’anarchisme eut pour traits
l’opposition des méthodes et des buts. Écartés lors d’un moment clé du développement
du mouvement ouvrier, les anarchistes représentaient l’action directe contre l’action
parlementaire, la disparition de l’État et de ses supports contre le renouvellement dans
la continuité de l’État. Pour Marx, l’État, s’il n’était pas d’origine et de constitution
religieuse, pouvait coexister avec le religieux, produit social. Et pour Engels (dans
son commentaire du « Livre de l’Apocalypse », dans « Progress ». Vol. II, pp.U2-
116. 1883. ou dans sa «Contribution à l’histoire du christianisme primitif ». dans
«Neue Zeit», T. 1, n° 1 et 2, pp. 4-13 et 36-43, 1894, 1895) le christianisme
primitif, était un mouvement révolutionnaire comparable au mouvement socialiste
(avec ses multiples sectes), s’appuyant sur les masses opprimées. Pas encore de
dogme (pas de péché originel, pas d’eucharistie, pas de Trinité... si ce n’est celui du
sacrifice du Christ se substituant à tous les sacrifices antérieurs) mais une
revendication commune : la « délivrance dans l’au-delà » pour les uns, et la
« transformation de la société » pour les autres. Pour Engels, il s’agissait à l’aube
des deux premiers siècles chrétiens, de la seule forme accessible de socialisme. Engels
note d’ailleurs la référence au christianisme primitif des premiers communistes
allemands, dès les années 1830, comme un pitoyable fourvoiement («crédulité
inouïe ») essentiellement dû au « terrain vierge » que les nouvelles terres de
missions socialistes représentaient. Mais la liaison entre socialisme et christianisme
n’en connut pas moins un développement, tout relatif, avec notamment l’existence
d’un christianisme social (très modérément socialiste d’ailleurs) dès le début du
XXe siècle, d’origine souvent protestante. Ce socialisme ne remettait en cause qu’une
fraction minime de la vie de la cité ; il prenait la forme d’une revendication prêchant
l’alternance sociale, économique et politique, ce qui était tout à fait acceptable pour
les chrétiens les moins enfermés dans une vision étatiste et mystérieuse de la religion
(abandon des miracles, de la résurrection...). Pour Marx et les marxistes, la
confrontation des deux conceptions était finalement accessoire, car peu importait la
croyance si ce n’était celle du communisme...
2. Sébastien Faure, « Réponse aux Paroles d’une croyante », lmp. Ouvrière,
Oyonnax, 1903, p. 27, voir aussi, « Douze preuves de ¡’inexistence de Dieu »
(brochure), « Les crimes de Dieu » ainsi que « L’imposture Religieuse », Ed. Elisée-
Reclus, réédition de 1948. Notons que S. Faure, comme bien d’autres libertaires, était
plus attaché à lutter en priorité contre ce qu’il appelait « le Dieu des religions », le
« Dieu de la religion chrétienne », le dieu bénéficiant de relais institutionnels,
(« L’imposture Religieuse », p. 8) que contre le dieu des spiritualistes « sans
consistance, sans formes, sans lignes, en un mol insaisissable (...), un fantôme (qui)
nous laisse tranquilles... ».
3. Jacques Ellul dénonce par exemple « l’usage tératologique du christianisme fait
par la bourgeoisie pour maintenir l’ordre social et les ouvriers dans l’obéissance ».
« L’idéologie marxiste-chrétienne », Centurion, 1979, Paris, pp. 206-209. On
pourra également consulter à ce sujet les autres ouvrages de ce protestant qui se
désigne lui-même comme “libertaire”, menant une exégèse biblique à la recherche
d’hypothétiques références anarchistes primitives dans la communauté chrétienne des
premiers temps. Notamment « Anarchisme et Christianisme », Atelier de Création
Libertaire, Lyon, 1988, ou bien encore «La subversion du Christianisme», Le

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Seuil, Paris, 1985...
4. « L ’Évangile de l’Heure», Publication des Temps Nouveaux, Paris, 1912,
p. 7.
5. Idem, p. 24.
6. Han Ryner, « Le Cinquième Évangile ». Belfond, Paris, 1976, p. 183.
7. Ce qui est des plus faux ; voir à ce sujet « Socialisme Christianisme », Paris,
Grasset, qui est la correspondance entre Tolstoï et Paul Birioukof.
8. « Anarchie et Christianisme » de J. Ellul appone de précieux enseignements
sur le terreau de penseurs gravitant autour du thème d’un nécessaire retour aux sources
du message christique. Il renvoie également au livre de Bernard Eller « Christian
Anarchy », Eerdmans, 1987, qui recherche et comptabilise (parfois légèrement) les
intellectuels s’étant intéressés aux sources communes de la doctrine primitive
chrétienne et de la pensée libertaire. Que ce soit avec Tertullien, Wycliff, Luther,
Lamennais, Kierkegaard, Blumhardt, Karl Barth, anarchiste puis socialiste, H.
Barbusse avec son « Jésus » socialiste anarchiste. Nous n’entrerons pas plus avant
dans ce débat bien complexe. Pour Ellul, « 11 y a toujours eu un « anarchisme »
chrétien ! A toutes les époques, il y a eu des chrétiens qui ont redécouvert la simple
vérité biblique, soit sur un plan intellectuel, soit mystique, soit social... », idem. p.
11.
9. Cf. certains épîtres et l’Apocalypse, à l’exception des épîtres de Paul aux
Romains « Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures, car il n’y a pas
d’autorité qui ne vienne de Dieu... » Paul, Rom., XIII, 1-7 ; et ceux de Pierre
notamment « Soyez soumis au roi comme souverain... » Pierre, II, 14-1.
L’opposition aux États, dans l’Apocalypse, se traduit alors dans la critique adressée à
Rome, la Bête ; et dans l’Ecclésiaste, Vili, 9, « L’homme domine sur l’homme pour
le rendre malheureux » ; ou dans Mathieu, XX, 20-25. Aux rois, aux puissants, les
Écritures enjoignent « mon royaume n’est pas de ce monde », « En se donnant un
roi, c’est moi qu’il rejettent ». I SAM 8, 10-18. Aux guerres ou aux impôts avec le
fameux « Rendez donc à César ce qui est à César. », Marc, XII. Il est cependant juste
d’affirmer que les tenants des deux thèses sauraient trouver dans les Écritures autant
d’arguments pour leur camp qu’il y a d’auteurs différents, de périodes de rédaction et de
points de vue contradictoires dans la Bible.
10. L. Tolstoï, « Le Royaume des cieux est en vous », p. 78.
11. L. Tolstoï, La Révolution Russe, Ed. La Fasquelle, 1907, pp. 89-90.
12. La Toute-Puissance divine, telle qu’elle s'exprime dans l’Ancien Testament
n’est plus qu’une potentialité ; car Dieu serait fondamentalement inconnaissable,
amour et liberté envers l’homme, et entretiendrait une dialectique entre potentialité et
responsabilité.
13. C’était d’ailleurs l’un des reproches que leurs adressaient les autres libertaires.
Pourtant, Tolstoï et les adeptes de l’anarchisme-chrétien n’étaient jamais avares de
mots et de formules soulignant les méfaits de l’État, et son existence anti-chrétienne.
«La véritable croyance chrétienne exclut toute possibilité de reconnaître l’État... »
« Le Royaume des cieux est en vous», p. 104. Cette révolution spirituelle était par
contre déjà comparable en bien des points avec celle qui est fortement souhaitée
aujourd’hui au sein du New-Age.
14. La guerre, la discorde ou division — le diable — « Au lieu de comprendre qu’il
est dit : ne t’oppose pas au mal ou à la violence par le mal ou la violence ; on
comprend (et je crois même à dessein) : ne t’oppose pas au mal. c’est à dire sois-y
indifférent. Or lutter contre le mal est le seul but extérieur du christianisme et le
commandement sur la non-résistance au mal par le mal est donné comme le moyen le
plus efficace de le combattre avec succès. » L. Tolstoï. « Conseils aux dirigés ».

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15. J. Ellul, « L ’Idéologie marxiste-chrétienne», p. 208.
16. Pourtant, cette perversion ne serait pas d’origine divine mais seulement la
conséquence de siècles et de siècles d’oppressions, de désirs sociaux. Il n’y a jamais,
chez les anarchistes chrétiens, l’idée d’une chute, d’un péché originel annonçant
l’essence démoniaque ou maligne de l’Homme.
17. Voir également pour l’école marxiste, la critique que fait Engels du spiritisme
dans “La dialectique de la nature’’.
18. Il s’était beaucoup penché sur les philosophies et religions orientales,
notamment auprès des initiations chinoises et hindoues. Ami de Gandhi, il avait
même fortement influencé et conforté ce dernier au niveau de ses concepts de non­
violence (ahimsa) et d’adhérence à la vérité (satyagraha) par le jeûne. Tolstoï ne
partageait pourtant pas la vision réincarnationniste de l’Indien, bien qu’il admît
l’immortalité de l’âme. Pour Gandhi, la réincarnation était Le facteur supplémentaire
de sa stratégie non-violente. L’absence cultuelle et culturelle de la peur de la mort
favorisait les desseins de sa lutte.
Au delà de cette divergence, les deux hommes partageaient bien d’autres
conceptions, comme la critique radicale de l’État. « Le Christ, disait Gandhi, est un
non-coopérateur » des états et des religions. « On séduit le peuple par les écoles
entretenues et contrôlées par l’État. On y apprend aux enfants à regarder l’obéissance à
l’État comme plus élevée que l’obéissance à leur conscience. Les enfants y sont
corrompus par les fausses doctrines concernant le patriotisme et le devoir
d’obéissance aux supérieurs, si bien qu’ils tombent facilement dans le sortilège des
gouvernements ». Gandhi, article paru dans le journal « Young India », et cité dans
« Le Royaume des cieux est en vous » de Tolstoï.
19. «Tous les moyens sont bons! mais les meilleurs sont les occultes», à
savoir ceux qu’on ne peut dire en public, voire aux camarades très proches : les
attentats. « L’affamé », n° 6, 27 juillet au 9 août 1884.
20. Jean Maitron, « Le mouvement anarchiste en France », 2 T., Maspéro, 1975,
apparaître, 183-184.
21. Marie de Saint-Rémy, « Les Dieux Anarchistes », p. 16.
22. Cet acte vérifiait la pureté du candidat, et lui conférait des pouvoirs sur la vie et
la mort : immortalité effective, des dons de guérisseur par contact, un fluide pour le
magnétisme et l’usage de la phytothérapie, enfin, la divinisation même de l’adepte qui
devenait alors l’égal d’un démiurge. Le candidat à la Rénovation se devait d’être âgé de
plus de quarante ans, et d’avoir été Militant pendant 7 années.
23. Marie de Saint-Rémy, « Les Dieux Anarchistes », p. 45.
24. Le Catéchisme est repris dans l’intitulé du journal : « Le Christ Anarchiste,
Revue Universelliste, Organe scientifique, politique, philosophique, occultiste,
justicier. L’Occultisme a trois armes : la science, l’amour, la justice. Ses
compléments sont : moralité, tempérance, tolérance. Ses affluents : la paix,
l ’immortalité ».
25. Il faut une nouvelle fois souligner la convergence avec Tolstoï. Celui-ci avait
créé La Société de Tempérance à la même époque (dix ans plus tôt) ; l’expérience avait
été très critiquée par le mouvement libertaire classique qui voyait alors en Tolstoï un
pseudo-révolutionnaire à tendance très réformiste. Cette Société de Tempérance avait
en effet pour but d’éviter à la population des petites villes russes de s’enivrer... En
fait, la tendance était généralisée, puisque, toujours en cette fin de XIXe siècle et de
début XXe, on pouvait se procurer de petites brochures vantant la lutte anti-alcoolique.
Par exemple, sous l’impulsion de l’Ordre des Bons Templiers de France...
26. « Le Christ Anarchiste », n° 2. Échos du monde Universelliste.
27. « Le Christ Anarchiste », n° 2, Lettre Adressée à Drumont.

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28. Ils vouaient notamment une haine intangible au journal « La Croix ». Cette
prophétie s’adressait à tous les “adorateurs de l’autorité” lisant « La Croix » : « A
vous La Croix, à nous le Christ ».
29. « Le Christ Anarchiste », n° 1, A nos lecteurs.
30. Idem, Où est le Christ par les temps qui s’écoulent ?
31. « Le Christ Anarchiste », n° 2.
32. « Le Christ Anarchiste », N° 3 et n° 8.
33. « Le Christ Anarchiste », n° 8.
34. « Le Christ Anarchiste », n° 11.
35. Pourtant l’École n’hésita pas à s’en inspirer : l’homme possédait ainsi 7
essences, extraites des théories Théosophiques, que l’Universellisme percevait
comme étant :
— un corps physique
— un double astral ou stula sarira
— un fluide vital ou prana
— une âme animale ou kâma
— une âme humaine ou mentale ou manas
— une âme divine ou buddhi
— un esprit ou atma.
Le Catéchisme Universclliste renouvela cette classification en la simplifiant à
l’extrême :
— corps physique + double astral + fluide vital formaient la première essence
humaine
— âme humaine + âme animale, la seconde
— esprit, la troisième.
36. « Le Christ Anarchiste », n° 2.
37. « Le Christ Anarchiste », n° 9.
38. « Le Christ Anarchiste », n° 2.
39. Le n° 5 du journal fit également de la réclame d’une médium. S’agissait-il de
Marie de Saint-Rémy ? Nous le croyons. « La somnambule anarchiste Universelliste
Marie Romanoff, médium, Médium Guérisseur ». La guérisseuse en question et le
gérant du journal Bobinger furent tout de même interpellés peu après la parution de ce
numéro ( 18/02/1896), non pas pour s’être fait l’écho d’appels au meurtre répétés,
mais pour exercice illégal de la médecine...
40. « Le Christ Anarchiste », n° 2. Fleurs d’Outre-Tombe.
4L Le monde à sa création n’est ni bon,ni mauvais,ilest.Cen’est pasunechute
qui le place sous l’influence du mal,mais lavolontéconsciente (vivante) et
inconsciente (esprit) des hommes.

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SOMNAMBULISME, MEDIUMNITE
ET SOCIALISME

Dès le début du XIXe siècle et le développement des pratiques


somnambuliques et magnétiques, des somnambules s’intéressent à la
question sociale. Cet intérêt s’amplifie avec l’expansion de la
révolution industrielle, du libéralisme et de la misère des prolétaires.
Une partie du courant magnétique se place délibérément dans la
mouvance socialiste, revendique la justice sociale et participe à
l’émancipation de la classe la plus défavorisée. Des médiums spirites,
héritières1 pour une grande part de ce mouvement, défendent la même
cause en la plaçant toutefois sur un terrain plus religieux et en la
décalant vers les mondes de l’au-delà. Ainsi, somnabmules et
médiums, choqués par le manque de solidarité, de charité et d’amour
dans la société réfléchissent à la question morale, inséparable de la
question sociale. D’une part, leur questionnement et les solutions
qu’elles proposent rejoignent en un certain nombre de points ceux
des socialistes utopiques, Fourier et Saint Simon en particulier. Et
Proudhon même ne semble pas étranger à certaines propositions
sociales et économiques spirites. Ainsi, les discours de médiums
spirites construisent d ’une certaine façon un nouveau socialisme
spiritualiste. Aussi, spiritualisme et socialisme se mélangent-ils en des
proportions subtiles et variées qu’il faut exposer et analyser pour
cerner le statut idéologique du spiritisme : travail rendu difficile par le
caractère évolutif et non dogmatique du discours médiumnique qui
fluctue au gré des personnalités et du temps.

Magnétisme, somnambulisme et médiumnité : une forme


de réponse à la question sociale
— une émancipation par le savoir et la solidarité

A l’origine, magnétiseurs et somnambules magnétiques ont un


souci thérapeutique ; soin du corps et guérison sont leur quotidien. Ils
soignent et apprennent aussi à soigner, la science magnétique est
simple, chacun peut l’acquérir, la mère de famille en particulier. Aussi

108
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ces pratiques dépassent-elles rapidement le cadre purement médical
car ce nouveau savoir émancipe d'abord chaque individu. Cette
fonction libératrice est si importante, en particulier pour les femmes
fortement minorisées au XIXe siècle, qu’elle perdure encore en 1879.
A cette date, La chaîne magnétique journal qui succède au Journal du
magnétisme enjoint aux mères : « Lisez Jacotot (...) comprenez bien
chères lectrices, votre beau rôle d’éducatrice de vos enfants et ne
l’abdiquez plus et (...) magnétisez vos enfants »2. Ces actes
émancipateurs forgent le premier maillon familial d’une solidarité qui
s’étend ensuite à tous les prolétaires. En 1850, L'Athénée troyen de
mesmérologie pure et appliquée pour défendre son président le
docteur de Rovère poursuivi par la justice pour des raisons politiques,
fait savoir qu’elle « est une école scientifique et populaire (...)
(qu’)on y entre comme on en sort avec une seule pensée, celle de
s’aimer et de s’éclairer mutuellement » \ Cette attitude ne plaisait déjà
pas aux dirigeants de la monarchie de juillet, la difficulté de créer une
société magnétique en témoigne, leur autorisation est ainsi bien
souvent difficile à obtenir. A Lyon, L ’Athénée magnétique dépose
ainsi trois demandes, la première en 1843 se voit opposer un refus, la
seconde en mars 1844 reçoit un avis défavorable de la direction de la
police générale et un avis « absolument contraire » du maire de Lyon,
le troisième en 1849 semble en revanche aboutir, les conditions
politiques ayant changé (pour peu de temps encore)4. En 1848, la
seconde République a été proclamée et le magnétiseur Du Potet a
chaleureusement salué la révolution de février dans son Journal du
magnétisme.

— Somnambulisme et médiumnité : des points communs


avec les socialistes utopiques

Côtoyant le politique, magnétisme et somnambulisme autorisent


donc une émancipation par le savoir mais aussi par l’amour, ils
s’ouvrent alors sur une dimension morale et religieuse qui est
essentielle à la mise en œuvre d ’une nouvelle solidarité. Ils partagent
cette quête spiritualiste avec des socialistes « évangéliques » nombreux
en cette première moitié du XIXe siècle. Il y a chez Saint-Simon, chez
Bûchez, chez Leroux, chez Cabet, bien qu’avec des configurations très
différentes la volonté de rénover le christianisme voire de fonder une
nouvelle religion ou seulement une nouvelle morale dont le but
ultime, le souci essentiel est de résoudre la question sociale. Dans le
Nouveau Christianisme, publié en 1832, Saint-Simon rappelle : « Jésus
avait donné à ses apôtres et à leurs successeurs la mission d’organiser
l’espèce humaine de la manière la plus favorable à l’amélioration du
sort des plus pauvres »5. Des somnambules participent à ces

109
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préoccupations, guérisseuses, elles sont en effet aussi voyantes et
visionnaires. Et dès la fin du XVIIIe siècle, elles avaient été utilisées
comme de véritables « outils théologiques » par des magnétiseurs
soucieux de recherches théologiques6. Ces facultés leur donnent la
capacité de créer de véritables systèmes spiritualistes au service de
ceux qui souffrent. Une somnambule de L'Athénée troyen de
mesmérologie pure et appliquée prend ainsi la parole : « Ah ! qu’elle
serait belle cette religion dont les ministres seraient les bienfaiteurs de
l’humanité, la providence vivante des malheureux (...) Qu’elle serait
riche et vénérée cette Église refuge de tous ceux qui souffrent et
espèrent ; cette société de croyants unis entre eux par les liens que
forme la sympathie ( ...) » 7. De nombreuses somnambules discourent
ainsi sur une nouvelle religion que leur « extases », leurs voyages dans
l’au-delà, leurs rencontres avec des esprits les autorisent à créer. Elles
croient aux mondes extra-terrestres, à leurs habitants et à la
réincarnation des âmes et à leur régénération d’astres en astres.
En cela leur ciel ressemble à celui des fouriéristes. Et en effet,
magnétiseurs, somnambules et fouriéristes se connaissent bien, leur
conception de l’univers est proche. Virginie Plain, la somnambule de
J.J. A. Ricard, annonce pour 1846 que « le système de Fourier sera
adopté par le gouvernement et que M. Considérant sera chargé
d’organiser les phalanstères »8. Quant à Louis Michel (de Figanières),
il est fouriériste et devient somnambule dès 1838. Mais ce n’est qu’à
la fin de 1854 qu’il se sent investi d’une mission de vérité et qu’il
charge Sardou et Pradel de prendre en note les discours qu’il
prononce en état somnambulique. Les deux hommes « présentent
donc un livre de plus de huit cents pages, cette clé de la vie, compte­
rendu fidèle des révélations faites par l’Esprit pour annoncer la venue
d’un monde meilleur. Bien qu’il ne soit jamais fait allusion à l’école
phalanstérienne, ni à son fondateur, il est absolument évident » nous
affirme Michel Nathan « que l’esprit et ceux qui transcrivent son
message ont beaucoup pratiqué Fourier »9. On pourrait encore donner
beaucoup d’autres exemples de cette connivence entre somnambules
et fouriéristes10. Quelques soient leurs convictions sur l’au-delà, toutes
les somnambules visionnaires croient en la régénération des âmes à
travers des réincarnations successives. Adèle Maginot, somnambule de
Louis-Alphonse Cahagnet, tous deux disciples (lointains) de
Swedenborg, imagine des espaces spirituels habités par des esprits
libérés de toutes contraintes, sans corps matériels11. Elle brosse ainsi le
tableau d ’une société évolutive qui se régénère vie après vie.
Les médiums spirites à leur tour se réclament de la même vision du
monde. Cependant, si il y a incontestablement continuité entre
somnambules magnétiques et médiums, le spiritisme marque en
revanche une rupture par rapport aux discours somnambuliques car il
se présente comme une nouvelle « religion scientifique », une
« philosophie spiritualiste » dont la cohérence idéologique est
beaucoup plus forte que celle des pensées liées au magnétisme. Ses

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rapports avec le socialisme n’en sont pas moins patents, les médiums
spirites se veulent les héritières de Fourier et de Saint-Simon par le
canal d’un de ses disciples et néanmoins dissident, Jean Reynaud. En
1863, La Revue spirite rappelle ainsi que : « les principes du spiritisme
moderne se sont montrés partiellement et sous différentes faces à
plusieurs époques (...), dans Charles Fourier qui admet le progrès de
l’âme par la réincarnation ; dans Jean Reynaud qui admet le même
principe, en sondant l’infini, la science à la main (...) »,2. Certaines
médiums enfin sont manifestement influencées par Proudhon.
Néanmoins les liens entre spiritisme, spirites et socialismes évoluent
fortement d’une part dans le temps, le spiritisme de 1860 n’est plus
celui de 1900 (tout comme le socialisme qui peu à peu devient
matérialiste) ; d’autre part en fonction des personnalités spirites et
médiumniques qui infléchissent à leur gré la doctrine.

2. La part du socialisme dans le spiritisme ?

Les conditions de la naissance du spiritisme sont un premier


élément de clarification. Dans La formation de la classe ouvrière
anglaise, E.P. Thomson se demandait pourquoi le méthodisme prend
une telle importance à certaines périodes du XIXe siècle et régresse à
d’autres. Et il proposait l'hypothèse suivante: « il est possible (...)
que le renouveau religieux ait pris la relève juste au moment où les
aspirations politiques ou temporelles rencontraient l’échec. » Or, en
France, le plein moment de la création spirite, celui de la fin des
années 1850, est celui d'une desespérance et d’une atonie politique.
Dans La revue du XIXe siècle de novembre 1854, le saint simonien
Charles Lemonnier note que « depuis deux ans que les journaux se
taisent, la pensée repliée sur elle-même devient plus calme, plus grave,
plus profonde » et que « les femmes surtout, aimantes et rêveuses, se
tourmentent dans l’agitation de ces problèmes difficiles », celui de la
souffrance, de la mort des enfants, du mal. A ces questions, les
doctrines socialistes et le dogme catholique répondent. Et c’est à partir
de ces deux môles que s’épanouissent et se diversifient des systèmes
spiritualistes plus ou moins cohérents. A ce titre, les années dix huit
cent cinquante sont un moment d'intense réflexion socialo-religieuse
où la question sociale se pose encore en terme religieux. Ainsi,
l’émancipation trouve-t-elle des solutions paradoxales par un détour
dans les mondes extra-terrestres. L’année 1853 marque le début de la
vogue des tables tournantes en France et l’intérêt pour l’au-delà et ses
habitants grandit. De 1853 à 1857, les publications se multiplient, de
55 à 1857, la Revue philosophique et religieuse fait paraître plusieurs
articles de L. J. B. Tourreil où il expose sa doctrine « fusionnienne ».
En exil à Jersey, P. Leroux poursuit l’élaboration de son utopie 1

11I

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religieuse. En 1853, V. Hennequin publie Sauvons le genre humain,
triste et pâle rectification de la pensée de Fourier. L’année 1854 est
flamboyante, le deuxième livre d’Hennequin Religion paraît, celui de
Louis Michel, autre fouriériste, on l’a vu, celui de J. Reynaud enfin,
Philosophie religieuse, Terre et ciel. Ce livre fait grand bruit, il est
fortement critiqué par l’Église catholique dès sa parution. H. Martin
affirme dans Le Correspondant, journal des catholiques libéraux, « si
la publication de M. Reynaud exerce une action réelle, cette action ne
saurait être que négative (...) Je note ce fait comme symptôme de
l’état d ’esprit de notre époque »,3. L’ouvrage est mis à l’Index et
condamné solennellement par le Concile de Périgueux en 1857 dont
les décrets sont approuvés par le pape en 1858. Or les thèses de Terre
et ciel sont en bien des points proches de celles que Le Livre des
Esprits défend trois ans plus tard en 1857. J. Reynaud, polytechnicien
fut un saint-simonien militant. En 1832, il quitta le groupe d ’Enfantin
avec P. Leroux et H. Carnot, il participe à La Revue encyclopédique,
fonde avec P. Leroux L'Encyclopédie nouvelle puis milite aux côtés
des socialistes lors de la mise en place de la seconde République. En
1854, J. Reynaud considère que les dispositions de la France
conviennent à « la renaissance des études théologiques »14 et que pour
ce faire, il convient de mettre en rapport sciences physiques, sciences
morales, astronomie, psychologie et théologie. Il a pour ambition de
démontrer la vie dans l’univers, de poser le dogme de l’immortalité et
celui de la transcendance divine, de nier enfin l’existence de l’enfer.
La terre est un purgatoire et il est d’autres pénitentiaires dans l’univers
mais d ’enfer, il n’y en a pas. Par son travail et par ses souffrances,
l’homme participe à sa régénération et à celle de sa planète. Ainsi,
Reynaud envisage l’amélioration du sort de l’humanité par les
progrès de l’association et de l’industrie, les hommes sont tous égaux,
tous issus d’âmes pécheresses, tous porteurs du péché originel. Aussi,
« nous devons tous pareillement jouir du bénéfice des compensations :
partageons donc les biens de la terre, comme nous en partageons les
misères » conseille-t-il dans Terre et Ciel15. A ce titre, il demeure un
socialiste saint-simonien.
Or H.D. Rivail qui va devenir Allan Kardec connaît bien sûr ce livre
qui paraît au moment même où il commence la rédaction du Livre des
Esprits avec une petite équipe de somnambules-médiums qui sont elles
aussi au fait de cette publication ; leurs contacts avec l’au-delà les rend
curieuses et férues de théologie d ’autant que l’essentiel de leur culture
est catholique. Ainsi, elles n ’ont pas du rester insensibles à la
promulgation, le 8 décembre 1854, de la bulle « Ineffabilis deus » qui
définit l’immaculée Conception comme dogme de foi. « Dès le
premier instant de sa conception, par grâce et privilège unique du
Dieu tout puissant, la bienheureuse Vierge Marie a été, en
considération des mérites du Christ Jésus sauveur du genre humain,
préservée pure de toute souillure du péché originel. »
Dans ce contexte, le spiritisme annonce que « les temps marqués

112

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par la Providence pour une manifestation universelle sont arrivés », et
que les Esprits envoyés par Dieu ont pour mission « d’instruire et
d ’éclairer les hommes en ouvrant une nouvelle ère pour la
régénération de l’humanité » '6. « Régénération », concept clé du
discours révolutionnaire et idée forte des socialistes utopiques d’autant
qu’elle concerne non pas l’individu mais l’humanité, « Providence »,
élément majeur de la philosophie chrétienne. On retrouve bien là les
deux fondements majeurs du spiritisme qui nous introduisent aussi au
cœur de ses contradictions.
Le spiritisme professe la nécessaire régénération morale de chacun,
condition indispensable à son progrès lors d’une future réincarnation.
Il propose donc aux hommes de s’unir par « un lien fraternel qui
embrassera le monde entier »17 mais en même temps il soutient que
toute condition et toute souffrance sont méritées par une vie antérieure
ou nécessaires à une progression future. On touche là une
contradiction essentielle du spiritisme : l’homme doit-il chercher à
changer sa situation ou doit-il la subir avec courage et bonté pour
expier ses fautes antérieures ? Doit-il changer le monde ou
T accepter ? En fonction de la réponse, le spiritisme penche vers un
socialisme spiritualiste ou vers une religion christano-conservatrice. Or
beaucoup de médiums proposent d’agir et Le Livre des Esprits, bible
spirite, va clairement dans ce sens. Ainsi, la doctrine spirite n’aime pas
les oisifs. Les esprits de « première classe », ceux qui ont terminé leur
progression et qui sont pour la vie éternelle dans le sein de Dieu
vaquent sans cesse à diverses occupations : commandement, assistance,
surveillance. « Ils sont les messagers et les ministres de Dieu dont ils
exécutent les ordres pour le maintien de l’harmonie universelle »18.
De même, la vie contemplative est inutile et Dieu demandera des
comptes à celui « qui se consume dans la méditation et la
contemplation »l9 car il aura été égoïste et n’aura pas fait le bien. Plus
encore, le spiritisme donne à chacun une responsabilité individuelle
mais aussi une responsabilité sociale. La solidarité et le secours mutuel
sont des exigences absolues puisque chaque homme dépend de ses
frères pour se régénérer. A Lyon sont créées à la fin du XIXe siècle et
au début du XXe, une clinique magnétique, une caisse de pension
annuelle aux vieillards infirmes et nécessiteux, une crèche. En 1890, la
médium spirite Antoinette Bourdin ouvre une maison de retraite à
Genève. Par ailleurs, les spirites luttent pour modifier le système civil
et pénal de chaque pays, ils se battent pour supprimer la peine de
mort, pour « abolir les frontières à l’aide de la parole et de la
presse »20, pour transformer les prisons pénitentiaires en institution de
moralisation, pour désarmer les nations. Le pacifisme et d’une
certaine façon l’internationalisme appartiennent aux grands thèmes
spirites constamment défendus. En avril 1902, Brémond dans La Paix
universelle écrit : « Notre patrie à nous étant l’humanité, nous
considérons le désir de se tendre la main par dessus les frontières
supérieur à l’abjecte passion de s’y entrégorger21. Cet esprit donne

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lieu à la formation d’associations, en particulier « la ligue des femmes
pour le désarmement international » à la fin du XIXe siècle. Ainsi,
pour certains spirites, ceux qui se placent dans le sillage de P.G.
Leymarie à Paris, de J. Bouvery et de La Paix universelle à Lyon, il est
nécessaire de mettre la main à la pâte pour transformer dès maintenant
la vie des plus pauvres et des plus malheureux.
Dans son « roman historique » Les deux sœurs, publié en 1874, la
médium spirite Antoinette Bourdin raconte la transformation d’un
petit village rendu à la richesse et au bonheur grâce aux innovations
d’un groupe spirite. Une « grande association ouvrière » s’y forme
« pour préserver de la misère et de la débauche » l’ensemble des
ouvriers et pour établir une sorte de confraternité qui promette un
soutien mutuel à tous ceux qui pourraient tomber dans la misère. Les
patrons associent leurs ouvriers aux bénéfices de leur entreprise. Une
association ouvrière est créée dont tous les habitants sont sociétaires et
dont le comité de gestion est élu au suffrage universel, (suffrage
réellement universel, les femmes votent aussi). Les agriculteurs sont
conviés à se joindre aux ouvriers et à former ensemble des entrepôts
de marchandises vendues au prix d’achat. Asile pour les petits, écoles
d ’enfants et d ’adultes, orphelinat sont ouverts et confraternellement
tenus22. J.B. Godin et son familistère de Guise sont aussi bien souvent
données en exemple dans La Revue spirite. « Nous considérons les
solutions sociales de M. J.B. Godin comme le véritable évangile du
travailleur »23. Au Congrès spirite international, réuni à Barcelone en
1888, il est affirmé et proclamé qu’« un des buts du spiritisme est de
“résoudre les problèmes humanitaires (...) de propriété-de mutualité-
d’association” et qu’il faut “propager la doctrine dans les masses, les
ateliers, les centres industriels, les plus humbles mansardes (...)
intéresser les spirites à l’étude de la coopération et de l’association
pratique selon le mode institué à Guise (...) pour éteindre les haines de
classes (...) viser à l’association du capital et du travail »24. C’est bien
à cela que vise le discours d’un(e) médium du groupe bisontin
pendant l’été 1890. « L’Esprit » de ce groupe estime qu’il y a danger
à ne pas s’occuper des questions sociales et économiques et il affirme
qu’on peut « améliorer le sort des prolétaires » en développant « la
participation aux bénéfices, les sociétés coopératives, de
consommation et de production, les diverses formes d’association, la
fondation des syndicats »25.
A la fin des années 1880, lorsque la République prend racine,
lorsque le socialisme de Marx gagne du terrain auprès d ’une classe
ouvrière qui se constitue, l’influence de P.G. Leymarie diminue, celle
de Léon Denis devient prépondérante. Commis voyageur, il rend au
spiritisme sa pleine vocation de nouvelle religion, de « science
religieuse » dont il rêve de faire la philosophie officielle d’une
République « radicale », spiritualiste et anticléricale. Les spirites qui le
suivent jugent alors inutile voire néfaste toute intervention politique ou
sociale, l’avenir et les progrès sont extra-terrestres et dépendent des

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esprits « car tout est réglé dans l’œuvre providentielle en vue de
l’enseignement graduel et du progrès de l’humanité »26.
Ce mode de pensée ne fait pourtant l’unanimité ni à Paris, ni à
Lyon, des voix dissidentes se font entendre. Dans La Revue spirite,
P.G. Leymarie en 1896 et Pal vis en 1910 défendent un vrai suffrage
universel tandis que la spirite Claire Gallichon lutte pour une révision
du Code Civil afin que les femmes obtiennent enfin l’égalité (mais ces
revendications ne sont pas socialistes mais féministes). A Lyon, La
Paix universelle s’engage politiquement, ainsi en 1899, Jean Bouvery,
Daniel Metzger, Paul Grendel prennent parti pour Dreyfus et appellent
tous les « spiritualistes modernes » à en faire autant (ce que n’a jamais
fait La Revue spirite bien que tous les spirites luttent contre
l’antisémitisme). Cette prise de position n’est bien sûr pas significative
d ’une pensée socialiste, on sait que l’affaire Dreyfus a partagé le
monde politique d’une manière complexe mais conjointement de
nombreux articles de La Paix universelle continuent au tournant du
XXe siècle de poser la question sociale. Pour J. Bouvery, le spiritisme
demeure un « des facteurs essentiels de la rénovation politique et
sociale »27 et le secrétaire général de la fédération spiritualiste
lyonnaise critique le pessimisme du socialisme contemporain mais
annonce néanmoins que « le socialisme est la religion de l’avenir», la
« religion étant la part de l’idéal de la vie humaine »28. Cependant, ces
prises de positions sont loin de faire l’unanimité parmi les spirites qui
pour les plus extrémistes ont des convictions sociales franchement
conservatrices voire réactionnaires et pour le plus modéré, tel Léon
Denis, défendent une République d’ordre et de stabilité sociale.
Les rapports entre médiumnité spirite et socialisme sont donc pour
le moins complexes et si l’analyse du discours médiumnique spirite
met nettement au jour des modes de pensée et des pratiques socialistes
au moins jusqu’à la fin des années 1880, les relations entre spiritisme
et politique n’en restent pas moins indécises. Pour les rendre lisibles,
on pourrait poser que le spiritisme est « une utopie religieuse »,
concept que Miguel Abensour définit ainsi : « Les utopies religieuses
ont pour caractère commun et distinctif de viser à une mutation
unitaire, généralisée de la civilisation à l’échelle de l’espèce humaine
et plus de son harmonie avec les autres règnes. Au delà de
l’émancipation de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre, c’est
bien du destin de l’espèce humaine qu’il s’agit. Un concept de
grande politique transparaît dans les utopies religieuses : une politique
glorieuse, orientée vers l’avenir, une politique universelle étendue à
l’ensemble du globe, une politique philosophique qui pose la question
du rapport de l’espèce humaine à son extériorité »29. Le spiritisme
entre pour une grande part dans les cadres de cette définition, il
propose bien à l’humanité toute entière une régénération et un
nouveau mode d’être ensemble sur terre et dans l’au-delà, nouant
incontestablement de nouvelles relations de correspondances entre
tous les êtres d’ici et d’ailleurs. Mais la dimension manquante reste

115

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22. A. Bourdin, Les deux sœurs, Genève, 1874.
23. Revue spirile, février et mars 1878, deux articles sont consacrés au
Familistère.
24. Revue spirite, septembre 1888, p. 582, 583.
25. Revue spirite, septembre 1890, n° 9, p. 389.
26. L. Denis, Dans l ’invisible spiritisme et médiumnité, Paris, Librairie des
sciences psychiques, 1904, p. 248.
27. Lxi Paix universelle, avril 1901, article nécrologique de J. Bouvery mort le 10
mai 1901.
28. La Paix universelle, mars 1905, n° 344.
29. M. Abensour, Le temps de la réflexion, Gallimard, 1981. p. 72.

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UNE COMMUNAUTE DE TRAVAIL
SLAVOPHILE
NÉPLUYEV ENTRE L’UTOPIE
ET LE MIRACLE

Ce travail résume ce que Michel de Certeau appelait une fable


mystique. Cette fable servit à la fois à soutenir et à exprimer l’effort
d’une communauté utopique installée en Ukraine par un noble russe.
Cette communauté vécut dans les merveilles. Fondée sur un socialisme
strict, elle connut une éclatante prospérité : l’appropriation collective
des biens de production et de consommation ne l’empêcha pas de
répondre aux besoins du marché. Groupe chaud, brûlant parfois,
soudé par une même formation et une même espérance, elle ne devint
jamais une secte : elle acheva sa vie publique en participant au concile
qui rétablit le patriarcat de Moscou, en 1917. Enfin son créateur
entretint d ’étranges relations avec l’invisible, tout en restant un
pédagogue attentif, de ceux que le plus léger voile dans les yeux d’un
enfant mettent en alerte. Par initiation ou par révélation, il trouva son
bonheur dans les sphères supra-sensibles, et l’employa, comme
Sarastro, à établir l’harmonie entre ses frères humains.

1. Une réincarnation collective

Le prince Nicolas Nicolaïévitch Népluyev (1851-1908) était un


parfait Slavophile : il parlait en français, pensait en allemand, et aimait
la Russie comme la terre de toutes les promesses et de tous les
accomplissements. Avec cela, grand seigneur jusqu’au bout des
ongles. Ce géant s’agenouillait devant les enfants, les pauvres et les
vieillards pour leur demander leur bénédiction. Il se dressait de toute
sa taille devant les hauts fonctionnaires de l’Église et de l’État, et les
traitait volontiers de bachibouzouks. Du côté de son père, il descendait
d ’une lignée de Vieux-Croyants, qui s’immolaient par le feu plutôt
que de rendre à César ce qui appartenait à Dieu. Il en garda une

1 18

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inquiétude apocalyptique, un fond millénariste qui le rendit attentif
aux signes. Sa mère était allemande, alliée aux Hesse-Darmstadt,
proche de l’impératrice Alexandra Feodorovna et de sa petite cour de
mystagogues. Elle lui fit découvrir un protestantisme d’émotion et de
sensibilité, un piétisme de contact sensible avec l’au-delà, influencé
par l’angélologie de Swedenborg. Lui-même s’engoua pour la
mystique Slavophile, qui devait beaucoup à des Français comme Saint-
Martin ou des Allemands comme Baader.
Au contraire de Tolstoï, qu’il fréquenta comme tout le monde,
Nicolas était animé par un grand orgueil de caste, mais en bouquet
final. Dernier du nom, il décida de tuer la race des Népluyev, qui avait
tenu la Prusse aux temps où elle était slave. « Je me suis refusé le droit
d’avoir une famille personnelle, pour ne pas avoir des héritiers de mes
droits exclusifs de riche propriétaire, de mon nom et de ma fortune.
La dynastie des riches propriétaires, en ma personne, a été remplacée
par une association ouvrière, en la personne de la Confrérie ouvrière
de Vozdvijensk1 ». Une personne : Nicolas ne parle jamais autrement
de la confrérie. Il l’a modelée pour qu’elle devienne un Népluyev
collectif et immortel. Il fallait qu’elle hérite non seulement de ses
biens, mais de sa mémoire, et de la mémoire de tous les Népluyev qui
l’ont précédé. Pour symboliser ce transfert, il rédigea sa généalogie,
qui se perdait dans la nuit du XIe siècle. Après une messe célébrée par
sept prêtres, il la remit à la communauté en laquelle il allait se
réincarner avec tous ses aïeux, qu’il connaissait par expérience
sensible et spontanée. Comment vivait-il ce contact ? Comme une
réunion de famille. Il se refusa toujours à la provoquer, et se défendit
d’être spirite. A Vozdvijensk, il n'y eut pas de transes, de tables
tournantes ni d ’ectoplasmes, mais quarante générations de terrifiants
seigneurs ou de faibles moines qui se pressaient autour de leur ultime
descendant, avant de se prolonger dans une communauté de travail qui
répondrait, bien mieux qu’un grand propriétaire, au génie collectif de
la Sainte Russie.
L’utopie, à Vozdvijensk, ce ne fut pas la communauté, avec ses
20.000 hectares et ses cinq fabriques qui dégageaient 200.000 francs-
or de bénéfice net par an. L’utopie, ce fut cette volonté de réintégrer
dans la vérité et la justice russes tout un lignage fourvoyé depuis des
siècles dans le péché du pouvoir et de la propriété. Il faut prendre ici
le terme utopie dans son sens propre : la réalisation partielle et
anticipatrice du monde de demain. Et le monde de demain, c’est la
Russie régénérée qui présidera à la régénération de l’humanité. Un
projet universel, dans l’espace, et dans le temps. Car il n’y a pas de
régénération qui tienne si elle n’associe pas l’ensemble des vivants,
ceux qui travaillent la terre et ceux qui l’ont fécondés de leurs
dépouilles charnelles. Utopie anticipatrice, utopie mobilisatrice : la
communauté fut très fière d’incarner mille ans de mémoire slave, de
crimes slaves, de vertus slaves, et, par l’exercice de l’amour fraternel,
d’exalter les vertus et de racheter les crimes. Si les disciples de

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Népluyev se refusèrent de « violer le surnaturel », ils sentirent affluer
les âmes reconnaissantes et vécurent dans les mystères.

2. Des visiteurs du soir aux songes prophétiques

Népluyev vivait dans la familiarité de ses ancêtres, mais sans leur


demander conseil. L ’idée de la communauté rédemptrice lui fut
inspirée par des « êtres » qui lui furent « beaucoup plus proches et
plus intimes » que toute la société dorée sur tranche qu’il fréquentait
quand il était étudiant ou diplomate. Ces messagers, qu’il ne décrit
jamais, commencèrent par le visiter quand il dormait. Mais une nuit
qu’il arpentait sa chambre, « s’accomplit pour la première fois une
manifestation de l’action du monde invisible sur moi, non par songe,
mais à l’état de veille [...]. Il me fut dit : [...] On te donnera beaucoup
d’enfants à élever pour en faire l’apanage de Dieu ». Cette expérience
sensible d ’un au-delà masqué fut à l’origine immédiate de la
confrérie ouvrière et de ses écoles. A partir de cette annonciation, les
« êtres » visitèrent Népluyev quand il veillait. Et il vit leurs visages.
Mais dans son récit, il ne les dévoile pas. Fuis les visites cessèrent. « Je
me souviens bien de ma dernière entrevue avec ces êtres quand ils
dirent que je ne pourrai plus les voir [...]. Pour moi, ils sont restés à
jamais, eux et leur monde, une réalité plus grande que le monde
terrestre ». Plus tard, quand il eût fondé la communauté, Népluyev
parlait volontiers des anges et de leur présence, ce qui s’accordait bien
avec la religion populaire des frères de Vozdvijensk. Mais il
n ’identifia nulle part les « ê tre s» de sa jeunesse à des anges. Ils
restèrent, avec leur monde, sa part de secret.
Les « êtres » firent place à des songes prophétiques, qui précisèrent
l’annonciation initiale. Ils apportèrent à Népluyev une image de plus
en plus nette de la confrérie et de ses écoles, jusqu’à le pousser à
l’acte. Ce furent les «songes de Munich » (1877). Alors qu’il était
attaché d ’ambassade en Bavière, Nicolas se retrouva plusieurs nuits de
suite dans une isba du village de Ianpol, non loin de Vozdvijensk. Par
la fenêtre de l’isba, il se voyait lui-même entouré d’enfants, et il les
instruisait. Après chacun de ces rêves, il se réveillait dans une paix
profonde, l’âme encore saisie de la grande joie « que j ’éprouvais dans
la compagnie de ces êtres lumineux qui m’aimaient et que j ’aimais ».
Il quitta la Carrière, retourna à Moscou pour y faire des études
d’agronomie (1878-1880), puis ouvrit sa première école à Ianpol
(1881), là même où il s’était vu entouré d’enfants aimants et aimés.
Les rêves prophétiques ne s’interrompirent pas avec la fondation, mais
alternèrent avec des expériences éveillées, ce que Népluyev appela des
« visions de l’âme, intraduisible en langage humain », et qui
s’enveloppaient d ’une lumière bleue dont il essaya de retrouver la

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teinte dans les vitraux de l’église qu’il fit bâtir pour la communauté.
De même qu’il se refusait à pratiquer le spiritisme, il se défendit
toujours de provoquer les songes annonciateurs. Spontanés, ils
affluaient par vagues, coupés de nuits obscures.
L’école de Ianpol fut le noyau de la confrérie, là où affluèrent les
âmes des ancêtres. Dès qu’il le put2, Nicolas l’installa à Vozdvijensk,
sur le domaine familial, et la doubla d’une école de filles, afin que le
Népluyev collectif puisse se perpétuer. Lui-même resta le seul
célibataire d ’une communauté où rien n’était prévu pour les
célibataires. Les écoles furent bientôt reconnues par le gouvernement
russe comme des instituts d ’enseignement agronomique, et eurent du
succès3. Nicolas put choisir ses élèves. Il en fit venir beaucoup des
bords du Dniepr. C ’étaient des cosaques zaporogues. Leurs pères
n’avaient jamais connu le servage. Leurs aïeux avaient formé, jusqu’à
la fin du XVIIIe siècle, une république autonome. Ils avaient accepté
de servir l’Empire à condition de rester des cosaques, c’est-à-dire des
hommes libres, et en armes. Ce n’est pas par hasard que Nicolas a
privilégié ce type de recrutement : un Népluyev collectif ne saurait
être fils de serf. Plus tard, quand la Confrérie fut bien établie, ce
Slavophile œcuménique accueillit à bras ouvert des disciples de
M ickiew icz et, surtout, d ’André Tow ianski. C hantres de
l’indépendance polonaise et acteurs de sa révolte, les « towianistes »
identifièrent Towianski au génie même de la Pologne martyre, ils en
firent le Jean-Baptiste de cette nation crucifiée. Condamnés par Rome,
ces rebelles absolus enchantèrent Népluyev. Il lui rappelèrent les
Vieux-Croyants, il vit en eux des sortes de cosaques de l’esprit, tout ce
qu’il fallait pour enrichir le sang et durcir les muscles de la Confrérie.

3. Un kibboutz en Ukraine

S’il y eut des apports extérieurs, la confrérie naquit essentiellement


de ses écoles, quand des anciens élèves, filles et garçons, voulurent
rester ensemble, s’établirent sur le domaine et s’y marièrent4. Nicolas
leur remit une bannière blanche, frappée d’une croix d’or mais aussi
d ’un disque noir où brillait une étoile solitaire. Et avant de les laisser
s’organiser eux-mêmes, il leur enseigna que leurs trois objectifs, la
communauté, n a r o d n o s î\ la communion, so b o rtxo st\ la culture
intégrale, tse ln o st\ devaient être fondés sur l’amour, qui n’est pas
seulement la base de toute relation, mais aussi de toute connaissance.
Comme Nicolas ne cessait de voyager à travers l’Europe, les écoles
et la confrérie durent apprendre à se débrouiller sans lui. Les frères et
les sœurs, les enfants comme les adultes, prirent très tôt conscience de
leur co-responsabilité dans l’œuvre qui s’édifiait : une fédération
d ’artels5 qui excluait toute forme de propriété privée et de salariat,

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mais refusait l’auto-subsistance, travaillait pour le marché et se
concentrait sur les productions les plus rentables. La confrérie
pratiqua le socialisme strict des premiers kibboutzim. Elle se structura
socialement en « familles fraternelles », composées chacunes d ’une
douzaine de familles nucléaires vivant sous le même toit. Tout était
mis en commun, les enfants, le travail, les loisirs. Mais il y avait
beaucoup de loisirs, car le travail était bien organisé, les travailleurs
bien formés, la production bien adaptée. Nul ne s’échinait à coudre
des vêtements ou fabriquer des outils puisqu’on pouvait en acheter de
bons et de pas chers au marché le plus proche.
Qui gouvernait ? Théoriquement, des conseils élus non seulement
par les hommes, mais aussi par les femmes et, pour les écoles, par les
enfants et les adolescents. Mais la confrérie avait bien conscience de
s’être engagée dans une aventure non seulement matérielle mais
spirituelle : la régénération utopique de la Russie, prélude à celle de
l’humanité. Tant qu’à Vozdvijensk les activités productrices ne prirent
pas l’allure d ’un très profitable empire économique, la plupart
acceptèrent ce précepte que Nicolas avait ajouté aux statuts originels
de la communauté : « La confrérie ouvrière [...] ne peut être
entièrement fondée sur le principe électif, elle doit naturellement
limiter ce principe en remettant la décision des destinées de la
Confrérie non aux représentants de la majorité, mais à une minorité
composée des frères les plus zélés et les plus éprouvés, type non de
l’homme ordinaire mais de l’homme de Dieu ». Mais qu’est-ce qu’un
homme de Dieu ? La communauté était ouverte sur le monde par les
voyages de Nicolas, qui se constitua plusieurs réseaux de
correspondants. Et c’est à partir de quelques uns de ces réseaux que
l’on peut entrevoir ce qu’il appelait un homme de Dieu.

4. Réseaux ouverts, réseaux fermés

Népluyev lut toujours la Bible, mais dans son adolescence il rompit


tout contact avec l’institution ecclésiastique. Il renoua avec l’Église
orthodoxe lors d ’un long pèlerinage (1886-1887) à Jérusalem, à
Sainte-Sophie et au Mont-Athos. Sa religion ne fut jamais exclusive. Il
s’intéressait, entre autres, à tous ceux qui voulaient réaliser ce qu’il
appelait « la vérité sociale du christianisme ». Il était bien persuadé
qu’il s’agirait essentiellem ent d ’une « œuvre russe », qu’elle
s’accomplirait en Russie et partirait de là à la conquête du monde.
Mais comme son maître Khomiakov, il était persuadé que le génie
russe tenait de la synthèse, et qu’il serait puissamment fécondé par ce
qui se faisait en Occident, la « contrée des saintes merveilles ». En
Allemagne, il fréquentait assidûment les milieux évangéliques, à la fois
piétistes et sociaux, qui s’étaient organisés après 1848 sous

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l’impulsion de personnalités comme Wiehern ou Bodelschwingh. En
France, il entretenait une correspondance suivie avec des vieux-
catholiques et des néo-chrétiens comme Hyacinthe Loyson, Ernest
Michaud (directeur de la Revue théologique et professeur d’exégèse
du Nouveau Testament à la faculté de théologie vieille-catholique de
Berne), Paul Desjardins, ses amis des rencontres de Pontigny et de
l’Union pour la Vérité. Des gens intéressants, mais peu portés sur le
social. Népluyev leur préféra Albert de Mun et Léon Harmel, les abbés
Naudet, Boyreau. Solange-Bodin, les « abbés démocrates » de France
mais aussi de Belgique, qu’il ne qualifiait d’ailleurs jamais de
« démocrates », terme qu’il n’aimait pas, mais de « socialistes
chrétiens », une expression qu’il affectionnait — Dostoïevski ne
parlait-il pas couramment du « socialisme russe » ?
Mais la grande affaire, celle ou s’entrecroisaient les réseaux ouverts
et les réseaux fermés, fut le pacifisme. Népluyev participa à toutes les
conférences de La Haye. En 1900, il présida à Paris, en marge de
l’Exposition universelle, le Congrès de l’Humanité, auquel participa
l’anarcho-spirite Sébastien Faure, et dont le secrétaire général fut
l’universaliste Auguste Vodoz, spirite pratiquant. A qui s’étonnait
d’un tel compagnonnage, Népluyev répondit : « En Vodoz, je vois un
bon samaritain qui aime et désire par des moyens dignes de l’Amour,
panser et guérir la plus corrompue, la plus mortelle et la plus honteuse
des plaies spirituelles de l’humanité contemporaine, la plaie de la
désunion et de la haine [...]. Dès lors il est mon frère dans le Dieu-
Amour. Que me fait le reste ? Je ne veux pas savoir qui il est : spirite,
occultiste, martiniste ou Rose-Croix ».
Ces qualificatifs ne jaillirent pas de sa plume par hasard. S’il se
défendit de « violer le surnaturel », Népluyev accepta de présider une
société spirite. Martiniste, Rose-Croix ? Pour Népluyev, ces termes
n’évoquent pas les résurgences de la Belle Époque. Ils renvoient à une
réalité autrement familière — et familiale —, les conventicules
mystiques où la noblesse russe méditait, ouvertement sous Alexandre
Ier, clandestinement sous Nicolas Ier, l’une des doctrines majeures du
courant Slavophile : la théosophie, le désir de connaître le monde par
la religion et la religion par l’illumination intérieure et le contact
sensible avec l’au-delà. Sous l’influence directe de l’Allemagne, les
cercles théosophiques se regroupèrent sous le signe de la Rose-Croix.
Mais l’enseignement de Louis-Claude de Saint-Martin connut un tel
succès dans le milieu social auquel appartenait Népluyev qu’il y eut
confusion, sinon fusion entre cercles Rose-Croix et loges martinistes.
Népluyev lui-même ne fit jamais aucune différence entre Rose-Croix,
martinisme et franc-maçonnerie illuministe.
Son initiation et son enracinement dans cette tradition mêle de
façon inextricable les influences intellectuelles et familiales. De tous
les perce-frontières qui répandirent en Allemagne l’enseignement de
Saint-Martin, le plus actif fut peut-être Johann-Georg Schwarz. Son
disciple Lopoukhine fut le parrain d’Ivan Kireevski, l’intime d’Alexis

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Khomiakov. Et Khomiakov fut le grand maître de Nicolas Népluyev.
A Vozdvijensk, son effigie de bronze se dressait au cœur de la
confrérie6. Elle symbolisait la tradition qu’une autre figure, bien
vivante celle-là, se chargeait d’incarner : la propre mère de Népluyev.
Une fois veuve, Alexandra von Schlippentach s’établit définitivement
dans la communauté, où tout le monde l’appelait « petite mère », avec
toute la déférence affectueuse que comportait cette expression en
Russie. De toute la parentèle germanique du fondateur de la Confrérie,
elle fut certainement l’élément le plus influent. Ce n’est guère
surprenant, si l’on considère l’importance de la mère chez toutes les
grands acteurs du mouvement Slavophile. Il y a là, en tout cas, assez
d’éléments pour que l’on puisse supposer que les aventures mystiques
de Népluyev, ses visiteurs du soir, ses songes prophétiques, ses visions
diurnes et tout ce qui constituait son contact sensible avec l’au-delà
relevaient d’une expérience personnelle, certes, mais qui n’avait rien
de solitaire, et devait autant à l’initiation qu’à l’invention.
Il en fut de même pour le caractère non seulement martiniste mais
swedenborgien de ses rencontres avec le monde invisible. Dans les
conventicules de la noblesse germano-russe, la distinction était assez
nette entre ceux qui attendaient tout de la spéculation, et ceux qui ne
la dissociait pas de l’opération. Pour ces derniers, Swedenborg, avec
son côté encyclopédiste et saint-simonien, était le complément obligé
de Saint-Martin. De même que le Prophète du Nord était à la fois
spécialiste en aciers spéciaux et cartographe des sphères supra-
sensibles, Népluyev s’est toujours bien entendu, à la fois, avec les
mystiques et les chimistes, les esprits et les molécules, les oratoires et
les laboratoires. Diplômé de l’Académie d’agronomie de Moscou, il a
participé à l’allégresse scientifique du XIXesiècle. A Vozdvijensk, il
fut Nicolas le Thaumaturge, mais aussi Nicolas le Pédagogue et
Nicolas l’Ingénieur.
On retrouve cette complexité swedenborgienne chez son grand ami,
son ami de cœur, son confident, celui qu’il allait voir lorsqu’il était las
ou incertain : Alexandre Saint-Yves d’Alveydre. Ils avaient beaucoup
de points communs. Alexandre était un pionnier de l’invisible ; un
spirite spontané, un veuf qui condamnait l’usage des techniques
kardécistes, mais demandait constamment conseil à sa femme ; un
passionné de pédagogie, l’élève de Frédéric-Auguste de Metz ; un
grand amateur d’agronomie, dont il fut le Jules Verne, avec son projet
anticipateur de mettre les algues en culture ; et, surtout, l’apôtre de ce
que Jounet appelait le « christianisme synarchique », l’harmonie
restaurée par le gouvernement général du Conseil des communes
d ’Europe, du Conseil des États, du Conseil des Églises. Népluyev-le-
pacifiste se retrouvait d’autant mieux dans ce projet que Saint-Yves
partageait sa conception du pouvoir. Comme les Slavophiles, il
distinguait l’autorité du pouvoir. Et s’il n’allait pas jusqu’à parler,
comme Népluyev, du « péché » du pouvoir, il entendait bien réduire
celui-ci au minimum. « Régner, c’est servir », disait-il. Ajoutons

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effectivement son autorité qu’à l’occasion de ses retours, qui étaient
organisés comme des fêtes, et interminables : les festivités proprement
dites faisaient perdre à la communauté le sens du temps, elles
bousculaient les jours et les nuits. Elles ne commençaient que lorsqu’il
avait salué et embrassé chaque membre de la communauté, et se
continuaient par d ’interminables discussions, quand tout le monde
était recru de chants, danses, cortèges nocturnes, représentations
théâtrales, concerts, tableaux vivants, etc.
L’un de ses retours l’établit non seulement comme médium, mais
comme thaumaturge. Il visitait des coopératives paysannes en Serbie,
quand il tomba gravement malade. Il écrit, comme si la chose allait de
soi, que la communauté en fut immédiatement avertie, par des songes
et des visions. Promptement rapatrié, le 4 juin 1901, il était au plus
mal. « Dans la nuit du 4 au 5 juin, se produisit un des phénomènes les
plus frappants parmi ceux que j ’ai éprouvés dans le domaine du
contact mystérieux avec le monde invisible ». Il était dans son grand
fauteuil, près du coin des icônes — il ne se couchait pratiquement
jamais. Son secrétaire veillait à ses côtés. « Soudain une force invisible
me souleva trois fois la main pour faire le signe de la croix », signe
annonciateur qu ’il allait se passer quelque chose. En effet,
« immédiatement après, je sentis clairement une grande force qui
venait à moi du grand crucifix qui se trouve dans ma chambre. Elle
s’approcha de moi et s’arrêta à ma droite. Je sentis alors avec une
clarté parfaite que sur ma tête une main ou une aile s’était étendue ;
au même moment la forte fièvre qui m’épuisait cessa tout d’un coup
[...]. Ensuite je sentis nettement un contact de lèvres à lèvres, une
grande force pénétra pour ainsi dire à l’intérieur de mon corps,
toucha mes reins et, pareille à des courants électriques, passa dans les
organes extérieurs. Sous l’influence de ces courants, je fus secoué à
plusieurs reprises [...] ».
Joie, pleurs de joie, moins d’être guéri que d’avoir reçu de façon
concrète, sensible, vitale, le don de ce qui fonde toute force, toute
connaissance et toute relation à autrui : l’amour absolu, que Nicolas
appelait souvent le Dieu-Amour. Et le Christ, là-dedans ? Tout est
quand même parti d ’un crucifix de deux mètres de haut, un crucifix
peint, une icône, moins que la présence réelle du Christ, mais plus que
son image, selon la tradition orthodoxe. Mais non, il n’est nulle part
question d’une quelconque réintégration christique. Nicolas conclut le
récit de sa guérison en évoquant « l’inexprimable bonheur du
contact » non pas avec le Christ ou l’un de ses messagers, mais « avec
le monde invisible ». Il est évident que cet invisible-là n’est pas celui
des chrétiens, du moins des chrétiens selon l’Église de Pierre.
Guéri, Nicolas devint guérisseur et entra dans la voie des prouesses,
qui signalent au peuple les gens de Dieu. La communauté admira, elle
participa — le don était contagieux — mais ne s’étonna évidemment
pas. Elle se contenta d’offrir à son fondateur, en toute simplicité, une
icône de Saint Nicolas le Thaumaturge, ce qui exprime très nettement

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l’image que la Confrérie se faisait de Népluyev. Au côté de Georges le
Victorieux, l’autre grand saint des cosaques, saint Nicolas, que les
enfants appelaient Mikola, est honoré comme un ami. Un ami
puissant, certes, assuré de hautes relations dans les sphères célestes,
mais pas fier pour autant, proche des enfants comme il l’est de Dieu.
Voyageur infatigable, toujours sur les routes, figure de l’amour actif
et agissant, curieux de tout et touche-à-tout, il répare la création divine,
une bien belle chose sans doute, mais un peu bâclée. Une vieille
histoire russe évoque deux paysans qui discutent de Dieu. « Et s’il
n’existait pas ? », demande l’un. « La belle affaire, répond l’autre, il
nous resterait saint Nicolas ! »
A la suite de Népluyev, promu avatar du Thaumaturge, tout
Vozdvijensk — ce Népluyev collectif — entra dans la voie des
prouesses, des merveilles et des songes. Les enfants eux-mêmes,
complices familiers du Thaumaturge, se mirent à prophétiser, à
« révéler ce qui se passait à de grandes distances », à manifester en
toutes choses « une sagesse venue d’en haut ». Nul ne songea à s’en
vanter. En 1904, la douma délibéra pour savoir s’il fallait consigner
les saintes merveilles sur le « livre de bord » de la Confrérie. Beaucoup
pensaient que cela n’en valait pas la peine. Népluyev fut d ’un avis
contraire : plus que ses compagnons, il avait conscience du caractère
utopique de Vozdvijensk, réalisation partielle et anticipatrice du
monde de demain. Pour que l’utopie fonctionne, il fallait publier tout
ce qui s’y passait. « Nous sommes l’os de l’os, la chair de la chair de
l’humanité », dit-il. « Tout ce qui nous est accessible est accessible à
tous ; tout ce que nous avons expérimenté peut être expérimenté par
tous ». Les prouesses, expliqua-t-il, ne tiennent pas aux mérites de la
Confrérie, elles manifestent la miséricorde du Dieu-Amour. Ce sont
des dons gratuits. Faut-il dissimuler ce que des gens ordinaires comme
ceux de Vozdvijensk peuvent accomplir par la grâce de l’amour ?
« Nous ne valons pas mieux que les autres », conclut-il, et de cela tous
les compagnons étaient bien persuadés. Avec l’insertion dans
l’économie de marché, le sentiment que la Confrérie ne constituait en
aucun cas une assemblée d ’élus fit beaucoup pour bloquer toute
dérive sectaire. Vozdvijensk était peut-être le sanctuaire de la
fraternité, mais pas l’arche du salut.

7. Du messianisme conditionnel au millénarisme de


l’urgence

Si Vozdvijensk n’est peuplé que de gens ordinaires, la Russie, elle


est à part. A condition qu’elle se régénère, elle a un mot à dire à
l’humanité toute entière, « mot de progrès pacifique et de pacifique
prospérité, parmi les vanités des vanités du progrès belliqueux et de la

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lutte sociale devenue chronique chez les peuples cultivées ». Népluyev
écrit ces lignes en 1906, juste après la première révolution russe.
Personnellement, il ne l’a pas mal vécue. Vozdvijensk a traversé la
tourm ente sans dégâts. Les paysans des alentours, comme la plupart
des moujiks, ne voulaient pas le socialisme agraire, mais le partage des
terres. Ils lorgnèrent un moment du côté des 20.000 hectares de la
Confrérie. Mais ils renoncèrent à se frotter à des cosaques. Népluyev
tenta de se lancer dans le jeu politique et d ’organiser un « Parti du
progrès pacifique » dont le programme n’avait rien d’apocalyptique.
En bon Slavophile, toujours prompt à s’inspirer de l’Occident, il
l’avait emprunté à Frédéric Le Play. Depuis longtemps déjà, il était en
contact avec la Société des études pratiques d’économie sociales et son
secrétaire, Ferdinand Auburtin. Selon Népluyev, Auburtin démontait à
m erveille « l’effrayant mensonge du dogme révolutionnaire
fondamental : l’innocence naturelle de l’homme ». Chez Le Play,
Nicolas retint avant tout l’idée que l’amélioration sociale de
l’humanité passe par l’amélioration des individus. D’abord éduquer,
ensuite réformer. Les écoles, et puis la Confrérie. Voilà ce qu’il fallait
faire à l’échelle de la Russie. On ne saurait être plus raisonnable. Il
s’agissait, il est vrai, d ’un discours électoral, sous lequel une
inquiétude de plus en plus vive se mit à sourdre, à partir de 1906-
1907, devant la persistance des troubles révolutionnaires et sa contre­
partie, le déchaînement de ce que Népluyev tenait pour la caricature
diabolique du mouvement Slavophile, le chauvinisme grand-russe.
Au delà des circonstances particulières, cette inquiétude tenait à une
conception équivoque du messianisme russe. Si la Russie parvient à se
régénérer, elle ira jusqu’au bout de sa mission qui est d’apporter au
monde la paix sociale et internationale. Mais si elle ne se redresse pas,
elle deviendra alors, par une mutation vraiment apocalyptique, la
puissance des ténèbres. Elle plongera l’humanité dans la guerre de
tous contre tous.
Elle est maintenant sur la ligne de partage. Elle ne va pas y rester
longtemps. Avant peu, elle va s’élever du côté de la lumière ou tomber
du côté de l’ombre. Sous la plume de Népluyev, le thème de la lutte
finale imminente devient de plus en plus fréquent. Ce fondateur
d’écoles, qui intégrait la longue durée dans tous ses projets, devient un
millénariste de l’urgence, mais aussi de l’espérance. Il s’inquiète pour
les hommes qui périront avant le triomphe de l’amour. Mais l’amour
finira par triompher. Ce sera l’heure des hommes de Dieu, à
commencer par ceux de la Confrérie. La lutte finale déblayera le
terrain et permettra à l’utopie de Vozdvijensk de se déployer dans le
monde. La terre entière deviendra le sanctuaire de la fraternité.
Nicolas pensait que la Confrérie était prête pour le combat. Il pensait
aussi qu’en cette ultime et décisive épreuve, le Népluyev individuel
devait s’effacer définitivement derrière le Népluyev collectif.
Il annonça sa mort en 1906 ( « j ’approche de la fin de ma vie
terrestre » — il avait 57 ans) et en 1907 (« ma mission sur terre est

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terminée »). Le 3 septembre, il rédigea son testament spirituel et social,
puis il partir régler ses affaires à Saint-Pétersbourg9. De retour à
Vozdvijensk, il tomba malade. La communauté fut submergée par une
vague de songes et de visions. Le moment venu, tout le monde se mit
en habits de fête, c’est-à-dire en blanc, et l’on se réunit dans la grande
véranda, au milieu des plantes vertes. Assis dans son fauteuil, Nicolas
assista à la messe des morts, à la messe de sa mort. Puis il se fit porter
dans sa chambre, entouré d’enfants. Toujours assis, il s’entretint et
joua avec eux, jusqu’à ce que le prêtre de la communauté s’agenouille
et lui demande de le bénir. « Par ma main pécheresse et par toute
l’église de la Confrérie, bénis, Seigneur, le prêtre Alexandre ». Ce
furent ses dernières paroles. On était le 20 janvier 190810.

8. Et après ?

La Confrérie se développa beaucoup jusqu’en 1914, portée par


l’essor économique de la Russie11. En 1917, elle se fit représenter au
concile de toutes les Russies, qui rétablit le patriarcat de Moscou. En
dépit de la mobilisation générale, elle comptait environ 1.200 âmes,
avec les enfants des « familles fraternelles » et les élèves des écoles. En
1918, le lieutenant Pierre Pascal fut le dernier Français à rester en
contact direct avec Vozdvijensk. Le 9 août, il note dans son journal :
« Aujourd’hui, c’est la fête chez Népliouev ». Comme d’habitude. En
1920, un grand ami de Nicolas, l’abbé Gratieux, qui avait été expédié
en mission vers la Sibérie et l’Oural, apprit que la Confrérie avait
survécu à deux années de guerre civile et internationale. Au temps de
la NEP, dans les années 1920, Gratieux lut dans un journal russe
imprimé à l’étranger que les dirigeants de la communauté avaient été
impliqués dans un complot « tolstoïen » et condamnés à des peines de
huit à dix ans de prison. Mais les écoles agronomiques, soviétisées, ne
furent pas démantelées. En 1945, Gratieux rencontra une jeune
Ukrainienne qui avait été déportée en France par les nazis. Enfant,
avant 1932, elle s’était rendue en pèlerinage à Vozdvijensk. «O n
n’avait pas profané les souvenirs de Nicolas Nicolaïévitch. On
conservait intacte sa maison et sa chambre, la chapelle aussi. On
racontait encore ce qu’il avait fait pour le peuple russe ». Puis ce fut la
grande famine de 1932-1933, organisée par Staline pour mater
l’Ukraine. Tout fut englouti, les hommes, et leur mémoire. Du moins
put-on le croire. Mais il y avait dans l’utopie de Vozdvijensk assez de
vérité pour que les pires massacres ne puisse éteindre la lueur du
souvenir et de l’espérance. La fable mystique de Nicolas Nicolaïévitch
décrit une expérience humaine trop riche pour être oubliée. Il faudra
bien, un jour, en raconter l’histoire.

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Les sources. Les Œuvres complètes de Népluyev ont été publiées à
Saint-Pétersbourg chez Tikhanov (tome I et II en 1901 ; tome III en
1902 ; tome IV en 1903 ; tome V en 1908). Elles sont abondamment
citées dans un document essentiel rédigé par l’abbé Albert Gratieux,
qui a bien connu Népluyev et a fait plusieurs séjours à Vozdvijensk (il
s’est rendu six fois en Russie). Il s’agit d’un manuscrit dactylographié
de 213 feuillets distribués en 13 chemises cartonnées, où Gratieux
mêle ses souvenirs personnels, ses entretiens avec Népluyev, et des
extraits des Œuvres complètes. Gratieux a également donné en 1908
trois articles sur la Confrérie dans la Revue catholique des Églises de
Monsieur Portal (V, 65 ; V, 88 ; 138 ; V, 568 ; V, 601).
Deux autres amis de Monsieur Portai ont également connu
Népluyev et Vozdvikensk : Joseph Wilbois, qui a donné son
témoignage dans des lettres conservées dans les archives Portai et les
archives de Jacques Chevalier, et Pierre Pascal, qui parle de Népluyev
dans son Journal de Russie (Lausanne 1975), dans la revue Plamia
(octobre 1982), dans ses entretiens avec M. Georges Nivat, entretiens
que M. Nivat a bien voulu communiquer à M. Michel Gardette pour
son mémoire sur Pierre Pascal en Russie (U. Jean Moulin Lyon III,
1984).
Népluyev, qui a parlé le français avant le russe, a publié à Paris La
Confrérie ouvrière et ses écoles (Alcan 1900), et une série de
brochures chez Fischbacher, en 1906-1907, qui forment une partie de
son testament spirituel : Appel ci tous les Chrétiens, Appel à tous les
Croyants, Appel aux Amis de la Paix et de la Liberté, Lettre ouverte à
la Jeunesse étudiante en Russie, L'Esprit vivifiant de VUnivers.

Régis Ladous.
Lyon 1

1. Le domaine de Vozdvijensk se trouve près du village de Ianpol, district de


Gloukhov, province de Tchernigov, en Ukraine donc, mais tout près des actuelles
frontières de Russie et de Biélorussie. Népluyev lui-même ne s’est jamais reconnu
comme ukrainien.
2. En 1883, quand son père lui remit le domaine en toute propriété.
3. Au point que Népluyev fut nommé inspecteur des écoles du district de Gloukhov,
ce qui lui permit de se faire élire, en 1890, au zemstvo (assemblée) du district. La même
année, son père mourut, ce qui lui valut de siéger, par droit héréditaire, à l’assemblée
de la noblesse de la province de Tchernigov. En 1892, il réunit un congrès
d’instituteurs qui fut dispersé par le gouverneur de Kiev ; il démissionna aussitôt de sa
fonction d ’inspecteur scolaire.
4. La Confrérie ouvrière fut fondée en 1889. A partir de 1890, elle fournit la quasi­
totalité du corps enseignant des écoles agronomiques. Ses statuts furent formellement
ratifiés par Alexandre III en 1894.
5. Coopératives de production.

131
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6. Népluyev fit ériger le monument en 1886, trois ans avant la fondation de la
Confrérie.
7. La crise s’ouvrit quand il apparut que la Confrérie avait dégagé 200.000 francs-
or de bénéfice net en 1899-1900.
8. Jusqu’à la crise, la Confrérie jouissait gratuitement du domaine, mais sans en
être le propriétaire. Ce fut en 1901 que Népluyev lui donna en pleine propriété les
20.000 hectares et les cinq fabriques. Il se priva ainsi de toute possibilité de reprendre
en main le pouvoir économique.
9. Il soumit en particulier au premier ministre Stolypine, qui s’intéressait à
Vozdvijensk, les statuts d’une Confrérie de toutes les Russies, destinée à fédérer les
essaims qui avaient commencé à quitter la communauté-mère en 1906.
10. La Confrérie comptait alors 300 membres adultes, 150 enfants nés à
Vozdvijensk, et 200 élèves dans les deux écoles agronomiques. Et il avait fallu, sous
le poids du succès économique, rétablir le salariat... 250 salariés permanents et 600 à
800 saisonniers.
11. Four «remplacer» Nicolas, la douma de Vozdvijensk élut sa sœur aînée.
Maria Népluyeva. Elle fut assistée par le médecin de la Confrérie, le Dr Maria Sereda, le
secrétaire de Nicolas, Vasili Proparko, le directeur des écoles agronomiques, André
Kolomeitchenko, le prêtre de la communauté, le père Alexandre Sekoundov, et le
« conseil économique », composé des starchines élus par les « familles
fraternelles ».

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TÉMOIGNAGE

OCCULTISME ET COMMUNISME,
AUTOUR DE LÉNINE ET
DE L’INSTITUT DU CERVEAU

En s’inspirant ouvertement au tableau de Böcklin, “L’Ile des


Morts”, Majakowsky a écrit ce passage appelé « Quelque chose
d’extraordinaire » — qui fait partie du long poème « Sur ça » et de
« La nuit de Noël », écrit dans l’hiver du 1923 — juste avant la mort
de Lénine, le 24 janvier 1924.
« Le papier sur les murs a pali, s’est noyé dans les tons gris de
l’eau-forte. Débordant du mur sur toute la ville — Böcklin — a
disposé Moscou en « L’Ile des Morts ». Comme il y a très longtemps,
mais surtout comme maintenant.
Voilà dans la barque, enveloppé d’un suaire, le passeur immobile...
... L’effroi était arrivé. Tout le cerveau était à lui. Il a tendu tout le
réseau des nerfs, qui dans un grondement devenu énorme, a éclaté...
Moscou dans l’hiver 1923-24 est donc “L ’Ile des Morts”. Lénine
aussi considérait ce tableau comme Hitler, Jung, Freud, Strindberg,
Swedenborg, Rachmaninov et Reger, entre autres, comme l’expression
la plus haute de l’art pictural. Lénine avait déjà vu le tableau à Zurich,
et une reproduction se trouvait sur son lit, dans sa chambre d’exilé...
1939. Hitler et Von Ribbentrop signent avec Molotov le pacte, le
tableau, l’original, cette fois, les surveille au dessus bureau dans la
Chancellerie du IIIe Reich.
La scène change. Moscou : Lénine est gravement atteint par
l’hémorragie cérébrale.
La dernière heure de Lénine selon les souvenirs de Nadiezda
Costantinovna, qui était avec lui. La mort, elle ne voulait pas
disparaître de ce monde, sur lequel il était lui, Vladimir Ilitch, un arc
vaste et morbide, comme une comète futuriste, méconnue et lugubre...
Une grande force se cachait dans le cerveau et dans le corps de
Lénine.
La mort ? Le matin même de janvier où l’on avait appelé
Léningrand la grande ville nordique, Lénine dans sa chambre
cherchait à réapprendre à écrire avec la main gauche et les médecins
faisaient des expériences pour lui redonner la possibilité de parler.

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Recevait les commissaires du peuple ; il comprenait tout mais il réussit
seulement à actionner la main gauche ; ne pouvait pas parler : il
émettait seulement des espèces des rougissements... La tête ardait, les
pensées étaient comme engouffrées dans son crâne et chacune d’entre
elles était comme un éclat et rendait sanglant son cerveau.
L’espace blanc au-dessus de sa tête augmentait à l’infini ; mais ce
n’était pas le plafond.
Il fermait les yeux : voilà la Russie, pâle exsangue. Il cherche à
rouvrir ses yeux, et le dernier mot est : « Dans le nom de l’amour... ».
La figure blanche de la Russie, comme une femme, éclate foudroyée.
Après cette vision il tombe.
Une heure après, sur le Kremlin a côté du drapeau rouge, le
drapeau noir. Sur la Place Rouge en face à la Cathédrale Saint-Basile,
synthèse entre Bizance et l’Orient, il y a un autre monument, plus
récent. En bois, mono couleur, primitif, sombre presque noir, avec des
étages délimités, monotone. Ainsi, il y a des milliers d’années, les
esclaves d ’Assyrie et de Babylonie travaillaient pour bâtir les
monuments funéraires. Le temple de Salomon et celui des Pharaons
d ’Égypte. Les monuments étaient lourds, imposants et menaçants,
parce que, là dedans résidaient les dieux et les empereurs-dieux de la
terre de Canaan et de Ket, et les descendants de Baal, de Ra... Sur la
façade — à Moscou — il y a un seul nom : Lénine.
Dans un cercueil en cristal son corps habillé d ’une veste militaire ;
avec l’étoile de l’ordre du Drapeau Rouge. La peau est comme
vivante, mais jaunâtre, couleur qui accentue les traits m ongoliens du
visage ; la mort n’a pas pu relâcher la main droite, qui est fermée
comme un poing, la gauche est détendue, comme une salutation
romaine... On dirait que la gigantesque tombe de Tamerlan a été
transportée d’Asie, ici à Moscou, quelques siècles après Gengis Khan.
Une longue queue pénètre dans le noir à travers une porte carrée, des
militaires, immobiles, veillent comme des statues ; on avance avec
difficulté dans l’obscurité. Seulement le corps est illuminé... On fait le
tour en sens inverse des aiguilles d’une montre, de droite à gauche,
comme font les chamans de la magie noire dans le monde entier...
On ne peut pas s’arrêter, un instant. On sort.
Aujourd’hui : janvier 1994, après 70 ans, la Place Rouge est
toujours la même. Le corps de Lénine est toujours là immobile. La
veste a changé : c ’est celle d ’un président d ’une République
occidentale qui suit bien l’étiquette... Le Mausolée, au contraire, est
resté le même : mais en marbre ; très peu de monde entre, là bas. Nous
sommes entrés pour la première fois, descendus avec une caméra au
sous sol.
Là-bas, chaque nuit, on fait la toilette à ce corps. On remet un
liquide mystérieux dans ses veines, on retouche la barbe et on nettoie
la peau « vivante » de Lénine. Encore plus en bas il y a la buvette qui a
vu — de Staline à Gorbachev — boire la vodka après et avant les
grandes parades de la Place Rouge...

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Les chroniques du temps de l’enterrement racontent qu’un prêtre
paysan fut mis en prison, pour avoir chanté en sortant du Mausolée :
« Le père des pauvres, est dans sa tombe : on a lui volé son cerveau, on
a arraché son cœur, on l’a mis dans une boîte d’or — avec sept
sceaux... Il est là, séparé — il ne peut plus penser à nous — ni nous
aimer : réveillez-vous, avec moi : ce le signe de l’Antéchrist. Son corps
semble impérissable : voilà le signe.
Mais qu’est-ce qu’il y a de commun entre Majakowsky et Lénine ?
Et entre Staline, Sakharov, et autant d’autres gloires méconnues de
Russie ? Le cerveau. Mais le cerveau des gens morts. Voilà un des
instituts de Moscou.

Dolcetta : M. le professeur, quelle est l’histoire de votre Institut ?


Prof. Adrianov : Notre Institut a été fondé peu de temps après la
mort de Lénine en 1926, en tant que laboratoire spécial créé par le
professeur allemand Oscar Focht. Ensuite, le laboratoire a été
transformé en un nouvel Institut deux années plus tard, en 1928.
Dolcetta : Quel est le but de l’Institut, dès son début ?
Prof. Adrianov : Au début, le but général de notre Institut était
l’étude du cerveau de Lénine en le comparant à beaucoup d’autres, il
s’agissait ainsi d ’un programme très vaste, parce que, vous voyez,
chaque cerveau a été coupé en beaucoup de sections, coloré, et sur
chacune de ces sections, pas nous, mais nos maîtres ont dû rechercher
avec le microscope, faire des descriptions relatives, et ils ont dû
comparer l’étude du cerveau de Lénine et leurs résultats avec d’autres
cerveaux.
Dolcetta : L’objet était de commencer par le cerveau de Lénine et
de faire une comparaison entre le cerveau de Lénine et celui d’autres
personnes ? Pourquoi ?
Prof. Adrianov : Oui, nous avons dû, (pas nous mais eux), parce
qu’ils devaient comparer les caractéristiques du cerveau de Lénine
avec les cerveaux d ’autres personnes, étant donné que toute l’étude
était comparative. Dans la plupart des cas il s’agissait de cerveaux pas
seulement célèbres mais de personnes quelconques aussi.
Dolcetta : Quels sont été les résultats de cette étude ?
Prof. Adrianov : Du cerveau de Lénine ?
Dolcetta : Oui, du cerveau de Lénine.
Prof. Adrianov : Oui, nous avons certains résultats concernant les
particularités du cerveau de Lénine, avant tout que le lobe frontal est
très développé dans le cerveau de Lénine, comme dans celui de
Pavlov.
Dolcetta : Qui a décidé d’étudier le cerveau de Lénine ?
Prof. Adrianov : Oh, je crois que le gouvernement a chargé mes
maîtres, et que le professeur Oscar Focht a été le premier à étudier le
cerveau de Lénine, et il a fait la première présentation des résultats en

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1930, je crois, au Ministère de la Santé.
Dolcetta : Ici à Moscou ?
Prof. Adrianov : Oui, ici à Moscou.
Dolcetta : Pourquoi un chercheur allemand ici à Moscou ?
Prof Adrianov : Nous n’avions pas d’écoles spécialisées sur la
citoarchitecture et la mieloarchitecture, et Focht a conduit une étude
sur la citoarchitecture et la mieloarchitecture, connexions du cerveau,
ensemble avec sa femme Sisid Focht, pour beaucoup d’années.
Dolcetta : Quand est mort le professeur Focht, et où ?
Prof. Adrianov : Le professeur Focht est mort à quatre-vingt-cinq
ans, et il était né la même année de Lénine, 1870, et il est mort en
1955.
Dolcetta : Où, ici à Moscou ?
Prof. Adrianov : Non, il était en train de travailler en Allemagne, il
a été persécuté par les nazis après l’ascension au pouvoir d’Hitler, et
obligé d ’abandonner l’institut de Berlin organisant l’institut de
recherche sur le cerveau au Neudstadt Schwarzwald près de la Suisse.
Dolcetta : Et les résultats, nous étions en train de parler des résultats
des recherches sur le cerveau de Lénine ?
Prof. Adrianov : Oui, retournons à ces résultats, le premier est ce
gros lobe frontal, parce que nous relions le lobe frontal pas seulement
dans les hommes, problème très intéressant, mais en certains animaux
aussi, avec l’habileté de pronostiquer notre comportement dans le
futur.
Dolcetta : Une sorte de clairvoyance.
Prof. Adrianov : Oui, un pronostic mental, parfois la capacité de
prévoir les comportements en situations nouvelles. Ce n’est pas un
réflexe conditionné, automatisme, c’est construction d’un programme
sur leurs observations préliminaires, pronostic de son propre
comportement futur. Et comme première chose dans le cerveau de
Lénine nous avons un lobe frontal très développé. Le deuxième point
est très intéressant parce qu’il existe une organisation très complexe
de sillons, scissures et circonvolutions dans le cerveau de Lénine.
Nous avons cette situation dans le cerveau de Lénine, dans celui de
Pavlov, de Majakowskij ; nous avons la scissure primaire qui se
développe dans les premiers mois de la conception avec une sorte de
deuxième ordre des scissures. Ces scissures se développent dans les
derniers temps de l’ontogenèse prénatale. Et nous avons une forme de
troisième type de scissures très complexe qu’on ne peut pas trouver
dans tous les cerveaux, mais qui se présente dans celui de Lénine.
Avant tout cela signifie un développement général de la surface
corticale, parce que nous avons une organisation corticale pas
seulement à la surface, mais aussi dans les scissures, au fond et dans les
parois des scissures.
Dans le cerveau de Lénine la partie corticale de la couche profonde
des scissures était très épaisse, et pour cela la surface en était
augmentée.

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Dolcetta : Est-il vrai que vous avez fait des clonages du cerveau de
Lénine ?
En quoi se différencie-t-il un cerveau d’un autre ?
Prof. Adrianov : Mais, il existe beaucoup, parfois tellement de
différences, parce que le cerveau de chaque personne est pratiquement
unique à cause de ces différences.
Dolcetta : On a la même structure également dans le cerveau de
Lénine ou est-il différent ?
Prof. Adrianov : Non, je ne crois pas, nous n’avons pas encore
terminé ; maintenant il y a un système spécial à travers un ordinateur,
de toute façon, il semble que les particularités du cerveau de Lénine,
selon les conclusions de Focht et les nôtres, soient ces grosses cellules
dans la troisième couche.
Dolcetta : Majakowskij, était-il différent ?
Prof. Adrianov : Majakowskij avait certaines particularités, le poids
du cerveau était de 1700 grammes, tandis que celui de Lénine était de
1640 grammes, mais dans le cerveau de Lénine nous avons beaucoup
de lésions dans l’hémisphère gauche, donc une grande partie des
résultats généraux obtenus par notre maître viennent d ’études de
l’hémisphère droit, parce que la structure de l’hémisphère gauche
était très endommagée par une hémorragie cérébrale qui a causé aussi
un dommage aux vaisseaux sanguins.
Dolcetta : Pourquoi, quelle a été la cause du décès de Lénine ?
Prof. Adrianov : Je crois infarctus cérébral, dans le troisième
ventricule cérébral et une hémorragie.
D olcetta : Pouvez-vous comprendre si le cerveau a eu d’autres
infirmités pendant la vie ?
Prof. Adrianov : Je crois que parfois, l’étude du cerveau après la
mort peut fournir des résultats supplémentaires aux observations
cliniques. Mais dans ce cas nous avons des vaisseaux sanguins
endommagés d’origine artérioscléreuse, parce que Lénine souffrait
aussi d’artériosclérose des vaisseaux sanguins, et c’est presque certain
qu’il en mourrait quand même après la cinquantaine.
C ’était une grande artériosclérose.
D o lcetta : Est-ce qu’il y avait des signes d ’autres maladies
antérieures chez Lénine ?
Prof. Adrianov : Pendant quelque temps on a parlé de syphilis,
probablement vous étiez en train de penser à cela, mais maintenant
nous avons une nouvelle méthode d’étude qui confirme qu’il s’agit
d ’un cas typique d’artériosclérose. Et nous sommes d’accord avec les
conclusions d ’Abrikosev, Focht et avec aussi beaucoup d’autres
savants étrangers de cette période là : il s ’agissait donc
d’artériosclérose. Mais ce n’est pas important, vous voyez, Gide était
syphilitique, Schubert était syphilitique, pourtant leur état syphilitique
ne devait pas constituer un gros problème.
D o lcetta : Une autre question, le poids du cerveau veut dire
quantité ou qualité ?

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Prof. Adrianov : Le poids du cerveau d’Anatole France était de
moins d’un kilo.
Dolcetta : Pourquoi, était-il un personnage sans grande valeur ?
Prof. Adrianov : Non, non, il était un grand homme ! Le poids du
cerveau de Turgeniev était de plus de deux kilos. Vous voyez ? par
conséquent il n’y a pas de connexion directe entre le poids du cerveau
et celui du talent de la personne.
Dolcetta : J ’ai lu des livres sur le Nazisme. Les nazis aussi ont fait
de pareilles études, pas seulement sur le cerveau mais sur le corps
entier, à partir de leurs thèses racistes. Est-ce que leur point de vue,
était différent ?
Prof. Adrianov : Une question intéressante. Nos maîtres ont étudié
ce problème avant la deuxième guerre mondiale, et surtout la question
de la race a été particulièrement développée dans l’Allemagne raciste
de cette époque.
Nous avons certains cerveaux chinois, africains, et on a déjà dit
avant la deuxième guerre mondiale, que nous avons pas des
caractéristiques liées à la race dans les cerveaux. Au moins pour
l’instant. Peut-être quelque chose sera découverte à travers l’étude de
l’organisation du comportement. Vous voyez, les japonais, ou les
chinois sont des personnes très rusées, mais avec une organisation
spéciale, typiquement orientale de l’activité mentale, peut-être
différente de la nôtre ; mais je ne sais pas si et comment cela se réalise
sur la structure du cortex.
D olcetta : Quels sont les derniers cerveaux célèbres étudiés et
sectionnés ?
Prof. Adrianov : Nous avons les mêmes résultats avec Sakharov.
Dans son cerveau l’index glial est très développé. Nous venons de
l’étudier.
Dolcetta : Qui prend la décision d’étudier les cerveaux ? Enfin, si
je ne veux pas que mon cerveau soit étudié après ma mort, qui décide
de le prélever pour moi ?
Prof. Adrianov : Peut-être votre femme. Dans son cas nous devons
le demander à elle.
Dolcetta : Dans le cas de Majakowski ?
Prof. Adrianov : Dans le cas de Majakowski je ne sais pas qui a
autorisé l’étude, parce que je n’étais...
Dolcetta : Dans le cas de Sakharov ?
Prof. Adrianov : Sakharov a été...
Dolcetta : Madame Bonner
Prof. Adrianov : Oui, c’est elle qui- nous a donné la permission
écrite.
Dolcetta : Dans vos études, vous ne mentionnez jamais le cas des
saints par exemple, le pape, ou des visionnaires ; dans la réalité il y a
un état comportemental d’extase, il n’y a pas des différences ?
Prof. Adrianov : Oh, je ne sais pas, nous nous le savons pas. C ’est
très intéressant, mais nous nous le savons pas. Je crois que peut-être le

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Le Cosmisme est le premier mouvement de surface d’un grand
iceberg caché, qui caractérise notre XXe siècle. Peu après le
N ationalsocialism e allem and m ontrera une autre expression
apparemment antithétique, du même procès. Puis ce sera le
m ondialism e d ’après-guerre, avec ses expressions politiques,
financières, diplomatiques, et militaires, qui a, aujourd’hui, son
majeure expression. Et peut-être aussi le germe de sa prochaine
décadence. Le complot scientiste des cosmistes, la société discrète des
hommes de science strictement matérialistes, russes bolcheviques de la
première partie du siècle, veut démontrer que l’âme n’existe pas, que
le socialisme préfigure la finalité de l’immortalité du corps. Voilà la
raison aussi de / ’Institut de Nécrologie de Moscou, celui de
l’insémination homme — singe, celui du cerveau, et voilà pourquoi
dans le centre de Moscou, la troisième Rome, existe le temple —
Mausolée, et au milieu de ce temple se trouvent les reliques du grand
saint de la religiosité communiste, Lénine, l’Avatar du verbe socialiste
incarné.
Tout le monde russe était là pour adorer les reliques du saint.
Même si aujourd’hui les membres de la troupe de la télévision russe,
déjà agents du Moskfilm, — c’est-à-dire du KGB — assurent, eux,
n ’avoir jam ais voulu entrer dans le M ausolée parce que en fam ille,
dans la famille russe moyenne, on la considérait comme la résidence
du diable...
Voilà le dernier paradoxe : les reliques d’un véritable saint sont le
témoignages de sa propre résurrection ; au contraire dans le Mausolée
de Moscou on rend hommage a quelque chose qui ne ressuscite pas.
Voilà le symbole du terrifiant, l’adoration d’un cadavre qui ne se
résigne pas à sa condition de cadavre. Les cellules épidermiques, et
celles, travaillées du cerveau, sont partagées ; sont à plusieurs
kilomètres de distance l’une de l’autre. L’adoration d’un cadavre,
d ’un mort, qu’on essaie de rendre vivant, pour toujours. Le corps de
Lénine vaut, symboliquement moins de la momie du Pharaon, parce
que le Pharaon était un symbole d’éternité relativisé en temps
historique. Le corps de Lénine a la même valeur qu’un animal très
bien soigné et même aujourd’hui, la Russie qui n’est plus
communiste, comme une Église renversée, impose l’adoration. Ni
Eltsine, ni la mafia qui gère Moscou ne veut et ne peut éliminer cette
implosion du sacré dans le centre de la Russie entière. Le corps
symbolique d’un Soviétisme en sommeil soigné par les sacerdotes
funèbres, hommes de science, qui veillent sur Sakharov et sur le
tombeau du père de la révolution, de la sainte mère Russie, Vladimir
Ilitch Lénine.

Marco DOLCETTA
Rome

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ÉTUDES

QUI ÉTAIT SERGUEÏ NILUS ?

Essai d ’esquisse biographique et bibliographique par [le Dfl


Michael Hagemeister, Marbourg, paru dans Ostkirchliche Studien 40
(1991), 1, sous le titre : Wer war Sergej Nilus ?
Traduction : Martine Pique-Bressoux.

Le lecteur du dernier roman à succès d’Umberto Eco Le Pendule


de Foucault, (sous des dehors littéraires, une encyclopédie de
doctrines occultes et de théories sur l’existence d ’une conjuration
mondiale, qui, sous peu, doit paraître également dans une traduction
russe), rencontrera au chapitre 92 le Russe Sergueï Nilus, éditeur des
sulfureux Protocoles des Sages de Sion. Nilus est décrit comme « un
moine errant qui parcourait les forêts et portait des vêtements aux
allures sacerdotales »*. Dans un lexique établi spécialement pour le
roman d ’Eco, il est expliqué que « Sergueï Nilus » est « un
pseudonyme utilisé par l’auteur — inconnu jusqu’à ce jour — d ’un
livre antisémite paru en 1905 en R ussie»2. Et dans un livre tout
récemment publié et spécialisé sur l’histoire des Juifs en Europe, on
trouve — une fois de plus en rapport avec les Protocoles — indiqué
que Sergueï Nilus était « un professeur russe »3. Aucune de ces
indications n’est exacte. Qui était donc Sergueï Nilus ?

Sergueï Alexandrovitch Nilus (1862-1929) se fit connaître en


publiant ce que l’on appelle les Protocoles des Sages de Sion, la
mystification littéraire la plus funeste qui ait sans doute jamais été
menée à bien. Leur origine ne put jamais être totalement éclaircie,
malgré des recherches intensives, cependant de nombreux éléments
indiquent que les prétendus protocoles d’une conjuration judéo-
maçonnique à l’échelon mondial sont une compilation effectuée à la
fin des années 1890 par des membres de la police secrète tsariste à
Paris à partir de documents littéraires (connus depuis longtemps
maintenant) et emportés ensuite en Russie. De premiers extraits y
parurent en 1903 dans la presse antisémite, cependant ce furent les
éditions de Nilus (1905, 1911/12 et 1917) qui se trouvèrent à l’origine
de la tapageuse diffusion mondiale des Protocoles après la première

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guerre mondiale. Durant la querelle autour de leur « authenticité »
(qui donna même de l’occupation à un tribunal bernois en 1933 et
1937), on s’intéressa également à plusieurs reprises à la personne de
Sergueï Nilus. En 1967, l’historien anglais Norman Cohn réunit toutes
les informations concernant Nilus dans son étude, inégalée jusqu’à ce
jour, sur la genèse et la diffusion des Protocoles ; il s’avéra alors que
les informations biographiques — en particulier sur l’origine de Nilus
et les dernières années de sa vie — sont peu abondantes, peu fiables et
souvent contradictoires4.
La période la mieux documentée est celle des années 1901 à 1912
durant lesquelles Nilus fréquenta le célèbre monastère d ’Optina
Poustyne, dans le gouvernement de Kalouga, où il entretint des
relations assidues avec les starets, finit par s’installer et exercer une
activité d ’écrivain. On est d ’autant plus étonné de ne trouver
pratiquement aucun indice sur Nilus dans la littérature, maintenant très
abondante, sur Optina et son importance culturelle5 ; lorsque c’est le
cas, toute relatif avec les Protocoles est passée sous silence6. Nilus,
l’écrivain religieux, hagiographe et « chroniqueur » d’Optina, était et
est jusqu’à nos jours, à ce qu’il semble, une « non-personne »7 pour
les chercheurs de l’histoire religieuse et spirituelle de la Russie.
Toutefois, des efforts sont faits pour maintenir vivant le souvenir de
Nilus et de ses œuvres. Depuis la fin des années 60, différentes
« confréries » orthodoxes éditent aux USA et au Canada les écrits de
Nilus (parmi lesquels certains n’ont pas été publiés de son vivant)8. En
Union Soviétique, des disciples et des admirateurs appartenant au
milieu intellectuel russophile national-conservateur tentent de faire
connaître Nilus et ses idées par des conférences et des manifestations
co m m ém o rativ es9. Des personnes appartenant à ces milieux ont
engagé des recherches biographiques et ouvert des archives. Les
résultats de telles recherches n’ont pu cependant être diffusées pour le
moment que dans le Samizdat10.
Voici donc — en prenant en compte tous les documents non
publiés et répandus dans le Samizdat — toutes les données
importantes de la vie et de l’œuvre de Nilus, même si plusieurs de ces
données ne sont pas encore confirmées. Cela n’est pas fait sans
l’intention de susciter d’autres recherches — tout à fait prometteuses
— afin de vaincre la création d ’un tabou et de contrecarrer la
formation d’une légende.

Sergueï Alexandrovitch Nilus est né le 28 août (ancien style) 1862


à Moscou, « aux étangs des Patriarches »n . Son père était Alexandre
Petrovitch Nilus (1816- avant 1873), un riche propriétaire terrien du
gouvernement d’Orel, inscrit en 1849 comme secrétaire de collège et
inspecteur des établissements de l’Assistance publique à Kalouga12. Le
grand-père, Petr Bogdanovitch, général de brigade dans l’artillerie,
avait été reçu en 1821 dans la noblesse moscovite. Des ancêtres
paternels — la plupart pharmaciens, mais aussi fonctionnaires et

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monde » de Vladimir Soloviev, ainsi que par sa « Brève histoire de
l'A ntéchrist », un ouvrage auquel il fit plus tard référence dans ses
propres récits « eschatologiques », et dont il fit des citations
a b o n d a n te s 17. Vint se greffer, comme chez nombre de ses
contemporains, l’influence des vieux croyants et des sectaires, dont la
conscience religieuse était particulièrement marquée par un sentiment
apocalyptique de fin du monde et une eschatologie radicalisée de
l’Antéchrist.
Nilus traversa de graves crises psychiques, liées à des souffrances
physiques. Il consulta des médecins, des prêtres et des starets, fit un
pèlerinage aux reliques de saint Serge. C ’est à cette époque qu’il
commença à entretenir un contact étroit avec le fameux Père Jean de
C ronstadt (Ioann Ilitch Serguïev, 1829-1908), prédicateur
charismatique, voyant, exorciste et guérisseur, mais aussi du groupe
radical de droite « Association du peuple russe », et « un des
antisémites les plus acharnés parmi les dignitaires ecclésiastiques »,8.
C’est sous T influence de Jean que Nilus, ainsi qu’il le raconta plus
tard, retrouva la foi. Durant l’été 1900, il visita les couvents de Sarov
et de Diveïevo, où il entendit parler des miracles du bienheureux
Serafim (1759-1833) et fut lui-même l’objet d ’une guérison
miraculeuse. A Diveïevo, il fit la connaissance de la religieuse Éléna
Ivanovna Motovilova (mort en 1910), veuve du propriétaire terrien
Nikolai' Alexandrovitch Motovilov (1809-1879) qui avait été un
proche disciple du bienheureux Serafim. Nilus décrivit les impressions
qui furent les siennes à Sarov et à Diveïevo dans une esquisse dont la
première parution eut lieu en 1901 dans les Moskovskie vedomosti19.
Durant l’été 1901, Nilus fit, en compagnie de son fils Sergueï, qui
avait terminé ses études au lycée d’Orel, un pèlerinage qui le conduisit
au monastère de la Trinité-Saint-Serge, en passant par Optina
Poustyne. A Optina, il fit la connaissance du hiéromoine Daniïl
(Dmitri Mikhaïlovitch Bolotov, 1837-1907), mystique, prédicateur et
peintre dont les portraits et les images pieuses d ’inspiration mystique
avaient du succès dans la société petersbourgeoise. Nilus prétend être
entré en possession des Protocoles des Sages de Sion20 cette année-là.
Bolotov avait conservé le manuscrit des Protocoles jusqu’à sa mort21.
A la fin de l’automne 1902 Nilus entreprit son deuxième voyage à
Optina. Avec la bénédiction du starets Iosif (1837-1911), il s’établit à
Samordino, couvent de religieuses situé à 14 verstes de là, afin de
collecter la matière nécessaire à un récit de la vie du célèbre starets
Amvrosi (Alexandre Mikhaïlovitch Grenkov, 1812-1891) ; l’ouvrage
ne fut cependant jamais mené à bien.
Durant les mois d ’été des années 1902, 1903 et 1904, Nilus
entreprit d’autres voyages à Sarov et Diveïevo. Elena Motovilova lui
remit les notes laissées par son mari, dans lesquelles il découvrit,
déchiffra et publia la célèbre « Conversation du bienheureux Serafim
sur la finalité de la vie chrétienne »22. En octobre 1904, Nilus se rendit
pour la troisième fois à Optina ; à Samordino, il rencontra la religieuse

144
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Maison dite « du consul » à Optina (1992)

En 1908 parut son livre S ila Bojïa i nemochtch tchelovetcheskaia.


(Le Pouvoir divin et P impuissance humaine). La première partie
consiste en une biographie exhaustive du starets Feodosi (Feodor
Afanasievitch Popov, 1827-1903), que Nilus avait rédigée à partir de
notes autobiographiques se trouvant dans les archives d’Optina. Elle
comprend de vivantes descriptions de l’enfance et de la jeunesse de
Feodor, de ses nombreuses apparitions en rêve, de ses discussions et
rencontres avec les célèbres starets Makari et Amvrosi. La deuxième
partie du livre contient de brefs comptes rendus sur des miracles, des
rêves prémonitoires et l’action de puissances démoniaques, que Nilus
a pour la plupart empruntés à des notes provenant d ’Optina et de
Sarov, ainsi que quelques récits édifiants et souvenirs personnels.
En 1908 et 1909, Nilus publia d’autres témoignages sur la vie
d’hommes et de femmes pieux (anachorètes, fous du Christ, moines et
religieuses) dans les cahiers populaires Troitskaia narodnaia beseda
(Le sermon populaire de la Trinité) et Troitski tsvetok (La fleur de la
Trinité) édités par la Trinité-Saint-Serge (le monastère d’Optina avait
envisagé une série du même genre, Optinskie listki (Feuillets
d'Optina), dont Nilus devait assurer la direction littéraire, et qui ne vit
jamais le jour)37. Dans l’hebdomadaire Troitskoe slovo (Le mot de la
Trinité), il publia en 1910 et 1911 des extraits du journal écrit au
milieu du XIXe siècle par Evfimi (Trunov, 1809-1885), moine
d’Optina (paru en 1911 sous forme de livre sous le titre Sviatynia pod
spudom, c ’est-à-dire Sanctuaire sous le boisseau). En plus de comptes

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rendus sur des événements particuliers de la vie du monastère (par
exemple évocation des visites de A.K. Tolstoï, N.V. Gogol et
l'enterrement de I.V. Kireïevski, mais aussi d’incendies et d’attaques
de loups), on y trouve des descriptions de la vie pieuse et — en très
grand nombre — de la mort des religieux, des conversations
spirituelles et des enseignements, des extraits de vies des saints, des
notes sur des rêves prémonitoires, des guérisons miraculeuses, ainsi de
suite. Début 1909, Nilus commença lui-même à tenir le journal
d’Optina, qui fournit la base de son livre Na bere gu Bojïeï reki (Sur la
rive de la rivière divine), paru en 191638.
A cette époque, la crainte qu’avait Nilus d ’une conjuration
s’amplifia. Il voyait une conséquence de l’action des puissances
obscures dans « l’esprit d ’incrédulité, de l’Antéchrist », que ce soit
dans la presse dirigée « par une main judéo-maçonnique visible ou
invisible » ou dans le « Kahal des professeurs d’université ouvertement
ou secrètement judaïsants et prenant des airs de philosophes ». Le
« dernier rempart » contre ces attaques était les « monastères
orthodoxes »39. Les conceptions apocalyptiques de Nilus prirent des
accents de folie et lui firent voir partout le « sceau de l’Antéchrist » ou
le chiffre de la Bête. Le comte Alexandre du Chayla, qui vécut à
Optina en 1909 et rencontra souvent Nilus, fit plus tard des récits
détaillés sur tout cela40.
En 1911, Nilus publia la 3e édition de son livre Velikoe v malom.
Comparée à la 2e, la partie qui contenait également les Protocoles avait
été considérablement augmentée de sermons, prédications et récits sur
la venue de l’Antéchrist et la fin du monde (d’Ephraïm le Syrien à
Vladimir Soloviev en passant par Serafim de Sarov) et fut publiée
séparément, accompagnée d’un vaste traité illustré sur la symbolique
maçonnique et cabalistique des chiffres et des signes, sous le titre Bliz
grjaduchtchiij antikhrist i tsarstvo diavola na zemle (L'Antéchrist
approche et le règne du Démon sur la terre)41. Le livre parut en 1911,
financé par M.D. Usov, commerçant vieux-croyant de Saint-
Pétersbourg, tiré à 10 000 exemplaires qui, à ce que dit Usov dans sa
préface, devaient être distribués gratuitement aux chrétiens de Russie,
afin de leur « ouvrir les yeux » face aux « plans des ennemis de
l’Égl ise, du souverain et de la patrie ». Une autre édition de B liz
griaduchtchii antikhrist parut en 1912 en 2e partie de Velikoe v
malom42. Du Chayla rapporte qu’après la parution de ce livre, Nilus
avait adressé une lettre aux patriarches orientaux, au Saint Synode et
au Pape, dans laquelle il demandait la tenue d ’un concile
œcuménique, afin que soient prises des mesures contre la venue de
l’Antéchrist43.
Avec ses sermons apocalyptiques, Nilus avait semé le trouble parmi
les moines d’Optina. Ce fut certainement une des raisons pour
lesquelles une enquête fut ordonnée par le Saint-Synode et effectuée
par l’évêque Serafim (L.M. Tchitchagov, 1856-1938). A la suite de
cela, le starets Varsonofi fut envoyé à Kolomna au monastère de

148

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Goloutvin et le séjour de laïcs à Optina fortement limité44. Le 14 mai
1912, Nilus et sa femme durent quitter Optina.
De 1912 à 1917, Nilus vécut avec sa femme à Valdaï, à proximité
du monastère d’Iverski, il poursuivit là-bas ses activités littéraires. En
1916, il publia, sur la base des notes prises en 1909 à Optina, le livre
Na beregu Bojïeï reki et, en janvier 1917, parut sous le titre Bliz est' pri
dverekh. O tom, tchemu ne jelaiut verit' i tchto tak blizko (Il est tout
près, sur le seuil. De ce en quoi l'on ne peut pas croire et qui est si
proche), une édition « remaniée » et considérablement complétée par
des recherches et des observations récentes de Bliz griaduchtchii
antichrist. Ce livre « profondément apocalyptique » (Strijev), dans
lequel avaient trouvé place les obscures prophéties faites en 1915 par
Paraskeva Ivanovna (Pacha Sarovskaïa), contenait également les
Protocoles. Une grande partie des 5.000 exemplaires tirés a dû être
détruite dès sa parution, sur ordre du gouvernement provisoire45.
En avril 1917, Nilus et sa femme acceptèrent l’invitation du prince
Vladimir Davidovitch Jevakhov (1874-1938), le futur évêque Ioasaf
de Mogilev et, après un séjour à Kiev, s’installèrent dans son domaine
de Linovitsa, dans le gouvernement de Poltava46. A cette époque, de
nombreux partisans de l’ancien régime se retiraient en Ukraine pour,
de là, quitter le pays, après la chute du gouvernement Skoropadski.
Sergueï, le fils de Nilus, s’enfuit probablement durant l’hiver 1918/19
en Allemagne où il a dû, avec l’aide de cercles d’extrême-droite —
sont cités les noms du comte Ernst zu Reventlow et de Gottfried zur
Beek (c.à.d. Ludwig Müller von Hausen) —, s’efforcer de faire sortir
son père47.
Nilus et sa femme vécurent pratiquement six ans dans le
« pavillon » de Linovitsa. Juste après leur arrivée, ils y avaient érigé
une chapelle qui était consacrée au Bienheureux Serafim de Sarov et
qui, durant ses huit années d’existence, attira de nombreux croyants. Il
est évident que Nilus fréquentait également le frère de son hôte, le
prince Nikolai Davidovitch Jevakhov (vers 1870-1939), un écrivain
ecclésiastique intime du procureur en chef du Saint-Synode. Nikolai'
Jevakhov, monarchiste et antisémite convaincu, devint un « fervent
admirateur de Nilus » (Cohn) et écrivit plus tard, en émigration, un
livre sur lui48. Même dans les temps de guerre civile et de terreur,
Nilus poursuivit son activité littéraire ; il entretint une correspondance
abondante et se fit rendre compte des événements d’Optina49. Nilus
savait que son édition des P rotocoles était traduite et diffusée à
l’Ouest ; il avait même reçu un paquet d’un de ses adeptes les plus
éminents, l’industriel Henry Ford50.
Début avril 1923, le couple déménagea pour Piriatin, chef-lieu
d’arrondissement situé non loin de Linovitsa51. C’est là que Nilus fut
arrêté le 18 août 1924 et transféré, d’abord à Priluki, ensuite à Kiev.
Sur ce, sa femme utilisa sa parenté avec un collaborateur de
l’ambassade allemande à Moscou, Otto von Radowitz : par la voie
diplomatique, elle réussit à envoyer livres et manuscrits à Berlin, d’où

149
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Liste des écrits de S.A. Nilus

La plupart des données proviennent de bibliographies et n’ont pu


être vérifiées de visu ; elles sont données telles quelles pour un public
averti.

Koren'zia. Istinnaja bolezn' Rossii. M. Universitetskaja tipografia,


1899, 51 S.
« Poezdka v Sarovskuju pustyn’i Serafimo-Diveevskij zenskij
monastyr’ ». In : Moskovskie vedomosti, November 1901.
Golos very iz mira torzestvujuscego neverija : Poezdka v
Sarovskuju pustyn \ M. : Universitetskaja tipografija, 1902. 75 S.
Duch bozij. javno pocivsij na otee Serafime Sarovskom v besede
ego o celi christianskoj ziztii s simbirskim pomeseikom i sovestnym
sud'ej Nikolaem Aleksandrovieetn Motovilovym. (Iz rukopisnych
vospominanij N.A. Motovilova). M. : Universitetskaja tipografija,
1903. 36 S.
Velikoe v malotn. Vpecatlenija ot sobytij svoej i cuzoj zizni. Zapiski
pravoslavnogo. M. : Universitetskaja tipografija, 1903. VIII + 179 S.
Sluzka Boziej Mate ri i Serafimov. (Sibirskij [sic !] sovestnyj sud ja
Nikolaj Aleksandrovic Motovilov). M. : Universitetskaja tipografija,
1904. 119 S. — Aufl. : 100.
Otee Egor Cekrjakovskij. M. : Universitetskaja tipografija, 1904. 66
S. — Aufl. : 25.
Velikoe v malom i antichrist, kak bnlizkaja politiceskaja
vozmoznost’. Zapiski pravoslavnogo. Izdanie vtoroe, ispravlennoe i
dopolnennoe. C arskoe Selo : T ipografija C arsk o sel’skogo
Kom itetaKrasnogo Kresta, 1905. X + 417 S. — [Mit den
“Protokollen”, S. 325-394].
Sila Bozija i nemosc' celoveceskaja. V dvueh castjach. C.I. undll ?
Sergiev Posad : Tipografija Sv.-Tr. Sergievoj Lavry, 19087. 316 S. —
Aufl. : 2600.
Marko Fraceskij. SergievPosad : Tip. Sv.-Tr. Sergievoj Lavry,
1908. (= Troickaja narodnaja beseda ; 45)
Zatva zizni. Psenica i plevely. Sergiev Posad : Tip. Sv.-Tr. Sergievoj
Lavry, 1908. (= Troickaja narodnaja beseda ; 46)
[Hg.] Odin iz tech nemnogich, kogo ves’mir nedostoin. Blazennyj

151
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Christa radi jurodivyj svjascennik otee Feofilakt Avdeev. [Sergiev
Posad] : Tip. Sv.-Tr. Sergievoj Lavry, 1909. 44 S. (= Troickaja
narodnaja beseda ; 50) — Aufl. : 5000.
[Hg.] Zvezdy pustyni. Zitie svjatogo prepodobnogo otea nasego
Onufrija Velikogo i s nim nekotorych inych sv. pustynnozitelej.
(Pam jat’ 12 ijulja). P ovest\ zapisannaja prepodobnym Parfeniem
Egipetskim pustynnikom. [Sergiev Posad] : Tip. Sv.-Tr. Sergievoj
Lavry» 1909. (= troickaja narodnaja beseda ; 57)
Dija cegó i komu nuzny pravoslavnye monastyri. Sergiev Posad :
Sv.-Tr. Sergieva Lavra, 1909. 52 S. (= Troickij cvetok ; 57) _ Aufl. :
5000.
Nebesnye pestuny. Sergiev Posad : Tip. Sv ; -Tr. Sergievoj Lavry,
1909. 16 S. (= Troickij listok ; 59) _ Aufl. : 3000.
Svjatynja pod spadoni. Tajna pravoslavnogo monaseskogo ducha.
Sergiev Posad : Tip. Sv, -Tr. Sergievoj Lavry, 1911. 229 + III S. —
Aufl. : 3100. — [Zuerst in : Troickoe slovo, sergiev Posad, 1910 und
1911]
tìliz grjaduscij antichrist i corsivo diavola na zemle. Sergiev Posad :
Tip. sv.-Tr. Sergievoj Lavry 1911. 205 S. — A ufl.: 10 000. —
[Vorbemerkung “Ot izdatelja” von M.D. Usov ; C. 1 : “Gliz
grjaduscij antichrist i carstvo diavola na zemle.” C. 2 : ‘‘Tajna
bezzakonija. Pecat’antichrista. Zverinoe cislo 666.” Mit den
“Protokollen”, S. 57-133]
Bliz grjaduscij Antichrist. M. : T ip o g rafia Svjato-Troickoj
Sergievoj Lavry, 1911. 168 S. — [Mit den “Protokollen”, S. 45-108 ;
Erscheinungsort und Jahr möglicherweise fingiert]
[Samordinskoe izdanie Sionskich protokolov 1911 ?]
Velikoe v malom. Bliz grjaduscij antichrist i carstvo diavola na
zemle. Zapiski pravoslavnogo. Izdanie tretie, ispravlennoe i
dopolnennoe. Sergiev Posad : Tipografia Sv.-Tr. Sergievoj Lavry,
1911 [und 1912]. XIII +334 [+ 220] S. — Aufl. : 3100 [5000]. —
[Der separat veröffentlichte Z. Teil mit dem Titel Bliz grjaduscij
antichrist i carstvo diavola na zemle trägt den Druckvermerk : Tip.
Sv.-Tr. Sergievoj Lavry 1912; mit den “Protokollen”, S. 59-135;
enthält gegenüber der Ausg. von 1911 ein “Posleslovie”, S. 204-217]
Marko Fraceskij. Sergiev Posad : Tip. Sv.-Tr. Sergievoj Lavry,
1915. 31 S. (= Troickaja narodnaja beseda) — Aufl. : 5000.
Na beregu Boz'ej reki. Zapiski pravoslavnogo. Sergiev Posad : Tip.
Sv.-Tr. Sergievoj Lavry, 1916. 352 S. — Aufl. : 2100. — [Zuerst in :
Troickoe slovo, Sergiev Posad, 7-1916]
“Bliz e st’, pri dverech.” O torn, cemu ne zelajut verit’i cto tak
hlizko. 4-e izdanie knigi “Bliz grjaduscij antichrist i carstvo diavola
na zem le”, peredelannoe i znacitel’no dopolnennoe pozdnejsimi
issledovanijam i i nabljudenijam i. Sergiev Posad : tip . Sv.-Tr.
Sergievoj Lavry 1917. 288 + V ili S. — Aufl. : 5000. — [Mit den
“Protokollen” ; erschien im Januar 1917]

152
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*
* *

Na beregu Boz’ej reki. Zapiski pravoslavnogo. C. 2. San Francisco,


Cal. : izd. Bratstva Prep. Germana Aljaskinskogo Cudotvorca, 1969.
220 S. — [Teil 2 zu N ilus’ Lebzeiten nicht erschienen] ;
vorangestellt : Anon. [E. Ju. Koncevic ?], “Sergej Aleksandrovic
Nilus. Kratkoe zizneopisanie avtora”. S. 1-42 ; zahlr. Abb.
Velikoe v malom. Scarborough, Ont. : Svjato-Sergievskoe izdanie,
1974. — [Reprint der 3. Ausg. von 1911 ; ohne “Protokolle”]
Na beregu B oz’ej reki. C. 1. Zapiski pravoslavnogo. Forestville,
Cal. : Svjato-Il’inskoe Izd., 1975. 321 S. — [Reprint der Ausg. 1916]
Svjatynja pod spudom. Tajny Pravoslavnogo Monaseskogo Ducha.
Forestville, C al.: Svjato-Il’inskoe izd., 1977. III = 317 S. —
[Nachdruck der Ausg. von 1911 ; Rez. in : Pravoslavnaja R u s\ 1978,
2, S. 12]
Sila Bozija i nemosc' celoveceskaja. (Optinskij starec Feodosij).
Platina, Cal. : izd. Bratstva Prep. Germana Aljaskinskogo, 1976. 316 S.
— Dass. 1979 (= Novye otcy rossijskie. Serija pervaja : Optinskaja
agiografija ; t. 3). — [Nachdruck der Ausg. von 1908 mit neuer
Einleitung und Nachwort]
Velikoe v malom. Scarborough, Ont. 1982. 418 S. — [Reprint der
3. Ausg. von 1911 ; ohne “Protokolle”]

Les notes ont été traduites mais nous avons laissé les titres dans la langue
originale.
1. U. Eco, Das Foucaultsche Pendel, München 1989, p. 565.
2. L. Bauco, F. Millocca, Das Geheimnis des Pendels — entschlüsselt, München
1990, p. 238.
3. F. Battenberg, Das europäische Zeitalter der Juden, Darmstadt 1990, p. 235.
4. N. Cohn, Warrant for Genocide : The myth of the Jewish world-conspiracy and
the Protocols o f the Elders o f Zion, London/New York 1967 ; par la suite,
nombreuses éditions et traductions. En français : Histoire d ’un mythe. La
« Conspiration » juive et les Protocoles des Sages de Sion, Paris 1967. Cité par la
suite d’après la 2e édition, augmentée, New York 1969, l’ouvrage standard de référence
de Cohn a visiblement inspiré Eco. Concernant l’histoire des Protocoles voir
particulièrement H. Rollin, L ’Apocalypse de notre temps, Paris 1939 rééd. 1991 et W.
Laqueur, Russia and Germany, London s.d. [1965] ; enfin, P.-A. Taguicff, Faux et
Usages de Faux, Paris. Berg. 1994 (2 vol.).
5. Cela vaut également pour l’ouvrage « classique » de S. Tchetvcrikov, Optino
Pustyn’, Paris s.d. (1926), ou pour l’ouvrage de référence de I. Smolitsch. Russisches
Mönchtum, Würzburg 1953, et de même pour les nombreux articles les plus récents.

153
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6. Voir I.M. Kontsevitch, Optino pustyn’i eia vramia, Jordanville, N.Y., 1970, en
particulier p. 349 et suivantes ; Idem, The acquisition o f the Holy Spirit in ancient
Russia, Platina, Cal. 1988, p. 334, 346. Le travail fondamental de L. Stanton, Optino
Pustyn ’ in Russian Secular Literature : Backgrounds, Sources, and Legacy, Ph. D.
diss. Univ. of Kansas, 1984, cite en bibliographie uniquement quelques ouvrages de
Nilus.
7. Cette impression est confirmée lorsqu’on apprend que lors du symposium
international organisé en avril 1990 par l’Université de Bergame sur Optina
Poustync, durant lequel on examina l’importance de ce centre intellectuel sous les
aspects les plus divers, Nilus ne fut pas évoqué une seule fois (information
communiquée dans une lettre du professeur L. Stanton, Bâton Rouge, 14.6.1990). Ceci
fut également remarqué dans le rapport fait par R. Monk Gerasim sur le congrès, « The
Optina Symposium in Bergamo, Italy» in The Orthodox Word, 152, 1990, p. 156-
181 ; ici p. 179.
8. Voir l’index des écrits situé à la fin de cette étude.
9. Voir par exemple la conférence de A. [N.] Strijev « Pristan’ Ducha Svlatogo.
Duchovnye pisateli i Optina pustyn» sur Nilus, faite le 15.6.1989 à la maison
centrale de l’artiste à Moscou lors de la conférence « Optina pustyn’ — vyda
iuchtchiisia centr Russkoi dukhovnoi kul’tury », publiée dans Vetche, Munich, 36,
1989, p. 142-153 (sans référence aux Protocoles) et l’évocation très positive de cet
article (avec référence aux Protocoles !) par A. Chiropaev, « Golos “Vetcha” » in
Nach sovremennik, 1990, 8, p. 181. Le 1.2.1990 a eu lieu à Moscou une soirée dédiée
à la mémoire de Nilus, organisée par la coopérative orthodoxe-nationaliste
« Radoncj ». Ces derniers temps, on trouve de plus en plus fréquemment des éloges
de Nilus et des publications d’extraits des Protocoles dans la presse russophile
( Vetche, Nach sovremennik. Moskovskij ¡iterator, Vozrojdenie Rossii entre autres).
En revanche, la revue moscovite illustrée Ogonek a, dès l’été 1988, mis en garde
contre les Protocoles et fait, dans ce contexte, un article sur Nilus (V. Nosenko, S.
Rogov, « Ostorojno : provokatsiïa » in Ogonek, 1988, 23, p. 6 et suiv.) et en août
1990 le journal russe Russkaia mysl', édité à Paris, a publié, poussé par l’actualité, la
preuve qu’apporte Norman Cohn de la falsification des Protocoles.
10. Voir par exemple les informations biographiques dans l’article de A. [N.]
Strijev, « Nilus i Gosudar’ » paru dans la revue monarchiste moscovite tirée en
xérocopie Tsar’ kolokol, 6, 1990, p. 39-55. En outre, le compte rendu du témoignage
oculaire de M.V. Orlova-Smirnova sur les derniers mois et la mort de Nilus, qui a été
publié à l’ouest sous le titre « Pamiati Sergeïa Aleksandrovitcha i Elcny
Aleksandrovny Nilus» dans Pravoslavnyi put’ za 1985 god, (Jordanville] 1986, p.
54-69, est un texte du Samizdat. J’ai devant moi deux manuscrits de ce rapport.
11. Voir Anon. [E. Ju. Kontsevitch?], « Sergei Aleksandrovitch Nilus. Kratkoe
jizneopisanie avtora » dans S. [A.] Nilus, Na beregu Bojieï reki [2e partie 2], San
Francisco 1969, p. 1-42, ici page 1 ; il s’agit d’un exposé trop long, de peu de
consistance, les données y sont en partie contradictoires et erronées, sans référence
aux Protocoles.
12. C’est le professeur E. Amburger, de Heuchelheim, qui m’a aimablement
communiqué le 9.9.1990 ces informations, ainsi que les suivantes, sur les ancêtres et
les frères et sœurs de S.A. Nilus.
13. Informations fournies par Amburger sur Dmitri Aleksandrovitch Nilus.
Amburger suppose que Serguei Nilus avait un autre frère, Andrei (1858-1941) ; celui-
ci avait été général de division dans l'artillerie, avait émigré en Yougoslavie après la
révolution et serait mort à Homs en Syrie.
14. Informations fournies par Amburger (voir note 12).

154

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15. A. diu Chaila [A. du Chayla], « Vospominaniia o. S.A. Niluse i Sionskikh
Protokolakh (1909-1920)» dans Evreiskaia tribuna [Parisi, 72 (14.5.1921), p. 1-7,
ici p. 2 (également dans Poslednie novosti, Paris, 12.-13.5.1921.) — Le comte
français Armand Alexandre de Blanquet du Chayla (1885-1939) séjourna en Russie de
1909 à 1920 ; de début janvier jusqu’à mi-novembre 1909 il vécut à Optina Poustyne,
où il rencontra souvent Nilus. Nous lui devons le compte rendu probablement le plus
détaillé et le plus précis sur Nilus.
16. Idem.
17. Voir par exemple S.A. Nilus, Bliz griaduchtchii antikhrist i tsarstvo diavola
na zemle, Sergiev Posad 1911, p. 40-44, 51 et suiv. Sur l’importance de Tri razgovora
de Soloviev pour Nilus et le mythe de la conjuration « judéo-maçonnique », voir S.
Dudakov, « Vladimir Soloviev i Sergeï Nilus » dans W. Moskovich (éd.), Russian
Literature and History. In honour of Professor Ilya Sermon, Jérusalem 1989, p. 163-
169 ; dans cette étude par ailleurs stimulante, les indications concernant Nilus sont
fréquemment imprécises ou fausses.
18. H D. Löwe, Antisemitismus und reaktionäre Utopie. Russischer
Konservatismus im Kampf gegen den Wandel von Staat und Gesellschaft, 1890-1917.
Hambourg, 1978, p. 63.
19. Cette esquisse, qui est aussi parue séparément en 1902, a été par la suite
intégrée aux diverses éditions du livre Velikoe v malom. Voir bibliographie.
20. Voir les informations chez Nilus (note 17), p. 52 et suivantes. Comparer avec
du Chayla (note 15), p. 5. En contradiction avec cela, dans la première édition des
Protocoles en 1905, Nilus donne comme date les années 1902-1903 !
21. Comparer avec du Chayla (note 15). p. 3. Strijev (note 10), p. 50. Au sujet de
Bolotov, voir N.A. Pavlovitch, A.L. Tolmatchev, « K biografii khudojnika
Bolotova». Dans Prometei', 13, Moscou 1983, p. 296-304. ainsi que les souvenirs
qu’en avait Nilus dans la troisième édition de S.A. Nilus, Velikoe v malom, Sergiev
Posad 1911, p. 279-321.
22. Sous le titre « Dukh Bojïi ïavno potchivchiï na ottse Serafime Sarovskom v
besede ego o tseli khristianskoï jïzni s simbirskim pomechtchikom i sovestnym
sud’eï Nikolaem Aleksandrovitchem Motovilovym » dans le livre de Nilus Velikoe v
malom (1903 et éditions suivantes) ; également édition séparée à Moscou en 1903.
Ensuite nombreuses éditions et traductions sous des titres divers. Nilus publia en 1917
le « texte définitif » qui fut enfin imprimé dans Russkiï palomnik [Chico, USA], 2,
1990, p. 73-92. La première publication soviétique est annoncée pour 1991 dans la
revue moscovite à fort tirage Literaturnaïa utcheba. D'autres notes de Motovilov sur
des conversations avec le bienheureux Serafim, parmi lesquelles une note
« Antikhrist i Rosiïa », notes manifestement decouvertes et déchiffrées par Nilus,
ont été redécouvertes récemment dans les archives de P.A. Florenski et publiées pour
la première fois dans Moskovskii ¡iterator, 32/33, 21.9.1990, p. 7 et suiv. Voir
également la note préliminaire de A. [N.] Strijev, au même endroit.
23. Voir S.A. Nilus, Na beregu Bojieï reki, Sergiev Posad 1916, p. 86-90.
24. Strijev (voir note 9), p. 149. Informations précises sur les diverses éditions
dans la bibliographie.
25. Ainsi — pour ne citer qu’un exemple — Amvrosi empêcha durant trois jours un
visiteur de repartir, grâce à quoi celui-ci échappa à un attentat prévu à cette date.
« Epizod iz jizni startsa Optino!' pustyni ieroskhimonakha o. Amvrosiïa » dans
Velikoe v malom (1903 et éditions suivantes).
26. C’est la version du Chayla (note 15), p. 5 et suivante, qui date il est vrai ces
événements des années 1901 et 1902 ; Cohn se range à son avis (voir note 4), p. 85-
87. Nombreux détails sur « Monsieur Philippe » et les intrigues dirigées contre lui

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ainsi que sur les relations extrêmement nombreuses entre les cercles occultistes et
théosophiques russes et français (dont on suppose également qu’ils sont à l’origine
des Protocoles) chez J. Webb. The Occult Establishment, La Salle, 111. 1976, p. 213-
273.
27. S.A. Nilus à la sœur Juliïa à Samordino ; Pctersbourg, avril 1905. Lettre se
trouvant dans les archives d’Optina Pustyn’, Bibliothèque Lénine de Moscou, f. 213,
k. 104, ed. chr. 46-47 ; d’après une copie appartenant, Moscou.
28. Concernant E.A. Ozerova voir du Chayla (note 15), p. 2. 5 et suiv. Strijev
(note 10), p. 43, 49. Du Chayla date la rencontre de Nilus avec Ozerova 1901, Strijev
l’été 1905.
29. Voir du Chayla (note 15), p. 5 et suiv. Rollin (note 4), p. 34. Cohn (note 4),
p. 67, 87. Strijev (note 10), p. 43. Sur les diverses éditions de Velikoe v malom et les
Protocoles, on trouve des données contradictoires. Du Chayla dit de la lèrc édition des
Protocoles par Nilus que c’est un « supplément » à une édition « sur-travaillée » de
Velikoe v malom et la situe en 1902. Cela signifierait que l’édition de 1905 soit la 2e
édition des Protocoles et la 3e édition de Velikoe v malom. Rollin situe l ’éditio
princeps de Velikoe v malom en 1901 et désigne l’édition de 1905, qui contient pour
la première fois les Protocoles, comme étant la 2e. Cohn date l'éditio princeps de
Velikoe v malom également de l’année 1901, ce qui fait de l’édition de 1903 la 2e
édition, et de celle de 1905 la 3e. Cohn (note 4), p. 67, 87. Il est inutile de s’intéresser
ici au contenu des Protocoles qui n’ont pas été rédigés par Nilus.
30. Contrairement aux éditions de 1903 et 1911/12, cette édition est extrêmement
rare ; à l’Ouest, nous n’en connaissons qu’un exemplaire que possède le British
Museum. Reproduction de la feuille de titre chez B. Segel, Die Protokolle der Weisen
von Zion kritisch beleuchtet, Berlin, 1924, avant la page 29. Un exemplaire se
trouvant à la Bibliothèque Lénine à Moscou, est tenu secret.
31. Ici et par la suite, selon Anon. (voir note 11), p. 4 et suiv. Strijev (voir note
10), p. 44-46.
32. Voir Nilus (note 21), p. 307 et suiv.
33. Voir les descriptions chez du Chayla (note 15), p. 2 et Ju. Ivask, Konstantin
Leontiev (1831-1891). Jizn'i tvortchestvo. Frankfurt/M. 1974, p. 279-284.
34. Voir B. [K.J Zaitsev, « Ioann Kronshtadtskii. (Iz dnevnika pisatelja). »
[19291 dans Moskovskii tserkovnyi vestnik, 24 (32), 1990, p. 8. Détaillé sur
Varsonofi. Pamiati optinskogo startsa skhi-archimandrita Varsonofiïa, M.
Kontsevitch, Optina pustyn’ (note 6), p. 322-400. Nombreux épisodes de la vie de
Varsonofi également dans S. A. Nilus. Na beregu Bojieï reki, Sergiev Posad 1916.
35. Voir Kontsevitch, Optina pustyn , p. 332, 375-381.
36. Elena Iourivna Kartsova (1893-1989), fille du diplomate Iouri Sergeevitch
Kartsov, ami très proche de Konstantin Leontiev. Après la mort de sa mère en 1901,
Elena Kartsova fut élevée par sa tante E.A. Ozerova. A la fin de l’automne 1918, elle
quitta la Russie et partit pour la France, en passant par la Pologne et l’Allemagne. En
1935 elle épousa l’écrivain religieux Ivan Mikhaïlovitch Kontsevitch (1893-1965),
avec qui elle vécut aux USA dès le début des années 50. Jusque dans les années 30,
Kartsova resta en contact épistolaire avec sa tante E.A. Ozerova-Nilus. Elle avait en sa
possession des exemplaires d’auteur d’ouvrages de Nilus, ainsi que des écrits inédits
provenant de la succession. Voir les données dans I.M. Kontzevitch [Kontsevitch],
The acquisition (note 6), p. 334-346, et Russkii palomnik (note 22), p. 93. Voir
également note 52 plus bas.
37. A partir de 1908, tous les ouvrages de Nilus ont paru à Sergiev Posad, dans
l’imprimerie du monastère de la Trinité-Saint-Serge. La question de savoir si Nilus a,
comme on le suppose, fait la connaissance de P.A. Florenski, doit être examinée avec

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49. Voir par exemple la référence à la correspondance de Nilus avec E.A. L’vova à
Kozel’sk chez T.A. Aksakova-Sivers, Semeinaia khronika, kn. 1, Paris 1988, p. 322-
341. C’est à Valdai et Linovitsa qu’ont vu le jour ces notes qui, en 1969, ont été
publiées en 2e partie de Na beregu Bojieï reki. Reste inédite la matière d’une 3e partie,
entre autre sur le Starets Iona de Kiev et Fedor Kuz’mitch (Alexandre I).
50. Nilus à M.V. Orlova-Smimova (voir note 10), p. 63.
51. Les données suivantes sont — sauf indication contraire — fournies par Anon.
(voir note 11), p. 32-40.
52. Voir E. Kontsevitch, « Predislovie », S.A. Nilus : Sviatynia pod spadoni,
Forestville 1977, p. I-III. Ig. German : Russkii palomnik (voir note 22), p. 93.
53. Voir Jonak v. Freyenwald (note 47), p. 67.
54. Voir également la référence chez Dudakov (note 17), p. 165.
55. Voir le témoignage oculaire très détaillé de M.V. Orlova-Smirnova (note 10).
Là aussi, indications sur la vie ultérieure de la femme de Nilus.

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ASPECTS DU MYTHE CONSPIRATIONNISTE
ANTIMAÇONNIQUE EN ALLEMAGNE

Les sectateurs du mythe conspirationniste présentent une


explication historique qui est, en apparence, de la rationalité la plus
absolue. Ils sont à l’image des scientifiques, sociologues ou
philosophes, qui depuis le siècle des lumières, recherchent une loi
explicative scientifique, simple et universelle. Ce n’est pas une
coïncidence, si les mythes conspirationnistes sont généralisés dans les
sociétés industrielles modernes. Dans sa thèse sur le mythe
conspirationniste en Allemagne de 1776 à 1945, Johannes Rogalla
von Bieberstein lui attribue trois fonctions1 : une fonction de
compréhension (Erkenntnisfunktion), une fonction de manipulation
( M a n i p u l a t i o n s f u n k t i o n J, une fonction de répression
(R e p ressio n sfu n k tio n ). Il ne s’agit pas ici de faire une analyse
philosophique ou psychologique, d ’ailleurs bien utile, du mythe
conspirationniste : elle a été faite ailleurs2. Mais de présenter quelques
élém ents bibliographiques pour l’étude du conspirationnism e
antimaçonnique en Allemagne, essentiellement durant la République
de Weimar, et partiellement dans les deux périodes qui l’encadrent. Le
dévoilement récent d’archives, l’ouverture des centres de recherche et
de bibliothèques à l’est3 permettent aux historiens d’élargir leurs
sources et des travaux récents ont commencé de paraître, notamment
ceux de Renate Endler et Elisabeth Schwarze4, Ralf Melzer5 et Armin
Pfahl-Traughber6.
Le mythe conspirationniste a été diffusé dans des ouvrages à thèse,
puis par une littérature secondaire répétitive, dans laquelle tient une
large place le pamphlet, dont Paul-Louis Courier a pu écrire qu’il était
le «livre populaire par excellence ; les gros livres s ’adressent aux
gens laborieux dont les mains n 'ont pas le loisir de feuilleter une
centaine de pages »7. Ce serait pourtant une erreur de croire que ces
idées n’ont eu une diffusion que populaire. Ces mythes, cristallisés
lors de la Grande guerre, ont pu se diffuser par le biais d’une
idéologie d’un Etat totalitaire, sous le troisième Reich.

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Avant 1914

Les filiations entre l’Allemagne Wilhelminienne et la période


weimarienne sont multiples en ce qui concerne l’antisémitisme8.
Rappelons, par exemple, la création du parti social-chrétien antisémite
d ’Adolf Stoecker en 1878 ou encore la Ligue antisémite de Wilhelm
Marr. Sous le pseudonyme d ’Osman Bey, parait en 1887, l’ouvrage
conspirationniste antisémite Die Eroberung der Welt durch die Juden9
et Thédor Fritsch publie en 1887 son catéchisme antisémite où est
développé le mythe conspirationniste antisém ite10. La littérature
accompagne ce mouvement avec notamment B ia rritz (1868)
d’Hermann Goedsche.
Comme Zeev Sternhell a pu montrer, à beaucoup d ’égards, la
filiation française de l’idéologie fasciste11, il est tentant de réutiliser
cette hypothèse à propos du mythe conspirationniste antimaçonnique.
Armin Pfahl-Traughber est catégorique : Le mythe d'un complot
maçonnique a son origine non pas en France mais en Allemagne,2.
Trois auteurs le développent et lui donnent une impulsion : l’Abbé
Barruel, bien connu en France, John Robison et le prédicateur
germanique Johann August Starck (1741/1816)13. Ce dernier sera
principalement suivi de l’ancien avocat catholique Eduard Emil
Eckert, qui fera de la franc-maçonnerie la responsable de la révolution
de 184814 et du père jésuite Georg Michael Pachtler15. Pourtant
Rogalla von Bieberstein le rappelle : « la thèse du complot n'a joué
qu'un rôle secondaire avant 1914 dans la propagande des milieux
völkisch ».
Qu’en est-il de l’influence française ? L ’ouvrage du français
Gougenot des Mousseaux, Le juif, le judaïsme et la judaïsation des
peuples chrétiens (Paris, 1869) — qui sera ultérieurement édité par
Rosenberg (1921) — avec parfois le terme « d e s tru c tio n »
(Vernichtung) au lieu de « ju daïsation» dans le titre français,
changement significatif, marque l’amorce de publications qui sont
cette fois centrées sur la collusion judéo-maçonnique contre les-
peuples chrétiens. Cet ouvrage aura une influence directe considérable
sur Alfred Rosenberg qui s’en réclame notamment dans un pamphlet
publié en 192016, dans lequel il existe un chapitre intitulé Le Juif et la
Franc-maçonnerie, dans lequel Barruel est cité et Cagliostro dénoncé.
L’influence de Gougenot des Mousseaux sur Rosenberg, puis de ce
dernier dans l’organe de service de recherche et de propagande du
IIIe Reich, service actif jusqu’en 1945, l’ERR, sont révélateurs des
filiations. Autre exemple, le Dr Ludwig Müller, ancien militaire qui se
faisait appeler Müller von Hausen, publiciste fécond dans ces
domaines, était un fidèle lecteur et correspondant de Mgr Jouin,
responsable de la Revue Internationale des Sociétés secrètes. Pour
l’après-guerre, on ne peut pas dire que l’influence française soit
marquante. Nous n ’avons trouvé que deux traductions de livres

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antimaçonniques, d ’une part, Derrière les coulisses de Léon de
Ponçins en 1929 et La dictature de la maçonrferie un an après sa
parution en France qui date de 193417.

La cristallisation du mythe lors de la « Grande Guerre »

Il serait intéressant de comparer la divinisation dont ont fait l’objet


les hommes de la victoire en France après 1914 — de Pétain à
Clémenceau — avec la diabolisation des responsables, réels ou
supposés, de la défaite en Allemagne. Dans un cas comme dans
l’autre, il ne faut pas attendre 1918 pour que ces comportements
s’amplifient. C’est en pleine guerre, dès 1917, que parait un premier
article antimaçonnique anonyme, intitulé Weltkrieg und Freimaurerei,
suivi d’un autre intitulé « Le Grand orient italien comme traître de
l’Italie ». Ces articles paraissent dans le périodique catholique :
Historisch-politischen Blättern fü r des katholische Deutschland. La
franc-maçonnerie italienne y est présentée comme ayant entraîné
l’Italie dans la guerre. C ’est un coup d’envoi car, dès 1917, le mythe
complotiste est réactivé notamment à travers les écrits de P« autorité
antimaçonnique de l’église allemande, le père jésuite, auteur d’écrits
contre-révolutionnaires, Hermann Gruber (1851/1940), notamment
dans son ouvrage Freimaurei, Weltkrieg und Weltfrieden. La franc-
maçonnerie est présentée dans cet ouvrage comme responsable de
toutes les révolutions depuis 1776. Publication accompagnée d’une
série d ’autres publications cléricales, du père Albuin, d ’Heinz
Brauweilers, Peter Gerhard et surtout dans le journal A uf Vorposten
organe de la « Ligue contre la domination des juifs », organe qui a
largement contribué à la diffusion du mythe conspirationniste après
1918.
Avant guerre, si l’antisémitisme est largement diffusé dans la
société allemande, les mythes conspirationnistes restent épars. Ces
idées sont diffusées mais ont relativement peu d’échos. La diffusion
des Protocoles des Sages de Sion est finalement tant en France qu’en
A llem agne, une réalité ap rès-guerre19. Car le vecteur d ’un
changement radical est le double événement presque synchrone : la
chute de la monarchie Hohenzollern et la défaite. En 1918, le Prince
Otto zu Salm-Horstmar20 oriente ses attaques plus précisément sur le
contexte de la défaite. La première guerre mondiale est présentée
comme la lutte entre les « juifs et démocrates », qui possèdent le
capital et les hommes de la mentalité « aristocratique » allemande. Il
développe finalement les thèmes exacts de la propagande allemande
vingt et un ans plus tard. « C 'est pourquoi, infailliblement, la
responsabilité de la guerre de 1914 devait incomber aux centres des

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Loges du monde entier » devait déclarer Rosenberg, lors d ’une
conférence à Paris le 28 novembre 194021.
L ’évocation de la franc-maçonnerie comme cause de la guerre
prépare le terrain à une large diffusion du mythe conspirationniste, car
la question de la responsabilité, la « Krigschuldfrage », est au centre
des préoccupations après-guerre. La responsabilité que le Traité de
Versailles fait porter à l’Allemagne est parfois considérée comme plus
insupportable que la défaite elle-même. C’est sur ce point que repose
la W eltanschauung des conspirationnistes, fondée sur une lecture
paranoïaque d ’une histoire, dominée par des « fo rces supra-
étatiques », pour reprendre l’expression de Mathilde Ludendorff. La
rationalisation sans précédent de l’économie allemande, la destruction
d ’une société qui était un lieu de conservation des traditions en
Europe sont en toile de fond de cette psychologie.

Les pamphlets conspirationnistes après 1918

Première vague de publications en 1919, Ludwig Müller fait


paraître sous le pseudonyme de Gottfried zur Beek la première édition
en langue allemande des Protocoles des Sages de Sion, qui atteint
d ’après B ieb erstein 22, très rapidement un tirage de 120 000
exemplaires et la même année commence de paraître un de ces
pamphlets reproduisant les mêmes thèmes. Friedrich W ichtl
(1872/1921) publie en effet en mars 1919 un ouvrage décisif par son
influence : Weltfreimaurerei, Weltrepuhlick, Weltrepublikn , ouvrage
qui sera réédité treize fois jusqu’en 1936 et qui sera encore cité
comme un travail de référence en 1943 par les services de propagande
nazis24. Cet autrichien qui a été député au Reichsrat reprend la thèse
des Illuminés de Bavière. La même année, Graf Ernst von Reventlow
(1869/1943), membre très influent et propagandiste de la Ligue
pangermaniste, publie son ouvrage sur les origines de la Grande
G uerre25. D’autres suivront, dont celui de Fritz Bley en 1919, A m
Grabe des deutschen Volkes, Paul Bang (1879/1945), dont le
pseudonyme est Wilhelm Meister26.
Une seconde vague débute à la fin des années 20. En 1927, Josef
Sonntag publie Die Freimaurerei im Spiegel Deutschen Lebens27,
ouvrage dans lequel il oppose la Germanité — « Deutschtum »,
incarnée par les Loges « vieilles prussiennes » aux Loges humanitaires.
En 1928, sous le pseudonyme d’Hermann der Deutsche, un ouvrage
d ’Hermann Hesse (distinct de l’écrivain) paraît, Die Weltrevolution
der roten Propheten28, dans lequel est présentée une interprétation
conspirationniste de chacune des étapes de la défaite : la signature par
le Prince Max de Bade de l’acte marquant la défaite est « l’acte ultime
de traîtrise ». Ce jour là, le commandant général, affirme l’auteur,

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envoie l’ordre suivant à ses troupes : « il ne doit pas y avoir de
résistance ». C ’est la reprise du thème du coup de poignard dans le
dos (« Dolchstoss »), dont l’assassinat du Prince François Ferdinand
aura été une étape car celui-ci est membre d’une des grandes
dynasties européennes. Or un des objectifs du complot n’est-il pas
l’achèvement une à une de chacune de ces monarchies par une
cinquième colonne politique et financière : en Grèce par Basil
Zaharoff, en Russie par Kerenski, etc. Même schéma pour le Dr Custos
dans sa brochure Freimaurerei, der Weltvampyr29. Les traits dominants
de ces publications sont la proximité de cercles catholiques, les liens
directs ou indirects avec un milieu associatif adhérant aux thèses
conspirationnistes : « Verband gegen Überhebung des Judentums »
fondée en 1912 et dirigée par le précité Ludwig Müller von Hausen,
«Alldeutscher Verband» (Ligue pangermaniste) fondée en 1891 et
« Deutschvölkische Schutz und Trutzbund, le Reichshammerbund » et
le N.S.D.A.P. Parmi les relais indirects de l'antimaçonnisme, notons
aussi les associations d ’étudiants (Studentenverbindungen) et
associations d ’officiers.
Un mouvement structuré fait de la lutte contre la Franc-maçonnerie
une de ses clés de voûte, le M ouvem ent L udendorff
(« T annenbergbund »)30. Erich Ludendorff, dont une partie de la
biographie est largement connue, général de la Grande guerre,
coauteur du Putsch de 1923 avec Hitler avec lequel il s'est brouillé par
la suite, jouit d’une notoriété qui donne un poids évident au
mouvement qu’il dirige avec sa femme Mathilde, son ancienne
psychiatre qu’il a fini par épouser, semble-t-il avant sa guérison
d é fin itiv e 31. Ce mouvement est de type völkisch32, antisém ite,
antichrétien (il dénonce aussi un complot de l’Église de Rome). Il
dispose comme outil de diffusion d’une maison d ’édition33, qui
publiera en 1927, son principal ouvrage Die Vernichtung de
Freimaurerei durch die Enthüllung ihrer Geheimnisse (La destruction
de la Franc-maçonnerie par la révélation de ses secrets). L’ouvrage a
connu le plus grand succès de tous les livres antimaçonniques entre
1918 et 1940 (plus de cent mille exemplaires), bien que plus médiocre
encore que ses concurrents, au point de susciter la colère d’autres
polémistes, comme Sonntag, qui leur reprochent de ne pas prendre en
compte la spécificité des Loges « Vieilles Prussiennes ».

L’évolution parallèle de la Franc-maçonnerie völkisch de


1923 à 1935

Neuf types d ’obédience se réclamant de la Franc-maçonnerie


existent sous Weimar, ce qui ne signifie aucunement que certaines
n’aient pas pris cette étiquette pour des raisons tactiques. Les travaux

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littérature fantasmatique a diffusé depuis 1945, mais les restrictions
professionnelles furent nettement moindres que sous le régime de
Vichy et les conséquences pour les francs-maçons nettement moins
douloureuses — notons que le Dr Schacht avait été membre de « Zur
Sonne » — qu’elles le furent pour les victimes de l'antisémitisme
d ’État.
Dans l’ouvrage qui fut longtemps le travail de référence sur les
rapports entre Franc-maçonnerie et national-socialisme, Helmut
Neuberger arrive notamment à la conclusion, selon laquelle l’origine
de l’opposition entre le « national socialisme et la franc-maçonnerie
est moins à rechercher dans un choix d'anéantissement pour des
raisons idéologiques que dans l ’opposition absolue entre le
totalitarisme et la franc-maçonnerie »42, conclusion qui semble
acceptable pour une large part.

Le mythe conspirationniste antimaçonnique comme


idéologie d’État sous le IIIe Reich

Du côté du pouvoir de l’époque, les documents de propagande du


IIIe Reich font de la lutte contre la franc-maçonnerie un aspect central
de Weltanschaaung de l’époque. « Plus fortement que dans les autres
régimes dictatoriaux en Europe, la répression et la suppression de la
franc-maçonnerie en Allemagne ont été idéologisées, mystifiées et
alimentées par des légendes pleines de fantaisie », remarque
N euberger43. D’une part la littérature pamphlétaire avec un nombre
de titres finalement limité, mais dont les tirages atteignent à plusieurs
reprises le million d ’exemplaire, d ’autre part l’organisation
centralisée d ’organismes comme 1’« Amt Rosenberg » renforceront ce
phénomène.
Après 1933, la première publication de ce type est l’ouvrage paru
début 1934 d ’Engelbert Huber, Freimaurerei, die Weltmacht hinter
der Kulissen, expert de la Franc-maçonnerie au Ministère de la
propagande, suivi des travaux du prétendu expert de la Franc-
maçonnerie au NSDAP, Friedrich Hasselblacher. L’apogée de ce type
de publication est atteint en 1939 par une publication du NSDAP qui
atteint un tirage de 4,8 millions d ’exemplaires. Quelques hommes
appuient ce mouvement comme Ohlendorf ou le juriste russe Grigorij
Bostunic, « mystique et théoricien de la conspiration »44, du cercle
d’Heydrich et d’Himmler et qui fit carrière dans la SS sous le nom de
Gregori Schwarz-Bostunic.
Deuxième aspect : les institutions. Il existe des services policiers ou
idéologiques classiques dans des États totalitaires de ce type. Ils furent
entre 1933 et 1945 au nombre de quatre qui eurent à traiter ce type de
questions : SD, Gestapo, DAF, RSHA. Par exemple, ce fut le cas du

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de façon satisfaisante, que ce soit en histoire ou en sociologie
politique. Elle nous permettrait peut être de mieux cerner ce qui fait la
spécificité du mythe conspirationniste sous Weimar et ses filiations
sous le nazisme. Le germaniste français Edmond Vermeil décrivait en
1945 l’importance des filiations : « Nous avons mal compris les
grandes crises de 1918 à 1933... Le nationalisme allemand,
aristocratique et hautain comme le national-socialisme et ses
formations paramilitaires est en pleine action dès 1919. Son histoire
se profile derrière celle du régime weimarien »55.

François MORVAN
Paris

1. Rogalla von Bieberstein Johannes, Die These von Verschwörung ¡776-1945,


Philosophen, Freimaurer, juden, Liberale uns Sozialisten als Verschwörer gegen die
Sozialordnung Peter Lang, Frankfurt. L’auteur est bibliothécaire à l’Université de
Bielefeld.
2. La théorie du complot est également étudiée dans P.H. n° 6, dans Cohn
Normann, Le mythe conspirationniste, trad. Léon Poliakov, Gallimard, Paris, 1967 et
1992, dans Pfahl Traughber Armin, Der antisem itisch-antifreim aurerei
Verschwörungsmythos in der Weimarer Republik und im NS-Staat, Braumüller, Wien,
1993. Ne sont pas abordés ici les contenus du mythe conspirationniste autour des
Illuminés de Bavière. Voir Jacques Droz, La légende du complot illuntiniste et les
origines du romantisme politique en Allemagne, in Revue historique, volume 226,
1961 ni autour des Protocoles (Berg, Cohn).
3. Nous avons pu consulter, grâce à l’aide active d’Helmut Keiler (Quatuor
Coronati, Forschungsloge, Bayreuth) les archives déjà bien connues à Coblence.
Qu’il en soit chaleureusement remercié. Mais aussi, nous avons utilisé à la Deutsche
Bücherei de Leipzig (5 millions de volumes) le remarquable fonds d’imprimés datant de
Weimar, plus utilisable que ceux des deux grandes bibliothèques universitaires de
Berlin. Signalons à Leipzig, classée dans un fichier thématique, une série d’ouvrages
de prophéties parus en Allemagne pendant et autour de la guerre de 1914-1918.
4. Enler Renate, Schwarze Elisabeth, Die Freimaurerbestünde im Geheimen
Staatsarchiv Preussicher Kulturbesitz, Peter Lang, Frankfurt, 1994. Ouvrage
fondamental disponible à la BNF, Paris.

5. Melzer Ralf Die völkische Freimaurerei 1922-1935, Magisterarbeit (non édité)


soutenu en janvier 1994 à l’Université libre de Berlin (Freie Universität), créée après
1945, distincte de la vénérable université Humboldt fondée en 1810.
6. Cf. note 2.
7. Larousse Pierre, Grand dictionnaire universel du XIXe, t. 12, p. 91.
8. A ce sujet, Nicolaus Sombart, fils de Werner Sombart, rappelle l’importance
sous-estimée pour comprendre les mouvements de la société weimarienne de
l’Allemagne weimarienne. Cf. : Sombart Nicolaus, Nachdenken über Deutschland
vom Historismus zur Psychoanalyse, Piper, München, 1987, p. 500-511 et 803-804.
9. Wiesbaden, 1875.

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10. Le saxon Théodor Fritsch (1853/1933) publié dès 1887 un «catéchisme
antisémite » dans lequel un chapitre est intitulé « les sociétés secrètes juives »,
ouvrage ultérieurement utilisé par les nationaux-socialistes. Il fut un dirigeant de
mouvement völkisch avant guerre et édita après 1918 les «Protocoles». 11 est à
l'origine d’un mouvement qui contribua à la diffusion du mythe conspirationniste : le
« Reichshammerbund ». Il est considéré par Armin Mohler comme le plus influent
des völkische. Voir Mohler, La révolution conservatrice en Allemagne 1918-1932, p.
455.
11. Des nombreux ouvrages de Sternhell, on pourra se reporter à Ni droite ni
gauche, L ’idéologie fasciste en France, ed. rev. et aug., Complexe, 1987.
12. Pfahl-Traughber, op. cit. p. 14.
13. Théologien protestant, prédicateur à Darmstadt, il publie en 1803 à Francfort,
der Triumph der Philosophie im 18. Jahrhundert. Voir sur ce personnage Epstein
Klaus, Die Ursprung des Konservatismus in Deutschland, Berlin-Wien, 1973, p. 587 à
599.
14. D’Eckert, voir : Der Freimaurer-Orden in seiner wahren Bedeutung, Dresden,
1852 ; la traduction en français (1854) et P.H. n° 4 p. 93.
15. Voir Bieberstein, op. cit., p. 190-196.
16. Die Spur des Juden im Wandel der Zeiten. Cité par R. von Bieberstein, p. 221.
17. Hinter den Kulissen der Revolution, Schlieffenverlag, Berlin, 1929 et Die
Herrschaft der Loge, Bensiger, Einsiedeln. L’article de François Valléry-Radot paru
dans P.H. N° 4 résume l’existence de F.V.-R. Pour permettre un ordre de comparaison,
on trouvera comme publications traduites du français entre 1918 et 1933, à la
bibliothèque de Leipzig : Les sciences occultes en Asie par François Lenormant
(1920), deux ouvrages de Camille Flammarion dont Les forces naturelles inconnues
(1919-1920), trois ouvrages d’Eliphas Levi, Le grand secret (1925), Les clés de
Salomon (1927), Le livre des instructions (1928) et enfin un ouvrage d’Allan Kardec
(1920).
18. Wien-Leipzig, 1917.
19. Sur les faux « Protocoles », voir l'ouvrage de P.A. Taguieff, Berg, 1994.
20. Ce prince (1867/1941) a été membre de la Ligue Pangermaniste et eut des
contacts d’influence avec le Directeur de Krupp, Kapp, von Papen, la famille
Hohenzollern, dont Guillaume II. Son rôle est fondamental dans le financement de
l’édition de plusieurs publications, dont les Protocoles. Cf. R. von Bieberstein, op.
cit. p. 204-210 et Pfahl-Traughber, p. 24.
21. « L’influence de la Maçonnerie depuis 1789 », note circonstanciée de 90 p.
au C.D.I. citée par Dominique Rossignol. Vichy et les Francs-maçons. Lattés, Paris,
1981, p. 81.
22. R. von Bieberstein, op. cit., p. 201.
23. München, 1919.
24. Der Chef der Sicherhitsdienst und des SD. Die Weltfreimaurerei, Berlin, 1943,
p. 44. Brochure particulièrement intéressante car éditée à l’intention exclusive des
services de sécurité par Erich Ehlers. Sur ce dernier, voir Neuberger op. cit. vol. 2 pp.
64 et ss.
25. Politische Vorgeschichte des Grossen Krieges, Berlin, 1919.
26. Sur Paul Bang, Neue Deutsche Biographie, volume 1, Berlin 1953, p. 575.
27. Sonntag, Josef. Die Freimaurerei im Spiegel deutschen Lebens, Verlag Grüne
Briefe, Berlin, 1927.
28. Hermann der deutsche, Die Weltrevolution des roten Propheten, Drei Punkte
Verlag, Berlin, 1928.
29. Dr Custos, Freimaurerei, der Weltvampyr, veröffentlichte geheimnisse,

169

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46. Des archives sur l’ERR se trouvent à Coblence, notamment NS/15 à NS/27 et
surtout NS/30 ainsi que dans Keiler Helmut, Raub von Kulturgut durch den ERR für die
hohe Schule, Keiler Hg. On peut en trouver à Moscou pour la zone russe, Yougoslavie
et Grèce, Vyborgskaja, 3 (Moscou) sous la cote 1401 (1) 55.
Sur l’ERR en général, les ouvrages spécialisés de Reinhard Bollmus (Stuttgart.
1970 et 1980) sont à consulter, et surtout l’ouvrage qui vient de paraître en 1995 aux
Pays-Bas Verdwenen archiven en Bibliotheken, par Peter Manasse, NBLC, Uitgeverij,
1995.
Pour illustrer le caractère stratégique de l’ERR, il n’est pas inutile de le situer dans
l’organigramme général de l’appareil d’État : au sommet du Reichsicherheitshauptamt
(RSH), Heydrich, dont dépendent la Gestapo, le SD et l’ERR.
47. Arch. Koblenz, NS/30/52. Alors que le débarquement a déjà eu lieu, les
archives montrent que cette préoccupation était très forte au plus haut niveau de l’État.
48. Morvan François et Keiler Helmut, Recherchen zur dissertation, Aspects de
iantimaçonnisme 1940-1944, Bundesarchiv, Koblenz, 1994.
49. Arch. 1401 (1)6 Moscou. Le 6.10.1942, en remerciements pour les services
rendus, le Dr Karl Brethauer, un responsable de la zone France-Nord-Belgique et le Dr
Adolf Vogel, collaborateur « scientifique » pour la même zone étaient décorés d’une
croix de guerre sur instructions du Führer. Pour la France existaient sept groupes de
travail (Louvre, Musique, Églises...).
50. Fervers Kurt a écrit : Die H ochgrade des F reim aurerei,
Faksimiledokmuentation zur Morphologie und Geschichte des Nationalsozialismus,
16. Reihe, Band 10. Nachdruck der Ausgabe 1942 (1992).
51. Arch. Moscou op. cit. 1401 (1)6. Après la défaite nazie, 2 500 000 ouvrages
de l’ERR furent transférés à Offenbach en zone américaine et restitués à des
organismes propriétaires.
52
53. Sur Lantoine, voir les dictionnaires de Marie-France James et de Ligou.
54. Sur 1*Italie, Ph. Baillet, P.H. N° 1, p. 67-68.
55. Vermeil Edmond, L'Allemagne, essai d’explication, Gallimard, NRF. 3e éd.,
p. 16 (Ie éd. 1945).

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LES SOURCES POLITIQUES
ET RELIGIEUSES
DE L’ANTIMAÇONNISME
AUX ÉTATS-UNIS (1737-1850)

L’antimaçonnisme est un phénomène, à la fois intellectuel et social,


probablement aussi ancien que la Maçonnerie elle-même. Cependant,
quiconque se penche sur les diverses expressions qu’il a pu prendre,
au cours du développement historique de la Maçonnerie et de sa
diffusion, venue d’Angleterre, d’abord sur le continent européen, puis
au-delà des mers et des océans, ne peut qu’être frappé par son
caractère extrêmement polymorphe. Il n’y a là, du reste, rien qui
puisse profondém ent choquer l’historien de la M açonnerie. Celle-ci a
connu, dès les premières années de son expansion, des variations
souvent très importantes de son contenu, de son expression, et surtout
dans chaque pays, sur chaque continent, elle s’est établie au sein de la
vie sociale dans des conditions nécessairement très différentes, de sorte
que sa réception fut elle-même très diverse.
Cette diversité même, cependant, fait question. Elle incite à
rechercher si, en dépit de circonstances historiques fort variées, malgré
les contextes locaux qui peuvent, en effet, rendre compte de beaucoup
de particularités, il n’existerait pas, dès l’origine, des invariants de
l’antimaçonnisme, des attitudes et des motivations qui fonderaient
presque universellement une hostilité de principe à l’égard de la
Maçonnerie, de ce qu’elle est, de ce qu’elle représente, et plus encore
de ce qu’on projette sur elle.

Le premier antimaçonnisme européen

Dès lors, il semble naturel de se référer aux prem ières


manifestations d'antimaçonnisme en Grande-Bretagne et en France —
premiers creusets de la Maçonnerie spéculative moderne — comme à
une sorte de modèle.
D’emblée, et ce point doit être retenu pour la suite de notre
réflexion, la terre d’origine de la Maçonnerie spéculative, la Grande-

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Bretagne — mais nous nous limiterons en fait à l’Angleterre — , n’a
guère nourri, au XVIIIe siècle, d’animosité repérable à l’égard de
l’Ordre : c’est sans doute, après tout, la raison pour laquelle il a pu y
prendre si aisément son essor... Tout au plus pourrait-on citer, et nous
n’y insisterons pas, quelques libelles isolés1, dont la portée et le
retentissement furent en apparence bien faibles. Il faut surtout retenir
qu’aucune critique systématique et tant soit peu argumentée de la
Maçonnerie ne nous est parvenue d’Angleterre pour cette première
époque.
Il en va tout différemment pour la première Maçonnerie française.
On sait que les premières loges s’installèrent à Paris vers 1726.
Jusqu’en 1737, la Maçonnerie vécut dans un milieu assez restreint de
quelques centaines de Frères, appartenant surtout à la haute
aristocratie, et où dominaient souvent des sujets britanniques, hostiles
ou non à la monarchie hanovrienne. Elle prospéra surtout dans une
remarquable discrétion et seuls, pendant toutes ces années, de rares
témoignages documentaires, notamment dans des correspondances
privées, y font allusion.
Cette quiétude prit fin lorsqu’en 1737 le Lieutenant de Police René
Hérault, jusque là fort occupé à chasser les jansénistes, notamment
depuis l’enregistrement par le Parlement, en 1730, de la Bulle
Unigenitus, s’avisa de prendre de plus amples renseignements sur les
mystérieuses assemblées de « Frimassons » dont la capitale était le
siège. Au terme d’une aventure d’un genre assez piquant, impliquant
une Demoiselle Carton, pensionnaire peu farouche de l’Opéra, René
Hérault put se procurer une divulgation, la toute première en France,
des usages d ’une loge lorsqu’elle reçoit un candidat. Ce texte,
largement diffusé par les soins du Lieutenant de Police, dans le but de
ridiculiser la Société des Frères et peut-être de l’affaiblir en révélant
tous ses secrets, fut même imprimée dès janvier 1738 dans la Gazette
d'Amsterdam, et connut dès lors un succès qu’on peut dire européen.
La Franc-Maçonnerie devint ainsi, en 1738, assez brutalement un
thème à la mode, alimentant les conversations, et suscitant aussi toutes
sortes de moqueries que les Frères trouvèrent peu à leur goût. Plus
sérieusement, des persécutions, assez modérées il faut cependant le
reconnaître, furent opérées à l’encontre des loges parisiennes :
perquisitions en série, et arrestations de quelques personnages de
second ordre...
Or, cette même année 1738 est celle de la publication par le Pape
Clément XII de la première condamnation officielle de la Maçonnerie
par l’Église catholique : la Bulle In Eminenti ; motivée essentiellement,
comme l’a bien montré J. Ferrer Benimelli2, par des considérations
liées en particulier à la politique napolitaine, cette condamnation
comprenait cependant des références morales et doctrinales justifiant
l’attitude prise par Rome. Certes, l’influence de cette Bulle fut très
modeste en France, du moins en droit, puisqu’elle ne fut jamais
enregistrée par le Parlement et demeura, de ce fait, sans portée

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juridique. Néanmoins, elle semble bien avoir sinon entraîné, du moins
accompagné dès cette époque un courant de pensée nettement hostile
à l’ordre, et qui s’affirma très vite.
On peut ainsi affirmer que dès 1738 au plus tôt, 1742 au plus tard,
l’essentiel de l’argumentaire antimaçonnique est constitué en France.
Il repose principalement sur deux griefs majeurs.
En premier lieu, les Loges sont des réunions secrètes, dont on peut
légitimement penser qu’elles ont, notamment dans l’ordre politique,
des choses à cacher : c’est la suspicion du complot qui pour plus de
deux siècles, formera le socle de tout l’antimaçonnisme européen.
De plus, cette institution venue de Grande-Bretagne, terre réformée
et violemment anti-papiste, donc a priori suspecte sur le plan religieux,
réunit précisément dans ses assemblées des personnes de confessions
différentes, ce qui, aux yeux de l’Église, est un grand scandale,
exposant gravement les âmes au risque de confusion, de relativisme et
d’indifférentisme. Il est également remarquable que cette idée ait été
encore reprise, sous une forme à peine atténuée, lors des plus récentes
condamnations par le Vatican, en 1983 et 1985. Lorsqu’en 1796
l’Abbé Barruel, référence incontournable de l’antimaçonnisme
pendant tout le XIXe siècle, publiera ses illisibles Mémoires pour ser\'ir
à ihistoire du Jacobinisme, les pesantes outrances antimaçonniques
qu’il y consignera ne feront que reprendre et développer ces thèmes
de base.

Les prem iers pas de la M açonnerie am éricaine3Il

Il paraît dès lors intéressant de rechercher, loin de l’agitation des


rues de Paris, à la fin de ces années 1730, dans les lointaines et
exotiques Colonies anglaises d ’Amérique, quelle perception on
pouvait avoir de cette même Franc-Maçonnerie.
La comparaison semble d ’autant plus utile qu’en apparence tout
sépare, alors, la France des Colonies Anglaises. Si l’on admet que dès
ces années, l’aspiration à l’indépendance qui s’affirmera quelques
décennies à peine plus tard, était déjà dans les esprits, on pourrait dire
que si la France était bien, fondamentalement, une monarchie
catholique, les Colonies anglaises étaient déjà, avant la lettre, une
république protestante.
Or, dans ces deux contextes politiques et religieux très distincts, à
l’évidence, la Franc-Maçonnerie va susciter l’émergence d ’un
antimaçonnisme, selon des modalités bien différentes, mais avec des
fondements probablement communs, qu’il nous faudra rechercher.
La Maçonnerie fut introduite en Amérique au début des années
1730, soit assez précocement, si l’on considère que la première
Grande Loge de Londres, constituée bien chétivement en 1717, ne prit

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guère d ’assurance qu’au milieu des années 1720. Cela n ’est
cependant guère surprenant si l’on considère l’intensité des relations
qu ’entretenaient naturellement avec l’Angleterre les Colonies
américaines.
Toutefois, par rapport à ce qui se passe alors dans la « M è r e
Patrie », le milieu sociologique où va s’épanouir la Maçonnerie
présente des particularités notables. En Angleterre, la première Franc-
Maçonnerie, même si elle se dote assez tôt de Grands Maîtres nobles,
est nettement plus diverses dans son recrutement que la Maçonnerie
française, et surtout à la fois beaucoup plus bourgeois et même plus
populaire q u ’en France où elle demeurera longtemps sinon
exclusivement composée, du moins largement dominée, par une
aristocratie choisie.
En Amérique, terre d’exil et d’aventure, l’élément aristocratique,
au sens nobiliaire du terme, sera naturellement inexistant, mais
l’aristocratie des Colonies qui formera les loges est celle des
administrateurs et de grands négociants. L’un des premiers Francs-
maçons américains dont l’histoire ait retenu le nom est ainsi Jonathan
Blecher, né en 1681 à Boston, diplômé de Harvard, Gouverneur Royal
du Massachusetts jusqu’en 1741, puis du New Jersey à partir de 1745.
On doit également parmi les figures marquantes de cette première
Maçonnerie américaine, celle de Benjamin Franklin, Grand Maître de
Pennsylvanie en 1749, imprimeur connu, ayant acquis une position
sociale importante, bien qu’issu d’un milieu plutôt modeste.
Toutefois la composition sociale d ’emblée assez typée des
premières loges américaines ne manquera pas de susciter des jalousies
et des envies, mais plus encore, et comme presque toujours, de la
curiosité. On verra peu à peu un recrutement plus modeste s’établir,
mais avec une certaine lenteur et un peu de difficulté.
C’est peut-être pour des raisons de cet ordre, par désir de nuire, ou
simplement par une criminelle frivolité, que survint en 1737 une
exaction grave, simple fait divers en soi, bien que tragique, mais qui est
pourtant sym boliquement fondateur de l’antim açonnism e en
Amérique.
Le témoignage qui nous en reste provient de la P ennsylvania
Gazette, en date du 16 juin 1737 :

« Nous apprenons que lundi dernier,


dans la soirée, quelques personnes, qui
prétendaient être Francs-Maçons, se
sont réunies dans une cave, avec un
jeune homme qui manifestait le désir
d'être reçu parmi eux, et au cours de
leur cérémonie, dit-on, ils lui lancèrent
des projections enflammées, soit par
accident soit pour l'effrayer, ce qui le

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brûla au point qu 'il dut s 'aliter, er /7 e«
est mort ce matin. »

Les Officiers de la Grande Loge de Pennsylvanie — fondée en


1734 — affirmaient en outre dans la même publication, pour leur
justification publique, « l'horreur de tous les vrais Frères pour de
telles pratiques, et leur Innocence à l'égard de ces faits ».
Bien que l’événement n’ait eu, sur l’instant, que des conséquences
limitées, la qualité maçonnique des coupables n’ayant jamais été
vraiment établie, on en reparla régulièrement pendant quelques
années. Le développement de la Maçonnerie en fut au moins
sérieusement freinée en Pennsylvanie jusque vers 1750. Cette farce
tragique avait ainsi donné, dans la conscience populaire américaine,
une image plutôt défavorable de la Franc-Maçonnerie, celle d ’une
société secrète à laquelle il est dangereux d’adhérer. Il est intéressant
de noter que la première mention publique de la Franc-Maçonnerie en
terre américaine, associe d’emblée la Franc-Maçonnerie et la mort. Or,
c’est ce thème — avec celui, plus classique, du secret — qui tout au
long de l’histoire dominera le discours antimaçonnique aux Etats-
Unis.
Ce mauvais départ n’entrava pourtant pas la croissance régulière de
la Franc-M açonnerie en Amérique pendant tout le reste du
XVIIIe siècle. Rappelons ici que les hommes les plus éminents de la
jeune nation américaine, George Washington et nombre de héros de
l’Indépendance, seront des membres respectés de la Fraternité.
Au début du XIXe on y compte environ 3000 Loges, une Grande
Loge dans une trentaine d’États, et de l’ordre de 150 000 membres
vers 1820. Elle a une vie semi-publique, sans querelle, mais demeure
dans une certaine discrétion.
C ’est alors que va éclater l’affaire qui portera à la Franc-
Maçonnerie américaine un coup qui lui sera presque fatal, et ne
permettra sa renaissance au prix d’une redéfinition de toutes ses
structures antérieures.

L’Affaire Morgan4

William Morgan, dont la biographie comporte toujours des zones


d ’ombres, était né, pense-t-on, en Virginie, en 1774. Toute sa vie, ce
fut un homme de condition assez médiocre, vivant d’expédients,
volontiers querelleur, et plus ou moins enclin à la boisson. Marié à une
certaine Lucinda Pendleton en 1819, il exerce alors le métier de
maçon en Virginie. Toujours à la recherche d’emploi, il accomplit,
pendant quelques années de nombreux déplacements. En 1821 il se

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rend au Canada, en 1823 il se retrouve à Rochester, puis, en 1824, il
vient s’établir à Batavia, dans l’État de New York.
Or, il se trouve qu’à cette époque, Morgan semble avoir été reçu en
Maçonnerie. On ignore tout à fait dans quelle Loge et à quelle date il
reçut ses premiers grades, mais il est certain que le 31 mai 1825, le
Chapitre de l’Arc Royal n° 35, réuni à Le Roy, dans l’État de New
York, l’exalta au grade de Compagnon de l’Arc Royal. Peu de temps
après, le drame devait se nouer.
Vers la fin de l’année 1825, les Maçons de Batavia envisagèrent de
former à leur tour un Chapitre de l’Arc Royal. Morgan, informé du
projet, soumit sa candidature en tant que membre fondateur. Pour des
raisons dont le détail ne nous est pas parvenu, mais que nous pouvons
soupçonner, les Frères de Batavia, connaissant bien leur homme,
refusèrent de l’admettre. Morgan en conçut manifestement un vif
ressentiment. II s’associa alors à un journaliste local, David Miller, qui
possédait un quotidien intitulé The Republican Advocate.
Au début de l’année 1826, les deux compères annoncèrent dans les
colonnes du journal la publication prochaine d’un « travail d ’un rare
intérêt pour ceux gui ne sont pas initiés, à savoir une divulgation de
VAncienne Maçonnerie du Métier, par une personne ayant été
membre de l ’institution depuis de nombreuses années. »
L’événement annoncé, en soi, n’avait rien d’extraordinaire. Depuis
1730, avec la divulgation publiée à Londres par Samuel Prichard,
Masonry Dissected, l’essentiel des secrets maçonniques avait été révélé.
En 1760, d’autres divulgations avaient été diffusées, et notamment
celle intitulé The Three Distinct Knocks, puis à partir de 1775, les
Illustrations o f Masonry de l’intarissable William Preston. Tous ces
ouvrages avaient connu de nombreuses éditions.
Cependant, la personnalité de Morgan, et son attitude délibérément
provocatrice, produisirent un grand émoi parmi les Maçons du Comté.
Le 10 septembre 1826, un incendie se déclara dans l’imprimerie du
journal de David Miller, et fut cependant rapidement maîtrisé. Le
lendemain, William Morgan fut arrêté, par suite d’une plainte déposée
par un aubergiste de la ville de Canandaiga — distante de Batavia de
75 km environ — qui l’accusait d’avoir volé chez lui, au mois de mai
de la même année, une chemise et une cravate... Morgan, ayant,
semble-t-il, établi sa bonne foi, fut remis en liberté, mais presque
aussitôt arrêté de nouveau et mis en prison, cette fois, pour une dette
de 2 $ 68 !
Le soir suivant, 12 septembre, un homme inconnu vint payer la
dette de William Morgan, et, selon l’usage, la femme du gardien de la
prison, en l’absence de son mari, libéra son prisonnier. On le vit entrer
dans une voiture en compagnie de quelques autres personnes, et il fut
conduit au Fort Niagara, à quelques kilomètres de là. Il y demeura
jusqu’au 19 septembre, puis disparut encore. On ne le revit plus
jamais vivant.
Dès le 26 septembre, le Gouverneur De Witt Clinton, qui était en

177

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« l ’antagonisme envers la Franc-
Maçonnerie apparut d ’abord, dans le
Vermont, comme un m ouvem ent
religieux. Pour la majeure partie des
Chrétiens du Vermont, la Franc-
Maçonnerie était considérée comme
ayant un caractère non-chrétien. »8

La chose paraît d ’autant plus surprenante que la Maçonnerie


am éricaine n ’avait jam ais mis en cause son caractère
fondamentalement théiste, et même clairement chrétien, comme la
Maçonnerie anglaise dont elle procédait directement. Le reproche
adressé à la Maçonnerie par certaines Églises, n’était donc pas de
nature théologique, mais bien plutôt de nature sociologique.
On touche ici à quelque chose de particulier à la société américaine
mais de probablement transposable à d’autres sociétés. La société
américaine, par ses mythes fondateurs, est congrégationaliste — non
seulement au sens strict, mais plus largement encore, et quelle que soit
la dénomination à laquelle on y appartient —, c’est une mosaïque de
communautés d’élus, qui entendent établir aux yeux du monde, par
leur comportement, leur organisation et leur identité, en un mot leur
singularité, la preuve de leur élection. S’ils exigent le respect de leur
liberté, c’est parce qu’au fond de leur conviction, ils estiment être les
seuls à la mériter. S’ils sont obligés de la reconnaître aux autres, ce
n’est pas pour les rencontrer : la religious liberty, fondement moral de
la société américaine est moins une tolérance fraternelle et ouverte,
qu’une coexistence forcément précaire et toujours vaguement
soupçonneuse de minorités plus ou moins nombreuses qui ne font
guère que se côtoyer.
Or la Franc-Maçonnerie vient perturber gravement ce schéma, car
elle recrute sur des critères exclusivement individuels, non pas
vraiment dans des milieux sociologiques très différents, mais
nécessairement dans des « congrégations » différentes. Elle tent ainsi,
sans le vouloir vraiment, à rassembler des communautés intellectuelles
et spirituelles auxquelles elle fait perdre ainsi une partie de leur
identité. Chaque congrégation est distincte, sinon ennemie, des autres.
Toute communication met en cause son existence et sa justification.
La Franc-Maçonnerie est à la fois un milieu fermé par sa structure,
mais aussi ouvert sur ces microcosmes religieux et sociaux qui peuvent
sans doute coexister, mais sûrement pas se rejoindre et se fondre. La
Franc-Maçonnerie fausse les cartes, les Loges faussent le jeu. Du reste
c ’est bien au prix d’une intégration plus marquée dans le jeu public
de la vie sociale des Etats-Unis que la Maçonnerie a pu reconquérir
une partie de son image, et le droit de persister...
On pourrait peut-être, du reste, trouver une explication sinon
identique du moins comparable pour la France, avec, naturellement,

181
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les distinctions qui s’imposent. On a sans doute trop souvent dit que
les deux sources exclusives de l’antimaçonnisme était l’intolérance
religieuse et le despotisme politique. Ce ne sont peut-être là que des
explications superficielles et contingentes, partiellement vraies, mais
que l’étude de l’antimaçonnisme aux Etats-Unis — qui n’ont
précisément jamais connu de domination d’une religion unique, ni de
régime politique totalitaire — peut ramener à des mécanismes plus
profonds et plus fondam entaux. A u-delà, en effet, du
congrégationalisme purement religieux — qui n’avait évidemment
aucun sens dans la France d’Ancien Régime —, nombre de sociétés —
comme celle de la France du XVIIIe siècle, précisément — étaient
structurées, à travers les collectivités territoriales, les corporations, les
corps intermédiaires, tous dotés de « franchises et de privilèges », par
ce que l’on pourrait appeler un « congrégationalisme intellectuel »,
lequel n’est sans doute pas mort. L’invariant de l’antimaçonnisme, en
tout cas l’un de ses invariants, réside probablement là. La Franc-
Maçonnerie est porteuse non de valeurs à proprement parler, mais
d’attitudes transversales, de comportements et d ’approches qui
remettent en cause, ou en crise, sans les nier pourtant, les
appartenances claniques, qu’elles soient morales, intellectuelles, ou
spécifiquement religieuses. Elle n’a pas pour objet de les anéantir,
mais elle les place entre parenthèses en raison même de ses structures
et de ses méthodes.
L ’exem ple finalem ent com plexe et assez original de
l’antimaçonnisme américain montre aussi que, paradoxalement, c'est
dans les sociétés par ailleurs les mieux unifiées par une autorité
religieuse établie et un pouvoir fort et reconnu — comme,
traditionnellement, la France et l’Angleterre — qu’elle a pu encore le
mieux prospérer, malgré les difficultés, en restant elle-même. Dans
une société de libertés multiples comme les Etats-Unis, observons en
effet que la Maçonnerie n’a pu survivre, contenue entre des minorités
organisées en lutte perpétuelle pour leur existence, qu’au prix de
renier, au moins en partie, sa spécificité...

Roger DACHEZ
Paris1

1. C f notamment le quelques témoignages recueillis par Knoop, Jones et Hamer,


in Early Masonic Pamphlets, Londres. 1945 ; 2e éd. 1978.
2. Les archives secrètes du Vatican et de la Franc-Maçonnerie, Paris, 1989.
3. Pour une vue d’ensemble sur cette question, on peut utilement consulter Allen E.
Roberts, Freemasonry in American History, Richmond, 1985.
4. Pour une synthèse récente sur cette Affaire riche en rebondissements, cf. R.K.

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LE MAGISTÈRE ROMAIN
ET LA FRANC-MAÇONNERIE
( 1738 - 1983 )

De 1738 — année de la première condamnation pontificale de la


Maçonnerie — à 1983 — date de la dernière décision du Magistère
romain en la matière —, près de deux siècles et demi se sont passés et,
avec eux, bien des choses ont changé : les situations historiques se sont
transformées, la théologie catholique, qu’elle soit fondamentale,
dogmatique ou pastorale a évolué et les rapports mutuels de l’une et
l’autre partie ont pris un tour assez différent. On pourrait donc
s’attendre à ce que le jugement porté par l’Église catholique sur les
associations maçonniques ait suivi une évolution parallèle à celle des
idées et de l’histoire. D’ailleurs, bien des éléments semblent confirmer
cette attente : instauration du dialogue entre l’Église et la Maçonnerie,
disparition presque complète de l’anticléricalisme de la Maçonnerie
latine, collaboration de la hiérarchie ecclésiastique avec certaines
Obédiences en matière de droits de l’homme, disparition de toute
mention de la Franc-Maçonnerie dans le nouveau Code de Droit
canonique, etc. Pourtant, le 26 novembre 1983, à la veille de l’entrée
en vigueur du Code de droit canonique, la Sacrée Congrégation pour
la Doctrine de la Foi [S.C.D.F.] publia une déclaration1 approuvée par
le pape Jean-Paul II en réponse à un dubium demandant « si le
jugement de l’Église sur les associations maçonniques était changé,
dès lors que, dans le nouveau Code de Droit Canonique, il n’en est pas
fait mention expresse, comme dans l’ancien Code. » Selon la S.C.D.F.,
le silence du nouveau Code ne serait dû qu’à un critère rédactionnel,
la Maçonnerie étant incluse dans des catégories canoniques plus larges
— aussi « le jugement négatif de l’Église sur les associations
maçonniques demeure donc inchangé, parce que leurs principes ont
toujours été considérés inconciliables avec la doctrine de l’Église, et
l’inscription à celles-ci demeure toujours prohibée par l’Église. Les
fidèles du Christ qui donnent leur nom aux associations maçonniques
tombent dans un péché grave et ne peuvent accéder à la Sainte
Communion. » Il est en outre rappelé, dans la ligne d’une Déclaration
de 1981, qu’« il n’est pas dans les facultés des autorités ecclésiastiques
locales [c’est-à-dire des Ordinaires du lieu] de porter un jugement sur
la nature des associations maçonniques qui impliquerait une
dérogation au jugement susdit [...]. »2
Le caractère très elliptique de la Déclaration ne facilite pas son

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interprétation : les principes maçonniques jugés inconciliables avec la
doctrine de l’Église ne sont pas précisés et la mesure pastorale prise à
l’encontre des catholiques inscrits à une association maçonnique ne
permet qu’une approximation trop floue des catégories canoniques
plus larges invoquées par la S.C.D.F. Il est clair que ces dernières ne
sont ni l’hérésie ni le complot contre l’Église, qui sont bien des
péchés graves mais dont la sanction pénale est explicitement prévue
par le Code. Aussi, la matière du péché grave ne peut être en l’espèce
— puisqu’il s’agit de principes et de foi — que le doute, l’incrédulité,
l’athéisme ou l’agnosticisme. Mais cette précision ne nous indique pas
pour autant comment et sur quels point la Maçonnerie imposerait à ses
membres ces attitudes peccamineuses en matière de foi et de religion
ou, tout au moins, les y inclinerait. La compréhension de la
Déclaration de 1983 requiert donc que soit mis en œuvre son propre
critère, herméneutique. Puisqu’elle affirme la pérennité du jugement
de l’Église, de l’interdiction de la double appartenance et des
principes maçonniques, il nous faut considérer dans leur contexte
historique l’ensemble des documents du Magistère romain concernant
la Maçonnerie de façon à déterminer sur quel plan se situe exactement
cette continuité : conceme-t-ellé le contenu des motifs ou, simplement,
la qualité négative du jugement ?
La longue durée invoquée par la S.C.D.F. est essentiellement
d ’ordre théologique : elle a pour but d’inscrire la Déclaration de
1983 dans une tradition d’interprétation pontificale. Toutefois, dans
une perspective historique, il est possible de la subdiviser en fonction
de la répartition chronologique et de la fréquence des textes. Les
premiers documents datent de 1738 et de 1751. Il faut ensuite
attendre 1821 pour qu’à nouveau Rome se prononce et ce à un
rythme qui culmina sous les pontificats de Pie IX et de Léon XIII
pour cesser presque totalement avec le Code de 1917. Depuis lors,
surtout après le Concile de Vatican II, un mouvement de dialogue
entre l’Église catholique et la Franc-Maçonnerie s’est instauré jusqu’à
ce que la publication de la Déclaration de 1983 semble mettre un
coup d’arrêt. Or, ces trois périodes correspondent à des temps de crise
pour l’Église catholique : au XVIIIe siècle avec le développement de
la modernité ; au XIXe siècle avec la fracture révolutionnaire et le
progrès de la contestation du pouvoir temporel des papes ; au
XXe siècle avec les deux guerres mondiales et le repositionnement
théologique de l’Église, notamment dans son rapport au monde et à la
société civile. C ’est donc au regard de ces périodes critiques que la
continuité de l’enseignement magistériel sur la Franc-Maçonnerie doit
être estimée, de manière à voir, d’une part, de quelle façon les griefs
retenus par le Vatican à l'encontre de la Maçonnerie se sont formulés,
articulés et éventuellement transformés, et, d’autre part, comment ils
ont pris place dans le champ plus large des représentations
ecclésiastiques de l’histoire et de la société.

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XVIIIe siècle : la Maçonnerie attentatoire à l’ordre
public

Entre 1717 — date habituellement retenue pour la naissance de la


Maçonnerie spéculative — et 1738, vingt-et-un ans se sont écoulés
avant que Rome ne condamne la Maçonnerie. Quelles que soient les
causes de ce « retard », les raisons de la publication des bulles In
em inenti par Clément XII en 1738 et Providas par Benoît XIV en
1751 nous sont aujourd’hui connues, surtout grâce aux travaux du P.
José Antonio Ferrer-Benimeli3 qui a montré l’importance du contexte
politique. En effet, en 1738, la perte de l’influence des Stuart,
protégés par le Vatican, sur les Loges continentales ainsi que le
passage de la Toscane des mains des Médicis, soutiens du pape, à celle
de François de Lorraine, Maçon et adversaire de l’emprise pontificale
sur son territoire, ont permis à Clément XII, lui-même florentin, de
combattre la Maçonnerie afin de maintenir son ascendant à Florence.
En 1751, c’est pour une raison similaire, mais tenant cette fois à la
situation napolitaine, que Benoît XIV, à l’instigation du confesseur du
roi de Naples, publia Providas. Tels étaient donc les motifs officieux
qui présidèrent à ces deux fulminations pontificales.
Quant aux motifs explicites de ces condamnations, ils étaient de
trois ordres : moral, juridique et religieux. Sur le plan moral, Clément
XII et Benoît XIV reprochait à la Maçonnerie son serment du secret
d’où ils déduisaient l’immoralité des Loges, le secret n’était pas de soi
immoral, il était même reconnu par la doctrine catholique commune
comme de droit naturel ; cependant, dans la mesure où le serment
rendait le secret absolu, il soustrayait les Maçons au contrôle
ecclésiastique et civil, et restreignait l’étendue de la confession
sacramentalle, encourageant ainsi la suspicion. Sur ce motif moral se
greffait un motif juridique : le secret mettait en question la légalité.
Pour en faire la preuve, les papes s’appuyèrent tant sur les législations
païennes de l’antiquité que sur les lois civiles du temps qui
interdisaient les sociétés secrètes. Effectivement, avant comme après
1738, des Loges avaient été fermées par des gouvernements
catholiques ou protestants. Toutefois, ces mesures furent généralement
ponctuelles, brèves et, dans l’ensemble, plutôt des conséquences que
des causes des condamnations romaines. Il y avait enfin un motif
religieux : l’interconfessionnalité des Loges mettait en danger la
pureté de la foi des membres catholiques. A considérer ces motifs
explicites et leur poids relatif dans l’argumentaire pontifical, il
apparaît que le principal est essentiellement d ’ordre juridico-
politique : le secret de la Maçonnerie mettait en danger l’ordre public
national et international.
Il faut noter que, bien qu’ils aient affirmé agir « de science
certaine », Clément XII et Benoît XIV n’avaient qu’une connaissance

186

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Maçonnerie approuvée par la Grande Loge d’Angleterre, déclenchant
tout à la fois l’ire des Obédiences dites « irrégulières » et une certaine
réticence des observateurs catholiques. Quoi qu’il en soit des réactions
à ces initiatives, la disparition de toute mention explicite de la
Maçonnerie du Code de 1983 fut accueillie avec satisfaction par les
différents acteurs du dialogue qui y voyaient la confirmation de leurs
efforts bientôt déçus par la Déclaration de 1983 qui semblait en faire
abstraction pour renouer avec les positions de Léon XIII en arguant
de la continuité de l’enseignement pontifical en la matière.

La déclaration de 1980 : ruptures et évolutions

Si nous avons effectivement constaté un motif récurrent dans


l’ensemble de notre corpus magistériel — la méfiance à l’égard des
fondements « idéologiques » de la tolérance maçonnique, qu’elle
prenne la forme de l’interconfessionalité, de l’indifférentisme ou du
naturalisme —, ainsi qu’une tendance, au fil des textes, à accorder
toujours davantage de place aux motifs proprement religieux et
doctrinaux, nous avons dû aussi, en contrepartie, remarquer que bien
des motifs autrefois invoqués sont aujourd’hui passés sous silence (le
secret, le serment, le diabolisme, les législations civiles) et d’autres
délibérément écartés (les circonstances politiques et proprement
historiques des affrontements entre l’Eglise catholique et la
Maçonnerie). Du côté catholique, les raisons de cette évolution des
termes du débat tiennent aujourd’hui essentiellement à l’évolution des
termes du débat théologique entre l’Église d’une part et la société et
les cultures d’autre part : acceptation de la séparation de l’Église et de
l’État, valorisation du dialogue œcuménique et interreligieux, prise en
compte de la responsabilité de l’Eglise dans l’athéisme et
l’anticléricalisme, etc. Cette évolution des griefs catholiques pris
individuellement, de leur équilibre général dans chacun des textes
pontificaux, des doctrines théologiques et des situations historiques
rend difficile, voire impossible, la transposition ad litteram des
condamnations romaines dans le contexte actuel ; celles-ci demandent
à être actualisées. Il est effectivement un document ecclésial qui assure
cette transition : la Déclaration de l’épiscopat allemand sur la Franc-
Maçonnerie de 1980*1.
Cette Déclaration allemande n ’est pas mentionnée par la
Déclaration de 1983 de la S.C.D.F. c a r: elle n’émane pas du
Magistère romain, elle ne prétend pas à une portée universelle et elle
est d’ordre doctrinal. Cependant, plusieurs éléments nous invitent à y
voir à la fois la source immédiate de la Déclaration de 1983 et
l’actualisation des textes de Léon XIII : ce furent des canonistes
allemands qui s’opposèrent le plus nettement au silence du nouveau

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Code sur la Maçonnerie et, pour ce faire, ils invoquèrent la Déclaration
allemande ; en 1980, le cardinal Ratzinger, préfet de la S.C.D.F., était
archevêque de Munich ; comme les évêques allemands, la S.C.D.F.
s’en tient aux principes ; la Déclaration allemande, en insistant sur le
subjectivisme et le relativisme maçonniques, se place dans la ligne de
Léon XIII et de sa dénonciation du naturalisme ; elle fait état
d’éléments nouveaux en faveur ou en défaveur de la Maçonnerie et
ignore certains des griefs auparavant fondamentaux. En conséquence,
à partir d ’une lecture assez sélective du I n t e r n a t i o n a l e s
Freimaurerlexikon de Lennhoff et Posner, la Déclaration allemande
actualise dans un contexte nouveau les condamnations pontificales
antérieures: l’interconfessionalité du XVIIIe siècle, l’indifférentisme
puis le naturalisme du XIXe siècle, sont devenus, avec ce document, le
relativism e absolu, fondement idéologique et pratique de la
Maçonnerie.
Cette détermination d’une essence maçonnique éclaire enfin les
principes allusivement évoqués par la S.C.D.F. en 1983 : le relativisme
surdétermine la vision maçonnique du monde et subvertit à la racine la
structure de l’acte de foi catholique qui, au mieux, est renvoyé à une
pure subjectivité sans fondement objectif ; dès lors la porte est ouverte
à ces péchés graves que sont l’athéisme, l’agnosticisme, le doute et
l’incrédulité. Ainsi, en qualifiant l’adhésion d ’un catholique à la
Maçonnerie de péché grave, la S.C.D.F. ne fait-elle que tirer les
conséquences du relativisme attribuée à la Maçonnerie par les évêques
allemands : sous ses diverses formes historiques et locales la
Maçonnerie est par essence incompatible avec ¡’adhésion à la foi
catholique. Toutefois, la reprise implicite des conclusions allemandes
par la S.C.D.F. ne va pas de soi car, d ’une part, la Commission
pontificale pour la révision du Code de Droit canonique s’est
explicitement refusée à justifier par la Déclaration allemande de 1980
le maintien de l’excommunication des Maçons, et même simplement à
mentionner la Maçonnerie dans le Code ; et, d ’autre part, la
Déclaration allemande n’entendait statuer que sur la situation
allemande. Aussi, en étendant l’argumentaire allemand à l’ensemble
de la Maçonnerie, la S.C.D.F. outrepasse à la fois l’intention du
législateur de 1983 (qu’elle entend pourtant interpréter) et celle des
évêques allemands.
Il faut se garder de voir dans la Déclaration de 1983 de la S.C.D.F.
un document absolument définitif. La diversité de ses interprétations
et sa réception pour le moins mitigée laissent présager de la possibilité
de nouvelles évolutions. Ainsi, le père Riquet s’en est tenu aux
positions acquises avant 1983, (savoir que « ce qui était condamné
autrefois le reste, mais l’interprétation qui était valable autrefois reste
encore valable aujourd’hui » ; en conséquence, les catholiques
membres de la Grande Loge Nationale de France « ne sont pas [...]
« en état de péché grave » et [...] il ne leur est pas interdit de recevoir
la sainte communion. » I2 Le commentateur anonyme de VOsservatore

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R o m a n o , tout en considérant que le catholique qui s’inscrit à la
Maçonnerie transgresse la discipline ecclésiastique et est en état de
péché grave, voit dans la Déclaration de 1983 une mise en garde
destinée à « éclairer la conscience des fidèles sur une conséquence
grave q u ’ils doivent tirer de leur adhésion à une Loge
m açonnique. » 13 Pour sa part, Mgr Thomas, évêque de Versailles,
relève que la sanction disciplinaire n’est plus ipso facto et que le
fidèle, éclairé par la Déclaration de 1983, doit juger en conscience si
son adhésion à la Maçonnerie le met en rupture avec Dieu14.
D’un point de vue canonique, il faut encore se rappeler que la
S.C.D.F. n’est pas l’instance habituelle d’interprétation du Code, cette
charge revenant, en 1983 à la Commission pontificale pour la révision
du Code de Droit canonique et à la Commission pontificale pour
l’interprétation des Décrets du Concile Vatican II, remplacées en 1984
par la Commission pontificale pour l’interprétation authentique du
Code de Droit canonique. Aussi, bien que la S.C.D.F. puisse se
prononcer en la matière, son jugement n’est pas supérieur à celui des
Commissions susdites et, en cas de désaccord entre elles, c’est à la
Deuxième Section de la Signature Apostolique qu’il revient de
trancher. En outre, quoique le degré d’autorité de la Déclaration de
1983 soit élevé, elle reste disciplinaire, en conséquence de quoi un
évêque diocésain peut en dispenser ses sujets ou les fidèles de son
territoire. Il n ’est donc pas exclu que la question de l’appartenance
d’un catholique à la Maçonnerie puisse être révisée.

Jérôme ROUSSE-LACORDAIRE1

1. Déclaration de associationibus rnassonicis, in Communicationes. XV/1, 1983,


p. 160.
2. Idem. Pour la Déclaration de 1981, voir : Declarado de canonica disciplina qua
sub pama excommunicationnis vetat ne catholici nomen dent secta Massonica?
aliisque eiusdem generis associationibus, in Acta Apostolica Sedis. LXXIII, 1981, p.
240-241.
3. José-Antonio FERRER-BENIMELI, Masonería, Iglesia e Illustracion (>4 vol.),
Madrid, Fundación Universitaria Española, 1976-1977 & Les Archives secrètes du
Vatican et de la Franc-Maçonnerie. Histoire d'une condamnation pontificale, Paris,
Dervy-Livres, 1989.
4. Cf. Jean-Pierre LAURANT & Emile POULAT, LAntimaçonnisme catholique,
Paris, Berg International (coll. Pensée Politique et Sciences Sociales), 1994, p.
140 s.
5. En 1981, la S.C.D.F. employait encore ce terme à propos de la Maçonnerie. Il
faut toutefois souligner qu’il s’agit là d’un terme technique servant, en droit
canonique, à désigner « les sociétés ou groupements dont l’activité s’exerce contre
l’Église ou la société civile. » R. NAZ, art. « Sectes », in Dictionnaire de Droit
canonique. VIII. Paris, Letouzey & Ané, 1965, col. 905-906 (905).

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6. Il est à cet égard significatif que lorsque ceux-ci abandonnèrent à partir de 1830
l’action clandestine pour la création de mouvements publics d’opinion (comme la
Jeune Italie), Grégoire XVI n’ait fait qu’une brève allusion aux sociétés secrètes (dans
Mirari vos consacré à la réfutation des thèses mennaisiennes).
7. ANONYME, « Foi chrétienne et Franc-Maçonnerie. Commentaire de
V Osservatore Romano », in La Documentation Catholique. 1985, p. 482-483 (482).
8. LEON XIII, Lettre Custodi di quella, in GASPARI, Petri, Codici Iuris Canonici
Fontes. III, Roma, Typis Polyglottis Vaticanis, 1933, p. 387-392 (390).
9. LEON XIII, Lettre encyclique Humanum genus, in GASPARI, Petri, Codici Iuris
Canonici Fontes. III, Roma, Typis Polyglottis Vaticanis, 1933, p. 221-234 (225).
10. Lettre du Cardinal Seper au Cardinal Kroll (1974), in La Documentation
Catholique, 1974, p. 856.
11. « Erklärung der Deutschen Bischofskonferenz zur Frage der Mitgliedschaft
von Katholiken in der Freimauererei » (12 mai 1980), in Pressedienst. 10/80, 1980,
p. 1-20.
12. Michel RIQUET, Lettre à Jean Mons (2 décembre 1983), in Travaux de la Loge
nationale de recherches Villard de Honnecourt. Deuxième série/8, 1984. p. 227.
13. ANONYME. « Foi chrétienne et franc-maçonnerie », p. 483.
14. Cf. Jean-Charles THOMAS, « Situation canonique d’un catholique
appartenant à une loge maçonnique », in GANNE, Jean-Bernard & LE GOAEC,
Bertrand, Jardin caché. Regards sur des catholiques Francs-Maçons de la Grande Loge
de France, Paris, C.F.R.T., 1993, Livret pédagogique, p. 21-23 (23).

193

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RENNES-LE-CHATEAU

Quelques questions posées par un mythe « agglutinant », à propos


d’un livre hors normes :

Frédéric PINEAU et Gérard LACOSTE, Le Tombeau de Virgile,


Paris, Maria Isabelle éd., 24 Allée des Artistes, 77200 Torcy, 3 vol.,
1990, 1992 et 1993, 132 p., 136 p. et 176 p.

I) Compte rendu de lecture par Emile Poulat

Présentée fom m e « roman ou presque », cette étude se légitime


elle-même comme« l’œuvre au noir personnelle » de ses auteurs. Elle
s’ajoute à la longue bibliographie suscitée par l’énigme de Rennes-le-
Château (Aude), son trésor fabuleux et son curé sulfureux, l’abbé
Béranger Saunière, mort en 1917, dans un pays envoûtant, où les
Cathares succédèrent aux Wisigoths.
Les auteurs ont repris l’enquête, avec un savoir hautement
sophistiqué : ils ne sont pas des apprentis. Comme les mages, ils
suivent leur étoile, mais sans trop se préoccuper des problèmes posés
par « l’affaire Saunière ». Ils manifestent même leur scepticisme sur
¡’existence des documents que le curé aurait «tro u v é» en 1887 au
cours d’une réfection de son église : personne ne les a jamais vus, et le
pilier creux censé les contenir s’est avéré plein. Peur leur importe :
¡’essentiel est ailleurs. C ’est une hypothèse, légitime, mais peut-on
s’attacher à l'énigm e sans s’intéresser à la légende qui lui a donné
naissance ? Enigme ou légende, la méthode n ’est pas la même.
L’énigme peut avoir sa réalité propre, mais elle ne repose pas sur le
vide. La question se pose : de quoi part-on pour la rejoindre ?1

1) Les auteurs reproduisent en fac-similé le petit (p. 27) et le grand


(p. 28) « manuscrit » qui ont mis Saunière sur la piste : les deux
reproductions sentent à plein nez le faux du XIXe siècle comme la
B.N. les collectionne. On eût aimé l’expertise d’un paléographe et
l’indication de la source. Quand et où ont-ils été publiés pour la
première fois ? « A l’époque contemporaine de Saunière » : nous
n’en saurons pas plus.

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2) De là on passe à la tombe de noble Dame d’Hautpoul (p. 32),
décédée en 1781, avec ses deux inscriptions tumulaires dont
l’authenticité n’est pas mieux assurée (a-t-on jamais soulevé la pierre
tombale pour vérifier ce qu’elle recouvrait ?) La dalle verticale — « Ci
gît... » — ne présente rien qui puisse ou devrait étonner un
épigraphiste moderne, et qui soutienne donc l’argumentation des
auteurs. Plus inattendue, la dalle horizontale excite inutilement leurs
supputations compliquées. En latin et lettres grecques (avec un X au
lieu d’un K), elle porte sur deux colonnes : Et in Arcadia ego. On
peut penser au tableau de Poussin, Les Bergers d'Arcadie, auquel les
auteurs attachent une importance clef, mais comment l’interpréter?
Pour le musée du Louvre, aucun doute, c’est une allusion à la mort
omniprésente, même dans la bienheureuse Arcadie. Le musée de
Londres et sa réplique plus explicite confortent ce sens. Dès lors
s’éclairent très simplement les quatre mots placés entre les deux
colonnes : Reddis regis cellis arcis, ô mort, tu rends les vivants à cette
terre qu’ils tiennent de Dieu... Cella, arca : symbole du monde
souterrain. Restent deux mots : prae, cum. Signifient-ils que l’épouse
a précédé son conjoint dans la tombe ? Il aurait fallu interroger
l’histoire locale et ses érudits : que savent-ils de cette noble dame, de
son mari, de sa famille à la veille de la Révolution ? Dernière de son
lignage, comme on peut le lire ? Ayant, de ce fait, transmis le « secret »
familial à son curé ? Mais comment étayer cette conjecture et
expliquer un siècle de latence ?
3) Et in Arcadia ego : de Poussin nous sommes renvoyés à Virgile,
que la mort a saisi à Naples où l’on conserve son tombeau. Le peintre
français, familier de l’Italie, le savait fort bien, et ce n’est pasle
tombeau de Virgile qu’il a situé en Grèce, mais l’hémistiche du poète
latin dont seule importe ici la fortune littéraire et artistique. Il y a des
spécialistes : c’est eux qu’il faut consulter. Sinon, on court l’aventure
comme de voir l’Évangile suggérer « les mailles d ’un carrelet
alphabétique » (la pêche miraculeuse sur le lac de Tibériade).
4) On voit surgir, p. 48, « feu l’abbé Bigou », sans autre
présentation. Un abbé Boudet apparaît dans la bibliographie. Y aurait-
il donc un petit milieu ecclésiastique passionné à l’époque par ces
questions, auquel se serait rattaché l’abbé Saunière ? Voilà bien
l’étude qui devait être conduite pour sortir le curé de Rennes-le-
Château de sa singularité atypique. Quelle pouvait être la « culture »
de ce clergé audois ? Quel problème se posait-il dont nous avons fait
notre énigme ? Et d ’où venait ce problème ?
5) Une chose frappe dans toute la littérature relative à cette affaire :
l’accumulation d’invraisemblances sans les vérifications élémentaires.
La légende en vient à dévorer l’énigme et, finalement, à se focaliser
sur le trésor. Mais qu’en est-il en réalité de la fortune attribuée à
Saunière ? A-t-elle plus de consistance que ses manuscrits ? Il aurait
fait don à son évêque d’un million de francs-or pour la restauration
de l’abbaye de Prouilles : la comptabilité des travaux n’en porte

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aucune trace. Était-ce déjà une affaire de fausse facture ? Et où sont
conservés, par qui, les papiers Saunière dont on fait état ? Perplexe
devant ses manuscrits, le curé se serait adressé à son évêque qui
l’aurait orienté vers ces messieurs de Saint-Sulpice : ils étaient bien les
derniers à pouvoir l’éclairer et ils vivaient à l’écart du monde savant.
Et nul ne dit quel expert il a rencontré à Paris hors Emma Calvé.
Il y a eu au XIXe siècle bien des curés bâtisseurs : où donc ont-ils
trouvé l’argent ? Q u’est-ce que Rennes-le-Château devant, par
exemple, La Chapelle-Montligeon ? Et si Saunière était riche à
millions, pourquoi donc quêtait-il des messes à 1 F dans Les veillées
des chaumières (14 décembre 1910) «pour œuvres du culte » ? Il a
dévergondé bien des imaginations. L’enquête est à reprendre à la
base : après avoir fait un bilan de toutes les fantaisies avancées (plus de
500 ouvrages, dit-on), s’en tenir à ce qu’on peut établir selon les
règles de la méthode historique communément reçue ; s’il y a un
s e c r e t, commencer par formuler ce qu’on en sait par la même
méthode, et non seulement ce qui s’en dit et se répète, avant de
chercher à le percer à partir de l’idée qu’on s’en fait. Rien ne le
protège mieux que le secret imaginé.

II) Réunion du 21 janvier 1995, R e n n e s - le - C h â te a u e t


r é s o t é r i s m e c h r é tie n , couvent Saint-Jacques, 20, rue
des Tanneries, 75013 Paris

1) Pourquoi travailler sur Rennes-le-Château ? par Julien FEYDY


(Université de Paris I Sorbonne - Ecole Nationale Supérieure des
Télécommunications)

La parution, échelonnée sur quatre années, des trois volumes du


« Tombeau de Virgile » ne pouvait manquer de rappeler à Politica
Hermética les problèmes à la fois déroutants et passionnants que pose
l’étude de ces grands mythes trésoraires ou initiatiques dont Umberto
Eco caricature joyeusement le foisonnement dans le Pendule de
Foucault. Comment aborder de pareils monstres ? Comme la légende
des Templiers, celle de Rennes le Château, puisque c’est à elle que nos
auteurs ont consacré, après bien d’autres plus de dix années de leur
vie, possède les vertus agglutinantes du papier tue-mouches. Cherche-
t-on le chandelier à sept branches qu’on trébuche sur le trésor de
Blanche de Castille, tandis que les avis d’Arsène Lupin et d’Isidore
Beautrelet contredisent bien évidemment ceux du descendant
incontesté du Christ et de Marie Madeleine via les Mérovingiens, le
tout sous la surveillance occulte d’un énigmatique Prieuré de Sion. Et

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gardons nous d’oublier les cathares au passage, non plus que Poussin
ou Delacroix, et bien sur les Templiers eux mêmes. Que peut-on faire
d’un pareil fatras lorsque on a pour vocation d’étudier sérieusement,
y compris dans ses protubérances les plus sulfureuses, l’ésotérisme
chrétien ? Chacun des amis de Politica Hermética a suffisamment lutté
pour légitimer la recherche sur l’ésotérisme chrétien dans sa sphère
intellectuelle et universitaire, pour n’envisager qu’avec méfiance de
risquer sa réputation dans des entreprises a priori douteuses, et c’est
bien normal. Rien ne semble au premier abord offrir la moindre prise
à l’escalade. La fortune de l’Abbé Saunière ? Dix études ont déjà
montré qu’elle pouvait s’expliquer bien plus simplement par le trafic
de messes que par le grapillage de l’hypothétique trésor des
Wisigoths. Les fameux « manuscrits » découverts par Saunière dans
son église bizarroïde ? Des copies à l’histoire incertaine, donc aucun
original ne semble avoir survécu. Les pierres tombales révélatrices ?
Détruites justement par l’abbé Saunière. Le calque qui en est
reproduit dans Vieilles pierres du Languedoc ? Manque de chance,
l’ouvrage en question, bien que consciencieusement cité et recité,
serait selon certains introuvable au point qu’on peut se demander s’il
a jamais existé. Et ainsi de suite. On comprend donc bien que tout
chercheur soucieux de sa crédibilité n’approche l’innombrable
littérature consacrée à Rennes le Chateau qu’en se pinçant le nez.
Or c’est bien là que se situe un problème que Politica Hermética ne
peut indéfiniment esquiver. Tout vérolé qu’il puisse paraître, le mythe
de Rennes le Château n’en est pas moins un des plus puissants, des
plus complexes et des plus foisonnants parmi les grands rêves
ésotériques et trésoraires du monde occidental. Il en appelle, comme le
rappelle l’hypothèse explorée dans Le tombeau de Virgile, à toutes les
disciplines que Politica Hermética a justement la vocation d’étudier.
L’ésotérisme chrétien pour commencer, et notamment dans les formes
originales et raffinées qu’il a connu au XVIIIe et au XIXe siècles dans
le Languedoc. La pensée alchimique tardive, et celle des Franc-
maçonneries occultistes de la fin du siècle des lumières. Toutes choses
dont l’analyse, en effet, semble être affaire de spécialistes et d’érudits
sachant garder la tête froide.
Faut-il donc continuer à laisser Rennes le Château et ses
dépendances au journalisme à sensation et aux sous produits du Matin
des magiciens ? Faut-il refuser d’écouter ou d ’aider des passionnés
qui se plongent, avec maladresse parfois, mais toujours avec ardeur,
dans des univers intellectuels qui seraient notre chasse gardée, sous
prétexte que ni leurs méthodes ni leurs diplômes ne nous satisfont
complètement ? Je crois qu’il y aurait là une sorte de démission qu’il
faut parvenir à surmonter sans compromettre pour autant la
respectabilité des travaux de Politica Hermética. De toutes façons ce
mythe existe, tout simplement, et fascine depuis longtemps un très
vaste public. Plusieurs centaines d’ouvrages lui ont été consacrés sans
qu’aucune véritable recherche universitaire ne l’ait pourtant abordé.

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A ce seul titre, aucun historien, aucun sociologue ne devrait se
permettre de le dédaigner aujourd’hui. Bien au contraire, il est temps
enfin de le saisir dans sa totalité légendaire, aussi bien que dans la
multiplicité de ses embranchements, et de lui donner la place centrale
qu’il mérite dans l’imaginaire collectif du monde occidental sans se
buter immédiatement sur les obscurités et les invraisemblances dont il
fourmille à première vue. D’une certaine façon, pour des chercheurs
peu épris de sensationalisme, démontrer presque trop facilement
d ’emblée que cette chasse au trésor est infondée, vaine ou
impraticable, c’est déjà se laisser aller inconsciemment au désir de
trouver le trésor, et au regret de n’être pas soi même un de ces
« aventuriers de l’Arche perdue » que l’on envie peut être secrètement
autant qu’on les dédaigne. Une recherche universitaire sérieuse sur la
légende de Rennes le Château ne peut aujourd’hui se fonder que sur
une approche complètement dépassionnée de ses enjeux trésoraires,
ainsi que sur une curiosité véritable et bienveillante pour la façon dont
se construit et se perpétue un mythe de cette importance.
Ceci ayant été rappelé, qu’apporte la recherche de Frédéric Pineau
et Gérard Lacoste qui aie pu attirer, après tant d ’autres essais,
l’attention de Politica Hermética ? Tout d ’abord, et malgré une
présentation très littéraire un peu déroutante, beaucoup de sérieux
dans l’analyse des symboliques de référence qui ont été retenues. Ni
l’un ni l’autre ne sont des universitaires. Ce sont donc des gens
« normaux », cultivés et attentifs, qui ont exploré très attentivement ce
qui leur était raisonnablement accessible des symboliques bibliques,
franc-maçonnes et alchimistes, sans chercher la facilité ou le
sensationnel à bon marché. On peut leur reprocher çà et là de n’avoir
pas choisi les meilleurs ouvrages de référence, mais dans l’ensemble,
leur interrogation de départ a été développée sans erreur flagrante. Au
point de départ, en effet, un postulat tout à fait justifié, vu l’état des
lieux tel qu’on vient de le rappeler : ne pas s ’enferrer dans
l’inextricable débat sur la fortune de l’abbé Saunière, ni dans la
controverse sur la datation ou l’attribution des manuscrits et relevés de
dalles funéraires répertoriées dans cette affaire. Et surtout ne pas se
lancer a priori dans une chasse au trésor. Considérer provisoirement
que ces textes et inscriptions sont à prendre tels quels, et qu’ils sont
bien l’œuvre, à la fin du XVIIIe siècle, de l’abbé Antoine bigou,
confesseur de Madame de Negri, dernière héritière des seigneurs de
Rennes le Château ou d’un « collectif » d’érudits auquel son nom sera
attribué pour l’instant. Une fois ceci posé, s’en tenir strictement au
contenu, et se demander si le sens qui s’en dégage paraît conforme à
ce que pouvait être la culture et les références intellectuelles d’un
ecclésiastique érudit dans le Languedoc de cette époque, et si bien sur
le message débouche sur quelque chose de cohérent. C ’est un de ces
raccourcis qu’il faut parfois prendre dans toute recherche lorsque elle
piétine depuis trop longtemps. Mais il n’exclut pas, bien au contraire,
si le contenu des textes apparaît plausible, toutes les vérifications

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ultérieures sur leur attribution et leur datation, y compris l’hypothèse
d’une élaboration plus proche de la fin du XIXe siècle.
On supposera connu ici des lecteurs la teneur de ces documents,
ainsi que la référence indiquée par l’un d’eux aux « Bergers
d’Arcadie » de Poussin, notamment. C’est une œuvre déjà célèbre
bien sûr au XVIIIe siècle, popularisée par de nombreuses gravures et
qui pouvait parfaitement être prise comme référence symbolique,
puisque les postures de ses personnages évoquent les constellations du
Bouvier, d’Hercule et de la Vierge, et qu’un jeu d’ombre y fait même
voir le Chrisme qui sera beaucoup utilisé dans Le tombeau de Virgile.
Deux manuscrits, l’un court, l’autre long, des fragments des évangiles
(l’onction de Béthanie et les épis froissés) qui présentent des lettres
surnuméraires et des irrégularités révélatrices d’un cryptogramme. Un
décryptage contemporain effectué par des spécialistes du chiffre en
donne une lecture communément admise que les auteurs n’ont pas
souhaité remettre en question. Là aussi, toutes les contre expertises
restent possibles et souhaitables. Et deux inscriptions funéraires, donc,
attribuées à l’abbé Bigou qui aurait mis plusieurs années à les
composer, présentant des anomalies insuffisamment justifiées par les
nécessités de la « mise en page », ainsi que des figures symboliques.
A partir de cette base familière à tous les chercheurs et rêveurs
concernés par cette énigme, se dégage peu à peu la démarche
personnelle de F. Pineau et G. Lacoste. L ’ensemble des textes
disponibles renvoie, selon les auteurs eux mêmes, à une construction
immatérielle, suspendue en quelque sorte entre ciel et terre,
puisqu’une fois conçue, elle est accrochée à la fois à un paysage
rendu « signifiant » par toutes les ressources de la symbolique
chrétienne et de l’onomastique locale, et à la symbolique des
constellations telles qu’elles sont inscrites dans le ciel de Décembre.
Notons donc tout de suite que les auteurs ne supposent aucune
altération mystérieuse ou prédestination du paysage : il s’agit selon
eux d’un pur jeu intellectuel qu’un effort identique aurait pu ancrer
après tout dans n’importe quelle autre région.
Telle qu’elle est exposée dans le volume I du Tombeau de Virgile,
la première partie de leur recherche, qui fut longue, marquée de bien
des tâtonnements et de nombreux repérages sur le terrain, a donc
consisté, pour commencer, à déceler une correspondance entre les
termes des textes de référence et la symbolique des constellations, en
même temps qu’une autre correspondance, construite par le ou les
auteurs des textes, entre constellations et paysage terrestre. L’ensemble
dessine un vaste paysage rendu symbolique, c ’est-à-dire un
géoglyphe, le tout étant structuré par la superposition de la figure du
chrisme, identifiée dès le début comme clé de lecture et guide d’un
cheminement initiatique.
La figure du Chrisme, omniprésente dans les symboliques
chrétiennes, maçonniques et alchimiques de l’époque, avec ses
différentes variantes, « pendule à Salomon », signe constantinien etc.,

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est offerte notamment par la phrase bien connue extraite du « grand
manuscrit » : « que Poussin, Téniers, gardent la clef PAX 681 », ainsi
que par la pierre tombale de Marie de Négri, ou le P et le X flanqués
de l'alpha et de l’omega présentent bien le rô et le khi du signe de
Constantin. Quant au chiffre 681... c’est la hauteur exacte, en cannes
de Carcassonne à l’époque, du Pech de Bugarach, qui permet un
premier calage du chrisme sur le paysage.
En ce qui concerne le recours à un itinéraire céleste, l’ouvrage lui
même explique clairement les raisons qui mettent immédiatement en
évidence l'importance d’Orion comme point de départ de ce type de
lecture. Parmi celles-ci notamment, la présence, sur la pierre tombale
de Marie de Négri d ’Ablès comme à la fin du « petit manuscrit »,
d ’un graphe en forme de spirale ou d’oreille, caractéristique du
« grand G stellaire » regroupant, de Bételgeuse à Aldébaran les plus
superbes étoiles visibles dans le ciel d ’hiver, dont le début est
précisément logé dans la constellation d ’Orion. On connaît les
significations multiples de la spirale, mais aussi de l’oreille, de l’oreille
tranchée par un compagnon du Christ au jardin des oliviers, à celle
dont l’alchimie fait un des symboles du principe mercuriel. Quant à
Orion proprement dit, il est peu de figures stellaires dont la
symbolique soit plus ancienne, plus riche et plus connue que celle du
géant aveuglé par Oinopion, puis occis par le scorpion d’Artémis. La
silhouette immense et convulsée du chasseur mort cloué au firmament
par les trois étoiles étincelantes de son baudrier (connues aussi comme
« les rois mages ») hante les mythes fondateurs et les religions comme
elle inspire les peintres et les poètes. Mort d’Osiris ou châtiment de
Nemrod, mort du Christ lui-même ou Saint Jacques cheminant sur la
voie lactée, paysages habités de Poussin, lutte immobile du Jacob de
Delacroix arcbouté contre l’Ange, brasse coulée des « nageurs morts »
d ’Apollinaire en route vers « d ’autres nébuleuses »... Or non
seulement de nombreuses connotations trop longues à relever ici
confirment cette identification, mais un site étonnant, à peu de distance
de Rennes le Château, présente sous la forme de deux barres rocheuses
encadrant trois énormes blocs de pierre en diagonale la parfaite image
inversée d’Orion au sol à l’aplomb exact de la constellation en fin
décembre. Ce point de départ d’un parcours parallèle... sur la terre
comme au ciel, est ensuite confirmé par plusieurs correspondances de
sites remarquables avec des constellations telles que le Lièvre ou
Hercule. Rien de plus, une fois encore, que le bricolage patient et
érudit d ’ecclésiastiques promeneurs, disposant de pas mal de temps
pour rêver et « construire » ce géoglyphe. Mais c’est bien sûr la clé
d’un cheminement d ’une très grande richesse symbolique.
Une fois posé ce point de départ et ce principe de lecture, le travail
attribué à Antoine Bigou proposerait un trajet didactique qui fait
l’objet des deux volumes suivants, et dont on ne peut donner ici que le
principe, bien qu’il soit évidemment essentiel à la logique du
Tombeau de Virgile. S’éloignant vers l’est de la région de Rennes le

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Château et des « cailloux d ’Orion », il devient d’abord de nature
maçonnique, et inscrit dans le paysage les éléments d’une loge, ainsi
que les étapes d’une initiation, l’ensemble aboutissant à la forteresse
de Salses, dont le plan peut en effet évoquer celui d’une loge de rite
écossais rectifié. Ici comme sur beaucoup d’autres points du travail de
F. Pineau et G. Lacoste, un travail de vérification et de critique
s’impose tout naturellement, et les compétences pour le faire ne
manquent pas autour de Politica Hermética.
Puis le cheminement retourne vers son point d’origine avec cette
fois une connotation alchimique illustrant les étapes du grand œuvre,
s’arrête à un ensemble de mines polymétalliques abandonnées
aujourd’hui, dont la mine d’or inondée de La Canal, puis aboutit de
nouveau au grand G céleste inscrit au sol à partir d’Orion, qui pointe
son extrémité, à l’aplomb d’Aldébaran, sur le petit lac du Bouchard...
dont les profondeurs envasées gardent leur secret, si secret il y a au
delà de la rêverie symbolique sur un paysage chargé d’histoire. On ne
peut ici que renvoyer au texte même du volume III du Tombeau de
Virgile, la lecture alchimique étant bien sur complexe, mais dans
l’ensemble cohérente, et familière à tous ceux qui ont fréquenté le
langage et le mode de communication-dissimulation propre à cette
tradition, comme le souligne Jean-Pierre Laurant.
On conçoit la difficulté qu’il peut y avoir à exposer en quelques
lignes une recherche patiente de dix ans, minutieusement argumentée,
mais qui ne présente aucun signe de délire interprétatif, si on veut bien
se souvenir de l’ingéniosité et de la sophistication qui sont propres
aux symboliques alchimiques en franc maçonnes, ainsi que de la
dextérité verbale et conceptuelle avec laquelle des ecclésiastiques
érudits et déviants pouvaient solliciter à cette époque le texte des
évangiles.
Reste bien sur à comprendre le pourquoi d’une telle construction
intellectuelle, et la nature véritable du message qui y serait inclus. Les
auteurs ont eu à cet égard la sagesse de rester modestes. De deux
choses l’une, au fond. Ou bien il y a véritablement eu dans cette
région lieu trésoraire ou lieu de souvenir de ce trésor. Le trajet
symbolique indiqué par les textes ne serait alors qu’un avant propos
ambigu ou mutilé, qui ne trouverait qu’un aboutissement provisoire
dans ces mines invitant au travail alchimique. En ce cas, le travail de F.
Pineau et G. Lacoste ni ne décourage ni n’encourage d ’ailleurs la
fièvre des chercheurs de trésor, qui sont libres de poursuivre leurs
entreprises... Ou bien il n’y a aucun lien véritable entre quoique ce
soit de tangible et le géoglyphe attribué à Antoine Bigou, et on se
trouve devant une rêverie aussi gratuite que magnifique qui ne
témoigne que de la profonde symbiose, bien connue des amis de
Politica Hermética, entre les derniers feux de l’alchimie, la maçonnerie
occultiste du Languedoc et la symbolique christique, dans ce dernier
quart du XVIIIe siècle, la connotation alchimique devant être prise
alors en son sens le plus « philosophique » comme perfectionnement

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spirituel, adoration et méditation. Dans les deux cas, la lecture
proposée par les auteurs a le mérite de viser haut, et de chercher ses
sources dans des zones qu’il est tout à fait du ressort de Politica
Hermética d’explorer et de critiquer. S’il s’avérait par ailleurs que
cette énigme ne soit en tout ou en partie qu’une fabrication de la fin
du XIXe siècle, elle n’en présenterait pas moins d’intérêt pour les
chercheurs, bien entendu. Et quant à l’hypothèse parfois émise qu’il
ne s’agisse que d’un bricolage contemporain élucubré par Francis
Blanche ou Gérard de Sède, si elle peut faire frémir des universitaires
craignant le ridicule, on nous permettra de penser que si l’histoire et
l’attribution exacte des textes de référence de « l’énigme de Rennes le
Château » restent entachées de bien des obscurités, trop de scepticisme,
au bout du compte, confine à la crédulité, et que la fabrication
contemporaine d’une mystification aussi complexe mériterait alors de
solennelles félicitations à ses auteurs pour leur érudition et leur
ingéniosité. N’oublions tout de même pas que la place centrale de
Donogoo Tonka s’orne toujours d’une statue représentant une femme
enceinte, hommage à « l’erreur scientifique, éternellement féconde »...

2) Remarques sur le champ symbolique en friche autour de Rennes-


le-Château. par Jean-Pierre LAURANT

Une intervention inhabituelle de mon voisin assistant au cours de


François Secret, à l’École pratique des Hautes Études, voilà vingt ans
déjà, avait semé l’incertitude dans mon esprit : il avait invité le maître à
venir vérifier sur le terrain, pioche en main, du côté de Montségur, ce
que l’étude des textes de kabbale chrétienne pouvaient l’inviter à
penser. Ce nouveau Schliemann laissait une impression incertaine,
faite de perplexité sur ses capacités de discernement et la crainte
devant son aptitude à créer des schémas d’interprétation à volonté
pour lesquels mon propre discernement m’inspirait des doutes. Le
contraste apparaît aussi marqué entre le trop plein de livres, de films,
de vidéo-cassettes, produits d ’un foisonnement séculaire de
l’imaginaire autour de Rennes le Château (pour les premiers), et le
vide en matière d’études critiques. Absence de curiosité d’autant plus
étonnante que l’approche théorique des phénomènes religieux aussi
bien théologique que dogmatique et institutionnelle, recule au profit
du vécu, sur le modèle de la religiosité nouvelle californienne. Par
exemple, les publications du C.E.S.N.U.R. (Centre d’études sur les
nouvelles religions) animé par Massimo Introvigne font la plus large
place à la sociologie américaine et interprètent volontiers les
phénomènes religieux actuels à la lumière du XIXe siècle français, de
la Renaissance italienne... Or Rennes le Château, l’abbé Saunière, le
Prieuré de Sion manquent dans les références de ses deux œuvres

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majeures : Il Cappello del Mago, I nuovi movimenti magici, dallo
spiritismo al satanismo, Milano, Sugarco, 1990 et Indagine sul
satanismo, satanisti e antisatanisti dal seicento ai nostri giorni,
Milano, Oscar, Mondadori, 1994. La complexité des mécanismes et
l’éclatement des compétences, avec les confusions inévitables, ont fait
que personne ne s’est risqué sur ce chemin. Emile Poulat a fort
justement rappelé ci-dessus les conditions de l’enquête historique qui
reste à mener.
Il reste qu’un certain nombre de recoupements interrogent
l’historien ; la proximité géographique de hauts lieux de la pensée
ésotérique au XIXe siècle : Carcassonne et Toulouse. Dans la première
se trouvent de forts intéressants manuscrits Rose-Croix et l’on peut
signaler la présence, de 1900 à 1902, d’un archiviste à la forte
personnalité, Jules Doinel (1842-1902), oscillant entre l’Église et la
maçonnerie et dont l’activité fut décisive dans le monde de
l’occultisme à la fin du siècle avec la fondation de VÉglise gnostique.
A Toulouse nous avons la survivance possible d’une Rose-Croix
transmise par le vicomte de Lapasse aux Péladan, et qui eut le succès
que l’on sait, la cantatrice Emma Calvé (1858)1941), liée comme l’on
sait également à l’abbé Saunière, fut mêlée à la vie de tout le milieu
occultiste de la fin du siècle. Mais surtout, la démarche intellectuelle
dominante de cet ésotérisme chrétien consistait à reprendre, en les
adaptant à la modernité, des textes ou des traditions populaires
anciennes, par exemple la maçonnerie alchimisante du XVIIIe siècle.
Ainsi le champ symbolique arpenté par Fr. Pineau et G. Lacoste a-t-il
des airs de famille avec celui de nos ésotéristes. Pour la Maçonnerie, le
Rite primitif du marquis de Chefdebien à Narbonne semble, si les
racines de « l’affaire » remontent au XVIIIe siècle, être une source
utile de renseignements. L’analyse de la carte du ciel en rapport avec
la projection au sol d’une géographie sacrée est également riche de
perspectives d ’interprétations astrologique et mythologique. Dans le
cas présent le rapport d ’Orion, de l’oreille et de la lettre G en
maçonnerie est assez remarquable. Enfin la présence de Marie-
Madeleine, la provençale, au centre des controverses sur l’autorité des
légendes, au XIXe siècle en particulier, n’est pas sans signification.
C’est en laissant fonctionner le système symbolique que l’on trouvera
un point d ’ancrage chronologique.

3) Discussion

Julien Feydy : Dans le dernier numéro de la Revue d'esthétique


consacré à Poussin qui est amusante d’ailleurs avec un agrandissement
des Bergers d'Arcadie : le « R » d’Arcadie est désigné par le doigt et
la jambe latérale crée un chrisme de toute beauté. Cela n’indique pas

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justement on dit qu’autrefois Rennes le Château était un fief
dépendant des Hautpoul... C’est une piste qui me paraît intéressante.
Les sociétés légitimistes de Toulouse au XIXe siècle avaient essayé de
créer des mouvements sur le type de la franc-maçonnerie car à cette
époque — là il y avait une opposition assez forte entre les milieux
catholiques et légitimistes et la franc-maçonnerie. Ils avaient donc
essayé de créer des mouvements para-maçonniques sur le modèle des
anciens ordres chevaleresques, ce qui fait qu’il y avait dans la région
toulousaine des sociétés secrètes royalistes qui avaient un aspect
extérieur, néo-templier ou ésotérique chrétien. Je ne sais pas s’il y a
des liens entre l’abbé Saunière et ces mouvements-là. Mais c ’est une
piste à investiguer. On nous dit par ailleurs qu’il y a des rapports avec
la franc-maçonnerie. Cela me paraît, en revanche complètement exclu,
parce que à l’époque de l’abbé Saunière, particulièrement dans le
Languedoc il y avait une lutte acharnée entre les milieux royalistes et
la franc-maçonnerie. En revanche, si l’on remonte au XVIIIe siècle,
c’est tout à fait exact ; il n’y avait pas cette coupure entre les milieux
aristocratiques et la Franc-Maçonnerie. J.P. Laurant a parlé du
marquis de Chefdebien à Narbonne, la piste est intéressante. Ce
marquis avait fondé un rite maçonnique appelé « Rite Primitif » qui
avait très peu de loges. En fait la Loge principale était sa propre Loge,
la loge des « Philadelphes ». C’était un rite particulièrement versé dans
les recherches alchimiques. N’y aurait-il pas eu un lien entre l’abbé
Bigou et cette loge alchimiste de Narbonne... Et si l’on va à la
bibliothèque de Carcassonne on trouve aussi des rituels de maçonnerie
alchimique de cette époque. Donc, certainement il y avait un milieu
alchimique au XVIIIe siècle dans cette région. Par ailleurs, ce qui est
très intéressant par rapport à l'affaire de Rennes le Château, c’est que
le frère de l’abbé Saunière, Albert, dont on parle peu, était précepteur
dans la famille Chefdebien à Narbonne au XIXe siècle. Albert meurt
en 1905. Finalement lorsqu’il y a le procès contre l’abbé Saunière on
ne parle pas d’Albert, tout simplement parce qu’il est mort. Or, il
semblerait d ’après la comptabilité de l'abbé Saunière que beaucoup
des sommes en sa possession venaient en fait de son frère... Comme
on accuse aussi Albert d’avoir détourné pas mal de choses de la
famille Chefdebien, je me demande si les fameux manuscrits de
Béranger Saunière ne viendraient pas en fait de cette fam ille et non
pas des caves de l’église de Rennes le Château. L’histoire du frère
n’est pas très claire, ce serait quelque chose à investiguer. Beaucoup
de gens qui ont travaillé sur cette région oublient des éléments
essentiels. Par exemple, à l’époque de l’abbé Saunière, il y avait une
revue qui paraissait à Rennes le Château dont personne ne parle, qui
s ’appelait Mo n t s é g u r . Elle était dirigée par l’instituteur qui,
apparemment, n’avait aucun lien avec le curé. Donc l’idée qu’il y
aurait eu des liens entre le néo-catharisme et l’abbé Saunière me paraît
tout à fait exclue. Effectivement on ne trouve dans cette revue aucun
article de l’abbé Saunière ni de l’abbé Boudet de Rennes les Bains. La

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piste néo-cathare me paraît donc à rejeter ; en revanche la piste
alchimique reste possible en passant par la famille Chefdebien de
Narbonne. Il ne serait pas impossible que les documents viennent de
là-bas, d’autant plus qu’à cette époque-là il y a d’autres manuscrits
provenant de la famille Chefdebien qui ont paru. Ceux-ci ont été
édités par l’historien catholique Jean Guiraud, qui signa du
pseudonyme de Benjamin Fabre. Il s’agit d’un livre qui dénonce les
sociétés secrètes du XVIIIe siècle, à partir de documents volés ou
venant de la famille Chefdebien. Est-ce que ces documents sont passés
par les Saunière ? Je ne sais pas très bien. En tous cas la piste la plus
fructueuse me paraît la piste Chefdebien.
D.G. : Vous êtes parti de l’idée que l’abbé Bigou a pris des
géoglyphes existants. Est-ce qu’il n’est pas possible comme pour le
tombeau que le processus soit inversé. C’est vous qui avez trouvé des
géoglyphes existants — que ce soit l’abbé Bigou ou vous — qui aient
trouvé ces géoglyphes ne prouvent jamais que l’existence des
géoglyphes. C’est-à-dire que le travail que vous faites vous est celui
que vous imputez à l’abbé Bigou, inévitablement puisque les
géoglyphes existent. Pourquoi je fais cette réflexion c’est que le
meilleur moyen pour le Diable de se défendre c ’est de dire qu’il
n’existe pas. Rennes c ’est diabolique au possible. Votre façon
d’aborder le problème, tout à fait palpitante qu’elle soit, aboutit à
ceci : il n’y a rien à Rennes. Le mythe de Rennes le Château ça n’est
rien, c’est tout à fait intéressant si c’est le Diable — ce qui est mon
point de vue évidemment. Inutile de se déranger, il n’y a rien. Si vous
avez envie de vous amuser, jetez un œil sur Gérard de Sède, ou
quelques auteurs américains légèrement dérangés... Il s’est peut-être
fait quelque chose au XVIIIe siècle mais cela prête peu à conséquence
puisque au XVIIIe tout le monde faisait de même. Pourquoi
finalement en êtes-vous arrivé là ? Est-ce que vous vous êtes laissé
prendre par vos recherches en essayant de trouver autre chose que tout
ce qui est raconté, que vous vous êtes laissé entraîner par quelque
chose qui vous appartient, quelque chose que vous avez rencontré, à
surtout ne pas chercher ce qu’il y avait effectivement à trouver et qui
n’est pas le Chandelier à sept branches.
Yves Haumont : Je voudrai remercier M. Pineau de m’avoir
réconcilié avec cette énigme qui avait le tort d’avoir été introduite par
Gérard de Sède et polémiquer avec M. Gattegno qui a un point de vue
tout à fait exact mais qui est peut-être incomplet. Je pense que nous
sommes dans une structure qui ressemble à L ’Aiguille creuse comme
deux gouttes d’eau. Or dans ce roman où on ne trouve rien comme le
château dans la Creuse, finalement, quand on suit Lupin ou Isidore on
finit par arriver à quelque chose parce qu'on ne s’est pas arrêté. Il n’y
a rien à Rennes le Château qui soit la Ménorah mais pourquoi ne
serait-elle pas un peu plus loin ? Est-ce qu’on ne pourrait pas faire ici
un jour une sorte de « décervelage » collectif sur cette énigme ?
Si vous le permettez, je vais ajouter quelques associations d’idées :

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vous avez dans votre ouvrage traité un peu vite parce que ce n’était
pas votre circuit du thème de Compostelle parce que Orion c ’est aussi
St Jacques le Majeur, nous sommes sur un mythe thésauraire qui est
aussi sur les chemins de St Jacques et particulièrement sur un chemin
qui réunit justement des personnages — ce renseignement me vient
d ’André Chouraqui — tels que Pilate à Vienne, à St Bertrand de
Comminges, et on passe donc par Rennes en sifflotant avec son bâton
et sa coquille, on tombe sur Hérode ce qui est quand même tout à fait
intéressant, et puis on va vers St Jacques et votre communication
commence par quelque chose qui rappelle complètement le langage
de certains documents sur St Jacques, en tous cas le rapprochement
entre quatre mots accolés qui sont reddis, regis, et cellis, arcis. L'arca
marmoreis revient tout le temps dans l’histoire de St Jacques parce
que c’était le nom du tombeau primitif et regis j ’y reviens en pensant
à Amanda Philimore qui est une traductrice de Pierre d ’Ailly, or ce
dernier signalait au XVe siècle que la date de 1789 devait fournir une
épouvantable révolution qui provoquerait un cham bardem ent
généralisé, particulièrement en ce qui concerne les lois et les sectes :
« si le monde existe encore, ce que seul Dieu sait, il y aura cette
terrible Révolution qui va être le début du règne de l’Antéchrist et
c’est là que tout le monde se dit il se trompe-or, finalement qu’est-ce
que la Révolution française avec le conventionnel Ruhl qui brise la Ste
Ampoule sinon qu’on ne veut plus ni Dieu ni Messie etc. et qu’on ne
veut plus de roi messianique alors l’idée de rendre quelque chose au
roi — mais quel roi ? peut-être les rois de Juda ? peut-être que le
Temple et toutes les énigmes templières sont comme le château de
l’Aiguille creuse qui reviennent au Temple de Jérusalem et je voudrai
vous signaler qu'à Compostelle même, par exemple, il y a un mythe
trésoraire signalé par les guides. Le chemin français se termine par
une rue qui s’appelle la rue de la Pierre noire et qui conduit à la Porte
du Paradis et qui comporte trente-trois numéros et les guides racontent
une histoire étrange sur une maison qui aurait subi des mutations dans
des circonstances curieuses et les guides chuchotent qu’il y aurait dans
la cave des trucs qui conduiraient vers le tombeau de St Jacques qu'on
appelle arcis marmoreis. Cette extraordinaire vénération pour ce St
Jacques de Compostelle dont finalement on ne sait rien, est-ce que ça
ne serait pas aussi le leurre d’autre chose ? Est-ce qu’il n’y aurait pas
autre chose à chercher dans une structure qui rassemble encore une
fois la symbolique maçonnique, et la symbiose jaquaire ? C ’est une
suggestion, mais on pourrait en trouver encore beaucoup d'autres...
F.P. : C’était totalement hors de notre compétence. Nous voulions
simplement savoir si la légende trésoraire, il faut le dire, avait du fond
ou non. Nous avons fait le pari que le document prétendu être le plus
ancien dans l’énigme devait « parler ». Il pouvait parler de deux
façons, soit révélant sa fausseté contemporaine parce que si
éventuellement nous avons pu inventer les figures des contemporains
pouvaient également les inventer mais par analyse interne de ce que

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nous aurions trouvé nous aurions sans doute détecté la falsification —
c’était la première chose que ces documents pouvaient nous dire —
leur fausseté — et la seconde c’était de nous permettre de trouver
quelque chose qui serait datable antérieurement à la publication du
livre de M. de Sède. Il s’est passé que nous avons trouvé des
topogrammes, des géoglyphes totalement évanescents — pouvant
donc être battus en brèche. Nous les avons datés du XVIIIe siècle, ce
qui nous a permis de sortir d ’un certain doute, nous en avions besoin,
quand même, c’est que nous avons vu au XIXe siècle, la mise en place
souvent par des ecclésiastiques du crû d’ex-votos et de différents
monuments qui allaient, toujours dans le même sens et qui signalaient
la connaissance de l’existence du rébus préexistant ; nous en avons
donc déduit que si au XIXe on s’amusait à enrichir — mais là de
façon beaucoup plus tangible — en ajoutant, en maçonnant des ex­
votos — un rébus, dont nous pensions qu’il était du XVIIIe c ’est donc
que même les ex-votos du XIXe étaient antécédents à la publication du
livre de M. G. de Sède. C’est là mon dernier propos, je ne sais rien de
plus.
D.G. : Vous révélez la fausseté des manuscrits en question, puisque
vous leur donnez comme ancienneté le XVIIIe s. Ils sont en somme
contemporains. Ces documents sont tellement récents, par rapport au
Temple de Jérusalem, ...
F.F. : Nous avons été affrontés à l’exposé d’un rébus alchimique
qui part d ’un endroit, qui va à un autre, qui supporte une
interprétation de nature alchimique. Je ne surajoute pas cette
dimension trésoraire effective visant à dire qu’il est possible de
retrouver le mobilier du Temple de Salomon. Tout ce que l’on peut
dire à ce sujet-là, c’est que notre lecture des manuscrits est purement
une lecture symbolique XVIIIe siècle à interprétation alchimique.
Gérard Galtier : Je suis très intéressé, parce qu’on a fait
aujourd’hui des rapprochements inhabituels, en particulier entre
ésotérisme et archéologie. En effet, au XIXe siècle, dans la région du
Languedoc, la plupart des ésotéristes se retrouvaient dans une société
archéologique qui s’appelait la « Société archéologique du Midi ». On
y rencontrait notamment Dumège qui a été un créateur de sociétés
secrètes à Toulouse et il se trouve que le successeur de Dumège à la
tête de la Société archéologique du Midi a été le vicomte de Lapasse
qui a été lui-même le fondateur d’une société de type Rose-Croix à
Toulouse. C ’est intéressant de voir dans cette zone pyrénéenne et
toulousaine tous les liens qu’il peut y avoir entre l’ésotérisme et
l’archéologie.

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NOTES DE LECTURE

Marie-Sophie André — Christophe Beaufils, Papus, Biographie,


Paris, Berg International, « Faits et Représentations », 1995, 354 p.

Le personnage de Papus, le docteur Gérard Encausse (1865-1916),


« Mage et Médecin », n’avait guère bénéficié, jusqu’à ce jour, d’une
biographie tant soit peu objective. Si l’on excepte la petite plaquette
publiée de son vivant même (en 1909) par l’un de ses proches,
Phaneg, dans la fameuse collection « Nos Maîtres » qu’éditait alors la
Librairie Hermétique, on ne trouvait sur lui que les trois versions
successives1 de l’hagiographie due à la plue, aimante et pleine de
respect filial, de son fils Philippe Encausse, qui consacra l’essentiel de
sa vie à célébrer la mémoire de son père, qualifié par lui de « Balzac
de l'occultisme ». Ces ouvrages, toutefois, compilant dans un ordre
parfois confus des documents d’origines diverses, composéssans
beaucoup d’esprit critique, et faisant une large place à une tradition
orale difficilement vérifiable, ne pouvaient certainement pas être
considérés comme des portraits fidèles d’un homme, il est vrai, assez
complexe et parfois insaisissable.
Le travail de Marie-Sophie André et Christophe Beaufils, servi par
la découverte providentielle — et même assez stupéfiante — sur le
Boulevard Montparnasse, devant un ancien domicile de Philippe
Encausse, d’une « poubelle » renfermant l’essentiel des archives de
Papus ne figurant pas au fonds de la Bibliothèque Municipale de la
Ville de Lyon, pourtant déjà conséquent, était l’occasion de réparer
cette lacune. On imagine en effet sans peine l’intérêt d’une semblable
trouvaille.
Les auteurs tentent ainsi de faire revivre ce monde chatoyant,
hétéroclite et déroutant que fut celui de l’occultisme parisien dans les
années 1890, fédéré en quelque sorte autour de Papus. Toute une
galerie de personnages hauts en couleurs défile devant nos yeux.
Papus est, pour employer une métaphore médicale qu’il n’eût sans
doute pas refusée, un « symptôme » de son époque, et il ne peut à
l’évidence être étudié en dehors de on milieu, de ses amis, de ses
disciples, et de ses maîtres. On trou era dans ce volume nombre de
précisions, souvent intéressantes ou curieuses, sur quantité de points de

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détail touchant à la vie et à l’entourage de Gérard Encausse, et que la
documentation disponible avait laissés dans l’ombre — ainsi,
notamment, de ce billet hallucinant, c’est le mot, de Guaïta suppliant
son ami de dérober pour lui un peu de chlorhydrate de morphine à
l’Hôpital de la Charité...
En revanche, on est plus réservé devant ce qui semble être parfois
un parti-pris de dérision à l’égard de Papus — nous avons ressenti la
même impression qu’à la lecture, voici des années, du livre d ’Alice
Joly sur W illerm oz2, où pointait à chaque page une ironie
singulièrement dénuée de respect pour le personnage. On peut aussi
déplorer que la méconnaissance de certains sujets conduise à des
conclusions hâtives, alors qu’une mise au point eût été opportune :
ainsi, pour ne citer qu’un exemple, des rituels martinistes de 1913,
dont on attribue sans hésiter la paternité à Teder (p. 314) — puisque
celui-ci les avait publiés, ou « dressés » sous son nom — alors qu’ils
ne sont que la traduction verbatim du « Rituel and Monitor o f the
Martinist Order» publié dès 1896 par Edouard Blitz pour les loges
martinistes américaines... ce que savait fort bien Papus, pourtant en
froid, depuis lors, avec son ancien Délégué Général aux Etats-Unis !
Signalons aussi, pour l’anecdote, que l’article sur « Deux épisodes
inconnus de la vie maçonnique de René Guénon », publié en 1983 par
René Désaguliers (cité p. 268), le fut bien dans la revue que ses
lecteurs habituels désignent simplement par R.T. (n° 56, pp. 239-266),
mais que ces initiales signifient Renaissance Traditionnelle, et non
Revue Théosophique, comme semble le croire M.-S. André...
Papus a couru, s’est essoufflé dans mille entreprises et mille
querelles. En tant qu’homme, il est difficile à saisir, et comme auteur
parfois difficile à suivre, mais l’art de ses biographes devrait être,
précisément, de rassembler ce qui est épars, et de trouver au
personnage, à la pensée dont il s’était fait le héraut, au mouvement
qu’il avait conduit, une cohérence que l’on pressent, et qu’il faudrait
formuler.
Cet ouvrage est utile, et doit être lu. Cependant, nous ne le
considérons pour notre part que comme un premier essai. Une
biographie définitive de Papus reste à écrire.

Roger DACHEZ

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LES AMIS DE PIERRE LEROUX, Bulletin N° 12, mai 1995 39,
rue Emeric-David 13100 AIX-EN-PROVENCE.

Autour de la personne de Jacques Viard, l’Association des Amis de


Pierre Leroux s’est donnée pour mission de réhabiliter et de faire
découvrir l’œuvre de ce philosophe victime de tant de préjugés
réducteurs. Plus de 380 pages constituées de 22 articles et de choix de
textes inédits ouvrent la voie au Colloque prévu les 28 et 20 octobre
de cette année en Creuse, plus spécifiquement à Boussac (commune
où P. Leroux établit son imprimerie, sous la forme d ’une association
ouvrière). Cette manifestation fait suite au colloque international de
Limoges intitulé : De Leroux à Jaurès (v. p. 17 et suiv.) et prépare la
célébration du bicentenaire de la naissance de Pierre Leroux prévue en
1997.
La richesse de ce bulletin, quasi « encyclopédique », empêche d’en
donner une vue exhaustive.
Deux thèmes majeurs peuvent être extraits de l’ensemble des
travaux proposés. En premier lieu, la mise en lumière de ce que nous
pourrions appeler la galaxie Pierre Leroux constituée de ceux qui, peu
ou prou, ont partagé la doctrine de ce dernier. En deuxième lieu la
doctrine elle-même, développée notamment autour des concepts de
« triades » (Bruno Viard, « Essai de déchiffrement de la Triade », p.
177 et 202), de christianisme rationnel (J. Viard, « Leroux, fondateur
d’un christianisme rationnel», p. 311 à 341) et de religion de
l’Humanité (E. Poulat, « La religion de l’Humanité », p. 342 à 352).
Michèle Hecquet et Bernadette Segoin traquent respectivement
dans « Jeanne » (p. 270 et suiv.) et « Mlle de la Quintinie » (p. 277 et
suiv.) l’influence du philosophe. Le rejet du dogme catholique
s’accompagne, chez George Sand, de l’attente d ’une synthèse
dépassant le christianisme en tant que religion de l’humanité (p. 289)
axée sur les notions de “perfectibilité humaine” et de “Solidarité”.
On retrouve là les thèses développées par l’auteur de L 'H um anité,
perceptibles dans l’œuvre de Sand dès Consuelo (1839).
Plus retors, voire pusillanimes, viennent Hugo (p. 301 et suiv.) et
Michelet, que Jacques Viard n’hésite pas à placer sous la houlette de
“Piotr le rouquin” (il les qualifie de “disciples” p. 247 et suiv.) —
Les travaux de P. Viallameix sur Michelet, ici évoqués (p. 257),
rappellent à quel point Leroux avait marqué ce dernier lors du
schisme saint-simonien du 25 septembre 1831.
Il semble, du moins est-ce la thèse de Laurence Richer (p. 293 et
suiv.), que l’auteur de L'Égalité ait révélé à Michelet la généalogie des
hérétiques, précurseurs et annonciateurs des libertés à venir. La figure
de Jean Huss “martyr et saint de la révolution” (p. 296), dans sa mise
en parallèle, chez Michelet, avec la figure de Jeanne d’Arc, clef de
voûte du martyrologue michelétiste, laisse penser “que la vision

211

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épique, sociale et mystique qu’il en a... trouve un de ses points
d’appui dans l’Égalité” (p. 300).
Dans le domaine plus spécifiquement politique, Jacques Viard
reconstitue avec brio les maillages d ’un socialisme anti-marxiste
dégagé de la “deutsche Wissenschaft“.
Si Leroux ne peut être aujourd’hui considéré comme l’une des
têtes de file des grands méconnus du XIXe siècle, cela est dû aux
travaux de H J. Hunt, D.O. Evans, J.P. Lacassagne et J J . Goblot. Il
reste que la démonstration de son influence doctrinale sur
l’élaboration du 1er marxisme, sur l’anarchisme libertaire russe et sur
le socialisme français jusqu’à Péguy et Jaurès, reste l’apanage de
Jacques Viard. Si comme l’indique Emile Poulat (p. 342) “Leroux
traverse Saint-Simon et conduit à Péguy”, il n’apparaît pas évident de
lier autour de Leroux Jean Allemane, Bernard Lazare ou Clémenceau.
Sans rentrer dans les détails de cette démonstration, il semble que ceux
qui donnèrent leur nom au “Comité Leroux” se retrouvèrent autour
de Bernard Lazare qui “faisait à lui seul le commencement de
l’Affaire” Dreyfus (p. 25). Des démocrates-sociaux aux Allemanistes
et aux Dreyfusards une filiation s’inscrit dont Pierre Leroux, selon
Jacques Viard, semble être le père tutélaire. Petit à petit et notamment
depuis Pierre Leroux et les socialistes européens (Actes Sud, H.
Nyssen ed., 1982) mis aujourd’hui malheureusement au pilon,
Jacques Viard reconstitue un pan occulté de l’histoire du socialisme.
Certes, la défense et illustration de Pierre Leroux n’est pas une
entreprise si précaire que le laisse entendre Jacques Viard et la
véhémence de certains de ses propos (par exemple, il qualifie E.
Renan d ’”epigone”, de “disciple ingrat”, et de “plagiaire” p. 314)
nuit à la qualité du travail fourni. Il reste que la grande originalité et
l’honneur de ce travail critique réside en cela : lier un esprit
missionnaire à une érudition parfaite.
L’article d ’Emile Poulat (p. 342 et 352) reprenant pour partie le
ch. 7 de son ouvrage Critique et Mystique (Centurion, 1984) ouvre
avec sérénité la voie vers l’étude de quatre ensembles : “nouveaux
christianismes, socialismes religieux, spiritualités initiatiques et
religions laïques” (p. 344). C ’est là, semble-t-il, entre l’idéal et la
croix, que se constitue la modernité qui n’est pas seulement la critique,
mais la permanence, même refigurée, de ce qui fonde les dogmes
anciens (ce qu’E. Poulat nomme la “christianitude”).
En conclusion de ce bulletin, Jacques Viard interpelle François
Furet, pour son livre Le passé (Lune illusion. Si l’effondrement du
marxisme-léninisme leur permet à tous de converger, il reste, et c’est
là ce qui les différencie que Jacques Viard aurait certainement parlé,
quant à lui, de l’illusion d’un passé qui reste à déchiffrer.

Jean-Marc SEIJO-LOPEZ

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N ICO LE EDELM AN, Voyantes, guérisseuses et visionnaires en
France (1785-1914), Paris, Albin Michel, 1995, 280 p.

Étonnantes, imprévisibles, femmes dont le corps se fait transparent


à leur vision, thérapeutes sans avoir appris, voyantes des temps futurs
sans préméditation : somnambules magnétiques et médiums se
montrent ici en cent trente ans d’histoire.
L’auteur parcourt l’espace de vie de ces femmes qui, dès avant la
Révolution, s’échappent de leur condition par une forme de rêve
éveillé. Messagères des esprits, elles voient les autres mondes, en
décrivent les apparences. Autour d’elles, des hommes s’interrogent,
les interrogent : les voilà « investies du pouvoir de retrouver les
chemins oubliés menant au paradis perdu ». N. Edelman ouvre une
galerie de portraits : de Jeanne Rochette aux « crisiaques » du
Chevalier de Barberin, nous sommes en pleine ère mesmérienne, et les
crises magnétiques vont bon train, entre deux douleurs, les femmes
écrivent. Pour elles ou pour d’autres ? Des femmes qui naissent, se
cherchent. Elles s’aventurent, et leurs paroles les portent. Au
XIXe siècle, de Rufina Noeggerath à Mademoiselle Couédon, voyantes
et guérisseuses se faufilent dans les fractures de l’histoire. Elles
proposent des plans, des réformes sociales, et de leur rapport avec
l’invisible ouvrent une porte nouvelle pour modeler le présent.
Voie d ’ascension : du petit peuple, de la petite bourgeoisie, elles
parviennent à se faire un nom, sont reconnues sur la place publique,
gagnent la postérité. La preuve : l’auteur les a rencontrées. Leurs
écrits ont laissé quelque trace, on a parlé d’elles quelque part. D’un
siècle à l’autre, elles engendrent leurs sœurs : les médiums. Comme
elles psychopompes, elles continuent de « dormir » pour libérer leur
parole, mais sont devenues plus indépendantes. Dans leur creuset
d ’histoire (magnétisme et spiritisme) elles cherchent une langue pour
formuler leur nouvelle identité, jouent avec les frontières entre rêve et
réel, entre vie et mort, entre laïc et religieux. Elles donnent du fil à
retordre aux savants, les poussant à sonder plus avant les profondeurs
inouïes de l’esprit humain.

Christine BERGE

J . GODW IN, The Theosophical Enlightenment, SUNY Press,


Albany, 1994, 448 p.

C’est une nouvelle et importante monographie que nous donne ici


J. Godwin, consacrée à l’histoire des courants de pensée ésotériques

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ou occultisants au sein du monde anglo-saxon. Histoire intellectuelle,
d’abord, et il faut convenir que la tâche était lourde : il n’a pas fallu
moins de 17 chapitres à l’auteur pour individualiser les différents
mouvements, décrire leur évolution et leur contenu, évoquer les
principaux acteurs — sociétés ou personnalités particulières — ainsi
que leurs publications. Si certains épisodes sont relativement bien
connus et ont déjà fait par ailleurs l’objet d’assez nombreuses études
— l’apparition de la Société Théosophique, par exemple, ou le
Magnétisme animal — , il n’allait pourtant pas de soi de synthétiser à
leur égard les informations disponibles et, moins encore, de les insérer
opportunément dans le développement de l’ouvrage. D ’autres
courants ou aspects ont beaucoup moins attiré l'attention des
historiens et il faut en profiter pour souligner que c’est ici la première
fois (à notre connaissance, du moins) que l'un d’eux consacre un
travail critique d’ensemble à ce secteur du paysage culturel anglo-
saxon.
En rapport avec la thèse principale de l’auteur, à laquelle nous
allons revenir, les quatre premiers chapitres traitent de personnages et
de spéculations a priori inattendus et que l’on n’a guère l’habitude (à
tort) de relier à un contexte spiritualiste. Il s’agit entre autres des
érudits préoccupés de réhabiliter les cultes phalliques et dont le plus
célèbre est R. Payne-Knight (son Culte de Priape — 1786 — a été
traduit dans notre langue et maintes fois réédité, à l’image des
Divinités génératrices — 1805 — d’A. Dulaure, cependant écrit dans
un tout autre esprit) ; de ceux qui ont traité, à la suite des fameux
Pluche, Dupuis et Volney chez nous, de la théorie du « mythe solaire »
et de la réinterprétation des mythologies anciennes ; des premiers
militants rationalistes qui attaquaient la société et les valeurs
chrétiennes, ainsi que le culte et les doctrines des diverses Églises, au
nom de l’émancipation rationnelle. Le point commun entre ces
tendances, apparemment très divergentes ? Précisément la volonté de
prendre ses distances critiques avec la religion chrétienne et son
impact culturel et social, soit par une action militante directement axée
sur ce dernier domaine, soit par un réexamen intellectuel des bases
historiques, symboliques et doctrinales des religions de l’Antiquité,
dégagé de tout préjugé « biblique » ou des interprétations favorisant la
supériorité du monothéisme en tant que vision du monde.
Or, l’une des idées fondamentales qui sous-tendent le présent
travail est en effet que le spiritualisme du XIXe siècle, en particulier le
courant que représente la Société Théosophique, s’adosse pour une
bonne part au scepticisme rationnaliste issu des « Lumières », autant
qu’à l’Illuminisme. Cette thèse, importante et qui nous parait juste
dans son principe, s’applique à vrai dire déjà à certaines mouvances
initiatiques de la fin du XVIIIe siècle, comme d’autres historiens l’ont
relevé (par exemple G. Scholem, Du Frankisme au Jacobinisme, P.,
1979, passim et p. 28-29), en soulignant chez plusieurs personnages le
souci d ’accorder mysticisme et rationalism e. A cette « clef »

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herméneutique, dont l’auteur aurait à notre sens dû mettre davantage
en lumière le jeu au sein des différents contextes qu’il examine,
s’ajoute celle (tout aussi fondamentale et bien exposée par J.P.
Laurant, en particulier dans L'Ésotérisme chrétien en France au
XIXe siècle, P., 1992) qui étudie 1’« occultisme » installé dans le vide
entre religion et science, comme une tentative de « réappropriation »
spirituelle du terrain abandonné par la première au discours exclusif
de la seconde.
Il était d’autant plus nécessaire, dans cette perspective assez
nouvelle et que nous croyons — répétons-le — féconde, de faire un
historique détaillé de ces mouvements d’idées que l’on a jusqu’ici soit
négligés, soit traités à part. Que l’on se souvienne seulement, en
France, après la Restauration, de la cristallisation quasi-hystérique
autour de la question du blasphème, de la violation du repos
dominical et de la Réparation : la carrière d’un abbé Boullan n’a pas
eu, du moins au départ, d’autres supports. On s’étonne, par ailleurs, de
l’absence de J. Toland et, en ce qui concerne la tendance
archéologique et « celtico-mythologique » déjà mentionnée (assez
développée, comme de juste, en Grande-Bretagne), on pourrait encore
mentionner l’école qui débute avec F Hermes Britannicus (Londres,
1828) de Bowles.
Les chapitres suivants (5-9) traitent des différentes composantes de
l’occultisme anglo-saxon entre le dernier quart du XVIIIe siècle et la
première moitié du XIXe. Fondé sur une documentation excellente et
très à jour, l’examen englobe à la fois des inconnus et des
personnalités célèbres et variées comme l’astrologue E. Sibly,
¡’écrivain Bulwer-Lytton ou F. Barrett. Au chapitre 8 consacré au
Magnétisme animal, la référence est toutefois omise à l’excellente
bibliographie critique d ’A. Crabtree (N.Y., H.P. Kraus, 1990).
L’importance de la mode de la boule de cristal et de la divination par
les « miroirs magiques » (chap. 9) est particulièrement bien mise en
relief. Il faut souligner ici que les implications sociales et politiques
des courants et événements concernés (jusques et y compris des
phénomènes comme l’énigme de K. Hauser) font systématiquement
l’objet d’une exploration aussi prudente qu’attentive et cet aspect,
outre son évidente importance intrinsèque, ne peut que recommander
davantage le présent ouvrage aux lecteurs de Politica Hermética. Le
chapitre 10 traite de l’explosion du mouvement spirite (que recouvre
l’expression « Modem Spiritualism », que l’on y prenne garde) et le
suivant de l'ascendance historique et « occulte » de la trop fameuse
Golden Dawn ; on y trouve, en dépit de la littérature considérable déjà
consacrée à cette société, une documentation et une mise en
perspective qui renouvellent, au moins pour une part, le sujet.
Les sections 12 et 13 évoquent piusieurs personnages évoluant,
d ’une part, dans la mouvance d ’une certaine théosophie chrétienne
(dont la célèbre M.A. Atwood), d’autre part sous l’étendard rosi-
crucien (au premier chef P.B. Randolph et H. Jennings). Le chapitre

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suivant, consacré à l’entrée en scène de Mme Blavatsky, ne fait pas
que bénéficier des importantes recherches publiées de date récente sur
ce sujet ; avec méthode et critique, l’auteur tente d’y voir clair, de
sélectionner les affirmations et témoignages fiables et d’en opérer la
synthèse, en tenant compte des nombreuses ramifications, parmi
lesquelles la question préjudicielle des fraternités ayant revêtu les
initiales fameuses « H.B. of L. ». Les considérations développées à cet
égard sont d ’un apport indéniable et font augurer au mieux de la
monographie qu’ont rédigée, sur ce thème avec J. Godwin, J.P.
Deveney (spécialiste de Randolph) et C. Chanel (auteur d’une thèse
sur « M. Théon et le Mouvement cosmique »). Le chapitre 16 revient
sur cette question centrale dont le traitement eût gagné encore à
examiner certains textes du Français Sédir (dans sa période occultiste),
membre déclaré de l’H.B. of L.(uxor) et qui évoque lui aussi les
« mystères d ’Ellora ».
Les trois dernières parties (15-16-17) sont d’ailleurs consacrées
aux « suites » de l’établissement de la Société Théosophique, aux
propagateurs « orientaux » venus en Europe ou en Amérique prêcher
¡’ésotérisme hindou ou bouddhiste autant qu’aux inévitables réactions
en provenance de milieux demeurés attachés au christianisme, ce
dernier fût-il, dans ce contexte, peu dogmatique et assaisonné d’idées
inhabituelles, de « révélations » privées, etc. (A. Kingsford par
exemple). Le terme de l’ouvrage évoque les cheminements, désormais
parallèles, de ces courants se réclamant de l’Orient, des traditions
propres à l’Occident... ou des deux à la fois !
Richement et intelligemment illustré, pourvu d’une bibliographie et
de l’indispensable index (très complet), le présent travail se révèle
d ’une densité peu commune, au plan de la documentation comme à
celui de la critique. Que l’on adhère ou non aux perspectives
personnelles développées (avec discrétion et rigueur) par J. Godwin,
cet ouvrage est d’ores et déjà un instrument indispensable, à l’image
des recherches de l’auteur dans d’autres domaines.

J.F. BRACH

Theosophical History, A Quarterly Journal of Research, Vol. V


n° 2 (April 1994), n° 3 (July 1994), n° 5 (January 1995).
Abonnement 1 an soit 4 numéros : $ 16, c/o Editor : Dr James A.
Santucci, Department of Religious Studies, California State
University, Fullerton, CA 92634-9480, U.S.A. ; Fax : 714-449-
5820.

Dans ces livraisons Theosophical History nous fait part de


l’homologation par l’American Academy of Religion d’un séminaire

216
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de recherche de cinq ans sur le mouvement théosophique. Cette
importante décision de l’association professionnelle des enseignants
d’histoire des religions aux Etats-Unis témoigne de l’intérêt croissant
des universitaires pour les courants spiritualistes ou occultistes de
l’Occident des XIXe et XXe siècles. Ce groupe de recherche, intitulé
« Theosophie et pensée théosophique », s’est fixé trois directions de
travail : qu’est-ce que la Théosophie et quelles sont les phases de son
développement ; quels liens entretient-elle avec d’autres courants
comme l’ésotérisme ou l’occultisme ; enfin, le troisième pôle
d’investigation va consister dans l’étude des personnalités, orthodoxes
ou non, du courant théosophique et de sa mouvance. Huit sous-
groupes de travail se sont déjà mis en place aux Etats-Unis, au Canada
et en France : « Les phases de formation de la Théosophie » avec
James Santucci (California State University), « La place de la
Théosophie et ses relations avec les autres courants ésotériques
modernes » autour d’Antoine Faivre à l’École Pratique des Hautes
Études à Paris. Dans le même cadre Jean-Pierre Laurant animera une
recherche sur « La Théosophie en habits de religion : un aspect de la
sécularisation au XIXe siècle » ; rattachée à la University of Northern
Iowa la recherche de Jean-Louis Siémons explorera les sens de la
notion d’universel dans le discours théosophique ; Michael Gomes
(Des Moines, Iowa) travaillera sur la littérature théosophique du
XIXe siècle ; « Anna Bonus Kingsford et Edouard Maitland : âmes
sœurs en théosophie chrétienne » seront étudiés par Maria J. Selvidge
(Central Missouri State University) ; Jocelyn Godwin (Colgate
University) explorera le thème « Théosophie contre théosophes : la
Société Théosophique et la Hermetic Brotherhood of Luxor» ; enfin
Leslie Price travaillera sur la théosophie de Swedenborg. L’ensemble
de ces travaux devrait faire l’objet d’une publication.
Le deuxième point fort de ces livraisons est le début de la parution
d’une série de quinze lettres inédites de Madame Blavatsky à W.Q.
Judge conservées à la Andover-Harvard Divinity School Library. Cette
correspondance couvre une période allant du 1er mai 1885 au 19
novembre 1890 et apporte donc un éclairage particulièrement
intéressant sur la dernière période de la vie de Madame Blavatsky et
sur son éloignement d’Adyar après l’Affaire Coulomb.
On rem arquera une note sur les personnalités du mouvement
théosophique ayant inspiré des personnages de fiction dans la
littérature (anglo-saxonne) ainsi qu’une intéressante initiative sous la
forme d’un carrefour de la recherche où sont lancés des appels à
information. Par ailleurs, Kazimierz Tokarski propose une étude sur la
poétesse polonaise Wanda Dynovska-Umadevi qui fut l’une des
chevilles ouvrières de la Société Théosophique dans son pays.
Les comptes-rendus de lecture font état de la parution de plusieurs
ouvrages importants parmi lesquelles on doit signaler une
bibliographie des ouvrages théosophiques du XIXe siècle dûe à
Michael Gomes. « Theosophy in the nineteen the century : an

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développée, qui vise à annuler la consécration donnée et ses filations
hétérodoxes, explique que Mathew a été consacré sur la foi d ’un
dossier en partie faux et qu’un acte de cette importance fondé sur le
mensonge ne peut avoir aucune validité. Sont ensuite présentées
plusieurs déclarations d’instances de l’Église Romaine ayant trait au
sujet. La troisième partie du volume reproduit les déclarations au
Journal Officiel de créations d’associations relevant des « Petites
Églises ». Une bibliographie commentée des principales références sur
le sujet complète l’ensemble.

P.M.

M ASSIM O IN TRO V IG N E, Indagine sul satanismo, satanisti e


antisatanisti dal seicento ai nostri giorni, Milano, Oscar, Mondadori,
1994, 429 p.

La tranche chronologique, du XVIIe siècle à nos jours, indique


clairement les objectifs de ce travail qui évite les questions proprement
théologiques sur l’origine et le statut du mal, ainsi que les convulsions
de la grande crise qui va de la Renaissance finissante aux guerres de
religion. L’Inquisition est hors sujet, la question étant d’analyser le
destin de Satan dans la modernité, société complexe où se croisent
dénonciation et revendication, manipulation et action consciente.
L’opinion publique joua, en effet, un rôle essentiel depuis l’affaire de
la Voisin jusqu’à l’assassinat de Sharon Tate, sans oublier Léo Taxil et
ses provocations journalistiques. Comme à son habitude l’auteur
utilise une large documentation, scientifiquement sûre, couvrant les
domaines ouest européen et nord américain, ce qui permet de faire le
point de façon sérieuse sur la question sans tomber dans les « à peu
près » habituels à ce genre d’exercice.
Logiquement, c’est Le diable au XIXe siècle, pour reprendre le titre
de Hacks-Taxil, qui devient la figure représentative d’un « satanisme
classique » dans lequel l’homme cherche à entrer en rapport avec le
démon par des rites ou des techniques dont il revendique la maîtrise,
ou laisse croire au public qu’il la détient. Il représente une situation
d ’équilibre entre le monde contemporain dans lequel s’efface la
personne du Diable (3e partie du livre), à la façon de Y Église de Satan
d’Anton La Vey en Californie, et le déclin des procès de possession
aux débuts de l’absolutisme étatique au 17e siècle ( l ère partie).
Certains dossiers sont particulièrement fournis, tel celui du Hell
Fire Club ou de la « société franciscaine » pour le 18e siècle anglais (la
présence du duc de Wharton, un des Pères fondateurs de la
maçonnerie n’ayant jamais été dénoncée par les antimaçons si enclins

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à l’affabulation). La connaissance du dossier Huysmans et de
« l’affaire Boullan » est également remarquable. Chaque cas est
analysé dans son contexte, sans généralisation abusive et les influences
abordées dans le même sens, en particulier celle d ’Aleister Crowley
aux Etats-Unis. On notera l’absence de Rennes-le-Château et
l’orientation presque exclusivement nord-américaine de l’enquête
pour le monde contemporain. Certains travaux faisant autorité comme
ceux de Michel de Certeau sont également peu utilisés.

J.P. Laurant

PROBLÈMES MAÇONNIQUES, institutionnels, place dans la


société, créativité symbolique, travaux de recherche : Massimo
Introvigne (C.E.S.N.U.R.) Massoneria e religione, Leumann (Torino),
Éditrice Elle Di Ci, 1994, 223 p. René Constant, Les hauts grades du
rite écossais et la régularité maçonnique, préface de René Hasquin,
Bruxelles, Ed. Université Libre de Bruxelles, 1994, 135 p. «Comment
peut-on être franc-maçon ? » PANORAM IQUES, le trimestre 1995,
dirigé par Charles Conte et Jean-Robert Ragache. R en a issa n ce
traditionnelle, Nos 97/98, 99, 100, 1994.
Secte et maçonnerie restèrent longtemps synonymes dans le
vocabulaire de combat de l’Église contre la modernité au XIXe siècle ;
c ’est avec beaucoup de prudence que les publications du
C.E.S.N.U.R. avaient contourné la question, dans l’ouvrage de
référence II Cappello del Mago du même auteur, en particulier. Les
maçonneries ésotérisante du 18e siècle ou occultiste du 19e y avaient
été opposées aux maçonneries rationalistes, courant « chaud » contre
courant « froid » ; les premières pouvant être englobées, selon
l’auteur, dans les « nouveaux mouvements magiques ». Le présent
ouvrage qui est un résumé rapide et bien fait de l’histoire du conflit
en parallèle avec la constitution de l’Ordre pose problème dans la
mesure où il est considéré dans son ensemble. Suspect par ses origines,
M. Tangheroni fait le point sur la réalité du mythe templier ; par son
détournement possible (instrumentalisation selon le vocabulaire à la
mode) comme dans le cas de la révélation du Livre de Mormon
présentée par M.W. Homer. Les constantes de l’antimaçonnisme,
protestant comme catholique, sont ainsi utilisées en sens inverse des
travaux de J. Ferrer-Benimeli, le grand absent de ce livre, qui avait
voulu montrer le caractère non doctrinal, jusqu’à Humanum Genus
(1884) de la condamnation. Rien d’étonnant à ce que le plan suivi ici
pour la présentation des documents du magistère ait confondu en une
seule période des textes allant de 1738 à 1903, ce qui empêche toute

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analyse. Le dialogue, dans cette perspective, interdit la double
appartenance, mais appartenance à quoi ?
Le second ouvrage est, lui aussi, le reflet d’une position
institutionnelle ; le critère de la « régularité », c ’est-à-dire la
reconnaissance par la Grande Loge Unie d'Angleterre, servant de
guide à la démarche de l’auteur. L’histoire du rite, ses origines, ses
développements sont ainsi conçus comme un témoignage, sans
éléments nouveaux, ni recherche critique. Le lecteur ne trouvera pas
plus que ce qui se trouve dans Pierre Chevallier ou Paul Naudon. Le
véritable enjeu se situe dans la lutte de pouvoir à l’intérieur de la
maçonnerie belge marquée, à l’image de la vie du pays, par les liens
avec le Grand Orient de France et la tradition maçonnique
rationalisante d’une part, avec le monde anglo-saxon, tenant d ’une
tradition spiritualiste qu’il s’efforce de contrôler, de l’autre.
L’Université libre de Bruxelles a publié de meilleures choses.
Nous retrouvons le préfacier, Hervé Hasquin, de notoriété
européenne, dans l’enquête de Panoramiques ; il y donne un état de
la maçonnerie belge aux côtés d’André Combes pour le retour dans
l’Europe de l’est, soumis aux mêmes présupposés, tandis que Marie-
Cécile Révauger et Antoine de Blingel analysent la position officielle
de l’institution en Grande Bretagne et aux Etats-Unis, image de
« l’Establisment », pour les bons et les mauvais côtés, un Noir peut-il
être maçon ? L’initiation des femmes, le Compagnonnage, les
origines, thèmes incontournables sont évoqués, de même que les
rapports avec les religions ; on notera un plaidoyer de Jean-Yves
Camus en faveur du Bnai Brith, cible privilégiée de l’antimaçonnisme.
Les rapports avec la politique, les réseaux africains, la position
communiste (Paul van Praag) ou l’histoire de la P2, l’analyse de la
notion de pouvoir et le mythe du secret (Xavier Pasquini, Philippe
Dechartre, Henri Caillavet), sont bien venus ; le rôle des
« fraternelles », regroupant des maçons d’obédiences différentes, ainsi
que celui du « CLIPSAS », internationale maçonnique sans lien avec la
Grande Loge unie d'A ngleterre, sont également évoqués avec
bonheur.
Dans le domaine de la recherche, ces trois numéros de Renaissance
Traditionnelle poursuivent les travaux antérieurs sur « l’origine du
grade de Maître » (Roger Dachez), avec une analyse serrée du texte de
Pritchard et des légendes « Quatre fils Aymon », Hiram ; Pierre
Mollier élargit avec bonheur son sujet des Chevaliers du Soleil à
l’ensemble de « l’imaginaire chevaleresque » dans la maçonnerie au
XVIIIe siècle. Gino Sandri donne une traduction et présentation de
rituels de L ’Ordre de la Rose-Croix d ’or, sujet étudié par Le Forestier
et repris par A. Faivre (La Franc-Maçonnerie templière et occultiste).
Enfin Thierry Boudignon, à travers les placards de décès et les
pratiques héraldiques en Angleterre au XVIIIe siècle, apporte des
éléments intéressants pour l’iconographie maçonnique ; sans oublier
la monographie de Marc Mirabel sur l’écrivain maçonnique J.P.L.

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ACTIVITÉS

Le samedi 22 octobre 1994 : « Histoire secrète, histoire révélée,


histoire contingente : hypothèse de travail. »
Le samedi 21 janvier 1995 : « Rennes le Château et l’ésotérisme
chrétien ».
Le samedi 11 mars 1995 : « Hommage à Henri Gouhier ».

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le « souci de la vérité » rappelé par Poulat contre la présentation
fabulatrice de Gouhier par Guitton.
Ouverture et à la vérité et à l’écoute, ouverture liée à une
affirmation de la vie entière, chaque auteur contribuant à une
intelligence de cette vie entière.
La discussion va permettre plusieurs élucidations
Emile Poulat rappelle, à propos de Comte, que Henri Gouhier ne se
positionne pas mais dessine des constellations, montrant les apports de
chacun, des différentes postérités de Comte. Il est cependant davantage
proche de la tradition spiritualiste — Descartes, Malebranche, Biran —,
maintenant, alors, une attention rare aux penseurs non universitaires.
Après avoir remarqué que Henri Gouhier ne traite pas « progrès et
péché originel » en réponse à une question posée, M. de Gandillac
rappelle le souci de comprendre Comte, la valorisation du travail
humain, la sortie de la barbarie, l’importance des aspects affectifs. De
même, s’agissant de Descartes, toujours en réponse à une question,
Gandillac souligne que Descartes ne traite pas le problème
« intelligence créée ou incréée » et que la création des vérités étemelles
a une origine chez Occam.
Gandillac souligne une conception ouverte de toutes les
expressions dogmatiques, une préférence pour l’approximation, la
progression vers.
Selon Emile Poulat Henri Gouhier ne confond pas certitudes et
formes d ’affirmation des certitudes.
Après une mise au point concernant Artaud à l’occasion d’une
question sur la cruauté, mise au point effectuée par Emile Poulat et M.
de Gandillac, Alain Gouhier rappelle l’appartenance à une tradition
d’universitaires historiens. C’est leur métier et leur honneur que leur
capacité d’historien soit capacité d’accueillir, d’élaborer une histoire
objective. Essayer, précise Gandillac qui évoque Corbin à propos
D’Averroès et Brunschwicg lisant Malebranche et Pascal.
Emile Poulat conclut en se disant ému par ce souci de comprendre
chez Henri Gouhier, lorsque l’on sent qu’on n’a jamais fini de
comprendre.

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A C H EV É D IM PRIM ER
EN N O V EM BR E 1995
SUR LES PRESSES DE
L'IM PR IM ER IE DU LION
90700 C H A T E N O IS LES FORGES
D ÉPÔ T LÉG A L : 4- TR IM ESTR E 1995

N ° im prim eur : E5 11 3691

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E s o t é r i s m e , e t s o c i a l i s m e : t r o i s a n s à p e i n e s é p a r e n t l’a p p a r i t i o n
d es d e u x m o ts , 1 8 2 8 - 1 8 3 1 , e t le u rs d e s tin s d e m e u r è r e n t lo n g te m p s
liés.
L e s o c i a l i s t e P i e r r e L e r o u x u t i l i s a le p r e m i e r l o n g u e m e n t d a n s
L 'H u m a n ité ( 1 8 4 0 ) e t les o c c u l t i s t e s B e lle E p o q u e , c o m m e les n o u ­
v e a u x t h é o s o p h e s , s e d i s a i e n t v o l o n t i e r s s o c i a l is t e s . M a i s les r e m i s e s
e n o r d r e , v e n u e s d u m a r x i s m e p o u r les u n s , d e s E g lis e s i n s t i t u t i o n ­
n e l l e s p o u r le s a u t r e s , r e n v o y è r e n t c e s u t o p i e s à c e q u i p o u v a i t
p a r a î t r e c o m m e l e u r l i e u d ’o r i g i n e : l’i m a g i n a i r e .
C e n e u v i è m e n u m é r o d e P o litic a H e r m é tic a s ’e s t a t t a c h é à
r e c o n s t i t u e r la c o m m u n a u t é d u p a t r i m o i n e e t à r e d e s s i n e r le s
fro n tiè re s.

Déjà parus :

N ° 1 : M éta p h ysiq u e e t p o litiq u e , G uénon e t Evola.


N° 2 : D o ctrin e d e la race e t tra d itio n .
N ° 3 : G nostiques e t m ystiques a u to u r d e la R évolu tion française.
N ° 4 : M a ço n n erie e t an tim açon n ism e, de l'énigm e à la x
d én on ciation .
N ° 5 : Secret, in itia tio n s e t sociétés m odernes.
N ° 6 : Le com plot.
N ° 7 : Les postérités d e la théosophie, d u Théosophism e au
N e w Age.
N ° 8 : P roph étism e e t p o litiq u e .

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