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BIBLIOTHEQUE THOMIS
Directeur : PierreXV
MANDONNET, O.P.

SECTION THÉOLOGIQ^E : II

LE RÔLE DE L'ANALOGIl
THÉOLOGIE DOGMATIQUE
PAR

L'ABBÉ M. T.-L. PENIDO,


Professeur agrégé à l' Université de Fribourg (Suisse)

PARIS' ,,
LIBRAIRIE -PHILOSOPHIQUE J. VRIN
6, PLACE DB LA SORDONNE (V*)
1931
LIBRAIRIE J. VRIN, 6, PLACE DE LA SORBONNE, PARIS

BIBLIOTHÈQUE THOMISTE
Directeur: Pierre MANDONNET, 0. P.

VOLUMES PARUS:

I. P. MANDONNET, O. P. et J. DESTREZ. Bibliographie thomiste. 15 fr


II J.-B. KORS, O. P. La Justice Primitive et le Péché originel d'après
S. Thomas (ne se vend qu'en collection)
III. Mélanges thomistes (ne se vend qu'en collection)
IV. B. KRUITWAGEN, O. F. M. S. Thomae de Aquino Summa Optuculorum,
anno circiter 1485 typis édita 15 fr.
V. P. GLORIEUX. La littérature quodlibétique de 1260 à 1320 . . 35 fr.
VI. G.THÉRY, O. P. Autour du décret de 1210 :I. David de Dînant 16 fr.
VII. G. THÉRY, O. P. Autour du décret de 1210 : IL Alexandre d'Aphro-
dise 16 rr.
VIII. M.-D. RoLAND-GossELiN, O. P. Le « De ente et essentia » de S.
Thomas d'Aquin 25 fr
IX. P. GLORIEUX. Les premières polémiques thomistes : I. Le Correctorium
Corruptorii « Quare » 50 fr.
X J. PÉRINELLE, O. P. L'attrition d'après le Concile de Trente et d'après
S. Thomas d'Aquin 18 fr.
XI. G. LACOMBE. Prepositini Cancellarii Parisiensis opéra omnia : I. Étude
critique sur la vie et les œuvres de Prévostin 25 fr.
XII. JEANNE DAGUILLON. Ulrich de Strasbourg, O. P. La « Summa de
Bono ». Livre I 40 fr.
XIII. Mélanges Mandonnet, tome I (511 pages) 75 fr.
XIV. Mélanges Mandonnet, tome II (498 pages) 75 fr.
XV. M. T.-L. PENIDO. Le rôle de l'Analogie en Théologie dogmatique.

A PARAITRE :
P. GLORIEUX. Les premières polémiques thomistes : IL Le Correctorium
Corruptorii « Sciendum ».
Cath. CAPELLE. Autour du décret de 1210 : III. Amaury de Bène.
H. MEYLAN. Philippe le Chancelier.
G. LACOMBE et Marthe DULONG. Etienne Langton.
Ed. BAUER et G. LACOMBE. Prepositini opéra omnia : III. Questiones.
Dom LOTTIN et dom A. BOON. La « Summa » de Godefroid de Poitiers.
J. GUILLET. Essai sur l'activité intellectuelle d'après S. Thomas d'Aquin.

Pour tout ce qui concerne la direction de la Bibliothèque thomiste


s'adresser à M. P. MANDONNET, Le Saulchoir, Kain (Belgique).
Les Souscripteurs à toute la Collection de la Bibliothèque thomiste,
les Abonnés de la Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques,
les Membres de la Société Thomiste bénéficient d'une réduction de2O°/0.
LE ROLE DE L'ANALOGIE

EN THÉOLOGIE DOGMATIQUE

l C.D.
IMPRIMATUR :

Tornaci, 5 Martii 1931.

y. LECOUVET, Vie. Gen.


BIBLIOTHEQUE THOMISTE
Directeur : Pierre MANDONNET, O. P.

XV
SECTION THÉOLOGIQUE : II

LE RÔLE DE L'ANALOGIE
THÉOLOGIE DOGMATIQUE
PAR

L'ABBÉ M. T.-L. PENIDO,


Professeur agrégé à V Université de Fribourg (Suisse)

C.D.
PARIS
LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN
6, PLACE DE LA SORBONNE (Ve)
1931
:
A MA MÈRE

ET

A LA MÉMOIRE DE MON PÈRE


AVANT-PROPOS

II ne sera pas inutile, au seuil de cet ouvrage, de définir


avec précision le caractère de notre travail et le but qu'il
poursuit.
Nous avons eu le dessein d'écrire un essai de théologie
thomiste sur le rôle de l'analogie dans la spéculation
dogmatique.
Etude théologique ou, — si l'on préfère le « quid non
sit » avant le « quid sit », — ce n'est ni une œuvre philoso
phique ni une œuvre historique. La remarque paraît banale;
elle est d'importance, cependant, car le lecteur ne s'étonnera
plus de ne point trouver ici ce que, non averti, il aurait
peut-être surtout cherché; je veux dire, des discussions
philosophiques et des aperçus historiques (1). C'est qu'en
effet, dès que l'on parle d'analogie, on évoque des images de
combats intellectuels : scotistes, nominalistes, agnostiques,
modernistes, que sais-je encore, tous se sont acharnés
sur cette notion fondamentale, à telles enseignes que
quiconque se mêle d'analogie semble destiné à livrer
bataille à une foule de penseurs.
Pourtant on découvre sans peine, à la réflexion, que ces
discussions, même quand elles se glissent dans les traités de
théologie, ne sont que le contre-coup de conflits méta
physiques. Il s'ensuit que, pour prendre parti avec quelques
chances de victoire, nous aurions dû, on le conçoit sanspeine,
construire une théorie de la connaissance et une ontologie,
toutes choses qui seraient en dehors de notre objet propre.
On ne rencontrera donc pas ici des réfutations de Scot — au
reste, chétif que nous sommes, qu'eussions-nous pu ajouter
à Cajetan ? — ou d'autres anti-thomistes; seules sont
résolues les difficultés strictement théologiques; point de
(1) II va sans dire que nous n'entendons pas nous interdire toute remarque
historique ou philosophique; au contraire, nous présenterons en plusieurs endroits
des considérations de cet ordre, mais c'est là de l'accidentel, et ici nous précisons
notre « objet formel >.
8 AVANT-PROPOS

longues dissertations sur la nature et la valeur philosophiques


de l'analogie thomiste. Tout cela est supposé connu et
admis.
Nous n'aborderons pas davantage une série de problèmes
d'ordre historique : origine et développement de la notion
d'analogie; ce que saint Thomas doit à ses devanciers, ce qui
lui est propre, vicissitudes de l'analogie dans la théologie
postérieure, etc.— Après tant d'éliminations, on se demande
peut-être, avec quelque inquiétude, ce qui nous restera à
traiter. — Tout simplement le rôle, ou les applications
théologiques de l'analogie thomiste : « De analogia in actu
exercito theologico ». Autrement dit : étant donnée la doctrine
philosophique de saint Thomas sur l'analogie — interprétée et
fixée par Cajetan — quels retentissements aura-t-elle sur la
construction théologique?
Il semblerait que ces retentissements et ces applications
devraient être innombrables, aussi vastes que l'être dont
l'analogie est la fidèle acolyte; or, l'être est universel.
Cependant telle n'est point l'impression que nous donnent
certains manuels modernes, écrits pourtant « ad mentem
Divi Thomae ». Lorsqu'on traite des « Noms divins » on
esquisse un rapide salut à l'analogie, puis on se hâte de passer
à la thèse suivante, et bien rares dans la suite sont les appels
à la doctrine initiale. Théoriquement c'est chose entendue :
nos idées sur Dieu ne sont que « proportionnelles », mais cela
n'empêche nullement, hélas! les raisonnements « univoques »
de foisonner. Et puis, faute de tout rattacher aux principes
fondamentaux, on donne aux diverses solutions un caractère
fragmentaire et matériel; gouttes de rosée éparpillées sur
l'herbe, chacune très belle mais qu'aucun fil d'or ne vient
réunir. Au contraire, à fréquenter les grands théologiens
du passé, — saint Thomas et Cajetan surtout — on acquiert
très vite la conviction que l'analogie est perpétuellement
présente, soutenant leur pensée pour la guider sur la route
splendide et inconnue qu'elle doit parcourir.
Aussi avons-nous cru qu'il y aurait intérêt dans un essai
de synthèse, à mettre en relief l'importance capitale de
l'analogie, à montrer que ce problème théologique n'est pas
une « quaestiuncula » que l'on peut expédier à la hâte en fin
de chapitre. En réalité il y a là une clé de voûte, une notion
centrale et universelle, sans laquelle, impossible de rien
LE RÔLE DE L'ANALOGIE EN THÉOLOGIE DOGMATIQUE 9

comprendre à la métaphysique et, à plus forte raison, à la


théologie spéculative.
Or, voici que cette importance et cette universalité
même risquent de ruiner toute notre entreprise. Parti à la
recherche des applications de l'omniprésente analogie, ne
serons-nous point forcé de suivre ses démarches sinueuses à
travers chacun des articles de la « Somme » et notre travail
ne devra-t-il pas prendre les proportions d'un commentaire
perpétuel ? Heureusement que nous sommes tiré d'em
barras par un Maître illustre, celui-là même qui nous initia à
l'étude de saint Thomas, le vénéré P. del Prado. Le livre V
de son ouvrage De veritate fundamentali philosophiae
christianae, le célèbre thomiste espagnol l'a intitulé : De
veritate fundamentali relate ad sacrant doctrinam, et en cinq
brefs chapitres il a montré les conséquences de la distinction
réelle entre l'essence et l'existence pour les traités de Dieu,
de la Trinité, de l'Incarnation, de l'Eucharistie, de la
Vision béatifique. L'exemple était trop beau pour n'être
point suivi. Nous aussi, ne pouvant parcourir toute la
théologie, nous avons choisi; et à l'intérieur même de cha
que traité, nous avons dû nous contenter de n'examiner
que quelques exemples typiques, tout comme le naturaliste
se contente dans chaque espèce, d'étudier un petit nombre
d'individus bien représentatifs.
Ceci nous invite à nous expliquer rapidement sur
l'économie de notre essai.
Le premier chapitre s'intitule « préliminaires philoso
phiques » ce qui ne manque pas de paraître étrange après nos
explications sur le caractère exclusivement théologique de cet
ouvrage. Et cependant, les théologiens ne manquent pas de
faire procéder leurs dissertations plus abstruses de quelques
« praenotanda ex philosophia ». Il nous a paru qu'il serait
utile, — vu le désarroi qui règne en ces matières, — de
suivre l'usage, pourvu que le lecteur veuille trouver en ce
chapitre liminaire, non un traité mais un simple rappel.
Après ce préambule, nous abordons les applications
de l'analogie. Il tombe sous le sens.que celles-ci sont générales
et particulières; d'où la division bipartite que la nature des
choses imposait à notre travail. Partie générale : dès l'abord
deux adversaires nous assaillent qui nous poursuivront tout
le long du chemin : l'anthropomorphisme et le symbolisme
10 AVANT-PROPOS

théologiques. L'anthropomorphite prétend saisir Dieu,


comme il se connaît soi-même; intolérable jactance. Le
symboliste, feignant l'humilité et voulant tracer les limites
de la pensée religieuse, ferme les yeux pour ne rien voir.
Longuement, en notre première partie, nous pourchassons
l'un et l'autre, au sujet soit de la connaissance de la nature de
Dieu, soit de la connaissance des mystères, et nous essayons
de montrer comment le thomiste domine les deux excès
opposés, d'abord en dégageant l'âme de vérité qui est
en chacun, puis en construisant une doctrine de la
Transcendance analogique qui sauvegarde et les exigences de
la Suréminence divine et celles de l'intelligence humaine.
Une fois établi sur ces sommets, il fallait descendre aux
applications particulières, ce à quoi sont consacrés les quatre
chapitres de notre seconde partie : Trinité, Création,
Incarnation, Eucharistie. On remarquera que de ces quatre
études, une seule, la première, a reçu quelque développement.
C'est d'abord, qu'étant très ardue, la théologie de la Trinité a
paru plus apte à mettre en valeur notre analogie; c'est
aussi que les considérations présentées à propos d'un traité
valent proportionnellement pour tous les autres; à quoi bon
dès lors, perdre le temps en redites ?
L'originalité, — très relative certes, qui en doute ? mais
réelle, si je ne m'abuse, — de cette rapide course à travers la
vaste « Somme » de saint Thomas réside, mise à part la
place restituée à l'analogie, dans le souci perpétuel de
distinguer avec précision les points où la spéculation atteint
formellement la réalité divine (analogie métaphysique)
de ce qui est simple comparaison métaphorique, construction
de l'esprit, image suggestive (analogie vulgaire).
De ce fait se trouvait établie, par la force des choses, une
manière de « critériologie théologique »; je veux dire que l'on
a essayé de déterminer la valeur de nos idées sur Dieu, la
connaissance objective que nous avons des ineffables
mystères. — Etude décevante parfois, nébuleuse et cré
pusculaire toujours, dans laquelle nous fûmes soutenu par
ces réconfortantes paroles de saint Thomas : « De rébus
nobilissimis, quantumcumque imperfecta cognitio maximam
perfectionem animae confert » (/ Contra Gentes, c. 5).
Fribourg (Suisse), septembre 1929.
PREMIÈRE PARTIE
CARACTÈRE ANALOGIQUE
DE LA CONNAISSANCE THÉOLOGIQUE

CHAPITRE PREMIER

PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES.

SOMMAIRE

I. — NATURE DE L'ANALOGIE.
L'analogie au sens vulgaire du mot; au sens expérimental; au sens
mathématique. L'analogie philosophique comparée aux trois autres; sa
definition provisoire.

II. — DIVISIONS DE L'ANALOGIE.


Caractère de cette division. Quelles divisions propose saint Thomas?
Attribution; proportionnalité propre et métaphorique; leurs rapports
réciproques.

III. — FONDEMENT ONTOLOGIQUE, ABSTRACTION ET UNITÉ DU


CONCEPT ANALOGIQUE.
Qu'est-ce qui justifie l'attribution, la proportionnalité. Les « modes ».
Ressemblance univoque et analogique. Abstraction imparfaite, unité
proportionnelle.

IV. LA CONNAISSANCE PAR ANALOGIE.


Triple aspect de l'analogie; comme méthode de connaissance théolo
gique, elle s'oppose à l'anthropomorphisme et au symbolisme. Ce que sont
ces erreurs, leurs sources. Position du problème.
12 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

I. — NATURE DE L'ANALOGIE (1).


L'Analogie au sens vulgaire du mot. — Si l'on ouvre un
lexique quelconque, au mot « analogie », toujours on
trouvera ce terme défini par la ressemblance. Sont dites
analogues, des réalités présentant des caractères communs
qui entraînent des rapports de similitude. Ainsi — je cite
les exemples qui me viennent les premiers à l'esprit — on
dira de l'espagnol et du portugais, qu'ils ont de grandes
analogies; on groupera en un « dictionnaire analogique » une
série d'associations par ressemblance; on discourra sur les
analogies qui existent entre Mars et la Terre, entre le
génie et la folie; le juriste, à défaut de textes catégoriques de
la loi, recourra à des cas analogues; le chimiste dira de la
soude et de la potasse qu'elles ont des propriétés analogues...
Bref, là où il y a analogie, il y a correspondance, cousinage,
communauté partielle, que ce soit en vertu d'un rap
prochement plus ou moins arbitraire ou d'une conformité
objective; et selon que ces rapports seront resserrés ou
lâches, on parlera d'analogie très réelle, ou de vague analogie,
sans penser que ce qu'il y a de vague surtout, c'est le terme

(1) La littérature du sujet est très vaste. Citons, comme plus utiles et significatifs :
CAJETAN, De nominum Analogia (ed. de Maria, Rome, 1907), De conceptu entis;
A. D. SERTILLANGES, Agnosticisme ou Anthropomorphisme, Paris, 1908; P. GENTIL,
L'Analogicité de l'être. (Rev. augustin., 1909); G. M. PETAZZI, Univocitâ od analogia J
(Riv. fil. neoscol., 1911-1912); J. BITTREMIEUX, Deanalogica nostra Dei cognitione et
praedicatione, Lovanii, 1913; N. BALTHASAR, L'être et les principes métaphysiques, Lou-
vain, 1914; L'abstraction et l'analogie de l'être (Miscelania tomista, Estudis frances-
cans, 1924); R. GARRIGOU-LAGRANGE, Dieu, Paris, 1914; La première donnée de l'in-
telligence d'après saint Thomas (Mélanges thomistes, Paris, Vrin, 1923); M. DEBAISIEUX,
Analogie et symbolisme, Paris, 1921; F. A. BLANCHE, Sur le sens de quelques locutions
concernant l'analogie dans le langage de saint Thomas d'Aquin (Rev. sc. plul. th. 1921);
La notion d'analogie dans la philosophie de saint Thomas (ib.) ; L'analogie (Rev. dephil.
1923); J- RAMIREZ, De analogia secundum doctrinam aristotelico-thomisticam (La Cienc.
Tomista, 1921-1922); A. VALENSIN, Une théorie de l'analogie (Rev. apolog., 1921);
B. LANDRY, La not1on d'analogie chez saint Bonaventure(Rev.néo-scol., 1922); L'analogie
de proportion chez saint Thomas d'Aquin (,b}., L'analogie de proportionnalité chex
saint Thomas d'Aquin (ib.); M. DE MUNNYNCK, L'analogie métaphysique (ib., 1923);
Intuition et analogie (Atti del 5° congresso intern. difilos. Napoli, 1925); P. DESCOQS,
Institutiones metaphysicee generalis, Parisiis, 1926 (bonne bibliographie p. 180);
LE ROHELLEC, De fundamento metaphysico analogiae (Div. Thom., Plac., 1926-1927);
A. GARDEIL, La structure analogique de l'intellect (Rev. thom., 1927) : K. FECKES,
Die Analogie in unserem Gotterkennen, ihre metaphysische und religiose Bedeutung
(Veroffentlichungen der Albertus-Magnus-Akademie zu Koln, B. II, Heft 3,
Munster, 1928); J. HABBEL, Die Analogie a1rischen Gott und Welt nach Thomas v.
Aquin (Munster, 1928); G. M. MANSER, Die analoge Erkenntnis Gottes (Div. Thom.
Frib., 1928-1929).
NATURE DE L'ANALOGIE 13
même d' « analogie » : le vulgaire ne se soucie point de préci
sion. Essayant de lire dans l'âme d'un mot, tout ce que nous
pouvons induire de l'usage universel, c'est que l'analogie est
une espèce de ressemblance. Car les deux notions ne coïnci
dent point. Si toute analogie repose sur une similitude, il reste
que certaines réalités sont dites semblables et non pas analo
gues. Pourquoi ? — Souvent par caprice de langage. Parfois,
le terme « ressemblance » désignera exclusivement une com
munauté de forme ou de qualité, tandis qu'« analogie»
exprimera des rapprochements d'un autre ordre : fonctions,
relations, etc. : le père et le fils se ressemblent et ne sont pas
analogues; la trompe de l'éléphant et la main de l'homme sont
des organes analogues mais non pas semblables, (DEBAISIEUX,
op. cit. , pp. 27,30, n.). Parfois aussi en parlant de ressemblance
nous faisons abstraction de tout ce qui oppose deux êtres
pour ne voir que ce par quoi ils se rejoignent; en parlant
d'analogie, en revanche, nous penserons explicitement
aux divergences, tout en affirmant, en dépit d'elles, une
parité très réelle.
Ni l'identique ni le disparate, mais le « semblable-
dissemblable », couple mal assorti mais inséparable, réalité
hybride faite de traits communs et de facteurs différentiels :
« in his quae (analogice) dicuntur idem nomen de diversis
praedicatur secundum rationem partim eamdem et partim
diversam » (1).
Notre vie pratique, il est presque superflu de le noter,
repose en grande partie sur ces « analogies vulgaires », car
elles suffisent pour guider nos démarches, en nous permet
tant d'effectuer entre les phénomènes des associations par
ressemblance, et nous servent à déceler des équivalences
entre les choses, — donc au besoin, à remplacer les unes
par les autres, — et partant nous autorisent à opérer des
dénombrements qui nous aideront à classer les êtres empi
riquement, en vue de leur utilisation, (cf. A. CRESSON,
Les réactions intellectuelles élémentaires, Paris, 1922, passim).
Même la connaissance la plus élevée, scientifique ou

(1) XI Met., 1. y, IV Met., 1. 1 ; / Eth., 1. 7. Prévenons immédiatement l'erreur


qui consisterait à concevoir l'analogie quantitativement, comme un mélange, à doses
égales ou inégales, d'univoque et d'équivoque. Rosmini ne semble pas avoir échappé
i cette illusion (cf. ZIGLIARA, Propaedeutica, p. 59) qui est simplement le fruit d'une
imagination spatiale (cf. VALENSIN, art. cit., p. 323, n.)
14 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

philosophique, ne dédaigne point ces contacts très humbles :


les classifications morphologiques ou fonctionnelles, les
études comparées, que ce soit d'anatomie, de psychologie
ou de grammaire, se fondent à l'origine sur des corres
pondances qui ressortissent à l'analogie vulgaire, et aux
quelles on essaie de donner une valeur de vérité, sans
toujours y réussir du reste; aussi y aurait-il lieu, — vingt
exemples sont là pour le prouver, — d'écrire un traité
sur les abus de l'analogie. Combien d'hypothèses méta
physiques, par exemple, (je pense au panpsychisme et à
i'hylozoïsme) ne sont autre chose que de très vulgaires
analogies, indûment généralisées (1)? Et il n'est jusqu'à
notre austère théologie qui ne doive se débattre à tout
instant contre les équivoques créées du fait qu'on semble
confondre la méthode d'analogie qui s'enorgueillit de s'ap
puyer sur le roc de la certitude, avec ces rapprochements,
comparaisons ou similitudes, lesquelles de soi, et avant
vérification métaphysique, sont purs indices et présomptions.

Analogie dans les sciences d'observation. — Ici nous


trouvons déjà un sens plus défini; il ne s'agit plus
d'une ressemblance quelconque (qui peut être fictive,
poétique), mais d'une similitude objective rigoureuse fondant
ce que les savants nomment un « raisonnement par ana
logie ». Non que cette démarche de l'esprit soit l'apa
nage des expérimentateurs, mais ce sont eux qui lui
ont donné toute la rigueur dont elle est capable. Le procédé
est trop connu pour que nous nous attardions à le décrire
longuement; il suffit d'indiquer que c'est là un processus
argumentatif n'engendrant point la certitude, mais la sim
ple probabilité, comme le itapàSetyfxa aristotélicien. Une
ressemblance partielle (2) étant reconnue entre deux réalités,

(1) Nous avons essayé de le montrer pour un cas particulier dans La méthode
intuitive de M. Bergson, Genève-Paris, 1918, pp. 190, ss.
(2) Ressemblance de quelque ordre que ce soit : forme, place, fonction, etc.
saint Thomas donne, après Aristote, cet exemple de l'équivalence de fonction : • Alius
modus investigandi propter quid est eligere commune secundum analogiam id est
secundum proportionem. Contingit enim accipere analogum quod est idem secundum
speciem vel genus, sicut os sepiarum, quod vocatur sepion et spina piscium et ossa
animalium terrestrium, omnia enim ista conveniunt secundum proportionem quia
eodem modo se habent spinae ad pisces sicut ossa ad terrestria animalia. » // Post.
Anal., 1. 17.
NATURE DE L'ANALOGIE 15

on l'étend à d'autres aspects dont la correspondance est


encore inexplorée, expérimentalement. Nous avons donc ici
une induction incomplète suivie d'une inférence : ainsi je
sais d'un phénomène qu'il revêt tels caractères a + b + c ...
je constate ensuite qu'un autre phénomène se révèle comme
possédant des traits identiques ou semblables a' + b' + c' ...
Si maintenant je découvre inductivement de nouvelles
notes x + y ... liées au premier groupe, j'en déduis analo
giquement l'existence probable de x' + y' dans le second.
Un exemple : j'ai observé des animaux curarisés, j'ai noté les
accidents consécutifs à cette intoxication (a + b + c) ;
or dernièrement, examinant, dans un laboratoire, des lapins
auxquels avait été injecté du venin de cobra, mon attention
a été attirée par la similitude des phénomènes constatés
(a' + b' + c') avec ce que j'avais observé déjà. Tout le
monde connaît les expériences classiques par lesquelles
Claude Bernard démontra que le curare agissait exclusi
vement sur les plaques motrices, voici (x + y); dans le cas
présent on pouvait donc conclure, par analogie, que le venin
de cobra avait le même effet (x' + y').
Le génie des inventeurs se mesure précisément à leur
faculté de découvrir, entre les phénomènes, des « analogies »
fécondes et inattendues, malgré les différences qui les
masquent et la difficulté qu'il y a à assimiler des réalités
très éloignées. Les grandes hypothèses scientifiques sont, en
partie, des analogies généralisées; à l'expérience de démentir
celles-ci ou de les confirmer : dans le premier cas nous
serons peut-être mis sur la voie de découvertes nouvelles,
dans le second la probabilité analogique sera promue au
rang de certitude. La science qui se fait use constamment
de ce procédé : ne pouvant prétendre aboutir immédiatement
à des résultats indiscutables, il lui faut se contenter d'abord
de raisonnements probables que sans cesse elle vise à trans
former en inductions complètes; on pourrait même décrire
son devenir comme le passage de l'analogie à la démons
tration. Ajoutons immédiatement que si le procédé est
légitime, il est néanmoins singulièrement dangereux, car il
renferme une part d'arbitraire. On conclut de la similitude
de certains caractères à la ressemblance de certains autres ;
mais qui ne voit que les phénomènes en présence peuvent
différer précisément sur ce point-là? Est-il certain que
16 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

(x + y) soient unis par une loi à (a + b -f c), ou bien y


a-t-il pure coïncidence?
Enfin, on néglige parfois des traits différentiels importants
pour s'arrêter à des similitudes accidentelles ; et voici que
l'analogie scientifique déchoit, pour tomber au rang de
simple analogie vulgaire. Lorsque Lombroso identifie folie
et génie, ou que nos psychiatres collent la même étiquette
sur l'extase et l'hystérie, ils ne s'appuient sur autre chose que
sur un rapprochement très superficiel. Combien d'hypo
thèses à prétentions scientifiques et qui n'ont point une base
plus solide!

Analogie mathématique. — Littré, dans son incomparable


dictionnaire, note parmi les significations du mot analogie :
« en termes de mathématiques, rapport, proportion. Il y a
la même analogie entre 2 et 3 qu'entre 6 et 9 ». Et le
diligent lexicographe d'ajouter qu'en ce sens l'expression
est vieillie. Mais qu'elle ait été en usage, cela nous
fournit des indications précieuses : nous allons préciser
tout à fait le sens du mot et sortir ainsi des généralités,
car voici que nous ne sommes plus en face d'une ressem
blance plus ou moins vague, mais d'une relation précise,
d'un rapport mesurable de nombre à nombre. Un rapport,
définit encore Littré, « est le résultat de la comparaison de
deux quantités. Le rapport de 2 à 4 est le même que celui
de 12 à 24... Rapport géométrique de deux quantités se
dit de leur quotient. Rapport arithmétique se dit de leur
différence. Quand on ne spécifie pas l'espèce de rapport,
c'est toujours le rapport géométrique ou le quotient qu'il
faut entendre. » Que l'on compte diversement (1) des lignes,
des surfaces ou des volumes, il n'importe, toujours on
retrouve la notion de « relation déterminée » — certa habi
tudo unius quantitatis ad aliam (/" P., q. 12, a. 1, ad 4;
III Sent., d. 1, q. 1, a. 1, ad y, IV Sent., d. 49, q. 1, a. 1, ad 6)
que ce soit un simple rapport £ ou une proportion g = |.
Ici il importe de remarquer que chez les anciens le terme
« proportion » n'avait pas, en mathématiques, la même
extension que son dérivé français. Car la « proportio »

' t ) Cf. les divisions de l'analogie mathématique dans RAMIREZ, op. cit., pp. 30 ss.
NATURE DE L'ANALOGIE 17

latine ne comprend de soi que deux termes « proportio est


inter duo », V Eth.,l. 5 (correspondant ainsi à notre «rapport»),
tandis que notre « proportion » mathématique en exige au
moins quatre, d'où il suit qu'en toute rigueur une « proportio
simplex » doit se traduire par « rapport » et « proportio
composita seu proportionalitas » s'exprimer par « proportion».
Alors donc que « proportionalitas » signifie : « aequalitas
duarum proportionum » (V Eth., l. 5), notre «proportionalité»
est un abstrait désignant l'état ou la condition des quantités
proportionnelles, tandis que notre « proportion » se définis
sant : « l'égalité de deux rapports par quotient» (Littré) corres
pond bien à la « proportionalitas » latine. En consé
quence « analogia proportionalitatis » devrait se rendre, à
parler strictement, par « analogie de proportion », tandis que
« analogia proportionis » équivaut à « analogie de rapport »,
(cf. BLANCHE, Note sur le sens de quelques locutions concernant
l'analogie, etc., p. 55). Néanmoins nous nous en tiendrons
à la terminologie devenue traditionnelle parmi les néo-
scolastiques de langue française, car ces menues chinoiseries
linguistiques risqueraient de tout brouiller : analogie de
« proportion » évoquerait inéluctablement l'idée d' « analogia
proportionis » qui est, en réalité, l'analogie d'attribution,
(De Ver., q. 2, a. n.)
Analogie philosophique et analogie vulgaire. — Procédant
en notre recherche par approches successives, nous avons
vu le terme « analogie » revêtir une signification de plus
en plus précise, désignant d'abord une ressemblance
quelle qu'elle soit, réelle ou fictive, puis une similitude
objective et de soi véritable, enfin un rapport mesu
rable d'excès ou d'adéquation. Abordant maintenant l'étude
du sens philosophique du mot, notre méthode nous pousse
à établir d'abord, par comparaison avec les autres, ce que
notre analogie n'est point. Pas avant d'avoir remarqué,
toutefois, que nous n'entendons nullement distinguer
quatre analogies hétérogènes (vulgaire, expérimentale, mathé
matique, philosophique), mais quatre manifestations d'une
certaine méthode de pensée. L'analogie étant un procédé
inhérent à notre faculté de connaître, il est normal qu'on
la retrouve, proportionnellement, dans les divers domaines
du savoir et il en résulte, selon les disciplines, une pluralité

Analogie. 2
l8 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

d'analogies s'enveloppant, s'impliquant mutuellement et


donc semblables, quoique, en même temps, très différentes
(simpliciter diversae, secundum quid eaedem).
Tout d'abord, il est d'un souverain intérêt de distinguer
l'analogie philosophique de l'analogie vulgaire. Non seule
ment celle-ci a un sens trop flou, mais souvent elle est pure
fiction sans fondement dans la réalité des choses, ou bien
encore artifice pédagogique, comparaison ayant pour but
de suggérer une image qui facilite le travail d'intellection
(/* P., q. 84, a. 7).
Or, en métaphysique nous sommes en plein réel, et nous
avons affaire à des idées. La théologie certes use de com
paraisons et d'images (/* P., q. 1, a. 9), qui le nie? Les
œuvres de saint Thomas en foisonnent (1), mais ce ne sont
point là jeux d'esthètes, tournoiements dans le vide; ces «ana
logies » en effet se divisent en deux espèces : les unes n'ont
qu'une portée psychologique, elles servent simplement à
sous-tendre le travail de la pensée ; d'autres au contraire,
saint Thomas s'en empare, les surélève, transforme leur
nature, en leur donnant une portée métaphysique.
L'analogie philosophique n'est donc point une similitude
quelconque, ni une comparaison littéraire ou pédagogique,—
quoique toute similitude ou comparaison puisse emprunter
la formule (rapport, proportion) de l'analogie .
La remarque qui de prime abord paraît banale est
pourtant indispensable, car elle lève l'équivoque qui entoure
comme d'une brume l'expression courante : « les analogies
de la foi », et sous le couvert de laquelle de simples images
passent en contrebande, en même temps que des analogies
métaphysiques très précieuses. Ainsi, en traitant de la
Trinité, on fait appel à une foule de comparaisons plus ou
moins ingénieuses et pertinentes, dans le but d'écarter les
objections et de faciliter l'intellection. Rien de mieux, sans
doute. — Ce sont des analogies, dira-t-on. — Oui, au sens
vulgaire du mot (cf. DENZINGER, n. 1796). Vienne maintenant
saint Thomas avec son essai d'explication tiré de l'essence
de la vie intellectuelle, et de nombreux auteurs se hâteront
de ranger cette doctrine parmi ces « analogies ». S'il en est

(1) Cf. J. LE ROHELLEC, Le rôle de l'imagination en métaphysique (Rev. Th., avril


1921); J. WÉBERT, L'image dans l'auvre de saint Thomas (ib., sept. 1926).
NATURE DE L'ANALOGIE 19

ainsi, nous n'avons plus là qu'une image, plus appropriée


sans doute que les autres parce que plus aérienne, plus éclai
rante, — un beau mythe platonicien, — mais une image
quand même et d'une portée toute subjective, n'atteignant
pas formellement la réalité divine : ce n'est plus de la
théologie, c'est de la pédagogie; or nous espérons montrer,
à l'encontre de beaucoup de théologiens, que la doctrine
thomiste a une valeur tout autre, n'étant point une analogie
« vulgaire », mais au contraire une vraie analogie « théolo-
gique ».

Analogie philosophique et analogie expérimentale. — Le


raisonnement par analogie tel que le pratiquent les sciences
d'observation se fonde, disions-nous, sur une similitude ou
équivalence objective, se développe dans la ligne de cette
similitude, pour aboutir à une probabilité (1).
L'analogie philosophique, elle aussi, appuie ses démar
ches sur une ressemblance, mais la similitude provenant
de l'unité dans la qualité (/ Sent., d. 19, q. 1, a. 1; d. 38, q. 2,
a. 1; DePot., q. 8, a. 3, ad 15, etc.); il s'ensuit que cette notion
déborde notre analogie. Ainsi deux êtres ayant même nature
seront semblables; et pourtant ils seront «univoques» et non
analogues (I Sent.,d. 34, q. 3, a. 1,ad 2;/aP., q. 4,a. 3).Etici
il convient de se garder contre une illusion des plus funestes,
qui consisterait à s'imaginer que l'univocité étant la ressem
blance parfaite, l'analogie sera définie par la ressemblance
imparfaite. Je suppose que je compare la science d'un théo
logien infime avec celle de Cajetan, et cette dernière avec
celle de saint Thomas. A coup sûr il y a gradation, c'est-à-dire
participation plus ou moins parfaite à un concept unique,
degrés d'intensité divers d'une même espèce ou d'un même
genre (P P., q. 4, a. 3). Cette similitude objective imparfaite
est-elle analogie ? — Oui pour le savant : ainsi le naturaliste,
quand il étudie le développement du système nerveux dans
la série animale. Saint Thomas (analogiasecundum esse et non
secundum intentionem) et Cajetan (analogia inaequalitatis)
admettent cette analogie, mais ajoutent qu'elle est impropre,

(1) II va de soi que cette analogie s'appliquant a des réalités encore inconnues
mais de nature phénoménale, elle est — théoriquement du moins — susceptible de
vérification expérimentale, ce qui n'est jamais le cas de l'analogie métaphysique,
qui se meut dans le plan extra-expérimental.
2O PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

et, en vérité, se ramène à l'univocité (1). On est savant ou


on ne l'est pas, quoiqu'on puisse l'être plus ou moins; on
est animal ou on ne l'est pas, quoiqu'on puisse occuper un
rang divers dans la série : « omnia animalia sunt aequaliter
animalia, non tamen sunt aequalia animalia, sed unum
animal est altero maius et perfectius » (De Mal., q. 2, a. 9,
ad 16; cf. /" //", q. 61, a. 1, ad 1). Il y a analogie parce qu'il
y a similitude dissemblante, mais la notion reste « simpliciter
eadem », quoique la manière d'exister soit diverse (analogia
secundum esse); le concept est donc univoque, seule l'inten
sité diffère (2). Tout autre est l'analogie qui nous occupe ici.
S'il n'y a point plusieurs manières foncièrement diverses
d'être animal, en revanche il y a différentes manières fon
cièrement diverses d'être tout court, car la définition de
l'être substantiel s'oppose à celle de l'être accidentel, celle
de l'être créé est radicalement autre que celle de l'être
incréé (3). Il y a certes ressemblance — sinon ce serait
l'équivocité — mais au sein d'une essentielle diversité. Par
conséquent, la similitude analogique telle que la considère
le philosophe ne coïncide pas avec celle qu'étudie la plupart
du temps le naturaliste (4) : ce n'est pas la participation
inégale à une même perfection générique ou spécifique, mais
une ressemblance de rapports, reliant des essences diverses.
Il est d'un intérêt capital de noter que c'est au moyen de
cette gradation pseudo-analogique, que le plus souvent se
produit, en théologie, le glissement vers l'univocité anthropo-

(1) / Sent., d. 19, q. 5, a. 2, ad 1; d. 35, q. 1, a. 4, ad 5; cf. II Sent., d. 3,


q. 1, a. 5, ad 3; /» P., q. 4, a. 3; q. 77, a. 4, ad 4; Boet. Trin., q. 6, a. 3 ;
CAJET., Nom. An., c. 1.
(2) Un exemple théologique : les rapports de l'épiscopat et du presbytérat au point
de vue du Sacrement de l'ordre.
(3) // Sent., d. 42, q. 1, a. 3; De Pot., q. 7, a. 7, ad 2 ; /»P., q. 4, a. 3, ad 1 : la
dissemblance entre Dieu et les créatures ne se prend pas seulement « secundum
intensionem et remissionem sicut minus albus deficit a magis albo, sed quia non est
convenientia nee secundum speciem nee secundum genus ». Cf. / Sent., d. 34, q. 3,
a. 1, ad 2; d. 35, q. 1, a. 4, ad 3. — GARRIGOU-LAGRANGE, La première donnée de l'intel-
ligence selon saint Thomas (Mélanges Thomistes, Paris, Vrin, 1923, p. 214).
(4) Nous ne prétendons pas cantonner la science expérimentale dans l'univoque;
il y a certains raisonnements par analogie qui le dépassent nettement (p. e. pour
déterminer des équivalences fonctionnelles); nous voulons simplement dire qu'il y a
une certaine similitude que le savant considère comme analogue, alors qu'elle est
univoque pour le philosophe. Et cela provient de ce que l'un se meut dans l'abstrait,
l'autre dans le concret; ainsi dans l'échelle animale, les philosophes considèrent
F essence qui se retrouve la même partout (In II Post. Anal., l. 17), le naturaliste
considère les réalisations qui se ressemblent tout en différant beaucoup. Cf. l'inté
ressant article de LE DANTEC, Homologie et Analogie (Rev. phil., mai 1900).
NATURE DE L'ANALOGIE 21

morphique. Qn prend une perfection créée, on la fait croître


indéfiniment, dans la même ligne, et l'on dit : voilà la « voie
d'éminence », la perfection divine est au bout. Erreur totale;
ce n'est pas de la métaphysique, c'est de la physique, c'est de
la théologie quantitative, et presque tous, sinon tous les
exemples d'anthropomorphisme que nous rencontrerons,
chemin faisant, relèvent de cette attitude d'esprit. Remar
quons encore que le raisonnement par analogie est très
souvent un procédé de découverte, en tant qu'il étaie les
hypothèses de recherche, tandis que l'analogie philosophique
est plutôt, comme nous le montrerons plus loin, un instru
ment d'analyse de réalités déjà connues, afin d'en déterminer
la nature et la signification exactes. Enfin, le raisonnement
par analogie se meut dans le domaine du phénoménal et
ne peut aboutir, de soi, qu'à une probabilité plus ou moins
grande, tandis que l'analogie métaphysique a pour domaine
l'être; et si elle ne rejoint pas à tout coup la certitude absolue,
du moins elle y réussit souvent et y tend toujours.
Ce n'est pas à dire que le philosophe ne fasse jamais
appel à des raisonnements par analogie, loin de là. Plotin,
par exemple, ne déclare-t-il point que dans le fait de l'unité
et de l'harmonie qui règnent dans l'organisme animal, il
voit des « preuves par analogie » de l'unité et de l'harmonie
du Cosmos (Enn., II, 3, 5)? Combien d'autres textes ne
pourrait-on pas citer ! Même l'austère théologie ne dédaigne
pas les argumentations a pari, a simili, les « raisons de
convenance », qui se ramènent, somme toute, aux raison
nements par analogie. Un exemple insigne nous est fourni
par Joseph Butler (1692-1752), le théologien anglican le
plus célèbre de son siècle, auteur de « The Analogy of Reli
gion, Natural and Revealed, to the constitution and course
of Nature » (1736). La tâche était rude — désespérée même;
il s'agissait de faire admettre la Religion par les « philo
sophes » adorateurs de la « Nature ». Notre prélat — Butler
était « bishop » de Durham — avec un courage magnanime
s'empare de cette idole même et la contraint à confesser le
Christ. Vous vous prosternez devant la Nature, dit-il, eh
bien! étudiez sa constitution, et le cours de son devenir;
comparez le résultat de votre enquête avec les données de
la Religion : si une analogie frappante apparaît entre les
deux ordres, n'y-a-t-il point chance pour que l'Auteur de
22 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

l'un soit l'Auteur de l'autre? Or, déistes, vous admettez le


Créateur ; vous devez donc admettre le Révélateur, une
similitude d'effets supposant une similitude de causes. Et
Butler se fait fort de montrer que, loin que les présomptions
tirées de l'étude de la nature soient contraires à la Religion,
elles militent en sa faveur. Bien plus, les difficultés que
l'on rencontre dans l'examen de l'une, sont analogues aux
difficultés auxquelles on s'achoppe dans l'examen de l'autre.
Si donc la Religion est absurde et ridicule, la Nature l'est tout
autant : ou bien rejetez-les ensemble, ou bien admettez-les
ensemble ; admettez le réel total, fruit d'une pensée unique.
Nous regrettons de ne pouvoir suivre Butler dans les
méandres de son argumentation parfois persuasive, souvent
sans consistance. Lui-même d'ailleurs ne prétendait atteindre
qu'une probabilité plus ou moins grande, suffisante pour
la vie pratique; sa dialectique transpose donc, en théologie,
le « raisonnement par analogie » (i).

Analogie philosophique et analogie mathémathique. —


« Chez les scolastiques l'analogie ne désigne nullement une
ressemblance plus ou moins imparfaite entre plusieurs êtres,
elle porte exclusivement sur des rapports » (B. LANDRY,
La notion d'analogie chez saint Bonaventure, p. 137). Phrase
un peu outrée peut-être, mais qui attire notre attention sur
une profonde vérité. Il est constant que saint Thomas après
Aristote, considère comme synonymes les mots « analogia »
et « proportio » (2), qu'il donne des exemples mathématiques
pour expliquer ce qu'est l'analogie métaphysique (v. g. ISent.,
d. 34, q. 3, a. i, ad 2, etc.); et nous-même nous formulerons
notre analogie théologique sous forme de proportions géomé
triques, ainsi :
science créée science incréée
être potentiel être non potentiel '
aussi convient-il d'avertir une fois pour toutes (nous savons
que la précaution n'est pas inutile) que ces formules ne
doivent point s'interpréter quantitativement, et que l'ana-
gie philosophique se distingue toto coelo de l'analogie
(1) On sait que Butler exerça sur la pensée de Newman une influence capitale,
(cf. Apologia, p. 10; ; Grammar of Attent, pp., 319, 344, 497, etc.)
(2) V Met,. 1. 8 : proportione vel analogia; / Sent., d. 31, q. 2, a. i, ad 2 : simili
tude analogiae vel proportionis. Cf. Cp. th., c. 27; De princ. Nat., in fine, etc.
NATURE DE L'ANALOGIE 23

mathématique. — Mais alors pourquoi ces exemples ? —


Parce que notre pensée plonge ses racines dans le sensible
et cherche sa nourriture dans le monde des images : « nobis
connaturale est a sensibilibus in intelligibilia venire » (i).
Dans le domaine mathématique notre esprit se sent à l'aise;
nous pouvons plus facilement en abstraire des idées univer
selles, pourvu toutefois que nous ne confondions pas
quantité transcendentale et quantité prédicamentale, et que
nous nous gardions comme du feu de la mathématique
universelle que révèrent les Cartésiens. Celle-ci a pour
ambition de réduire le divers au même, aboutissant ainsi
à l'homogénéité absolue; l'analogie, au contraire, maintient
en première ligne la diversité, l'hétérogénéité entre les êtres.
Il serait donc vain de vouloir interpréter la proportion
nalité métaphysique «more geometrico» — du reste géométrie
et métaphysique ne sont-elles pas à deux degrés divers
d'abstraction ? — en particulier, il faut noter soigneusement
que le signe (=) ne désignera jamais pour nous Yégalité
stricte de deux rapports, mais leur similitude. En mathéma
tiques on dit : « proportionalitas est aequalitas duarum
proportionum » (V Eth., 1. 5), mais ici : « proportionalitas
quae est duarum proportionum similitudo » (De Ver., q. 23,
a. 7, ad 9; IV Sent., d. 49, q. 2, a, i, ad 6); d'où il découle
que dans nos proportions transcendentales on ne trouvera
jamais une rigueur absolue d'appréciation, sous peine de
retomber dans l'analogie d'inégalité comme lorsque nous
comparons des degrés de chaleur d'intensités différentes (2).
Aussi S. Thomas remarque-t-il que « proportio dicitur
dupliciter : uno modo certa habitude unius quantitatis ad
alteram, secundum quod duplum, triplum et aequale sunt
species proportionis; alio modo quaelibet habitudo unius ad
alterum proportio vocatur, et sic potest esse proportio crea-
turae ad Deum » (/* P., q. 12, a, i, ad 4; Quodl. 10, a. 17,
ad i; Boet. Trin., q. i, a. 2, ad 3; /// C. G., c. 54, f.; IV Sent.,
d. 49, q. 2, a. i, ad 6; De Ver., q. 8, a. i, ad 6, etc.).

(1) Sur la transposition de la proportion mathématique en métaphysique, cf.


G. M. MANSER, art. cit., pp. 4 ss.
(2) ALBBRTUS MAGNUS, VIII Phyi., tr. 2, c. a : «...si sit univocum in eis (quae
comparantur) fiet comparatio pcr magis et minus et aequale quae generantur
ex intention* et remisrione, si autem sit in eis unum per analogiam... sic est in talibus
comparatio per magis et minus et nunquam per aequale... » (ap. RAMIREZ, p. 10).
24 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

Remarquons également qu'il n'est pas nécessaire que les


termes des rapports semblables soient réellement distincts
T / • Dieu créature -t
entre eux. Lorsque nous écr1vons : ^-^ = ^-^ , " est
par trop évident que le premier rapport est, en réalité, une
identité. L'analogie de proportionnalité subsiste pourtant
parce que ce qui l'intéresse c'est la similitude des rapports,
ce qui veut dire, dans l'exemple présent, la correspondance,
l'adaptation parfaite entre essence et être. De fait, cette
coadaptation exigera dans un cas l'identité, dans l'autre
la distinction, mais l'analogie, comme telle, fait abstraction
de cela. Elle abstrait également de la distance — non plus
entre les termes de chaque rapport, mais entre les rapports
eux-mêmes — : « Similitudo quae est secundum conve-
nientiam proportionum... invenitur in multum vel parum
distantibus; non enim est major similitudo proportionalitatis
inter duo et unum et sex et tria quam inter duo et unum
et centum et quinquaginta » (De Ver. q. 2, a. n, ad 4). —
Nous aurons à revenir sur ces deux points en discutant
l'agnosticisme.
Notons enfin que dans la proportion mathématique
la notion commune peut se retrouver univoquement dans
les deux rapports; soit par exemple - = — , l'idée de quadru
ple se vérifie, exactement la même, dans le premier comme
dans le second membre; au contraire, dans la proportion
matière essence
' iti1t
element, commun (pu1ssance-acte)
/ • . \
"forme = existence se
réalise, à proprement parler, d'une manière diverse ici et là
(simpliciter diversus); parce que nous sommes en présence
de deux ordres différents de réalité, la communauté n'est
que relative, proportionnelle. Soit encore la notion de
vérité telle que nous l'attribuons à l'intelligence divine, à
l'intelligence humaine et aux choses : il est clair qu'en ces
trois ordres nous ne retrouvons point, par exemple, une
idée de « mesure » qui soit univoquement la même; il n'y a
qu'une communauté de rapports, car « intellectus divinus
est mesurans.non mensuratus,res autem naturalis,mensurans
et mensurata ; sed intellectus noster est mensuratus » (De
Ver., q. 1, a. 2; cf. / Sent., d. 19, q. 5, a. 2, ad 2); aussi
saint Thomas compare-t-il l'analogie du terme « vérité » à
celle du terme « santé » (/. c. et a. 4). Nous saisissons donc
NATURE DE L'ANALOGIE 25

mieux le sens plénier de cette notion d'analogie : « une


similitude proportionnelle ». Si l'on veut lui donner une
portée vraiment générale valant pour toute espèce d'analogie,
alors il faut dire que de soi il n'y a pas quelque chose qui soit
commune aux termes en présence, mais simplement des
rapports semblables, c'est-à-dire plusieurs relations mutuel
lement proportionnées. En effet dans l'attribution et la
métaphore il n'y a que similitude de rapports, et non simili
tude de formes, et même dans l'analogie de proportionnalité
propre, lorsque nous affirmons, par exemple, la science de
Dieu et de la créature, nous ne disons pas directement que
la sagesse humaine est semblable à la sagesse divine — ce
serait « similitude perfectionum » et non « similitude
proportionum » — mais avant tout que le rapport :
:—ÎTscience 77- est, semblable
L» i i au rapport. : :—rr.science:—77- •
intelligence créée " ' intelligence incréée
En vertu de la seule proportionnalité, l'unique raison de
poser la science en Dieu serait donc cette similitude de
rapports, tout le reste étant dissemblable : « finitum et infi-
nitumquamvis non possint esse proportionata.possunt tamen
esse proportionabilia, quia sicut infinitum est aequale infinito
ita finitum finito, et per hune modum est similitude inter
creaturam et Deum quia sicut se habet ad ea quae ei compe-
tunt, ita creatura ad sua propria » (De Ver., q. 23, a. 7, ad 9).
Donc, simple similitude de rapports. On a objecté que
cette conception n'évite pas le métaphorisme (LE ROHELLEC,
p. 92); mais c'est là oublier que l'analogie de proportionnalité
domine ses réalisations ou modes particuliers : il nous faut
donc trouver une définition de cette analogie qui convienne
à la proportionnalité métaphorique comme à la propor
tionnalité propre, et cette définition ne peut être que :
« similitude proportionum ». Que si maintenant l'on me de
mande la raison ou fondement de cette similitude, je dirai
que dans un cas ce fondement est entitatif,dans l'autre dyna
mique,sauvegardant ainsi la différence entre les deux modes
de l'analogie de proportionnalité. Lors donc que j'établis
une analogie entre science divine et science humaine, sans
aucun doute j'ai en vue une perfection qui se réalise intrin
sèquement (quoique diversement) dans chacun des deux
rapports, mais c'est parce qu'il s'agit, non de pure propor
tionnalité, mais de proportionnalité propre; c'est déjà un
20 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

aspect dérivé, si je puis dire, et non la « similitudo ad


invicem proportionum » par laquelle saint Thomas caractérise
l'analogie (De Ver., q. 2, a. n; q. 23, a. 7, ad 9, etc.). En
d'autres termes, dans l'expression « proportionnalité propre »
on peut mettre l'accent sur le premier ou sur le deuxième
mot. Nous croyons que ce qui distingue cette analogie
comme analogie, c'est la proportionnalité. Réaliser intrin
sèquement une perfection est aussi le fait des univoques.
Je ne dirai donc pas avec le P. Le Rohellec (p. 91) : « ter
minus analogus directe significat ipsam formam seu perfec-
tionem pluribus communem secundum quod in omnibus
inferioribus proprie invenitur, non quidem totaliter similis,
sed imperfecte seu proportionaliter »; mais quelque chose
comme ceci : « terminus analogus, ut analogus, directe signi
ficat ipsam similitudinem proportionum connotando formam
secundum quod in omnibus inferioribus intrinsece sed di-
versimode invenitur ». Il nous restera à expliquer dans nos
prochains chapitres comment et en quoi cette similitude
de rapports peut être éclairante et féconde.

Notion provisoire de l'analogie philosophique. — Quels


sont donc les caractères de l'analogie philosophique, à
quelles conditions l'obtiendrons-nous ? Il semble que pro
visoirement nous puissions énumérer, comme intégrant
cette notion, trois éléments fondamentaux. En premier lieu,
il est requis qu'il y ait plusieurs réalités en présence,
car rien n'est analogue à soi-même; il faut ensuite que,
comparées entre elles, ces réalités se révèlent en première
ligne comme dissemblables, — aussi bien les Anciens
rangeaient-ils les analogues parmi les équivoques (/a P.,
q.. 13, a. 10, ad 4). Cependant, comme analogique n'est
point synonyme de disparate, il y aura communion dans
un concept commun, ressemblance proportionnelle, en
donnant au mot « proportion » son sens le plus étendu, —
sens qualitatif et transcendantal englobant aussi bien le sim
ple rapport (proportio simplex) que la similitude de rapports
(proportionalitas). Ces trois conditions ont un rayonnement
multiple. Tout d'abord l'analogie comporte une gradation,
une inégalité, car si le trait commun se vérifiait partout le
même nous aurions l'univoque; au contraire, chaque terme
réalise le concept analogue à sa manière, à un degré divers.
DIVISIONS DE L'ANALOGIE 27
Or, un ordre, une gradation, ne se comprennent pas sans
un principe, et c'est ce que saint Thomas semble indiquer
en identifiant parfois la « praedicatio analogica » avec la
« praedicatio per prius et posterius » (1). Toute la question
est de savoir — nous le discuterons tantôt — de quelle
nature est ce principe. Enfin, dernière conséquence, le
concept analogique n'a qu'une unité précaire, puisqu'il
comporte une diversité foncière; cette unité est proportion
nelle, comme proportionnelle est la similitude. Le concept
n'abstrait pas parfaitement de ses modes, mais les implique
tous d'une façon confuse quoique actuelle, ainsi que nous
le montrerons au paragraphe III.

* * *

II. — DIVISIONS DE L'ANALOGIE (2).

Caractère de cette division. — II est clair qu'en décri


vant l'analogie comme une similitude proportionnelle,
nous sommes loin d'avoir abouti à une précision suffi
sante; des réalités diverses pouvant présenter mutuelle
ment une foule de rapports différents, il sera opportun
d'examiner si, selon que varient les relations, l'analogie ne
variera pas également, de sorte que nous soyons amenés à
en distinguer divers modes. Or, la première propriété de
l'analogie étant d'être elle-même analogique (R.AMIREZ,
p.64), il est à croire qu'elle ne se divisera pas comme un genre
se fragmente en espèces, mais de telle sorte que chaque mode
réalise la notion générale à sa manière : il ne ressemblera à
son voisin que relativement. Par suite, le principe de la
division ne saurait être une différence extrinsèque, mais
un mode divers de participer le concept analogique : « aequi-
vocum dividitur secundum res significatas; univocum vero
dividitur secundum differentias, sed analogum dividitur
secundum diverses modos. Unde cum ens praedicetur ana-

(1) BLANCHE (La notion d'analogie..., p. 182) cite : III Sent., d. 33, q. 1, a. 1, q. t,
ad 2; // Sent., d. 42, q. 1, a. 3; De Malo, q. 7, a. 1, ad 1; /' P., q. 5, a. 6, ad 3;
/'-//'•, q. 29, a. 2, ad 1.
(2) Ici nous nous bornerons à présenter quelques vues générales; nos prochains
chapitres reprendront l'étude des divers modes d'analogie.
28 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

logice de decem generibus, dividitur in ea secundum diver


sos modos; unde unicuique generi debetur proprius modus
praedicandi » (/ Sent., d. 22, q. 1, a. 3, ad 2; cf. De Pot.,
q. 9, a. 2, ad 6.)
L'univoque c'est l'unilinéaire, l'analogue c'est la sou
plesse et la vie; on ne peut l'enfermer dans un cadre rigide,
il échappe à travers toutes les mailles, et ceci est à retenir pour
la deuxième partie de notre travail; nous nous souviendrons
alors que l'analogie ne se vérifie pas de façon univoque en
tous les traités de la théologie, qu'il ne suffit point d'appli
quer mécaniquement et paresseusement des règles déter
minées une fois pour toutes, à propos de la question 13 de
la Ia Pars, mais que dans chaque application particulière
il faudra déterminer le mode spécial sous lequel se révèle à
nous la protéenne analogie; bien plus, dans certains cas,
cette détermination ne sera rattachée qu'avec peine à l'une
des grandes divisions que nous allons esquisser : de même
les aristotéliciens disent que certaines réalités ne se ramè
nent que « reductive » à l'une des dix catégories (cf. /a P.,
q. 3, a. 5). Des exemples : l'analogie de proportionnalité
que nous étudions dans le traité de Dieu est seulement
analogue à celle dont nous faisons usage dans le traité de
la Trinité; la théorie de Le Roy sur la valeur du dogme est
à mi-chemin entre la métaphore et l'analogie d'attribution,
tandis que l' « appropriation » qu'examine la théologie trini-
taire oscille entre la métaphore et la proportionnalité propre :
dans l'un et l'autre cas il y a métaphore si l'on veut, mais
seulement par réduction, l'un péchant par défaut, l'autre
par excès. Pour l'instant, qu'il suffise d'avoir indiqué l'imma
nence de l'analogie; enfermée en soi, elle n'accueille point
de différences spécifiques hétérogènes, maïs se détermine
du dedans, explicitant ses virtualités, déroulant ses modes,
éclairant ce qui existait confusément en elle. C'est assez
dire qu'aucune classification ne saurait être exhaustive; la
plus complète aura toujours des limites artificielles; ce qui
ne signifie pas qu'il faille se contenter d'un classement
sommaire : des subdivisions nombreuses s'imposent afin
qu'on puisse préciser dans chaque cas, et autant que faire
se peut, jusqu'où s'étend l'analogie. Filet aux mailles trop
larges certes, mais indispensable, mais efficace quand même,
dans une certaine mesure.
DIVISIONS DE L'ANALOGIE 29
Quelle division propose saint Thomas? — Cajetan, sur ce
point comme sur tant d'autres, a fixé la terminologie ;
les thomistes admettent communément sa dichotomie :
attribution, proportionnalité. Mais il est de mode d'op
poser le saint Thomas « historique » à ses commentateurs.
Ceux-ci, dit-on, « l'interprètent et décident, surtout en
matière controversée, en fonction de principes absolus
dont ils tiennent pour assurée la vérité et auxquels a priori
ils estiment qu'a dû se conformer le S. Docteur!... leur
interprétation consiste à utiliser et à tirer à eux les dires
de S. Thomas, au profit de ces opinions ». Ainsi s'exprime
le P. Descoqs (op. cit., pp. 83 ss.) qui précise, à propos de
l'analogie : « re quidem vera, non apud Cajetanum et
Joannem a S. Thoma est quaerenda genuina mens Angelici
de analogia » (p. 266, n.). Pour que le lecteur puisse juger
en toute objectivité, nous allons transcrire, dans leur ordre
chronologique (1) les passages dans lesquels S. Thomas
divise « ex professo » l'analogie :
I Sent., Prolog., q. 1, a. 2, ad 2 : « Talis autem communitas (ana-
logiae) potest esse dupliciter ex eo quod aliqua participant aliquid
unum secundum prias et posterius sicut potentia et actus rationem
entis et similiter substantiam et accidens; aut ex eo quod unum, esse
et rationem ab altero recipit et talis est analogia creaturae ad creato-
rem ».
/ Sent., d. 19, q. 5, a. 2 : « Aliquid dicitur secundum analogiam
tripliciter : vel secundum intentionem tantum et non secundum esse,
et hoc est quando una intentio refertur ad plura per prius et posterius
quae tamen non habet esse nisi in uno... vel secundum esse et non
secundum intentionem et hoc contingit quando plura parificantur in
intentione alicuius commuais sed illud commune non habet esse
uni us rationis in omnibus... vel secundum intentionem et secundum
esse, et hoc est quando neque parificantur in intentione communi
neque in esse, sicut ens dicitur de substantia et accidente et de talibus
oportet quod natura communis habeat aliquod esse in unoquoque
eorum de quibus dicitur sed differens secundum rationem majoris
vel minoris perfectionis ». Cf. VII Phys., \. 8.
/ Sent., d. 35, q. 1, a. 4 : « Duplex est analogia, quaedam
secundum convenientiam in aliquo uno quod eis per prius et posterius

(1) P. MANDONNET, Chronologie sommaire de la vie et des écrits de saint Thomas


(Rev. 1e. phil. th., janvier 1920); corrigé par MANDONNET-DESTREZ, Bibliographie
thomiste (Paris, Vrin, 1921).
30 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES
convenu... alia analogia est secundum quod unum imitatur aliud
quantum potest, nec perfecte ipsum assequitur ».
De principiis naturae : « Aliquando ea quae conveniunt secundum
analogiam et proportionem et comparationem attribuuntur uni fini...
aliquando uni agenti... aliquando autem per attributionem ad unum
subjectum ».
De Ver., q. 2, a. 1 1 : « Convenientia secundum proportionem potest
esse duplex et secundum hoc duplex attenditur analogiae commu-
nitas. Est enim quaedam convenientia inter ipsa quorum est ad
invicem proportio eo quod habent determinatam distantiam vel
aliam habitudinem ad invicem... Convenientia etiam quandoque
attenditur duorum ad invicem inter quae non sit proportio, sed magis
similitudo duarum ad invicem proportionum... prima ergo convenientia
est proportionis secunda autem proportionalitatis... » Cette dernière
se subdivise : « Sed hoc tamen dupliciter contingit : quandoque enim
illud nomen importat aliquid ex principali significatione in quo non
potest attendi convenientia inter Deum et creaturam etiam modo
praedicto, sicut est in omnibus quae symbolice de Deo dicuntur...
quandoque vero nomen quod de Deo et creatura dicitur nihil importat
ex principali significato secundum quod non possit attendi praedictus
convenientiae modus inter creaturam et Deum »...
De Ver., q. 2, a. n, ad 6 : « Ratio illa procedit de communitate
analogiae quae accipitur secundum determinatam habitudinem unius
ad alterum, tunc enim oportet quod unum in definitione altérais
ponatur... vel aliquid unum in definitione duorum ex eo quod utraque
dicuntur per habitudinem ad unum ».
/ C. G., c. 34 : « ...Analogice, hoc est secundum ordinem vel
respectum ad aliquid unum quod quidem dupliciter contingit uno
modo secundum quod multa habent respectum ad aliquid unum...
alio modo secundum quod duorum attenditur ordo vel respectus, non
ad aliquid alterum sed ad unum ipsorum ».
De Pot., q. 7, a. 7 : « Hujus (analogicae) praedicationis duplex
est modus. Unus quo aliquid praedicatur de duobus per respectum
ad aliquod tertium... alius modus quo aliquid praedicatur de duobus
per respectum unius ad alterum »...
IV Met., 1. 1 : « ...Illud dicitur analogice praedicari, id est propor-
tionabiliter prout unum quodque secundum suam habitudinem ad
illud unum refertur... Ponit enim primo (Philosophus) exemplum
quando multa comparantur ad unum sicut ad finem... Secundo ponit
exemplum quando multa comparantur ad unum sicut ad efficiens...
omne ens dicitur per respectum ad unum primum sed hoc primum
non est finis vel efficiens sicut in praemissis, sed subjectum ». Cf. VIL
Met., 1. 4.
DIVISIONS DE L'ANALOGIE 31
*
V Met., 1. 8 : « Proportione vero vel analogia sunt unum quaecum-
que in hoc conveniunt quod hoc se habet ad illud sicut aliud ad aliud.
Et hoc quidem potest accipi duobus modis vel in eo quod aliqua duo
habent diversas habitudines ad unum sicut sanativum... vel in hoc
quod eadem est proportio duorum ad diversa, sicut tranquillitas ad
mare et serenitas ad aerem... »
/ Ethic., 1. 7 : « ...Alio modo unum nomen dicitur de multis secun-
dum rationes diversas, non tamen totaliter, sed in aliquo uno conve-
nientes; quandoque quidem in hoc quod referuntur ad unum princi-
pium... quandoque vero in hoc quod referuntur ad unum finem...
quandoque secundum proportiones diversas ad idem subjectum,
sicut qualitas dicitur esse ens quia est dispositio per se entis... vel
secundum unam proportionem ad diversa subjecta, eamdem enim
habent proportionem visus quoad corpus et intellectus quoad ani-
marn ».
/» P., q. 13, a. 5 : « Analogica praedicatio dupliciter contingit in
nominibus, vel quia multa habent proportionem ad unum, vel ex eo
quod unum habet proportionem ad alterum »...

Naturellement, une foule de textes pourraient être cités


encore, dans lesquels il est question de telle ou telle espèce
d'analogie. Mais cela n'avancerait guère notre recherche,
car ces passages rentreraient tous dans les catégories ci-dessus
dénombrées, et puis, nous voulons savoir comment S. Tho
mas concevait lui-même la division de l'analogie; seuls nous
intéressent donc les textes où cette division est ébauchée,
— ébauchée, car il ne nous faudra jamais perdre de vue que
S. Thomas n'a pas composé un traité « De Nominum
Analogia ». Que n'ont-ils pas demandé ce traité, les
innombrables fâcheux qui harcelaient le Saint de leurs
questions souvent sans portée ? Nous ne serions pas réduits à
faire des centons, et bien des discussions stériles auraient été
été évitées.
Pour plus de facilité nous schématiserons, dans le
tableau suivant, les textes à interpréter :
32 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

, 0 . ( aliqua participant unum


/SCTi*.,prol., q. i,a. 2, ad 2 : { u i
/ unum ab altero
secundum intentionem tantum
/ Sent., d. 19, q. 5, a. 2 : I secundum esse tantum
secundum intentionem et secundum
[esse.
plura in uno
/ Sent., d. 35, q. i, a. 4 :
unum imitatur aliud
fini
De principes : ) plura attribuantur uni agenti
subjecto
proportio
(cum determinata
habitudine)
( unius ad aliud
) plurium ad unum
De Ver., q. 2, a. n quorum est ad invicem (ad 6)
proportionalitas
(sine determinata
habitudine)
( symbolica
( propria
multa ad unum
/ C. G., c. 34 :
unum ad aliud
De Pot., q. 7, a. 7 duorum ad tertium
unius ad alterum
finem
IV Met., 1. i : < plurium ad unum efficiens
subjectum
V Met., 1. 8 : ) duo ad unum
I duo ad divefsa.
pnncipium
/ Eth., 1. 7 : plurium ad unum finem
subjectum
plurium ad plura subjecta
/• P., q. 13, a. 5 \ multa ad unum
' unum ad alterum

II saute aux yeux que ces divisions ne coïncident point.


On ne saurait pas non plus parler d'une évolution, d'un
progrès. N'écrivant pas une théorie de l'analogie, S. Thomas,
selon la préoccupation du moment, donne telle ou telle
DIVISIONS DE L'ANALOGIE 33
division qui lui paraît la plus pertinente. Quoiqu'il en
soit de la cause, le fait reste là : une série d'analogies juxta
posées et non coordonnées. Vienne maintenant Cajetan
avec ses deux grandes classes — attribution, proportion
nalité — et il sera facile de l'opposer au Maître. Reste
à savoir si l'opposition est formelle ou matérielle, s'il y a
eu déformation, ou construction, ou tout simplement classi
fication. Or ce ne serait plus d'un commentateur, mais
d'un scribe, d'aligner « analogia unius ad unum, ad plura,
ad finem, ad efficiens, plurium ad unum » etc. Comme si
S.Thomas admettait tout autant d'analogies irréductibles (i).
Au contraire, un thomiste intelligent, lorsqu'il se trouve
en face de textes fragmentaires — non pas contradictoires
mais complémentaires — se doit de les organiser selon le
principe d'harmonisation suggéré par le propre Maître.
Comparons, par exemple, ces deux divisions :
i° plurium ad unum, unum ad aliud.
2° plurium ad unum, finem, agentem, subjectum.
Personne n'osera nier que la deuxième ne s'oppose ni
ne se juxtapose à la première, mais en est la simple subdi
vision. Cette forme d'analogie se caractérise en effet par un
terme unique qui est centre d'attribution : il est clair qu'on
pourra la diviser, soit selon le nombre de termes se rapportant
à ce centre, (plurium ad unum; unum ad aliud) soit selon le
rôle que ce centre jouera (ad unum finem, agentem, etc.).
On aura donc :

efficiens (/ Sent., prol. q. i, a. 2,


ad 2; Princ. nat.\ IV Met.,
1. i; 7m, 1.7)
unius subjectum (I Sent., d. 35. q. i, 3.4;
Analogia ad unum Princ. nat.\ IV Met., 1. i ;
plurium IEth.,1. 7)
(I Sent., prol., q. i, a. 2, exemplar (/ Sent., d. 35, q. i, a. 4)
ad2;De Ver., q. 2, a. u,
ad 6 ; / C. G., c. 34; De finem (Princ. nat. ; IV Met., 1. i ;
Pot., q. 7, a. 7 ; V Met., / Eth., 1. 7)
1. 8; I- P., q. 13, a. 5)
(i) DESCOQS, p. 257, n. : i ...constabit Angelicum quinque saltem divisiones
analogiae diversas proposuisse ». Diverses ou complémentaires ?

Analogie.
34 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

Comparons maintenant De Princ. nat. avec / Eth., 1. 7.


fini
i°) De principiis : ) plures attribuuntur uni agenti
subjecto
Ïprincipium
finem
subjectum
plures sec. proportionem ad plura subjecta

Ces textes coïncident saufpour l'addition à lafinde/£//i. :


« vel secundum unam proportionem ad diversa subjecta
eamdem enim habent proportionem visus quoad corpus et
intellectus quoad animam ». Est-ce là un membre oublié de
notre division, en sorte qu'il faille concevoir celle-ci comme
tripartite ?
i unius ad unum
analogia } plurium ad unum
f plurium ad plura.

Pas une minute nous n'hésitons à dire que pour saint


Thomas il n'y a point trois analogies fondamentales mais
deux; on doit donc écrire :
, . ( unium vel plurium ad unum.
analogia < , . , ,
( plurium ad plura.

Ce faisant, utilisons-nous le Maître au profit d'opinions


préconçues ? Que non pas, car nous pouvons nous appuyer
sur deux textes formels: d'abord V Met., 1. 8, où l'on oppose
l'analogie « duorum ad unum » à l'analogie « duorum
ad diversa » (i); ensuite De Ver., q. 2, a. n, qui lève toute
espèce de doute. Saint Thomas commence par déterminer
deux classes d'analogie : convenientia proportionis, conve-
nientia proportionalitatis. Dans la réponse à la sixième
objection il explique que notre « analogia unius ad alterum
et duorum ad tertium » est en réalité une simple division

(i) Je ne puis admettre l'interprétation du FERRARAIS : « Analogia unius ad alterum


condivisa contra analogia duorum ad tertium accipitur tanquam commune quoddam et
dividitur in analogiam proportionis et analogiam proportionalitatis » (In I C.G., c. 34).
Je ne trouve pas un seul texte de saint Thomas qui justifie ceci : toujours lorsqu 'il
oppose ' unius ad alterum » à « duorum ad tcrtium » c'est pour subdiviser l'analogie
d'attribution : un terme unique auquel un ou plusieurs autres se rapportent.
DIVISIONS DE L ANALOGIE 35

de la « convenientia proportionis » (i). D'autre part, que


l'analogia « duorum ad diversa » s'identifie avec la « conve
nientia proportionalitatis » de De Ver., q. 2, a. n, l'exemple
donné V Met., 1. 8 le prouve : « sicut tranquillitas ad mare
et serenitas ad aerem ». Enfin saint Thomas nous enseigne
avant de terminer cet article n, que la « convenientia
proportionalitatis» peut être double, métaphorique et propre.
Le tableau relativement complet des divisions est donc
le suivant :
proportionis (De Ver., unius ( efficiens
q. 2, a. n) ad unum <) subiectum
J ,
seu exemplar
Analogia attributionis (Princ. nat.) plurium ( finem
proportionalitatis (De Ver., q. 2, a. n)
seu propna
plurium ad plura (I Eth., 1. 7) symbolica

Voilà donc que sans théoriser, par une étude toute posi
tive, — simple classement de textes — nous rejoignons les
positions dites « cajétanistes ». Ne nous hâtons pas de triompher
cependant, car dans notre essai d'harmonisation, nous avons
omis un texte important / Sent., d. 19, q. 5, a. 2. De quel
droit lui préférer De Ver., q. 2, a. 1 1 ? Précisément, et comme
il fallait s'y attendre, le P. Descoqs trouve la division des
Sentences « magis universalis et usus immédiate opportu-
nioris ad rem nostram » (p. 211). Mais notre choix n'est
point arbitraire : on ne voit pas, d'abord, pourquoi nous
devrions nous en tenir à la terminologie des Sentences,
alors que saint Thomas ne l'a jamais reprise; c'est à peine
si l'on en retrouve le faible écho dans VII Phys., 1. 8;
au contraire, partout ailleurs on rencontre l'ébauche plus

(i) II suffit pour s'en convaincre de lire l'objection 6°. Cependant il y a cette
nuance qu'ici saint Thomas fait intervenir la notion de • distance déterminée » qui
n'apparaît pas dans nos autres textes. C'est qu'en cette réponse saint Thomas prend
le mot « proportio « au sens propre lequel implique toujours « certa mensura »;
ailleurs au contraire, « secundum quod translatum est ad guamlibet habitudinem
significandam > (/» P.,q. 12, a. i, ad 4; />c Ver., q. 23, a. 7, ad 9, etc.). Notre ad 6m ne
s'oppose pas, comme paraît le croire M. BALTHASAR (L'être et les principes méta
physiques, p. 88) à / C. G., c. 34; De Pot., q. 7, a. 7, mais les complète et insinue une
nouvelle subdivision de l'analogie d'attribution : avec (ad 6) et sans (/ C. G., c. 34)
distance déterminée. De même pour la proportionnalité : talis similitude invenitur
in multum vel parum distantibus (De Ver., q. 2, a. n, ad 4). Nous ne l'avons pas
indiquée, saint Thomas ne la donnant pas expressément comme telle.
36 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

ou moins poussée de De Ver., q. 2, a. n. Si donc les deux


textes sont incompatibles, quiconque veut s'en tenir au
saint Thomas « historique «doit donner la préférence au passage
où s'exprime la pensée définitive du Maître. Mais l'alternative
ne se pose pas, car la division des Sentences ne contredit pas
à la nôtre : elle ajoute simplement aux deux analogies
fondamentales, l'analogie d'inégalité. En effet il suffit de lire
cet endroit pour constater que « analogia secundum inten-
tionem tantum » -- « analogia proportionis seu attribu-
tionis » et « analogia secundum intentionem et secundum
esse » = « analogia proportionalitatis » (i). D'autre part
l'analogie d'inégalité étant, au point de vue prédication, une
pure univocité (/. c., et VII Phys., 1. 8; X Met., 1. 12) elle
n'a pas grand intérêt pour notre recherche, puisque « de
Deo et creaturis nil univoce preadicatur ». Le P. Descoqs
lui-même abandonne (p. 257) cette analogie « physique »
pour ne plus considérer que l'analogie « métaphysique ».
Concluons que Cajetan n'a ni déformé ni sollicité les
textes, et étudions rapidement les divers membres de la
division.
Analogie d'attribution. — C'est, nous l'avons vu,
l'analogie « unius vel plurium ad unum »; saint Thomas
la définit (XI Met., 1. 3; cf. IV Met., 1. i) : « In his
quae preadicto modo dicuntur idem nomen de diver-
sis praedicatur secundum rationem partim eamdem, partim
diversam. Diversam quidem quantum ad diversos modos
relationis, eamdem vero quantum ad id ad quod fit relatio ».
J'épargne au lecteur, pour l'instant, l'exemple de la « santé »
pour lui en proposer un qui soit plus théologique : l'analogie
du terme sacramentum. « Omnia quae habent ordinem ad
aliquid unum, écrit saint Thomas ,abillodenominari possunt...
sic igitur sacramentum potest aliquid dici vel quia in se
habet aliquam sanctitatem occultam, et secundum hoc
sacramentum idem est quod sacrum secretum, vel quia habet
aliquem ordinem ad hanc sanctitatem, vel causae, vel signi,
vel secundum quamcumque aliam habitudinem » (///" P.,
q. 60, a. i). Nous avons ici, à l'état parfait, l'analogie d'attri-
(1) Le P. DESCOQS verrait aussi sans doute dans cette analogie quant à l'être et au
concept, l'analogie d'attribution intrinsèque. Nous y reviendrons.
(2) Cf. infra (ch. II, §§ 2 et 4) les développements complémentaires.
DIVISIONS DE L'ANALOGIE 37
bution plurium ad unum (/" P., q. 13, a. 5). Là, tout se dit
par rapport à la « sainteté », et par le fait même, tout ce qui
est en relation avec elle peut se nommer sacrement; c'est
ainsi qu'on appela de ce nom les serments sacrés, la caution
déposée en lieu saint, la mort du Christ cause de la sainteté,
les rites sources de sainteté, etc. (///" P., q. 60, a. 1 ss.;
IV Sent., d. 1, q.1, a. 1, etc.). Peu importe le rapport pourvu,
qu'il existe.
Deux choses à considérer : le terme unique, les relations
diverses.
1° Princeps analogatum. — Ce terme unique est-il le
seul à réaliser intrinsèquement la notion analogique, en sorte
que l'analogie d'attribution soit, de sa nature, une dénomi
nation extrinsèque, en ce qui concerne les « minora analo-
gata » ? Les thomistes l'affirment, les suaréziens le nient,
tel le P. Descoqs qui qualifie l'opinion « cajétaniste » de
« thèse toute gratuite et pour laquelle on s'autoriserait en
vain de Saint Thomas » (p. 268). En réalité, les thomistes n'ont
jamais nié — comme paraît le supposer le P. Descoqs —
qu'il y eût dans l'analogie d'attribution quelque chose
d'intrinsèque à chaque analogué (1); mais ce que l'on veut
dire c'est que les « minora » ne réalisent pas formellement
la notion analogique comme telle (2); leur seul titre à une
dénomination commune, c'est le fait d'être suspendus au
terme unique qui les définit; impossible de penser ceux-ci
sans celui-là. L'attribution en tant qu'attribution ne pose pas
autre chose parce qu'elle est un pur rapport de dépen
dance. Parler d'attribution intrinsèque, c'est parler « matériel
lement » car « gratia materiae » il peut être question de ce
caractère intrinsèque dans les cas — que nous étudierons
plus loin — d'analogie « mixte », (coïncidence matérielle
d'attribution et de proportionnalité). Mais à parler « matériel
lement » on court risque de poser l'univocité au sein même
(1) /* P., q. 16, a. 6 : « Quamvis sanitas non sit in medicina, nee in urina, tamen
in utraque est aliquid per quod hoc quidem facit, illud signifient sanitatem. »
(2) / Sent., d. 19, q. 5, a. 2, ad 1 : « Intentio sanitatis refertur ad animal, urinam et
diaetam diversimode secundum prius et posterius non tamen secundum diversum
esse quia esse sanitatis non est nisi in animali ».
JEAN DE SAINT-THOMAS a une formule élégante : « Herbahabetintr1mecerelationem
ad sanitatem propter virtutem sanandi et ideo intrinsece dicitur RESPICERE sanitatem,
sed non intrinsece DENOMINATUR sana, et sic sanitas in animali habet rationem
formae, respectu herbae rationem termini extrinsece denominantis. » Logica, 2 p., q.
14, «. 4 (Vives, p. 415).
38 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

de l'analogie, en ne laissant plus subsister entre ses modes


qu'une différence accidentelle; simpliciter eaedem, secun
dum quid diversae, telles paraîtraient souvent, sinon
toujours, attribution et proportionnalité. Au contraire les
thomistes (cf. RAMIREZ, pp. 47, 59) sauvegardent la diver
sité essentielle : « ratio analogata aut invenitur intrinsece in
omnibus analogatis, modo suo, aut non in omnibus sed in
uno solo, in aliis vero extrinsece et denominative ». Division
immédiate, parce que se faisant par affirmation et négation;
formelle et « per se », parce que se fondant sur la cause
formelle intrinsèque; adéquate, parce que s'étendant à tous
les modes d'analogie; analogique, parce que conservant
l'indissoluble « dissimilis — similitudo ». Ces vues peuvent-
elles s'autoriser de S. Thomas ? Je le crois. Puisqu'on nous
renvoie toujours aux textes, remarquons que lorsque le
Maître explique « ex professo » la nature même de l'analogie
d'attribution, il ne parle jamais d'intrinsécisme. Toute la
thèse suarézienne est déduite de passages dans lesquels il
ne s'agit plus de la théorie de l'analogie, mais d'applications
particulières à des cas « mixtes ». Nulle part on ne trouve
explicitement affirmée l'analogie intrinsèque d'attribution;
au contraire sans cesse son caractère « extrinsèque » est mis
en avant, v. g. /* P., q. 15, a. 6 : « quando aliquid praedicatur
univoce de multis, illud in quolibet eorum secundum pro-
priam rationem invenitur... Sed quando aliquid dicitur
analogice de multis illud invenitur secundum propriam
rationem in uno eorum tantnm a quo alia denominantur ».
Cf. /» //*«, q. 20, a. 3, ad 3. Il y a surtout le texte décisif de
/ Eth., 1. 7 — sur lequel nous reviendrons bientôt. Saint Tho
mas y oppose attribution à proportionnalité, et la seule raison
qu'il donne de cette opposition c'est qu'une analogie est
extrinsèque et l'autre intrinsèque : la bonté se dit des choses,
de deux manières 1° « in quantum omnia bona dependent ab
uno bonitatis principio, vel in quantum ordinantur ad unum
finem»: voici l'attribution; 2° «vel etiam dicuntur omnia bona
magis secundum analogiam id est proportionem eamdem,
sicut visus est bonum corporis et intellectus est bonum
animae » : voici la proportionnalité. Or quelle différence les
sépare ? —»Ideo hunc tertium modum praefert (Philosophus)
quia accipitur secundum bonitatem inhaerentem rebus,
primi autem duo secundum bonitatem separatam a qua non
DIVISIONS DE L'ANALOGIE 39
ita proprie aliquid denominatur ». Participation intrinsèque
de la proportionnalité, dénomination extrinsèque de l'attri
bution : il n'y a point de place dans cette perspective pour
une attribution intrinsèque. Sans doute dans l'exemple
particulier choisi par Aristote et saint Thomas les deux ana
logies coïncident matériellement, ce qui permet au P. Descoqs
de les confondre, mais en réalité saint Thomas considérant
la bonté des choses au point de vue analogie d'attribution,
fait abstraction de ce qu'elles sont, par ailleurs, intrinsè
quement bonnes, tout l'esprit est tendu vers la Bonté
séparée : ab uno bonitatis principium; ad unum fine m...
(cf. IV Met., 1. i). Ne confondons pas ce que le Maître a
distingué.
2° Minora analogata. — De ce qui vient d'être dit
dérivent plusieurs conséquences : i° les rapports qui
unissent les « minora » au « princeps » ne sont pas identiques
— ce serait l'univocité — mais divers quoique semblables (i);
2P ces rapports procèdent tous de la causalité extrinsèque et
se multiplient selon la nature de cette causalité et le nombre
des termes en présence; les textes cités ci-dessus en font foi;
3° comme il y a pluralité de relations, il y aura aussi
pluralité de concepts. L'opposition, sur ce point, avec
l'analogie de proportionnalité est bien marquée parlEth., 1.7:
«... vel secundum proportiones diversas ad idem subjectum
sicut qualitas dicitur esse ens quia est dispositio per se entis,
quantitas vero quia est mensura ejusdem et sic de aliis;
vel secundum unum proportionem ad diversa subjecta...
sicut visus est bonum corporis, et intellectus est bonum
animae »; 4° suspendus tous au « princeps » et définis par lui,
les « minora » pourtant ne l'approchent pas tous au même
degré; entre eux il y a inégalité, ils se rangent dans un certain
ordre : « necesse est quod illud nomen per prius dicatur de eo
quod ponitur in definitione aliorum et per posterius de

(i) Le P. SERTILLANGBS (Agnost. ou Anthro., Revue de Phil, 1906, I, p. 156)


estime que dans l'analogie « duorum ad tertium, > le même prédicat est attribué
à deux sujets en raison d'un rapport identique auntroisiemeterme.il ne me semble pas.
Les rapports sont simplement semblables, et semblables parce qu'ils se réfèrent à un
même troisième. Du reste dans cette analogie, à proprement parler, on ne compare pas
les rapports entre eux, autrement il n'y aurait pas, comme le veut Saint Thomas,
« proportio timplexi mais 'similitude proportionumseu proportionalitas. » On considère
simplement le rapport de chaque analogue au terme principal, indépendamment des
autres.
40 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

aliis, secundum ordinem quo appropinquant ad illud


primum, vel magis vel minus » (7a P., q. 13, a. 6).
Des multiples formes d'attribution possibles, nous ne
considérons, en théologie, que celles qui dérivent de l'effi
cience, de la finalité, de l'exemplarité (cf. /' P., q. 7, a. i).
Les « quinque viae » ressortissent, sous un aspect, à ces trois
modes d'analogie. Et il est facile d'apporter d'autres exemples.
Dans l'ordre intentionnel, nous trouvons un cas idéal de
l'attribution pure dans les doctrines ontologistes d'après
lesquelles la créature ne se peut connaître qu'en fonction
du Créateur; dans l'ordre d'efficience, nous rencontrons les
théories occasionalistes de la causalité. Une autre illustration
nous est fournie par l'hérésie luthérienne selon laquelle
la justification, pure dénomination extrinsèque, n'entraîne
point une réalité immanente à l'homme; elle se fait par simple
relation extérieure à Dieu en vertu de l'imputation légale des
mérites du Sauveur. D'où cette conséquence, que déjà
saint Thomas avait prévue : « gratia Dei nihil in homine
ponit, sicut nihil in aliquo ponitur ex hoc quod dicitur
gratiam régis habere, sed solum in rege diligente. » (///
C. G, c. 150; cf. De Ver., q. 27 a. i, obj. 2; // Sent., d. 26,
q. i, a. i, obj. i; /• //", q. no, a. i, obj. i).
L'analogie d'attribution entre Dieu et la créature est
particulièrement chère aux mystiques. Tout est plein de
signes, disait Plotin (Enn., II, 3, 7). Sous le regard extasié
du voyant, peu à peu, les choses, opaques d'abord,deviennent
translucides, elles se dépouillent de leur réalité propre pour
n'être plus que le reflet de la divinité, le vestige des Trois;
tout leur rôle est d'être le signe d'une réalité surnaturelle.
Et l'on nous assure que ce n'est point là comparaison arbi
traire, car il y a un lien objectif, une correspondance entre le
signe et la chose signifiée. Même, dans certains cas extrêmes,
on oublie que nous sommes en présence d'une analogie
mixte : l'être, la vérité, la bonté du monde ne lui sont plus
intérieurs, mais de pures relations. Les réalités les plus
humbles comme les plus élevées ont pour seul et unique
rôle d'être les déguisements sous lesquels se dérobe, pour
mieux stimuler notre recherche amoureuse, Celui-là seul qui
compte, Celui-là seul qui est.
Analogie de proportionnalité propre. — C'est la reine
DIVISIONS DE L ANALOGIE 41

des analogies, celle à laquelle constamment nous ferons


appel. En elle l'idée de similitude proportionnelle se vérifie
dans sa plénitude, car nous avons plusieurs rapports sem
blables, en chacun desquels la perfection analogue se réalise
intrinsèquement et modo suo (i). Alors que dans l'analogie
d'attribution un ou plusieurs des analogues sont sous la
dépendance de celui qui les définit, et donc impliquent un
rapport à l'autre, ici, l'un est, à sa façon, comme l'autre.
Soit la notion de « science » telle qu'elle est dite du Créateur
et de la créature; si je la considère du point de vue de
l'analogie d'attribution pure, alors j'obtiens un rapport de
dépendance (unius ab uno) en tant que la science créée est
causée par la science divine; et l'attribution comme telle ne
me dira pas davantage, elle ne me livrera que cette relation,
cette réalité toute suspendue à une autre, ab alto. Au contraire,
du point de vue de l'analogie de proportionnalité, la science
créée s'intériorise, elle n'est plus ouverte vers le dehors mais
solidement enracinée à l'intime même de la créature; etje vois
que l'intelligence humaine comme l'intelligence divine
possède, intrinsèquement, cette qualité, — c'est-à-dire,
chacune à sa manière — : la divinité ainsi qu'il convient à
l'être par essence, la créature comme il sied à l'être par parti
cipation. La diversité est certes profonde, puisque la perfec
tion est essentiellement modifiée d'après le sujet dans lequel
elle se réalise, mais nous ne tombons point pour autant dans
l'équivoque car malgré cette diversité il y a ceci de commun,
que la notion analogique a avec telle nature où elle subsiste
un rapport semblable à celui qu'elle soutient avec telle autre
nature (2) : ainsi la science convient à l'homme comme à
l'intelligence qui n'est pas son être, à Dieu comme l'intelli
gence qui est son être. Entre ces rapports il y a évidemment
une ressemblance, une proportion, à preuve que je puis
dire : la science divine est à l'être par essence ce que la science
créée est à l'être par participation; signifiant par là que la
(1) FECKES (cp. cit, p. 160) remarque avec raison : « Das Formale dieser Analogie
liegt demnach nicht wie in der Analogie der Attribution, nur in einem Gliede, sondern
in beiden, d. h. in beiden Proportionen, kommt formell jeder der beiden innerlich
zu, aber nicht ohne weiteres auch den vier tennini, oder BegrifTen, sondern nur den
beiden Verhâltnissen, der Proportion zweier termini. »
(2) Elle comporte donc plusieurs relations proportionnées entre elles; ainsi la subs
tance est en relation avec son être, la quantité avec le sien, la qualité de même; et ces
relations diverses sont dites proportionnées entre soi parce qu'elles sont semblables;
ce que la quantité est à son être, la qualité l'est au sien.
42 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

notion de « science » (connaissance intellectuelle certaine et


évidente par les causes) se retrouvera en l'homme comme en
Dieu, proportionnellement, je veux dire en subissant les
modifications requises par son proportionnement à l'être par
essence et à l'être par participation. Entre Dieu et le créé la
distance étant simplement infinie, l'analogie est plus dif
ficile à saisir; elle se voit plus facilement dans le cas de l'ana
logie des catégories dans l'être; mais nous avons voulu nous
en tenir ici à un exemple caractéristique de notre analogie
théologique, la plus difficile de toutes, parce que la plus
lointaine. Nous aurons à la disséquer longuement. Le seul
malheur est que Saint Thomas, qui l'emploie constamment,
n'en a pas présenté une théorie « ex professo », d'où les
obscurités qui subsistent encore, d'où les discussions qui
divisent ses disciples.
Analogie de proportionnalité métaphorique (1). — Après
avoir brièvement décrit les modes pour ainsi dire extrêmes
de l'analogie, il convient de dire quelques mots d'une
forme qui effectue en quelque manière la soudure entre
l'attribution et la proportionnalité propre : c'est l'analogie
de proportionnalité métaphorique.
Lorsque le Seigneur adressait aux Apôtres ces très
douces paroles : « Je suis la vigne, et vous êtes les sarments »
(Jean, XV, 5), il indiquait que, comme il y a une circulation
vitale entre la vigne et les sarments, de même il s'en produisait
une entre le maître et ses disciples.
Ou bien encore, lorsque nous professons que le Christ est
« la tête de l'Eglise entière» (Eph. 1, 22; I Cor. 11,3, etc.), nous
signifions que la triple suréminence active que nous recon
naissons au chef par rapport au corps, se retrouvera propor
tionnellement (d'une manière spirituelle) en Jésus par rapport
à l'Eglise (///" P., q. 8, a. 1). Ces illustrations théologiques
montrent à suffisance que la métaphore est en réalité une
analogie de proportionnalité, car elle comporte au moins
deux rapports auxquels est présente, en une certaine
manière, la notion analogique : « Sicut se habet aqua ad
diluendas maculas corporales ita gratia ad abluendum
spirituales » (IV Sent., d. 1, q. 1, a. 1, q. 5, ad 3) ; mais

(1) Cf. infra ch. II, § a. Section II.


DIVISIONS DE L'ANALOGIE 43
analogie de proportionnalité impropre parce que la perfection
commune n'est point formellement en tous les analogués : le
Christ n'est point « Chef » au sens anatomique du mot, mais
il en remplit les fonctions vis-à-vis de l'Eglise; la grâce ne
lave pas, mais efface les souillures spirituelles. Cela indique
que l'on constate ici une similitude dynamique, une équivalence
d'effets, (/a P., q. 13, a. 6).
Il n'est pas inutile de revenir sur quelques-uns de ces
points. Tout d'abord, que la métaphore soit vraiment une
analogie de proportionnalité, non seulement les exemples
de S. Thomas le prouvent, mais ses textes formels : « duplex
est convenientia vel similitudo. Una.... alia per quamdam
proportionalitatem secundum quam in Scripturis metaphorae
corporalium ad spiritualia transferuntur, ut quod dicitur
Deus esse sol quia est principium vitae spiritualis sicut sol
vitae corporalis ». IV Sent., d. 45, q. 1, a. 1, q. 1, ad 2; cf.
/ Sent., d. 34, q. 3, a. 1, ad 2; // Sent., d. 16, q. 1, a. 2, ad 5;
/// Sent., d. 2, q. 1, a. 1, q. 1, ad 3; IV Sent., d. 1, q. 1, a. 1,
q. 5, ad 3; De Ver., q. 2, a. n;/a P., q. 13, a. 6, etc.
Mais de quel droit affirmer la similitude des rapports ?
En vertu d'une communauté d'effets, répondions-nous.
Qu'est-ce à dire? — Si j'appelle Achille un lion, mon affir
mation tire sa vérité du fait qu'il est courageux comme le
grand fauve. Cette qualité est présente à tous deux, tellement
que la métaphore peut se résoudre en une analogie de propor
tionnalité propre
fiiplus générale
~> : courage
-- = courage . Bien plus,
L
Achille ressemble au lion en ce que celui-ci a de plus carac
téristique (1). La métaphore suppose donc une similitude
très réelle, mais imparfaite, fragmentaire (/a P., q. 83, a. 3),
parce que dans sa signification directe, formelle, le terme
« lion » par exemple, ne désigne pas le courage ou l'audace,
mais une nature déterminée, et que cette nature, Achille ne
l'a point (2) étant homme; on trouve en lui, simplement,
«a/ïçuïWleoninum»(3). Aussi la proportionnalité impropre ne
(1) « In his quae translative dicuntur non accipitur metaphora secundum quam-
cumque similitudem sed secundum convenientiam in illo quod est de propria ratione
cius cuius nomen transfertur. > (De Ver., q.-, a. 2).
(2) Cf. ce beau texte : «Aquae vivae dicuntur quae habent continuum fluxum...
Et hoc dicitur per similitudinem, in quantum enim videntur se movere habent
similitudinem vitae, sed tamen non est in eis ratio vitae, quia hune mot um non habent
• seipsis sed a causa generante eas. > /» P., q. 18, a. 1, ad 3.
(3) /• P-, q- 13, 3• 9 ; I Sent., d. 3, q, a, a. 1, ad 2.
44 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

pourra prétendre rapprocher des essences mais simplement


des manières d'agir (/a P., q. 13, a. 6; / Sent., d. 16, a. 3, ad 3;
De Pot., q. 9, a. 3, ad 1). Ainsi l'on dit que Dieu s'irrite ou se
repent, selon que son action se manifeste à nous comme
semblable, sous un certain jour, à celle d'un potentat irrité
(/a P., q. 3, a. 2, ad 3; q. 19, a. n), ou repentant (/a P.,q.19,
a. 7, ad 1). La métaphore, on le voit, se rapproche singu
lièrement de l'analogie d'attribution puisqu'elle implique
causalité et que l'un des rapports définit l'autre : impossible
de s'élever jusqu'au sens métaphorique si ce n'est à travers
le sens propre (1). Mais d'un autre côté : 1° elle s'exprime
par une proportionnalité (analogia plurium ad plura, et non
pas plurium ad unum); 2° elle est tout de même plus intrin
sèque que l'attribution, l'ordre d'opération étant plus proche
de l'essence que la relation. Il n'y a aucune « santé » dans
le climat, tandis qu'il y a «aliquid leoninum » dans Achille.
On a proposé récemment une « théorie de l'analogie » qui
semble devoir mener celle-ci à la pure métaphore. Sont
analogues, en effet, nous dit-on (2) des réalités qui « diffèrent
du tout au tout » quant à la nature, mais qui se rejoignent par
« une équivalence dans la fonction », cette dernière étant
définie : « l'être lui-même en tant que rapporté à un effet »
et l'on nous donne cet exemple : « L'étendue tactile est...
non pas identique mais analogue à l'étendue visuelle. »
Qu'est-ce à dire? — Que « considérées absolument, telles
qu'elles se révèlent respectivement au tact et à la vue, ces
deux étendues diffèrent du tout au tout... mais que par
rapport aux sensations kinesthésiques dans lesquelles il est
de leur essence de se traduire, ces deux étendues sont équi
valentes » (3). L'analogie serait alors une réalité essentiel
lement dynamique, elle requerrait une différence totale de
natures et une équivalence fonctionnelle. Mais c'est là,
identifier l'analogie comme telle avec un de ses modes, la
métaphore. De fait on nous dit : « Le rôle de la proportion
est essentiellement de rapporter deux natures différentes,

(1) /» P., q. 13, a. 6. — Dans la métaphore il y a donc deux concepts, celui de la


réalité à laquelle le nom convient en propre (c'est le terme de comparaison) et celui
de la réalité qui a quelque rapport avec la première et mérite ainsi d'être désignée
par le même nom.
(2) A. VALENSIN, Une théorie de l'analogie (Rev. d'apol., 15 déc. 1921).
(3) Art. cit., p. 324. Au même endroit on apporte l'exemple du mot « ailes » dit
de l'oiseau et des côtés du bâtiment : une métaphore encore.
DIVISIONS DE L'ANALOGIE 45
dont une seule est directement connue, à un effet identique» (i)
et notre inquiétude augmente, lorsqu 'après avoir illustré
l'analogie des étendues visuelles et tactiles, on ajoute : « Les
analogies, par lesquelles la théodicée remonte de la créature
au créateur, sont pour la plupart de cette espèce, elles repo
sent sur des connexions essentielles d'effet à cause... » (2).
Ceci s'applique fort bien aux attributs d'opération, mais on
ne voit pas comment, dans cette théorie, on peut rendre
compte des attributs essentiels. Puisque l'analogie ainsi
entendue nous fait connaître un être « en raison d'une mani
festation extérieure à lui «(3), nous ne quittons point la sphère
des perfections virtuelles. Je sais bien qu'on maintient
contre Maïmonide et Le Roy que Dieu a vraiment « en lui-
même l'équivalent de ce qu'est la bonté » (4) ou la personna-
Itéi dans l'homme, mais je puis tout aussi bien écrire : Dieu
a vraiment en lui-même l'équivalent de ce qu'est la colère
chez l'homme : certes ses punitions le prouvent assez. En
posant donc la simple équivalence,on n'a rien tranché encore,
il faudra déterminer quelle en est la nature : fonctionnelle ou
« entitative » ? De vrai, pour affirmer de Dieu telle perfection
formelle — bonté ou vérité par exemple — nous n'allons pas
rechercher d'une part quels sont les effets humains de ces
qualités, d'autre part si Dieu en produit de semblables, mais
nous essayons de rattacher ces concepts à l'être, et, y ayant
réussi, nous disons, Dieu est bon, il est la vérité, simple
ment parce qu'il est, et nous le dirions encore, même si nous
ne connaissions aucun effet de la bonté ou de la personna
lité divines(5). Il faut quitter l'ordre dynamique pour l'ordre
d'être, et la similitude fonctionnelle pour la similitude
entitative.
Dans la métaphore, l'un des rapports définissant l'autre,

(1) Op. cit., p. 328.


(2) Op. cit., p. 327. A la page 329, on exprime ainsi l'analogie de * justice » dite
de Dieu et de l'homme : II y a quelque chose en l'homme qui a pour effet d'assurer
une punition aux méchants; or, il y a aussi quelque chose en Dieu qui a le même
effet ; donc « je serai autorisé à l'appeler justice en Dieu ». C'est la pure métaphore.
(3) Op. cit., p. 327. — BLANCHE, L'analogie, p. 262 : « Que m'apprend sur la nature
de l'iode p. e. le concept qui le représente comme sain ? Rien qui soit propre à l'iode,
mais uniquement ceci : il peut, en certains cas, rétablir la santé, or une foule d'autres
substances... sont capables d'un pareil effet. » La similitude d'effet ne nous sort
donc point de l'agnosticisme.
(4) VALENSIN, art. c., p. 337.
(5) Supposé, évidemment, que par la révélation nous connaissions l'existence de
Dieu.
46 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

il est juste de tenir que l'être « atteint par analogie est atteint
à travers une conception qui est proprement celle d'un autre »
(1), mais dans la proportionnalité propre, nous commençons
par abstraire des perfections humaines, un concept analo
gique qui est formellement transcendant, par exemple, un
concept de bonté, qui n'exprime immédiatement ni la bonté
humaine, ni la bonté angélique ni la bonté divine (tout
comme le concept d'être n'exprime pas de soi la qualité plutôt
que la quantité mais l'une et l'autre proportionnellement)
et c'est à travers ce concept abstrait (non pas directement à
travers la bonté humaine ce qui serait anthropomorphique),
que nous contemplons la perfection divine (2).

Analogie de proportionnalité et analogie d'attribution. —


Jusqu'ici nous avons très rapidement esquissé l'explication
traditionnelle des divisions de l'analogie. Mais une difficulté
surgit qui menace de tout réduire à néant : on conteste
fortement l'exactitude de l'interprétation proposée par
Cajetan. Je ne parle pas du P. Descoqs; il est suarézien,
cela explique tout (3). Mais de très authentiques thomistes,
le P. Blanche et M. Balthasar, après le Ferrarais, reprochent
à Cajetan d'avoir confisqué au profit de l'analogie d'attri
bution ce qui appartient à l'analogie comme telle : le
« princeps analogatum ».
Cette nouvelle hypothèse se résume en peu de mots :
l'analogie comportant essentiellement ordre, gradation,
exige de toute nécessité un principe de cet ordre, un premier
terme de cette gradation, et donc, il faut maintenir que toute
analogie, quelle qu'elle soit, requiert un analogué principal
auquel se rattachent tous les autres .
Les arguments du P. Blanche et les textes sur lesquels il
s'appuie ont été supérieurement discutés par le P. Ramirez

(1) L, c., et l'auteur ajoute : « il ne nous servirait guère de savoir que Dieu est bon,
s'il ne nous était interdit, en nous adressant à lui, de nous le figurer capable d'émotion,
ou plutôt c'est notre science même, qui faute d'appui dans l'expérience deviendrait
verbale et comme irréelle. > Nous ne quittons pas la méthaphore !
(2) II y a encore ceci de faux dans cette théorie qu'elle fonde la similitude propor
tionnelle sur l'univocité (pp. 328 ss.). Or, comme le dit le P. DCSCOQS (p. 284) : « Les
rapports univoques à un terme univoque donnent nécessairement comme résidu un
concept univoque. »
(3) On m'excusera si je ne discute pas davantage les vues du professeur de Jersey:
je n'écris pas ici un traité, mais de simples « praenotanda > à une étude théologique.
Videant philosophi I
DIVISIONS DE L'ANALOGIE 47
(op. cit., pp. 74 ss.; et La Ciencia Tomista, mayo 1923, p. 409).
Je ne puis que dire avec le P. Le Rohellec « plenissime
adhaereo ». Du reste, au point de vue — le seul qui nous
occupe ici — des applications théologiques de l'analogie, cette
question théorique est d'importance moindre.On me permet
tra simplement de rappeler ce que j'écrivais à ce sujet dans le
« Bulletin thomiste » (1926, n. 800, pp. 148-150) : « La nouvelle
théorie procède d'une étude trop empirique des textes de
S. Thomas. Une interprétation exagérément « positive » se
heurte, lorsqu'il s'agit d'analogie, non seulement aux dif
ficultés générales inhérentes à toute exégèse, mais à un
obstacle tout à fait spécial à cette matière: le passage de l'«actus
exercitus » à l' « actus signatus ». C'est qu'en effet l'analogie
ayant pour première propriété d'être elle-même analogique,
il s'ensuit qu'elle ne doit jamais être étudiée d'une manière
univoque (1); il faut donc se garder d'étendre à tous ses modes
ce que l'on aura observé au sujet de l'un ou l'autre d'entre
eux,puisque,précisément,affirmerque l'analogie est analogue,
cela signifie que ses modes doivent être essentiellement variés,
que chacun est formellement divers de l'autre. Or, S.Thomas
n'ayant jamais constitué « ex professo » une doctrine de l'ana
logie, mais s'étant très souvent borné à nous donner, avec
sa sobriété bien connue, les explications nécessaires à des
applications particulières de la méthode, il saute aux yeux
qu'à vouloir tirer, directement, d'une confrontation de textes
une théorie générale, on court risque d'inventer une hypo
thèse étriquée, valable seulement pour certains modes de
l'analogie et ne pouvant en aucune manière se présenter
comme une doctrine de l'analogie en tant que telle. Et la
tâche se compliquera singulièrement, si, dans un cas donné,
deux modes d'analogie interfèrent; on frôle alors ce para
logisme qui consiste à conclure d'une coïncidence matérielle
à une coïncidence formelle, et l'on aboutit à une théorie

(1) Le P. LE ROHELLEC en donne un exemple frappant : la formule « per prius et


posterius • dont le P. Blanche et M. Balthasar font grand état, n'a pas le même sens
lorsqu'on l'applique à l'attribution et à la proportionnalité. Il montre, textes de
saint Thomas en mains, que » in attributione significat minora analogata per posterius
denominari secundum dependentiam a principe analogato; in proportionalitate autem
propria, prioritas et posterioritas non considerantur secundum ordinem dependentiae
a principaliori, sed secundum inaequalitatem in perfectione habenda » (p. 673). Non
pas que l'inégalité soit l'apanage de l'analogie de proportionnalité; dans l'attribution
« plurium ad unum > il y a inégalité, mais inégalité dans les rapports de dépendance
et non plus dans la participation intrinsèque.
48 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

moyenne qui, pratiquement, pose l'univocité entre les divers


modes d'analogie, et fournit un bel exemple de la « fallacia
a dicto secundum quid ad simpliciter ». Le sophisme nous
guette d'autant plus que les « cas mixtes » abondent en méta
physique; je ne sache pas un seul exemple (actus exercitus)
d'analogie d'attribution pure en ontologie ou en théologie
thomistes; toujours l'attribution se mêle à la proportion.
De là ce phénomène qui a tant frappé les tenants de la nou
velle interprétation : S. Thomas semble dans les applications
particulières (in actu exercito) passer de l'attribution à la
proportion sans crier gare : ce sont tout simplement des
« cas mixtes » (1). Est-ce à dire que l'on puisse attribuer à
un mode d'analogie les propriétés de l'autre, soit, dans
l'espèce, prêter le « princeps analogatum » de l'attribution
à la proportion ? Nous ne le pensons pas. Ce serait oublier
que l'analogie est analogique, et, sous prétexte de sauvegarder
la lettre apparente de S. Thomas, contredire sa doctrine
constante sur l'abîme qui sépare l'analogue de l'univoque.
A ce reproche d'univocité (que d'un autre point de vue
le P. Ramirez lui avait déjà fait), le P. Blanche a répondu :
« Dans l'opinion que j'adopte après S. de Ferrare, l'analogie
ne devient pas pour autant univoque. Si d'une part, le rôle
de principe reste le même sous un certain rapport, quelle
que soit l'analogie, c'est qu'il ne saurait sans cela demeurer
principe. Mais il n'est pas principe au même degré dans
l'analogie d'attribution et dans l'analogie de proportion, et
ceci suffit à maintenir le caractère essentiel de l'analogie »
(Rev. de phil., 1923, p. 259). Il y aurait beaucoup de remar
ques à faire sur cette solution. Bornons-nous à dire qu'elle
nous paraît inopérante, car elle ne réussit, semble-t-il, à
maintenir entre les deux analogies qu'une simple différence
de plus ou de moins, telle qu'elle se vérifie entre les degrés
divers de réalisation d'une perfection univoque (analogia
inaequalitatis). Le « pas au même degré » n'équivaut aucune
ment au « simpliciter diversum »; or, le P. Blanche, tout le
premier, affirme que les analogues différent quant à l'essen
tiel, et ne conviennent que sous un aspect « très secondaire ».

(1) Dans sa « discussion avec le P. Ramirez», M. BALTHASAR (L'abstraction et


l'analogie de l'être, p. 190) en appelle à l'analogie entre Dieu et la créature, cas « mixte »
s'il en fut jamais ! Rien d'étonnant qu'il y trouve réunies ces caractéristiques des deux
analogies.
DIVISIONS DE L'ANALOGIE 49
Mais ici, tout au contraire, la différence est accidentelle
(question de degré) et l'identité foncière! Aussi, poussé par
une logique immanente, le R. P. finit-il par asseoir son analo
gie « sur le roc sans fissure de l'univoque » (ib., p. 270), ce qui
inquiète à juste titre M. Balthasar, une pareille théorie
ruinant l'analogie qu'elle paraissait fonder.
A plusieurs reprises, j'ai parlé de « cas mixtes », d'inter
férences d'analogie (i). Ce n'est point là une création artifi
cielle, fruit d'idées systématiques. Que l'on veuille bien
méditer les textes suivants : «..invenimus aliquid analogice
dictum de duobus quorum unum ad alterum habitudinem
habet,sicut ens dicitur de substantia et accidente ex habitudine
quam substantia et accidens habent, et sanum dicitur de
urina et de animali ex eo quod urina habet aliquam simili-
tudinem ad sanitatem animalis. » (De Ver.,q. 2, a. n; cf.
IV Met., 1. i; De Ver., q. 21, a. 4, ad 4; De Pot., q. 7, a. 7;
7a 7/ae., q. 29, a. 2, ad i). Voici l'analogie d'attribution
pure, affirmée de l'être : l'accident n'existe qu'en vertu de sa
relation à la substance (ens ends).
Au contraire, « ...unum analogia sive proportione, sicut
substantia et qualitas in ente, quia sicut se habet substantia
ad esse sibi debitum ita et qualitas ad esse sui generis con-
veniens »/// Sent., d. i, q. i, a. i. Voici encore l'analogie de
l'être, mais cette fois-ci c'est l'analogie de proportionnalité.
L'accident se caractérise alors par son rapport transcendental
à l'être qui lui convient : « Diversa habitude ad esse impedit
univocam praedicationem entis » (De Pot., q. 7, a. 7). On
considère ici la notion d'être comme dominant la substance et
l'accident en lesquels elle se réalise proportionnellement :
« Cum ens praedicatur analogice de decem generibus dividitur
in ea secundum diverses modos.Unde unicuique generi debetur
proprius modus essendi » (/ Sent., d. 22, q. i, a. 3, ad 2). Où
le P. Blanche a-t-il vu un « analogue principal » dont le
concept figure dans la définition des autres ?
(i) FECKES (p. 175) admet également ces interférences d'analogies : « Dièse
Analogie der Proportionalitat enthâllt oft in sich virtuell auch eine Analogie der
Attribution ». — L'analogie d'attribution intrinsèque du P. DESCOQS est évidemment
l'analogie « mixte » (cf. Arch. Phil., IV, pp. 117 ss.) —Un excellent exemple d'analogie
mixte est fourni par le rapport des vertus morales avec la prudence. En tant qu'habitus
chacune se définit sans relation avec la prudence (proportionnalité) : au contraire
en tant que vertus morales, toutes sont définies par la prudence (attribution) Cf. De
Virt., a. 12, ad 16; /// Sent.,d. 33, q. i, a. i; //» //»., q. 50, a. i, ad i. — De
même en ce qui concerne la charité : //« -7/ae, q. 23, a. 4, ad i.

Analogie. 4
50 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

Si l'on n'admet pas cette double analogie de l'être, on ne


comprend pas l'opposition apparente de De Ver., q. 2, a. n
et de / Sent., d. 19, q. 5, a. 2, ad 1. Dans le premier passage,
(cf. ci-dessus) saint Thomas donne comme exemple d'une
seule et même analogie l'être et la santé. Cette assimilation est
remarquable puisque tout le monde admet que le fameux
«sanum» se rapporte à l'analogie d'attribution extrinsèque. Or,
dans le textedes Sentences,lasantéest donnée commeexemple
d'analogie « secundum intentionem tantum », et l'être comme
exemple d'analogie « secundum intentionem et secundurn
esse ». Pourquoi dissocier en un endroit ce que l'on unit dans
l'autre ? Manifestement parce que la notion d'être est sus
ceptible d'une double analogie. Dans un cas, saint Thomas,
considérant l'attribution, insiste sur la relation de dépendance
(inhérence) :«Ens de substantia et accidente dicitur secundum
quod accidens ad substantiam respectum habet » (IC. G. ,34);
dans l'autre, considérant la proportionnalité, il met l'accent
sur la participation intrinsèque et inégale à une même per
fection : «...sicut ens dicitur de substantia et accidente et de
talibus oportet quod natura communis habeat aliquod esse in
unoquoque eorum de quibus dicitur sed differens secundum
majorem vel minorem perfectionem» (1). Plus de dépendance
vis-à-vis d'un analogué principal. Si l'accident est dit « être »,
ce n'est plus comme tantôt en vertu d'un rapport, « ex habi-
tudine », mais parce qu'il a son mode propre d'être : « pro-
prius modus essendi ». Il est proportionné à son être, comme
la substance au sien, en vertu d'une relation transcenden-
tale (/// Sent., d. 1, q. 1, a. 1). Cette interférence, cette
coïncidence matérielle de deux analogies formellement
distinctes , c'est ce que nous avons nommé les cas «mixtes» (2)
Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue, en ce qui con
cerne l'analogie de l'être, qu'elle se présente à nous sous un

(1) Notons encore dans ce passage que, parlant d'attribution, saint Thomas emploie
l'expression * prias et posterius » (una intentio refertur ad aliam per prius et posterius) ;
au contraire, parlant proportionnalité, il substitue à la première expression, cette autre
« magis et minus » (differens secundum majorem vel minorem perfectionem) ce qui
insinue l'absence de dépendance de l'un vis-à-vis de l'autre.
(2) Cf. encore le texte tout à fait caractéristique de / Eth., 1. 7 : la bonté se dit des
,choses créées, de trois manières : (a) et (b) analogies d'attribution pure, avec rapporta
au suprême analogué : « in quantum omnia bona dependent ab uno bonitatis principio,
vel in quantum ordinantur ad unum finem >; (c) analogie de proportionnalité sans
dépendance : » VEL etiam dicuntur omnia bona magis secundum analogiam id est
proportionem eamdem, sicut visus est bonum corporis et intellectus est bonum animae.
DIVISIONS DE L'ANALOGIE 51
double aspect : l'être-essence et l'être-existence. (C'est ce
qu'oublie entre autres, J. HABBEL. Die Analogie u. s. w.; cf.
notre recension dans le Bull. Thom., 1929, p. 536). Cette
dualité explique pourquoi saint Thomas affirme tantôt que
le rapport au Créateur n'entre pas dans la définition(essence)
des êtres (/a P., q. 44, a. 1, ad 1) tantôt, au contraire :
« creatura non habet esse nisi secundum quod a primo esse
descendit, unde nec denominatur ens nisi in quantum
primum ens imitatur » (/ Sent., prol. q. 1, a. 2, ad 2).
L'ordre des existences étant éminemment relatif.contingent,
on est obligé de remonter à un premier existant qui est
l'Etre subsistant « omnibus causa essendi » ( // C. G., c. 15).
Le théologien affirme donc, et avec raison (creatio terminatur
ad esse) un terme unique (unum numero) auquel tout se
rapporte dans cette ligne de l'être-existence.
Mais il y a encore l'être-essence du métaphysicien, lequel
se divise en dix catégories. Nous y reconnaissons bien une
analogie d'attribution entre cet accident et sa substance, cet
autre et la sienne,bref,d'une manière générale .entre l'accident
et la substance, celle-ci faisant fonction de terme unique
(cf. / C. G., 32); cependant ce n'est pas tout : la substance et
l'accident se rapportent à l'être, mais de quelle manière?
Est-ce comme à un terme unique, comme tantôt l'être créé au
Premier Existant, et l'accident à la substance ? Non pas,
car l'être convient selon une participation intrinsèque à
l'accident et à la substance ce qui veut dire que la subs
tance est en rapport, non plus avec l'être « unum numero »,
mais avec son être, et l'accident avec le sien : l'être ici n'est
plus strictement un, — terme unique — il est « unum
proportione », l'être de la substance n'étant pas celui de
l'accident (1). Il est significatif que, dans son dernier travail,
voulant prouver que, même dans l'analogie de proportion-

Ideo hune tertium modum praefert, quia accipitur secundum bonitatem inhaerentem
rebus, primi vero secundum bonitatem separatam a qua non ita proprie aliquid
denominatur >. Voici donc deux sortes d'analogies qui coïncident « gratia materiae >,
mais voici également que saint Thomas oppose la dépendance à l'inhérence, l'inégalité
de rapports extrinsèques à l'inégalité de réalisations intrinsèques.
(1) Voici deux textes décisifs : Qd. 2, a. 3 : « Hoc nomen ens secundum quod
importat rem cui competit esse, sic significat essentiam rei et divitur per decem
gênera; non tamen univoce quia non eadem ratione competit omnibus esse, sed
tubstantiae quidem per se, aliis autem aliter ». / Sent., d. 22. q. I, a. 3, ad 2 : « Cum
ens praedicetur analogice de decem generibus dividitur in ea secundum diversos
modos; unde unicuique generi debetur proprius modus prsedicandi. »
52 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

nalité, « le concept de l'analogue principal, concept d'une


unité parfaite, figure dans la définition des autres », le
P. Blanche apporte des exemples qui sont en réalité des
métaphores (i) : alors nul doute que l'un des rapports
définisse l'autre, rien d'étonnant que les exemples confirment
merveilleusement la thèse ! (2) et c'est un spectacle réjouis
sant de voir l'auteur prendre ses métaphores pour les
analogies de proportionnalité propre. En effet, à propos
d'un exemple sur lequel on insiste beaucoup (celui de cette
automobile que l'on a nommée auto-chenille, parce que,
comme l'insecte de ce nom, elle « rampe »),on écrit, prévoyant
l'objection : « entre la chenille insecte et l'auto-chenille, la
proportion n'est pas métaphorique, mais réelle, car l'auto
rampe réellement comme rampe la chenille » (3). Mais il est
de toute évidence qu'en disant d'un soldat héroïque : «c'est
un lion », j'affirme que le courage est réellement et intrinsè
quement dans le soldat, et pourtant mon dire n'en est
pas moins métaphorique. Pourquoi ? parce qu'il ne porte pas
sur le mot « courage » mais sur le mot « lion ». Tant que je me
borne à constater :
le lion est courageux — le soldat est courageux
la chenille rampe — l'auto rampe,
il n'y a pas métaphore, car le lion et le soldat sont tous
deux vraiment courageux, car la chenille et l'auto « rampent
réellement et proportionnellement ». Mais alors, l'un des
analogues ne définit point l'autre (4), j'ai simplement un
concept analogique de « courage » et de « rampement »
abstrayant du lion et du soldat, de l'auto et de la chenille (5).
(1) Ainsi le mot « ailes » dit de l'édifice, du nez, de l'armée; le mot « rame » dit des
nageoires et de l'avion; le mot « chenille », dit de l'insecte et de l'auto.
(2) Art.cit., p. 26.
(3) Ibid., p. 259. On voit poindre la même confusion que tout à l'heure chez
le P. Valensin.
(4) Cf. CAJETAN, op. cit., p. 279 : « Ex eo v. gr. quod « principium » dicitur esse id
ex quo res fit, aut est, aut cognoscitur et haec ratio in omnibus quae principia dicuntur
salvatur, principii nomen univocum creditur. Erratur autem quia ratio ipsa non est
una simpliciter sed proportione et voce. . . neque enim fieri, neque esse neque cognosci,
neque ly ex, niiiiii omnino est rationis sed proportionalis. Et propterea ratio illa in
omnibus, utpote proportionalis, salvatur ».
(5) II n'y a point de terme unique auquel se réfèrent les autres, car le lion est en
rapport avec son courage, et non pas avec celui de l'homme, et vice-versa. Ce n'est
pas exactement le même courage ni le même rampement qui se retrouve respecti
vement dans l'homme et le lion, dans l'insecte et l'auto, tandis que c'est exactement
la même santé — numériquement la même — à laquelle se rapportent l'aliment, l'air,
la couleur et le médicament. I» //ae, q. zo, a. 3, ad 3.
FONDEMENT ONTOLOGIQUE DU CONCEPT ANALOGIQUE 53
La métaphore ne commence qu'au moment où j'appelle le
soldat un lion, et l'auto une chenille, car il est par trop clair
que la nature du lion et celle de l'insecte ne se retrouvent pas
intégralement dans le soldat et dans l'auto respectivement,
il n'y a de commun qu'un effet semblable (/a P., q. 33, a. 3).
Diversité totale de natures, similitude d'effets, alors certes il
y a métaphore, et l'un des termes définit l'autre, puisque je ne
puis savoir ce qu'est l'auto-chenille si ce n'est au moyen du
concept de l'insecte; j'ignorerai ce qu'est le soldat-lion si
je ne le vois à travers le courage du fauve. Mais aussi nous
sortons de la question qui était de savoir si dans la propor
tionnalité propre l'un des termes définissait l'autre.
Il semble donc que nous puissions maintenir, en toute
sécurité, l'opposition qui, traditionnellement, sépare les
deux analogies : dans l'attribution il y a plusieurs rapports à
un terme unique; dans la proportionnalité, point de terme
unique, mais simplement des rapports proportionnés entre
eux.

III. — FONDEMENT ONTOLOGIQUE, ABSTRACTION


ET UNITÉ DU CONCEPT ANALOGIQUE.

Qu'est-ce qui justifie la prédication analogique} — Si


l'analogie est autre chose qu'une vue de l'esprit, il doit y
avoir, dans la réalité, quelque chose qui la justifie et lui
confère une valeur objective.
D'une manière très générale, toute analogie suppose
deux conditions ontologiques : 1° une pluralité réelle d'êtres,
et donc entre ces êtres une diversité essentielle. — Le
monisme est l'ennemi-né de l'analogie ;— 2° au sein de cette
multiplicité, de cette inégalité, une certaine unité.
Fondement « éloigné », qui se retrouvera, proportion
nellement, en chaque mode d'analogie.
Pour ce qui concerne l'attribution, aucune difficulté. Les
textes de saint Thomas cités ci-dessus proclament que cette
analogie repose, objectivement, sur un lien causal (causalité
extrinsèque, avons-nous précisé). C'est cela qui rapproche des
choses de soi disparates, et les ordonne en fonction d'un
54 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

terme unique. Lorsque nous parlons d'un acte mauvais, d'un


mauvais livre, d'une passion mauvaise, nous unifions en un
concept des réalités diverses. Qu'est-ce qui nous justifie ?
— Une pluralité de rapports à l'action volontaire, dans
laquelle, seule, se rencontre formellement le mal moral.
Voilà bien l'unité relative d'une multiplicité réelle.
Au contraire, lorsque en vertu de l'analogie de propor
tionnalité propre, je joins dans une commune perfection — par
exemple la « vie » — une série d'êtres divers — par exemple
la plante, l'animal, l'homme, l'ange —, ce n'est plus en
vertu de plusieurs relations accrochées à une seule perfection
réalisée, mais du fait de tout autant de réalisations, puisque
la plante vit, comme l'animal, comme l'homme, comme
l'ange. S'ensuit-il qu'on puisse les grouper sous une même
accolade ? Non sans doute : de toute évidence, l'ange ne vit pas
à la manière dont la plante vit. Y-a-t-il donc simple rencontre
verbale? — Non encore, car à ce rapprochement dans le
concept, correspond un rapprochement dans les choses; la
diversité des manifestations ne doit pas nous faire oublier
ce qu'elles ont de commun. Même, il se passe ceci de
remarquable, que l'on ne va pas de l'un à l'autre des degrés de
la vie — comme d'une espèce à l'autre — grâce à l'adjonction
de différences hétérogènes, mais tout simplement par
explicitation des diverses modalités incluses déjà au sein
d'une même perfection (i), aucune des réalisations pos
sibles qui ne soit confusément exprimée par la notion
analogique : les phénomènes vitaux sont autres dans la
plante et dans l'homme, ils n'en restent pas moins, formel
lement, vitaux; ce qui les différencie, c'est encore de la vie;
tout se passe comme si d'un extrême de la série à l'autre, la
vie, par une sorte de dynamisme interne, déroulait une
infinité de modes immanents, et, en se précisant, s'enrichis
sait par le dedans, sans additions extrinsèques.
On aboutit ainsi à une première conclusion : à la base
d'un concept analogique, on retrouve une réalité (vie, bonté,
être, etc.) qui s'épanouit selon des modes divers, quoique
immanents (2). Cette immanence fonde l'unité, mais cette
(1) «, Aequivocum dividitur secundum res significatas, univocum vero dividitur
secundum differentias, sed analogum dividitur secundum diverses modos ». I Sent.
A. 22, q. I, a. 3, ad 2.
(2) « In analogis considerantur non diversae realitatea, sed divcrsi modi essendi
FONDEMENT ONTOLOGIQUE DU CONCEPT ANALOGIQUE 55

diversité empêche l'identité absolue. Unité, quoique nous


ne sortions pas de la perfection analogique : rien n'est
surajouté; mais unité fort relative, puisque la perfection
varie à fond en chacune de ses réalisations.
De cette doctrine plusieurs conséquences se dégagent.
Les modes fondent la proportionnalité : il y a pluralité de
rapports semblables, du fait que chaque analogue exprime la
perfection à sa manière; dans l'animal, on ne retrouve pas
exactement la même vie que dans le végétal; c'est la même,
toute proportion gardée, c'est-à-dire, comme il sied à un être
plus complexe. Puisqu'il y a absolue commensuration entre
la nature de chaque analogue et son mode de participation, il
s'avère que celle-ci sera plus ou moins parfaite, selon le rang
que l'analogue occupera dans la série des essences. D'où une
inévitable et foncière inégalité: «... de talibus oportet quod
natura communis habeat esse in unoquoque eorum dequibus
dicitur, sed differens secundum rationem majoris vel
minons perfectionis ». (/ Sent., d. 19, q. 5, a. 2, ad i).
Mais cette gradation n'a rien à voir avec la variabilité que l'on
constate au sein d'une notion univoque. L'artiste consommé
sait faire vibrer une corde de manière à en tirer un son
éclatant qui peu à peu s'éteint et meurt — l'intensité varie
mais c'est toujours la même note —. Faut-il concevoir ainsi
l'émanation de la vie, prenant sa source en Dieu, pourvenirse
perdre dans le monde végétal, où, dit Denys, on en surprend
le dernier écho ? (7a P., q. 18, a. i, s. c.). Si nous ne voulons
pas du panthéisme, il est clair qu'une inégalité purement
accidentelle ne saurait suffire. D'eux-mêmes, les maxima et
les minima ne brisent jamais l'univocité (/ Sent., d. 35, q. i,
a. 4, ad 3); il faut, pour ce faire, descendre à la racine même de
l'être ( i). « Similitude creaturae ad Deum déficit a similitudine
univocorum in duobus; primo quia non est per participa-
tionem unius formae, sicut duo calida secundum parti-
cipationem unius caloris; hoc enim quod de Deo dicitur
praedicatur de Deo per essentiam, de creaturis vero per

eiusdem realitatis • De Pot., q. 9, a. 2, ad 6. « Inveniuntur aliqua addere supra ens quia


ens contrahitur per decem gênera quorum unumquodque addit aliquid supra ens,
non aliquod accidens vel aliquam differcntiam quae sit extra essentiam entis, scd
déterminatum modum essendi qui fundarur in ipsa essentia rei » De Ver., q. 21, a. I.
(i) Cf. De Pot., q. 7, a. 7, ad 3 : quand est-ce que le plus et le moins détruisent
l'univocité ? Cf. encore MAÎMONIDE, Guide, I, ch. 35, p. 130; ch. 56, p. 228.
56 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

participationem, ut sic talis similitude creaturae ad Deum


intelligatur qualis est calidi ad calorem, non qualis calidi ad
calidius. Secundo quia ipsa forma in creatura participata
déficit a ratione ejus quod Deus est, sicut calor ignis déficit
a ratione virtutis solaris per quam calorem générât »
(De Pot., q. 7, a. 7, ad 2; De Anima, a. 7, ad 6; / Sent., d. 8,
q. 2, exp. lit.; I* P., q. 4, a. 3).
A notre question du début : sur quelles bases ontologiques
doit s'appuyer l'analogie de proportionnalité propre —, il
faut donc répondre en dernière analyse : une perfection
doit exister objectivement, qui réponde aux trois conditions
suivantes : i° participation intrinsèque en chaque analogue;
2° selon des modes essentiellement divers et gradués; 3° tels
cependant que rien en eux ne soit extrinsèque à la perfection
analogique où ils s'unissent.
On peut parvenir au même résultat par une voie un peu
différente. Le mot « analogie » évoque immanquablement
l'idée de ressemblance. Or, la ressemblance est une relation
causée, en des sujets distincts, par la communauté dans la
forme (/a P.,q. 4, a. 3;! Sent., d.2, exp. lit;/M^., 1. 12, etc.).
Ce qui importe ici, c'est moins la relation que la forme qui la
fonde (De Pot., q. 2, a. 4, ad 3). On prévoit donc toute une
gamme. Similitude univoque, qui a pour base la communi
cation à une même forme spécifique ou générique; tout à fait
parfaite, lorsqu'il y aura commune mesure (égalité); déjà
moins, lorsqu'il y aura différence d'intensité (X Met. 1. 4);
encore moins, lorsque la communauté sera purement géné
rique (7a P., q. 4, a. 3). Beaucoup plus distante encore sera^la
similitude analogique que saint Thomas appelle « similitudo
dissimilium ». et qui se fonde, non plus sur l'unité d'espèce
ou de genre, même très éloigné (De Ver., q. 2, a. n, ad 2),
mais sur une participation foncièrement inégale, un ana
logue étant tel par essence, l'autre par une quelconque
imitation (De Pot., q. 3, a. 4, ad 9; / Sent., d. 48, q. i, a. i;
II Sent., d. 16, q. i, a. i, ad 3); et même au sein de la simi
litude proportionnelle règne encore l'analogie, puisque dans
la proportionnalité propre, c'est une perfection essentielle
qui est proportionnellement commune tandis que la méta
phore ne rapproche pas des natures, mais simplement des
effets (II Sent., d. 34, q. 3, a. i, ad 2; P P., q. 18, a. i, ad 3;
De Pot., q. 9, a. 3, ad i).
FONDEMENT ONTOLOGIQUE DU CONCEPT ANALOGIQUE 57

II convient de noter que la ressemblance analogique,


telle qu'on l'étudié dans le traité de Dieu, a un fondement
ontologique « mixte »; ce n'est que par un effort d'analyse
que nous parvenons à isoler attribution et proportionna
lité. Dans la réalité des choses, la similitude entre la créa
ture et le Créateur suppose conjointement : une partici
pation intrinsèque et une dépendance de la part de la créature :
« Illa quae sunt A Deo assimilantur ei in quantum SUNT entia
(/a P., q. 4. a. 3); res creatae naturae divinae aliquomodo
similantur prout a primo ente sunt entia; et a bono bona et
sic de aliis » (De Pot., q. 3, a. 4, ad 9,). Le caractère com
plexe ou mixte de cette ressemblance se trouve peut-être le
mieux marqué dans le texte suivant du commentaire sur le
34e Psaume, v. 7 : « quae de Deo et homine dicuntur similia,
de homine dicuntur per remota, quasi dicat : Deus est, et tu,
sed tuum esse est participatum, suum vero essentiale; et
similiter de aliis, et ideo haec similitude est dissimilium ».
Dieu est, et toi aussi tu es; donc, pas d'attribution pure,
mais vraie proportionnalité propre; cependant II est son
être, et toi tu participes à l'être ; donc, pas de proportionnalité
pure, mais attribution, rapport de dépendance, ce qui est
participé étant causé par ce qui est par essence.
Il y aurait à creuser tous ces problèmes, à agiter d'autres
questions, mais cela dépasserait manifestement le cadre
de simples et humbles « praenotanda ». Au reste, ce qui
surtout nous préoccupe en ce livre, c'est moins un débat
métaphysique que les questions de critique, moins l'analogie
de l'être que l'analogie comme moyen de connaître. Il est
certain que celle-ci suppose celle-là, aussi devions-nous
indiquer la connexion, mais on nous excusera si, pour le
reste, nous renvoyons aux travaux des philosophes (i).

Abstraction et unité du concept analogique. — « Rien n'est


plus difficile à préciser que la nature particulière de l'abstrac
tion analogique de façon à la différencier toujours de celle de
l'univoque » (2).
(1) Cf. les articles cités de LE ROHELLEC; MANSER; BALTHASAR (L'être, etc., p. 20);
GARRIGOU-LAGRANGE, Applicationes doctrinae de actu et potentia (Acta primi congres,
thom. internat. Romae, 1925, p. 33); en sens contraire : DESCOQS., op. cit., pp. 292 ss.
(2) P. GENTIL, L'analogicité de l'être, p. ai. — Sur toute cette question cf. CAJE-
TAN, In De Ente et Essentia, q. i (éd. de Maria, p. 7-21); De Nom. Anal., c. 5; Op. de
Conceptu Entts; CAPREOL. d. 2, a. i, ad arg. contra nonam conclus.
58 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

Tout le monde doit être d'accord sur deux points : i° dans


les sujets où elle se réalise, la perfection analogique est sim
plement diverse. L'univoque, au contraire, c'est l'identique;
2° entre un genre et sa différence il y a distinction adéquate.
Le concept analogique, lui, représente des objets essentiel
lement différents, jusques et y compris leurs différences
mêmes (DESCOQS, p. 233). Ainsi les notes « par soi, en soi,
en un autre », qui distinguent, et combien profondément,
l'être par essence, l'être-substance, l'être-accident, ne sont
pas étrangères à l'être (De Ver., q. i, a. i; 7a P., q. 3, a. 5).
« Ce par quoi les êtres diffèrent ainsi positivement n'est
pas seulement l'être par identité, mais est comme tel,
formellement réel et être » (DESCOQS, p. 237). Ce sont
là deux données incontestables, que toute théorie ultérieure,
loin de contredire, devra exploiter. Or, il nous semble de
toute évidence que, dans ces conditions, une abstraction
imparfaite, une unité proportionelle, sont possibles, et elles
seules.
i° Elles sont possibles. De vrai on pourrait en douter. Le
terme « vie » par exemple, recouvre en Dieu et en l'homme
des réalités tellement autres, que l'on se demande avec
angoisse s'il y a là davantage qu'une pure homonymie. Et
l'on est bien forcé de convenir que l'abstraction est impos
sible, si l'on considère les analogues en absolu. Seul est con
cevable un concept qui fasse abstraction de ce que les ana
logues sont en absolu, pour représenter ce qu'ils ont de pro
portionnel : « abstrahit conceptus analogi nominis non sicut
unum simpliciter, sed sicut unum proportione seu simile
secundum proportiones, a multis absolute... Cum fit huius-
modi processus : omnis perfectio simpliciter est in Deo;
sapientia est perfectio simpliciter, ergo; in minori ly sapientia
non stat pro hac vel illa ratione sapientiae, sed pro sapientia
proportionaliter, i. e. pro utraque ratione sapientiae non con-
junctim vel disjunctim sed in quantum sunt indivisae pro
portionaliter » (CAJETAN, De Nom. An., p. 262, 277).
2° Elles sont seules possibles. On se demande de quelle
manière l'intelligence pourrait, sans perdre tout contact avec
le réel, construire un concept analogique parfaitement
abstrait et un, ne se distinguant du concept générique que
par de menues différences. Pour ce faire, la notion analogique
devrait ne subir aucune modification dans son essence, selon
FONDEMENT ONTOLOGIQUE DU CONCEPT ANALOGIQUE 59

qu'on l'attribue à tel ou tel analogue. Or, ce n'est manifes


tement pas le cas. Loin de rester inchangée, elle varie. La
notion d'être par exemple signifie une essence, et « connote »
l'existence; or, il tombe sous le sens que ce rapport à l'exis
tence est autre, selon qu'il s'agit du possible ou de l'actuel,
du créé ou de l'incréé, de la substance ou de l'accident.
Lorsque j'affirme l'être de ces divers analogues, il est clair
que je l'affirme dans la mesure et de la manière que l'être s'y
trouve réalisé, autrement mon affirmation serait fausse, et ne
désignerait pas plus tel analogue que tel autre. Mais cette
mesure et cette manière sont simplement diverses! Donc, la
notion d'être ne se maintient pas identiquement la même —
comme la notion abstraite d'animal, lorsqu'on l'attribue au
rat ou à l'éléphant.
Je sais bien qu'on prétend conserver seulement un
« aspect commun », négligeant les différences; mais le moyen
de les négliger, si elles sont aussi formellement incluses dans
la perfection analogique que ce prétendu aspect commun ?
(/// Met., 1. 8) Autant vouloir qu'une notion fasse abstrac
tion de soi-même, chose aussi impossible que de sauter par
dessus son ombre. Similitude et dissimilitude sont indissolu
blement liées, et c'est un leurre que de les vouloir dissocier;
bien plus, c'est être le jouet d'une illusion spatiale, comme
si l'analogue était mi-parti d'univoque et d'équivoque.
Le concept objectif n'est pas vide; ayant un contenu, il
représente quelque chose; or, comment représenter, avec
vérité, comme parfaitement un, ce qui est , de soi, essentiel
lement divers ? Il y a là, vraiment, du « logicisme » (i). Si, en
considérant la forme d'une argumentation analogique, on ne
perd pas de vue la matière, on constate que celle-ci exige un
terme moyen proportionnel ; au contraire, si l'on ne voit que
la forme, on aboutit à un terme moyen strictement un; excès
d'abstraction qui conduit à des concepts, univoques certes,
mais ayant perdu tout contact avec les choses; êtres de raison
inapplicables à la vérité, laquelle est multiple. Du reste cette
fiction, est-ce encore un concept, ou bien un simple mot
accompagné d'une image générique ?
Au fond , l'on avoue équivalemment le caractère chimérique
de ce prétendu concept, lorsqu'on nous parle d'univocité

(i) Sur le logicisme, cf. / Gen. Corr., 1. 3, in fine.


00 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

« purement logique » (i). D'autre part est-ce que cette con


ception ne nous ramène pas à l'analogie d'inégalité, où à une
analogie « physique » correspond une univocité « logique » ?
Un auteur, qui n'a certes pas de parti pris anti-scotiste, le
P. DESCOQS, affirme que, si elle signifie quelque chose, « cette
univocité n'est que le résultat d'un artifice de l'esprit, et elle
ne saurait avoir aucun usage métaphysique. La précision
qu'elle suppose entre Yens et ses modes n'a en effet aucune
espèce de fondement... Dès lors, se contenter de cette uni
vocité pour résoudre le problème de l'un et du multiple, et
pour rendre intelligible le concept d'être, c'est évidemment
renoncer à rien expliquer de tout ce qui est en question, et
méconnaître la nature vraie du concept de l'être » (2). Force
est donc de conclure que la notion analogique n'abstrait pas
totalement de ses inférieurs et de leurs différences, mais les
implique tous confusément. Confus ici ne veut pas dire
obscur, mais indéterminé, précisément à cause de l'abstrac
tion imparfaite. Le genre lui aussi est indéterminé, mais les
différences ne s'y trouvent qu'en puissance, elles lui viennent
du dehors, tandis que le concept analogique signifie déjà

(1) Dans un article, d'ailleurs fort habile (Dans Scot métaphysicien, Rev. de pkil.,
juillet 1929), le P. BELMOND essaie encore de défendre cette cause perdue. Vaine
entreprise. Le R. P. prétend que si les thomistes n'arrivent pas à concevoir l'être
comme strictement un, c'est qu'ils n'ont pas une faculté d'abstraction assez puissante
— Nullement. C'est simplement parce que, foncièrement réalistes, ils ont horreur
de jongler avec des entités verbales, de spéculer dans le vide avec un concept d'être
qui, de l'aveu de B., est « désessencié », n'a aucun contenu, « ne représente rien. »
D'autre part, on nous dit 1° que faute d'admettre cette univocité « logique «, nos
syllogismes auraient quatre termes; v. g. quand je dis : le monde existe par Dieu,
donc Dieu existe, si le prédicat n'a pas exactement le même sens ici et là, j'aurai
énoncé un sophisme. — 2° que l'univocité logique n'entraîne pas l'univocité aparté rei.
Affirmations inconciliables. Lorsque je dis : le monde existe, Dieu existe, j'entends
affirmer une existence a parte rei, et non une existence logique. Si donc le prédicat a
exactement le même sens, il faut qu'il corresponde à la même réalité. S'il ne correspond
pas à la même réalité, alors nos preuves de Dieu n'ont aucune valeur métaphysique.
Il nous semble donc qu'avec cette univocité < logique », on ne peut faire que de la...
logique : on reste cantonné parmi les êtres de raison; impossible de descendre sur le
terrain profondément réel de l'ontologie.
(2) Op. cit., p.2i7.n.; p. 288. Cette question de l'univocité purement logique a été
supérieurement traitée par le P. PETAZZI, s. j. (art. cit.) — Du reste, nul n'ignore le
désarroi qui règne parmi les représentants du scotisme : vie, œuvres, doctrine du maître,
tout est remis en question. Poussés sans doute par des tendances apologétiques subcon-
cientes, certains néo-scotistes nous présentent leur docteur sous un jour tout neuf.
Qu'il est différent le Scot des PP. Belmond et Longpré, du Scot de Lychetus et de
Frassen ! Devant ces divergences et la confusion qui s'ensuit, mieux vaut attendre et
s'abstenir... Que si l'on n'a pas cette patiente résignation, on peut consulter : GILSON,
Avicenne et le point de départ de D. Scot (Arch. hist. litt. M. A., II, (1927) pp. 1 15 ss);
MAC DONACH, La notion d'être dans la métaphys. de J. D. S. Rev. néo-scol., 1928-
1929); BELMOND, art. cit.
LA CONNAISSANCE PAR ANALOGIE 6l
actuellement tous les analogues, mais sans déterminer tel ou
tel mode particulier de réalisation. « Ens alio modo se habet
ad ea qua sub ente continentur et alio modo animal vel
quodlibet aliud genus ad species suas. Species enim addit
supra ens, ut homo supra animal, differentiam aliquam
quae est extra essentiam generis... sed ea quae continentur
sub ente non addunt aliquid supra ens quod sit extra essen
tiam ejus. » De Pot., q. 3, a. 16, ad 4. D'un mot, chacun des
modes de l'être est, fort diversement sans doute, mais enfin
il est formellement, et par là ressemble à tous les autres, est
représentable avec les autres, par un concept qui ne signi
fiera point directement l'un d'entre eux, mais eux tous,
confusément, en tant que proportionnels. S'il cessait d'être
confus, ce concept s'évanouirait pour faire place à une mul
tiplicité d'idées exprimant clairement chaque mode avec ses
raisons différentielles. Par conséquent, il nous faut « con
fondre » ces différences, si nous voulons obtenir un seul
concept, imparfait, proportionnel, vague, mais qui nous
rend possible la connaissance analogique.

*
*

IV. — LA CONNAISSANCE PAR ANALOGIE.

Triple aspect de l'analogie. — On pourrait licitement


distinguer, dans l'analogie, un triple aspect, le premier
ressortissant à la logique, le deuxième à la méta
physique et le troisième à la fois à la psychologie et à la
critériologie. Ainsi le veut l'universelle prééminence de
l'analogie. Coextensive à l'être, elle doit s'épanouir dans
les divers domaines de la philosophie, chacun reflétant à sa
manière, chacun réalisant dans son ordre, la notion générale :
une similitude proportionnelle. Faut-il faire remarquer
l'interdépendance de ces trois aspects ? Loin de s'opposer,
ils se superposent : l'analogie entre les choses fonde l'analogie
entre les idées qui justifie la dénomination par analogie.
« Proportionale est médium inter excessum et defectum
quia proportionalitas est aequalitas proportionum » (V Eth.,
1. 5). L'analogie se trouvera donc placée entre deux extrêmes,
02 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

elle sera une doctrine de juste milieu, et c'est pourquoi


elle n'intéresse point les philosophes modernes; extrémistes,
ceux-ci ont pris des positions trop accusées dans le sens
du rationalisme ou dans celui de l'empirisme, pour admettre
qu'on puisse dominer ces excès : l'analogie leur paraîtra
un piteux compromis, la consécration de la médiocrité
intellectuelle. Au contraire, quiconque aura pratiqué cette
méthode aristotélico-thomiste, celui-là comprendra dans la
plénitude de son sens tragique, le défi de Pascal : « Qui tient
le juste milieu? Qu'il paraisse et qu'il le prouve! » Car il faut,
pour bien manier l'analogie, une souplesse presque infinie,
un sens très averti des transpositions. S'emparer d'une série
de vérités pour les proportionner à un ordre de réalité essen
tiellement autre, quels ajustements à faire et quel équilibre à
maintenir! Ce ne sont certes pas les thomistes qui veulent
imposer à la métaphysique la méthode géométrique, au
contraire, ils sont toujours à la recherche de concepts « sou
ples, mobiles, presque fluides » — comme dit Bergson — et
la tendance à l'homogénéité, que ce philosophe dénonce,
leur est de tous points contraire (1). Les solutions faites
d'avance, les déductions paresseuses, sont la négation même
de l'analogie, qui affirme en première ligne l'hétérogénéité
des choses, l'impossibilité de passer du même au même, la
la nécessité d'un effort toujours nouveau de proportionnement.
De proportionnement disons-nous, et par là nous corrigeons
ce que les vues de Bergson présentent d'outrancier. Si nous
n'y prenions garde, cet intuitionniste nous entraînerait dans
l'équivocité radicale. Non, l'analogie se meut dans le «simpli-
citer diversum », mais c'est pouf y retrouver le « secundum
quid unum »; elle veut ordonner la diversité; dans la multi
plicité du réel, elle recherche l'unité relative, dans le dissem
blable, la similitude proportionnelle. Et par là, elle s'affirme
encore comme doctrine de juste milieu.
Au point de vue logique, les scolastiques étudient
l'analogie dans la première partie de leurs traités, à propos
du terme mental. Celui-ci se divise, entre autres, en univoques
et équivoques, le « terminus aequivocus » se segmentant à
son tour, en « aequivocus a casu », pure équivocation, et

(1) « Peccant qui uniformiter in tribus speculativae partibus (sc. physica, mathe-
matica et metaphysica) procedere nituntur. » Boet. Trin.,, q. 6, a. z.
LA CONNAISSANCE PAR ANALOGIE 63

« aequivocus a consilio », équivoque voulue ou analogue.


Examinée sous l'angle de la prédication, l'analogie s'oppose
donc à l'univoque (synonymie), et à l'équivoque pure (homo
nymie). Mais à moins de se borner à être un jeu de mots,
cette prédication devra avoir un fondement ontologique, si
ténu soit-il. La métaphysique considérera donc, non plus
les modes d'attribution, mais les modes d'être, les
analogies entre les choses, et non plus entre les termes;
l'analogie métaphysique supposera une perfection se retrou
vant, proportionnellement, en plusieurs réalités diverses.
Comme tout à l'heure à l'univoque et à l'équivoque, ainsi
maintenant l'analogie s'oppose au monisme, négateur de la
multiplicité essentielle des choses, et à l'agnosticisme, pour
lequel l'être est un « flatus vocis », les essences ou bien
n'existent pas objectivement, ou bien sont totalement
hétérogènes, ne communiant pas à cette réalité primordiale
qui est l'être (1).
Reste le point de vue de la connaissance, inséparable
du reste des deux autres, qui sera dit psychologique ou
critériologique, selon que le philosophe se livrera à des
considérations de nature ou de valeur. L'analogie, comme
méthode de pensée, s'oppose à l'anthropomorphisme et au
symbolisme. Mais ici il importe de s'arrêter davantage,
aussi bien s'agit-il de l'instrument même de notre recherche.

Ce qu'est l'anthropomorphisme (2). — Le dire moqueur


de Xénophane est bien connu : « Les Ethiopiens se
donnent des dieux aux cheveux noirs et au nez épaté,
les Thraces, au contraire, s'en fabriquent qui ont la
chevelure rousse et les yeux bleus, et si les animaux avaient
des mains, s'ils savaient peindre et sculpter, il est hors de
doute que les chevaux feraient des idoles à forme cheva
line, et que celles des bœufs auraient une forme bovine » (3).
Après la description, la définition. Sylvestre de Ferrare

(1) Cet aspect ontologique du problème a été traité en particulier par GAURIGOU-
LAORANGE, La première donnée de l'intelligence d'après saint Thomas ( Mélanges thomistes;
Paris, Vrin, 1923, p. 199-217); cf. BALTHASAR, L'être, etc., pp. 3 ss.
(2) Nous nous bornons, comme il est juste,, à décrire le « théanthropomorphisme >;
mais il est clair que l'anthropomorphisme est une tendance qui se retrouve partout
(v.g.LE DANTEC, Homologieet Analogie. (Rev. philos. mai 1900), dénonce pp. 471 et 476 le
• péché d'anthropomorphisme • en biologie).
(3) THEODOB., III, 73; CLBM. ALEX., Strom. V, no; VII, 27. Cf. Sagesse, xm, 1-9.
64 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

l'a formulée, brève et complète : « Anthropomorphismum


vocabulum graecum est, compositum ab anthropos, quod
hominem significat, et morphe quod est figura. Sic enim
illi dicti sunt quia Deum humana figura describebant » (1) :
d'où il apparaît que l'anthropomorphisme est la doctrine
de ceux qui pensent Dieu et l'homme sous un concept univoque.
Par ordre de grossièreté décroissante, on peut distinguer
une triple forme — matérialiste, psychologique, métaphy
sique — de cette erreur. Dans la première se rangent ceux
qui « Deum corporalibus lineamentis figurabant » (/ C.
G., c. 20), ou, comme s'exprime S. Augustin : « nonnulli
quae de corporalibus rebus sive per sensus corporeos
experta noverunt, sive quae natura humani ingenii et
diligentiae, vivacitate vel artis adjutorio perceperunt, ad
res incorporeas et spiritales transferre conantur, ut ex his
illas metiri atque opinari velint » (/ De Trin., c. 1).
Il serait facile aux amis des classifications de dépecer
cette erreur en multiples fragments, selon que la divinité est
imaginée à l'instar d'un être inanimé (fétichisme), d'un ani
mal (Egyptiens), d'un homme (mythologie grecque; juifs
charnels), etc. (cf. In Rom., 1, v. 23). L'anthropomor
phisme psychologique est également décrit par S. Augustin :
« sunt item alii qui secundum humani animi naturam vel
affectum de DEO sentiunt, si quid sentiunt, et ex hoc errore,
cum de Deo disputatur, sermoni suo distortas et fallaces
regulas figunt » (/. c.). Il est superflu de montrer que l'A. T.
attribue à Dieu une foule d'anthropopathies.
Enfin, la troisième forme d'anthropomorphisme (infi
niment plus élevée que les autres) est d'autant plus dange
reuse qu'elle est plus subtile, aussi nous attaquerons-nous
surtout à elle.
Il est une pensée quantitative qui pose la parfaite homo
généité des choses, qui réduit le divers au même: la puissance,
par exemple, sera un petit acte (2), et l'homme un petit
Dieu; il suit qu'en augmentant la puissance, nous passerons

(1) In I C. G., c. 20; cf. IIt. Usa, q. 188, a. 5. Le terme « anthropomorphisme »


semble avoir été créé par PHILON (NEUMARK, Gesch. d. jûd. Phil. d. Mittelalt., II, 452).
(2) On se rappelle les théories de certains scolastiques prêtant à la matière première
un acte entitatif imparfait, ce qui aboutit à identifier l'acte et la puissance. Cf. DON-
CŒUR, La théorie de la matière et de la forme chez G. Occam (Rev. sc. phil. th., janvier
1921, p. 40.)
LA CONNAISSANCE PAR ANALOGIE 65

à l'acte; en faisant croître l'homme à l'infini, nous obtien


drons Dieu. Implicitement ou explicitement, on professe
Yunivocité de l'être. Dès lors, les perfections incréées ne
diffèrent des nôtres que selon le degré, c'est pourquoi un
progrès continu et de plus en plus intense finit — théori
quement du moins — par nous déposer sur les rives du divin.
L'analogie se trouve réduite à l'inégalité, et la proportion
anthropomorphique se peut schématiser ainsi :
A (divin) superlatif .
a (humain) positif ^ ''
Nous n'aurons que trop l'occasion d'y revenir.

Sources de Vanthropomorphisme. — Après avoir brièvement


énuméré les sectes anthropomorphites, S. Thomas ajoute :
« Quorum omnium error fuit occasio, quod de divinis cogi
tantes, ad imaginationem deducebantur per quam non potest
accipi nisi corporis similitudo. Et ideo eam in incorporeis
meditandis oportet derelinquere » (2). Ce que Pascal exprime
ainsi : « L'imagination grossit les petits objets jusqu'à en
remplir notre âme par une estimation fantastique, et, par une
insolence téméraire , elle amoindrit les grandsjusqu 'à sa mesure :
comme en parlant de Dieu ». La théologie anthropomorphique,
c'est donc la théologie imaginative. Verdict trop sommaire,
nous a dit un docte philosophe. J'ai Vidée de « volonté
humaine », j'attribue à Dieu cette idée; sans doute je suis un
anthropomorphite, mais où donc, s'il vous plaît, est la pensée
imaginative ? — Elle est là, au centre même de votre esprit !
A vue de pays on peut concevoir un anthropomorphisme
portant seulement sur des idées; mais cette possibilité
spéculative vient se heurter à une impossibilité psychologique.
Tout le mouvement de l'intelligence, lorsqu'elle pense
Dieu, tend à le concevoir comme le Très-Haut, le Plus-Haut
possible. Dès que nous verrons cette tendance frustrée, il
faudra conclure qu'un obstacle a paralysé l'essor de l'esprit.
Ainsi jugerons-nous de notre objectant. S'il ne plaisante pas,
si Dieu est pour lui tel qu'il le dit, il faudra conclure que son
intelligence, qui, étant faculté de l'être, s'installerait d'emblée

(i) Cf. MAÏMONIDE, Guide, 1, ch. 65, p. 228; cf. ch. i, p. 33-34; ch. 45,
p. 130, etc.
(z)IC. G., c. 20; Boet. Trin. q. 6, a. 3; De Pot., q. 3, a. 19; Dit'. Nom., c. 3, 1. i
(Vives, p. 420), c. 7, 1. I (Vives, pp. 516 ss).

Analogie. j
66 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

dans le transcendental, s'arrête en réalité à mi-côte, puis


qu'elle attribue telle quelle à Dieu une idée humaine,
souscrivant ainsi à une conception que, d'elle-même, elle
rejetterait avec horreur. Qu'est-ce à dire sinon que son jeu
naturel est entravé ? Et par qui, si ce n'est par les puissances
sensibles ? Le stade « pré-logique », la mentalité « primitive »,
expriment-ils autre chose que la misère d'une âme alourdie
par le corps ? Comme les chauves-souris quand la lumière
solaire fait défaut, ainsi volètent les images dans un esprit, dès
que la lumière intellectuelle n'est pas assez intense (cf.
AUGUST., VII De Trin., c. 6). Et cette invasion des phantas
mes est aussi inévitable qu'elle est désastreuse, puisque notre
intelligence a le sensible pour pâture (connutritur sensibus a
principio. Div. Nom., c. 7, 1. i). Son objet propre, c'est
l'essence des choses matérielles abstraite des représentations
imaginatives, d'où une connaturalité de notre pensée aux
réalités corporelles (7a-//ae, q. 52, a. i;7 Sent., d. 34, q. 3,3. i).
Telle est la seule signification admissible de la critique
bergsonienne : faire saisir à l'entendement sa tare originelle,
qui est la dépendance vis-à-vis de l'imagination quanti
tative (i). Que l'on scrute la connexion entre ces deux
propositions de saint Thomas : « connaturale est homini ut
per sensus cognitionem accipiat et difficillimum est sensibilia
transcendere » (2). Il est facile de confondre le concept avec
le percept qui le sous-tend, d'autant plus facile que l'image
est plus immatérielle (images verbales ou images composites).
Et il est encore plus facile de glisser des idées d'ordre
physique ou mathématique — vraies idées, mais encore toutes
lestées de quantité — aux idées qualitatives de la méta
physique (3). Nos philosophes modernes distinguent malai-

(i) Le malheur est que Bergson a été pris à son propre piège. A force de rapprocher
imagination statique et intelligence, il a fini par les confondre, méconnaissant la
possibilité d'une pensée conceptuelle moins immergée dans les images, plus aérienne.
(z) /// C. G., c. 119; cf. MAIMONIDE, Guide, I, ch. 49, p. 176.» La perception
de ce qui est exempt de matière et entièrement dénué de corporéité est très difficile
pour l'homme — à moins que ce ne soit après un grand exercice — et particulièrement
pour celui qui ne distingue pas entre l'intelligible et l'imaginaire et qui, la plupart du
temps, ne s'appuie que sur la perception de l'imagination... De tels hommes, — et
c'est la majorité de ceux qui étudient, — n'ont jamais une idée exacte d'aucun sujet,
et aucune chose obscure ne s'obscurcit pour eux. » Cf. De Ver., q. 10, a. 1 2.
(3) Boet. Trin., q. 6, a. 2 :... « quia secundum definitivam rationem non abstra-
hunt a qualibet materia, sed solum a sensibili et remotis conditionibus sensibilibus
adhuc remanet aliquid imaginabile, ideo in talibus oportet quod judicium sumatur
secundum id quod demonstrat imaginatio. Hujusmodi autem sunt mathematica. >
LA CONNAISSANCE PAR ANALOGIE 67

sèment ces deux opérations — qui diffèrent pourtant comme


deux mondes: se représenter imaginativement une réalité, et
la comprendre intellectuellement. De même, point de dis
tinction adéquate entre les divers degrés d'abstraction propre
aux différentes sciences; avec cette conséquence funeste,
que l'on passe univoquement d'un domaine de la pensée
à un autre, comme il apparaît chez les cartésiens, imposant
à la philosophie la méthode mathématique; chez les empi-
ristes, voulant trancher les problèmes métaphysiques à
l'aide de procédés expérimentaux. On semble vraiment
oublier les différences radicales qui séparent certaines
catégories de sciences. C'est là, on peut le dire, l'un des vices
profonds de la pensée moderne (1). Avec une inéluctable
nécessité on s'abandonne aux raisonnements univoques, et
si l'on réussit à s'élever au-dessus du sensible concret, l'on
ne peut dépasser la quantité abstraite; la représentation
imaginative, qui devait être un tremplin, devient un piège (2),
et l'on voit des esprits tellement fascinés par des mirages
jaillis d'une imagination bouillante, qu'ils tombent dans le
monisme absolu; c'est alors le triomphe de la pensée quan
titative, de la parfaite univocité, comme déjà le voulait Par-
ménide (/ Met., l. 9). Transposée en théologie, cette attitude
engendrera l'anthropomorphisme, qui voudra toujours ima
giner l'incréé comme homogène au créé, avec, pour distinc
tion, la seule intensité diverse. La tendance à l'univocité reste
la grande tentation de toute pensée spéculative (3); l'ima
gination est une esclave qui ne se résigne pas à son sort, à
chaque instant elle se rebelle : l'imagination révoltée et
triomphante, le primat de l'univocité sur l'analogie, c'est
l'anthropomorphisme.

(1) Et ceci n'est pas vrai seulement de la pensée anti-scolastique, mais même de
certains commentateurs de saint Thomas. Si quelques-uns d'entre eux ont été
amenés à prendre des positions tout opposées au thomisme, n'est-ce pas parce qu'ils ne
se sont pas suffisamment gardés contre les surprises de l'imagination? Cf.
LE ROHELLEC, Le rôle de l'imagination en métaphysique (Revue Thomiste, avril 1921)
(2) Auc. de Trin., l. X, c. 7, n. 10 : « Sine phantasiis enim corporum quidquid
jussi fuerint cogitare nihil omnimo esse arbitrantur. > ANSELM. Defide Trin., c. 2 :
' in eorum quippe animabus ratio quae princeps et judex omnium debet esse quae
»unt in homine, sic est in imaginationibus corporalibus obvoluta, ut ex eis se non
possit evolvere nee ab ipsis ea quae ipsa sola et pura contemplari debet, valeat discer-
nere. » cf. De Pot., q. 3, a. 19.
(3) « Non mediocri opus est vigilantia ne in univocatione labi contingat >. (CAJET.,
Nom. An., p. 264).
68 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

Ce qu'est le Symbolisme, — Personne n'ignore que


SôppoXov veut dire indice, marque, signe de reconnais
sance, en somme ce qui représente autre chose que soi.
On pourrait donc rappeler tout ce qu'enseigne la logique
aristotélicienne sur le « signe et ses divisions ». Deux remar
ques suffiront pour la présente recherche : le symbole est plu
tôt un « signe instrumental », qu'un « signe formel », puisque
je dois d'abord connaître le rameau d'olivier comme tel, avant
de le connaître comme symbole de paix, tandis que la chose
signifiée par le signe formel est connue en même temps
que lui, en lui, ainsi qu'il apparaît du verbe mental. De plus,
il est évident que le symbole n'est point un signe purement
naturel, mais qu'il est voulu par la coutume ou la convention;
exemples : les étendards, les symboles mathématiques ou
chimiques. Parfois cependant, on rencontre un mélange de
conventionnel et de naturel, c'est le cas des allégories, des
symboles religieux, car alors on ne choisit pas n'importe quoi
pour signifier n'importe quelle réalité, mais on préfère ce
qui, de par sa nature même, préfigure en quelque manière
ce qu'il devra désormais représenter (1). Nous en avons une
illustration théologique, et même divine, dans les « missions
visibles » du Saint-Esprit. Parce qu'il convenait « ut invisi-
biles missiones divinarum personarum secundum aliquas
visibiles creaturas manifestarentur » (/a P., q. 43, a. 7), alors
l'Esprit-Saint « fuit monstratus in quibusdam creaturis sicut
in signis ad hoc specialiter factis » (té., ad 2). Dieu certes
aurait pu faire choix d'une créature quelconque comme
symbole, mais sa paternelle providence préféra ce qui, par
nature, insinuait déjà une idée plus voisine de la réalité
cachée, et c'est ainsi que « facta est missio visibilis ad Chris-
tum in Baptismo sub specie columbae quod est animal
fœcundum ad ostendendum in Christo auctoritatem donandi
gratiam per spiritualem regenerationem . . . Ad Apostolos
autem sub specie flatus ad ostendendam potestatem minis-
terii ... sed sub linguis igneis ad ostendendum officiumdoctri-
nae... » (2) Nous avons déjà touché un mot du symbolisme
des mystiques; notons encore que pour eux, les symboles
finissent par devenir « signes naturels et formels » des

(1) Cf. la longue question 102' de la /» T/"*, merveilleux traité de symbolique.


(2) /» P., q, 43, a, 7, ad 6. — Cf. In Joan., c. 1, 1. 13.
LA CONNAISSANCE PAR ANALOGIE 69

mystères, en lesquels le Créateur nous apparaît comme dans


un reflet (i). L'univers devient un immense sacrement. Il
n'y a qu'à relire, pour s'en convaincre, le Rationale de Durand
de Mende, ou, mieux encore, le Cantique du Soleil.

Le Symbolisme Théologique (2). — Malgré la similitude


de nom, il est l'opposé du symbolisme religieux, car ici
« symbole » ne signifie plus, comme à l'instant, « signe
naturel et formel » mais « signe arbitraire ». De même que
le symbole n'a aucun rapport objectif avec l'infini mathéma
tique, mais le représente conventionnellement pour faciliter
le calcul, ainsi nos idées théologiques n'ont, — dans ce
système, — qu'une valeur subjective, humaine, pratique.
C'est proprement la négation de la dogmatique.
La nature divine, nous dit-on, est, une inconnue dont rien
ne peut lever l'indétermination. En revanche les religions
nous fournissent des symboles commodes, avec lesquels nous
pouvons amuser notre ennui. Mais dès que nous prétendons
savoir quelque chose de Dieu, tout tombe en poussière,
comme l'aile du papillon quand on la touche. Le symbo
lisme, c'est l'équivocité. Or, il neserait pas difficile de^'prouver
historiquement l'existence d'autant de formes de symbo
lisme théologique qu'il y a d'espèces d'équivoques, exception
faite pour l'analogie de proportionnalité propre. Ainsi le
symbolisme de Maïmonide repose sur les équivoques « a
consilio » et il comprend l'analogie d'attribution et la méta
phore; le symbolisme moderniste, au contraire, correspond
trop souvent à l'équivoque pure (3). Tandis que le^méta-
phorisme pose en Dieu un attribut virtuel, le modernisme
n'admet rien qui corresponde à nos concepts : « la ressem
blance n'est que dans notre action, dans notre manière de
nous comporter » précise Le Roy (4); si l'on pose irration-

(i) Saint THOMAS a mis en garde contre les abus de la symbolique v. g. IV Sent.,
d. i, q. i, a. i, q. 5, ad 4 : de soi n'impcrte quelle réalité corporelle est apte à signifier
n'importe quelle réalité spirituelle; pour sortir de l'arbitraire, il faut une institution
positive.
(a) Cf. DENZINGER, n. 2079.
(3) Saint Thomas distingue dans l'agnosticisme théologique une double forme :
i° analogie d'attribution pure (Dieu-sage = cause de la sagesse); 2° analogie méta
phorique (Dieu-sage = agit comme un sage) De Ver., g. 2, a. i; cf. I Sent., d. 2, a. 3,
/» P., q. 13, a. 6, c. et ad. 2; etc. = Pour Saiut Thomas, symbole = métaphore;
/ Sent., d. 8, q, 2, a. 3, ad 2; De Ver., q. 2, a. n, etc.
(4) Dogme et critique, p. 147.
70 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

nellement en Dieu un (X) qui fonde notre action, on se


hâte de dire que c'est là une réalité de tous points inconnais
sable. Alors nos concepts dogmatiques ne sont plus que
des symboles affectifs (Schleiermacher), moraux (Laber-
thonnière), pragmatiques (Le Roy), prophétiques (Tyrrell)etc.
« La connaissance religieuse, décrète Sabatier (1), est condi
tionnée par une triple nécessité : elle est essentiellement
subjective, elle est théologique, et enfin elle est symbo
lique » (2); « qu'est-ce qu'un symbole ? Exprimer l'invisible
et le spirituel par le sensible et le matériel, tel est le caractère
principal et la fonction essentielle du symbole... Ce serait
une illusion de croire qu'un symbole religieux représente
Dieu en soi, et que sa valeur, dès lors, dépend de l'exactitude
objective avec laquelle il le représente. Le vrai contenu du
symbole est tout subjectif : c'est le rapport dans lequel
le sujet a conscience d'être avec Dieu, ou, mieux encore, la
façon dont il se sent affecté par Dieu » (op. cit., p. 394).
Abstraction faite de cette expérience intime, le symbole
est vide, sans valeur. C'est pourquoi l'inspiration quasi
poétique, qui nous livre la révélation, ne peut avoir pour
but de nous communiquer des vérités spéculatives : phéno
mène subjectif, elle fait jaillir de soi des symboles moraux,
qui, dès qu'on veut y chercher un sens théorique, se révèlent
contradictoires (3); « la dogmatique elle-même ne sera
jamais pour l'âme religieuse qu'un symbolisme supérieur »
(op. cit., p. 399), étant donné que les dogmes ne sont que
la traduction intellectualiste — toujours en évolution —
d'expériences subjectives (op. cit., p. 300). Autres symbo
listes, "autres antiennes; mais tous font taire leurs querelles
et apaisent leurs discordes, pour attaquer d'un seul élan
la valeur objective des formules dogmatiques ou théolo
giques; tous refusent, à des degrés divers, de quitter les
ténèbres de l'équivocité pour la lueur, vacillante certes, mais
lumineuse pourtant, de l'analogie.

(1) Esquisse d'une phil. de la relig., pp. 375-400. Dans le même sens : BOUTROUX,
Science et religion, Paris, 1908, pp. 383 sv.
(2) Ib., p. 390 : « La religion parlera nécessairement et toujours en paraboles.
La théorie de la connaissance religieuse s'achève dans une théorie du symbole et du
symbolisme. »
(3) Ib. p. 397 : « Quand tout élément métaphorique en est éliminé nos idées
générales sur l'objet même de la religion deviennent simplement négatives, contra
dictoires, et perdent tout contenu réel. »
LA CONNAISSANCE PAR ANALOGIE "Jl

Sources du Symbolisme Théologique. — Nous n'avons


pas à nous occuper de ses sources purement philoso
phiques (i); nous ne considérerons que ses origines
prochaines, qui sont des raisons d'ordre théologique, par
lesquelles les symbolistes tentent d'excuser, voire de justi
fier, leur attitude. Maïmonide ici nous est secourable; son
symbolisme est particulièrement instructif. Génie spéculatif,
aristotélicien insigne, pourquoi nous séparons-nous de
lui en théologie, après avoir, en philosophie, marché la main
dans la main ? Parce que le rabbin espagnol s'imagine que
toutes les perfections, que la dogmatique pose en Dieu, ne
sont que de brillants oripeaux — anthropomorphismes
scandaleux ou voilés — : la difficulté est vraiment théolo
gique. Ajoutons cependant, qu'en dernière analyse, elle
provient d'une insuffisance philosophique, d'une épuration
imparfaite des concepts, qui, dès lors, conservent une partie
de leur gangue imaginative : Maïmonide ne distingue pas
suffisamment entre perfections mixtes et perfections pures.
De plus, l'illusion le domine que nous prêtons à Dieu des
attributs réellement distincts de l'essence divine. De même,
beaucoup des objections modernistes contre la théologie
proviennent d'une énorme et peu honorable « ignoratio
elenchi », comme il sera démontré en son lieu. Aussi pou
vons-nous déjà distinguer deux sources immédiates de
symbolisme : analyse insuffisante, information défectueuse;
mais il est une troisième source, et de beaucoup la plus
importante, c'est Vanthropomorphisme latent. Presque tou
jours le symboliste a commencé par donner dans l'anthro
pomorphisme (2). Pensant univoquement les réalités de
la foi, le jour arrive où, ses yeux s'étant désillés, l'adorable
transcendance lui étant apparue, et son édifice imaginatif
s'étant écroulé, il a habité parmi les ruines : il est devenu
symboliste (3). Psychologie élémentaire, et, par là-même
(i) Cf. BOUTROUX, op. cit., le ch. sur Ritschl et Hermann. — Du point de vue
catholique., cf. DEBAISIEUX, op. cit., pp. 9 à 24; MicHELErl.Di'eu et l'agnosticisme contem
porain, Paris, 1908; A. ZACCHI, Dio'* vol. I, Roma 1925.
(2) Nous retrouvons ainsi ce que nous disions tout à l'heure sur l'analogie, doctrine
de juste milieu, et l'impossibilité pour certains esprits de concevoir un intermédiaire
entre l'équivoque et l'univoque, (ainsi pour BOUTROUX, Science et Religion, p. 384, il
n'y a que deux sortes d'idées : claires - distinctes et confuses ou symboliques!). —
Nous comprenons aussi pourquoi saint Thomas pourchasse l'anthropomorphisme
beaucoup plus que le symbolisme.
(3) Sabatier, tout le premier, avoue cette collusion: «On a parfois essayé d'opposer
l'anthropomorphisme au symbolisme, comme si les deux piocédés étaient contra
dictoires > etc. Op. cit., p. 397. n.
72 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

très commune; souvent il faudra y revenir. Bornons-nous


à l'illustrer, pour l'instant, à l'aide d'un double exemple.
Les fidèles peu instruits croient que le feu de l'enfer non
seulement est réel — ce qui est exact — mais pareil à celui
que nous voyons dans notre Planète, et leur imagination
construit toute espèce de fictions terrifiantes sur le Royaume
de Satan. En revanche les fidèles cultivés relèguent souvent
l'élément infernal parmi les métaphores; sans le savoir, ils
sont symbolistes. Pourquoi ? Enfants, ils ont cru à l'affreuse
cuisine diabolique, (ils ont vu le feu, la chaudière, ils ont
respiré l'odeur du soufre, et senti les fourches sataniques
leur érafler le dos.) Plus tard, se dépouillant de leur imagi
nation naïve (comme d'un habit étriqué), ils n'ont su par
quoi la remplacer — ignorant la méthode d'analogie —;
ils en arrivent à tomber dans un allégorisme condamnable,
et se montrent fort étonnés quand un théologien ou un
confesseur veulent redresser leur erreur (i). Comme second
exemple, nous avons choisi l'anecdote contée par l'inépuisable
Cassien en sa dixième Conférence (2). Il s'agit du vieillard
Sérapion « antiquissimae districtionis atque in actuali
disciplina per omnia consummatus », qui « imperitia sola et
simplicitate rusticitatis errans » était tombé dans l'hérésie
anthropomorphite, croyant « Deum humanae figurae compo-
sitione formatum, cum ad eius imaginem creatum Adam
Scriptura manifestissime testaretur ». Mais le diacre Photin
le convainc d'erreur : « cumque super hoc ejus assensu
infinita vel abbatem Pafnutium, vel nos omnes, laetitia
replevisset... et pro gratiarum actione surgentes preces
Domino pariter funderemus, ita est in oratione senex
mente confusus eo quod illam anthropomorphitarum ima
ginem deitatis quam proponere sibi in oratione consueverat
aboleri de suo corde sentiret, ut in amarissimos fletus
crebrosque singultus repente prorumpens, in terramque
prostratus, cum eiulatu validissimo proclamaret : Heu me
miserum, tulerunt a me Deum meum, et quem nunc
teneam non habeo, vel quem adorem vel interpellem jam
nescio » (Coll., X, c. 3). Le pauvre Sérapion était de ces sim
ples « qui vix aliquid praeter sensibilia suspicari possunt ».
(1) Cf. la réponse bien connue de la S. Pénitencerie, au confesseur
mantouan (30 avril 1890).
(2) Cf. saint THOMAS, //a H*?, q. 188, a. 5.
LA CONNAISSANCE PAR ANALOGIE 73

(I Sent., d. 34, q. 3, a. 2); hélas! combien souffrent de la


même impuissance! Oublieux du précepte de BOÈCE « in
divinis intellectualiter versari oportebit neque deduci ad
imaginationes » (De Trin., c. 2), ils veulent à toute force se
représenter (c'est-à-dire imaginer) des réalités — l'essence,
la nature, la personne, la création... — que seule l'abstrac
tion intellectuelle peut atteindre, quoi d'étonnant dès lors,
s'ils concluent que la théologie est un ramassis de contradic
tions, que les idées abstraites sont des idoles dialectiques,
des entités verbales des chimères sans consistance, etc. (1).
Que nous n'exagérons pas, l'histoire du modernisme le
prouve à satiété (2); et nous pouvons ajouter un exemple
tout récent : qu'on lise, dans le « Bulletin de la société fran
çaise de philosophie » du 24 mars 1928, la « Querelle de
l'Athéisme »; on verra que M. Léon Brunschvicg, lumière
de la Sorbonne, ne connaît d'autre religion que l'anthro
pomorphisme radical; pour lui, l'analogie c'est le triomphe
de l'imagination! Lorsque nous parlons de la Transcendance
de Dieu, nous voulons dire, à son avis, qu'au delà du ciel,
il existe un espace où Dieu habite! On comprend la dure
appréciation de M. Gilson : « II transpose un problème
métaphysique en termes d'imagination, pour accuser à son
aise la métaphysique d'être l'œuvre de l'imagination ».
(/. c., p. 68). ,
La Connaissance par Analogie. — La première
impression que l'on éprouve est celle de totale impuis
sance. Comment explorer l'Esprit pur à l'aide d'idées
tirées de réalités matérielles ? « Quantumcumque intellectus
noster abstrahat quidditatem rei materialis a materia,
nunquam perveniet ad aliquid simile substantiae immateriali»
(/a P., q. 88, a. 2). Et l'on comprend l'ironique humilité de
Descartes : « Je révérais notre théologie, et prétendais
autant qu'aucun autre à gagner le ciel, mais ayant appris
comme chose très assurée que les vérités qui y conduisent
MI De Pot., q. 3, a. 19 : « Sicut Boetius dicit, in divinis non oportet ad imagina-
tionem deduci... quia imaginatio non potest deduci ultra quantitatem . . . Hoc autem
quidam non attendentes nee imaginationem transcendere valentes non potuerunt intel-
ligere nisi per modum rei situalis, et propter hoc quidam antiqui dixerunt quod illud
quod non est in loco non est. »
(2) * Le stesse degenerazioni delia scolastica e gran parte dei traviamenti degli
3truali modernisti hanno la loro origine logica nell' ignoranza dell'arte di analogare. »
PETAZZI, art. cit., febb. 1911, p. 35 n.
74 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

sont au-dessus de notre intelligence, je n'eussse osé les sou


mettre à la faiblesse de mes raisonnements, et je pensais que,
pour entreprendre de les examiner et y réussir, il était besoin
d'avoir quelque extraordinaire assistance du Ciel et d'être
plus qu'homme ».
Personne, parmi les thomistes contemporains, n'a insisté
avec autant de vigueur que le P. de Munnynck (Intuition
et Analogie, p. 91 sw.) sur la chaîne qui rive l'intelligence
à l'ordre imaginatif, sur le « pesant boulet de l'image ».
Dans cette servitude, le distingué philosophe découvre
l'origine de la plupart des conflits d'école. Les réalités
supérieures étant inépuisables, nous devons, pour les saisir,
multiplier nos indigents points de vue, nos images : chacune
donnera naissance à un concept; il y aura donc distinction
de concepts, distinction qui pourra facilement devenir
opposition contradictoire, car on s'attachera à une image et
au concept immédiat qui en résulte. « On s'emparera ainsi
d'un aspect très réel de l'objet... On l'érigé en affirmation
absolue, qui vient se heurter violemment contre une autre
affirmation absolue, aussi légitime et aussi discutable ».
La connaissance analogique est précisément la fugitive et
douloureuse intuition intellectuelle, par laquelle nous brisons
ces antinomies, nous nous dépassons nous-mêmes, en
quelque manière, et nous contemplons, dans une vision
ineffable, le réel total.
Je ne sais si on trouverait cette intuition chez saint
Thomas, mais il est incontestable que cet appel à dépasser la
pensée quantitative correspond bien au mouvement le plus
profond du thomisme. De nos jours, on invoque l'analogie
surtout pour combattre l'agnosticisme. Procédé infiniment
louable, qui le nie ? mais répondant davantage à des préoc
cupations apologétiques qu'au souci de prolonger les perspec
tives thomistes. A lire le Maître, on est frappé de constater
le souci perpétuel qu'il a d'écarter de sa théologie toute
trace d'anthropomorphisme. Le symbolisme, certes, il le
réfute l'occasion venue, mais, ce dont il se préoccupe, c'est
l'affirmation constante de la transcendance divine, de la
suréminence qui surpasse tout — infinitum excelsum Crea-
toris — de l'absolue Ineffabilité — linguae nostrae deficiunt
a narratione Dei. A cela rien d'étonnant. Si l'analogue est une
espèce d'équivoque, il devra être encore plus éloigné de
LA CONNAISSANCE PAR ANALOGIE 75

l'univoque que du symbole; et n'est-ce pas là, la meilleure


méthode apologétique, si l'agnosticisme théologique a pour
source principale l'anthropomorphisme ? Aussi sommes-nous
persuadé que la négation de l'univocité logique et métaphy
sique doit avoir pour contre partie psychologique une réaction
violente contre l'emprise des images et de la pensée quanti
tative. A tout instant, au cours de cette étude, nous devrons
dénoncer les pièges de l'imagination et du verbalisme, à
tout instant, notre pensée lestée de matière semblera aboutir
à une impasse, et l'analogie sera précisément la méthode
qui nous permettra de dominer les antinomies. Tendu à
l'extrême, notre esprit devra tenter de se dépasser lui-même,
puisqu'il poursuit une réalité qui est en dehors de son
objet propre : « ...Non trahendo divina ad ea quae sunt
secundum nos, sed magis totos nos statuentes extra nos
in Deum... » (Div. Nom., c. 7, l. 1). Vraiment il y a, dans
la connaissance analogique, comme une sorte de polarité :
notre pensée oscille entre deux extrêmes, ainsi l'idée d'être,
successivement, frôle le néant et touche l'être intégral.
Une métaphysique imbue du critère de la clarté ne pourra
jamais qu'être hostile à l'analogie: celle-ci se meut parmi les
demi-teintes; non seulement elle comporte, mais elle exige
une certaine pénombre dans l'esprit, comme une certaine
gaucherie dans l'expression; il faut, pour la manier avec
chance de succès, une grande sûreté de touche, alliée à un
sens très affiné des nuances. Malgré tout, l'esprit le plus
assoupli du monde, n'arrivera souvent qu'à deviner ce
que, pourtant, il aimerait tant voir! Un désir inassouvi de
savoir, voilà, par définition, le théologien.
Tout le reste de cette étude étant destiné à montrer la
nature et les limites de la connaissance par analogie, nous
pouvons être très sobres en ce moment (1).
« Habere propriam cognitionem de rebus est cognoscere
res non solum in communi sed secundum quod sunt ab
invicem distinctae » (/* P., q. 14, a. 6). Si donc on appelle con
naissance propre celle qui saisit un être dans sa réalité carac
téristique, il faut dire que l'analogie n'est pas une connais
sance propre, mais une connaissance commune, générale,
puisque le concept analogique est, par définition, un concept

(1) Cf. spécialement infra ch. II conclusion.


76 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

commun, et, qui plus est, d'une communauté proportion


nelle seulement. Si l'on veut une notion propre et distincte
de chaque analogue en particulier, alors la notion analo
gique comme telle disparaît, pour faire place à une multi
plicité d'idées. Au contraire, si l'on veut connaître un ana
logue en tant qu'analogue, on ne le connaît plus que par ce
qu'il a de proportionnellement commun avec les autres
(v. g. la quantité et la qualité connues en tant qu'êtres).
Par conséquent, cette connaissance sera « confuse », mais
elle n'est pas, pour autant, une connaissance fictive. Les
logiciens prouvent que la vérité d'une proposition n'est pas
liée à l'identité parfaite entre le prédicat et le sujet; il suffit
qu'il y ait communauté partielle. Donc, du fait que nos
concepts ne s'adaptent pas à Dieu tels quels, on ne peut
déduire qu'ils lui répugnent totalement (i). Déjà Aristote
montrait que le moyen terme d'un syllogisme peut être
analogique (// Post. An., c. 13). Nous éviterons le sophisme,
pourvu que nous ne considérions pas Dieu et la créature en
ce qu'ils ont de divers, mais ce qu'ils ont de proportionnelle
ment commun : « eo quod quidquid convenit uni, convenit
etiam alteri proportionaliter, et quidquid convenit simili in
eo quod simili, convenit etiam illi cuius est simile, propor-
tionalitate semper servata (CAJET., Nom. An., c. 10).

Position du problème. — On ne le sait que trop,


l'antinomie de l'un et du multiple est, depuis Heraclite
et Parménide, le grand problème que le sphinx propose à
la sagacité des philosophes. Heraclite, niant toute unité
pour s'abandonner aux flots ardents du devenir, devait
parvenir à une sorte de nihilisme intellectuel; ce qui, par
réaction, amena Parménide à figer le cours des choses par

(i) « La notion analogique peut figurer dans un syllogisme, soit comme terme
moyen, soit comme terme extrême. Dans ce cas, manifestement, elle doit faire abstrac
tion de son mode de réalisation dans tel ou tel analogue. Elle doit être prise née
conjunctim née disjtinctim, suivant l'expression de Cajetan. Dans le syllogisme suivant :
La sagesse est une perfection simple,
Or Dieu possède toutes les perfections simples,
Donc...
le terme extrême, sagesse, doit être pris non dans le sens univoque de la sagesse
humaine, qualité accidentelle, ni dans le sens de sagesse substantielle et partant
infinie, mais dans le sens analogique. L'homme possède la sagesse et Dieu également;
toute proportion gardée. » BALTHASAR, L'être... p. 79; CAJET., De Nom. An., c. 10,
RAMIREZ, p. 70.
LA CONNAISSANCE PAR ANALOGIE 77

son monisme statique. Aristote réalisa la gageure d'insérer,


entre l'être et le non-être absolu, cette réalité ténue et rela
tive qui s'appelle la « puissance », et ainsi la difficulté se
trouva résolue, dans les limites de cet univers (i).
Mais l'antinomie renaissait comme le phénix; chassée
d'un côté, elle se réfugiait ailleurs. Il fut question alors de
la cause même de cet univers : comment, de l'Un, peut
sortir la multiplicité des choses ? Débat institué par les
Alexandrins, et que saint Thomas dirima à l'aide de sa doc
trine de la participation, fondée sur la distinction réelle entre
l'essence et l'existence (2). Or, l'antinomie parallèlement
s'installait au sein même du divin tel qu'il nous apparaît :
comment nos idées multiples peuvent-elles représenter
l'Un ? Ce fut la grande préoccupation de la spéculation
judéo-arabe; elle occasionna même la faillite du grand
Maïmonide. Les propositions théologiques ont-elles quel
que chose qui leur fasse écho en Dieu ? Il y a équivoque,
répondent les symbolistes. Mais alors c'est l'inintelligibilité
définie comme dogme fondamental de la Religion (/ C. G.,
c. 33). Il y a univocité, disent les anthropomorphites, mais
alors l'unité est détruite, et Dieu n'est plus Dieu (cf. De
Ver, q 2, a. i, initio corp.). Ce problème n'est que l'aspect
théologique d'une question générale : la possibilité de la
science. Car la science doit, en une synthèse compréhensive,
ramener la multitude des choses à l'unité, seule intelligible.
Mais comment la même notion peut-elle s'appliquer à plu
sieurs réalités ? ou tout est équivoque, hétérogène, alors plus
d'intelligibilité, et la science est impossible; ou tout est
univoque et homogène, mais alors plus d'universel, la
science est une tautologie. Voilà l'antinomie. Et de même
que le conflit ontologique se résolvait par le concept de
puissance intercalé entre l'être et le rien, de même ici, elle
trouve sa solution dans l'analogie, qui est à mi-chemin entre
l'univoque et l'équivoque (3). Or, notre antinomie des

(1) Cf. les belles pages de MARÉCHAL, Le point de départ de la métaphysique,


cahier I.
(2) Cf. DEL PRADO, De Veritate Fundament., 1. 4, c. 2.
(3) En effet, par le fait qu'une notion analogique se détermine du dedans, par
explicitation de ses modes, il suit qu'elle rend possible le passage « de uno in aliud
secundum rationem » (In Boet. de Trin., q. 6, a i; q. i, a 3), ou l'évolution du virtuel
implicite, caractéristique des sciences supérieures; cf. MARIN-SOLA, La Evolution
liomogtnea del dogma catolico, cap. i.
78 PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

« Noms Divins » sera vaincue semblablement. Nos concepts,


quoique multiples, représentent vraiment l'Un, parce qu'entre
Dieu et la créature il y a communauté de rapports, similitude
proportionnelle ou d'analogie, et pourtant l'Unité n'est
point émiettée, car cette similitude ne provient point de la
participation d'une forme univoque; au contraire, les Attri
buts existent de manière essentiellement diverse — quoique
non disparate — en Dieu et en l'homme.
Ainsi l'hétérogénéité et l'homogénéité s'équilibrent, l'anti
nomie se résout, l'Analogie fait évanouir les erreurs opposées
non pas en les agglutinant en un syncrétisme hybride,
mais en les dépassant. L' « Analogisme » thomiste n'est
point un éclectisme, mais une synthèse qui domine merveil
leusement l'Anthropomorphisme et le Symbolisme.
CHAPITRE II

CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

SOMMAIRE

I. — VUES ANTHROPOMORPHIQUES SUR LA NATURE DE DlEU.


Origine juive du problème des Noms Divins. Points de repère histo
riques : juifs, arabes et chrétiens.
II. L'ANALOGIE ET LE « THÉANTHROPOMORPHISME ».
1° — Aboutissement des preuves de Dieu. — La méthode d'analogie
se rapporte au « quomodo sit », et non à /' « an sit ». Fondement éloigné
de Fanalogie théologique : les lois de l'être. Fondement prochain : l'abou
tissement des « quinque viae ». Nécessité de quitter l'univocité; le terme
de chaque « voie » ne peut lui être homogène. Dieu n'est pas dans un genre.
L'analogie n'est pas un procédé arbitraire.
2° — L'analogie métaphorique et l'anthropomorphisme vulgaire. —
Inquiétude des simples. Réponse de l'analogie : la métaphore, ses grandeurs
(le poète et le théologien), ses conditions, ses déficiences.
3° — La voie négative et l'anthropomorphisme métaphysique. —
Les attaches de cette voie avec la preuve de Dieu; universalité de son
primat; « res significata, modus significandi ». Corollaires.
III. — LE SYMBOLISME ET LA NATURE DE DIEU.
Exposé — par manière d'exemple — de la théorie de Maïmonide.
IV. — L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE.
1° — Via causalitatis. — Analogie d'attribution : la cause de la
sagesse doit être formellement sage. Existence des attributs essentiels.
Formule théologique de l'analogie de proportionnalité. Il n'y a pas deux
inconnues. Objections du P. Descoqs; la proportionnalité est-elle fictive ?
est-elle première ?
2° — Via eminentiae. — Point de départ commun, dans la dis
cussion avec le symbolisme. Contre Rabbi Moyses. Les Noms divins ne
sont pas synonymes. Notion de l'éminence métaphysique. Suréminence,
divine simplicité et multiplicité des Attributs. Pseudo-antinomies symbo
8o CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU
listes. Le symbolisme est une échappatoire. Le thomisme n'est point
anthropomorphique. Saint Thomas est-il agnostique ?
3° — Ineffabilité et transcendance. — Infinitum excelsum Creatoris.
Fausse transcendance symboliste. L'agnosticisme des mystiques. Con
clusion du Chapitre : la méthode d'analogie.

I. — VUES ANTHROPOMORPHIQUES
SUR LA NATURE DE DlEU.

A la fin du chapitre vingt du premier livre de la Somme


contre les Gentils, saint Thomas, en un de ses raccourcis si
denses, résume ainsi l'histoire du théanthropomorphisme :
« praedictis rationibus excluduntur deliramenta Judaeorum
simplicium, Tertulliani, Vadianorum sive Anthropomor-
phitarum haereticorum, qui Deum corporalibus lineamentis
figurabant, necnon et Manichaeorum qui quamdam infinitam
lucis substantiam per infinitum spatium distentam aesti-
mabant » (i). L'économie de notre travail exige, pour
l'intelligence de ce qui va suivre, un exposé succinct de cette
forme d'anthropomorphisme.
Le problème théologique des « Noms Divins » est, à
toute évidence, d'origine juive. La chose se conçoit aisément,
car la spéculation grecque est, en somme, peu religieuse;
elle se dégage des croyances traditionnelles comme d'un
fardeau inutile. Les philosophes qui aboutirent à un mono
théisme spiritualiste n'essayèrent pas, — et n'avaient pas
à essayer, — de justifier les superstitions populaires : ils
les considéraient comme des légendes poétiques, des mythes
ou des allégories, mais non point comme vraies. Sans doute,
les essais d'interprétation philosophique de la mythologie
n'ont pas manqué, surtout chez les Stoïciens, mais il reste
que personne ne se réclame d'une révélation divine. Chez
les juifs au contraire, la pensée philosophique devait néces
sairement revêtir une couleur nettement religieuse. Ils
étaient le seul peuple qui adorât un Dieu unique et spirituel;
surtout ils avaient sous les yeux des textes révélés qu'il ne
s'agissait aucunement de nier, mais au contraire de vénérer

(i) Cf. AUGUSTIN, De Haeresibus, 50, 86; Epist. CXLVIII ad Fortunatianum,


c. 4; Contra Epist. Marùchaci; De Trin., 1. i, c. i; 1. 8, c. 2, etc.
VUES ANTHROPOMORPHIQUES 8l

et d'interpréter. Scrutés avec ferveur, ceux-ci devaient


servir de point de départ et de fondement à tout appro
fondissement ultérieur (i). Or l'hébreu est pauvre et
gauche, inexistant au point de vue métaphysique, très
« matériel » au fond. De là (2) la teinte nettement anthropo-
morphique du langage biblique (3). Dès lors donc que la foi
juive chercherait à se comprendre, dès que la pensée cher
cherait à creuser l'Ecriture, à serrer de plus près la Réalité
mystérieuse qui se dérobait sous les noms d'Elohim et de
Jahvé; il était certain qu'un conflit surgirait entre la lettre
de la Thôra et le spiritualisme monothéiste. Fallait-il
concevoir le Dieu d'Israël comme un puissant monarque,
connaissant les passions des hommes, ou bien comme une
personnalité mystérieuse, dépassant tout le créé, hors de
proportion avec lui ?
Et le problème se posa dans toute son acuité, quand
la spéculation juive entra en contact avec les doctrines
métaphysiques grecques. Il se passa, alors, quelque chose
d'analogue à la crise averroïste chez les Latins, au XIIIe siècle.
Comment concilier foi et raison, la lettre dictée par Dieu
avec les exigences des infidèles ? Comment abattre le
dédain des « intellectuels » païens? (4) A vue de pays, les
rapports semblent bien lointains entre le TTOÛTOV x-.voùv âx£vï|Tov

(1) La preuve en est le « traditionalisme » qui s'affirme chez Aristobule, Philon,


Josèphe, et devient courant au M. A. Pour Maïmonide, par exemple, péripatétisme
et judaïsme coïncident en leur fond. Ainsi il retrouve, dans le récit « de la création »,
la théorie aristotélicienne des quatre éléments, l'hylémorphisme, etc. (Guide, I, ch. 40;
II, ch. 30; III, ch. 22-23). Dans le « chariot » d'Ezéchiel, il découvre la théorie des
sphères, des intelligences séparées, etc. (Guide, III, ch. 1-7). Partout notre philosophe
s'attache à appuyer la métaphysique sur la Bible et vice versa. Ainsi la description
de la courtisane (Proverb., ch. VII) devient un mythe platonicien, un symbole de la
matière première, changeant de « formes », comme la prostituée d'amants (Guide
Introd., p. 21; III, ch. 8). « La matière première et sa relation avec Dieu » est encore
figurée par un ouvrage de l'éclat du saphir que Moïse vit aux pieds de l'Eternel
(Exode, ch. 24, v. 10; Guide, I,ch. 28, p. 97). De même encore, la « sphère supérieure»
est désignée dans la Bible par le mot 'arabôth, et le psalmiste(Ps.68, v. 5) appelle Dieu,
• celui qui chevauche sur l'araboth », car « le cavalier est supérieur à la monture...,
il met en mouvement la bête..., celle-ci est pour lui un instrument dont il dispose à
sa volonté, tandis qu'il est indépendant d'elle... De même Dieu est le moteur de la
sphère supérieure, par le mouvement de laquelle il meut tout ce qui est mû au dedans
d'elle, mais Dieu est séparé d'elle et n'est point une faculté dans elle » Guide, I, ch. 70,
pp. 324 ss.
(2) Joindre l'imagination « orientale », l'influence, peut-être, des polythéismes
environnants et surtout les nécessités psychologiques. Cf. infra, paragr. II, 2°.
(3) CHOLLET (Dict. théol. cath., I, 1367) divise en quatre classes les anthro-
pomorphismes bibliques. Cf. S. THOMAS, Div. Nom., c. i, 1. 1; c. 9, 1. i; BITTREMIEI/X
De analogica nostra..., p. 256 ss.
(4) Cf. S. MU.NK, Mélanges de phil. juive et arabe. Paris 1859, p. 465.

Analogie. t>
82 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

aristotélicien — distant et pâle comme ces astres qui


voguent vers lui — et Jahvé chargé de la floraison ardente
des rêves sémitiques, le Jahvé des théophanies qui
s'intéresse aux hommes, même, en est jaloux; qui
éprouve toutes leurs passions; qui se promène dans le
jardin, quand se lève la brise crépusculaire, ou bien se révèle
dans l'orage, chevauche sur les nuées, étincelle sous le
ruissellement des Attributs multiples. Où donc trouver le
point d'insertion de la théodicée dans la théologie ? Impos
sible de philosopher, pour le croyant, sans craindre de se
sentir, soudain, déchiré par les contradictions internes.
Aussi bien, beaucoup se perdaient dans le brouillard de
leurs pensées, d'autres s'en allaient, errant à la clarté vacil
lante des idées indécises. Personne mieux que MAÏMONIDE
n'a saisi ce que la question avait de vital et de tragique
pour un théologien juif. « Ce livre, écrit-il dans l'Introduc
tion de son « Guide des Egarés » ou des perplexes, a pour
but de donner l'éveil à l'homme religieux, chez lequel la
vérité de notre Loi est établie dans l'âme... qui a étudié
les sciences des philosophes... mais qui est embarrassé par
le sens littéral de la Loi. Se laissera-t-il guider par la raison,
et rejettera-t-il ce qu'il a appris, en fait, de ces noms ? Il
croira alors avoir rejeté les fondements de la Loi. Ou bien
s'en tiendra-t-il à ce qu'il en a compris, sans se laisser
entraîner par la raison ? Il aura donc tourné le dos à la
raison, croyant néanmoins avoir subi une perte dans sa
religion (Guide, Introd. I, p. 7-8).
Comme il était à prévoir, chez des esprits disputeurs et
subtils, on prit parti différemment; une double école se
forma, l'une optant pour le littéralisme biblique, l'autre
à tendances rationalistes.
Les juifs alexandrins s'attachèrent à atténuer les anthro-
pomorphismes de l'Ecriture, — ainsi qu'on le voit dans la
.version des Septante (1) — quitte à tomber dans l'allégo-
risme comme Aristobule et Philon (2). On discerne, dans
le Targum et l'Ancien Talmud (3), une aspiration vers
(1) W. BOUSSET, Religion des Judentums... Berlin, 1906, S. 312; D. NEUMARK,
Gesch. d. jûd. Phil. d. Mittelalt., Berlin, 1910, II, p. 294.
(2) NEUMARK, p. 386 (Aristobule), p. 452 (Philon).
(3) Surtout le Targum d'Onkelos et celui de Jonathan ben Uziel, comme déjà le
notait MAIMONIDE (Guide, I, ch 21, p. 78; ch. 48, p. 171, etc.); cf. WEBER, Jûdische
Theologie, Leipzig, 1894, S. 155; J. LEBRETON, Les origines du dogme de la Trinité*.
Paris, 1919, p. 135 sv.
VUES ANTHROPOMORPHIQUES 83

une notion de Dieu qui est plus spiritualisée. Durant tout


le moyen-âge, les philosophes juifs s'acharnèrent à défendre
l'unité et la simplicité de Dieu, en expliquant métapho
riquement les anthropomorphismes, comme on peut le
constater chez Saadja et ses successeurs, par exemple :
Bahya, Ibn Saddiq, Judah Halevi, Ibn Daud (1), et enfin
Maïmonide, dont nous exposerons tantôt le système. Mais
la majorité des rabbins avait l'esprit rivé à la lettre de la
Thôra. Croyant l'orthodoxie en péril, ils attaquaient les
libéraux, et défendaient un anthropomorphisme plus ou
moins grossier. Maïmonide rapporte et discute longuement
ces fantasmagories (2). Chez les Arabes, le même problème
suscita les mêmes difficultés et les mêmes controverses que
chez les juifs. Le Kôran, tout comme l'A. T., foisonnait
d'anthropomorphismes : on vit donc naître chez les arabes
des sectes analogues à celles des juifs. Scharastani, entre
autres, nous a relaté les péripéties de ces combats (3),
qui nous laissent rêveurs. Le plan, si chargé, de cette étude
ne nous permet pas de nous attarder en chemin, aussi nous
bornerons-nous à indiquer quelques directions dans ce
champ bigarré de rieurs bizarres, à marquer quelques
étapes, à nommer les groupes les plus en vue. Après que les
Motazélites eurent nié les divins attributs (c'étaient des
symbolistes), on donna aux orthodoxes le nom de Céfatites
(cifat signifie attribut), et leurs adversaires s'appelèrent
Muattiles (les faiseurs de vide). Malheureusement, les
défenseurs de la tradition s'embourbèrent dans l'anthro
pomorphisme le plus grossier, interprétant chacun des
termes du Kôran selon le sens strictement littéral; aussi
les désigna-t-on comme des Mouchabites, c'est-à-dire les
assimilateurs, car ils concevaient Dieu à l'image de l'hom
me (4). Les Chiites donnèrent en masse dans ces rêveries.

(1) D. KAUFMANN, Gesch. d. Attributenlekre i. d.jûd. Religiomph. des Mittelalt. v.


Saadja bis Maimuni. Gotha, 1877; J. HUSIK, Histary ofjeio. medieval phil. N. Y., 1918.
BONILLA Y SAN MARTINO, Historiafilos. espanola. Madrid, 1911, vol. 2; A. GRUNFELD,
Die Lehre v.gottl. Willen b. d.jud. Religionsphil. d. Mittelalt. Munster, 1909.
(2) MAIMONIDE, Guide, 1. I, per tot. (cf. p. e. ch. 1, p. 34 avec la note de Munk;
ch. 26, p. 88; ch. 59, p. 257, etc.); cf. aussi KAUFMANN, op. cit., p. 1 1, note; p. 12, note;
pp. 13, 18, etc. — Les rabbins pratiquaient surtout l'anthropomorphisme matérialiste
et psychologique.
(3) Gesch. der Relig. und phil. Sekten bei den Arabern (libers, v. Haarbriickerï,
Halle, 1850.
(4) Op. cit., I, p. 95-
84 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

Tous, ils affirmaient sans hésitation que Dieu avait un


corps — lumineux ou charnel. Ainsi le Chiite Al Moughira
(t 737) assurait qu'Allah possède un corps lumineux, dont
les membres ressemblent aux lettres de l'alphabet; une
couronne de lumière auréole sa tête, et il a un cœur d'où
coule la sagesse (1). Au contraire, à la fin du IXe siècle,
Daoud Djawari affirmait : excepté la barbe et la virilité,
Allah a un corps composé de chair et de sang, doué de
membres et orné de cheveux bouclés. — Un corps, il est
vrai, différent du nôtre, puisqu'il était vide de la tête à la
poitrine, et plein quant au reste (2)!
Je passe sur les disputes interminables au sujet de la
dimension de ce corps, du trône sur lequel il siège, de sa visi
bilité surtout : pour la rendre possible, certains octroyaient
aux disciples de Mahomet un sixième sens (3).
Les théologiens orthodoxes, ou Motecallemin — parmi
lesquels brillaient les Ascharites — estompaient beaucoup
cet anthropomorphisme criard (4), mais ne rejetaient point
cette erreur, en métaphysique, car ils posaient dans la
nature divine des attributs réellement séparés de l'essence (5),
provoquant ainsi les protestations violentes des péripatéti-
ciens arabes (6).
De si longues controverses ne déchirèrent point les
chrétiens. En effet, la secte des Anthropomorphites n'eut
jamais un grand retentissement, au dire d'Augustin (De
Haeres., L), qui cependant note les ravages qu'elle exerça en
Egypte. Cassien le confirme en disant que presque la totalité
des moines qui habitent l'Egypte étaient imbus de cette
erreur, trompés par leur simplesse et le sens littéral des
Ecritures (Coll. X., c. 2). Aucun théologien, que je sache,
n'a soutenu la légitimité de l'anthropomorphisme matéria
liste, ou le sens propre des anthropopathies. Personne même
ne professe expressément l'anthropomorphisme métaphy-

(1) SCHARASTANI, I. p. 2OJ.


(2) Op. cit., p. 115; HORTEN, Die phil. Système d. Spekul. Theologen im Islam,
Bonn, 1912, p. 242.
(3) SCHARASTANI, I. pp. 43, 94, 115, etc; H. GALLAND, Essai sur les Motazélites.
Paris 1906, p. 86 sq. — Sur la visibilité de Dieu, cf. AUGUST., De Trin., 1. 2, c. 8;
c. 15; 1.3, c. n; 1. 8, c. 4, etc.
(4) DE BOER, Gesch. d. Phil. im Islam, Stuttgart 1901, pp. 55 ss.
(5) SCHARAST., p. 99. sq.
(6) AVERROES, Destr. destr., disp. V. (Venetiis 1560, p. 172, c.) et disp. VI, per tot.
L'ABOUTISSEMENT DES PREUVES DE DIEU 85
sique.(1)Ce n'est pas à dire, pour autant, que tous aient été à
l'abri des surprises de l'imagination,, que tous ne se soient pas
laissé tenter par le démon de la pensée quantitative. Ainsi
dès le prochain chapitre, examinant la doctrine trinitaire
de Richard de saint Victor, nous verrons qu'elle échappe
avec peine au reproche d'anthropomorphisme. Tel est du
reste le cas de tous ceux qui, explicitement ou implicitement,
posent l'univocité de l'être : il s'ensuit, en effet, une com
munauté ontologique entre Dieu et la créature, qui ne peut
s'accorder avec la Transcendance divine: aussi bien Rosmini,
partant de l'univocité, en arrive à faire de son « être initial »
un prédicat formellement commun à Dieu et au créé (2).
Il serait facile de citer d'autres noms, et illustres, mais ce
livre n'est pas une histoire de la théologie.

H. — L'ANALOGIE ET LE « THÉANTHROPOMORPHISME » (3).

1°. — L'aboutissement des preuves de Dieu.


Les « quinque vice » et l'analogie. — On s'étonnera peut-
être de ce que nous n'examinions pas quel est le rôle de
l'analogie dans la preuve de Dieu. À quoi nous répondrons
que, thomiste de désir, nous aspirons à traiter les questions
« formaliter ». Or, formellement, le problème de l'analogie
est un problème de Nature et non d'Existence (4). On peut
aboutir à l'existence de Dieu sans recourir explicitement à
l'analogie (5), tandis qu'il est impossible de penser la nature
(1) On ne peut en dire autant des modernes. Tirant d'eux-mêmes leur univers,
comme l'araignée sa toile, nos subjectivistes sont-ils autre chose que des anthropo-
morphites en philosophie ? Et même en théodicée, (ainsi COUSIN prétend que la
théodicée doit employer la méthode psychologique : Du vrai, etc. leçons 15-16; la
théodicée de RENOUVIER, c'est l'anthropomorphisme conscient et organisé; Cf. Le
Personnalisme. Paris 1903. p. VI), ou en théologie (cf. HASTINGS, Encycl. relig, and
ethies, a1t. Analogy : « ...the modern apologist is not afraid to avow the anthropo-
morphic character of religion » etc.) ?
(2) ZiGLlARA, Propaed., I, c. 12; cf. les théories des Eunomiens et des Béghards.
(3) Sur la -théologie « positive » de l'analogie, cf. BITTREMIEUX, op. rit., p. 91-95
116-153.
(4) C'est la fameuse distinction, d'origine néo-platonicienne, entre le « an sit »
et le « quid s1t ». Nous y reviendrons ci-dessous. § 4. sect. 1 et 4.
(5) La première fois que l'on monte vers Dieu, on emploie des concepts qui, de
fond, sont analogiques, mais on ne les emploie pas comme tels. « Naturali ratione homo
86 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

divine sans la concevoir comme équivoque, univoque ou


analogue à la nôtre.
Et que l'on ne crie pas au scandale; que l'on ne nous
accuse pas de contradiction, nous qui disions, naguère, que
les trois premières voies se rattachent à l'analogie d'attri
bution selon l'efficience; la quatrième à l'analogie d'attri
bution selon l'exemplarité, la dernière enfin à l'analogie
d'attribution selon la finalité (i). Il est très vrai que les
preuves de Dieu sont des réalités analogiques (2), autrement
elles ne prouveraient rien, mais elles ne ressortissent point
à la méthode d'analogie, telle que l'emploie la théologie.
Distinguons soigneusement — sans les séparer et encore moins
les opposer — le problème de la connaissance analogique,
du problème métaphysique de l'analogie. Le premier appar
tient de plein droit au traité de Dieu, tandis que c'est seule
ment après le traité de la création, que l'on peut aborder,
en toute son ampleur, le second. En effet, dans l'analogie
d'attribution, les analogues secondaires ne subsistent comme
tels, que par et à travers l'analogue principal. Il faut donc
établir, auparavant, que celui-ci existe, et qu'il est cause
efficiente, exemplaire et finale. Manifestement, nous ne
sommes plus dans la « via ascensus », mais dans la « via
descensus », dans le traité de l'émanation de l'être (3).
Ajoutons encore que l'analogie de proportionnalité entre
Dieu et la créature exigeant au moins deux termes divins,
il est clair qu'elle présuppose l'affirmation de l'existence
de Dieu. La « quarta via », si elle fait appel à la proportion
in aliqualem Dei cognitionem pervenire potest. Videntes enim homines res naturalcs
secundum ordinem certum currere, cum ordinatio absque ordinatore non sit, perci-
piunt ordinatorem rerum quas videmus. Quis autem vel qualis vel si unus tantum est
ordinator naturae, nondun statim ex hac commun! consideratione habetur. »
/// C. G., c. 38.
(1) Analogie « mixte » bien entendu, la pure attribution ne nous sortant pas de
l'agnosticisme.
(2) Cf. MANSER, art. cit. (Dezember 1928, p. 385).
(3) Impossible de connaître un aliment comme sain, si je n'ai auparavant la notion
de la santé de l'animal; ici tout est relatif à une idée centrale. Or dans les « quinque
viae », ce qui sera l'analogue principal m'est inconnu par hypothèse — puisque je le
cherche! — je ne le verrai qu'une fois la montée terminée. Les créatures m'appa-
raissent bien comme des effets. Mais les effets de quoi ? Je tâtonne et je cherche, mais
pour l'instant je l'ignore. Et s'il n'y a pas d'analogue principal, il n'y a point attribution.
Parvenu au terme des cinq voies, je découvre un moteur qui meut, une cause causant etc.
et alors, mais alors seulement, j'aperçois les créatures comme des analogues secondai
res, en étroite dépendance de Dieu, premier analogue. Alors il y a attribution explicite.
— Ce qui trompe, c'est que souvent l'on confond inconsciemment ordre d'être avec
ordre de connaissance.
L'ABOUTISSEMENT DES PREUVES DE DIEU 87
nalité, c'est comme à l'analogie métaphysique de propor
tionnalité entre les êtres créés, et non pas explicitement, comme
à l'analogie théologique entre Dieu et la créature. Mais une
fois acquis le « an sit », alors, descendant du ciel vers la terre,
nous voyons, d'abord, que tout l'univers est comme une
chaîne accrochée à l'Analogué Suprême (analogie d'attribu
tion), puis, la relation entre le fini et l'Infini, qui, de par la
simple attribution, semblait purement extrinsèque, s'intério
rise : nous constatons qu'entre l'Exemplaire premier et les
êtres par participation, il y a similitude intrinsèque, com
munauté de rapports (analogie de proportionnalité).
Autre est notre dessein : nous nous essayons à écrire, en
quelque sorte, une critériologie théologique : quelle valeur
de vérité ont nos idées sur la divinité, que représentent-elles
au juste, à quoi correspondent-elles ? Jusqu'à quel point
la théologie atteint-elle son objet ? Les « attributs » de Dieu,
sont-ce des mots ou des réalités ? Les formules dogmatiques
nous livrent-elles quelque chose de la Vie mystérieuse? et
si oui, dans quelle mesure ? Que l'on admette les preuves
traditionnelles (comme Maïmonide), ou qu'on les repousse
(comme le fidéiste ou le moderniste), la question reste
entière : elle se pose pour quiconque admet l'existence de Dieu,
quelle que soit du reste la source (rationnelle ou révélée)
de cette persuasion; et l'exemple même du rabbin médiéval
nous prouve qu'on peut spéculer correctement sur l'an sit,
et disserter fort mal sur le quomodo sit; or, seul ce dernier nous
préoccupe pour l'instant.
Nous croyons donc devoir éliminer de nos recherches
présentes la question des preuves de Dieu. Est-ce à dire que
nous puissions en faire totalement abstraction, et que
l'analogie ne dépende en aucune facon des « quinque viae » ?
Absolument pas. L'Analogie commence à l'endroit précis
où aboutit la démonstration rationnelle (1); celle-ci constitue
donc le fondement prochain de notre méthode.' Mais aupa
ravant, il faut remonter plus haut, jusqu'à la source même
d'où la pensée analogique tire toute sa force et sa vitalité.
Fondement éloigné de l'analogie théologique. — J'appelle
(1) Cf. v. g. / C. G., c. 14 : « Ad procedendum circa Dei cognitionem per viam
remotionis accipiamus ut principium id quod ex superioribus jam manifestum est,
»c. quod Deus sit omnino immobilis >.
:SH CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

de ce nom une série de vérités philosophiques, que le théo


logien doit admettre comme certaines, sous peine de devoir
recommencer la logique, l'ontologie et la théorie de la con
naissance. De ces prémisses, je cite les principales : 1° il
existe non seulement des images génériques, mais des idées
générales, que commande l'idée d'être ; 2° cette idée a une
valeur objective; 3° les principes premiers découlent immédia
tement de l'analyse de cette notion ; 4° ils ont une valeur
objective. On le voit, la multiplicité n'est qu'apparente, tout
se ramène à la notion d'être et à sa valeur, c'est pourquoi,
dans le cours de cet essai, nous désignerons cet ensemble
par l'expression : « lois de l'être ». Toute conclusion, dont
sera démontrée la connexion nécessaire avec les lois de l'être,
deviendra, par le fait même, légitime, nécessaire, vraie.
Le raisonnement est simple : tout le monde admet — même
Kant — que si la causalité vaut, les preuves de Dieu valent;
pareillement vous devez admettre que, si les lois de l'être
valent, l'analogie vaut : elle n'est donc pas un procédé
arbitraire ou une échappatoire apologétique, elle est exigée
par les lois mêmes de l'être, et aussi nécessaire qu'elles; vous
ne pouvez donc rejeter l'analogie qu'en niant ces lois que vous
admettez, c'est à dire, au fond, en niant la vie même de
l'intelligence (1).
C'est se faire la partie belle, dira-t-on. Oui, nous avouons
volontiers que notre travail n'a de portée philosophique
que pour les réalistes, et, à ce point de vue, ne vise que les
anthropomorphites ou les symbolistes médiévaux. Contre
les uns, on montre sans trop de peine qu'il n'y a point un
abîme entre l'affirmation de l'existence de Dieu et l'étude
de sa nature; contre les autres, que les voies mêmes qui nous
mènent à Dieu nous forcent — sous peine d'aboutir à une
impasse — de fausser compagnie à tout anthropomorphisme,
si subtil soit-il.
Mais, au point de vue théologique, il en va tout autrement :
nous atteignons en plein les errements des modernes. Car,
outre leurs arguments philosophiques (que nous n'avons
pas à discuter ici), on trouve chez Hamilton, Mansel, Tyrrell,
Le Roy et beaucoup d'autres, des difficultés qui sont

(1) Souvent, au cours du présent chapitre, nous devons faire usage de ces réduc
tions à l'absurde; c'est la seule démonstration possible, à ces profondeurs.
L'ABOUTISSEMENT DES PREUVES DE DIEU 89
proprement du ressort de la théologie. Or, si, à l'aide de
l'analogie, nous résolvons ces antinomies et nous écartons
ces objections, si nous prouvons qu'on peut soutenir sans
contradiction la valeur spéculative des formules dogma
tiques, alors nous aurons renversé les bases théologiques
des systèmes adverses, puisque nous aurons montré que le
symbolisme ne se justifie point théologiquement, par le fait
même qu'il ne se présente pas comme une doctrine qui
satisfasse à la fois aux exigences de la révélation et à celles de
la raison, ce à quoi le thomisme réussit (i).
Il y a donc dans notre recherche comme un double
mouvement : aux dogmatiques, l'on démontre la valeur
absolue et objective de 1' « analogisme »; aux symbolistes,
l'on fait voir — écartant toute joute purement dialectique
— quelle conception concilie le mieux foi et raison, science et
révélation.

Fondement prochain de l'Analogie Théologique. — Les


lois de l'être sont comme le roc sur lequel repose la
méthode d'analogie, le présupposé qui la rend possible.
Ils nous reste maintenant à déterminer l'endroit précis
d'où elle prend son essor. A quel moment commen
cera-t-elle à fonctionner, quel est son point d'inser
tion dans l'ensemble de nos spéculations sur Dieu ? A cette
question nous répondions que l'analogie commence préci
sément là où aboutissent les « quinque viae »; et l'affirmation
est vraie, non seulement pour cette raison banale, qu'après
avoir découvert une existence, il faut entreprendre l'explo
ration de la nature, mais aussi pour ce motif, important au
premier chef, que le mécanisme même des preuves de Dieu
nous jette, de toute nécessité, en pleine analogie, constituant
ainsi une première justification de ce procédé de con
naissance théologique.
Le maître du thomisme, Cajetan, nous avertit que
« metaphysicales processus utuntur una rationne simpliciter
in principio inquisitionis, sed in termine utuntur ratione una
non simpliciter sed secundum analogiam » (In /am, q. 13,
a. 5; cf.FERRAR.,/M/C.G., c. 34, n. ix); ce dont il rend raison

(t) L'argumentation est valable, puisque beaucoup de symbolistes prétendent


être prêts à accepter le dogme, dès qu'on en aura écarté toute contradiction.
90 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

ainsi : « omnia fere analoga proprie fuerunt prius univoca,


et deinde extensione, analoga communia proportionaliter
illis quibus sunt et aliis vel alii, facta sunt. » (De Nom. An.,
c. n, p. 278). Pourquoi? S. Thomas nous l'explique à
merveille : «In cognitione intellectualium est duo considerare,
scilicet principium speculationis et terminum. Principium
quidem est ex sensibilibus, sed terminum est in intelligi-
bilibus secundum quod in cognitione naturali ex speciebus a
sensu acceptis, intentiones universales accipimus per lumen
intellectus agentis; et ideo dicendum est quod quantum ad
principium speculationis oportet ex aliquibus sensibilibus
speciebus in divina consurgere » (/ Sent., d. 34, q. 3, a. 1,
ad 1; Boet. de Trin., q. 6, a. 2.). Ceci nous aide à comprendre
l'anthropomorphisme : puisque nos concepts les plus méta
physiques commencent (psychologiquement) par être uni-
voques, l'anthropomorphite les prend à leur source, sans
se résignerjamais à les poursuivre jusqu'à leur aboutissement;
il admettra les trois premières preuves de Dieu, car celles-ci,
apparemment, ne conduisent pas à un être de tout point
transcendant (1); il admettra même le quatrième argument,
mais en l'interprétant comme une « via augmenti », une
application de l'analogie d'inégalité; et il montera ainsi, par
les degrés de plus en plus intenses d'une perfection univoque,
croyant atteindre Dieu, alors qu'il a tout simplement abouti
à un infini quantitatif.
Et c'est pourquoi il ne faut pas s'étonner si, après les
« quinque viae », S. Thomas semble rebrousser chemin, pour
se demander si Dieu est corporel. C'est que, dans la deuxième
question de la Somme, il considère les concepts théologiques
à leur point de départ, sans se demander s'ils sont univoques
ou analogues; dans la troisième question en revanche, il
les prend à leur aboutissement, et alors nous sommes en
pleine analogie. Les cinq arguments établissent une exis
tence, et non pas, directement, une nature. De fait, les
prédicats auxquels nous concluons ne peuvent appartenir
qu'à Dieu, mais on en fait abstraction, on ne discerne pas
ce qu'ils sont, mais simplement s'ils sont. (2) Première
(1) « Primae viae, ... sat est quod inferatur : ergo datur primum movens immobile,
non curando utrum illud sit anima caeli aut mundi... Secundae quoque viae... sat
est », etc. CAJET. in /»n,, q. 2, a 3..
(2) Les cinq preuves de CAJETAN (/. c.) démontrent : « quaedam praedicata
inveniri in rerum natura non curando quomodo vel qualiter sint ».
L'ABOUTISSEMENT DES PREUVES DE DIEU 91
étape mais qui en suppose une seconde. Entre les deux, point
d'hiatus, puisque l'une fonde l'autre, puisque l'une amorce
l'autre.
Aussi ne saurions-nous admettre la prétention de
l'anthropomorphite de s'en tenir au principe de la recherche,
alors que les concepts métaphysiques sont encore indif
férenciés; il faut aller au delà, et, au terme des preuves de
Dieu, on est contraint d'opter pour l'analogie.

Nécessité d'abandonner l'Univocité (1). — La démons


tration même, que l'anthropomorphite admet matériellement,
le force à sortir de son système : car en affirmant Dieu,
je dois immédiatement le nier, et ainsi rompre l'unité
initiale de mon concept univoque, pour n'avoir plus
que l'unité proportionnelle de l'analogue. Un lecteur
inattentif pourrait croire que les arguments thomistes
équivalent à ceci : il y a un universel mouvement, donc
il y a un Moteur : il y a une universelle interaction,
donc il y a une Cause; il y a de la finalité, donc il y aune Fin...
comme si le terme de chaque série lui était homogène. Nous
sommes dans l'univoque, dites-vous. Oui, mais prenez
garde que vous n'avez rien prouvé, et que vous n'échapperez
pas à la Raison critique (2).
Pourquoi ai-je affirmé Dieu ? Pour expliquer un fait.
Soit, par exemple, le devenir, ou la hiérarchie causale : « cer-
tum est enim et sensu constat, dit S. Thomas, aliqua moveri
in hoc mundo, omne autem quod movetur ab alio movetur»,
et ainsi du reste, Or, si l'Etre qui explique le devenir, la
causation, la contingence, la participation, la finalité, est
lui-même soumis au mouvement, à la causalité, etc., alors
(1) On pourrait objecter que ces développements sont superflus. Le problème de
l'analogie en eflet n'est pas spécial au traité de Dieu; il commande toute la métaphy
sique. Par conséquent, dès là qu'on a prouvé en ontologie que les transcendentaux ne
«ont pas des univoques, la question présente est ipso facto réglée. Nous concédons la
majeure et la mineure; quant à la conclusion qu'on veut en tirer sur l'utilité de notre
travail, nous lui opposerons ce fait que saînt Thomas (/ C. G., c. 32) n'a pas trouvé
inutile d'aligner six raisons prouvant « quod ni h il de Deo et rebus aliis univoce
praedicatur. » — Sur l'univocité cf. l'étude très fouillée de J. HABBEL, Die Analogie...
pp. 9 ss.
(2) Ces raisonnements homogènes ne sont pas une fiction créée par nous. cf.
p. e. HocKlNG, The meaning of God in human experience, p. 305 : « If we could prove
a first conscious cause still we could prove only such cause as is equivalent to his
effect, we could prove only such goodness as is equivalent to this mixture of goodness
and evil that we here find. A very limited Being would this be, a God who is only as
great as His world, only as good, and im«lly only as real... »
Ç2 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

nous n'en avons que faire, et tout est à recommencer.


Qu'est-ce à dire? que, pour rendre raison de ces cinq
déficiences, il faut en sortir; il faut un Etre qui leur échappe.
Autrement dit, le terme qui clôt la série doit être hors série (1),
il ne peut lui être homogène. (cf. /* P., q. 3, a. 5, ad 2).
C'est un leurre de dire : voici du mouvement, donc il y a
un moteur; le devenir est, donc l'être est; mais, si je ne veux
pas rendre vaine cette démarche, je dois la faire suivre
immédiatement d'une autre : ce moteur n'est pas mû, cet
être est sans devenir. Aussi le terme des cinq preuves de
S. Thomas est-il positif-négatif : un moteur immobile, une
cause non-causée, un nécessaire non-contingent, etc.
Que notre anthropomorphite prenne maintenant ses
concepts univoques de « moteur » et de « cause ». Tous les
moteurs et toutes les causes, que lui a livrés l'expérience
sensible, sont, d'une manière ou d'une autre, des moteurs-
mûs, des causes-causées, autrement il n'aurait pas eu besoin,
pour les expliquer, de monter jusqu'à Dieu. Mais, dira-t-on,
pour que nous n'aboutissions pas à l'inconnaissable, ces
concepts de moteur et de cause, il faut bien- les appliquer
à Dieu. Sans doute, mais pas de la même manière (univocité);
Dieu est un moteur non-mû, une cause non-causée; car s'il
est mû et causé,il faut reprendre notre recherche; s'il ne l'est
pas, alors les concepts, comme les réalités, ne sont plus les
mêmes, ils ne sont plus univoques (2).
Le mécanisme même des « quinque viae », en nous forçant
à sortir de l'ordre de la causalité créée, nous force à renier
l'univocité, et nous installe en pleine analogie. Or, ces voies
vers Dieu ne sont que l'application, à l'univers, des lois de
l'être; qui ne voit, dès lors, que l'analogie est en conjonction
intime avec ces mêmes lois, qu'elle leur emprunte et la
nécessité et la valeur ?
On pourrait, pour rendre la chose plus sensible, appliquer

(1) S. Thomas insiste sur le fait que si nous ne pouvons connaître la nature intime
de Dieu, c'est que les créatures sont des effets inadéquats, n'égalent pas la vertu de
leur cause (/ C. G., c. 3;///C. G., c. 49; /» P., q. 12, a. 12, etc.) Pourquoi cela sinon
précisément parce que la Cause première est hors série ?
(2) En effet, si un concept doit s'appliquer tout ensemble à l'Étre-en-devenir
et à l'étre-sans-devenir, il est clair qu'il ne se dira pas de même, mais diversement
de l'un et de l'autre, il sera donc « dissemblablement semblable ». Et la dissemblance
n'est pas accidentelle, elle est radicale, puisque l'un des êtres possède essentiellement
ce que l'autre exclut. Or « aequivocum et univocum dicitur secundum dennitivam
mionem eamdem vel non eamdem » Quod. 3, a. 4.
L'ABOUTISSEMENT DES PREUVES DE DIEU 93
cette démonstration à chacune des « quinque viae ». Choisis
sons cependant la quatrième. Soit la notion de « science ».
J'en ai, au commencement de mes recherches métaphysiques,
un concept parfaitement univoque (CAJET. de Nom. An.,
c. XI, p. 278), que j'applique à tous les hommes indifférem
ment. Cependant, me rendant compte qu'il y a dans cette
science des degrés infinis, j'élargis mon univocité, un peu
étriquée, en analogie d'inégalité. C'est encore de l'univocité,
ne l'oublions pas, mais plus souple. J'arrive ainsi à dresser
une échelle à intensités variées; mais, fondamentalement,
le concept reste le même; ces variations sont accidentelles.
Enfin, je puis imaginer une science qui aille toujours crois
sant; à la limite j'affirme : voici la super-science, la science
divine. S'il en est ainsi, rien n'est expliqué, et il était inutile
de se livrer à un tel effort d'extension, car cette perfection
n'est pas la science subsistante, mais le simple grossissement
de la mienne, et comme la mienne est participée, celle-là
le sera aussi. Ce n'est pas pour retrouver, au bout de mon
raisonnement, la même misère initiale, que je me suis engagé
sur la quatrième voie. Il faut donc quitter la « via augmenti»,
pour la « via essendi », il faut trouver au bout de celle-ci
un « maxime tale » qui ne soit pas univoque, une science
première, c'est-à-dire par essence, imparticipée, raison d'être
des autres : seul ce qui est par essence peut expliquer ce
qui est par participation. Si maintenant je me retourne vers
mon concept initial, je vois qu'il est changé, car, dès cet
instant, il doit se mouler sur deux réalités essentiellement
diverses : dans un cas vous avez une science non-participée,
dans l'autre, une science, qui, quelle que soit sa perfection,
est participée. Cela signifie que Thomas d'Aquin n'est pas
sa science, que l'intelligence humaine du Christ n'est pas
identique à sa science, tandis que Dieu est, par identité, sa
science. Entre être sa science et ne l'être point, la différence
n'est pas de degré, comme entre le superlatif et le comparatif,
c'est une différence d'être : Dieu ne doit point être dit
« sapientissimus », il est « super-sapiens » : « Excessus est
duplex : unus in genere qui significatur per comparativum
vel superlativum; alius extra genus quod significatur
per additionem huius propositionis super » (Div. Nom., c. 4,
l. 5, Vives, p. 411; cf. De Pot. q. 7, a. 7, ad 2-3 ;/a P.,q-4»
a. 3, ad 1). Je commençais donc par affirmer que la science
94 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

de Dieu était la mienne au superlatif, mais immédiatement,


au vu des différences, j'ai été forcé de corriger ce que je
venais d'affirmer; c'est la mienne, mais non-participée; ce
qui équivaut à cette négation : ce n'est pas la mienne (sim-
pliciter diversa). Et cependant, Dieu est Science! Aussi,
après avoir éliminé ce que ma science impliquait d'imparfait,
j'ai dû affirmer la « super-science »; c'est dire, qu'à la fin
de ma recherche, je dois renoncer à mon concept univoque
pour un autre, beaucoup plus souple, qui ne représente
plus ma science, mais une science analogique, qui est,
diversement, la mienne et celle de Dieu (i). Non seulement
l'univocité est rompue, mais elle se trouve renversée, en
ce sens que l'attribut divin ne se conçoit plus — anthropo-
morphiquement — à l'image de ma perfection, mais c'est
l'inverse qui se réalise, car une entité, qui s'affirme comme
pure participation, dérive de ce qui est par essence, sans
qu'il existe entre les deux aucune communauté, ni quant à
l'être, ni quant au concept (/ Sent., d. 19, q. 5, a. 2, ad i).
C'est donc à toute une série de démarches que l'intellect
humain doit péniblement se livrer, pour penser — grossière
ment encore, mais avec une certaine vérité — chaque perfec
tion divine. Il la faut d'abord affirmer, puis nier, puis
surélever, et enfin y suspendre la notion participée. (P P.,
q. 12, a. 12). Ainsi :
non-causée (négation)
il existe une cause super.cause (sublimation)
(affirmation) causant (relation)
Quadruple démarche de l'analogie (2), à laquelle il nous
faudra longuement revenir, après avoir dégagé quelques
conclusions qui s'imposent.
Dieu n'est pas dans un genre. — Saint Thomas en

(i)«... Tripliciter ista de Deo dicuntur. Primo quidem affirmative, ut dicamus


Deus est sapiens; quod quidem de eo oportet dicere propter hoc quod est in eo simili-
tudo sapientiae ab ipso fluentis : quia tamen non est in Deo sapientia qualem nos
intelligimus et nominamus, potest vere negari, ut dicatur, Deus non est sapiens.
Rursum quia sapientia non negatur de Deo quia ipse deficiat a sapientia, sed quia
supereminentius est in ipso quam dicatur aut intelligatur, ideo oportet dicere quod sit
supersapiens. » De Pot., q. 7, a. 5, ad 2; cf. CAJET., Nom. An., c. n, p. 278; FERRAR.
In 1 C. G., cp. 34; VALENSIN, Une théorie de l'Analogie, p. 342.
(2) La première et la dernière se rapportent à l'attribution, les deux autres à la
proportionnalité. Théoriquement s'entend, car de fait les deux analogies se mêlent,
se connotent, se complètent.
L ABOUTISSEMENT DES PREUVES DE DIEU 95

administre une foule de preuves qui finissent par se


ramener à la « ratio subtilior Avicennae », d'après laquelle
le genre se dit de la même manière des individus qu'il
comprend : il n'y a pas deux façons essentiellement diverses
d'être'animal ou plante. Si donc Dieu était dans un genre,
l'être, la substance, la vie, etc., lui seraient attribués de la
même manière qu'à nous — univoquement, — or ceci est
manifestement impossible, car nous savons que chacun de
ces prédicats (être, substance, vie...), dès que nous l'avons
affirmé de Dieu, doit être nié (/ Sent., d. 8, q. 4, a. 2,
ad 1) :
Non sequitur quod omne quod est substantia sit Deus, quia
nihil aliud ab ipso, recipit praedicationem substantiae sic acceptae,
secundum quod dicitur de ipso, et ita propter diversum modumpraedi-
candi non dicitur substantia de Deo et creaturis univoce sed analogice,
et haec potest esse alia ratio quare Deus non est in aliquo genere quia
scilicet nihil de illo et aliis univoce praedicatur ».
Ajoutez, qu'en tant que divins, ces prédicats comportent
une causalité totale qui ne convient pas à la créature, sinon
toute substance, tout être, seraient Dieu. Bien plus, la
source première, si elle était enfermée dans un genre, se
causerait elle-même, parce que. pour produire une chose
comme telle (en quoi consiste bien l'activité de la cause
suprême), il la faut produire toute. Si l'homme engendrait,
non pas un homme, mais l'homme tout court, il s'engen
drerait lui-même, — contradiction manifeste, la métaphy
sique élémentaire le démontre (cf. WEBERT, Essai de métaph.
thom., p. 313). Aussi aucune créature ne cause l'être en tant
qu'être. Donc Dieu, s'il était dans un genre, devrait (en
tant que cause première et totale de ce genre), se causer
lui-même, hypothèse évidemment absurde. Par conséquent
pour donner l'être à une série, Dieu doit être au-dessus de
cette série. Il faut conclure que Dieu, cause de tous les genres,
est en dehors et au-dessus d'eux tous (De Pot., q. 9, a. 3,
ad 3; a. 4, a. n; q. 8, a. 2, ad 1, etc.), c'est-à-dire au-dessus
de tout le créé (/" P., q. 28, a. 1, etc.), hors de proportion
avec lui (IV C. G., c. 1). L'anthropomorphisme, imaginant
(1) Les références dans CAPREOLUS (In I Sent., d. 8, a. 2, éd. Paban-Pègues I,
331 »a.); SIGNORIELLO, S. Tommaso e l'antropomorfismo (La scienaa e la fede, 1886,
p. 105-109).
96 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

l'être comme une catégorie où il range Dieu, nie


implicitement l'existence divine, détruit Dieu (1), et
sombre dans le panthéisme (2), alors qu'il prétend attribuer
l'être de la même manière à la créature et au créateur;
comme si Dieu n'était pas son être par identité, alors que
la créature a le sien. D'un côté, nous trouvons une essence
qui est son existence, de l'autre, une essence réellement
distincte de son existence : la notion d'être s'applique donc
d'une manière essentiellement diverse ici et là, et, puisque
l'univocité se révèle ainsi comme impossible (3) en ce qui
concerne ce prédicat fondamental et premier, la même
impossibilité s'ensuivra par rapport à tous les autres prédicats,
On a donc raison d'affirmer que la doctrine métaphysique
de l'analogie plonge ses racines dans la « vérité fondamentale»
de la philosophie chrétienne (4) ».
En effet, si dans l'ordre d'essence on constate une
variabilité accidentelle, du plus ou du moins dans la parti
cipation, ce qui ne fonde pas la vraie analogie, au contraire
la diversité dans la manière; d'exister, voilà qui abolit toute
univocité. Mais si, non content d'affirmer : en Dieu essence
et existence s'identifient, vous ajoutez : dans le créé, il en
est de même, vous posez deux identités, et non plus la
« diversa habitudo ad esse »; vous installez dans l'être la pure
univocité, ce qui, pour saint Thomas, s'avère non seulement
comme faux, mais comme inintelligible : « impossibile est
aliquid univoce praedicari de creatura et Deo » (De Ver.,
q. 2, a. n).

L'analogie n'est pas un procédé arbitraire. — Depuis


la querelle moderniste, on a recommencé à parler
beaucoup d'analogie. Alors que Cajetan se plaignait :
« blasphemare fere videtur, qui metaphysicales terminos
analogos dicens, secundum proportionalitatem communes
exponit » (De Nom. An., c. 3, p. 256), de nos jours
(1) Cf. De Ver., q. 2, a. 1 « ...et sic Deus non esset Deus ».
(2) In I Meta., 1. IX (Cathala n. 139) : «In hoc decipiebantur (Eleati) quia uteban-
' ,n ente quasi una ratione et una natura sicut est natura alicuius generis : hoc enim est
impossible. Ens enim non est Renus, sed multipKciter dicitur de diversis ».
(3) Pot., q. 7, a. 7, « diversa habitudo ad esse impedit univocam praedicationem
entis ».
(4) DEL PRADO, De veritate fundament. phil. christ., 1. V, c. 1; BITTREMIEUX, De tau
et applicatione doctrinae phil. de reali distinctione inter essentiam et existentiam in
Theologia D. Thomae (Ephem. Lovan., 1924, p. 335); LE ROHELLEC, op. cit., pp. 6895s.
L'ABOUTISSEMENT DES PREUVES DE DIEU 97
il apparaît de plus en plus que là gît le salut de la
métaphysique. De tous côtés, des travaux surgissent, telle
ment que l'analogie prend l'aspect d'un de ces remèdes
de foire, qui guérissent tous les maux. On nous oppose
les antinomies qui déchirent l'idée de Dieu ? — Analogie —.
On critique la notion de « personnalité divine »? — Ana
logie. On montre les difficultés où se débat la théorie
intellectualiste du dogme? — Analogie. On dit que la
Trinité, c'est la contradiction hypostasiée ? — Analogie.
Et ainsi de tout. L'analogie serait-elle donc un expédient
auquel recourent les théologiens aux abois ? Et nous-
mêmes, allons-nous propager le culte d'un « Deus ex
machina », en consacrant un livre entier à résoudre toute
sorte de difficultés à l'aide d'une formule magique ? Non,
il importe au premier chef de détruire une fois pour toutes,
cette impression fâcheuse; il y a urgence à montrer que
notre méthode n'est ni une échappatoire, ni un procédé
apologétique, mais qu'elle jaillit des entrailles mêmes du réel,
qu'elle est d'une nécessité absolue, d'une force inéluctable,
et que, si elle se retrouve partout, c'est qu'elle est aussi vaste
que l'être lui-même.
Si parfois le contraire paraît, si l'analogie revêt je ne
sais quelle apparence artificielle, c'est que les auteurs —
sauf louables exceptions — ne songent pas assez à asseoir
l'analogie théologique sur le roc inébranlable de l'être.
Pourtant, toutes nos analyses précédentes ne nous ache
minent-elles point vers cette direction ? L'analogie théolo
gique, disions-nous, éclôt là où vient expirer la preuve de
Dieu; elle sort, en droite ligne, des lois mêmes de l'être.
Y a-t-il procédé moins arbitraire, moins « voulu » ? Que
nous livrent les arguments traditionnels? — Une source
et une prédication intrinsèque. Une source, je veux dire une
existence (affirmation positive), de laquelle tout dépend
(affirmation relative). Une prédication intrinsèque, c'est-
à-dire une affirmation surélevante, que précède une négation.
Or ces démarches, qui, par approches successives, nous con
quièrent Dieu, quelle méthode de pensée peuvent-elles
amorcer si ce n'est l'analogie ? Elles supposent en effet des
idées assez flexibles pour recouvrir des réalités essentielle
ment diverses (puisquel'une est ce que l'autre a), et 'cependant
proportionnellement semblables (puisque l'une est l'exem-
Analogie. 7
90 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

plaire de l'autre). En quoi consiste cette similitude? nous


devrons l'expliquer aux symbolistes. Qu'il suffise, pour
l'instant, d'avoir montré que notre analogie théologique
tire son efficace des preuves métaphysiques de Dieu, et
participe à la certitude absolue qui est la leur. Comme nous
le disait Cajetan, le raisonnement, s'il était univoque au
début, ne peut aboutir sans faire éclater ses cadres, et
l'anthropomorphisme, s'il pouvait passer en contrebande
au moment où nous nous élancions vers Dieu, est inexo
rablement arrêté au terme des routes vers le divin : nous
entrons alors, pour ne plus en sortir, dans le domaine de la
souple analogie.

2°. — L'analogie métaphorique et l'anthropomorphisme


vulgaire.

Inquiétude de la foi. — L'anthropomorphite, pour


échapper à l'arrêt qui le condamne, pourrait opposer
à nos arguments une fin de non recevoir; bondissant par
dessus les « quinque viae », il fera appel à la Révélation :
« Vous parlez en philosophe, dira-t-il, et moi, en croyant.
J'accepte intégralement les Saints Livres, où les anthropo-
morphismes abondent. Je préfère croire en Dieu qu'au
Stagirite ! » Vienne maintenant un métaphysicien vous tracas
ser avec ses subtilités dialectiques !
Réponse que le théologien est sûr d'entendre, dès qu'il
essaie de combattre une conclusion simpliste tirée de l'Ecri
ture. Et de fait, c'était bien ainsi que raisonnaient les anthro-
pomorphites juifs ou arabes, comme le rapportent Algazel
et Maïmonide; ils se posaient en champions de la foi contre
le « modernisme » des philosophes; et nous savons avec quelle
indignation certains ultra-conservateurs médiévaux consta
taient la « corruption » de la théologie par l'aristotélisme (1).
A ces objections et à ces inquiétudes, il faut d'abord
présenter les textes mêmes de l'Écriture, qui inculquent la
Simplicité divine, et nous montrent ainsi la nécessité de ne
point rester prisonnier des comparaisons et des formules,

(1) Cf. MANDONNET, Siger de Brabant, 1«, pp. 16 sa; 32, 33, n. 1; 34 etc.; GILSON,
Etui. phil. midi., pp. 30 ss.; 119 ss.
L'ANALOGIE MÉTAPHORIQUE 99
mais de nous élever jusqu'à l'intelligible (/a P.,q. 1 , a. 9, ad 2);
Maïmonide se chargera de dissiper la perplexité poignante
des victimes du littéralisme, lui qui a dirigé son œuvre contre
l'anthropomorphisme exégétique. Le conflit entre la Bible
et la saine philosophie n'est qu'apparent; c'est en vain que
l'adversaire a voulu se dérober, il faudra bien qu'il soit écrasé
sous le poids des nombreux arguments que saint Thomas
entasse contre les Gentils pour le prouver « quod Deus non
est corpus » et encore moins « materia prima, ut stultissime
posuit David de Dinando » (/a P., q. 3, a. 3 et 8; II Sent.,
d. 17, q. 1, a. 1; / C. G., c. 20, etc.). Augustin fera
rougir l'adepte de l'anthropomorphisme matérialiste, en
déclarant que « cogitatio turpiter vana est quae opinatur
Deum membrorum corporalium lineamentis circumscribi »
(De Trin., l. XII, c. 7). Bien plus, saint Thomas montre que
l'anthropomorphisme psychologique est également intenable
(/ C. G., c. 89 : quod in Deo non sunt passiones affectuum;
cf. /* P., q. 20, a. 1,ad 2), et lui, d'ordinaire si mesuré,
emploie, contre toute forme de cette erreur, les épithètes les
plus méprisantes (1). Cette sévérité se conçoit; peut-on rêver
vanité plus sotte, et outrecuidance plus insupportable, que
celles du pédant qui prétend mesurer le Très-Haut à son
aune ? (2)
La réponse de l'analogie. — Mais l'analogie a autre chose
que des anathèmes à proposer à l'inquiétude des simples.
Elle ne se borne pas à détruire, elle remplace, et même, en
un sens, elle réhabilite l'anthropomorphisme, en lui donnant
une valeur précise, sous le nom d'analogie de « proportion
nalité impropre ».
La légitimité de la métaphore éclate à tous les yeux, et
Maïmonide, mieux que tout autre, l'illustre (3). Si « l'Ecri
ture parle le langage des hommes », c'est qu'elle s'adapte
d'une manière divine à notre psychologie; telle une aïeule

(1) V. g. De Ver., q. z, a. 1 :»...estomninoerroneum et absurdum >; De Ver., q. 10,


a. 1 : « Creaturae quamvis aliquam Dei similitudinem gerant in seipsis, tamen maxima
dissimilitudo subest, ut nonnisi ex magna insipientia contingat quod ex tali simili-
tudine mens decipiatur. •
(2) De Ver., q. 2, a. 5 : * ...volentes naturam intellectus divini ad mensuram
nostri intellectus coarctare. »
(3) Cf. mon étude : Les attributs de Dieu d'apres Maïmonide (Rév. néo-scol.
19x4, p. 150) ; /'",. ,\,»n. c. 1,l. 2; I*P., q. 1, a. 9; / Sent., d. 34, q. 3, a. 1.
100 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU
très douce qui bégaie avec ses petits-enfants, et avec eux épelle
les premières lettres, elle a décoré le Très-Haut de la longue
série de nos pseudo-perfections, et, pour que nos yeux ne soient
point éblouis, elle a tissé autour du Très-Puissant le voile
multicolore des Métaphores (1). Et comme l'aïeule encore,
raconte des histoires de fées, Moïse et les prophètes complai-
samment étalent à nos regards les gestes d'un fabuleux monar-
queoriental. Ils écrivent comme si Dieu avait un corps, mais
plus grand et plus resplendissant que le nôtre, dont la matière
n'est pas sang et chair. Il descend, monte, marche et s'arrête;
se dresse, s'assied, passe et revient. A toute évidence, il voit
et entend ; sinon, comment nous connaîtrait-il ? Tantôt il se
penche bienfaisant, parfois aussi il est jaloux, et s'emporte
contre nous. Ainsi les «simplices, qui vix aliquid praster sensi-
bilia suspicari possunt » (/ Sent., d. 34, q. 3, a. 2), trouvent
leur pâture religieuse. Dieu alors cesse d'être une abstraction,
pour devenir une réalité extrêmement vivante. Y a-t-il rien
de moins humain que la religion des déistes ? S. Thomas
remarquait : « ...haeretici qui corporis nostri Deum esse
auctorem negant, huiusmodi corporalia obsequia Deo exhi-
bita reprehendunt. In quo etiam apparet quod se homines
esse non meminerunt, dum sensibilium sibi repraesentationem
necessariam non judicant ad interiorem cognitionem et
affectionem » (2).
Puisque nous avons tous besoin d'images pour nourrir
nos sentiments et stimuler notre intelligence, plus elles seront
fortes et plus notre pensée sera vigoureuse (P //ae, q. 74,
a. 4, ad 3), plus nos vouloirs seront tendus. Les mathéma
tiques ne disposent point au martyre, non plus que les quin
tessences philosophiques. Une fois bien assurée la transcen
dance divine, rien n'est plus légitime que d'essayer de donner
à nos abstractions une parure d'images (cf. les belles pages
de GA.KDEIL, Le donnérévelé, pp. 1353s.). Cela, tous l'admettent;
mais ce que tous ne semblent pas voir, c'est que la méta
phore n'a pas seulement une partie purement subjective,
qu'elle n'est pas seulement la part faite aux fameux « besoins
de l'action », qu'elle est quelque chose de plus que l'ima
gination venant au secours de la raison. Ce sont des méta-
(1) Cf. AUGUST., De Trin., 1. I, c. 1, n. 2.
(2) /// C. G., c. 119; cf. / Sent., d. 34, q. 3, a. 1 : « Convenientissimum est divina
nobis similitudinibus corporalibus designari, .cuius ratio potest assignari quadru
plex », etc.
L'ANALOGIE MÉTAPHORIQUE 101
phores, dit-on, ce qui signifie des bagatelles, des caprices,
des assemblages de mots plus ou moins ingénieux. Et l'on
se trompe.
Pourtant, le théologien lui-même n'est pas loin de par
tager ces sentiments erronés, lorsqu'au sortir de l'étude de
S. Thomas, il entre en contact avec des âmes, pieuses certes,
et profondément, mais dont la religion est saturée d'anthro
pomorphisme. Tout à l'heure, il avait, des choses divines,
une image presque dématérialisée, et voici qu'on lui présente
un Dieu envers lequel on se conduit comme s'il éprouvait
nos sentiments, comme s'il ressentait le contre-coup de tous
nos actes vertueux, ou vicieux, avec lequel on vit, comme
s'il était l'un d'entre nous, plus saint et plus sage, mais non
pas radicalement transcendant (1). Au sortir de ses spécu
lations, le théologien éprouve donc un sentiment d'ina
daptation, de gêne parfois. Il aurait pourtant tort d'opposer
pensée et action, car ces bonnes âmes ne sont peut-être
pas dans l'erreur : « aliquis loquens per metaphoricas locu-
tiones non mentitur; non enim intendit sua locutione
ducere in res quae per nomina significantur, sed magis in
illas quarum illae res, significatae per r.omina, similitudinem
habent » (I Sent., d. 16, q. 1, a. 3, ad 3). Si les métaphores
peuvent être simples jeux de plume, elles peuvent aussi
atteindre vraiment quelque chose en Dieu, participer aux
gloires de la reine des Analogies.

Grandeurs de la Métaphore. — Nous l'avons dit,


en notre précédent chapitre, la métaphore est l'un des
modes de l'analogie de proportionnalité, et, à ce titre,
elle comporte une certaine réalisation intrinsèque, qui
entraîne quelque objectivité dans la comparaison. Ce qui
trompe, c'est encore une fois, de l'univocité latente : au fond
on voudrait, pour croire à la valeur de la métaphore, que le
concept commun se réalisât de la même manière dans l'un
et l'autre des rapports, et non pas proportionnellement;

(1) II n'est que juste d'ajouter que plus l'flme progresse, plus sa religion s'épure,
t Ad hoc quod oratio nos faciat (Deo) propinquos tria requiruntur : primo quod
lensualitas sit munda... secundo, ut intellectus noster non obumbretur caligine
phantasmatum quod accidit illis qui spiritualia non supra corporalia capere valent,
ut qui posuerunt Deum effiguratum figura humani corporis. .• Div. Nom., c. 3, 1. I
(Vives, p. 420).
102 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

on voudrait une similitude complète, et non pas seulement


fragmentaire, accidentelle. Pourtant mille exemples sont
là pour nous détromper (i). Ainsi nous entendons bien
ne pas parler en vain lorsque nous disons d'un cœur qu'il
est « de feu »; c'est que nous savons parfaitement que l'une
des propriétés du feu, la chaleur ardente, se retrouve dans
le domaine affectif sous forme d'intensité dévorante (I Sent.,
d. 34, q. 3, a. 2, ad 4; d. 45, q. i, a. 4). Que veut dire l'Eglise
losrqu'elle prie le Seigneur de nous montrer la joie de sa
face ? — Elle lui demande la sérénité d'une journée enso
leillée, (orat. ad petend. serenit.) Enfin que signifie l'Ecriture
lorsqu'elle raconte que lahvé s'est irrité ? L'histoire du
peuple, qui provoquait plus souvent la colère que la joie de
son Dieu, montre assez ce qui se cache derrière cette méta
phore : lahvé est irrité lorsqu'il punit :
lahvé maître , , .
— = -— = châtiment (2).
sa colère sa colère
Le concept proportionnellement commun est celui de
punition; ce qui en Dieu correspond à l'irritation du maître
envers son esclave, c'est l'action punitive.
Nous saisissons, dès lors, le double fondement objectif
de la métaphore théologique, l'un éloigné, l'autre prochain
i° La création* émiettant la perfection suprême, il n'y a
aucun être£en qui l'on ne puisse retrouver quelque reflet
de cette plénitude; il n'y a, par conséquent, aucun nom créé
qui ne puisse être attribué à Dieu en tant qu'exprimant ce
fugace' vestige (3). 2° D'autre part, il est évident que ces
perfections, si elles sont lourdes de matière, ne peuvent
se réaliser formellement en un pur esprit. Alors, que
valent nos tropes et nos symboles ? — Ne pouvant rapprocher
des propriétés essentielles, nous devrons nous contenter
(1) DEN-YS l'indique bien par un exemple (Div. Nom.,c. g, §.5) : « Si quis cogitando
animam ad corporeac ngurae modum ipsam repraesentaretet rei partium experti partes
corporeae affigeret, alio modo in ea partes quae illi attributae essent intelligeremus
prout Diminua convenit ipsius individuitati : et caput quidem intelligentiam, cervicem
vero opinionem », etc; cf. Coel. Hier., c. 15, § 3.
(2) 7aP., q. 3, a. 2; De Ver., q. 2, a. i; / Sent., d. 2, q. i, a. 3, q. 3; d. 35, q. i,
a. i, ad 2; d. 45, a. 4, ad 2.
(3) De Ver., q. 23, a. 3 : « ...sensibilium nomina Deo attribuimus ut cum eum
nominamus vel lucem vel leonem... Quarum quidem locutionen Veritas in hoc
fundatur quod nulla creatura, ut dicit DION. 2. c. Coel. Hier, est universaliter boni
participation privais; et ideo in singulis créaturis est invenire aliquas proprietates
représentantes quantum ad aliquid divin,un bonitatem, et ita nomen in Deo
transfertur. . . »
L'ANALOGIE MÉTAPHORIQUE 103
de comparer des propriétés actives : on aura l'équivalence
fonctionnelle ou dynamique (i). La métaphore se fondera donc
sur une très réelle similitude d'effets, comme il apparaît
dans le symbole du lion (2), dans les expressions qui attri
buent à Dieu les membres (3) ou le repentir (4), l'approche
ou l'éloignement (5),et dans d'innombrables anthropopathies
bibliques (6). Pour que soit sauvegardée l'objectivité de la
métaphore, il suffit que l'on compare non pas des natures,
mais des causalités. En théologie, la métaphore nous rensei
gne donc sur les attributs d'action; elle ébauche toute une
étude des modes divers de la causalité divine (7).
Traitant de la « Voluntas signi », saint Thomas enseigne
qu'on donne à Dieu des noms symboliques « propter simili-
tudinem proportionabilitatis ad effectum aliquem »; aussi :
« Dicitur etiam (Deus) velle metaphorice, eo quod ad modum
volentis se habet, in quantum praecipit, vel consulit, vel
aliquid huiusmodi facit, unde ea in quibus attenditur
similitudo istius rei ad voluntatem Dei, voluntates ejus
metaphorice dicuntur, et quia talia sunt effectus, dicuntur
signa» (8). Et le saint Docteur ajoute -.«Effectus qui est signum
alicuius secundum proprietatem in uno, est signum ejusdem
secundum similitudinem in altero, in omnibus qui meta
phorice dicuntur... et similiter dico quod istis signis RES-
PONDET aliquid in Deo quod per similitudinem dicitur
voluntas huius rei,... unde patet quod haec signa non sunt
falsa » (9). Lors donc que je lis dans la Sainte Ecriture que
lahvé a puni Israël, je conclurai à bon droit que dans son
action il y a quelque chose qui correspond à notre justice
vindicative; ou lorsque Moïse chanta la conduite de Dieu
envers son peuple :

(i) / Sent., d. 45, a. 4 : « ...per similitudinem proportionalitatis ad effectum


aliquem... »
(2) /«P., q. 13, a. 6 et 9;q. 33, a. 3; De Ver. q. 2, a. n; q. 7, a. 2, c. et ad 5; De Pot.
q. 9, a. 4, ad i; 7 Sent., d. 8. q. 2, a. 3, ad. 2; d. 22, q. i, a. 2; d. 34, q. 3, a. 2,
ad 4, etc.
(3) /» P., q. i, a. 10, ad 3; q, 3, a. i, ad 3.
(4) /• P., q. 19, a. 7, ad 1-2.
(5) /» P., q. 9, a. i, ad 3; Div. Nom., cp. 3, 1. i (éd. Vives, p. 420).
(6) Div. Nom., c. i, 1. 2 (Vives, p. 287); cp. i, 1. 3 (Vives, p. 395); cp. 9,
1. i, etc. (Vives, p. 516 sq.).
(7) I Sent., d. 45, a. 4; /«P., q. 3, a. 2, ad 2; q. 13, a. 6; q. 19, a. zi; De Pot.,
q. 7, a. s, ad 8.
(8) / Sent., 1. c.; cf. /• P., q. 19, a. u; De Ver., q. 23, a. 3.
(9) / Sent., 1. c., ad 2; d. 8, q. 2, a. 3; d. 16, a. 3, ad 3; cf. d. 2, q. i, a. 3, q. 3.
104 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

Pareil à l'aigle qui excite sa couvée


Et voltige au-dessus de ses petits,
lahvé a déployé ses ailes, il a pris Israël,
II l'a porté sur ses plumes, (Deut., 32, n)
j'en déduirai que l'action de la Providence a quelque chose
de l'instinct maternel. Les termes purement quantitatifs qui,
de soi, sont inertes, attribués à Dieu, signifient cependant,
soit positivement, soit négativement, l'intensité de l'agir,
(PP., q. 3, a. i, ad i, et 3). Bref, la métaphore désigne en
Dieu les perfections relatives à nous; or, la question des
rapports du Créateur à la créature est celle qui, au fond, est
primordiale pour l'homme. Faut-il s'étonner, dès lors, que
la religion fasse une large place à un anthropomorphisme
qui ne prétend point décrire la nature de Dieu, mais sim
plement nommer, — toutes proportions gardées — les effets
de l'action divine tels qu'ils retentissent en nous ?
La métaphore, c'est, si j'ose dire, comme la revanche
de la créature; tandis que les perfections pures conviennent
d'abord à Dieu et ne se disent des créatures qu'en dépen
dance de cet Analogue principal, ici, c'est le contraire qui
est vrai. Si, dans l'être, Dieu domine, dans la métaphore,
c'est la créature, l'anneau auquel le divin est suspendu
(P P., q. 13, a. 6).
Tributaires de la métaphore, parce que se mouvant
tous deux dans l'extra-rationnel, le poète et le théologien
sont très près l'un de l'autre. Si près et pourtant si loin!
Car le domaine du poète, c'est l'infra-rationnel; c'est tout
ce qui n'arrive pas à se hausser à la claire lumière de l'intel
ligence : le sensible, l'individuel, le sentimental, le fluide
et le mouvant de la vie intérieure, le rythme palpitant de la
durée. En des formules prestigieuses, le poète nous livre des
intuitions et des images du concret.
Le théologien lui, a pour partage le supra-rationnel;
ce qui est trop vrai pour être exprimé en concepts limités.
Installé à la cime de l'immatériel, s'acharnant à dire l'inef
fable, force lui est de se rabattre parfois sur les métaphores,
afin de suggérer par leur convergence, quelque chose de sa
contemplation, (cf. P 7/ae, q. 101, a. 2, ad 2; / Sent., Prolog,
a. 5, ad 3).
Ce parallèle, cette analogie, nous amènent à signaler
L'ANALOGIE MÉTAPHORIQUE 105
une nouvelle série de grandeurs de la métaphore; avan
tages négatifs sans doute, mais qui, sans nous faire quitter
l'ordre de causalité, nous ouvre une vue — bien impar
faite il est vrai — moins sur les effets de Dieu, que sur la
Transcendance de son action.
Saint Thomas le note : « creaturae aliquae irrationales pos-
sunt quadam similitudine magis Deo similari quam etiam
rationales quantum ad causandi efficacitatem, sicut patet de
radio solari » (De Ver., q. 10, a. 8, ad 10), de même, .certaines
métaphores sont plus aptes à désigner l'excellence de
l'action divine (P P., q. 1, a. 9; Boet., q. 6, a. 2; / Sent.,
d. 34, q. 3, a. 2). La doctrine est dionysienne, et il convenait
que l'énigmatique Aréopagite la proposât, qui a su
parer, d'un voile somptueux de métaphores, ses extases
philosophico-mystiques. Le procédé, qu'il a indiqué avec
éclat au livre II de sa « Céleste hiérarchie », est l'appli
cation de la « via negationis » au monde des images. Cela
revient en somme à la méthode des contrastes. Comme le
noir évoque le blanc; et le vice, plus il est immonde, plus sa
constatation nous fait aspirer aux puretés angéliques, ainsi
les métaphores théologiques, plus elles sont infimes, viles
même, et plus notre esprit — stimulé par la défectuosité
même de sa description — s'élance vers les splendeurs de
la transcendance, mieux il concevra la souveraine éminence
de Dieu : « expressius ostendebatur eminentia Dei per ea
quae sunt magis manifesta ab eo removeri et haec sunt
corporalia, et ideo convenientius fuit speciebus corporalibus
divina significare. » (/ Sent., d. 34, q. 3, a. 1). Les compa
raisons tirées des créatures supérieures, au contraire, nous
exposent parfois à l'univocité anthropomorphique (ib., a. 2;
cf. d. 16, a. 3, ad 2; De Ver., q. 10, a. 8, ad 10), et c'est
pourquoi dans les Saintes Ecritures, souvent, les noms mêmes
d'animaux sont employés en guise d'attributs divins
(I Sent., ad 34, q. 3, a. 2, s. c.) L'avantage n'est pas seulement
psychologique : nous avons ici le prélude imaginatif de la
grande ode métaphysique : « De Deo verius cognoscimus
quid non est quam quid est » (1).

(1) Loc cit., a. 1. Cf. sur les images en théologie : LE ROHELLEC, Le rôle de
l'imagination en métaphysique (Rev. thom., avril 1921) et J. WÉBERT, L'image dans
rouvre de saint Thomas (ibid., sept. 1926).
100 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

Conditions de Métaphore. — Après ce qui vient


d'être dit, il est facile de déterminer les conditions
d'une analogie métaphorique théologiquement exacte (i).
Avant tout, il faut qu'entre les réalités comparées existe une
vraie similitude dynamique (2). Cette similitude sera par
tielle (3) et accidentelle; pas trop lointaine cependant.
Elle s'appuiera sur une qualité caractéristique du terme créé,
qui est transposée en Dieu (4).
A la rigueur, les perfections dites « pures » ou « simples »
pourraient être employées métaphoriquement, quant à leur
mode créé de réalisation (5), mais, en règle générale, les
métaphores expriment des perfections « mixtes », c'est-à-dire
impliquant, dans leur essence même, une limitation (/* P.,
q. 13, a. 3, ad 1-3; / Sent., d. 22, q. i, a. 2; / C. G., c. 30).
Telles sont celles qui comportent la matérialité : réalités
corporelles, passions, etc. (P P., q. 10, a. i, ad 4; q. 13, a. 3.
q. 19, a. n; q. 20, a. 1-2; De Ver., q. 2, a. n; De Pot., q. 7,
a. 5, ad S; I Sent., d. 22, q. i,a. 2. c. et ad 4;d.8,q.2,a. 3, ad 2;
/ C. G., c. 89, etc.). Lestées de matière, ces qualités ne sont
ni assez souples pour se mêler à l'analogie de proportionna
lité propre, ni assez épurées pour pouvoir s'appliquer à un
pur esprit.

Déficiences de VAnalogie Métaphorique. — Elles


se déduisent de ses grandeurs mêmes. La métaphore,
disions-nous, se fonde sur une similitude qui ne touche
pas la nature, mais l'action, et l'action ad extra; il s'ensuit
qu'elle révèle d'une chose un aspect accidentel — comme
un vêtement trop ample qui flotte autour d'un corps,
sans en dessiner les contours. L'on voit immédiatement
la possibilité de métaphores forcées, irréelles, fausses
(1) Pour plus de brièveté, nous ne considérons ici que les métaphores positives,
car les négatives, ou * dyonisiennes », sont analogues aux premières; on peut donc,
analogiquement, déterminer leurs conditions.
(2) /» P., q. 13, a. 9; q. 33, a. 3.
(3) De Ver., q. 7, a. 2, ad 5 : « In his quae metaphorice dicuntur non oportet
quod conveniat eidem secundum omnia praedicata quae ci conveniunt proprie; alias
oporteret quod Deus qui dicitur leo metaphorice, haberet ungulas et pilos ».
14) De Ver., q. 7, a. 2, c. : « In his quae translative dicuntur non accipitur metaphora
secundum quamcumque similitudinem sed secundum convenientiam in illo quod
est de propria ratione rei cuius nomen transfertur ».
(5) C'est, par exemple, le cas de la volonté (voluntas signi. De Ver., q. 23,8. 3, etc.
— Cf. /a P, q. 13, a. 3. Il ne faut cependant pas abuser du procédé de / Sent., q. 34,
q. 3, a. 4, ad 2.
L'ANALOGIE MÉTAPHORIQUE 107
même. Pareillement, il nous est loisible de tirer d'une même
réalité des métaphores en sens contraire (i), d'où une cer
taine dose de subjectivisme dans le choix des points de
comparaison : « translatio metaphorica potest secundum
multas conditiones fieri... unicuique namque in suo abun-
dare sensu conceditur,"modo a vero non declinetur » (CAJET.
in /am, q. 45. a. 7; cf. De Ver., q. 10, a. 10, ad 6 ). La méta
phore théologique, non seulement côtoie l'anthropomor
phisme, mais frôle sans cesse le sophisme : « ex symbolicis
non procedit argumentum » (/ Sent., prol., a. 5); « symbolica
theologia non est argumentativa » (d. n, q. i, a. i, ad i).
Il est clair que, de soi, la proportionnalité impropre ne prouve
rien; pour avoir quelque valeur, elle doit s'appuyer sur
l'attribution, ou la proportionnalité propre; mais sa faiblesse
proprement théologique réside en ceci qu'elle flâne autour
de Dieu sans déterminer sa nature, sans atteindre ses
perfections formelles, car elle ne quitte pas l'ordre relatif
et dynamique des relations de Dieu avec le monde, pour
l'ordre absolu et essentiel de l'être comme tel, de la nature
même de Dieu. Elle ne nous livre que des noms de rôle.
La métaphore : « colère de Dieu » indique tout simple
ment que l'action punitive divine a un lointain rapport avec
celle du maître irrité, mais, en tant que proportionnalité
impropre, elle ne rattache pas le châtiment à l'attribut de
Justice suprême, puisqu'elle porte sur la notion de « colère »,
et non pas sur celle de « juste châtiment ». (/ Sent., d. 35,
q. i, a. i, ad 2). Il est constant que Dieu punit sans être
formellement irrité : peut-il punir aussi sans être formel
lement juste ? La métaphore ne peut répondre, d'autant
plus que nous connaissons des exemples d'action polymor-
phique : une seule essence supérieure réalise des effets très
divers, tout en n'étant pas de même nature qu'eux. Impos
sible de dépasser l'agnosticisme (7a P., q. 13, a. 2; De Pot.,
q. 7, a. 5 et 6; De Ver., q. 2, a. i).
« Respondet aliquid in Deo quod per similitudinem
dicitur voluntas » (/ Sent., d. 45, a. 4, ad 2). Respondet,
donc fondement objectif (2). Aliquid. Mais quoi exactement,
(1) Ceci pourrait sembler contraire au texte de De Ver., q. 7, a. 2 cité dans une
précédente note, mais cf. / Sent., d. 34, q. 3, a. 2, ad 4.
(2) De Pot., q. 7, a. 6 : < Si nihil esset in Deo vel secundum ipsum vel secundum
eius effectuai quod his rationibus responderet intellectus esset falsus ».
I08 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

et dans quelle mesure ? Mystère, car il n'y a point réduction


à l'être.
Tandis que, si je me retourne vers l'être, alors tout
s'éclaire : la bonté, par exemple, m'apparaît comme une
perfection pure, transcendante, et alors, l'analogie de
proportionnalité propre intervenant, je puis affirmer —
quand même je ne connaîtrais aucun effet de la bonté de
Dieu (1), — Dieu est intrinsèquement bon, il est bon par
nature, par essence, il est sa Bonté. Mais, dès que l'on
quitte les rivages de l'être, l'on perd pied, et la métaphore
ne nous offre, comme appui, que la tige gracile d'une fleur.

3°. La voie négative et l'anthropomorphisme métaphysique.

Les attaches de la « via remotionis » (2). — Pourquoi parler


à ce moment de cette voie mystique ?
Nous aurions pu, il est vrai, dépasser l'anthropomor
phisme métaphysique. grâce à la voie d'éminence, — comme
nous substituâmes à l'anthropomorphisme grossier la voie
métaphorique, — et réserver la voie négative pour satis
faire aux exigences du symbolisme. En un sens, cela aurait
été davantage dans l'esprit de saint Thomas, qui vise moins
à terrasser ses adversaires, qu'à leur découvrir la lumière
que, malgré tout, ils portent en eux; mais, dans ce cas parti
culier, une telle miséricorde eut été prématurée, et donc sin
gulièrement dangereuse. Proposer la « via excessus » à un
anthropomorphite, avant qu'il ait été purifié par l'ascèse de
la « via remotionis », ce serait risquer de lui faire prendre sa
revanche : il considérerait la suréminence comme un simple

(1) En connaissant ces effets, je puis —. toujours en passant par l'être — montrer
que : « oportet quod in eo qui operatur actum scientiae sit aliquid ad rationem scientiae
pertinens... sicut punire Dei est actus justifiae ipsius, nee oportet iram in eo ponere
quia non est par 1e actus irae * (I Sent., d. 35, q, 1. a. 1, ad 2). Impossible de produire
un acte de bonté, si l'on n'est formellement bon, mais ce n'est pas la métaphore qui
nous l'apprend.
(2) Comme tout le monde sait, cette voie a été surtout exploitée par les néo-plato
niciens (PLOTIN, V, 3, 14, 5; 13, etc.); cf. MULLER, Plotinos, Proklos, Ps. Dionysios,
Munster, 1918, pp. 65-71. — Textes des Pères: Dict. th. cath.,l, 1023-1152;
DEBAISIEUX, op. cit., pp. 198 ss. BITTREMIEUX, op. cit., pp. 91 ss. — Notons surtout :
DENYS : £y lîavTÛv àœalpéffet; Div. Nom. c. 8, pp. 3; DAMASCENE, Defid. orth.,.l.
I, c. 4; ERIGÈNE (Deus qui melius nesciendo scitur. cuius ignoratio vera est
sapientia) et MAÏMONIDE (références dans mon art. cité, pp. 161-163).
LA VOIE NÉGATIVE IOQ

cas d'analogie d'inégalité, comme la projection, en Dieu, de


nos perfections grossies à l'infini. D'autre part, le symbo
liste ne répugne souvent pas aux négations multipliées —
ainsi Maïmonide. — Dès lors, il semble plus opportun de
consommer d'abord la défaite de l'anthropomorphisme
(accordant ainsi au symbolisme sa part de vérité), quitte après
à lui donner satisfaction, en ce qu'il a de légitime, par la
discussion de l'agnosticisme.
Les preuves de Dieu, en nous jetant en pleine Transcen
dance, brisent, et pour jamais, la frêle unité du concept
univoque.Mais celle-ci se rompt surtout du fait de la négation,
qui nous montre la vraie connaissance de Dieu comme étant
en raison inverse de l'assimilation aux créatures (cf. DEN-
ZINGER, n. 432).
Aussi bien est-il d'une souveraine importance de se bien
persuader que la « via remotionis » participe à la valeur, à la
nécessité des lois mêmes de l'être. Lors donc que S. Thomas
pose la négation comme pierre angulaire de sa doctrine de
Dieu (i), ce ne sera pas pour cette raison qu'il est toujours
plus facile de dire ce qu'une substance simple n'est pas, que
de définir ce qu'elle est (/ Sent., d. 8, q. 2, a. i, ad i; 7a P., q.
10, a. i, ad i.), mais pour ce motif — spécial à notre traité —
qu'énoncer l'une des « quinque vise », c'est amorcer la voie
négative, puisque c'est la négation, et elle seule, qui arrête
la régression dans la série des moteurs, des causes, des
nécessaires, etc : il faut, pour aboutir, que nous parvenions
à une now-déficience. Le premier sentiment que l'on éprouve,
à la fin de chacune des cinq preuves, est celui de la dispa
rition d'une indigence, d'un manque.
La négation est donc au bout de la question de Vexistence
de Dieu, comme au début du traité de la nature de Dieu. Dès
l'instant où nous abordons cette dernière étude, la négation
nous suit comme l'ombre, tellement, qu'à la fin de notre
recherche, nous établissons — non plus comme postulat
initial, mais comme résultat dernier et définitif — que nous
savons de Dieu non pas ce qu'il est, mais plutôt ce qu'il
n'est pas (7 Sent., d. 34, q. 3, a. i; / C. G., c. 14, etc.).
(i) Dès le début de la Somme : * Primo considerandum est an Deus sit, secundo
quomodo sit, vel potius quomodo non sit « /» P., q. 2, a. i, proem. — I C. G., c. 14,
« est via remotionis utendum, praecipue, in consideratione divinae substantiae »
/ Sent., d. 34, q. 3, a. 2 : « convenientissimus modus significandi divina lit per
negationem ».
110 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

Primauté universelle de la négation. — Pour bien connaître


une réalité, il nous la faut classer, c'est-à-dire, la mettre
à son rang, sous une étiquette convenable, dans l'échelle
des êtres. A cette fin, nous déterminons d'abord l'élément
commun (le genre), ensuite l'élément différentiel (l'espèce),
lequel est positif, car il atteint l'essence, mais négatif aussi,
car il oppose un être à ceux de même genre (/ C. G., c. 14;
/// C. G., c. 39; c. 49).
Mais lorsqu'il s'agit des substances spirituelles, la
difficulté nous accable; rivés au sensible, nous n'arrivons
pas à les saisir, nous ne sommes pas à niveau, et toutes nos
similitudes sont déficientes, car elles appartiennent à un
autre ordre, et c'est en vain que l'anthropomorphisme veut
établir l'homogénéité partout (1). Mais alors Dieu? Il
n'est pas, nous le savons, dans un genre, et encore moins
dans une espèce. L'impossibilité même de toute univocité
nous empêche de connaître « proprie ad plenum », quoi
que ce soit de son essence. Donnerons-nous donc la main
au symbolisme ?
Non point, car à défaut de différences positives, nous
avons des différences négatives. Multipliées, celles-ci for
meront comme un réseau, qui peu, à peu, circonscrira une
réalité.
Et que l'on ne voie pas là une ruse d'apologète : en vérité
la fonction négative est essentielle à notre esprit, elle en
accompagne les démarches les plus profondes (2). Appa
remment, cela a tout l'air d'une démarche stérile, accoler
un « non » à un concept quelconque; mais, bien loin
d'être vide de sens, la formule négatrice contient en soi le
réel total, hormis ce qu'elle nie — on ne supprime un être
qu'en le remplaçant; — si je dis par exemple : « non-arbre »
j'exprime par là tout, absolument tout, sauf ce qui est arbre,
donc et l'animal et l'homme et Dieu; or je sais bien que les
négations ne s'équivalent point, car si « non-arbre » et « non-
(1) In Boet. de Trin., q. 6, a. 3 : « Intellectus noster immediate extenditur ad
phantasmata. . . et sic immediate potest concipere quidditatem rei sensibilis, non autem
rei intellectualis »; et quand il s'agit de certaines essences séparées, l'intellect ne peut les
atteindre, même médiatement : « cum non sint unius generis naruraliter loquendo, et
omnia hujusmodi nommafereaequivocedicantur desensibilibus et de illissubstantiis...
et sic per viam similitudims (voici la défaite de l'anthropomorphisme) non sumcienter
illae substantiae ex lus innotescunt. > Cf. /» P., q. 88, a. 2.
(2) Cf. J. WÉBERT, Le rôle de l'opposition en métaphysique (Rev. sc. phti. théol.,
juillet 1925).
LA VOIE NÉGATIVE III

animal » ont une extension presque infinie, néanmoins


« non-arbre » n'exclut pas l'animal, et « non-animal » n'exclut
pas l'arbre.
Du reste, comment ordonner des phénomènes, si l'on
ne les classe pas, et comment les classer, si l'on ne les distingue
pas; enfin, comment les distinguer sans exclure, sans nier ?
Si je ne me contente pas d'une connaissance confuse, géné
rale, si je veux saisir ce qu'un être a de vraiment propre,
donc de distinct, je suis bien forcé de l'opposer aux autres, et
plus clairement je verrai cette opposition, mieux je le con
naîtrai (/ C. G., c. 14). Par exemple, si l'on nous définit
l'homme « c'est un être », ou «c'est une substance», il tombe
sous le sens que le renseignement est trop général, trop
vague pour engendrer la science. Pour préciser cette notion
initiale si vague, si flottante, force nous sera de la « diffé
rencier » des autres êtres et des autres substances. Sans
doute, dans le cas présent, ces différences ne sont pas pure
ment négatives, mais, lorsque nous avons affaire à une
réalité simple, au spirituel, notre intelligence, qui appré
hende de prime abord le composé, le quantitatif, doit néces
sairement avoir recours à la négation (/a P., q. 10, a. 1, ad 1).
Ainsi on définira le point : « ce qui n'a pas de parties ».
Aristote a décrit les corps célestes par opposition aux corps
sublunaires, et toute substance spirituelle sera atteinte
à l'aide de négations (1). C'est une manière qu'a l'esprit
de se dépasser lui-même, si l'on peut ainsi parler; à mesure
qu'il constate ses limites, il tâche de s'en affranchir, en soup
çonnant un au-delà. Un philosophe anglo-saxon a exprimé
ceci avec l'humour caractéristique de sa race : « Early gods
are like man and near him. But still they are as unlike and
as remote as he can imagine them... when he can think
beyond the sun and beyond the sky — there god goes, and
probably first goes. For the God-idea, as the limiting idea
of man, is also his explorative idea; by dwelling in
speculative fancy on that which is beyond what he has yet
thought, man prepares the next conceptual conquests —
(1) II! De Anima, l. n (Vives, p. 171) : « Intellectus noster accipit a sensu et ideo
ea cadunt prius in apprehensionem intellectus nostri quae sunt sensibilia, et huius-
modi sunt magnitudinem habentia unde punctus et unitas non definiuntur nisi
negative. Et inde est quod omnia quae transcendunt haec sensibilia nota nobis, non
cngnoscuntur a nobis nisi per negationem. » Cf. /» P., q. 83, a. 7, ad 3; q. 88, a. 2,
ad2;ISent., d. 8, q. 2, a. 1,ad 1; De Anima, a. 16;Boet. Trin., q. 6, a. 3.
112 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

wins at length one more idea of which he must say, God is


not that... » (HocK1NG, The meaning of God in human expé
rience, p. 327).
La « via remotionis », loin d'être un artifice de l'esprit,
n'est donc que l'application à la théologie d'une méthode
générale de pensée. En multipliant les négations, nous ne
nous livrons pas à une logomachie parfaitement stérile, nous
enrichissons notre savoir, et plus nous connaîtrons de
négations, moins confuse sera notre connaissance, car, dans
la hiérarchie des négations, la suivante précise et déter
mine la précédente, tout comme le genre est précisé par
les différences (Boet. 7Vm.,q.6,a.3). Nous pouvons fort bien
retourner la phrase de Spinoza et dire : omnis negatio deter-
minatio est.
On objectera que c'est là un de ces raffinements dialec
tiques chers aux logiciens médiévaux. Les négations multi
pliées n'équivalent-elles point, au bout du compte, à un
chapelet d'affirmations ?
A parler strict, cela n'est pas exact. Ainsi les Anciens
croyaient-ils que les corps célestes n'étaient ni lourds ni
chauds, mais il ne s'ensuivait pas, pour eux, qu'ils fussent
légers et froids : « neque sunt gravia, neque levia, neque
calida, neque frigida » (Boet., l. c.). La raison en est que si
l'être prime le néant, et, par conséquent, si toute négation
se fonde sur une affirmation, de sorte que l'on ne pourrait
rien nier d'une réalité, si l'on ne savait rien de positif sur elle,
pourtant (1), il existe une foule de notions positives qui
excluent cet élément précis que la négation prétend écarter.
Il suffit, par conséquent, de connaître n'importe lequel de ces
innombrables prédicats affirmatifs avec lesquels tel autre
prédicat nié, est incompatible : on peut donc ignorer parfai
tement à quelle affirmation précise correspond telle négation.
Si je ne connaissais de Dieu que des négations, je ne pourrais,
en bonne logique, les remplacer par une série d'affirmations
déterminées (2). Ma science ne serait pourtant pas nulle car je
connaîtrais Dieu comme séparé de tout le reste, et, tout en

(1) « Omnis negatio de re aliqua fundatur super aliquid in re exitens > / Sent.,
d. 35, q. 1, a. 1, ad 2. « Nisi intellectus humanus aliquid de Deo affirmative cognosceret
nil de Deo posset negare » De Pot., q. 7, a. 5; cf. q. 10, a. 5. Que l'on remarque le
vague de cet « aliquid .,
(2) Cf. FERRAR., In I C. G., c. 34, n. V.
LA VOIE NÉGATIVE 113

ignorant ce qu'il est, je saurais ce qu'il n'est pas (i).


En une page toute dionysienne (2), où, même Maïmonide
n'aurait rien trouvé qui rabaisse la divine Transcendance,
saint Thomas a condensé, dans une de ces synthèses dont il
a le secret, toute l'histoire de la montée de notre esprit en
cette austère voie de renoncement. Nous commençons,
écrit-il, par nier de Dieu toute matière, puis il nous faut
écarter même les perfections les plus spirituelles qui existent
dans les créatures. Alors il ne. reste plus, dans l'esprit, que
la révélation du Buisson ardent, et nous appelons Dieu
« celui qui est », entendant par là avec Damascène (De fid.
orth., 1. I, c. i) un océan de substance sans limites... Notre
esprit baigne ainsi dans une sorte de demi-jour crépusculaire,
suspendu à une idée confuse, quel'ombresans cesse estompe,
en grandissant. Mais cette « existence », c'est encore du créé;
aussi il nous faut, défaillants, en dépouiller encore notre
pensée. Nous entrons dans la nuit, pour nous unir, en une
docte ignorance, à Celui qui habite la Ténèbre.
La première partie de ce sentier montant, nous l'avons
déjà parcourue; elle serpente parmi les floraisons de la
métaphore. Mais la deuxième, plus rude, présente des
difficultés sérieuses. La question se pose d'abord de savoir
si le primat de la négation s'étend aux voies affirmatives.
Le symboliste l'affirmerait volontiers; et même l'exagérerait
au point d'enclore tout notre savoir en cette vision noc
turne (3). L'anthropomorphite, à l'extrême opposé, soutien
drait que, toute négation supposant une affirmation à laquelle
elle se ramène, il suit que la « via remotionis » est un simple
tour de passe-passe. Le thomiste, se tenant, comme d'habi-

(1) / C. G., c. 14 : «Si dicamus Deum non esse accidens per hoc ab omnibus
accidentibus distinguitur; deinde si addamus eum non esse corpus, distinguemus
ipsum etiam ab aliquibus substantiis; et sic per ordinem ab «mini eo quod est praeter
ipsum, per negationes huiusmodi distinguetur : et tune de susbtantia ejus erit propria
consideratio cum cognoscetur ut ab omnibus distinctus. Non tamen erit perfecta :
quia non cognoscetur quid in se sit. » Cf. I C. G., c. 33, in fine, et /// C. G., c. 39 :
«per afnrmationes propria cognitione de re habita, scitur quid est res et quomodo ab
aliis separatur; per negationes autem habita propria cognitione de re scitur quod
est ab aliis discreta, tamen quid sit manet ignotum, talis autem est propria cognitio
quae de Deo habetur per demonstrationes. » Cf. Boet. Trin., q. 6, a. 3; /» P., q. 88,
a. 2; /// C. G., c. 49.
(2) / Sent., d. 8, q. i, a. i, ad 4; cf. Div. Nom., c. 9, 1. 3, in fine.
(3) II suffit de se rappeler les textes de Hamilton et Mansel. SIGNORIELLO (art.
cit., p. 181) cite encore : Gùnther (cf. KLEUTGEN, PMI. d. Vorzeit., l, c. 2, p. 3) et
HAURÉAU (HK Phil. Méd., ch. 15, p. 157), selon lequel, toutes nos affirmations théolo
giques d'apparence la plus absolue ne sont que négations larvées.

Analogie. S
114 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

tude, en un juste milieu, domine la thèse et l'antithèse


par une synthèse admirablement balancée : si toutes nos
idées de Dieu ne sont pas purement négatives, pourtant
chacune d'elles est négative par un côté, en tant qu'elle
inclut toujours la négation d'une limite. Et ainsi le primat
de la « via remotionis » est universel et absolu. Impossible,
sans lui faire appel, d'affirmer, avec vérité, quelque chose
de Dieu, car toute perfection, même si elle se trouve au
sommet du créé, doit être auparavant séparée de la gangue
qui l'entoure encore; une notion non dépouillée de toute
limite est univoque, et convient à la créature comme telle et,
partant, n'a aucune valeur théologique. Nous l'avons établi
en ce qui concerne la « via causalitatis ». Si nous abordons
la « via eminentise », la prééminence de la négation n'en
éclate pas moins.
On dit, il est vrai, l'être « par essence », ce qui semble
ne faire appel qu'à des notions positives. Mais regardez de
plus près et vous découvrirez, sans trop de peine, la négation
de la participation. Nous ne saurions nous en passer, si nous
voulons affirmer la plénitude de l'être. Ainsi, j'ai une idée
très positive, très étoffée, de ce qu'est la pensée, et si je
dis que Dieu est une pensée qui se pense,il semble à première
vue que je n'ai rien avancé qui ne soit affirmatif. Et pourtant
« omne quod est perfectum in creaturis oportet Deo attribui
secundum id quod est de ratione illius perfectionis absolute,
non secundum modum quo est in hoc vel illo; oportet igitur
quod intelligere Deo conveniat et omnia quse sunt de ratione
ejus, licet alio modo conveniat sibi quam creaturis » (De Pot.,
q. g, a. 5). Que signifie cet « alio modo »? Cela indique
simplement que la pensée convient à Dieu, être sans
devenir, comme elle convient à l'homme, être en devenir,
ou :
l'intellection créée . l'intellection incréée , ,
comme— -j : ainsi -r- -3 :— (i);
être en devenir être sans devenir
ce qui veut dire, en langage moins sybillin : la pensée doit
s'affirmer de Dieu proportionnellement à son être; or, l'être

(i) D'où nous inférons que la pensée divine ne se distingue pat de l'essence,
qu'elle ne dépend pas des sens, qu'elle ne passe pas de la puissance à l'acte, qu'elle
n'est pas multiple, qu'il n'en émane pas un verbe qui soit un accident, et ainsi du reste.
(De Pot., q. 9, a. 5; Quod. 4, a. 6; De rat.fidei, c. 3; Dit'. N., c. 7, 1. 2, etc.) Donc toujours
et partout la négation nous suit comme l'ombre.
LA VOIE NÉGATIVE 115

divin, comment nous le livrent les « quinque viœ »? par


opposition au nôtre, comme un être sans mélange de poten
tialité, comme un transcendant, à l'état pur. Voilà la négation.
Nous savons, d'une façon très positive, que Dieu pense, mais
non pas comment il pense. Mais alors — insistera-t-on —
sous cette simple affirmation : il y a en Dieu activité intellec
tuelle, nulle négation ne se cache. Si; car vous ne pouvez
pas attribuer à Dieu la pensée telle que vous l'expérimentez
en vous, vous devez donc abstraire un concept analogique,
dégagé de toute limite (donc, la niant) : alors seulement
votre prédication sera vraie. Et il en va pareillement de toutes
nos notions, puisqu'en elles toutes se vérifie, au moins la
limitation de l'être par l'essence, qu'il faut donc éliminer
avant de formuler une proposition dont Dieu soit le sujet (1).
Saint Thomas enseigne, en conséquence, que, ce que nous
affirmons de Dieu, nous pouvons aussi le nier (Div. Nom.,
c. 5, 1. 3) et que « negationes sunt maxime verae in Deo,
affirmationes autem incompactae » (2). Il convient de cor
riger chacun de nos dires positifs en lui adjoignant le mot
« suréminent » ou un synonyme, qui indique suffisamment
la nécessité de se dégager de l'anthropomorphisme, d'ex
clure, des concepts théologiques, tout mode créé, toute
imperfection, toute limite, pour obtenir une perfection à
l'état pur (/" P., q. 14, a. 1, ad 1; / C. G., c. 30, etc.). La
négation s'impose donc, en dernière analyse, du fait que dans
la créature il y a beaucoup plus de non-être que d'être.
Choisissons un exemple moins rebattu, celui de la Beauté
divine. Dans nos méditations, nous nous plaisons à orner
Dieu de cette parure, et c'est à bon droit, dit saint Thomas
(Div. Nom., c. 4, l. 5; Vives, p. 440), puisque c'est Dieu qui
donne à chaque être créé sa mesure de beauté. Autre est
la beauté de l'esprit, autre celle du corps, autre celle de tel
corps, autre celle de tel autre. A tous Dieu octroie la beauté
qui cause en tous harmonie et éclat. Car nous disons d'un

(1) De Pot., q. 1, a. 1; / Sent., d. 4, q. 1, a. 1; De Pot, q. 7, a. 2 : « quodlibet


istorum nominum significat aliquam formam definitam, et sic Deo non attribuuntur ».
— D'abord univoque, votre concept par la négation du « modus quo est in hoc vel
illo > devient analogique et applicable à des réalités infiniment distantes; tandis que
l'univocité est incompatible avec la distance infinie.
(2) /* P., q. 13, a. 12, ad 1; De Pot., q. 7, a. 5, obj cum resp.; q. 9, a. 7; Boet.
Tria., q. 1, a. 2, ad 4; q. 6, a. 3; / Sent., d. 4, q. 2, a. 1, ad 1; d. 22, q. t, a. 1;
d- 34. q- 3, «• 1. «c.
Il6 CONNAISANCE DE LA NATURE DE DIEU

homme qu'il est beau, à cause de la juste proportion de ses


membres, et à cause de son teint brillant et clair. Il en va
des autres proportionnellement, — c'est-à-dire analogi
quement —; chacun est dit beau, selon qu'il a la splendeur
— spirituelle ou corporelle — qui convient à son espèce,
et selon qu'il est bien proportionné.
Et pour montrer en quoi consiste la Beauté incréée,
saint Thomas, prenant la bonté créée, élague tout mode
imparfait, et ce qui est perfection, il l'élève à l'infini. Or, la
beauté participée enclôt en soi une double déficience : l'une
— propre à la beauté corporelle — c'est la variation, —
éclat qui peu à peu se ternit, charme qui agonise; l'autre
— propre à toute beauté créée — c'est la particularisation;
c'est le fait que la beauté est toujours fragmentaire, inégale,
avare de ses dons.
La voie de rémotion exclut l'une et l'autre déficience.
La beauté divine n'éclôt point, ni ne se fane; elle n'augmente,
ni ne diminue; inaltérée, elle rayonne, toujours infinie. La
beauté divine n'est pas fragmentaire : elle n'éclate pas en
une partie, au dépens de l'autre, ou bien à un moment plutôt
qu'à un autre, en un point et non sur un autre... Mais
Dieu, — tout entier, toujours en lui-même, et partout, —
est la beauté souveraine.
Nous pourrions reprendre ainsi chacun des noms que
nous attribuons à Dieu, et toujours notre esprit devrait se
livrer à une double démarche : d'abord nier toute limitation,
puis, cette dissociation terminée, nous prenons le résidu,
pour ainsi parler, — qui est perfection pure, et nous le
faisons passer par la « via eminentiae », qui le magnifie
infiniment (De Pot., q. 1, a. 1; / Sent., d. 22, q. 1, a. 4,
ad 2, etc.).
Et si, alors, il est vrai qu'en un sens nous avons dépassé
la négation puisque notre attribut a un contenu positif, il
reste que nous en sommes toujours tributaires, puisque
nous ne pouvons renier nos origines, puisque nous ne
voyons pas Dieu tel qu'il est en soi, mais tel qu'il s'oppose
à nous.
De toutes ces analyses, il résulte, semble-t-il, que l'on
peut conclure à la primauté universelle de la « via remo-
tionis », en même temps qu'à son caractère bienfaisant : elle
n'est pas seulement destructice, mais elle augmente vraiment
LA VOIE NÉGATIVE

notre savoir, et ainsi elle revêt — indirectement — une


valeur positive : « cognoscimus (Deum) per ignorantiam
nostram, in quantum hoc ipsum est Deum cognoscere
quod nos scimus ignorare de Deo quid sit » (Div. Nom,,
c. 7, 1. 4, Vives, p. 522).
Le thomisme n'est donc point un agnosticisme par défaut,
mais un agnosticisme par excès, comme il éclata en cent textes
divers(i), et c'est ainsi que saint Thomas, fidèle à sa méthode,
assimila — intussuscepit — tout ce qu'il y avait de viable
dans le symbolisme.
Res significata; modus significandi. — Distinction célèbre,
règle d'or de la méthode analogique, clé magique, ouvrant
toutes les portes, réponse que saint Thomas apporte à
une foule d'adversaires, elle a été très attaquée par tous
les symbolistes, ce qui prouve combien elle nous est
nécessaire. Jaillissant des entrailles mêmes de la théologie
négative, elle paraît indispensable à notre analogie, puisque,
grâce à elle les noms univoques deviennent analogiques, les
perfections créées sont dépouillées de toute limite et deviennent
aptes à être attribuées à Dieu.
La science «comme telle», et non plus la science de Jean ou
de Pierre, de l'homme ou de Dieu, voilà la « res significata »,
réalité analogique, transcendante; le « modus significandi »,
étant toujours univoque, désignant formellement telle
espèce ou tel genre, sur le contour desquels il est taillé.
C'est pourquoi, au point de vue « mode », il est faux de dire
que Dieu soit « être »; le mode divin nous échappant,
nous ne pourrions affirmer du Très Haut qu'un mode créé :
— primat de la négation. Du reste, dès là qu'il y a connais
sance analogique, on ne retient que la note proportionnel
lement commune, abstraction faite de tout mode.
Distinguons, sans les opposer, « modus significandi »
et « modus essendi ». Le premier a une portée subjective,
il indique la limitation de nos concepts. Mais il ne faudrait
pas imaginer la « res significata » comme étant la perfection
(i) De Pot., q. 9, a. 7 : « Sapientia et vita et huismodi non removentur a Deo quasi
ipsi desint, sed quia excellentius habet eam quam intellectum humananum capere
vel sermo significare potest ». Cf. De Pot., q. 7, a. 5, ad 2 et 13; q. 9, a. 3, ad 2;
/ Sent., d. 22, q. i, a. i, ad 2; d. 35, q. i, a. i, ad i; /» P., q. 13, a. 3, ad. 2; q. 28,
a. 3, ad 2-3; Div. nom., passim, e. g. c. i, 1. i (Vives, p. 380), c. 7, 1. i (p. 515), I. 2
initio, etc.
Il8 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

« objective », indépendamment de notre manière de la


concevoir. Il est clair que cette perfection objective a, dans
le créé, un mode d'être limité, et ne saurait par suite avoir,
telle quelle, une valeur théologique, en ce sens qu'on
nierait de Dieu la « forme » de nos concepts, pour lui en
attribuer la « matière ».
Le « modus », en réalité, ne tient pas seulement à l'infir
mité de notre intelligence mais à l'irrémédiable misère de
tout ce qui n'est pas l'Ipsum Esse.
Il faut donc dire que la « res significata » n'est point la
perfection « objective », mais la perfection « en soi », pure,
illimitée. Comme telle, elle n'est réalisée nulle part, pas même
en Dieu, toute réalisation comportant un mode d'être, créé
ou divin; il s'ensuit qu'elle doit être signifiée selon tel ou
tel mode; seulement, ne connaissant pas le mode divin, nous
lui substituons une négation.
Le Roy soutient que cette notion analogique n'inclut
aucune déficience, pour cette excellente raison qu'elle ne
signifie rien, n'étant qu'une idole de langage. Et la preuve
dit-il, est facile à administrer. Dans nos concepts, les limites
sont essentielles; aussi, dès l'instant que nous voulons en
extraire des perfections à l' « état pur », nous touchons
nécessairement, dans l'indéterminé, le confus, l'impensable;
à force de vouloir raréfier une idée, nous la vidons de tout
contenu, nous l'annihilons.
Bien plus, ce processus analytique n'est pas seulement
illusoire, il est inconcevable, car on suppose que nos concepts
sont des composés chimiques, que l'on peut dissocier en
autant d'éléments plus simples, pour nous servir des uns,
et négliger les autres. Pure imagerie; nos idées sont qua
litatives, indivisibles (1). Le Roy conclut donc qu'une
telle distinction ne pourrait que conduire à l'agnosticisme,
Le débat est plutôt philosophique, que théologique et
il ne peut être tranché que par un appel à l'expérience
intime : regardons notre intelligence vivre en toute spon
tanéité; est-elle, oui ou non, douée d'un pouvoir d'abstrac
tion tel, qu'elle élabore des idées transcendantes, au sens
thomiste du mot, ou bien est-elle cantonnée dans l'uni-
voque? Voilà bien le nœud de la question.
(1) Dogme et Critique, pp. 98 ss; 143-145. L'auteur n'ajoute rien, en somme, à
MANSEL (Limts of relig. thm1ght*. London 1859, pp. 80, 89, 95, 150, 170, etc.).
LA VOIE NÉGATIVE 119

Si, avec Le Roy et son maître Bergson, nous ne décou


vrons en notre esprit que des images génériques, ou, tout au
plus, des idées univoques, strictement unes et adéquates à
leur objet, alors il est clair que nos concepts sont limités à ce
point qu'on ne peut nier la limite sans détruire le concept; il
faut dire de toutes nos notions théologiques, ce que
saint Thomas affirmait des métaphores : impossible de les
épurer sans les réduire à néant (7a P., q . 13, a. 3, ad i), et
nous comprenons fort bien que, pour Le Roy il n'y ait point
de moyen terme entre anthropomorphisme et symbolisme(i).
Que si au contraire on arrive, par un effort souvent
pénible — difficillimum est sensibilia transcendere (/// C.
G.,c. 119), — à se hausserjusqu'à l'abstraction métaphysique,
à saisir, en leur source vive les vraies idées théologiques,
alors les objections de Le Roy paraissent enfantines, imagi
nations futiles (2), engendrées par une terrible « ignoratio
elenchi ». Rien de plus facile que de retourner contre
Le Roy le reproche qu'il faisait aux adversaires de la méthode
d'immanence : « voulant parler d'un principe qui appartient
essentiellement à l'ordre spirituel... ils emploient — par un
abus dont, hélas! l'exemple n'est pas rare — ... un langage
d'espace et d'immobilité qui ne saurait être ici que traître et
déformateur. D'où une contradiction initiale, qu'ils ne
peuvent manquer de voir reparaître toujours, mais dont ils
sont seuls responsables, et par laquelle ils se sont engagés,
eux-mêmes, gratuitement, dans une antinomie sans issue.

(1) Voici un exemple, entre mille, de cette incapacité de tenir le juste milieu,
de dominer des erreurs opposées; op. cit., p. 142 :«Les perfections incréées ne sont pas
comme autant d'asymptotes dont s'approcheraient indéfiniment les diverses lignes
de perfections créées; quelque haut que l'on s'élève dans la hiérarchie des êtres,
l'écart avec Dieu reste toujours infini... on aime à dresser des listes ascendantes telles
que celles-ci: vie de la plante, vie de l'animal, vie de l'homme, viede l'ange, vie de Dieu
et l'on étiquette l'ensemble avec ce seul mot vie, entendu comme désignant une sorte
de fond commun. » — Que voilà l'anthropomorphisme dévoilé avec élégance ! Or,
qu'en conclut notre auteur ? « il faut savoir qu'une liste pareille implique entre ses
deux derniers termes un hiatus infini et qu'elle est donc de ce chef irréparablement
incohérente». Nous sombrons dans l'agnosticisme absolu I — on ne soupçonne même
pas l'existence d'un plan intermédiaire de pensée, clair-obscur certes, mais non pas
totalement ténébreux.
(2) Un autre exemple de cette sorte d'anthropomorphisme imaginatif nous est
fourni par la doctrine de HAMILTON sur le caractère contradictoire de la notion d'infini
(Fragments de philos., pp. 1 8, 40 ss.). En vérité ces arguments ne touchent nullement
l'idée d'infini métaphysique (cf. De Ver., q. 2, ad 5 et 7). MANSBL présente un autre
semblant de preuve qui démontre simplement que nous ne pouvons avoir de l'Infini
une idée adéquate. (Limits... 1. III, pp. 70-77).
120 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

Comment réussirait-on à comprendre ce qu'on a commencé


par lire de travers ? » (Dogme et Critique, p. 60).
Ne lisons donc pas saint Thomas avec des yeux brouillés
par mille phantasmes, et tout nous paraîtra lumineux dans la
Somme. Il est vrai que notre imagination est en déroute, que
nos idées, en ce qu'elles ont de quantitatif, ou même sim
plement d'humain, ne sont plus à niveau; cependant,
par un effet supérieur de l'esprit, nous pouvons dépasser (1)
ces déficiences, pour conquérir une vue fugace, imparfaite,
mais infiniment précieuse, de la réalité transcendante.
Tandis que la notion univoque est strictement uniforme, la
notion analogique comporte une certaine pluriformité ou
variation dans la manière dont elle est participée; elle
s'adapte à la mesure de chaque sujet, mais il ne s'ensuit pas
encore qu'en niant ce mode de réalisation on tombe dans
l' « incohérent», car ce qui est détruit, c'est la perfection créée;
n'étant point solidaire de cette limitation, la perfection
comme telle peut subsister sans elle, son unité est plus souple :
simplement proportionnelle (cf. / Sent d. 22, q. 1, a. 2, ad 3).
Soit, par exemple, la science humaine. Multiples sont ses
déficiences (P P., q. 13, a. 5), mais ne retenons que ces
deux-ci : elle est accidentelle et discursive.
D'un autre côté une grande dignité : c'est une connais
sance certaine (I Sent., d. 4, q. 1, a. 1; De Ver., q. 2, a. 1, ad 4).
Je demande donc : partout où je rencontrerai ce complexus :
« une connaissance certaine », aurai-je la science ? — Mais
vous oubliez le caractère discursif, vous oubliez... — Peu
importe, ceci est du domaine des réalisations particulières
(cf. v. g. I Sent., d. 35, q. 1, a. 1, ad 3), la preuve en est que
Le Roy, tout le premier, admet une « connaissance certaine »,
obtenue par voie d'intuition. Quelles que soient les origines
de cette « connaissance certaine », pourvu qu'elle existe, il y a
science. Ceci posé, je demande à nouveau : la science
est-elle perfection ? Si oui, qui ne voit, que comme telle
— considérée en sa signification essentielle — elle n'est pas
limitée, enchaînée à cette intelligence plutôt qu'à cette
autre ? Par le fait même que, de soi, elle ne demande pas à

(1) « Oportet ut intelligamus divina secundum hanc unitionem gratiae quasi non
trahendo divina ad ea quae secundum nos sunt, sed magis nos totos statuentes extra
nos in Deum » Div. Nom., c. 7, l. 1, (Vives, 517)
LA VOIE NÉGATIVE 121

être acquise de telle façon, de préférence à telle autre, ni à


exister en cet esprit plutôt qu'en cet autre, la notion analo
gique domine ces modes différents, et par conséquent
n'inclut, en son essence, aucune limitation (1). Elle est donc
attribuable à Dieu (/a P., q. 14, a. 1, ad 1-3; / Sent., d. 8,
q. 4, a. 3, ad 1, etc.); je puis, sans crainte d'erreur, appliquer
ici -la distinction entre le « modus » et la « res » (/ Sent., d. 35,
q. 1, a. 1, ad 2 et 5. De Pot., q. 7, a. 4, ad 2 et 9, etc.); et
pour que l'on touche du doigt la vérité, essayons d'appliquer
ces mêmes distinctions à certaines catégories aristotéliciennes :
l'insuccès, qui nous attend, nous prouvera bien que tout
à l'heure nous ne nous livrions à aucun tour de passe passe
dialectique. Car nous aurons beau écarteler maintenant ces
pauvres catégories,jamais nous n'arriverons à les déprendre de
l'étau qui les enserre : elles sont essentiellement limitées,
comme accidents d'abord, et ensuite comme accidents de
telle espèce, ainsi par exemple la quantité. — Mais la science
elle aussi est un accident! — Oui, et c'est pourquoi la science
créée est forcément imparfaite, car on ne peut concevoir un
accident qui ne se réfère pas à une substance, qui n'en
dépende point. Niez cela, et vous nierez la science créée, mais
non la science tout court, car je puis penser une science subs
tantielle, tandis qu'il est contradictoire de poser une quantité
substantielle; en effet l'essence de la quantité est de se rap
porter à une substance (puisqu'elle la mesure), et par suite
d'être un accident, tandis que telle n'est point l'essence de la
bonté, ou celle de la connaissance (/ Sent., d. 8, q. 4. a. 3).
On voit donc que la science et la quantité ne sont point
accidents d'une manière univoque : la même imperfection
atteint l'essence dans un cas et dans l'autre, elle n'est que
superficielle pour ainsi dire; c'est pourquoi, ici, l'on peut
distinguer entre mode de signification et réalité signifiée,
(1) / Sent., d. 22, q. 1, a. 2 : « ... Invenimus quaedam nomina esse imposita ad
significandum principaliter ipsatn perfectionem exemplatam a Deo, simpliciter, non
concernendo aliquem modum in sua significatione; et quaedam ad significandam perfec
tionem receptam secundum talem modum participandi... hocigitur nomen « sensus » est
impositum ad significandum cognitionemper modum illum quorecipiturmaterialiter...
sed hoc nomen « cognitio » non significat aliquem modum participandi in principati
sua significatione >; ihiil., ad 2 : « Quamvis non nominemus Deum nisi ex creaturis,
non tamen semper nominamus ipsum ex perfectione quae est propria creaturae,
secundum proprium modum participandi illam, sed etiam possumus nomen imponere,
ipsi perfectioni absolute, non concernando aliquem modum significandi in ipso significato» .
Cf. / Sent., d. 19, q. 4, a. 2, ad 4; d. 35, q. 1, a. 1, ad 3-4, etc; cf. CAJETAN, /n/«m, q. 13,
a. 3, in fine.
122 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU
(/a P., q. 14, a. 1, ad 1-3), là, on ne le peut pas. Et il est
clair que cette distinction, chère à saint Thomas, accompagne
toute analogie, puisque chaque analogue participe à sa
manière, à la perfection proportionnellement commune :
il faudra donc toujours, — sous peine de tomber dans l'uni-
vocité — discerner le « modus » de la « res » (1). Voilà ce
qui explique pourquoi la distinction se retrouve partout
dans la Somme théologique (2).
Tout débat entre thomistes et anthropomorphites ,
ou symbolistes, se rattache, en dernière analyse, à la légi
timité de la voie négative. En effet, la voie de causalité est
suppléée par la révélation, et la suréminence s'appuie
sur la négation. Une formule dogmatique étant donnée,
la controverse éclate au sujet de son interprétation.Quelques-
uns prennent les mots tels quels, avec leur mode humain (3),
l'anthropomorphisme s'ensuit; les symbolistes accordent
volontiers qu'il faudrait accepter l'interprétation « intel
lectualiste », comme plus conforme à la lettre du texte
révélé, si l'on pouvait échapper à l'antropomorphisme et à
l'agnosticisme radical; chose impossible disent-ils, car, dès
que l'on veut épurer nos concepts pour éviter l'anthro
pomorphisme, on leur enlève tout sens précis, et l'on
tombe dans l'agnosticisme (LE ROY, op. cit., p. 86). Nous
montrerons bientôt qu'en cheminant par la voie de rémotion
on évite l'un et l'autre précipice.

Corollaires. — 1° De chaque attribut, ou de chaque


donnée dogmatique, nous pouvons savoir, (par la raison
ou la révélation) l'existence, (quod sit), mais non point la
nature propre (quid sit). Le mode divin n'est pas connu
positivement, parce que nous ne le voyons pas en soi, et
que, pour affirmer une perfection de Dieu, nous devons

(1) Faut-il ajouter que le « modus » nié ne laisse pas un résidu univoque avec
simplement une mesure diverse dans la participation ? La « res » est une réalité
essentiellement analogique.
(2) V. g. : les attributs de Dieu : /» P., q. 13, a. 6; De Pot., q. 1, a. 1; / Sent.
d. 19, q. 4, a. 2, ad 4; d-.?5, q. t, a. 1, ad 2, etc; la génération (d. 19, q. 1, a. 1,
c. et ad 1-4; q.2, a. 1, ad 1); le verbe (d. 27, q. 2, a. 1, ad 1; d. 32, q. 1, a. 2,
ad 1 et a. 3, ad 1,et inexp. litt.; d. 35, q. 1, a. 2, c. et ad 3); la personne (I* P.,
q. 29, a. 3, ad 2-3; De Pot., q. 9, a. 3, ad 1), etc. etc.
(3) / C. G., c. 30; cf. /• P., q. 13, a. 6 : « et sic nomen « bonum » dictum de Deo
clauderet in suo intellectu bonitatem creaturae ».
LA VOIE NÉGATIVE 123

recourir à une notion, abstrayant du mode créé ou incréé (1):


autrement nous serions amenés à concevoir Dieu à travers le
mode créé, ce qui serait l'anthropomorphisme. C'est parce
que le concept est abstrait, qu'il est absolu et attribuable à
Dieu — mais du même coup, il nous fait connaître de Dieu
simplement ce que celui-ci a de proportionnellement
commun avec les créatures. — En tant qu'attribuée analo
giquement à Dieu et à la créature, cette perfection implique:
a) par rapport à la créature :un mode de réalisation imparfait,
mais dont nous avons une idée propre; b) par rapport à
Dieu : un mode très parfait, très positif, — en soi, mais non
pour notre intelligence, puisque nous le concevons rela
tivement, comme quelque chose qui n'est pas le mode
humain, parce qu'il le dépasse infiniment (négation-suré-
minence) cf. / Sent., d. 22, q. 1, a. 1. Aussi le quatrième
terme de nos proportions a toujours quelque chose de
négatif :
sagesse sagesse
intelligence avec devenir intelligence sans devenir'
Mais le symboliste a tort de nous cantonner dans les
négations, car la perfection absolue (en tant qu'abstrayant
de tout mode) a un contenu très positif. Nos concepts sont
impropres quant à leur « manière » de signifier, mais non
quant à la « chose» signifiée.
2° En un certain sens, nos idées sur Dieu sont doublement
négatives, ou plutôt, le fruit d'une double négation : on nie
le mode humain, pour obtenir un concept qui soit applicable
à Dieu; et pour exprimer le mode divin c'est encore à la
négation qu'il faut faire appel.
3° On voit dès lors la raison profonde des axiomes que
proposa le grand Aréopagite (Div. nom., c. 1, §. 5 ; Coel.
Hier., c. 2, §. 3) : les noms divins peuvent être niés, comme
ils peuvent être affirmés : niés à cause du mode, affirmés
à cause de la perfection signifiée (/ C. G., c. 30; / Sent.,
d. 22, q. 1, a. 1. et a. 2, ad 1, etc.) — ou encore : les af
firmations, en ces matières, sont toujours défectueuses et
inadaptées, car elles ne valent qu'avec des restrictions,

(1) P. e , la science comme connaissance par les causes les plus hautes, abstraction
faite de l'intelligence en laquelle elle subsiste, cf. SALMANTIC., tr. VI, disp. 2, dub. 1,
nn. 19. 22, 24; CAJET., In /;i"', q. 13, a. 3.
124 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU
puisqu'elles comportent un mode créé imparfait (/a P.,
q. 13, a. 12, ad 1; De Pot., q. 7, a. 5, ad 2; I Sent., d. 22,
q. 1, a. 2, ad 1).
4° Un autre principe tire sa lumière de la voie négative :
« quantum ad rem significatam per nomen, per prius dicuntur
(Nomina) essentialia de Deo quam de creaturis... sed
quantum ad impositionem nominis, per prius a nobis
imponuntur creaturis... unde et modum significandi habent
quae competit creaturis » (1). En première ligne de Dieu,
parce qu'il y a non seulement analogie de proportion
nalité, mais analogie d'attribution, selon laquelle Dieu est
l'analogué principal, et les créatures les analogués secondaires:
« quia a Deo hujusmodi perfectiones. in creaturas manant ».
En première ligne des créatures, à cause du mode imparfait
que tous nos concepts incluent (/ C. G., c. 30 et c. 34), à
telles enseignes que les noms, qui ne peuvent passer à travers
le laminoir de la négation, on ne peut les dire de Dieu avec
une priorité quelconque. ( /a P., q. 13, a. 6; / Sent., d.
22, q. 1, a. 2).
5° Plus un nom est général, plus il convient à Dieu;
car, plus les noms sont particuliers, plus ils déterminent le
mode humain (/a P., q. 13, a. n et q. 33, a. 1; De Pot.,
q. 7, a. 5; / Sent., d. 8, q. 1, a. 1); aussi bien le nom que
Dieu lui-même s'est donné apparaît comme le plus uni
versel et le plus dégagé des limites créées : — « Celui
qui est » (/a P., q. 13, a. n; De Pot., 1. c. / Sent., 1. c; Cont.
Err. Graec., c. 1). Et pourtant, même ce Nom révélé est
inadéquat, car toute expression est déficiente, lorsqu'il
s'agit d'exprimer l'être divin, aucun mot ne signifiant
quelque chose d'absolument parfait (/ Sent., d. 4, 9. 1, a. 2).
Ainsi les termes abstraits sont absolus, mais ne désignent
point un être subsistant par soi; les concrets, au contraire,
présentent cet avantage, mais ils sont défectueux en ce
qu'ils impliquent une composition (/. c. et d. 33, a. 2; d. 34,
q. 1, a. 1; De Pot., q. 1, a. 1, etc.) qui nécessite à chaque
instant le recours à la négation; même alors, nous n'obtien
drons pas de résultats vraiment satisfaisants, mais c'est déjà

(1) /» P., q. 13, a. 6; / C. G., c. 34. — Ce qui vaut pour les noms essentiels
comme pour les personnels. / ' P., q. 33, a. 2, ad 4; / Sent., d. 34, q. 2, a. 1 et q. 3,
exp. lit.
LE SYMBOLISME ET LA NATURE DE DIEU 125

beaucoup de pouvoir trouver les expressions les moins


défectueuses.
Dès le moment où nous parvenions à l'existence de Dieu,
la négation s'offrit à nous comme compagne, et depuis
nous n'avons pu l'abandonner un instant. Elle a tout
envahi, elle a tout régenté, elle nous est devenue nécessaire,
comme l'air que l'on respire; sans elle, c'est la mort, immé
diatement. La vanité foncière de tout anthropomorphisme,
— pour subtile que soit la forme sous laquelle il se voile
— éclate en ce seul fait que l'affirmation en théologie
a toujours besoin d'être corrigée, redressée, tandis que la
négation a une valeur absolue (/ Sent., d. 22, q. i, a. 2, ad i).
Il a définitivement dépassé ces erreurs celui qui s'avance
d'un pas léger sur cette voie montante. C'est vrai, il marche
dans les ténèbres — mais ce sont les ténèbres qui sont le
fruit de l'éblouissement et non du manque de lumière. —
On ne voit pas Dieu, on ne le comprend pas, mais il suffit
de savoir que le Dieu glorieux est élevé hors de toute atteinte,
au-dessus du sensible, même au-dessus de tous les êtres :
« supra omnia sensibilia, imo supra omnia alia entia, impro-
portionabiliter elevatur » (IV C. G., c. i).
Ainsi la prééminence de la négation, exigée d'abord
par l'étude de ce qu'est Dieu par rapport au monde (les
« quinque viae »), se justifie ensuite, en absolu, par les con
ditions mêmes de l'Etre par essence, et, de simple consta
tation faite à l'abordage, elle s'érige en axiome définitif :
illud est ultimitm cognitionis humanae de Deo, quod sciât
se Deum nescire... » (i).
*
* #

III. — LE SYMBOLISME ET LA NATURE DE DlEU,

Ne pouvant exposer les opinions, si variées, des innom


brables symbolistes (2), nous avons jeté notre dévolu sur
(1) De Pot., q. 7, a. 5, ad 14; De Ver., q. 8, a. i, ad 8; Div. Nom., c. 7, 1. 4 (Vives,
p. 523): « Est alia pcrfectissima Dei cognitio per remotionem scilicet qua cognoscimus.
Deum per ignorantiam. . . »; IV Sent., d. 49, q. 2, a. i, ad 3. — II faudrait ici étudier
les textes dans lesquels saint Thomas agite la question de savoir si une intelligence
créée peut, par ses seules forces, voir l'essence divine (cf. ces textes dans CAPREOL.,
I, d. 2, q. i, éd. Paban-Pègues I, 120 sv). Mais vraiment cela nous entraînerait trop
loin!
(2) On pourrait prouver, par l'histoire, que les diverses formes de symbolisme
dépendent de la préférence plus ou moins grande accordée à l'équivoque a casu, sur
120 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

Maïmonide, et ce, pour deux raisons. D'abord parce que


son symbolisme n'est pas le simple écho d'un faux système
philosophique, comme c'est le cas pour le modernisme,
mais la conséquence de vraies difficultés théologiques; —
sans doute, Maïmonide est rangé parmi les philosophes,
mais il suffit de lire une page du « Guide », pour constater
que c'est là une œuvre dogmatique, une explication ration
nelle des Ecritures; ainsi que nous l'avons montré ailleurs'(i),
Maïmonide, plus que tout autre, représente la foi judaïque
cherchant à se comprendre. Il y a encore ceci qu'aucune
théorie des « Noms » divins n'arrêta autant l'attention de
Thomas d'Aquin (2). Rabbi Moyses, comme il l'appelle,
est une autorité de tout premier ordre, qu'il faut suivre
parfois, réfuter souvent, mais toujours étudier avec saga
cité, respect.
Et c'est justice. Car, avec Maïmonide, elle se révèle dans
la plénitude de son triomphe, cette aspiration profonde à
une doctrine de Transcendance totale, que l'on voit grandir
sans cesse chez les penseurs arabes et juifs du Moyen-Age.
L'âme du système maïmonidien, c'est l'aspiration à
fonder sur les ruines de l'anthropomorphisme une doctrine
rationnelle de la simplicité divine. Victimes du littéra-
lisme biblique, beaucoup de juifs croyaient que Dieu avait
un corps; d'autres lui attribuaient une foule d'anthropo-
pathies (3). Longuement, Maïmonide essaie de leur dessiller
les yeux, de montrer qu'ils niaient pratiquement le mono
théisme, privilège et orgueil de leur race (4). Aussi fait-il
un appel constant à la voie de rémotion, pour écarter de
Dieu tout ce qui implique corporéité, passivité, change
ment, privation, assimilation aux créatures (5). Le méta
l'équivoque a consilio, et, parmi les équivoques a consilio, la prédominance de l'attri
bution et de la proportionnalité impropre, sur la proportionnalité propre. Cf. la classi
fication ,un peu bizarre, tentée au point de vue « analogie » par PRZYWARA : Religions-
philosophie Katholischer Théologie. Munchen. 1926.
(1) Les attributs de Dieu d'après Maïmonide. (Rev. nco-scol., mai 1924).
(2) Cf.ISent., d. 2, q. i, a. 3;d. 36, q. i,a. i; De Pot., q. 7, a. 4-7; /a P., q. 13,
a. 2, etc. Voyez GUTTMANN, Dos Verhaeltniss des Th. v. Aquino zum Judenthum u.
jûd. Literatur. Goettingen, 1891 (pp. 40-58). Der Einfluss der maimon. Philos, auf dos
christl. Abendland (in BACHER, BRANN, SIMONSEN, Moses ben Maimon. Leipzig,
1908, I, pp. 181 ss). Sur les rapports de la théodicée d'Albert le Grand avec celle de
Maïmonide. GUTTMANN, Die Scholastik des 13. Jahrh. in ihren Beziehuttgen sum
Judenthum u. zur jûd. Literatur. Brcslau, 1902, pp. 88-93.
(3) Guide, I, ch. i, p. 33-34; ch. 26, p. 90, etc.
(4) Op cit., ch. 26, p. 88; ch. 33 p., 116; ch. 36, p. 137, etc.
(5) H>; ch- 55, PP- 255 ss.
LE SYMBOLISME ET LA NATURE DE DIEU 12J

phorisme trouve en lui un champion décidé (i). Mais, — et


cela nous intéresse davantage, — Maïmonide s'en prit éga
lement à l'anthropomorphisme métaphysique, et, emporté
par sa fureur destructive, il ne sut s'arrêter à temps, et
s'abîma dans le symbolisme.
Symbolisme de fait plus que d'intention, je le veux
bien, mais symbolisme quand même; du reste, nous aurons
l'occasion d'examiner pourquoi, au dernier moment, Maï
monide glisse et s'enferre. Pour l'instant, écoutons-le.
Un dilemme fondamental enserre, d'après Maïmonide,
ceux qui posent en Dieu des attributs essentiels. En effet,
les attributs se distinguent de l'essence, ou bien ne s'en
distinguent pas. Dans le premier cas, ils sont quelque
chose d'accidentel, de surajouté, et voici surgir immédia
tement le cortège blasphématoire d'imperfections, de néga
tions de Dieu : composition, donc multiplicité, donc divi
sibilité, donc corporéité; c'est le matérialisme porté à
nouveau jusqu'au sein du Très-Haut. Mais d'autre part,
si les attributs se confondent avec l'essence divine, nous
avons là une tautologie stérile, ou encore, entreprise absurde,
une tentative de définition du divin.
Et la preuve de ce dilemme est facile à administrer. « Car
c'est une notion première que l'attribut est autre chose que
l'essence du sujet qualifié (2), qu'il est une certaine cir
constance de l'essence, et, par conséquent, un accident.
Quand l'attribut est l'essence même du sujet qualifié, il
n'est autre chose qu'une tautologie, comme par exemple si
l'on disait : l'homme est un homme; ou bien, il est l'explica
tion d'un nom, comme, par exemple, si l'on disait : l'homme
est un être vivant raisonnable. Il est donc clair que l'attri
but est nécessairement de deux choses l'une : ou bien il est
l'essence même du sujet, de sorte qu'il est l'explication
d'un nom, chose que sous ce rapport nous ne repoussons
pas à l'égard de Dieu, mais bien sous un autre rapport,
comme on l'exposera (3); ou bien l'attribut est autre chose
que le sujet, ou plutôt il ajoute quelque chose au sujet, ce
(1) Ib. per tôt. Cf. ch. 52, PP- 197-198.
(2) Cette théorie de la distinction réelle entre l'attribut et l'essence est fondamen
tale chez M. Cf. Guide, I, ch. 20, p. 74; ch 47, p. 171; ch. 50, pp. iSoss.; ch. 51,
pp. 183 et 188; ch. 52, p. 205; ch. 53, pp. 208 as., p. 215; ch. 59, p. 250; ch. 60,
p. 264; ch. (ii, p. 270; ch. 75, p. 444, etc.
(3) Ch. 52, p. 190: Dieu n'est pas définissable.
128 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

qui aboutirait à faire de l'attribut un accident de ladite


essence » (1). Or Maïmonide n'a aucune peine à démontrer
qu'en Dieu il ne saurait y avoir d'accident (2). Conséquence
immédiate : l'existence — qui, chez les êtres créés, « est un
accident survenu à ce qui existe » (3), — se confond avec
l'essence de Dieu. Dieu n'existe pas par l'existence, il est
son existence (4). Ce qui exclut à nouveau les attributs affir-
matifs, « car (en Dieu) il n'y a pas d'être en dehors de sa
quiddité, de manière que l'attribut puisse indiquer l'une
des deux choses; à plus forte raison, sa quiddité ne peut
être composée de manière que l'attribut puisse indiquer
ses deux parties, et, à plus forte raison encore, ne peut-il y
avoir d'accidents qui puissent être indiqués par l'attribut.
Il n'y a donc, d'aucune manière, un attribut affirmatif » (5).
Autrement dit, et c'est là la raison décisive, en admettant
des qualités en Dieu, vous niez son unité, puisque vous
affirmez la composition (6), c'est-à-dire plusieurs choses
éternelles (7), plusieurs divinités (8), donc, encore une
fois, la corporéité (9).
Que si l'on creuse assez profond, l'on trouve — comme
tout à l'heure — à la racine du mal, le souci de sauve
garder la lettre de l'Ecriture, uni à l'asservissement aux
images (10). Libérons-nous en, et tous ces soi-disant attributs
essentiels, décrits par les livres saints, nous apparaîtront
ou comme des négations d'imperfections, ou surtout,
comme des attributs d'action : « Dieu est un de tous les
côtés, il n'y a point en lui de multiplicité, ni rien qui soit
joint à l'essence, et les nombreux attributs de sens divers,
employés dans les livres (sacrés) pour désigner Dieu,
(1) Guide, ch. 51, pp. 183 ss. Au ch. 52, pp. 190 ss., jM. divise les attributs
positifs en cinq classes : 1° attributs de définition (= tautologie), 2° attributs désignant
une partie de la définition (Dieu n'a point de parties), 3° attributs de qualité (en Dieu
point d'accidents), 4° attributs de relation (aucun rapport de Dieu à la créature),
5° attributs d'action (peuvent se dire de Dieu, car ce sont des perfections virtuelles).
(2) Au ch. 52, pp. 193 ss., M. parcourt longuement les neuf catégories d'accidents
pour montrer qu'aucun d'eux ne saurait convenir à Dieu.
(3) Ch. 57, p. 230.
(4) Ib., ch. 68, p. 302.
(5) Ch. 58, p. 242.
(6) Ch. 52, p. 198; ch. 53, p. 21 1; II, ch. 1.
(7) I, ch. 51, p. 184.
(8) Ch. 50, pp. 180-181.
(9) Ch. 60, pp. 261-262.
(10) Guide, I, ch. 53, pp. 205 ss.; ch. 51, p. 188; cf. ch.47, p. 169; ch. 68, p. 322;
ch. 73, p. 410.
LE SYMBOLISME ET LA NATURE DE DIEU I2Q

indiquent la multiplicité de ses actions, et non pas une multi


plicité dans son essence » (i). On objectera : « la pluralité
des actions ne présuppose-t-elle pas l'existence d'idées
diverses dans l'agent » (2) ? Parler de la sorte, ce serait oublier
que Dieu est acte pur, ce serait non seulement l'humaniser,
mais le ravaler au-dessous de ses créatures, puisque nous
connaissons des exemples de causalité simple, quoique
polymorphique. Ainsi, au moyen de sa faculté rationnelle,
« qui est une, sans multiplicité, l'homme embrasse les
sciences et les arts, et par elle, à la fois, il coud, charpente,
tisse, bâtit, sait la géométrie, et gouverne l'état... il n'est
donc pas inadmissible, à l'égard de Dieu, que ces actions
diverses émanent d'une seule essence simple, dans laquelle
il n'y ait ni multiplicité, ni absolument rien d'accessoire » (3).
Pour résumer toute cette première argumentation de
Maïmonide, citons une admonestation qu'il adresse à son
lecteur : « Tu sauras que, si tu Lui attribues affirmativement
une chose autre (que lui), tu t'éloignes de Lui sous deux
rapports : d'abord parce que tout ce que tu Lui attribues
est une perfection (seulement) pour nous (4), et en second
lieu, parce qu'il ne possède aucune autre chose (que Lui)
et qu'au contraire c'est son essence même qui forme ses
perfections » (5).
La question cependant peut être reprise par un autre
biais, et la vanité de toute affirmation sur le divin démon
trée ab absurdo.
Pourquoi en effet l'esprit se cramponne-t-il à une concep
tion intenable ? Parce qu'il est pris de vertige. Il crie grâce,
parce qu'à dépasser les « noms » essentiels, il entrevoit, au
delà, le désert froid de l'inconnaissable : alors il fait con
fiance aux attributs positifs, imaginant qu'ils le mèneront
plus loin que les négatifs. Erreur totale.
De part et d'autre, nous aboutissons à une idée négative,
car, en disant que Dieu sait, mais non pas par la même
(1) Ch. 52, p. 205; ch. 58, p. 245; cf, ch. 21, p. 77; ch. 61, p. 268 et p. 270 (les
noms divins sont des attributs d'action). Le ch. 57 s'intitule : « On ne doit même pas
admettre comme attributs de Dieu, l'existence, l'unité, l'éternité ». M. n'admet donc,
en théodicée, que l'analogie d'attribution (Dieu cause de la sagesse), et la métaphore
(Dieu agit comme un sage).
(2) Ch. 53, p. 207.
(3) I, ch. 53, p. 209-211.
(4) Cf. ch. 56, p. 229; ch. 60, p. 261.
(5) Ch. 59, pp. 251-252.

Analogie. - 9
130 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

sagesse que la nôtre, qu'il existe, mais que son existence


n'est pas semblable à la nôtre (i), « tu produis nécessaire
ment des négations, et loin de parvenir à constater un attri
but essentiel, tu arrives (à établir) la multiplicité et à admet
tre que Dieu est une essence, ayant des attributs inconnus,
car ceux que tu prétends lui prêter affirmativement, tu
refuses toi-même de les attribuer comme chez nous, et,
par conséquent, ils ne sont pas de la même espèce » (2).
Bien plus, l'affirmation non seulement ne présente aucun
avantage, mais encore elle devient singulièrement dange
reuse. D'abord, nos raisonnements sont des chaînes de
paralogismes, puisque nous sommes dans l'équivoque (3).
« Ce que nous pourrions prendre pour une perfection
(quand même cette perfection existerait en Dieu confor
mément à l'opinion de ceux qui admettent les attributs)
ne serait pas la même espèce de perfection que nous ima
ginerions, mais serait seulement appelée ainsi par homo
nymie » (4).
Même à suivre cette voie facile, ce n'est pas à une con
naissance imparfaite que nous aboutirions, mais à une
connaissance vaine, contraire à la vraie nature de Dieu;
c'est à un être chimérique, ou mieux, à un non-être, à la
négation de Dieu, que nous serions conduits (5).
Il en serait de cet homme « comme de quelqu'un qui,
ayant entendu le nom de l'éléphant, et ayant su que c'est
un animal, désirerait en connaître la figure et la véritable
nature, et à qui un autre, trompé ou trompeur, dirait ceci :
« C'est un animal avec un seul pied et trois ailes, demeurant
dans les profondeurs de la mer; il a le corps transparent,
et une face large, de la même forme et de la même figure
que la face humaine; il parle comme l'homme, et tantôt
vole dans l'air et tantôt nage comme un poisson » (6).
Tel est le Dieu des théologiens.
Construction ingénieuse, mais frêle, voici que le palais
féerique des Attributs s'est effondré, et, sur les ruines, le

(1) Telle était la position des orthodoxes.


(2) Guide, I, ch. 60, pp. 261-262.
(3) Ch. 56, pp. 330-230.
(4) Ch. 60, p. 261.
(5) Ibid., p. 263.
(6) Ch. 60, p. 265.
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 131
silence, seul, adore. Si la raison déjà défaille à contempler
les sphères animées, qui poursuivent, éperdues d'amour,
le Premier Moteur, que sera-ce lorsqu'elle s'avancera
hésitante vers ce moteur lui-même et dirigera sur lui son
regard (1)? « Louange à Celui qui est tellement élevé que,
lorsque les intelligences contemplent son essence, leur com
préhension se change en incapacité, et lorsqu'elles exa
minent comment ses actions résultent de sa volonté, leur
science se change en ignorance, et lorsque les langues
veulent le glorifier par des attributs, toute éloquence devient
balbutiement et impuissance! » (2). Le rationalisme débou
che dans la mystique; Maïmonide a chanté avec enthousias
me la « via remotionis» (3), et il semble préluder au thomisme,
lorsqu'il montre comment les négations multipliées peuvent
serrer de plus en plus près l'Ineffable (4). Mais cet Inef
fable reste pour lui un Inconnaissable pur. Dire que Dieu
est sage, parce qu'il cause la sagesse (attribution), agit
comme un sage (métaphore), ou n'est point « non-sage »
(rémotion), cela ne nous livre — de l'aveu même de Maïmo
nide — rien de positif sur les perfections formelles de Dieu :
nous demeurerons dans les limbes du symbolisme.
*
* *

IV. — L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE.

1°. — Via Causalitatis.

Analogie d'attribution. — En combattant le sym


bolisme, saint Thomas se réfère toujours à la voie de
causalité, affirmant que si Maïmonide concède que Dieu
doit être dit sage, parce qu'il cause la sagesse, à plus forte
(1) Ch. 58, p. 246.
(2) L. c., p. 248; cf. ch. 59, pp. 252 ss.
(3) Nous avons rapporté les principaux textes dans l'art, cit., p. 157-163.
1.4.1 Tout a l'heure, M. comparait l'idée de Dieu obtenue par voie affirmative à
celle d'un éléphant-chimère; voici à quoi il compare l'idée négative : supposons
plusieurs hommes sachant qu'il existe « le navire », et rien de plus. L'un d'eux reconnaît
ensuite que ce n'est point un accident; un autre, qui n'est pas un minéral, d'autres,
que ce n'est ni un végétal, ni un animal, ni un corps plat, ni une sphère, ni un cône,
ni un solide plein... il est clair que ce dernier sera arrivé à peu près à se figurer « le
navire * tel qu'il est et qu'il se trouvera en quelque sorte au niveau de celui qui...
se le représente au moyen d'attributs affirmatifs. Ch. 60, p. 159. Cf. / C. G., c. 14;
/// C. G., c. 39, 49, etc.
132 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

raison doit-il admettre que Dieu est formellement et intrin


sèquement sage, car on ne peut causer une perfection
simple que l'on ne possède point; partant, ou bien Dieu
n'est pas sage causalement, ou bien il l'est aussi essentielle
ment : « non sapiens dicitur Deus quoniam sapientiam
causet, sed quia est sapiens ideo sapientiam causat » (De Pot.,
q. 7, a. 6; /" P., q. 13, a. 2 et a. 6; / Sent., d. 2, q. 1, a. 3,
q. 3; / C. G., c. 31; De Ver., q. 2, a. 1, etc.). Ceci a tout
l'air d'un sophisme, répondrait Maïmonide. Dieu a-t-il
besoin d'être matière pour causer la matière, plante ou animal,
pour créer la plante et l'animal ? Pourquoi donc devrait-il
être formellement vivant ou bon, pour produire la vie ou la
bonté ? Causer veut dire simplement réaliser, donner
l'être; par le fait qu'on est cause, il ne s'ensuit pas, de par
la causalité, qu'on doive posséder la perfection de l'effet
virtuellement, formellement, univoquement, analogiquement;
il est simplement requis qu'il y ait une préexistence quel
conque. La « via causalitatis » est donc purement extrin
sèque; nous remontons à une source mystérieuse de multi
ples effets, mais aucune prédication intrinsèque ne nous
est donnée : « omnis actus procedit ab agente ratione alicuius
quod in ipso est... unde oportet quod in eo qui operatur
actum scientiae sit aliquid ad rationem scientiae pertinens,
quamvis illud forte non competenter tali nomine signifi-
cetur, sicut punire Dei est actus justitiae ipsius nec oportet
tram in eo ponere, quia non est per se actus irae » (/ Sent.,
d. 35, q. 1, a. 1, ad 2).
Nous accordons volontiers ce qui est dit de la causalité
« in abstracto », mais nous rejetons absolument l'application
qui est faite à cette causalité particulière : à la cause première
d'une perfection simple. Quiconque n'est pas un philosophe
nihiliste doit admettre que tout ce qui se trouve dans
l'effet doit se retrouver dans la cause efficiente (P P., q. 4,
a. 2), car l'effet ne serait pas produit, si la cause ne le précon
tenait virtuellement (Div. Nom., c. 5, 1. 2). Autrement c'est
la destruction des lois de l'être, c'est le plus sortant du
moins. Il faut donc dire que tout agent produit un effet
semblable à soi (1). Mais d'autre part, préexister virtuellement

(1) / C. G., c. 31 « .. .effectua (causae aequivocae) in suis causis sunt virtute,


ut calor in sole. Virtus autem huiusmodi nisi aliqualiter esset de genere caloris, sol per
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 133
ce n'est pas préexister d'une façon moins parfaite, mais
plus parfaite : « praeexistere in virtute causae agentis non
est preexistere imperfection modo sed perfection » (P P.,
q. 4, a. 2). C'est pourquoi l'effet préexiste dans la cause le
plus parfaitement possible. Si en Dieu une perfection
simple n'existait que virtuellement, il s'ensuivrait qu'elle
serait plus parfaitement dans l'effet que dans la cause, ce
qui est contradictoire. « Actio consequitur modum actus
in agente. Impossibile est igitur effectum, qui per actionem
educitur, esse in nobiliori actu quam sit actus agentis...
oportet igitur quidquid actu est in quacumque re alia,
inveniri in Deo multo eminentius quam sit in re illa, non
autem e converso » (/ C. G., c. 28).
Mais, s'il en est ainsi, lorsque nous disons que Dieu
est corps virtuellement et non formellement, affirmons-nous
une préexistence causale plus imparfaite que ne l'est l'effet ?
En aucune manière, car tout ce qui, dans le corps, est per
fection (l'être, la substance, la beauté, etc.), nous l'attribuons
formellement à Dieu. La « matérialité » ne se trouve point de
manière plus parfaite en ce corps qu'en Dieu sa cause, (ce
serait contre la loi de causalité), pour cette bonne raison
qu'elle est tout entière imperfection, et donc sa « causa
virtualis-eminens » lui est de beaucoup supérieure. Le
motif pour lequel Dieu n'est point formellement corps,
c'est que précisément, être corps, n'est point une perfec
tion (/ C. G., c. 31). Au contraire, la sagesse ou la bonté
étant des perfections, on aurait un effet formellement
parfait, et une cause qui le serait virtuellement :
hypothèse contradictoire. La chose est d'autant plus évidente
qu'il s'agit ici de la cause première d'une perfection simple;
dans ce cas, il faut que tout ce qu'il y a de parfait dans
l'effet existe dans la cause « multo eminentius » (i). Les
symbolistes s'imaginent toujours qu'en posant des attributs
essentiels en Dieu nous les posons univoques aux nôtres,
en disant : Dieu doit être formellement sage pour causer la

cam agens non simile sibi generaret. Ex hac igitur virtute sol calidus dicitur non
solum quia calorem facit sed quia virtus per quam hoc facit est aliquid simile calori ».
Cf. /« P., q. 4, a. 3.
(i) Reste à savoir si cette suréminence ne va pas faire évanouir les perfections
dans le brouillard de l'indéterminé. Nous traiterons ce problème en section II, il faut,
en effet, sérier les questions.
134 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

sagesse, nous mettons en lui une perfection univoque, à


peu près comme nous disons : il faut être un vivant pour
engendrer un vivant. Mais c'est là de l'enfantillage. Nos per
fections représentent un reflet pâle, infime, de l'Activité
Suprême (Boet. Trin., q. 1, a. 2), et Dieu n'est point cause
univoque mais cause analogique, ses effets sont foncièrement
inadéquats (/// C. G., c. 49, etc.). Maïmonide, s'il avait
mieux approfondi la nature des attributs et leurs différentes
catégories, n'aurait point fait difficulté à admettre que la
« via causalitatis » nous livre en plus d'une source, une
prédication intrinsèque : l'analogie d'attribution n'est pas
seule, elle se mêle à l'analogie de proportionnalité propre (1).

Existence des attributs essentiels. — Ce caractère


« mixte » de l'analogie théologique nous permet d'atteindre
par une autre voie — en joignant l'identité à la causalité
— les attributs essentiels, en sorte que désormais nous
pourrons dire de Dieu, qu'il est vivant, bon, sage, etc., non
seulement parce qu'il cause ces perfections, mais simplement
parce qu'il est.
Je connais mon existence et celle du cosmos, je montre
par une démonstration rigoureuse que cette existence
exige une Cause. Quel que soit l'ordre des réalités à partir
duquel je commence mes investigations, toujours, je suis
amené, comme par des routes convergentes, à une Source
première. De quelle nature est-elle? Existe-t-il un
premier corps, origine des corps, une première Idée, géné
ratrice de nos idées ? A ces questions nous avons déjà
répondu, en analysant les exigences de la causalité; mais,
supposons, pour un instant, que la « via causalitatis » nous
livre simplement une Existence, comme le veut Maïmonide.
De cette Existence, connue par l'analogie d'attribution,
l'analogie de proportionnalité déduit, par identité, tous les
attributs absolus.
Qu'est-ce que la vérité? A la question de Pilate, le
métaphysicien répond que c'est un mode de l'être, aspect
(1) S'il y avait attribution pure dans l'ordre de connaissance, alors Dieu n'aurait
en soi (formellement, intrinsèquement) aucune des perfections qu'il cause; ainsi
le remède cause la santé sans l'avoir formellement. S'il y avait l'attribution pure dans
l'ordre ontologique, alors, au contraire, Dieu seul posséderait intrinsèquement les
perfections, — comme dans l'occasionnalisme, seul il est actif, — les créatures ne
seraient guère que des ombres, moins encore.
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 135
indistinct de lui, et indissolublement lié à lui. Plus on a d'être,
et plus on a d'unité, de vérité, de bonté, de vie : « secundum
modum quo res habet esse, est suus modus in nobilitate »
(/ C. G., c. 28). Nous pouvons partant formuler ces rap
ports constants et universels :
unité vérité bonté vie
être ' être ' être ' être
etc.
et il nous est même loisible de transformer ces rapports en
proportions, puisque c'est en vertu de l'être qu'une chose
est vraie, une, bonne, vivante. Ces termes sont convertibles.
Or cette Source, à laquelle nous conduisait la voie de causa
lité, est-elle une, vraie, bonne...? Inutile d'analyser son
activité, de scruter ses effets, il nous suffit de savoir qu'elle
est. Elle est une, vraie, bonne... parce qu'elle est, et de la
manière qu'elle est. Or elle est, comme il convient à la cause
non-causée, au principe non-principié. Cause non-causée,
veut dire acte pur, et principe non-principié signifie être
par essence. L'être convient donc à Dieu comme à l'acte pur,
au principe par essence. Dieu est l'être subsistant; par
identité, nous affirmons qu'il est la vérité subsistante, la
bonté subsistante, et ainsi du reste (7 C. G., c. 28). Tout à
l'heure, nous montrions qu'une cause première de la
science doit être formellement vraie, parce qu'elle ne saurait
être inférieure à son effet; maintenant nous disons que cette
cause, pour agir, doit être; or, pour être à ce degré qu'elle
puisse causer la science, elle doit, par identité, posséder
une science proportionnelle à son être, et cela formellement,
puisqu'elle existe formellement. A la voie de causalité, à
l'analogie d'attribution, vient s'emmêler la voie de l'être,
l'analogie de proportionnalité (i). Nous pouvons maintenant
formuler une fois pour toutes, la fameuse proportion-
type dont nous ferons un constant usage dans le cours de
ce travail.
Nous empruntons au philosophe aristotélicien certains
rapports stables entre l'être et ses attributs, et nous disons

(i) C'est pourquoi.pour prouver que Dieu renferme en soi les perfections de toutes
choses, saint Thomas présente deux arguments : i° Dieu est cause de tout; 2° il est
l'être subsistant (/a P., q. 4, a. 2) — Répétons encore, pour prévenir toute méprise,
que ces voies sont solidaires, qu'attribution et proportionnalité se compénètrent;
l'existence que présuppose la proportionnalité, c'est l'attribution qui la lui livre.
136 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

que ceux-ci se vérifient en chaque réalité, proportion


nellement à son rang dans l'être. Or la créature n'est point
son être, elle l'a; aussi n'est-elle point la vérité, la vie,
elle les participe. Du rapport transcendant ^.^^ (ou de
tout autre semblable), nous tirons deux applications : l'une
au créé rj!; l'autre au Créateur : gtvérité inc^e • et
' être non -part1c1pé'
l'analogie de proportionnalité jaillira de la similitude de ces
deux rapports; soit, d'une manière tout à fait générale :
(a) créé
comme : ;———r-^-, . . •
a1nsi (x) incréé
être participé être non-participé.
La norme imprescriptible du procédé analogique en
théologie se dégage :
Toutes les fois que nous rencontrerons, dans les formules
dogmatiques ou dans les livres inspirés, un prédicat quelconque
attribué à Dieu, nous devrons le mettre dans notre proportion-
type à la place de (x); et mettre son analogue créé, à la place
de (a). Il en découlera immédiatement le mode (métapho
rique causal, formel) — selon lequel nous devrons le dire de
Dieu.
// n'y a pas deux inconnues dans la proportion. — Une
difficulté nous assaille, qui ne manque pas d'être inquiétante.
Car le symboliste ne se fera point faute de dire que, dans
notre proportionnalité, il n'y a pas seulement une inconnue,
mais deux; ce qui ne nous sort point de l'agnosticisme. En
effet, dans le rapport : :— 'n" • • ... tout le monde concède
' ' être non-part1c1pe '
que (x) est inconnu, puisque notre effort doit viser préci
sément à lui arracher son secret. Mais, dit l'adversaire, il y
a un deuxième (x), qui, subrepticement, s'est glissé dans vos
raisonnements, sous le nom pompeux d' « être imparticipé ».
De fait, nous sommes partis de l'Existence trouvée au bout
de la voie de causalité. Mais, cette Existence, comment la
connaissons-nous? Par les créatures? Sans doute, mais en
disant : le devenir existe, donc l'être sans devenir existe;
l'être causé existe, donc l'être incausé existe; croyez-vous
vraiment que le verbe « existe » ait le même sens ici et là ?
Evidemment non, puisque vous-même vous disiez que, pour
clore la série des êtres en devenir, des êtres causés, il fallait
un être qui fut en dehors de la série. Donc, si le troisième
terme de votre proportion est un (x) par définition, le qua
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 137
trième doit lui aussi être dit (x) avec une vérité pareille (i).
Et il ne sert de rien de répondre : le quatrième terme de la
proportion n'est pas indéterminable, car il n'y a pas équi
voque pure, mais analogie : l'échappatoire est vaine, parce
qu'elle repose en un cercle vicieux, et partant elle est im
puissante à vaincre l'agnosticisme. Il y a cercle vicieux, parce
que de chaque attribut vous dites : il est analogique, et il
peut être connu à l'aide de la proportion susdite, or de celle-
ci, le quatrième terme (dont tous les autres dépendent) est
déjà analogique, car il désigne l'existence divine; donc vous
fondez l'analogie sur l'analogie, ce qui est une pétition
de principe. De plus, essayez de faire entrer l'existence
divine dans votre proportion (elle doit pouvoir y prendre
place, puisque vous la dites analogique!). Dans ce cas, le
troisième et le quatrième termes ne font qu'un, par hypo
thèse, puisque Dieu est son existence; or le troisième = (x),
vous aurez donc :
existence créée (x) incréée
être participé x
Mais de cette proportion initiale dépend le quatrième
terme de toutes celles que vous formulez subséquemment,
à propos de chaque attribut divin, donc tous les syllogismes,
superbement alignés dans vos argumentations « apo-
dictiques », sont autant de sophismes, et votre dogmatique
est un Niagara de paralogismes.
C'est là, semble-t-il, l'objection la plus grave qui puisse
être faite contre notre méthode de penser le transcendant.
Nous espérons n'avoir rien retranché de sa force à l'argument
des symbolistes; réussirons-nous à mettre en valeur la
réponse qu'il appelle ?
Tout d'abord, il faut accorder que l'objectant a raison sur
un point : il a très bien vu que les analogies, dont nous
nous servons couramment en théologie, reposent elles-
mêmes sur d'autres analogies. Certes, lorsque je me demande

(i) LE Rov, op. cit., pp. 146 ss. : « Une proportion n'est éclairante que si trois de ses
quatre termes sont connus indépendamment d'elle, et il y a ici deux inconnues : Dieu
et son attribut... Ces deux inconnues n'en font qu'une objectivement, puisque Dieu
est tout ce qu'il a... La vraie formule de la proportion, serait donc, p. e. celle-ci :
Dieu est à Dieu ce que la personnalité est à l'homme. Une fois encore, la prétention
de saisir Dieu tel qu'il est en soi conduirait à l'agnosticisme. » Le P. DESCOQS ne craint
pas d'affirmer que Le Roy a raison (Inst. Met. p. 266) : Cajetan serait l'Ancêtre du
modernisme !
138 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

si la science est en Dieu, je fais entrer ce concept dans une


proportion dont déjà le quatrième ternie est analogique; et il
en va de même de toutes les autres notions théologiques.
Y a-t-il donc cercle vicieux? — non, il n'y en a que l'ap
parence. En effet, nous avons affaire, dans ce cas, à des
analogies dérivées s'appuyant toutes sur une même analogie
primitive. Celle-ci, une fois justifiée, pourra servir de point
d'appui à d'autres analogies, et cela sans l'ombre de pétition
de principe. Ce qui importe donc en ce moment, c'est de
remonter au fondement sur lequel tout repose : si alors nous
réussissons à éviter le saut dans l'inconnu, nos démarches
subséquentes sont pleinement assurées, et le symbolisme sera
définitivement vaincu. Or nos raisonnements sur Dieu se
suspendent tous, et chacun, à une même constatation
initiale: il existe une première cause.il existe un premier intel
ligible, il existe une fin suprême. Dès là que nous aurons
justifié une saisie de cette existence primordiale, au moyen de
l'analogie, le reste ne présentera aucune difficulté. Mais
comment éviter le saut dans l'inconnu, comment montrer
que cette « existence » n'est pas un (x), mais une réalité
analogiquement connaissable ?
La question étant très délicate, il importe de procéder
lentement, par étapes.
Il y a d'abord à faire valoir une considération, que déjà
nous avons indiquée au début de ce chapitre, lorsque nous
avons montré la nécessité de sérier les questions, en distin
guant, entre le commencement et la fin d'une recherche,
entre le « an sit » et le « quomodo sit ». Il ne sera pas inutile
de revenir sur ces considérations essentielles.
L'analogie, disions-nous, n'apparaît pas explicitement au
début de notre marche vers Dieu, elle ne s'occupe pas de la
question « an sit », elle n'entre en jeu que lorsqu'il s'agit du
« quomodo sit ».
Cette simple considération suffirait à écarter le reproche
de cercle vicieux; l'analogie étant absente, comme telle,
de cette première démarche sur laquelle tout repose, on
ne saurait dire qu'elle s'appuie sur elle-même. Examinons
ceci de plus près.
Le résultat auquel aboutit chacune des cinq voies est
complexe, et se compose d'au moins deux éléments :
d'abord l'énoncé d'une existence, puis un prédicat négative
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 139
positif : i° il existe, 2° un moteur non-mû, et qui meut; une
cause non-causée, et qui cause etc. La deuxième série
d'éléments se rapporte au « quomodo sit », mais elle tire
sa valeur de sa connexion avec 1' « an sit ». Si nous prouvons
que l'affirmation fondamentale de 1' « existence » d'un moteur
d'une Cause, d'un Nécessaire, d'un Intelligible, d'une Fin,
ne nous fait pas sombrer dans l'équivoque, alors nous avons
trouvé le point d'appui solide, indispensable à toutes nos
spéculations sur Dieu : de cette existence connue, nous dé
duirons, par identité, toutes les affirmations dont l'ensemble
constituera la théodicée.
Voici comment nous parvenons à cette existence fonda
mentale. Je vois cet être concret; je le connais directement,
par intuition intellectuelle. Jusqu'ici, j'ai les pieds sur la
terre ferme. Mais cet être concret, je veux non seulement le
voir, mais le comprendre. Inutile de faire intervenir des
concepts dérivés, et de me livrer à toute espèce de consi
dérations sur l'analogie de l'être : (analogie implique une
pluralité de réalisations d'une commune perfection, et ici
point de pluralité), — car je néglige tout le réel, pour consi
dérer uniquement cet être très concret, qui se présente à mon
esprit, et que je veux comprendre. Or la première chose
qui frappe mon intelligence, c'est que cet être « est »; affir
mation tautologique d'apparence, parce que primordiale. Je
fais une pause pour remarquer que je m'appuie toujours sur
quelque chose de très concret, de très ferme. Cet être existe,
donc, il est réalisé. Mais je m'aperçois immédiatement que ce
prédicat est comme accidentel à l'essence (i) de l'être parti
culier que je considère, car celui-ci a son existence mais ne
l'est point; s'il était son existence, il serait la plénitude de
l'être, il serait illimité, et je vois bien que cet être-ci, placé
sous le regard de mon esprit, est de tous points limité.
— Rien encore que des constatations banales, très concrètes.
Poursuivant mon investigation, je me demande : cette
existence, où trouve-t-elle sa raison suffisante? pas dans
l'essence à laquelle elle advient, sinon cet être serait cause de
sa propre existence; donc, elle se trouve en dehors de l'essence
(/* P., q. 3, a. 4), ce qui veut dire que cet être ne se suffit
pas, qu'il en appelle un autre; mais cet « autre », s'il ne se
(i) Accident logique, cela s'entend.
140 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

suffit pas non plus, en appellera un autre encore. Bref, l'être


très concret, que j'examine en ce moment, n'a pas de sens
intelligible si, en dernière analyse, il ne dépend pas d'un
« Autre » qui existe par soi. Or je ne puis nier l'existence de cet
être particulier, donc, je ne puis nier l'existence de l'Autre. Et
maintenant j'interroge le symboliste ; où est l'hiatus, où est
l'équivoque ? — Elle réside en ceci, dira-t-il, que le mot
existence n'a pas du tout le même sens dans vos prémisses et
dans votre conclusion. L'existence de l'Autre est un (x), car
elle est hétérogène, elle est d'une nature tout autre que celle
de la réalité concrète par vous considérée. A quoi nous
répondrons de nouveau : il ne s'agit pas ici de nature , mais
d'existence. Peu m'importe comment l'Autre existe, que ce
soit formellement, virtuellement, métaphoriquement, pourvu
qu'il existe (1); et cela vous ne le pouvez nier, car il est
impossible que cette existence soit une inconnue pure : si, en
effet, lorsque vous posez l'existence de l'Autre, vous ne faites
que jouer sur les mots, alors à cet instant précis s'évanouit
l'objet même de votre recherche : cet être, qui pourtant est là
devant vous, que vous expérimentez, que vous tâchez
d'analyser et de comprendre. Si vous refusez à cet Autre,
l'être, direz-vous donc qu'il est le non-être? Ni être, ni
non-être alors ? Mais ne voyez-vous pas que ce sont là des
mots, et que, si vous voulez leur donner un sens, vous êtes
obligé de revenir à l'être ? M. Balthasar a fort heureusement
exprimé ces insolubles antinomies : «Maïmonide ne peut rien
dire de plus que ceci : je ne puis pas ne pas penser un être au
delà de ceux que je vois. De cela il ne peut ni fournir la raison
d'être, ni dire pourquoi il doit s'arrêter à l'être qu'il appelle
Dieu, et ne pas, à son propos aussi, exiger qu'il soit par un
être autrement être que lui-même; si Dieu est cause de la
bonté, et qu'Il soit, tout en étant être, tout à fait
autre que nous, pourquoi donc doit-il y avoir un
dernier être ? Pourquoi ne pas remonter sans fin sans s'arrêter
jamais ? Pourquoi même ne pas sortir de l'être ? Sur quoi
repose cette nécessité d'un Premier Etre en dehors de la
multitude, fut-elle infinie, des êtres finis » (2) ?
(1) Autre chose est connaître une réalité dans sa nature propre autre chose la
connaître comme ayant une nature propre.
(2) L'abstraction et l'analogie de l'être (Miscel. Tomista, Barcelona 1924, p. 214) —
On sait que Maïmonide en est arrivé à dire que la proposition Dieu existe, signifie :
« sa non-existence est inadmissible », mais non pas : « il existe formellement > (Guide
Ich. 58, p. 247).
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 141
Tout se ramène ainsi à une réduction à l'impossible: dans
une doctrine de l'équivocité les « quinque viae » se perdent
dans les sables, sans aboutir; point de raison de s'arrêter; il
n'y a plus de Premier Etre; mais alors cet être concret, que
j'ai là sous mes yeux, s'évanouit instantanément. Et pourtant
il existe! L'inintelligibilité est posée à la base même du
réel (i).
Pour calmer vos frayeurs, admettez, si vous voulez, que
cette Existence soit celle de l'Ame du ciel (CAJET., In 7am, q.
2, a. 3) — plus d'hétérogénéité pure alors! — ou même
l'existence d'un (x) quelconque. Encore un coup, peu importe
pour le moment, pourvu que vous m'accordiez que, non
seulement dans notre esprit, mais dans la nature des choses,
il y a vraiment un X qui existe par soi. En effet, une fois posée
cette existence réelle, j'aurai tôt fait d'arracher son secret à
cet X et d'en déterminer la signification.
On le voit, point de saut dans l'inconnu, puisque je ne
réclame que cela seulement, sans quoi cette réalité, dont je
constate l'existence actuelle, ne serait pas; point de cercle
vicieux parce que toutes les analogies dérivées reposent
sur une affirmation initiale, où l'analogie n'intervient pas
explicitement et qui m'est commandée par les propres lois
de l'être.
Il y a davantage. On peut fort bien admettre que le
quatrième terme de notre proportion fondamentale est déjà
analogique, et que l'analogie est déjà explicitement présente
dans les preuves de Dieu, sans tomber pour autant dans un
cercle vicieux, ou faire un saut dans l'inconnu. On oublie trop,
en effet, que la difficulté n'est pas spéciale au traité de Dieu.
Dès l'instant que vous faites de la métaphysique, vous êtes
en pleine analogie; pourquoi celle-ci cesserait-elle de valoir
lorsqu'il s'agit de Dieu ? Serait-ce à cause de la nature
unique de l'être premier ? En vérité, cette crainte n'est point
fondée. Faisons un instant table rase des « quinque viae »,
supposons que nous n'ayons pas encore prouvé l'existence des
cinq prédicats fondamentaux. Je puis néanmoins, pour la
simple satisfaction de mon intelligence, montrer « a priori » que
(i) / C. G., c. 33 : « In his quae sunt a casu aequivoca nullus ordo aut respectas
attenditur unius ad alterum... Sic autem non est de nominibus quae dicuntur de Deo
et de creaturis. Consideratur enim in huiusmodi nominum communitate, ordo causae
et causati.. . »
142 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

certaines de mes idées ont une valeur extra-prédicamentale,


et par conséquent qu'il n'y a nulle contradiction à ce
qu'elles s'appliquent à un être suprême, si, par hasard, il
en existe un. Pour avoir une idée analogique de Dieu,
point n'est besoin de savoir s'il existe. Il suffit de deux
démarches assez simples :
1° je vois un être quelconque, et je le vois en métaphysicien,
c'est-à-dire que j'y découvre :
une perfection + une limite.
2° je nie cette limite, et j'obtiens une perfection absolue
qui ne répugnera pas à se réaliser formellement dans
l'Infini (1).
Du même coup, je constate que je suis en possession d'une
idée analogique, puisque du fait que j'affirme ou que je nie
le prédicat (limite) du sujet (perfection), je me trouve en
présence de manières d'être fondamentalement diverses,
quoique proportionnelles.
C'est l'évidence même que je puis faire subir un traite
ment semblable à toutes les notions premières; j'obtiendrai
ainsi une série de concepts pouvant prétendre exprimer, sans
contradiction manifeste, une réalité extra-prédicamentale.
Ceci, notons-le derechef, avant une preuve quelconque de
Dieu.
Que si maintenant j'abandonne le monde de la pensée
pour analyser les exigences de l'être concret, et si je constate
que celui-ci réclame précisément, et de toute nécessité, une
réalisation « a parte rei » de mes idées transcendantes et
analogiques, au nom de quel principe me refuserait-on
d'affirmer que la raison d'être universelle (x) existe, qu'elle
est cause, vraie, bonne, etc. ? Où est le cercle vicieux,
l'hiatus, où est l'incohérence radicale dont nous menaçait
Le Roy, puisque apriori, avant tout essai de théodicée, j'aurai
montré que ces idées ont une valeur transcendante et analo
gique ? Vraiment cette dialectique semble irréfragable, et l'on
ne voit pas comment résister à la force des arguments qu'elle
avance (2).
Le P. Descoqs et la proportionnalité. — Le P. Descoqs,

(1) Cela se prouve par tout ce que nous avons dit de la « via remotionis » et ce que
nous dirons de la « via eminentiae. »
(2) Cf. GARRIGOU-LAGRANGE, Dieu, n° 29 (pp. 198 ss.).
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 143
on le sait, a la phobie de Cajetan et des « cajétanistes ».
Pourquoi lui en faire un reproche ? J'ai bien connu un
thomiste célèbre qui avait la phobie de Suarez et des
suaréziens (1) ! Donc, pour le R. P., le cardinal de
Gaëte, loin d'être le grand interprète de saint Thomas,
— comme le croyait Léon XIII, et quelques autres avec
lui, — en est le grand corrupteur : avec un zèle pieux,
l'ardent professeur relève, une à une, ces déformations
multiples. En notre matière, le grand méfait de Cajetan
serait l'invention de la proportionnalité. « L'analogie de
proportionnalité ne commencera d'encombrer la scolas-
tique qu'avec Cajetan et son De Nominum Analogia ; or,
comme nous l'avons relevé plus haut, Cajetan ne faisait pas
mystère que sa théorie était une nouveauté » (2). Et contre
cette « innovation » le R. P. se dresse avec véhémence
(cf. Arch. Phil., IV, c. 4, p. 175). Impossible de songer à
répondre à toutes les critiques du P. Descoqs, auteur d'une
abondance toute suarézienne.Unmotsur les deux principales.

1° La proportionnalité est-elle fictive ? — Notre auteur


l'affirme sans ambages : l'analogie de proportionnalité
entre Dieu et la créature est, au titre de la proportionnalité,
absolument fictive ou nulle. Pourquoi ? parce qu'une simi
litude de rapports exige une pluralité de rapports; or, l'un
de ceux-ci, dans le cas présent, n'est pas du tout un rapport,
mais une identité. « La relation de Dieu à son être est
purement verbale : loin d'opposer deux termes elle doit
être réduite à l'identité pure, absolue, formelle... D'où
cette conséquence obligée : dans la proportion classique

(1) Ce qui n'est pas moins inexcusable, c'est le manque absolu de sérénité du R. P.
J'en appelle aux lecteurs des « Institutiones », de « Thomisme et Suarézisme », de « Tho-
nâstru et Scolastique ». Quiconque n'a pas l'heur de partager l'avis de D. « se paie de
mots, accumule les non-sens et les absurdités manifestes, se rit du public », etc, etc.
Cet étrange état d'esprit rend toute discussion non seulement pénible, mais impossible.
Un confrère et un collègue du P. Descoqs, le P. A. BRÉMOND, a écrit cette belle
parole : «Dans la définition et la défense du vrai, la force la plus grande est la sérénité »
(Arch. PM1., IV, c. 4, p. 309).
(2) DESCOQS, Inst. Met. gen., p. 277. Le R. P. fait allusion au passage bien connu du
De Nom. An., c. 5, p. 256 : « Blasphemare fere videtur qui metaphysicales terminos
analagos dicens secundum proportionalitatem communes exponit ». En réalité Cajetan
ne prétendait aucunement innover, mais restituer la théorie aristotélico-thomiste
méconnue de son temps par les nominal istes et les partisans de l'univocité, qui
n'admettaient d'autre analogie que celle d'inégalité; Cajetan le dit expressément au
début de son traité. II ne veut pas innover mais restaurer.
144 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

s-Si = SrïS ' le Premier Apport étant nul, la propor


tion elle-même sera purement logique, sans aucun fondement,
purement fictive » (Instit., p. 270).

Première réponse. Puisqu'on en appelle sans cesse de


Cajetan à saint Thomas, disons que saint Thomas, le plus
authentique saint Thomas, ne croit certes pas que la propor
tionnalité théologique soit purement fictive, dépourvue de
tout fondement. S'il en était autrement,pourquoi en ferait-il
un usage constant ? Dans tous ses raisonnements sur Dieu,
la proportionnalité est latente; mais les textes explicites
ne manquent pas. Au hasard, je prends trois fiches : De Ver.,
q. 23, a. 7, ad 9 : « ...Finitum et infinitum, quamvis non
possint esse proportionata, possunt tamen esse proportio-
nabilia : quia sicut infinitum est aequale infinito, ita finitum
finito; et per hune modum est similitude inter creaturam et
Deum, quia sicut se habet ad ea quae ei competunt, ita
creatura ad sua propria ». 7a P., q. 14, a. 3, ad 2 : « Cum
dicitur : Deus finitus est sibi, intelligendum est secundum
quamdam similitudinem proportionis, quia sic se habet in
non excedendo intellectum suum sicut se habet aliquid
finitum in non excedendo intellectum finitum ». IV Sent.,
d. 49, q. 2, a. i,ad2 :« Quae est proportio cognitionis nostrae
ad entia creata, ea est proportio cognitionis divinae ad suam
essentiam ». On pourrait facilement trouver d'autres textes.

Deuxième réponse. « Une simple distinction de raison


suffit à fonder un rapport. Ainsi Dieu est son être par
absolue identité. Il y a cependant analogie de proportion
nalité entre Dieu et les êtres réellement composés d'essence
et d'existence » (BALTHASAR, L'être et les principes méta
physiques, p. 88, n. 2). Le P. Remer exprime cette vérité
avec son habituelle rigueur : « Obj. Ad analogiam propor-
tionalitatis requiruntur quatuor termini; atqui saltem in
Deo essentia est idem ac esse; ergo. Resp. Satis est ut
termini ratione distinguantur; sic enim unicuique termino
aliquid a parte rei verissime respondet » (Summa P, p. 224;
cf. BITTREMIEUX, op. cit., p. 14, 16). Comment le P. Descoqs
peut-il écrire : « sans aucun fondement » ?
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 145
Troisième réponse. Pourquoi cette indifférence de la
proportionnalité à la distinction ou à l'identité réelle de ses
termes ? Parce que, ce qui importe ici, c'est la similitude des
rapports, quels qu'ils soient par ailleurs; or, le rapport
existence est ce^lu ^e correspondance, de coadaptation
parfaites; il est clair du reste que, selon le degré de l'essence,
autre sera son actualité. Nous aurons une variation propor
tionnelle, mais toujours la convenance parfaite subsistera
diverse et semblable. En posant ce rapport successivement
en Dieu et dans le créé, nous voulons dire simplement ceci :
la commensuration que nous constatons entre l'essence
et l'existence de la créature, se retrouvent en Dieu, « modo
suo ». Sans doute, l'être divin étant illimité et l'être créé,
au contraire, étant limité, il s'ensuivra que dans un cas
cette coadaptation exigera l'identité absolue, « a parte
rei », dans le second, elle entraînera la distinction réelle.
Mais cette dissimilitude de réalisations, qui précisément
détruit l'univocité, n'empêche aucunement la similitude
des rapports de coadaptation parfaite. Par conséquent la
proportionnalité comme telle subsiste, que ses quatre termes
soient réellement distincts ou non. De ceci elle fait abstrac
tion. Et saint Thomas indique bien que la parfaite identité
(a parte rei) de deux des termes, jointe à l'opposition réelle
des deux autres, n'empêche pas d'établir une proportion :
« Deus alio modo se habet (voici le rapport) ad esse quam
aliqua alia creatura, nam ipse est (voici l'identité) suum
esse, quod nulli (voici l'opposition) alii creaturae competit »
(De Pot., q. 7, a. 7).

2° La proportionnalité est-elle première ? — « Les disciples


de Cajetan ont accoutumé, au moins de nos jours, de présen
ter l'analogie de proportionnalité comme l'analogie fonda
mentale de l'être. Nous croyons tout au contraire que, si
l'analogie de proportionnalité ne s'appuie pas elle-même
à l'analogie de simple similitude, propre à l'ens commun...
elle demeurera purement verbale ou fictive, en tant qu'ana
logie, et donc, nous semble-t-il, elle sera impuissante
à nous faire connaître quoi que ce soit de Dieu, et à éviter
l'agnosticisme radical en théodicée... Du point de vue qui
nous occupe, il faudra donc dire que la proportionnalité n'a

Analogie. 10
146 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

plus aucun intérêt métaphysique, et que seule importe


l'analogie de similitude (1) ».
La pensée du P. Descoqs étant parfois embarrassée,
(ou, si l'on préfère, ma perspicacité étant déficiente), je ne
sais si je suis parvenu à saisir exactement ce que le R. P.
veut dire, en particulier ce qu'il entend par analogie de
simple similitude; je lui répondrai donc pour autant que je
l'ai compris.
A un certain point de vue, il est parfaitement juste de
dire que la proportionnalité n'est pas première, car elle
présuppose la causalité qui nous livre le troisième terme
de toutes nos proportions. Sans l'analogie d'attribution
qui établit l'existence d'une source, il est clair que la propor
tionnalité n'aurait aucun appui réel, nous resterions can
tonnés dans les possibles et les propositions conditionnelles.
Est-ce à dire qu'une telle réponse « équivaut à mettre hors
de service toute proportionnalité »? (DESCOQS, op. cit.,
p. 275). En aucune manière. Cela équivaut simplement à
mettre la proportionnalité à sa vraie place, qui est centrale.
Comme l'accorde notre adversaire (p. 249), la causalité
démontre l'existence d'un X. Mais quelle en est la nature?
C'est ici le domaine propre (2) de la proportionnalité.
Comment le R. P. peut-il affirmer qu'elle n'est d'aucune
utilité contre l'agnosticisme ? Tout au contraire, sans elle
on ne sort pas de l'agnosticisme, et si Maïmonide ou d'autres
n'en sont pas sortis, c'est précisément parce qu'ils n'ont
pas admis, au fond, l'analogie de proportionnalité; car
l'admettre, c'est accorder du même coup que des perfections
peuvent être assez souples pour exister selon des manières
essentiellement diverses, — donc se réaliser à l'Infini — : et
que, par suite, on peut avoir une idée positive de Dieu.
Toute seule, la proportionnalité ne dépasse pas cette
possibilité, elle lui ajoute simplement une conditionnelle ;
si un être premier existe, il sera par identité, intelligent,
bon etc., par le fait du rapport qui existe entre l'être et les
perfections pures. Nous ne quittons pas pour autant l'ordre
logique; le rôle de la causalité sera de nous transporter dans

(1) DESCOQS, op cit.., p. 271 ss; dans le même sens : B. ROMEYER, Arch. phil.,
II, cah. 2, p. 211.
(2) Elle était déjà latente dans la « via causalitatis > (analogie mixte); ici elle est
seule compétente.
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 147
le réel et de nous dire que, de fait, l'Etre premier existe.
Une fois le pont jeté — et il serait impossible de le jeter
si nos idées n'étaient pas attribuables à Dieu — alors notre
proportionnalité entre en ligne, selon le schème bien connu :
a x
b~D
Nous maintiendrons donc que la proportionnalité est
première, fondamentale, aux deux sens suivants :
1° dans le créé, les notions d'être, de cause, etc., se réa
lisent selon des modes divers et proportionnels.
2° en théodicée, seule la proportionnalité nous permet
d'écrire le traité des Attributs essentiels.
Le P. Descoqs nous confie (p. 277) que malgré tous ses
efforts il n'a pas réussi à découvrir cette doctrine chez
saint Thomas. Qu'il prenne de meilleures lunettes, ou plus
simplement, qu'il lise un traité « de l'analogie », où les
citations du Maître abondent, — celui du P. Ramirez par
exemple. Lui-même pourtant a découvert la proportionna
lité dans De Ver., q. 2, a. n (ce n'est donc pas avec Cajetan
qu'elle a commencé d'encombrer la scolastique!); et puisque
dans ce passage il n'a rien vu, malgré tout, « qui ressemblât
de loin à cette possession de l'esse que nous suggère le
schème : « Dieu est à son esse, comme » etc., — voici pour le
satisfaire : « Diversa habitudo ad esse impedit univocam
praedicationem entis; Deus autem alio modo se habet ad
esse quam aliqua alia creatura » (De Pot., q. 7, a. 7). Si ce
n'est point là la proportionnalité dans l'être, je n'entends
plus le sens des mots.

2°. — Via eminentiae.


Comment argumenter ? — Toujours, jusqu'ici, nous
faisions appel aux « lois de l'être ». Mais, dira-t-on,
votre raisonnement est caduc, puisque ces soi-disant lois
sont rangées par les symbolistes modernes (cf. GARRIGOU-
LAGRANGE, Dieu, pp. 83 ss.), parmi les idoles baconiennes;
pourtant une controverse, pour ne point être stérile, doit
partir d'un principe admis par tous les adversaires : « Quae-
dam disputatio, dit saint Thomas, ordinatur ad removendum
dubitationem an ita sit, et in tali disputatione theologica
maxime utendum est auctoritatibus quas recipiunt illi
148 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

cum quibus disputatur... si autem nullam auctoritatem


recipiunt, oportet ad eos convincendos, ad rationes natu-
rales confugere » (Quod., 4, a. 18; Div. Nom., c. 2, 1. i).
Dans le cas présent, c'est justement sur ces « rationes natu-
rales » que porte le désaccord; force nous sera donc de faire
appel à des arguments théologiques. Quelle que soit son
opinion sur l'inspiration biblique et l'infaillibilité de l'Eglise,
le théologien symboliste admet que l'Ecriture et les décisions
conciliaires doivent, au moins jusqu'à un certain point,
être considérées comme des normes de foi. Toute la discus
sion roule sur le sens et la portée de ces témoignages doctri
naux. Nous pouvons donc accepter, comme point de départ
commun, l'autorité des Ecritures. Ainsi, cette même exis
tence que tout à l'heure les lois de l'être postulaient, mainte
nant, la foi l'atteint, et, avec l'existence, une foule d'autres
attributs que nous décrit la Bible. Le débat s'établit ainsi
au sujet de la signification qu'il faut attribuer à ces données
scripturaires.
Nous concédons aux symbolistes que certaines affirma
tions des saints livres doivent s'interpréter métaphorique
ment ou négativement, car, en les prenant à la lettre, on con
tredit d'autres doctrines révélées, par exemple la simplicité
divine, et qui sont fondamentales : « non enim cum Scrip-
tura nominat Dei brachium est litteralis sensus quod in
Deo sit membrum hujusmodi corporale; sed id quod in
Deo per hoc membrum significatur, scilicet virtus operativa »
(P P., q. i, a. 10, ad 3).
Ce que nous disons de certains noms divins, les symbo
listes retendent à tous, sans exception, de sorte que nous
avons pu naguère condenser leur argumentation dans ce
syllogisme : II faut écarter de Dieu tout ce qui y introduirait
la contradiction. Or c'est le cas des attributs essentiels.
Donc... La majeure ne souffre pas discussion; la mineure,
Maïmonide la prouvait en montrant que les attributs
multipliaient l'être divin; Kant, Hamilton, Mansel, Spencer
et une foule d'autres nous opposent la longue série des
antinomies; les modernistes montrent d'un doigt complaisant
les difficultés contre lesquelles se débat la scolastique. Bref,
depuis le rabbin espagnol, l'attaque n'a guère renouvelé sa
tactique, et c'est pourquoi la réponse de Thomas d'Aquin
garde sa valeur entière.
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 149
Contre « Rabbi Moyses ». — Si nous nous remettons
devant l'esprit les arguments de Maïmonide, nous verrons
qu'en eux tous, se manifeste une double déficience
fondamentale : le manque de distinction entre perfections
« pures » et perfections « mixtes »; la méconnaissance
de la suréminence divine où la distinction virtuelle,
tout en équivalant à la distinction réelle dans le créé, ne
rompt pas l'unité de l'Etre. L'une et l'autre proviennent
en dernier ressort de l'oubli de la méthode d'analogie.
En ce qui concerne le premier point, Maïmonide argu
mente déjà comme Mansel, Le Roy et tant d'autres. Cantonné
dans l'univoque, il ne conçoit point qu'une perfection
puisse exister selon des modes essentiellement divers, tout
en restant proportionnellement la même; pour lui donc, la
limite est indissolublement liée à tout ce que nous pouvons
connaître; impossible de distinguer entre le « modus signi-
ficendi » et la « res significata ». Si nous voulons quitter
la négation pour l'affirmation, l'attribut n'aura d'autre con
tenu positif que celui de « cause ». Dieu sera donc dit cause
de sagesse, de vie, de justice, mais jamais formellement
sage, vivant, juste (Guide, I, ch. 56, p. 229; ch. 59, p. 251,
ch. 60, p. 261). A cette argumentation il est facile de répondre
qu'elle suppose une analyse métaphysique trop courte,
concevant univoquement toutes les perfections, au lieu d'en
sérier les différentes classes. Dans la section précédente,
il est apparu que si certains concepts se montrent rebelles
à une épuration abstractive — et pour ceux-là la théorie
maïmonidienne vaut — il en est d'autres qui se lais
sent fort bien traiter ainsi, et dépouiller de leur gangue
créée.
Lorsque je dis d'un être : c'est un corps, le concept
même de corporéité enclôt en soi une essentielle limite;
au contraire si je dis qu'il est vrai, bon, cause, etc., le
contenu formel de ces concepts n'implique plus aucune
limite. Il est vrai que cet être particulier participe à ces
perfections selon un mode limité; mais ici il ne s'agit pas de
mode, il s'agit de contenu formel; or celui-ci ne détermine
pas la mesure selon laquelle il se réalise. La notion de vérité,
de bonté, de cause etc., ne nous dit explicitement rien sur
les diverses manières d'être vrai, bon, cause : n'enveloppant
aucun mode incréé, ni créé, elle peut s'appliquer à tout,
150 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

et c'est pourquoi nous la pouvons attribuer positivement


à Dieu, sans anthropomorphisme.
Quant au second point, toujours Maïmonide revient à
cette idée que l'on hypostasie nos idées, pour morceler la
divinité; il répète à satiété que les attributs essentiels sont
des accidents qui affectent la substance divine; ils s'ajoutent
à elle du dehors, et Dieu devient alors un composé. D'où deux
conséquences ruineuses : 1° multiplicité = matérialité =
corporéité; donc Dieu est corps; 2° multiplicité = pluralité
de réalités = plusieurs dieux, ce qui constitue la destruction
de la religion judaïque, spiritualiste et monothéiste. Par
conséquent il ne faut poser en Dieu aucune distinction (1).
La réponse est facile : « concedo totum, sed nego suppo-
situm »! Les déductions de Maïmonide sont d'une rigueur
aristotélicienne, mais elles ne sont pas pertinentes, car leur
point de départ est faux : Maïmonide répète perpétuellement
qu'il est de l'essence d'un attribut de se distinguer réellement
de la substance (2). Appliquant cette doctrine univoquement
à Dieu, il conclut, à bon droit, que les perfections essentielles
morcellent la divinité. Or saint Thomas a jugé très sévèrement
une pareille théorie des noms divins, toute pétrie d'anthropo
morphisme : « Quidam suo intellectu modum creatae scien-
tiae transcendere non valentes, crediderunt quod scientia
sit in Deo quasi aliqua dispositio addita essentiae ejus, sicut
et in nobis est; quod est omnino erroneum et absurdum;
hoc enim posito, Deus summe simplex non esset; esset enim
in eo compositio substantiae et accidentis; nec iterum Deus
esset suum esse... et sic non esset Deus » (3). Bien plus,
l'Eglise elle-même proscrit une semblable aberration (4).
C'est vraiment une ironie du sort que Maïmonide, si parti
culièrement soucieux d'éviter jusqu'à la moindre apparence
d'anthropomorphisme, ait fait une chute aussi lourde, et à
propos d'une question de cette importance. Concevant sur

(1) Maître ECKART professa une doctrine analogue. DENZINGER, nn. 523 ss.
(2) Guide, I, ch. 51, p. 138; ch. 52, p. 190 et passim : II a pour excuse l'incapacité
de ses adversaires. De son temps le dogmatisme théologique se formulait ainsi : il y a
en Dieu des attributs essentiels, réellement existants et, par suite, réellement distincts
de l'essence à laquelle ils s'ajoutent comme des accidents. Cf. ÂVERROES, XII Met.,
corn. 39.
(3) De Ver.,q. 2, a. 1;cf./C. G., c. 23, in fine;/ Sent., d. 35, q. a. 1,ad2; De Pot.,
q. 3, a. 15, ad 20.
(4) DENZINGER, n. 389.
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 151
le même mode attribut divin et attribut créé (1), n'arrivant
pas à saisir que la proportionnalité subsiste même à une dis
tance infinie, — même à travers des réalisations essentielle
ment diverses, il ne peut admettre un attribut formel qui soit
identique à la substance divine, et si un instant il admet
l'hypothèse, c'est pour s'en débarasser comme d'une tauto
logie : « quand l'attribut est l'essence même du sujet, dit-il,
il n'est autre chose qu'unetautologie»(GwîWe,I,ch.51,p.183).
Nouvelle confusion. De ce que les perfections s'identifient
nettement, « quoad se », avec la substance divine, et que nous
les affirmions comme telles, il ne s'ensuit point que, pour
nous, ces concepts aient tous la même signification et soient
tautologiques (2) : « Synonymeitas, écrit Cajetan, non
attenditur penes identitatem rationis formalis rei secundum
se, sed penes identitatem conceptus formalis seu mentalis...
Unde cum veritas et bonitas Dei habeant diversos conceptus
in nobis, non sunt synonyma » (In « De ente et essentia »,
q. XIH, ed. de Maria, p. 180).

« Quod plura nomina dicta de Deo non sunt syno


nyma » (3). — La synonymie comporterait une simple
différence dans les mots employés, leur signification restant
la même. Or il est évident que nous ne désignons point la
science de Dieu lorsque nous disons qu'il est bon; notre
but alors est d'affirmer que, ce que nous appelons bonté
dans le créé, préexiste en Dieu d'une manière suréminente
(/a P., q. 13, a. 2; / C. G., c. 35, etc.). Ainsi chacune
de nos affirmations entend bien garder son sens propre,
spécifique. Est-ce à dire que nous émiettions Dieu ? En
aucune manière; l'anthropomorphisme n'est que dans le
mode d'expression. Concevoir à part n'est pas poser comme
existant à part. Le perpétuel sophisme du symboliste provient
d'une confusion entre la manière de concevoir et la chose
conçue; il oublie l'excellence de la voie de rémotion, et,

(1) /« P., q. 13, «. 5 : « Cum hoc nomen sapiens dicitur de homine significat
aliquam perfectionem distinctam ab essentia hominis... sed cum hoc nomen de Deo
ciicimus non intendimus significare aliquid distinctum ab essentia vel potentia, vel esse
ipsius. >
(2) Dans la théorie maïmonidienne toute science vraiment analytique devient
impossible, puisque dans ce genre de science la mineure du raisonnement est toujours
• essentielle ».
(3) / C. G., c. 35.
152 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

de l'inadéquation de nos idées, il conclut qu'elles sont


illusoires. Avicenne et Maïmonide, dit saint Thomas, consi
dérèrent les réalités créées (1) d'où dérivent les noms des
perfections divines; ainsi le mot science par exemple désigne
une qualité, et le mot essence, une entité qui ne subsiste
pas; or tout cela étant éloigné de Dieu, ces deux penseurs
en conclurent que Dieu est un être sans essence, et que
la science n'existe point formellement en lui (/ Sent., d. 2,
q. 1, a. 3, q. 3). Nous, au contraire, nous prenons des concepts
analogiques — qui de soi font abstraction de leur réalisation
effective dans le créé — pour ne désigner qu'une pure
perfection. Ce n'est donc pas la science, accident qualitatif,
mais la science comme telle que nous attribuons proportionnel
lement à Dieu, et pour déterminer le sens de ce « comme
telle », et de ce «proportionnellement», nous devons éliminer
le mode selon lequel la science existe en nous. Grâce à
cette épuration, voici que se détachent de l'attribut divin
les multiples éléments qui causent cette multiplicité et
ces imperfections dont, — autant que les symbolistes, —
nous avons horreur. Le Verbe seul représente adéquatement
— identiquement si l'on peut ainsi parler — l'essence divine,
nos verbes à nous ne sont que des images déficientes et
pâles, que nous devons mettre côte à côte — comme autant
de vues fragmentaires — afin de nous former une conception
générale de Dieu (/ Sent., d. 2, q. 1, a. 3). Il y a donc toujours
dans nos spéculations un certain anthropomorphisme —
puisque notre travail ressemble à celui du mosaïste —
mais un anthropomorphisme inoffensif, parce que nous
nous gardons bien d'imposer à la réalité conçue — Dieu
— notre mode divisé et imparfait de concevoir (2); n'est
dangereux que l'anthropomorphisme voulu ou inconscient.
Et qu'on ne dise pas que notre mode de penser la divinité,
parce qu'artificiel, est stérile et inutile. Ce serait retomber
dans la même confusion. En vérité chaque concept nou
veau nous révèle un aspect différent de la même réalité
simple, parce qu'à chacune d'entre eux correspond (3) un
(1) Et voilà l'anthropomorphisme latent.
(2) . Quamvis intelligat (intellectus noster) ipsum (Deum) sub diversis concep-
tionibus, cognoscit tamen quod omnibus suis conceptionibus respondet una et eadem
res simples » /« P., q. 13, a. 12.
(3 ) « Rationes plures horum nominum non sunt cassae neque vanae quia omnibus res
pondet unum quid simplex per omnia huiusmodi multipliciter et imperfecte reprae-
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 153
fondement justificatif (i); comme qui dirait un aspect
spécial de l'essence divine. D'une série de photographies
d'un même objet — chacune prise sous un angle particu
lier — on ne conclurait nullement à la multiplicité de
l'objet. Cependant les photographies ne seraient ni inutiles
ni équivalentes. « Essentia divina unicuique (conceptionum
nostrarum) respondet sicut res suae imagini imperfectse ».
On le voit, la cause de la diversité et de la pluralité
de nos concepts de Dieu, c'est la faiblesse de notre intelli
gence qui ne peut fixer l'Essence suprême; elle n'en aperçoit
que le reflet dans les créatures, comme dans un miroir brisé
« quasi in speculo résultantes ». (De Pot., q. 7, a. 6). Puisque
un seul être ne pouvait représenter suffisamment la suré-
minente déité (2), il a fallu en créer à foison, afin que ce
qui manque à l'une, l'autre le supplée (3). Dans leur ensemble
elles forment bien un immense miroir dont chaque partie
reflète l'Exemplaire sous un angle divers (De Ver., q. 10,
a. il, ad 12). Quant à nous, force nous est de mendier nos
idées auprès de ces images émiettées et lointaines; c'est
pourquoi chacun de nos concepts nous livre une vue diffé
rente sur la très simple Essence (4); mais nous prenons
bien soin de ne pas réaliser nos idées telles quelles, dans

sentatum « f» P., q. 13, a. 4, ad 2. Cette doctrine de la «correspondance», sa'nt Thomas


y revient constamment. 7 Sent., d. 2, q. i, a. 3, q. 4; d. 22, q. i, a. 3; d. 30, q. i, a. 3,
ad i; d. 31, q. i,a. i,ad a; d. 33, a. i, ad 3; d. 34, q. i, a. i, ad 3; (cf. d. 27, q. i,
a. i, ad 6; d. 28, q. 2, a. 3, ad 2). De Pot., q. i, a. i, ad 12; q. 7, a. 6; /« P., q. 13,
a. 4; / C. G., c. 36, etc.
(1) 7" P., q. 13, a. 4, ad 2; / Sent., d. 30, q. i, a. 3, ad i; De Pot., q. 7, a. 6,
ad 4. Cf. la doctrine de CAJETAN (In 777am, q. 3, a. 3) sur la double forme
d'abstraction « ex parte intellectus, ex parte rei ». — De Pot., q. 7 a. 6 : « Omnes
rationes nostrae sunt quidem in intellectu nostro sicut in subjecto, sed in Deo sicut in
radice verificante bas conceptiones. »ISent., d. 22, q. i,a, 3 :«...estin Deo verificare
distinctionem rationum quae realiter et vere in ipso sunt, sicut ratio sapientiae et
bonitatis et huiusmodis; quae quidem sunt unum re et differunt ratione quae salvatur
in proprietate et veritate, ita prout dicimus Deum vere esse sapientem et bonum et
non tantum in intellectu ratiocinantis, et inde veniunt diversa nomina attributorum
quae quamvis significent unam rem, non tamen significant unnm, secundum unam
rationem, et ideo non sunt synonyma. » IV C. G., c. 1 1 : » Deus est sua sapientia et
suum esse, et quamvis haec in Deo unum sint, verissime tamen in Deo est quidquid
pertinet ad rationem subsistentiae vel essentiae vel ipsius esse, etc. *. Cf. De Pot., q. 7,
a. 2, ad 3-4; Ilin-i. Trin., q. i, a. 4, ad i.
(2) Puisqu'elle est l'effet, de tous points inadéquat, d'une cause analogique;
J" P., q. 12, a. 12; 7 C. G., c. 31; Boet. Trin., q. i, a. 2; De Pot., q. 7, a. i, ad 3.
7 Sent., d. 2, q. i, a. 2, etc.
(3) 7» P., q. 47, a. i; cf. De Pot., q. 3, a. 16, ad 12, etc. Cf. BOUTROUX, Science et
relig., p. 392 : « Le seul moyen pour le fini d'imiter l'infini, c'est de se diversifier à
l'infini. >
(4) 7 Sent., d. 22, q. i, a. 3. Cf. 7 C. G., c. 31.
154 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

l'Absolu, ce qui serait le diviser, le morceler; autant que


nous le pouvons, nous reconstituons, avec ces pièces et
morceaux, l'unité primitive que brisa l'émanation de l'être;
« sic igitur perfectiones qua? in inferioribus rebus secundum
diversitatem rerum multiplicantur, oportet quod in ipso
rerum vertice, scilicet Deo, uniantur » (Comp. Theol., c. 22).

Suréminence et simplicité. — Le symboliste se montre


médiocrement touché par de si bonnes raisons, et de
nouveau cherche à nous attirer dans un piège. Ou bien,
dit-il, il y a en Dieu quelque chose qui correspond à la
multiplicité de vos idées, ou bien il n'y a rien; dans ce
dernier cas, la synonymie est parfaite, dans le premier,
l'unité divine est rompue. — D'un mot Cajetan démasque
le sophisme : « ipsis conceptibus respondet res una multipli-
citer imitabilis seu repraesentabilis, pluralitati autem ipsorum
conceptuum non respondet pluralitas in re objecta sed
eminentia illius ex quo habet quod unite contineat quod
divisim ab alio apprehenditur » (1).
De même que l'anthropomorphisme se ramène, en dernière
analyse, à l'oubli de la voie négative, ainsi le symbolisme
provient, au fond, de l'oubli de la voie d'excellence (2). Il
importe donc de se faire une idée aussi nette que possible
de la « suréminence ». Comme c'est là une notion analogique,
aux réalisations multiples, nous pourrons prendre notre
appui sur les sciences d'observation, pour après nous
élancer, grâce à l'abstraction, jusqu'à la métaphysique.
Enfants, on nous a appris la fameuse classification des
trois règnes de la nature, aux frontières jalousement fermées.
Le minéral est inerte, mort; au contraire, la plante, c'est
le vivant; entre eux rien de commun : et pourtant la moindre
graine qui tombe en terre comble le fossé. Le chimiste
retrouve dans la plante des substances qu'il connaît déjà;
la plante est-elle donc du minéral ? Oui, et non; elle ne l'est
point d'une manière univoque, mais selon un mode supérieur,

(1) In /«m., q. 13, a. 4. cf. L'op. IX de saint Thomas : « Responsio ad 108 articulas *
q. 1-3; CAPREOL., in I Sent., d. 8, q. 4 (Paban-Pègues, I, pp. 375-415).
(2) Je ne prétends nullement qu'on ne puisse soutenir, sous un autre biais, que
l'anthropomorphisme soit la confusion de la suréminence quantitative avec la
suréminence qualitative, que le symbolisme méconnaisse la voie de rémotion (d'où
l'indissolubilité de ces deux voies), mais je choisis ici le point de vue qui me paraît le
plus fécond.
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 155
organique. — Bien plus, l'hypothèse évolutionniste, en
attirant notre attention sur la continuité qui existe entre
les êtres, sur leur compénétration, nous fournit une image
plus nette de cette suréminence. Les limites entre les
« règnes » s'effacent; dans certains cas, on ne sait pas très
bien si tel individu est animal ou plante, dans d'autres cas,
on croit trouver une forme intermédiaire reliant un être
moins parfait à une réalisation plus achevée; bref, les vivants
s'étagent, le supérieur étant, en quelque sorte, l'inférieur,
mais plus parfaitement; le degré suprême contenant, unies,
les qualités qui ailleurs s'éparpillent. La vie, en progressant,
se simplifie et se complique tout à la fois; les fonctions, qui
existaient à l'état séparé en divers animaux, elle les synthé
tise en un seul, plus complexe; — on le voit bien en étudiant
le développement du système nerveux chez les animaux.
L'homme n'est pas un aggrégat, mais une synthèse; il est
« suréminemment » minéral, végétal, et animal (1).
Dans l'ordre de causalité également, nous constatons
cette suréminence, par le fait qu'une cause supérieure ou
« équivoque » produit seule ce qui autrement requerrait
l'intervention de plusieurs agents inférieurs conjugués;
et non seulement elle leur est équivalente, mais elle les
dépasse : « illud quod potest virtus inferior potest etiam
superior, non tamen eodem modo sed nobiliori » (De Ver.,
q. 2, a. 6, ad 4).
Plus une causalité est parfaite, plus elle déploie une
activité polymorphique, correspondante à celle d'une foule
de causes inférieures : « quanto aliqua potentia est superior,
tanto ad plura se extendit » (De Pot., q. 2, a. 6, ad 2). Nous
n'avons, pour nous en convaincre, qu'à considérer l'opéra
tion de notre intelligence : toute qualitative, elle est en même
temps pleinement équivalente à l'action immanente ou
transitive (2). Bien plus, ce que nos autres facultés de connais
sance appréhendent séparément, notre intelligence le voit
mieux parce qu'immatériellement (De Ver., q. 2, a. 6, ad 4)

(1) /« P., iJ. 18, a. 3; IV C. G., c. 1l (les degrés de la vie); Dtv. Nom., c. 4, 1. 5
(comment tout est dans tout); / Sent., d. 3, q. 2, a. 3, ad 1 : « in superiori semper
includitur virtus inferioris, sicut in anima est etiam virtus naturae •; De Ver., q. 20,
a. 4 et 6 (comment toutes choses sont en Dieu); De Anima, a. 8.
(2) Cf. SALMANTICENSES, tr. II, disp. 2, dub. IX, n. 207; tr. VI, dub. I, disp. 2,
n. 59.
156 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

parce que synthétisant ce que les autres éparpillaient (1).


Nous nous émerveillons devant l'habileté constructive
des castors ou des abeilles, devant la ruse du renard ou la
force du lion, mais ces qualités dispersées ne se trouvent-
elles pas réunies dans l'intelligence humaine! — Voyez
l'architecte, le diplomate, le guerrier, — et qui plus est,
sublimées, puisque l'homme est maître de ses actes ?
Or, quelqu'un qui devrait, par impossible, se former
une notion de l'intellectualité à travers les phénomènes
sensoriels ou instinctifs, ne devrait pourtant pas imaginer
un aggrégat, mais une synthèse qualitative (2). De même
encore, plus une intelligence est élevée, plus elle se ramasse
sur elle-même, suppléant à la multiplicité des concepts par
l'intensité compréhensive d'un unique acte (3). Ainsi un
grand savant, dans une seule idée,voitunesériedeconclusions.
Enfin la vie intellectuelle nous aide à comprendre une autre
réalisation de l'idée de « suréminence », non plus dans l'ordre
d'être (divers degrés d'une qualité), mais dans l'ordre de
connaissance, puisque penser c'est capter les choses, les
assimiler, s'approprier leur perfection (4), réalisant ainsi
un maximum de synthèse, de condensation : « et secundum
hunc modum (scilicet intentionaliter) possiblile est ut in una
re totius universi perfectio existat » (5).
Il est relativement facile d'abstraire de ces différents

(1) « In virtutibus cognoscitivis, superior vis secundum unum et idem est cognosci
tiva omnium quae ab inferioribus viribus secundum diversa cognoscuntur, omnia enim
quae visus, auditus, et caeteri sensus percipiunt, intellectus una et simplici virtute
dijudicat > Comp. th., c. 22., où saint Thomas donne un autre exemple : les sciences
subalternées cf. / C. G., c. 31.
(z) Cf. MATTIUSSI, In tract, de Deo Uno et Trino adnotationes, Romae, 1913,
p. 82. — Autre exemple (/ Sent., d. 35, q. 1, a. 1, ad 2) : « Patet in simili si ponantur
tres Domines quorum unusquisque secundum suum habitum sciat ea quae pertinent
ad unam scientiam, scilicet naturalia, geometricalia et grammaticalia, et quartus qui
horum omnium per unum habitum scientiam habeat de quo constat quod vere poterit
dici quod est grammaticus, vel grammatica est in eo, et similiter geometria et philoso
phia, quamvis in eo non sit nisi una res, secundum quam omnia haec sibi conve-
niunt... » Cf. de Ente et Essentia, c. 6; MAIMONIDE, Guide, I, ch. 53, p. 209.
(3) Quod. 7, a. 3, : « Intellectus quanto est altior et perspicacior, tanto ex uno
potest plura cognoscere. » Ce qui apparaît en comparant les diverses intelligences
humaines et angéliques (/. c. et I C. G. c. 3; /» P., q. 56, a. 3).
(4) ROUSSELOT, L'intellectualisme de saint Thomas, ch. 1; SERTILLANGES,
Saint Thomas d'Aquin, II, 1. 5, ch. 2 et 4.
(s) De Ver., q. 2, a. 2, cf. // De Cœlo et Mundo, 1. 10 : « Oportet dicere formas seu
qualitates contrarias quae sunt in inferioribus esse aliqualiter in corporibus coelestibus
non quidem univoce, sed sicut in causis universalibus per quamdam similitudinem
ad modum quo formae quae sunt particulariter in materia sensibili sunt universa-
liter in intellectu. »
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 157
exemples une idée métaphysique de la « suréminence » :
c'est une unité synthétique, équivalant à une pluralité réelle,
et la dépassant en perfection; c'est la sublimation de la
multiplicité; c'est la fécondité ramassée en soi-même.
Le meilleur moyen de suggérer à un moderne une
image de la suréminence serait peut-être de faire appel à
l'intuition bergsonienne (i) : vision si simple qu'elle est
inexplicable, si riche qu'elle contient à l'état de « tension »
ce que toute l'œuvre du philosophe déroulera à l'état
d' « extension ». « Le penseur, dit Bergson, part d'un point
simple « infiniment simple, si extraordinairement simple
que le philosophe n'a jamais réussi à l'exprimer. Et c'est
pourquoi il a parlé toute sa vie... Il ne pouvait formuler
ce qu'il avait dans l'esprit, sans se sentir obligé de corriger
sa formule, puis de corriger sa correction... Toute la
complexité de sa doctrine, qui irait à l'infini, n'est donc que
l'incommensurabilité entre son intuition simple et les
moyens dont il disposait pour l'exprimer » (L'intuition
philosophique, Rev. met. morale, 1911, p. 810). Voilà la
Suréminence dans l'ordre psychologique; dans l'ordre
métaphysique, elle est quelque chose d'analogue. Revenons,
après ce détour, au symbolisme, pour éprouver la valeur de
notre arme nouvelle. Le débat en était à ce point où, sous
la menace d'un dilemme, nous avons essayé de nous dégager
en disant : à la pluralité de nos affirmations il y a vraiment

(i) Un autre moyen — mais peut-être moins efficace — serait d'utiliser ce que dit
RAVAISSON du rôle de la synthèse en philosophie. Dans son Essai sur la métaphysique
d'Aristote et son Rapport sur la philosophie en France au XIXe siècle, Ravaisson
distingue deux manières, inégalement fécondes, de philosopher; l'une procède par
analyse, l'autre par synthèse. L'analyse décompose les choses en leurs éléments et, de
décomposition en décomposition, elle tend a «un abîme de vide etdenullité» (Rapport,
p. 258); son terme naturel est le néant — l'exemple du matérialisme comme celui
de l'idéalisme est là pour le prouver : le premier réduit tout aux conditions les plus
élémentaires de l'existence physique,qui ont le minimum de la réalité; le second réduit
tout aux conditions logiques les plus élémentaires, qui sont le minimum de la per
fection. La synthèse au contraire — qui est la philosophie même — monte de com
position en composition, son terme naturel est l'absolu divin. « C'est par une opération
synthétique que, à l'aspect d'un fait, nous ne le rapportons pas simplement à un fait qui
le précède; nous ne le résolvons pas seulement en un fait plus général et plus simple,
mais nous le rapportons à sa véritable cause, c'est-à-dire à l'action d'une perfection
supérieure » (Op. cit., p. 261). Or notre « suréminence » est au bout d'une synthèse
de ce genre. Que l'on compare, pour s'en convaincre, l'être des panthéistes à l'être des
théologiens. L'un est le résidu de ce que Ravaisson nommerait une analyse, c'est
vraiment un « abîme de vide et de nullité », l'indéterminé par défaut; l'autre est un
abîme de fécondité et de richesse, plénitude totale à laquelle nous nous élevons non
pas en diluant notre pensée, mais en la concentrant.
158 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

quelque chose en Dieu, qui correspond, mais nous ne plu-


rifions point pour autant l'être divin, puisque une simplici
té suréminente équivaut tout en les surpassant (i), à une
multitude de perfections émiettées. Il apparaît, après nos
analyses, que ce n'était point là une dérobade, mais simple
ment une application analogique de la doctrine de la sur-
éminence qui vaut pour tous les ordres (2). Ainsi l'être
par essence renferme en soi tout ce qu'il y a de noble dans
l'universalité des êtres, et cela, non par manière de com
position, mais par manière de perfection (3). Il suit de cette
équivalence, que chaque attribut divin subsiste en Dieu
comme s'il était réellement distinct des autres (4). Toute
proportion gardée, il en va de même en ce qui concerne
l'action divine; conséquemment nous rapportons ses effets
à tel attribut et non à tel autre, à cause d'une similitude
causale (5). Certes, intelligence et volonté divines s'iden
tifient entre elles et avec la commune nature, mais, malgré
tout, ces deux attributs subsistant en Dieu non pas virtuel
lement ou métaphoriquement, mais formellement et suré-
minemment, chacun d'eux agit comme s'il était solitaire :
« ab essentia egreditur aliquis actus secundum quod essentia
est sapientia, et aliquis secundum quod est voluntas » (6).
Anthropomorphismes ! dirent les nominalistes. Point du
tout; c'est bien le même Dieu qui est bon, sage et juste; mais
ici ce mot « même » équivaut vraiment à une multiplicité
créée, à quelqu'un qui soit bon et non sage, à quelqu'un
qui soit juste et non miséricordieux; partant Dieu peut punir
comme si à ce moment sa justice seule agissait; sans doute
(1) « Plus est in Deo quam significatur per nomen » (De Pot., q. 9, a. 3, ad 2).
(2) Ainsi / C. G., c. 31. S. Thomas donne trois exemples : i° la causalité solaire;
2° l'intelligence par rapport aux facultés sensitives et aux intelligences de rang inférieur;
3° la puissance royale par rapport aux puissances subordonnées; cf. Cp. th., c. 22.
(3) / C. G., c. 54; cf. / Sent., d. 2, q. i, a. 3, q. 3, où est révélé un triple aspect de
la suréminence : universalité, plénitude et unité.
(4) 7 Sent., d. 2, q. i, a. 5, ad 4; d. 6, q. i, a. 3; d. 7, q. i, a. 2. — même, nous
pouvons connaître un attribut, sans connaître explicitement l'autre, p. e. l'omniscience
indépendamment de la toute-puissance (Boet. Trin. q. i, a. 4, ad 10) l'essence indé
pendamment de la bonté (7 Sent., d. 26, q. i, a. 2; cf. 777» 7"., q. 3, a. 3. Pareillement
nous disons qu'on peut penser une notion analogique sans penser explicitement à
ses modes.
(5) 7» P., q. 45, a. 6, ad y,ISent., d. 6, a. 3;d. 31, q. i,a. 2, ad 2 (appropriations);
d. 38, q. i,a. i, d. 39, q. i,a. i ; 777 Sent., d. i, q. i,a. 2, ad 4; q. 2, a. i, s. c. 3; De
Pot , q. 3, a. 15, ad 6; q. 7, a. 4, ad 8, etc.
(6) I Sent., d. 7, q. i, a. 2 (cf. CAJETAN, 7n7am, q. 39, a. i, ad 2m Scotî). D'où
la possibilité de prédications contradictoires parce qu'inadéquates : 7 Suit., d. 33,
q. i,a. 4, ad i;d. 34, q. i,a. i, ad 2; De Pot., q. 7,8. i,ad 5; 7» P., q. 39,8. i,ad 2, etc.
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 159
il n'a pas cessé d'être miséricordieux, mais il n'agit pas en
tant que tel. La chose ne fait aucune difficulté pour nous,
dans le domaine moral. Nous comprenons fort bien que
Pierre, s'il dit la messe, c'est en tant que prêtre et non en
tant que suisse, s'il chante bien, ce n'est ni en tant que prêtre
ou que suisse, mais en tant qu'artiste. Et, ce faisant, nous
ne multiplions pas Pierre (i). De même en Dieu une sim
plicité dominatrice synthétise les perfections, sans qu'elles
perdent rien de leur nature propre, en sorte qu'elles sub
sistent unies, plus parfaitement, plus formellement qu'elles
n'existent séparées en nous. « Pluralitati istorum rationum
respondet aliquid in re quod Deo est, non quidem pluralitas
ret, sed plena perfectio ex qua contingit quod omnes istas
conceptiones ipsi aptentur » (2).
Il est certain que notre langage nous trahit. Aucune
expression verbale, aucune image déterminée ne pourra
jamais faire saisir d'une manière précise ce que nous con
naissons et ce que nous ne connaissons pas (3). Mais notre
désir si légitime d'étreindre Dieu nous pousse à secouer
la tyrannie des mots pour exprimer quelque chose tout de
même.
Je vois une perfection, or cette perfection je ne la con
temple pas, séparée, dans un monde idéal; je la trouve
incarnée dans un sujet. Une première démarche s'impose :
découvrir si cette inhérence est, ou non, essentielle à cette
notion. En supposant que, grâce à la voie négative, je sois
parvenu à vaincre cette première limite, obtenant ainsi une
perfection absolue, analogique, il reste néanmoins une
deuxième démarche à accomplir. Toutes nos idées sont
déterminées, puisqu'elles correspondent à une réalisation
particulière : « cum hoc nomen sapiens de homine dicitur,
quodammodo circumscribit et comprehendit rem signifi-
(i) Cf. // Post. An., 1. 19 (Vives, p. 284) : « Contingit id quod est causa et id
runis est causa, considerere secundum accidens : sicut musicus per accidens est causa
domua cuius per se est causa aedificator. . . »
(2) I Sent., A. 2, q. i,a. 3,q. 4. — cf. J. A S. TH., Curs. th., 1. 1, disp. 4, a. 6, n. 13;
SALM., tr. 3, disp. 2. — II apparaît donc que la raison de la multiplication des attri
buts ne se tire pas seulement du fait que nous montons à Dieu par une foule de
créatures (De Pot., q. 7, a. 6, ad 5; /» P., q. 14, a. 3; Comp. th. c. 24), mais aussi du
fait que notre intellect ne peut représenter adéquatement l'essence divine; aussi :
• hoc quod in Deo est unum et simplex plurificatur in intellectu nostro etiam si
immédiate a Deo reciperet » / Sent., d. 2, q. i, a. 3, q. 4; cf. CAJ., In /»m( q. 13, a. 4,
in resp. ad 3, et CAPRBOL., i, d. 8, q. 4, ad arg. Henrici, I, pp. 410 ss.
(3) DE MUNNYNCK, L'analogie métaphysique, p. 145.
100 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

catam» (PP., q. 13, a. 5). Dieu au contraire est illimité; par


suite, lui adapter nos idées telles quelles équivaudrait nécessai
rement à morceler la souveraine unité : « divina essentia
est aliquid incircumscriptum,... et hoc nullo modo per
aliquam speciem creatam repraesentari potest quia omnis
forma creata est determinata secundum aliquam rationem
vel sapientise, vel virtutis, vel ipsius esse, vel alicuius huius-
modi (/a P., q. 12, a. 2). Avec une nécessité de plus en plus
contraignante, le choix entre le symbolisme et l'anthropo
morphisme semble s'imposer à nous, sans laisser aucune
place pour une solution de juste milieu.
Vraiment n'y a-t-il aucune issue ?
Cajetan écrit : « Non est putandum rationem formalefh
propriam sapientiae esse in Deo »; et il ajoute : « ratio sapien-
tiae in Deo, non sapientiae propria est, sed est propria supe-
rioris, puta deitatis, et communis, eminentia formali, iustitiae
bonitati, potentiae, etc. » (In /am, q. 13, a. 5). Qu'est-ce à
dire ? — Qu'après toutes les éliminations de la « via remo-
tionis », qui nous livrent une perfection analogique pure, il
faut encore qu'une négation (1) suprême fasse éclater les
dernières limites pour surélever la perfection à l'infini et
l'identifier à toutes les autres.
A coup sûr nous évitons par là l'anthropomorphisme.
Mais le symbolisme ? Car si nous maintenons avec Cajetan
(/. c) : « Cum dico Deus est sapiens, ly sapiens ex formali
suo significato importat sapientiam eamdem formaliter
justitiae etc.,imo ut rectius loquar, significat non sapientiam,
sed aliquid eminenter praehabens rationem sapientiae »
— n'est-il pas clair qu'en cette très haute réalité toutes les
perfections vont se neutraliser, s'estomper, se fondre,
indistinctes, dans une sorte de brouillard lumineux ? L'on
n'aurait plus la suréminence-formelle, mais simplement
la suréminence-virtuelle. En une formule concise, le
P. Le Rohellec nous explique la différence : « Quando
sermo est de perfectionibus simplicibus, « eminenter » con-
jungitur cum « formaliter » et significat propriam formam
perfectionis esse in Deo secundum modum altiorem.
Quando autem « eminenter » dicitur de perfectionibus mixtis
(1) Tandis que dans la voie de rémotion la négation tombe sur l'imperfection,
dans la voie d'éminence la négation tombe sur la perfection elle-même, pour la dilater,
la sublimer.
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 161
non solum implicat nodum altiorem sed forman omnino
diversam » (art. cit., p. 696). Accepter la « suréminence-
virtuelle », ce serait ni plus ni moins prêter la main à ces
doctrines d'inintelligibilité radicale, que nous n'avons cessé
de poursuivre. Si je dis que Dieu est « être » non seulement
« secundum modum altiorem », mais « secundum formant
omnino diversam », n'est-ce pas affirmer, en termes voilés,
que cette « forme » n'est plus de l'être, et par conséquent que
Dieu est en dehors de l'être ? Inévitablement toutes les dif
ficultés opposées naguère à Maïmonide reviennent à
nouveau. Rien ne s'explique plus, la contradition est installée
au sein du réel, l'intelligence sombre dans le néant. On échappe
à pareil désastre en admettant la « suréminence formelle »,
et c'est déjà beaucoup de savoir qu'on la doit admettre — elle
est au bout de raisonnements évidents — même si l'on
n'aperçoit pas clairement la solution à donner à toutes les
difficultés. Celles-ci sont, en somme, analogues à celles que
pose le problème de la création. Nous avons peine à entendre
comment la multiplicité des êtres est issue de l'indivise
Unité; à l'inverse, retournant par l'intelligence vers le
Principe Premier, nous ne voyons pas bien comment la
multiplicité de nos concepts peut signifier la divine Sim
plicité, avec une suffisante vérité, sans l'émietter, (cf. IA P.,
q. 13, a. 4).
Quoiqu'il en soit, trois points sont hors de doute :
i° nous ne devons, à aucun prix, sortir de l'être;
2° une perfection pure doit pouvoir se réaliser à l'Infini,
sans perdre sa raison formelle, puisque il est de l'essence
d'une réalité analogique de pouvoir exister selon des
modes essentiellement divers, donc aux deux pôles du réel,
conservant une unité imparfaite;
3° pas de morcelage de l'essence divine, car, devenues
subsistantes, les perfections tendent à s'identifier : c'est la
compénétration des attributs, dont il nous faut dire quelques
mots.
Il y a un double infini : l'un est univoque, quantitatif,
l'autre analogue, métaphysique. Le premier se trouve au bout
de la « via augmenti », le deuxième au terme de la « via
eminentiae ». Une perfection peut être infinie dans sa ligne
qui est finie dans l'être (i); mais le contraire est impossible;
(i) CAJETAN, In de Ente et Ess., q. XIII, p. 178.

Analogie. 11
102 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU
or, un certain nombre de perfections jouissent d'un privi
lège précieux, c'est que l'être pénètre de part en part leur
concept propre : supposez maintenant cette perfection
portée à l'infini dans sa ligne propre, vous aurez également
d'une façon implicite, l'infini d'être (1). En d'autres termes,
une perfection mixte infinie dans sa ligne (p. e. une quantité
ou une qualité infinies) serait limitée au point de vue onto
logique, puisqu'elle ne serait pas infinie tout court, mais
seulement dans son ordre. Au contraire, une perfection
simple se rattache directement à l'être, elle en est un mode :
il s'ensuit qu'on ne peut l'élever à l'infini dans sa ligne
propre, sans conjointement la porter à l'infini dans l'ordre
d'être : par là même elle enveloppera dans sa notion (impli
citement « quoad nos », par identité « quoad se ») l'essence de
toutes les autres perfections simples; c'est la plénitude
totale.
Ainsi la sagesse infinie n'implique pas seulement un
maximum dans son espèce, mais elle perd les limites, qui lui
étaient propres en tant que telle qualité, pour devenir
substance, bonté, justice, etc., ce qui ne se vérifie pas des
perfections mixtes, car un nombre infini ou une couleur
infinie ne sortiraient pas de leurs catégories respectives, et
par conséquent resteraient limitées ontologiquement.
Ces considérations nous aident peut-être à creuser encore
plus profondément la question des rapports entre la pluralité
des attributs et la simplicité divine. De même que l'idée
analogique d'être contient confusément tous ses modes, qui
pourtant ont chacun leur concept propre, ainsi la divinité,
contient — « quoad se » par identité et formellement, « quoad
nos » confusément et virtuellement — tous les attributs : elle
est donc parfaitement une, quoique son idée en nous ne le
soit pas. Réciproquement comme les notions de substance
et d'accident, de vérité et de bonté, quoique diverses,
s'unissent dans la notion d'être, s'impliquent et se définis
sent mutuellement, ainsi, toutes proportions gardées, la
notion formelle de science et la raison formelle de bonté sont
élevées à une notion formelle d'un ordre supérieur : la notion
propre de la divinité, et ainsi elles deviennent une seule
notion formelle les contenant toutes deux suréminemment, et
cela, non point d'une façon virtuelle mais formellement.
(1) Cf. GARRIGOU - LAGRANGE, Dieu, n° 56.
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 163
Nous soupçonnons dès lors que des perfections diverses
ainsi surélevées s'appellent mutuellement etse compénètrent.
Si nous pouvions épuiser la compréhension de l'une d'elles
nous y découvririons toutes les autres;en tout cas, ce que nous
voyons clairement, c'est que tous les attributs doivent
s'identifier entre soi, étant donné qu'entre eux aucune
opposition n'apparaît (cf. / Sent., d. 2, q. 1, a. 5, ad 4).
C'est donc à juste titre que nous attribuions le sym
bolisme de Maïrnonide à une confusion anthropomorphique
entre le mode de concevoir et la chose conçue : de ce que
nos idées de Dieu sont multiples, il concluait que nous
imposons à Dieu l'infirmité de notre pensée (1). Par là le
rabbin espagnol a méconnu la doctrine de la suréminence de
l'être divin. On sait que le même reproche a été fait à Scot,
parce qu'il a posé entre les attributs sa distinction formelle
« ex natura rei ». Cela, dit Cajetan (In /am, q. 39, a. 1) « est
tout à fait contraire à la suréminence formelle de Dieu,
puisque cela la désarticule formellement ». En effet il semble
qu'il y ait là comme un relent d'anthropomorphisme :
cette distinction, qui provient de l'infirmité de la pensée, on
semble la vouloir poser en Dieu, et comme on ne voit pas
clairement comment les attributs s'identifient sans s'entre-
détruire, on paraît confondre la suréminence formelle avec
une agglomération quantitative. Je puis certes imaginer des
perfections qui aillent croissant, dans la même ligne.
A la limite, j'aurai une notion « infinie » dont le concept
sera univoque à celui de la notion finie, pour le simple
motif que cet « infini » est comme plaqué sur la perfection
finie; il ne la modifie pas intrinsèquement. Or, les perfections
finies différant formellement, il n'y a aucune raison, puisque
l'univocité demeure, pour qu'elles s'identifient, lorsqu'elles
se déguisent en notions infinies. On en arriverait à multiplier
les réalités en Dieu, à poser des entités réellement distinctes
de l'essence divine, comme le voulaient les théologiens
arabes et juifs, si vertement tancés par Avicenne, Averroès et
Maïmonide. Ou, si la foi éloigne de cet excès, on se livrera
à un travail de marqueterie théologique; la divinité se
composera d'une série de pièces de rapport. L'idée d'infini

(1) / Sent., d. 2, q. 1, a. 3; De Pot., q. 7, a. 6, ad 6. Nous concevons Dieu « divisim »


mais non point « divisum » ///« P., q. 3, a. 3.
164 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

joue ici le rôle de ciment : elle lie des matériaux disparates,


ou, si l'on préfère, c'est l'accolade qui rassemble des per
fections en soi finies. Conceptions quantitatives; esprits
insuffisamment libérés du joug de l'imagination. Au contraire
l'analogie admise, il apparaît qu'une simplicité suréminente
ne doit pas être conçue à l'instar d'un agglomérat, mais
comme une sorte de condensation, une plénitude synthétique
au maximum d'intensité. Quoi d'étonnant dès lors, si,
intelligences infimes, nous devons analyser, morceler,
diviser et subdiviser ce qui est simple en soi, et précisément,
parce que tout à fait simple, est si fécond qu'il peut être
envisagé sous des aspects infinis (1)? La multiplicité des
attributs essentiels, non seulement ne détruit pas l'unité
divine, mais elle la prouve, pourvu qu'on ne confonde
l'unité suréminente qui est indivisible par excès, avec l'unité
mathématique qui est indivisible par défaut. Maïmonide
s'est imaginé la simplicité divine comme un vide, Thomas
d'Aquin l'a conçue comme une Plénitude.
Pseudo-antinomies symbolistes (2). — Les contradictions
que nos adversaires découvrent à foison dans notre doctrine
de Dieu proviennent, nous l'avons affirmé bien souvent, de
ce qu'ils négligent d'employer la méthode d'analogie. Selon
les divers aspects de cette méthode, diverses sont les négli
gences, et diverses les erreurs qui s'ensuivent. D'où la
possibilité d'établir une liste des « péchés capitaux » des
symbolistes. Le plus souvent on saute à pieds joints par
dessus la voie de rémotion; il en résulte qu'une idée insuffi
samment dégrossie semble incompatible avec la suprême
Perfection. En ce cas, la contradiction n'est pas imaginaire,
elle est très réelle, mais, si elle s'est installée en Dieu, c'est
parce qu'on a pensé anthropomorphiquement. Le concept
ne doit donc pas être nié, mais purifié.
Un exemple insigne de cet anthropomorphisme symbo
liste nous est fourni par une question très agitée au Moyen
Age (3) : « Utrum Deus cognoscat singularia ». Les uns le

(1) De Ver., q. 3,a. 2, ad 3;/"P., q. 13, a. 4, ad y,ISent.,à. 2, q. 1, a. 3, ad 1-6.


(2) Ici nous nous contentons d'indications générales; dans le courant de cet essai,
nous aurons l'occasion de résoudre plusieurs antinomies particulières. Au reste les
difficultés purement philosophiques ne sont pas de notre ressort. Qu'il suffise de
renvoyer au bel ouvrage du P. GARRIGOU-LAGRANGE. Cf. BITTREMIEUX, pp. 153-173.
(3) Cf. MANDONNET, Siger de BrabanP, I, p. n1, note; II, pp. 7, 9, n, 16, 177.
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 165
niaient, voulant, dit saint Thomas, rapetisser l'intelligence
divine à la mesure de notre intelligence (De Ver., q. 2, a. 5;
/ Sent., d. 36, q. i, a. i), n'arrivant pas à imaginer comment
Dieu pourrait appréhender la matière, puisque nous n'arri
vons pas à la comprendre (De Ver., q. 2, a. 5, obj. i, 3,
4, etc. et in corp.; cf. /a P., q. 14, a. n, obj. i); d'autres
— comme autrefois Plotin, — avaient nié toute science en
Dieu, puisque la connaissance implique essentiellement une
dualité.
Albert le Grand jugea sévèrement ce symbolisme :
« Quod autem decimo dicitur quod Deus singularia non
cognoscit, ex omnimoda procedit ignorantia. Supponitur
enim quod scientia Dei ad scientiam hominis sit immota,
quod in Prima Philosophia est improbatum ». Et après avoir
montré ce que cette position recelait d'anthropomorphisme,
Albert conclut : « quidam sophistice de scientia Dei sicut de
scientia hominis disputantes, non intelligunt dicta philoso-
phorum (i) ».
Une autre série de pseudo-antinomies provient du refus
de marcher par la voie d'excellence. Nous savons, en effet,
qu'une réalité suréminente peut devenir le sujet de pro
positions contradictoires, du fait que nous la désarticulons
en concepts inadéquats, distinguant dans une perfection
unique une multiplicité d'aspects, ce qui fait qu'une
affirmation, vraie sous un rapport, devient fausse sous un
autre. Le symboliste exagère cette opposition, au point
qu'il n'arrive plus à les dominer et il conclut, comme
Hamilton ou Mansel, que l'idée d'absolu est contradictoire.
Le ridicule d'une pareille dérobade apparaît dès que nous
avons conquis l'idée de suréminence analogique, contenant,
indivises, de multiples perfections, que notre intelligence
sépare, parce qu'elle n'arrive pas à embrasser l'être de Dieu (2);
dès que nous avons conquis cette idée, dis-je, nous pouvons,
par une tension de l'esprit, dépasser en quelque manière les
limites mêmes de notre pensée, parce que, non seulement
nous voyons que la contradiction est fictive, mais nous
devinons dans quel sens se trouve la solution, puisque nous
arrivons à concevoir la possibilité de l'identification de
(1) ALB. MAGN., De quindecim problematibus (éd. MANDONNET, op. cit., II, p. 47).
(2) De Ver., q. 2, a. i, ad 3 : « Intellectus noster totum Deum intelligere potest
(puisque Dieu est indivisible) sed non totaliter, etc. > Cf. Comp. th., c. 106.
l66 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

plusieurs notions analogiques dans une réalité d'un ordre


plus élevé.
Je sais bien que le symbolisme voit dans cette attitude
une échappatoire, mais c'est parce qu'il n'arrive jamais à se
dégager des idées univoques; alors, de ce que nous modi
fions tous nos concepts créés pour les appliquer à Dieu
— aucun qui vaille tel quel dans les deux domaines, — notre
adversaire conclut que tout sens intelligible s 'évanouit, et que
nous nous mouvons parmi les entités verbales (1); il ne peut
voir dans la doctrine d'analogie qu'un « effugium ignoran-
tiae ». En vérité, il y aurait dérobade si, comme le symboliste,
nous ne mettions l'accent que sur la part d'équivoque que
toute analogie recèle : « simpliciter diversum »; mais en
réalité, nous ne nous contentons pas de démontrer, contre
l'anthropomorphite, en quoi notre pensée est inadéquate;
nous ajoutons immédiatement le secundum quid idem :
nous montrons qu'elle nous révèle quelque chose sur Dieu, et
surtout par des raisons positives nous faisons cesser la
contradiction.
Le symbolisme dit : fermez les yeux! L'analogie dit :
regardez mieux!
Le symbolisme est une échappatoire. — Solution libératrice,
a-t-on dit, du symbolisme de Maïmonide (2). Non pas,
mais solution illusoire. Son but était, le rabbin l'a déclaré,
d'apaiser le conflit qui opposait, chez l'israélite pieux, et
docte, la foi à la raison. Or, dans ce système, les problèmes
ne s'évanouissent qu'en apparence : ils restent entiers, mais
on refuse d'en prendre conscience, et c'est tout. De même

(1) Un exemple frappant nous est fourni par SPINOZA, en son Ethique (I, prop. 17.,
schol.):«Porro(utdeintelIectuetvoluntate, quosDeocommunitertnbuimus.hicetiam
aliquid dicam) si ad aeternam Dei essentiam intellectus scilicet et voluntas pertinent
aliud sane per utrumque hoc attributum intelligcndum est quam quod vulgo volent
hommes. Nam intellectus et voluntas qui Dei essentiam constituerent a nostro intel-
lectu et voluntate toto coelo differe deberent, nee in ulla re praeterquam in nomine,
convenire possent; non aliter scilicet quam interseconveniunt canis signum cœleste, et
canis animal latrans. Quod sic demonstrabo : ... res quae et essentiae et existentiae
alicuius effectus est causa, a tait effectu differe debet tu m ratione essentiae quam
ratione existentiae. Atqui Dei intellectus est et essentiae et existentiae nostri intellectus
causa :,ergo Dei intellectus... a nostro intellectu tam ratione essentiae quam ratione
existentiae differt, nee in ulla re praeterquam in nomine cum eo convenire potest ».
Autrement dit : dès qu'une notion ne se réalise pas univoquement en deux sujets,
il y a équivoque pure.
(2) A. GRUNFELD, Die Lehre vom gôttl. Wille b. d. jûd. Religionsphilosophen
d. Mittelalters, Munster, 1909, p. 76 : « erlosende Lôaung. »
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 167
les difficultés qui harcèlent un peintre de génie, un aveugle
ne les connaîtra jamais. Toutes les fois qu'un texte de
l'Ecriture est gênant, Maïmonide présente sa panacée :
l'allégorisme; toutes les fois qu'une contradiction semble
surgir entre les exigences du dogme et les normes de l'aris-
totélisme, on nous dit en guise de consolation : « Dieu,
c'est X; soyez en paix ! »
En traitant de la science divine, saint Thomas a parfai
tement mis en relief cette déficience du symbolisme : « alii
dixerunt, sicut rabbi Moyses, quod Deus scit perfectissime
singularia. Et omnes rationes quae in contrarium inducuntur
solvit per hoc quod dicit scientiam Dei esse aequivocam
scientiae nostrae, unde per conditiones scientiae nostrae non
possumus aliquid de scientia Dei arguere... Sed istud,
quamvis sit verum, tamen oportet aliquid plus dicere,
videlicet quod quamvis scientia Dei sit alterius modi ac
scientia nostra, tamen per scientiam nostramaliqualiterdeve-
nimus in scientiam Dei et sic scientia nostra non est penitus
aequivoca scientiae Dei sed potius analogica. Et ideo oportet
dicere secundum quid scientia nostra imitatur scientiam Dei,
et in quo deficit, et quare, et ita rationes dissolvere » (1).
Certes, la solution est plus facile, mais je ne sache pas que
la facilité soit, en philosophie, le critère absolu. Plus facile,
sans nul doute, l'attitude de W. JAMES qui, après avoir noirci
des « centaines de feuilles de papier » dans ses efforts pour
résoudre les antinomies, décida un beau matin d'abandonner
la logique, « fairly, squarely, and irrevocably » (2) pour
devenir semblable à un petit enfant; et dès lors — ô miracle !
toutes ses difficultés s'évanouirent; probablement comme
elles s'évanouissent pour le dormeur ou l'aliéné. Plus facile
aussi — combien plus—l'attitude de Mansel qui ne découvrit
les « Limits of Religious thought » que pour jeter la dogma
tique par dessus bord; plus facile enfin l'attitude de nos
modernistes qui disent gaîment adieu àtoute dialectique pour
se confier à je ne sais quelle intuition ou quel instinct.

(1) / Sent., d. 36, q. 1, a. 1. — Les mêmes observations pourraient s'appliquer, si


nous ne nous abusons, au travail de MIQUEL VILATIMO, Abusos de la imaginacià i de
l'antropomorphisme en Teodicea (Miscel. Tomista. Barcelona, 1924, pp. 216-231).
L'auteur tente de résoudre toutes les difficultés de la théodicée par un appel à
l'équivocité.
(2) A Pluraliste Universe, p. 212.
108 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

Plus facile, oui, mais plus philosophique aussi? Pour un


thomiste, la solution sera toujours dans une doctrine de
juste milieu — non point un éclectisme infra-rationnel mais
une synthèse dominatrice — qui ne supprimera aucun des
termes en présence, — ni fidéisme, ni rationalisme. — Aussi
bien l'analogie ne dépasse-t-elle point, en les unissant,
l'univoque et l'équivoque ?
Il est une remarque qu'il faut tenir toujours présente à
l'esprit, en ces matières, c'est que toute difficulté qui n'est
pas une contradiction flagrante n'est pas une difficulté, lorsqu'il
s'agit de Dieu. Cela est vrai soit de l'action divine soit de la
connaissance que nous avons de Dieu : ici la contradiction
est la seule limite qui s'impose à nous.
Mais précisément, il est des antinomies insolubles,
prétendent les symbolistes. — N'est-ce point une af
firmation bien dogmatique pour des relativistes ? Sur tant de
points nous voyons plus clair que nos ancêtres. Comme
Aristote résolut l'antinomie du mouvement, et saint Thomas
celle de la création, pourquoi ne résoudrions-nous pas
quelque jour les antinomies multipliées par Kant, et ses
continuateurs ? Le progrès de l'esprit consiste à attaquer de
front les difficultés, non à les fuir. Si vraiment une con
tradiction nous apparaît en quelque endroit de la théologie,
ne nous empressons pas de sacrifier au Moloch qui a nom
l'Inconnaissable, revenons tranquillement à la méthode
d'analogie; peut-être aurons-nous passé trop vite par
la voie de rémotion ou la voie d'éminence; peut-être aussi le
problème est-il d'un ordre trop élevé pour que l'éclat de son
évidence ne nous éblouisse, mais, même en ce cas, l'analogie
nous sera secourable, car elle nous montrera la route et nous
fera entrevoir la solution.
Le symbolisme c'est l'inertie paresseuse et pusillanime;
l'analogie c'est le mouvement et la vie.
Le thomisme n'est pas anthropomorphique . — Nunzio
Signoriello, dont la mémoire nous est chère car il entrevit
l'aube du néo-thomisme, a écrit une érudite et ample apo
logie pour défendre saint Thomas du reproche d'anthropo
morphisme (i). Dessein louable certes, mais qui peut-être
(i) S. Tonimaso e l'anthopomorfismo (La scienza e la fide, 4» série, t. 41. (1886),
pp. 102-112; 117-185:1. 42, pp. 378-401; t. 44, pp. 274-293 is» série, t. 2, pp. 9-26;!. 3,
pp. 179-195.).
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 169
n'exigeait point, pour être réalisé, le déploiement d'un pareil
effort, car il éclate à tous les yeux non prévenus — et les
autres, le moyen de les dessiller? — que saint Thomas
abhorre l'anthropomorphisme. N'est-ce pas lui qui a écrit :
« Tune solum Deum vere cognoscimus quando ipsum esse
credimus supra omne quod de Deo cogitare ab homine
possibile est » (i) ? '
Mais ce que certains thomistes contemporains n'ont
peut-être pas suffisamment remarqué — pressés qu'ils
étaient par le désir de combattre le modernisme — c'est
que S. Thomas est moins hostile aux symbolistes qu'aux
anthropomorphites; ceux-ci, dès le principe, ont fait fausse
route; ceux-là s'arrêtent simplement en chemin : trop timi
des, ils n'osent sortir de la caverne et s'avancer vers la
pleine lumière. Ainsi Maïmonide, qui admit la causalité,
la rémotion, la métaphore, mais qui n'osa point confier son
esprit à la seule analogie pleinement libératrice. Voilà qui
explique pourquoi, en certains endroits, saint Thomas si
soucieux d'équité reproche au symbolisme d'être incomplet
— vérité partielle — plutôt que radicalement faux (2),
tandis qu'il proclame l'anthropomorphisme « omnino erro-
neum et absurdum » (3). Nous saisissons alors pour quel
motif saint Thomas s'attaque relativement peu souvent au
symbolisme, tandis qu'il pourchasse impitoyablement partout
et toujours l'anthropomorphisme, répétant, inlassable,
comme un refrain, son philosophème : « nihil dicitur univoce
de Deo et creaturis ». Enfin, les symbolistes prétendant que
seule leur doctrine sauvegarde la Transcendance divine,
il est clair que, si nous ruinons cette prétention, si nous
montrons que l'analogie est aux antipodes de l'univocité,
alors les doctrines de l'équivocité pure auront perdu l'un
de leurs points d'appui, tandis que nous aurons non seule-

(1) Textes parallèles :/C. G.,c. 5;c. \4\IIIC. G.,c. 49; De Fer., q. 2, a. i, ad 9;
De Pot., q. 7, a. 5, ad 4; Boet. Trin., q. i, a. 2, ad i;I Sent., d. 8, q. i, a. i, ad 4;
Div. Nom., c. i, L 3. (Vives, p. 392); c. 2, 1. 4 (p. 411); c. 7, 1. 4, in fine; c. 13, 1. 3
(P- 579), etc.
(2) 1 Sent., d. 36, q. i, a. i : «.istud quamvis sit verum tarnen oportet ahquid
plut dicere »...; d. 35, q. i, a. i, ad 2 : « hoc non videtur sttfficiens. »; d. 2, q. I, a. 3,
a. 4 : * quodammodo verum dixerunt et quodammodo non »; De Pot. 9.9,3.7 : « quam
vis hoc non sit usquequaque verum. »; De Ver., q. 2, a. i : « quamvis hoc possit esse
aligna ratio veritatis... non tamen potest esse tota ratio veritatis. »
(3) De Ver., q. 2., a. i, donc au même endroit où le symbolisme est jugé plus
bénignement.
1yO CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

ment détruit une erreur, mais montré par quoi il la faut


remplacer.
Du reste, après ce que nous avons dit au chapitre précé
dent, et ce que nous ajouterons tantôt sur la nature de la
connaissance théologique, il apparaîtra que l'on peut main
tenir, dans un certain sens, que nous ne saisissons pas Dieu
à travers les créatures, mais d'une manière directe. Dès lors,
poser la question d'anthropomorphisme à propos de la
doctrine thomiste, cela n'a même plus de sens.
Saint Thomas fut-il agnostique ? — Des préoccu
pations extrinsèques au thomisme ont conduit certains
interprètes à déformer la pensée du Maître, pour
l'incliner dans le sens d'un symbolisme plus ou moins
radical. Je fais allusion à quelques travaux du P. Sertil-
langes (1), à certaines pages de M. Durantel (2), à un
article de Desbuts (3). Chez ces derniers l'influence de
Laberthonnière est évidente. Au contraire, c'est tout à fait
à tort que d'aucuns voudraient découvrir chez le P. Sertil-
langes des attaches ou des sympathies modernistes, alors que
c'est précisément pour réfuter le modernisme et pour ruiner
l'agnosticisme que le R. P. a construit sa théorie. Comme
de toutes parts on accusait la dogme chrétien d'anthropo
morphisme, il a voulu, pour le venger, mettre en pleine
évidence la Transcendance divine. Le malheur est qu'à
force d'insister sur « eminenter », il a peut-être laissé trop
dans l'ombre : « formaliter ».
L'immense talent du P. Sertillanges, son autorité, les
discussions aussi que son interprétation a soulevées, nous
obligent à indiquer pourquoi nous ne pouvons accepter son
éxégèse de saint Thomas. C'est à regret d'ailleurs que nous
entrons ici sur la voie de la critique : aristocrate de l'intel
ligence, l'un des princes du néo-thomisme, qui n'admirerait
le P. Sertillanges ?
(1) Agnosticisme ou anthropomorphisme? (Rev. de phil., 1906, I, pp. 126-165; II,
pp. 157-181); La connaissance de Dieu (ib., II, pp. 614-625); Réponse à M. Gardair
(ib., 1907, I, pp. 107-108). Cf. GARDAIR, L'être divin (ib., 1906, I, pp. 599-626); La
connaissance de Dieu (ib.,ll, pp. 445-470); La transcendance de Dieu (ib., 1906, I, pp. 93-
106). — Les principales pages des articles du P. S. ont été réunies en une petite
brochure, sous le titre : Agnosticisme ou anthropomorphisme, Paris, Bloud, 1908.
(2) / c retour à Dieu par l'intelligence et la volonté dans la philosophie de saint
Thomas, Paris, 1918, pp. 72-88.
(3) La notion d'analogie d'après saint Thomas (Ann. phil. chrét., 1906, t. 157,
PP. 377-386).
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 171
Notre auteur nous dévoile lui-même ses origines psycho
logiques, lorsqu'il nous dit que son opinion diffère de celle
de Maïmonide « uniquement quant à la façon de parler »
(1erart.a/.,I,p.64).De fait« Agnosticisme ou Anthropomor
phisme » apparaît parfois comme un fragment du « Guide
des perplexes » en style flamboyant. Les deux philosophes
sont obsédés par l'idée de la Transcendance de Dieu, en
même temps qu'une notion inexacte de la transcendance
de l'être (1) les empêche de saisir à plein la différence radi
cale qui sépare perfections mixtes de perfections pures : quoi
qu'ils en aient ils n'admettent qu'une différence accidentelle
(/. c., I, 150). De même encore, l'un et l'autre, partant d'une
notion insuffisante de la suréminence, s'imaginent toujours
qu'un attribut essentiel émiette l'Un, circonscrit l'Infini, et
définit l'Ineffable. Enfin tous deux se placent à un point
de vue trop exclusivement logique et psychologique. Toute
leur critique des noms divins est excellente, si on la restreint
au « modus significandi ». Alors il est parfaitement exact de
dire, comme le fait le P. Sertillanges, que tous nos concepts
éclatent lorsque nous pensons Dieu. Mais il est clair aussi
qu'une telle critique appelle un complément positif.
D'autre part Maïmonide et Sertillanges sont croyants —
il leur faut donc assurer un minimum de valeur à la connais
sance religieuse — ils sont aristotéliciens aussi et connaissent
le néo-platonisme — d'où la forme que prennent leurs
arguments et surtout leurs conclusions : une Source, des noms
de rôle, des négations. Le P. Sertillanges résume en trois
points notre science de Dieu :
« Thèse : nous connaissons Dieu; il le faut bien puisqu'il nous faut
en vivre.
Antithèse : nous ne connaissons pas Dieu; il le faut bien pour qu'il
soit l'infini.
Synthèse : nous le connaissons sans le connaître... nous connaissons
que nous ne le connaissons pas... Tout ce que nous disons n'exprime
que nos rapports et les rapports de toutes choses avec lui » (1er art.,
II, p. 158; cf. I, p. 146, p. 163).
J'ai parlé d'une conception inexacte des perfections
(1) II est presque inutile d'indiquer que le terme « transcendance * est pris ici
dans deux sens différents : sens théologique (« excellence » de Dieu), sens ontologique
(propriété de l'être).
172 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

transcendantes. En effet, on est surpris, en lisant Sertillanges,


de constater que pour lui l'être est un genre, une catégorie
(ier art., II, p. 165; 2e art., p. 615); qu'on ne peut, en dehors
des catégories, ni parler, ni penser, ni connaître (ier art., H,
p. 166). Autant dire qu'il n'y a pas de « transcendentaux »,
(et par suite, pas de vraie analogie métaphysique). Dès
lors il est clair que Dieu est extérieur à l'être (/. c.), que
« la proposition : Dieu est, est vraie et par conséquent pose
Dieu. Mais où le pose-t-elle? Dans l'être? Non, dans le
mystère ». (2e art., p. 618). Par suite, admettre des attributs
essentiels ce serait jeter Dieu aux catégories (/. c., p. 620),
entreprise blasphématoire (ier art., II, p. 165). D'où cette
conclusion qu'il n'y a pas grande différence entre les perfec
tions pures et les métaphores: « au fond, les deux cas sont
semblables » (i) — et que nos façons de dire les plus épurées
en apparence ne sont pas, tout au fond, moins fautives
que les anthropomorphismes les plus grossiers. (ier art.,
I, p. 150). Pour tout dire en un mot, nous ne connaissons
Dieu que par dénominations extrinsèques.
Je ne m'attarderai pas à dénoncer ce qui me paraît un
travestissement de la pensée thomiste, ni surtout à entasser
les textes. Comme le dit le P. Sertillanges avec sa coutumière
poésie : « on trouve toujours des textes en faveur d'une idée
préconçue, de même que sur un vieux mur ou dans les nuages
on trouve les figures dont on a le cerveau hanté, et qu'on y
projette » (2e art., p. 614). Soit, par exemple, deux passages de
saint Thomas qui se suivent immédiatement : les réponses
9 et 10 du De Ver., q. 2, a. i. Sertillanges se précipitera sur
la première, Gardair sur la seconde, sans qu'aucun des deux
songe à faire la synthèse. Cela est pourtant indispensable, sous
peine de fausser entièrement la pensée du Maître. Rien de plus
facile que de faire, chez saint Thomas, une ample cueillette
de textes « agnostiques », et une non moins ample moisson de
textes « anthropomorphiques ». Si on les considère isolément,
on aboutira fatalement à l'une des erreurs suivantes : ou
bien l'on dira que les textes « agnostiques » ne sont qu'un

(i) i" art., II, p. 172. Sertill. donne comme références deux textes bien connus de
saint Thomas :/ Sent., d. 34, q. 3, ad 2; IV Sent., d. 45, q. i, a. i, ad 2, qui prouvent
simplement que la métaphore est une espèce de proportionnalité, rien de plus. Saint
Thomas a pris soin d'écarter le métaphorisme en termes fort clairs : De Ver., q. 2, a. x,
De Pot., q. 7, a. 5, etc.
L ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THEOLOGIQUE 173

simple tribut payé au néo-platonisme de Denys — lequel


était pour saint Thomas l'écho même de saint Paul — le tho
misme authentique étant représenté par les textes « anthro-
pomorphiques »; ou bien l'on dira que S. Thomas était, au
fond, néo-platonicien, mais qu'il a dû sacrifier à l'anthropo
morphisme indispensable à toute religion. Tandis que si l'on
se place à un point de vue synthétique et dominateur, l'on
voit que ces deux séries de textes ne s'excluent point, que
ces prétendues oppositions, que ces perpétuels « balance
ments » (i) qui caractérisent la pensée thomiste se fondent
en une conception unitaire et supérieure.
Nous ne réfuterons ni Sertillanges ni Gardair; nous
présenterons cette simple remarque : le présent travail n'est
somme toute qu'un effort — chétif certes mais persévérant —
pour mettre en valeur l'ordre extra-prédicamental. Non pas
démontrer. Tout uniment, placer l'esprit en face de son
activité la plus profonde pour qu'il en discerne la portée.
Oui ou non, pensons-nous le transcendantal ? Si non, tout
ceci est une immense logomachie, un « psittacisme sacré »,
comme disait Le Roy (Dogme et Critique, p. 132). Si oui,
alors les objections qu'on nous oppose ne seraient peut-être
qu'un tissu de chimères.
Parfois — car il y a chez lui de curieuses oscillations —
le P. Sertillanges semble raisonner ainsi : l'universelle indi
gence exige une Source à laquelle nous ne pouvons manifes
tement attribuer l'indigence, sous peine de ne plus savoir
ce que nous disons, puisque nous acceptons que la Source
invoquée par nous soit par nous-mêmes tarie (ier art., II,
p. 160). Mais qu'est cette Source à laquelle nous attribuons
« toute plénitude »(l.c., p. 164) ? C'est un X, un inaccessible.—
Inconséquence; car si nous pouvons dire que la Source existe
et qu'elle est toute Plénitude, par un semblable discours
nous pouvons affirmer qu'elle est formellement bonne,
puissante, sage etc. Si nous ne le pouvons, il ne sera pas

(i) Ce « balancement » est fort bien marqué dans la suite des réponses rapportées
à l'instant, de De Ver., q. 2, a. n. Voici ad 9 : « quidquid intellectus noster de Deo
concipit est deficiens a representatione ejus et ideo quid est ipsius Dei semper nobis
occultum remanet, et haec est summa cognitio quam de ipso in statu viae habere
possumus, ut cognoscamus Deum esse supra omne id quod cogitamus de eo. « On
frôle l'agnosticisme. Mais voici « ad 10 : Deus dicitur omnem intellectus nostri
formam subterfugere non qnin aliqua forma nostri intellectus ipsum aliquo modo
representet, sed quia nulla eum représentât perfecte ».
174 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

davantage possible de prétendre qu'elle est Source, ni même


qu'elle est. Voilà pourquoi en d'autres endroits notre auteur,
poussé par une logique immanente, va jusqu'à dire que
dans cette proposition « Dieu est », le verbe n'exprime qu'un
lien mental, qu'on emploie aussi bien pour affirmer le
non-être (1). Une discussion de textes pour finir. Le
P. Sertillanges cite en faveur de son opinion : / Sent ., d. 2,
q. 1, a. 3, q. 3. Dans ce passage, saint Thomas, après avoir
comparé les opinions d'Avicenne et de Maïmonide, à celles
de Denys et d'Anselme, conclut : « Hae autem opiniones
quamvis in superficie diversae videantur, tamen non sunt
contrarias, si quis dictorumrationesexcausisassumitdicendi».
Le texte est difficile, mais il semble que la vraie interpré
tation suggérée par le contexte, soit la suivante : saint Thomas
toujours conciliant a voulu donner un « satisfecit » à tout
le monde. Maïmonide a raison d'affirmer les attributs négatifs
et les noms de rôle, comme Anselme a raison d'exiger des
attributs essentiels. Autrement dit, les doctrines se com
plètent plutôt qu'elles ne s 'excluent; mais précisément de deux
doctrines qui se complètent on ne peut prétendre, comme
semble le vouloir Sertillanges (I, pp. 164-165), qu'elles
diffèrent « uniquement quant à la façon de parler. »
Quoiqu'il en soit de ce texte, il est avéré que saint Thomas
« senior et doctior factus » a jugé beaucoup plus sévèrement
Maïmonide (v. g. De Pot., q. 7, a. 5 ; q. 9, a. 7; / C. G.,
c. 31; /a P., q. 13, a. 2, etc.); or, de toute évidence un bon
interprète doit s'en tenir à la pensée ultime du maître (2).
Agnostique ? Anthropomorphite ? En réalité saint Thomas
n'est ni l'un ni l'autre. La diversité et l'opposition mêmes
des critiques et des interprétations erronées montrent, mieux

(1) L. c., p. 162 ss. Dans sa traduction de la « Somme * (Dieu, II, p. 379), le R. P.
renvoie à son « Agnosticisme ou anthropormophisme », et ajoute : « nous tenons à
avertir que certaines divergences de vue entre thomistes sur cette question sont,
à notre avis, toutes verbales. On s'exprime comme on peut; mais il ne faut pas se hfiter
de croire que le confrère diffère de vous, quand il a pris simplement, peut-être, la
question par un autre biais. » — Que l'on taxe toute ma discussion de « verbalisme »
j'y consens, pourvu qu'on m'accorde qu'en cette matière le pouvoir d'expression de S.
l'a complètement trahi (Cf. GARRIGOU-LAGRANGE, Dieu, p. 520, 568, n.)
(2) Victime de ses préjugés le P. DESCOQS prétend que l'agnosticisme est l'aboutis
sement rigoureux de la conception soi-disant « cajétaniste » de l'analogie ! (Inst. met.-
gen., p. 278, ss.) Pourtant un juge peu suspect le P. CHOSSAT avait déclaré — après
avoir cité Cajetan et Jean de saint Thomas — : « C'est à tort qu'on essaierait de com
promettre l'ancienne école domicaine même bannézienne, et de la présenter comme
favorable à l'agnosticisme « (Dict. apol., I, col. 45).
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 175
que toute apologie, quelle position de juste milieu le grand
docteur sut prendre et maintenir avec une fermeté, mais
aussi avec une souplesse, un sens des transpositions qui nous
déconcertent.
3°. — Ineffabilité et transcendance.

Ineffabilité absolue. — Certes, il est inutile de


s'arrêter longuement à montrer l'inanité de l'anthropomor
phisme verbal. Si Dieu échappe à toute conception de notre
intelligence (1), si déjà nos pensées timides et inadéquates
n'arrivent pas à circonscrire cette suréminente essence, si
rien ne peut être affirmé univoquement de Dieu et de la
créature, alors il éclate aux yeux que la perfection de la
nature divine dépasse de tous points ce que les mots peuvent
exprimer (/" P., q. 28, a. 2, ad 3), qu'il y a davantage en elle
que ce que les noms signifient (De Pot., q. 9, a. 3, ad 2;
De Ver., q. 23, a. 3) que toutes nos paroles sont en ces
matières déficientes — « sicut imperfecte videmus, ita etiam
et deficienter loquimur»(IV Sent.,d. 10, q. 1, a. 4, q. 5, ad 1)
— que notre langue ne peut raconter Dieu (/ Sent., d. 10,
q. 1 a. 4, ad 1). Grégoire de Nazianze affirme : Te
ôxaTovôjAOKrrov (Orat. XXX, § 16) et Denys : « i Beôç
(Div. Nom.$c. 1, § 5) mais déjà le Psalmiste les avait
précédés : « le silence est ta louange » (Ps. LXV, 2).
N'allons pas, cependant, nous abstenir de discours à l'imi
tation de Cratyle, qui « en vint à ce degré de démence : il
émit l'opinion qu'il fallait s'abstenir de parler, et pour noti
fier ses désirs il se contentait de remuer un doigt » (IV Met.,
1. 12, Cathala n. 684). Dans le cas présent on pourrait,
sous un biais, conclure à la nécessité de la loquacité :
« lingua mea calamus scribae ». Un ruissellement de paroles.
Puisque notre langue défaille, mais en même temps
puisque chaque Nom nous révèle un aspect particulier du
Très-Haut, si nous les multipliions ces mots, n'aurions-nous
pas une notion plus exacte, ou plutôt moins boiteuse, de cette
transcendante perfection ? Et saint Thomas l'accorde
(/ Sent., d. 22, q. 1, a. 4, s. c.), pourvu que l'on s'entoure des

(1) DePot., q. 7, a. 5, obj. 13; I Sent., d. 22, q. 1, a. 1, obj. 2 (ex Augustmo). Cf.
AUGUST., Contra Adamantum, c. n; De Trin., 1. 5, cc. 1, 4, 10; 1. 7, c. 7; 1. n, c. 1.etc.
176 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

précautions utiles : la distinction d'abord entre la chose


signifiée et le mode de signification — affirmant l'un et
niant l'autre —; la distinction ensuite entre les diverses
classes de mots : noms, pronoms, participes (/ Sent.,
d. 22, q. 1, a. 1; /a P., q. 13, a. 1, ad 3), noms propres et
métaphoriques, absolus et relatifs... (/ Sent., d. 4, q. 1, a. 2;
PP., q. 13, a. 1, ad 2, etc.); la préférence enfin, donnée
aux noms les plus universels, parce que les plus éloignés de
l'univocité (1), les plus dégagés du créé : Dieu lui-même ne
s'est-il point nommé « Celui qui est » ? (/ Sent., d. 8, q. 1, a. 1;
/a P., q. 13, a. a; De Pot., q. 8, a. 5; Contra err. graec., c. 7).

Excellence qui surpasse tout. — « Infinitum excelsum


Creatoris » (2). Maïmonide lui-même n'a pas proclamé
la Transcendance de l'Infini avec plus de force et
plus d'insistance que saint Thomas. A cela rien d'éton
nant : c'est une simple conséquence de la ruine de
l'anthropomorphisme. Nous avons repoussé toute com
munauté d'être, toute similitude matérielle ou psychologique
entre le Créateur et la créature, qu'est-ce à dire, sinon que
Dieu est en dehors de tout ordre créé (PP., q. 13, a. 7;
q. 28, a. 1,ad 3), qu'il dépasse tout mode, toute espèce et tout
nombre (De Pot., q. 9, a. 9), qu'il est infiniment élevé au-
dessus de n'importe quel être : « divina substantia, quae
super omnia sensibilia imo super omnia alia entia impro-
portionabiliter elevatur » (IV C. G., c. 1.). Or à la Trans
cendance dans l'ordre d'être, répond la Transcendance dans
l'ordre de connaissance : Dieu habite dans une lumière
inaccessible (I Tim. VI, 16). Il faut en effet, pour qu'il y ait
saisie adéquate d'un objet, qu'il soit proportionné à la faculté
cognoscitive; or posée l'analogie, il y a disproportion : la
divinité reste donc incompréhensible (3). En effet, dans
l'hypothèse d'univocité, on ne pourrait apporter aucune raison
(1) /» P., q. 33, a. 1 : « Quanto aliquid nomen est communius, tanto
convenientius assumitur in divinis, quia nomina quanto magis specialia sunt, tanto
magis determinant minium convementem creaturae. »
(2) Boet. Trin., q. 1, a. 2, ad 3. Cf. DENZINGER, n. 1782 : (Deus) c Super omnia,
quae praeter ipsum sunt et concipi possunt, inefiabiliter excelsus. »
(3) /» q. 12, a. 4; Div. Nom., c. 1, 1. 1, (Vives, p. 379) 1. 2 (p. 389); c. a, 1. 4
(p. 410) c. 5, 1. 1, etc.; IV C. G., c. 1 : « Si ipsae viae imperfecte cognoscuntur a nobis
quomodo per eas ad perfecte cognoscendum ipsarum viarum principium poterimus
pervenire, quod sine proportione excedit vias praedictas ? » Cf. Cp. th., c. 215;
Qd., 3, a. 3-
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 177
valable pour montrer qu'une intelligence créée, en intensifiant
toujours plus sa science, n'arriverait pas, à la limite, à
épuiser la compréhensibilité de Dieu; dès là que l'on
admet une communauté d'être, tout le reste suit. Au
contraire si l'on pose l'analogie, alors, on met, à la racine de
tout, une diversité essentielle, puisque Dieu est son être et la
créature a le sien; et cette diversité persiste dans l'ordre de
connaissance qui est proportionnel à l'ordre d'être; nos
facultés ne sont adaptées que pour saisir les natures qui
participent à l'être, car elles-mêmes ne sont point subsistantes;
par conséquent Dieu dépassera toutes les forces de l'intel
ligence créée. Il existe là un abîme que rien ne peut combler,
puisque l'homogénéité ontologique fait défaut; il y aura
toujours disproportion entre la faculté cognoscitive et son
objet, donc incompréhension foncière : « Deus est potior
omni nostra locutione et omni cognitione et non solum
excedit nostram cognitionem et locutionem, sed uni-
versaliter collocatur super omnem mentem etiam ange-
licam et super omnem substantiam » (In Div. Nom,, c. i, 1. 3).
Nous l'avons dit, il serait facile de cueillir dans saint Thomas
une brassée de textes « agnostiques». Loin d'être dangereuses,
ces formules hardies sont bienfaisantes et fécondes, une fois
compris qu'il s'agit d'un agnosticisme par excès, ruinant une
connaissance adéquate de la divinité, mais n'excluant point
la vision spéculaire et énigmatique que nous propose
l'analogie. Bienfaisantes et fécondes, dis-je, parce qu'elles
détruisent jusqu'au dernier vestige d'anthropomorphisme,
et qu'elles exaltent la connaissance négative et ténébreuse :
c'est là notre suprême savoir que de connaître que l'on ne
connaît point Dieu, puisque tout ce que nous en savons est
infime (De Pot., q. 7, a. 5, ad 14), et c'est afin de montrer
notre impuissance à comprendre Dieu, qu'il est dit dans
l'Exode que Moïse s'approcha de la Ténèbre où habitait
Elohïm (/// C. G., c. 49).
Pseudo-transcendance symboliste. — Les symbolistes
soutiennent qu'après des déclarations aussi nettes, c'est se
dédire que prétendre à une connaissance quelconque de
Dieu, si obscure et si imparfaite soit-elle. Entre le fini et
l'Infini, aucune comparaison possible; comment dès lors les
proportionner l'un à l'autre ? Dieu, c'est l'indéterminable,
Analogie. 12
178 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

l'inconnu; autrement vous ramenez subrepticement cette


univocité ignominieusement chassée.
Il est ainsi une longue série de propositions fallacieuses,
grâce auxquelles le symboliste espère nous convaincre
d'erreur, en retournant contre nous nos propres arguments.
Montrons rapidement l'inanité de ces sophismes.
A l'objection tirée de l'infinie distance, nous répondrons
que si cet incommensurable écart empêche une communauté
de nature, il n'empêche nullement une similitude propor
tionnelle, la seule requise pour que la connaissance soit
possible (i). Et cette similitude proportionnelle se fonde sur
des bases solides. La distance ontologique étant infinie, nous
ne pouvons comparer directement Dieu et la créature, les
faire figurer dans un seul rapport dont le numérateur serait
l'infini et le dénominateur le fini, mais nous avons affaire ici
à une proportion, c'est-à-dire à une similitude de plusieurs
rapports les uns finis les autres infinis. Une telle mise en
présence a une valeur de connaissance, et la distance n'y
entre pour rien, s'agissant de natures qui ne sont pas
rapportées directement l'une à l'autre (2).
Mais alors, demandera-t-on, en quoi votre analogie est-
elle éclairante ? — Elle est éclairante comme l'est toute
proportion : deux rapports ne deviennent instructifs que
lorsque, entre eux, on a placé le signe = . Dans notre cas, il ne
saurait être question d'une stricte égalité, nous l'avons assez

(i) IV Sent., d. 49, q. 2, a. i, ad 7: 'Duplex estsimilitudoetdistantia;unasecundum


convenientiam in nature et sic magis distat Deus ab intellectu creato quam intelligibile
creatum a sensu; alia secundum proportionalitatem et sic est e converso, quia sensus
non est proportionatus ad cognoscendum aliquod immateriale, sed intcllectus est
proportionatus ad cognoscendum quodcumque immateriale; et haec similitudo
requiritur ad cognitionem, non autem prima quia constat quod intellectus intelligens
lapidem non est similis ei in naturali esse... »; cf. De Ver., q. 2, a. 3, ad 9; Boet. TVin,
q. i. a. 2, ad 3; /// Sent., d. i, q. i, a. i, ad 3; /» P., q> 12, a, i, ad 4; De Pot., q, 3,
a. 4, ad 9. — De mÊme BONAVENTURE, / Sent., d. 48, a. i, q. i (Quaracchi, I, p. 852),
/// Sent., d. 29, q. i, ad 2 (III, p. 639).
(2) De Ver., q. 2, a, 3, ad 4 : « impossibile est innnitum aliquod proportionari finito
per modum proportionis. Sed in his quae proportionata dicuntur per modum
proportionalitatis non attenditur habitude eorum ad invincem, sed similis habitude
aliquorum duorum ad alia duo et sic nihil prohibet proportionatum esse finitum
infinito: quia sicut quoddam finitum est aequale cuidam finito, ita infinitum alteri
infinito. » Cf. IV Sent., d. 49, q. 2, a. i, ad 6; Quod. 10, a. 17, ad. i.
Dans ces textes, saint Thomas prend la « proportio » au sens strict de rapport
mesurable, fini; auquel sens il bannit la « proportio » de la thëodicée (la P., q. 12, a. i,
ad 4; l>i Ver., q. 8, a. i, ad 6; q. 23, a. 7, ad 9; q. 26, a. i, ad 7) auquel sens
également CAJETAN nia parfois l'analogie d'attribution entre Dieu et la créature
(In De ente et en., q. 3, éd. de Maria, p. 37); cf. ALB. MAGN., / Sent., d. 8, a. 8
ad 3 (Vives, 25, 229); d. 24, a. 2 (25, 609).
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 179
répété, mais cela ne nous condamne pas, pour autant,
à tomber dans le symbolisme. En effet, l'objection provient
en somme d'une méconnaissance de la nature de l'analogie.
On compare l'un à l'autre directement les analogués, au lieu
de les voir se rejoindre dans la perfection analogique.
Or les « analogata » sont « simpliciter diversa »; d'où la
difficulté : comment franchir le gouffre ? — On oublie
l'« analogum » qui précisément réalise l'unité des « analogata»:
dans la notion analogique les analogués sont un; unité, non
pas de nature cela va sans dire, unité proportionnelle
(unum proportione), mais unité quand même. S'il n'en était
pas ainsi, tous nos raisonnements sur Dieu seraient des
sophismes (1).
Reprenons maintenant notre proportion :
(a) créé , . être non participé . .
comme , —^—, a1ns1 . . . ,, (2).
être participe (x) incrée
On nous dit : fini et infini sont incommensurablement
distants. — Qui le nie ? Mais vous ne considérez que les
« analogata », vous oubliez qu'il existe l' « analogum » la
perfection analogique, qui, justement parce qu'elle est
transcendante, supprime jusqu'à un certain point la dis
tance (3), puisqu'elle se retrouve partout où se trouve l'être.
Or le fini est, donc il possède cette perfection intrinsèque
ment, mais à sa manière; l'infini également n'est pas en
dehors de l'être, donc il possède lui aussi cette perfection,
intrinsèquement, à sa manière (4).
Que ces deux manières soient essentiellement diverses,
que l'une d'elles nous échappe, cela n'empêche que fini et
infini viennent communier en cette perfection, puisque l'un
comme l'autre soutient un rapport déterminé, quoique

(1) CAJET., De Nom. An., c. 10 (p. 276) : «... in analogo diversitatem rationum ins-
picientes, id quod in eo unitatis et identitatis latet non considerant. Rationes entis
analogi... possunt dupliciter accipi. Uno modo secundum se in quantum ab invicem
distinguuntur. . . alio modo in quantum eadem sunt proportionaliter... » et p. 277 :« cum
fit huiusmodi processus : omnis perfectio simpliciter est in Deo; sapientia est per-
fectio simpliciter, ergo; in minore ly sapientia non stat pro hac vel illa ratione
sapientiae, sed pro sapientia una proportionaliter... in quantum sunt ind1visae propoa-
tionaliter et ambae tmam proportionaliter constituunt rationem. »
(2) Ia P., q. 4, a. 3, ad 3;! Sent., d. 24, q. 1, a. 1, ad 4; d. 29, q. 1,a. 2, ad 3.
(3) Evidemment pas dans l'ordre de nature mais dans l'ordre de connaissance.
(4) De Ver., q. 23, a. 7, ad 9 : « Finitum et infinitum quamvis non possint esse
proportionata possunt tamen esse proportionabilia quia sicut innnitum est aequale
infinito, ita finitum finito; et per hune modum est similitudo inter creaturam et
Deum quia sicut se habet Deus ad ea quae ei competunt, ita creatura ad sua propria. »
l8o CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

divers, avec elle. Et cela suffit pour que la proportion


établie par saint Thomas soit pleinement justifiée.
Autre affirmation fallacieuse : nous ne connaissons de
Dieu que l'existence; d'abord, parce qu'il n'a pas d'essence,
n'étant pas un être, ensuite parce que saint Thomas affirme :
nous savons de Dieu qu'il est et non ce qu'il est (1). — Fal
lacieuse, parce que s'il est vrai que Dieu n'a pas d'essence
(esse essentiae), s'il n'est pas un être (habens esse), cependant
il est, et il est son être; fallacieuse encore, parce que la
distinction entre l'an sit et le quid sit ne doit point être
interprétée — comme le veulent les néo-platoniciens —
en ce sens qu'un seul attribut divin — l'existence — est
connaissable, mais en ce sens qu'à propos de chaque attri
but nous pouvons former un jugement d'existence, quoique
nous ignorions proprement ce qu'est cet attribut, son
essence (2).
Partant, nous affirmons à bon droit non seulement
l'existence de Dieu, mais encore qu'il est bon, juste, etc., tout
en ne comprenant pas en quoi consiste l'essence de ces
qualités suprêmes (3).
Il est étrange qu'un esprit pénétrant comme Durantel
ait pu s'y tromper; car enfin on peut se demander si vrai
ment cela a une signification quelconque de dire : « nous ne
connaissons de Dieu que son existence », puisque, à moins
de donner dans le verbalisme, nous devons trouver un con
tenu à ce vocable « Dieu », et pour que dans la proposition :
« Dieu existe », le sujet signifie quelque chose, il faut bien
que l'on connaisse, au moins confusément, quelque attribut
de Dieu autre que son existence. « De nulla re potest

% (1) Ainsi DURANTEL, Le retour à Dieu..., p. 76 : « II doit y avoir au-dessus du


créé un être encore... dont la seule chose que nous puissions sûrement dire est qu'il
existe •; p. 83 : « nous savons seulement qu'il est et qu'il n'est pas le créé... » L'auteur
prêta ces doctrines à saint Thomas. Parmi les 219 propositions condamnées par
E. Tempier en 1277, la 215* est ainsi formulée : Quod de Deo non potest cognosci
nisi quia ipse est, sive ipsum esse. » Cf. MANDONNET, Siger, II, p. 177.
(2) « De nullo eorum (quae in Deo sunt) possumus scire quid est, sed solum an
est, et contingit quod cognoscatur an est unum eorum, et non alterum, sicut scit
aliquis an sit sapientia in Deo, qui tamen non cognoscit ejus omnipotentiam (Boet.
Trin., q. 1, a. 4, ad 10; cf. / Sent., à. 26, q. 1, a. 2; Illa P., q. 3, a. 3.)
(3) « Licet ratio naturalis possit pervenire ad ostendendum quod Deus sit intel-
lectus, modum tamen intelligendi non potest invenire sufficienter. Sicut enim de Deo
scire possumus quod est, sed non quid est, ita de Deo scire possumus quod intelligit
sed non quo modo intelligit. * (De Pot., q. 8, a. 1, ad 12; cf. Boet. Trin., q. 6, a. 3; De
Ver., q. 2, a. 1, ad 10; /» II**, q. 3, a. 8).
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 181
sciri an est nisi quoque modo de ea sciatur quid est vel
cognitione perfecta vel cognitione imperfecta . . . sic ergo
de Deo... non possumus scire an est nisi sciremus quodam-
modo quid est sub quadam confusione. » (Boet. Trin.,
q. 6, a. 3).
Un endroit plus difficile de saint Thomas c'est /a P.,
q. 3, a. 4, ad 2. L'objection disait : nous savons de Dieu
qu'il est mais non ce qu'il est; donc en Dieu l'être et l'essence
se distinguent. Et voici la réponse : « Esse dupliciter dicitur,
uno modo significat actum essendi; alio modo significat
compositionem propositions, quam anima adinvenit con-
jungens praedicatum subjecto. Primo igitur modo accipiendo
esse, non possumus scire esse Dei, sicut nec eius essen-
tiam, sed solum secundo modo. Scimus enim quod haec
propositio quam formamus de Deo, cum dicimus : Deus est,
vera est. Et hoc scimus ex eius effectibus. » Lisant cette
réponse un moderne en déduirait facilement un subjecti-
visme absolu; subjectivisme qui serait d'ailleurs en contra
diction manifeste avec toute l'œuvre de saint Thomas. Point
n'est besoin du reste de se livrer à des tours de passe-passe
pour écarter la difficulté : D. Thomas sui interpres. Cette
distinction entre les deux manières de dire l'être est emprun
tée à Aristote; saint Thomas dans son commentaire (V Met.,
l. 9) après avoir exposé la lettre du Stagirite, ajoute : « Scien-
dum est autem quod iste secundus modus comparatur ad
primum sicut effectua ad causam. Ex hoc enim quod
aliquid in rerum natura est sequitur veritas et falsitas in
propositione quam intellectus significat per hoc verbum
« est » prout est verbalis copula ». Du fait que saint Thomas
affirme que, dans la proposition « Dieu est », le verbe n'a
qu'une valeur de copule, il ne faut donc pas conclure que
cette proposition formule un pur lien mental entre le sujet
et le prédicat. En aucune manière, car cette copule exprime
la vérité de l'affirmation, vérité qui est fondée sur l'existence
objective de Dieu, et nullement sur une construction de
l'esprit : « haec propositio... Deus est, vera est, et hoc
scimus ex eius effectibus. » D'un mot, l' « esse » copule suppose
l' « esse » acte d'exister (1). Mais alors celui-ci nous le con-

(l) En effet, juger c'est affirmer qu'un sujet et un prédicat s'identifient hors de
l'esprit, dans l'existence, possible ou actuelle.
182 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

naissons, en tant du moins qu'il fonde la vérité de nos dires;


pourquoi donc saint Thomas maintient-il que nous ne le
connaissons pas ? La réponse nous est suggérée par Boet.
Trin., q. 6, a. 3. où l'on distingue une connaissance parfaite
et une connaissance imparfaite. Mais précisons :
Au sujet de Pierre je puis demander trois choses :
!1° quid sit essentia Petri.
2° quid sit exister lia Petri.
3° an Petrus existat.
Pratiquement la deuxième et la troisième question
coïncident; l'existence de Pierre, n'étant pas son essence,
n'a que faire avec la question quid, laquelle se rapporte à
l'essence. Dès l'instant que je puis répondre affirmativement
à l'an sit, je connais, autant que faire se peut, l'existence de
Pierre. En Dieu au contraire, l'existence ressortit à la
question « quid », puisque, par identité, elle est l'essence
divine.
Reprenons maintenant nos trois interrogations et appli
quons-les à Dieu. Si l'on entend — avec les scolastiques —
par « scire » un savoir parfait, alors il est clair qu'il nous est
impossible de répondre aux deux premières questions :
«non possumus scire esse Dei nec eius essentiam». En revan
che, nous pouvons répondre affirmativement à la troisième
question : « possumus scire esse Dei », dans le sens de :
« possumus scire an Deus existat »; connaissance parfaite,
parce qu'obtenue par voie de démonstration rigoureuse.
Cependant le primat de la « via negationis » est encore
maintenu, car, tandis qu'en connaissant l'«an sit » de Pierre,
je sais, par le fait même, le « quid sit » de son existence,
il n'en va plus de même de Dieu : la connaissance « an sit »,
parfaite et de valeur absolue quant au fait de l'existence,
est imparfaite, obscure, déficiente quant au « quid » de
cette existence; par suite il est plus exact de dire : « non
possumus scire esse Dei » que d'affirmer le contraire.
— En avançant que nous atteignons l'existence de Dieu et
non pas son essence, on semble faire un sort privilégié
à l'attribut « existence »; il n'en est rien; à vrai dire, il
en va de l'existence comme des autres attributs. De la
bonté ou de la sagesse divines nous savons qu'elles sont,
mais non ce qu'elles sont; tout de même nous savons
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 183
que Dieu existe, mais nous ignorons ce qu'est son existence.
Encore quelques objections des symbolistes. Dieu,
dit-on, c'est l'Indéterminé donc l'inconnaissable. L'adver
saire oublie qu'il y a l'indéterminé, par défaut et l'indéter
miné par excès (1); le premier c'est le vide, le deuxième
c'est la perfection sans terme. Mais Dieu est tout à fait
déterminé, en ce sens que son essence se distingue de tout
le reste (Qd. 7, a. 1, ad 1). Il n'y a pas de science possible
de Dieu si l'on entend par là une conssaissance ayant
valeur de définition, de compréhension; mais comme il
existe une gradation dans le savoir, rien n'infirme une saisie
positive, quoique confuse et analogique de l'être divin, Dieu
étant éminemment intelligible puisqu'en lui se vérifie par
excellence le rapport universel :
degré d'immatérialité .
degré d'intelligibilité ^'
Cette dernière objection dévoile la source même de
notre différend avec les symbolistes. Leurs difficultés sem
blent innombrables, mais ce n'est là qu'une apparence;
en dernière analyse tout se ramène à ceci : point de milieu
entre l'idée adéquate et le symbole, entre la connaissance
compréhensive et l'ignorance totale, ce qui revient à dire, en
théodicée, que pour connaître Dieu il faut être Dieu. A
peine indiqué chez les uns, exprimé avec éclat par d'autres —
un Karl Barth par exemple — voilà le principe, ou mieux le
préjugé, qui hante l'esprit de nos adversaires. Or nous
n'acceptons pas l'alternative dans laquelle on prétend nous
enfermer, car entre l'idée claire et le symbole il y a l'idée
confuse, entre la connaissance exhaustive et l'agnosticisme,
il y a notre « analogisme ». Certes Dieu seul se sait, si l'on
entend par là un savoir adéquat, total, mais de quel droit
affirmer que celui-là seul est possible ? Pourquoi ne pour
rions-nous pas démontrer que Dieu est sage et bon, tout en
ignorant le « comment », le « mode divin » de ces attributs ?
Rappelons-nous la belle comparaison de Descartes : une
montagne, on ne peut l'embrasser, mais on la peut toucher

(1) Cf. DE MUNNYNCK, Praelect. de Dei Exitt., Lovanii, 1904, p. 29.


(2) Qd. 3, a. 3;/a P., q. 12, a. 2; q. 14, a. 1; De Causis, 1. 15; De Ver., q. 2, a. a,
c. et ad 4. Sur le rapport constant entre immatérialité et intelligibilité, cf. DURANTEL,
,./>. cit., ch. 1.
184 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

du doigt; ainsi Dieu, on ne peut le comprendre, mais on le


peut toucher de l'esprit.
Nous ne saurions mieux terminer cette discussion qu'en
citant un beau texte de saint Thomas où les déficiences et les
grandeurs de la connaissance que nous avons de Dieu sont
admirablement exposées : « cum Deus in infinitum a crea-
tura distet, nulla creatura movetur in Deum ut ipsi adae-
quatur, vel recipiendo ab ipso, vel cognoscendo ipsum.
Hoc igitur quod creatura in infinitum distat, non est ter
minus motus creaturae; sed quaelibet creatura movetur
ad hoc quod Deo assimiletur plus et plus quantum potest;
et sic etiam humana mens debet moveri ad cognoscendum
de Deo plus et plus, secundum modum suum. Unde dicit
Hilarius : qui pie infinita prosequitur, etsi non contingat
aliquando, tamen proficiet prodeundo » (Boet. Trin., q. 2,
a. 1, ad 7).

L'agnosticisme des mystiques. — Le modernisme a cherché


à annexer les mystiques, comptant qu'une si noble conquête
donnerait de l'éclat au triomphe du symbolisme. Les
mystiques sont anti-intellectualistes, dit-on, ce qui montre
bien à quel point votre dogmatique spéculative est peu
génératrice de piété. Et il n'est pas difficile de recueillir
chez les grands extatiques, — surtout chez ceux qui
s'apparentent au néo-platonisme dionysien (1), — des
textes qui confirment la théorie, aujourd'hui en faveur,
sur le caractère essentiellement irrationnel du mysticisme (2).
Nous n'y contredirons point pourvu qu'il soit entendu qu'ici
encore nous sommes en face d'un agnosticisme par excès
et non par défaut. Le symboliste se tait parce qu'il ne sait
rien, le mystique, parce qu'il sait trop : c'est un silence
admiratif. Comment répéter des « arcana verba quae non
licet homini loqui » ? Comment rendre une expérience de
tous points ineffable ? « Excedit supereminentia divinitatis
usitati eloquii facultatem » (AuGUST., de Trin., 1. 7, c. 4).
Alors le mystique éperdu se réfugie dans les négations pour
nous faire soupçonner combien ce que perçoit sa contem-

(1) Cf. H. MULLER : Dionysi1u, Proklos, Plotinos, Munster, 1918, pp. 62-107;
R. ARNOU, Le désir de Dieu dans la philosophie de Plotin, Paris, 1921, ch. 5 et 6; Rev.
Asc. et Myst., août 1922, pp. 201 ss; FOURRAT, La spiritualité chrétienne, tome 2, ch. 8.
(2) Cf. W. JAMES, The varieties of Religions experience^ London, 1919, p. 416.
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 185
plation émerveillée dépasse infiniment tout ce que l'intel
ligence discursive atteint : « essentia divina quam tenebras
vocat (Dionysius) propter claritatis excessum » (1); d'autres
fois il accumule les paradoxes pour secouer notre torpeur,
et montrer qu'une réalité suréminente enclôt toutes les
perfections, que d'elle tout peut s'affirmer et se nier (/a P.,
q. 4, a. 3, ad 1); parfois encore il se réfugie dans la nuit —
« en la Noche dichosa » — et semble couvrir de mépris
toute activité intellectuelle, mais il entend simplement
exclure le discours ordinaire pour exalter sa connaissance
expérimentale (2). Savoir connaturel selon un mode supra-
humain : c'est cela que le mystique veut dire quand il fait
l'agnostique; sa contemplation n'est nullement une chute
dans le nirvana ; c'est au contraire la suprême opération
de l'esprit, quelque chose d'analogue à l'immobilité divine :
un repos éminemment actif (cf. Ha //ae., q. 179, a. 1, ad 3;
q. 180, a. 6, ad 1).
Enfin il est une dernière source de l' « agnosticisme »
mystique : la vie spirituelle elle-même. La fin de l'homme
c'est la conjonction avec ce principe d'où il a jailli. Sorti,
par la création, du sein de Dieu, il y doit revenir par la
contemplation, et l'amour (3). Mais Dieu est simple, il est
l'Un; pour que cette conjonction devienne possible, il faut
que nous nous ramenions à la simplicité et à l'unité. Hélas!
dispersés et comme répandus en dehors, nous devons nous
intérioriser et nous simplifier (DENYS, Div. N., c. 4, § 9)
pour atteindre cette «Gelassenheit» que les grands mystiques
rhénans prônent à tout instant. Qu'est-ce cette « Gelassen
heit » ? C'est un état de purification et de simplification
extrêmes, dans lequel l'homme, renonçant à tout, et entière-

(1) IV Sent., d. 49, q. 2, a. 1, ad 4. — S. JEAN DE LA CROIX, Sabida, I, c. 2 :


« (Dios) por ser incomprehensible y infinitamente excedente se puede tambien
decir oscura Noche para el aima en esta vida » Noche oscura; II,, c. 5. — Voir éga
lement la doctrine mystique du Néant de Dieu. W. JAMES (cf. op. cit.,p. 417) cite
Erigène, Boehme, Silesius; cf. TAULER (Sermons, trad. Hugueny, Théry, Corin,
Paris, 1927, I, p. 16); Suzo (Deutsche Schriften, lena, 1911, II, pp. 117, 128). Saint
THOMAS:/" P., q. 12, a. 1, ad 4; Div. Nom., c. 1, 1. 1. (Vives p,38o) et l. 3 (Vivèsp. 392).
BLONDEL, L'action, p. 342.
(2) • Hanc irrationabilem et amentem et stultam sapientiam excedenter laudantes >
(D1ONYS., Div. Nom., c. 7).
(3) De Ver., q. 20, a. 4; / Sent., d. 14, q. 2, a. 2; q. 4, a. 1, et q. 5, a. 1, q. 1,
ad 3 ; // Sent., d. 1, q. 1, a. 3, obj. 4; De Pot., q. 3, a. 4, obj. 1 cum resp; Div. Nom.,
c. 1, 1. 3, etc. Cf. avec les réserves qui s'imposent, J. DURANTEL, Le retour à Dieu par
l'intelligence et la volonté, dans la philosophie de saint Thomas, Paris, 1918.
X86 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

ment abandonné à Dieu, dépouillé de toute pensée et de


tout vouloir propres, adhère à Dieu très purement : ainsi
s'amorce sur la terre ce retour qui ne sera définitif et parfait
qu'au ciel (1).
Dans la vie mystique, la « voie de rémotion » purifie
conjointement la sensibilité, la volonté et l'intelligence. En
ce qui concerne cette dernière puissance, le contemplatif
a toujours devant les yeux le mot d'AuGUSTlN, selon lequel
Dieu est le « bien suprême qui est atteint par les esprits
entièrement purifiés » (De Trin., 1. 1, c. 2). Il faut donc se
soumettre à une purification active et passive de l'esprit,
sacrifiant les images, les discours, les pensées multiples pour
parvenir à la nudité de l'âme : « Mens ab omnibus recedens,
postea et seipsam dimittens, unita est supersplendentibus
radiis » (2).
Même dirigée par la foi, la connaissance analogique tisse
entre Dieu et nous le voile des concepts : la sagesse suprême
veut déchirer ce voile, supprimer la distance que suppose
toute connaissance conceptuelle. Il semble bien que sous
l'impulsion du Don de Sagesse l'âme contemplative y
réussisse et expérimente ainsi la Trinité qui habite en son
fond.
« Que l'esprit de l'homme, s'étant mis totalement, par
l'utilisation de son don de sagesse, sous l'emprise de l'Esprit
qui fixe à découvert les profondeurs de Dieu, consente à être
en conjonction avec son Dieu intérieur, sans concept,
tanquam ignoto et inacessibili, que dans cette attitude de
renoncement absolu à voir, à se faire des idées sur Dieu,
il se laisse porter vers Dieu par le Saint-Esprit, l'obstacle
du concept n'existe plus. Sans doute l'esprit ne contem
plera rien, mais, si vraiment il participe à la Sagesse divine,
il fera mieux que contempler : en tant que devenu un même
esprit avec Dieu, il sentira, il touchera, il expérimentera
imméditaement la présence substantielle de Dieu au-dedans
de lui-même » (3).

(1) TAULER, Predigten (lena, 1913) I, n. 9 (2. Dom. Quad.V, n. 15 (Dom. Palm.)
n. 67 (16. Dom. post Trin.). — SEUZE : Exemplar, I Buch, Kap. 47-48; III Buch,
Kap. 1, 7, etc.
(2) DIONYS., Div., Nom. c. 7, §. 3 (S. THOMAS, 1. 4); cf. De Ver., q. 8, a. 15,
ad 3; Boet. Trin., q. 1, a. 2. Cf. S. JEAN DE LA CROIX, Subida, I, c. 4; II, c. 14; III,
c. 1; c. 2 : « aquella noticia confusa, universal, pun, y sencilla. >
(3) GARDEIL, La structure de l'âme et l'expérience mystique, Paris, 1927, II, p. 259.
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 187
Voilà de l'anti-intellectualisme si l'on veut, mais qui,
loin d'être agnostique, est une aspiration vers la lumière,
vers une connaissance suréminente et translumineuse
(D1ONYS., De Div. Nom., c. 1-2).
L'expérience mystique ne détruit pas la connaissance
analogique, elle la dépasse; mais elle la confirme aussi,
puisqu'elle montre, contre le symbolisme, la possibilité
d'une connaissance vraie et puisque, par son appel aux
négations, elle dévoile l'indigence de l'anthropomorphisme.
De même que le sommet de la contemplation rationnelle
du théologien consiste à voir Dieu comme radicalement
séparé de tout (/// Sent., d. 35, q. 2, a. 2, q. 2), à le connaître
par l'ignorance (In Div. N., c. 7, 1. 4) ainsi, analogiquement,
sur un plan supérieur, l'âme parvenue au sommet de la
contemplation mystique ne peut plus que balbutier le mot
de l'Epouse : Nescivi (Cant., VI, n).

Conclusion : la Connaissance Analogique. — Après ces


paragraphes antithétiques et ces affirmations qui, appa
remment, s'entre-détruisent, il ne sera peut-être pas hors de
propos de condenser, en une vue d'ensemble, les carac
téristiques de notre connaissance analogique de Dieu.
1° Evidemment elle n'est pas exhaustive (III C. G., c. 55),
ni 2° intuitive (De Ver., q. 10, a n), ni 3° quidditative
(III C. G., c. 41; cf. CAJET., In De Ente et Ess., c. 6, q. 15).
Nous ne connaissons Dieu que par ses effets, lesquels sont
inadéquats; de plus, la faculté d'appréhension de toute
intelligence créée est limitée, parce que cette puissance
est reçue, participée. Quoique éminemment intelligible,
Dieu est incompréhensible (De Ver., q. 2, a. 2, ad 5; Div.
Nom., c. 1,l. 1; Vives, p. 379).
4° Cette connaissance est-elle immédiate ? Non pas au
sens d'intuitive, cela s'entend (1). L'ontologisme est une
ambitieuse rêverie de faux mystiques. Nous ne voyons pas
Dieu en soi, mais tout uniment la résultante Ide son action,
et par cet intermédiaire, nous remontons jusqu'à sa nature.
(1) Saint Thomas distingue une double connaissance immédiate-intuitive « : Per
praesentiam essentiae in cognoscente; per praesentiam sui similitudinis in potentia
cognoscitiva >. La connaissance analogique est médiate : « Per hoc quod similitudo
rei cognitae non accipitur immediate ab ipsa re cognita sed a re aliqua in qua resultat,
sicut videmus hominem in speculo... unde et dicimur videre Deum in speculo ».
/«P., q. 56.a. 3;Qd. 7, a. 1./«P., q. 94, a.
l88 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

Cependant, Capréolus statue : « Septima conclusio :


quod Deus potest in via immediate cognosci,ita quod cognitio
viatoris attingit in ipsum, licet per media transeat; dum
autem Deum attingit, potest de ipso immediate cogitare,
sic quod ex tunc ad cogitandum de Deo non oportet prae-
cogitare de alio » (In I Sent., d. 2, q. 1, a 1 ; éd. Paban-Pègues,
I,p. 122). Et le théologien de Toulouse cite à l'appui plusieurs
textes de saint Thomas, en particulier celui-ci : « Quando
aliquid videtur per similitudinem alterius rei, potest con-
tingere quod videns rem per medium cogitet de re imme
diate, sine hoc quod cognitio ejus convertatur ad aliam rem :
quia in illud medium non convertitur ut est res quaedam,
sed ut est imago illius rei quae per ipsam cognoscitur...
Et ideo quando per similitudinem creaturae, quam intel-
lectus habet penes se, non convertitur in creaturam ut est res
quaedam, sed solum ut est similitudo Dei, tunc immediate
de Deo cogitat, quamvis non immediate Deum videat » (IVSent.,
d. 49, q. 2, a. 7, ad 8).
L'occasion nous paraît propice pour signaler ce qui nous
semble être une déficience des théories de l'analogie pro
posées respectivement par le P. Valensin et MM. Blanche ct
Balthasar. Le premier de ces auteurs répète sans cesse que
connaître analogiquement, c'est penser une réalité à travers
une autre, en sorte que les notions deviennent interchan
geables. Les deux autres aboutissent à des conclusions
semblables, étant donné que, selon eux, l'analogie de pro
portionnalité propre comporte un analogue principal en
fonction duquel tous les autres se définissent : or si « dans
l'ordre de dépendance » c'est la réalité divine qui est le
principe de l'analogie, néanmoins, « dans l'ordre de CONNAIS
SANCE » c'est le rapport créé, puisque nous partons de là
pour nous élever vers le couple divin (BLANCHE, L'analo
gie, p. 268). D'autre part, « qu'une chose soit principe
dans l'ordre de connaissance ou dans l'ordre de nature,
il n'en est moins vrai que dans l'ordre où il est principe,
c'est sa notion qui éclaire et qui définit celle des autres ana
logues » (ib., p. 269). D'où il suit que l'analogue secon
daire est connu « dans et par le concept de l'analogue
principal », qu'on « soumet toutefois à la rectification
nécessaire pour que la vérité de la représentation subsiste »
(té., p. 262). — Ou nous nous trompons fort ou cette doctrine
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 189
appliquée à la théologie, si elle réussit à sortir du méta-
phorisme, ce n'est que pour aller tout droit vers l'anthro
pomorphisme. En effet, dans la métaphore, il est très vrai
que l'un des rapports définit l'autre : je ne connais la colère
divine qu'à travers la colère humaine. Mais est-ce que je ne
connais la bonté divine que dans et par la bonté humaine ?
Nos auteurs semblent l'affirmer, sans distinctions. Puisque
dans l'ordre de connaissance c'est le rapport créé qui est
principe de l'analogie, il suit que c'est sa notion qui éclaire
et qui définit le rapport divin, et que « le concept de l'ana
logue principal » (ici la bonté créée)» figure dans la définition
des autres » (ici, la bonté divine). Il est parfaitement inutile
de nous entretenir de « rectifications nécessaires » : si c'est
la bonté humaine qui, dans l'ordre de connaissance, définit
la bonté divine, on aura beau la dégrossir, l'épurer, nous ne
sortirons pas de l'anthropomorphisme, parce que nous
connaîtrons une perfection divine comme humaine (1).
Certes, au point de vue génétique, il est de toute évi
dence que notre théodicée dérive de concepts exprimant
le créé, que nous allons à Dieu au travers de la créature (2).
Mais d'autre part il est faux que nous regardions la perfection
divine directement dans et par la perfection humaine,
comme si celle-ci était l'analogue principal définissant
celle-là. Non, le processus est tout autre, et nous croyons
qu'aucune recherche théologique ne peut aboutir — échap
pant au métaphorisme comme à l'anthropomorphisme —
si l'on n'admet pas d'emblée, en notre esprit, un pouvoir
d'abstraction qui nous permette de penser dans le transcen
dant. Par exemple, pour concevoir la Bonté divine, nous
devons abstraire de la bonté créée une idée transcendante, —
qui n'est donc plus formellement (mais seulement propor
tionnellement) le concept de bonté créée, et c'est cette idée
que nous proportionnons à Dieu, c'est dans et par cette idée
universelle que nous connaissons la bonté subsistante.
Impossible de dire, dès lors, que le couple créé définit le
couple divin, puisque la notion analogue n'est plus que

(1) C'est pourquoi saint Thomas affirme constamment que l'Infini et le fini ne
peuvent pas entrer dans le même rapport n'étant pas directement comparables
(De Ver., q. 2, a. 3, ad 4); or c'est à cette comparaison directe que l'on aboutit, en
fin de compte, si le rapport créé définit le rapport divin.
(2) Cf. la note (1) au début de cette « conclusion ».
CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

proportionnellement la notion créée : nous avons là, en


réalité, un concept transcendant qui domine l'un et l'autre
rapport, et abstrait inadéquatement de l'un comme de
l'autre (1) : il y a un principe « unum proportione » ni
exclusivement divin, ni exclusivement créé, mais qui vise
tous les deux, qui est tous les deux, proportionnellement.
Il faut toujours en revenir aux textes fondamentaux :
« Quamvis non nominemus Deum nisi ex creaturis, non
tamen semper nominamus ipsum ex perfectione quae est
propria creaturae, secundum proprium modum participandi
illam, sed etiam possumus nomen imponere ipsi perfectioni
ABSOLUTE, non concernendo aliquem modum significandi in
IPSO SIGNIFICATO quod est quasi objectum intellectus,
quamvis oporteat semper modum creaturae accipere ex parte
ipsius intellectus qui natus est ex rebus sensibilibus accipere
convenientem intelligendi modum; et haec proprie dicuntur
de Deo » (/ Sent., d. 22, q. 1, a. 2, ad 2). « Omne quod est
perfectum in creaturis oportet Deo attribui secundum id
quod est de ratione illius perfectionis absolute, non secundum
modum quo est in hoc vel illo » (De Pot., q. 9, a. 5).
Ces pages étaient déjà rédigées lorsque nous eûmes la
joie de trouver des idées semblables aux nôtres exprimées,
avec quel éclat, par celui qu'on a joliment appelé le « Nestor
thomistarum », le R. P. Gardeil (2).
Après avoir très élégamment construit le concept d'être
en tant qu'être, le savant dominicain se demande « à quel
intellect correspond adéquatement ce concept unique,
représentatif à la fois de tout l'être divin et de tout l'être
créé... Ainsi entendu, le concept analogique de l'être en
tant qu'être ne semble pas appartenir en propre à l'intelli
gence humaine comme telle. Sans doute l'intelligence
humaine le découvre, mais elle ne saurait se l'approprier.
C'est ce que manifeste la manière dont nous nous élevons
à l'Etre divin.... Il (ce concept) n'est donc pas comme
tel, un concept de l'intelligence créée. Il déborde, par sa
valeur représentative, l'intelligence créée qui y parvient.
Il n'est pas fait uniquement pour elle. » Il n'appartient pas
davantage, en propre, à l'intellect divin. «Mais ne pourrait-on

(1) Cf. CAJET., Nom. An., c. 10, p. 277.


(2) La structure analogique de l'intellect (Rev. Thom., 1927).
L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THÉOLOGIQUE 191
pas concevoir, faisant face à la réalité conceptuelle, analo
gique, de l'être en tant qu'être, un intellect qui ne serait
formellement ni l'intellect divin, ni un intellect créé, —
un intellect en soi ? Ce serait une façon d'intellect commun,
d'une communauté d'analogie s'entend, à l'intellect créé
et à l'intellect divin, comme son objet, l'être en tant qu'être, est
commun, d'une communauté d'analogie, à l'être créé et à
l'être divin. A l'instar de l'être en tant qu'être, il serait conçu
comme bifurquant sur ses deux analogués, le supérieur,
l'intellect divin, l'inférieur, l'intellect créé. » De cette doctrine
il découle à l'évidence que, pour concevoir l'intellect divin
avec quelques chances de vérité, il nous faut nous hausser
jusqu'à l'intellect en soi; c'est donc formellement à travers
l'intellect en soi, et non à travers l'intellect créé que nous
devons penser l'intellect divin si nous voulons atteindre
un minimum d'objectivité, si nous voulons échapper à
l'anthropomorphisme et au métaphorisme.
5° Il nous reste à voir, en cinquième et dernier lieu, si
notre connaissance de Dieu peut être ditepropre. Saint Thomas
tantôt l'affirme (/ C. G., c. 14; /// C. G., c. 39, etc.) tantôt
le nie (Boet. Trin., q. 1, a. 2). C'est que dans les premiers
textes connaissance propre s'oppose à connaissance méta
phorique (/ Sent., d. 22, q. 1, a. 2), et signifie que nous
atteignons des attributs essentiels; dans le second endroit,
connaissance propre s'oppose à connaissance commune
confuse, générale (/a P., q. 14, a. 6). Et dans ce sens notre
connaissance de Dieu est tout à fait impropre, en tant que
connaissance analogique et en tant que telle connaissance
analogique.
En tant qu'analogique, parce que la notion proportion
nellement commune ne peut être obtenue qu'en faisant
abstraction — imparfaitement sans doute, mais enfin
réellement — de ce que les analogués ont de caractéristique,
de différentiel, de « propre », pour ne retenir que les traits
communs : « res similis alteri proportionaliter abstrahit
a se absolute sumpta », dit Cajetan (Nom. An., c. 5, p. 261).
En tant que telle connaissance, c'est-à-dire en tant que
connaissance d'une réalité divine, car il nous faut tendre à
son maximum notre faculté d'abstraction, au point que
plus un nom est commun et plus il est propre à Dieu (P P.,
q. 13, a. 1l)! Toute connaissance par analogie est impar
IÇ2 CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

faite, puisqu'elle repose sur une similitude qui n'est ni


spécifique ni même générique; mais entre toutes les con
naissances par analogie, celle qui a Dieu pour objet est la
plus lointaine; bien plus imparfaite par exemple que celle qui
prétendrait saisir la substance par la similitude de l'acci
dent (De Ver,t q. 8, a. i; IV Sent., d. 49, q. 2, a. i). Rien
d'étonnant, dès lors, que saint Thomas nous parle de «quan-
tulacumque cognitio » (IV Sent.,à. .49^.2,3.7, ad 7). Mais ce
n'est pas là un terme de mépris, tout au contraire. « Intel-
lectus humanus magis desiderat et amat et delectatur in
cognitione divinorum, quamvis modicum quidem de illis
percipere possit, quam in perfecta cognitione quam habet
de rébus infimis » (/// C., G., c. 25).
Définissons, en terminant, la « méthode » d'analogie.
Dans nos spéculations sur Dieu, ce qui est vraiment central,
c'est cette proportion, si souvent établie par nous :
(a)
v créé comme (x) incréé
être participé être non-participe'
Ainsi s'exprime formellement la CONNAISSANCE analo
gique. La MÉTHODE d'analogie exige de multiples démarches
qui toutes gravitent autour de la proportion. La causalité
se rapporte à l'existence de la proportion, elle veut lui assurer
un solide appui dans le réel : la rémotion et la suréminence se
rapportent à la signification de la proportion. C'est pourquoi
la « méthode » d'analogie, considérée en son extension
totale, comporte quatre étapes solidaires : i° voie montante
de causalité; 2° établissement de la proportion; 3° déter
mination de son sens; 4° voie descendante d'attribution.
Je démontre, par exemple, i° qu'il existe une cause
première de la sagesse, puis, 2° je prouve que cette cause est,
intrinsèquement, « sagesse », selon la proportion :
être participé être non-participe
science créée science incréée
Mais que signifie cette similitude de rapports ? 3° Appliquant
la négation au premier rapport et le surélevant ensuite, je
détermine que la science divine est sans devenir, c'est-à-dire
par essence, substantielle, parfaite, etc. Enfin, 4° entre en jeu
l'analogie d'attribution mixte, et la voie descendante nous
fait découvrir l'universelle causalité de la science de Dieu.
Ces divers moments de notre recherche, en même
L ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THEOLOGIQUE 193

temps qu'ils ruinent définitivement le symbolisme et


l'anthropomorphisme, mettent en relief l'universelle supré
matie de l'Analogie (1).

(1) Le présent ouvrage était déjà à l'impression lorsque nous avons eu connais
sance du livre de M. Edouard Le Roy : Le problème de Dieu, Paris, 1930. La pre
mière partie du volume reproduit des pages anciennes et bien connues (Comment
le pose le problème de Dieu, Rev. de Mét. et de Morale, 1907), la deuxième, nouvelle,
prétend nous montrer « un chemin vers Dieu ». Je dois me borner à présenter quelques
remarques générales. M. Le Roy refuse — toujours et obstinément — de se placer
sur le plan de l'être. Lorsqu'il se sert de son intelligence, il lui interdit de dépasser
le deuxième degré d'abstraction; le plus souvent, du reste, il est dominé par l'image,
il transpose le thomisme en termes d'imagination statique pour lui reprocher le mor-
celage et l'anthropomorphisme, pour le réduire à l'état de « nécropole de concepts où
dorment des idées momies « (Op. cit., p. 287); tandis que lui-même se confie à l'ima
gination dynamique pour élaborer son propre système; nous assistons alors à une
sorte de divinisation de l' « élan vital » (Op. cit., pp. 122 ,205, 282, etc.) Afin de se
couvrir contre les reproches inévitables d'hétérodoxie, l'auteur après s'être essayé
de son mieux à ruiner tout ce que le thomisme a de positif, réclame son patronage,
tâche de s'en couvrir comme d'un manteau (/. c., pp. 287-289). Mais c'est en vain;
cet essai pour transformer saint Thomas en agnostique n'est pas plus heureux que ceux
que nous avons dénoncés plus haut. Il repose en somme sur les mêmes équivoques. —
Tous les problèmes traditionnels se retrouvent dans ces pages, mais complètement
déformés, détournés de leur sens légitime. Rien d'étonnant à cela, le bergsonisme
est- il autre chose qu'une alchimie à rebours, visant à transformer l'or en plomb, je
veux dire la métaphysique en empirisme ?

Analogie. 1*
CHAPITRE TROISIÈME

CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

SOMMAIRE

I. — ANTHROPOMORPHITES ET SYMBOLISTES.
Le parlement thélogique ; dénombrement sommaire des principales
erreurs; équivocité, univocité: leurs retentissements sur la théorie de la
foi et de la grâce. Les pseudo-démonstrateurs de mystères: Richard de
Saint- Victor. Anthropomorphisme de la religion moderniste. Pourquoi la
Trinité est-elle indémontrable? « Intellectus non univoce invenitur in Deo
et in nobis ».

II. — RAISON ET FOI.


Difficultés contre la théorie thomiste. Attaques de Laberthonnière.
Saint Thomas n'est ni agnostique ni extrinséciste. Rôles comparés de
l'analogie en théodicée et en théologie. Sens spéculatif du dogme.
Applications et exemples.

III. — NATURE ET SURNATUREL.


Immanentisme et extrinsécisme. Comment l'analogie domine cette
antinomie et rend possible une conception harmonieuse des rapports
entre les deux ordres.

I. ANTHROPOMORPHITES ET SYMBOLISTES.

Le parlement théologique. — Le connaître répond à


l'être, l'idée analogique à la réalité analogique. Or, la
surnature ne s'oppose pas à la nature, puisqu'elle la
suppose. Il est donc clair que le parallélisme subsistera en
théologie, et que les opinions ontologiques rejailliront sur les
théories dogmatiques. Aussi bien l'être est-il transcendant,.
ANTHROPOMORPHITES ET SYMBOLISTES 195

ce qui veut dire omniprésent (i). Etudiant notre connais


sance naturelle de Dieu, on voit la gamme des doctrines
métaphysiques, depuis l'équivocité de l'être jusqu'à son
univocité, éveiller en théodicée des résonances multiples;
— depuis l'agnosticisme athée, jusqu'à l'ultra-réalisme
moniste; il est à prévoir que nous retrouverons, en traitant de
la connaissance surnaturelle, un mouvement parallèle, une
échelle de conceptions analogues, depuis le naturalisme
jusqu'au mysticisme panthéiste. Par conséquent, il nous est
loisible, et ce ne sera pas vain amusement, de constituer tout
un parlement philosophico-théologique, avec ses groupes
innombrables et ennemis. Attitudes faciles, pour autant
qu'elles font évanouir le problème, les formes extrêmes ont
ceci de commun qu'elles s'accordent à nier la distinction des
deux termes en présence, soit en les confondant, soit en
supprimant l'un d'eux.
Les négateurs d'abord. L' « équivocisme » repousse toute
communication d'être, du Créateur à la créature. Cette
notion d'être n'étant plus en théodicée qu'un mot dépourvu
de tout sens pensable, il s'ensuivra que le pont de concepts
reliant l'homme à Dieu se trouvera coupé : sur quoi repo
serait-il, puisqu'à un mot commun, flatus vocis, ne répond
aucune réalité ? Et ce sera l'agnosticisme philosophique.
Transposé sur le plan du surnaturel ce courant nominaliste
conduira analogiquement au naturalisme qui nie toute
communication de vie de la Trinité à l'âme. Dieu existe, mais
les mystères de la foi sont des mythes, brouillards que la
morsure du soleil déchire; la religion révélée représente une
doctrine poétique à l'usage du vulgaire, expression allégorique
de la philosophie (Averroès) (2). Métaphysique et théologie

(i) II va sans dire que, dans ce qui suit, je me place à un point de vue théorique.
Je ne soutiens pas qu'historiquement tous les tenants de l'univocité aient abouti, par
exemple, au panthéisme déclaré (l'homme n'est pas, fort heureusement, un syllogisme
vivant), ou que tous ceux qui confondent raison et foi aient été partisans explicites de
l'univocité. J'indique simplement des connexions logiques entre les diverses thèses.
Les applications historiques ne manquent pas d'ailleurs : cf. sur 1' « univocisme »
des ontologistes, de Rosmini, et ses conséquences : DENZINGER, nn. 1659-1662;
1896-1896; 1915; 1926.
(z) Cf. MANSER, Dos VerhtUtniss v. Glaub. u. Wiss. bei Averroès (Jahrb.f. Phil. u.
tpek. Theol., Bd. XXV) : L. GAUTHIER, La théorie d'Ibn Roschd sur les rapports de la
phil. et de la foi, p. 177 ss. — On trouvera l'analogue de ces théories chez A. Comte
(l'état théologique) et les hégéliens, pour qui la religion est un moment préphiloso
phique de l'évolution de l'idée absolue; les dogmes se résolvent en problèmes méta
physiques; la religion représente (vorstellt) l'Absolu, tandis que la philosophie le
196 CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

peuvent subsister théoriquement, mais elles ressemblent


à ces astres éclatés dont les morceaux voguent éternellement
en sens divergents, sans que rien ne vienne les rattacher. Les
lois de l'être régissent strictement la métaphysique, mais
voici que soudain elles se trouvent dépourvues de toute
valeur, car elles aboutissent, en dogmatique, à des conclusions
nettement hérétiques : telle est équivalemment la position
défendue avec quelque circonspection par Siger de Bra-
bant (1), avec imprudence par les avérroïstes postérieurs, un
Jean de Jandun, par exemple (2). Dans ce conflit, ils décla
rent opter pour la foi, mais le rationalisme ne fera que tirer
franchement la conséquence d'un pareil état de choses, en
affirmant que la foi est la négation de la raison, que le
surnaturel en Dieu est inexistant; or, comme on ne peut
participer à l'inexistant, le surnaturel en nous, — la grâce, —
on le niera, et ce sera l'humanisme païen, l" « autonomie »,
l'homme se suffisant à lui-même. D'autres, plus timides,
se contenteront d'amoindrir tout ce qui est en Dieu ou ce qui
vient de lui; ainsi Pélage jadis, ainsi le semi-rationalisme,
ou le modernisme maintenant. L'analogie étant une forme
d'équivoque, nous pouvons ranger à côté de cette extrême
gauche — les agnostiques radicaux — la gauche : les agnos
tiques dogmatiques, partisans de l'analogie d'attribution
pure ou du métaphorisme. En théodicée, un Maïmonide ou
un Mansel représentent cette tendance; en théologie
nous rencontrons la forme parallèle du pragmatisme
religieux ou dogmatisme moral, et aussi, à un autre point de
vue, l'hérésie luthérienne de l'imputation extrinsèque,
sans justification intérieure.
Au delà, la doctrine thomiste de l'analogie siège au centre
de notre parlement. Seule, on le verra, elle rend raison
de la distinction des deux ordres de réalité, de la cognos-
cibilité des mystères et de la participation de la vie divine par
l'âme.
Nous n'avons pas le loisir de suivre les ramifications
multiples de l'agnosticisme, cependant il importe d'indi

pense (denkt). — Cf. B. CROCE, Logica*. pp. 303, 309, 314, etc; G. GENTILE, //
modernismo e i rapporti tra religione e filosofia, Bari, 1921; Discorsi di religione,
Firenze, 1923.
(1) MANDONNET, Siger de Brabant ", I, p. 148.
(2) HAURBAU, Hist. phil. scol.. Il, 2, p. 286.
ANTHROPOMORPHITES ET SYMBOLISTES 197

quer quelques-unes des caractéristiques du symbolisme


théologique moderne. D'abord il vénère comme fondateur et
patron E. Kant, qui se glorifiait d'avoir humilié la raison
pour faire place à la foi, assentiment aveugle d'ordrepratique.
Tout le monde sait que A. Ritschl, le premier, appliqua
ces vues à la théologie; ses continuateurs furent innom
brables (1). Quelles que soient leurs querelles, tous s'accor
dent quand il s'agit d'affirmer que le dogme n'a aucune
espèce de sens pensable. Par conséquent sa valeur ne saurait
être que pratique, en tant que les symboles de foi sont
excitateurs de sentiments religieux. Ceci posé, les divergences
entre symbolistes ne sont que secondaires. Ainsi, pour
Schleiermacher en son « Der Christliche Glaube », la religion
n'est pas affaire de spéculation mais d'affectivité; c'est
une expérience fondée sur le « sentiment de dépendance »
(Abhangigkeitsgefùhl), qui s'exprime en ces formules
boiteuses appelées dogmes. Pour Mansel, la signification des
dogmes est surtout morale, ce sont des directives pratiques
pour la conduite de notre vie. Parmi les modernistes,
G. Tyrrell se rapprocherait plutôt de Schleiermacher :
la religion est une expérience ineffable que balbutie ces
images et ces mythes que les théologiens codifient. Les
élaborations théologiques sont des analogies au sens vulgaire,
sans valeur objective. Edouard Le Roy est bien, analogi
quement (simpliciter diversus, secundum quid idem) le
Maïmonide moderne. Juif et aristotélicien, catholique et
bergsonien, ils se rejoignent par l'usage qu'ils font, en
matière religieuse de l'analogie d'attribution (2). Au fond, ce
que nous connaissons de la réalité divine, c'est notre relation
à elle. — Mais cette réalité existe vraiment (symbolisme
dogmatique). Le Roy a violemment protesté contre ceux qui
lui ont « fait dire que le dogme est une pure recette sans
valeur de vérité » (3). Sous la formule dogmatique, il y a une
réalité sous-jacente » (4); les dogmes sont des affirmations
« notifiant des existences objectivement réelles» (5), justifiant
(1) L'un des plus intéressants, et des plus radicaux, à l'heure présente, est Rudolf
Otto, champion de rirrationalisme religieux : R. OTTO, Das Heilige: ûber dos Irrationale
i. d. Idee des GSttlichen u. sein VerhtAtmss zum Rationalen, 22 Aufl., Gotha, 1929.
(2) Au sujet de l'attribution, notons la curieuse proposition de Rosmini qui
rejette cette analogie en plein ciel. DENZINGER, n. 1930.
(3) Dogme et critique, p. 40.
(4) /*., P. 3 n.
(5) Ib., p. 40 ; cf. pp. 33, 41, 51, 53, 75, 89, 95, 132, 145, etc.
igo CONNAISSANCE DES MYSTERES

et fondant en raison notre conduite (1). Seulement — comme


le Dieu de Maïmonide — cette réalité correspondante reste
totalement mystérieuse et inaccessible (2).
Le dogme a une valeur 1° primordiale pratique : c'est
Dieu qui nous commande des attitudes et règle nos relations
avec lui (analogie d'attribution); 2° secondaire, intel
lectuelle : a) négative absolue (3); — voyez la voie de
rémotion maïmonidienne; — b) positive relative en tant que
stimulant de pensée, orientation, énoncé de problèmes à
résoudre; en ce sens il est affaire de simples hypothèses
philosophiques.
Il n'est pas superflu de remarquer que Le Roy est encore
plus symboliste que Maïmonide. Celui-ci, en effet, admet
un minimum d'objectivité dans nos affirmations dogmatiques,
puisque nous pouvons connaître les attributs d'action. Ainsi
d'après Maïmonide, en disant que Dieu est une « personne »,
nous entendons qu'// agit comme agit une personne. Au
contraire, pour Le Roy, Dieu est dit « personne » parce que
nous devons agir envers lui comme s'il était une personne (4).
Dans le cas de Maïmonide, nous avons une vraie analogie
métaphorique, atteignant une qualité existant virtuellement
en Dieu; dans le cas de Le Roy, l'analogie est hybride,
mi-métaphore, mi-attribution, métaphore, parce qu'elle
semble désigner intrinsèquement Dieu; attribution, parce
qu'elle ne pose pas une perfection en lui, mais une relation en
nous.
Rejetant la connaissance surnaturelle de Dieu, au
moyen des formules de la foi, les symbolistes n'ont d'autre
échappatoire, pour conserver un semblant de religion, que
de faire appel à l'expérience religieuse comme source
jaillissant jusqu'à la vie éternelle : « quocirca nulla confici
ratione potest, (formulas religiosas) veritatem absolute
continere, nam qua symbola, imagines sunt veritatis atque
(1) Ib., pp. 25, 147, 299.
(2) Ib.. p. 33.
(3) Cf. j,i., pp. 21, 42, 79, 259, 268, 272, 310. Rejet des théories portant atteinte
à nos attitudes pratiques.
(4) Ib., p. 147. Dans ses travaux philosophiques, Le Roy semble bien nier que la
personnalité se trouve objectivement en Dieu : cf. Comment se pose le problème de
Dieu? p. 499; DENZINGER, n. 2108. — Pour Maïmonide, il y a ressemblance entre
notre action et l'action divine; pour Le Roy, « la ressemblance n'est que dans notre
action » Dogme et critique, p. 147. En somme, c'est transposer dans le domaine spécu
latif ce que saint Thomas dit du culte extérieur, 11l C. G., c. 119.
ANTHROPOMORPHITES ET SYMBOLISTES 199

idcirco sensui religioso accommodandae — qua instrumenta,


sunt veritatis vehicula atque ideo accommodanda vicissim
homini prout refertur ad religiosum sensum ». (Encycl.
Pascendi DENZINGER, n. 2079.)
Exception faite du thomisme, toutes les théories de
1' « équivoque » répondent, sous leurs formes innombables, à
une même inspiration foncière : l'agnosticisme en face du
transcendant, du surnaturel. Refus de distinction d'avec le
naturel, parce que négation.
A l'autre extrême, refus de distinctions, parce que
confusion; ce sera le règne de l'univocité, de la communauté
d'être, et donc de l'homogénéité — sinon de l'identité —
entre les deux ordres, et par suite, entre la raison et la foi. Car
une connaissance s'étend aussi loin que porte l'idée par
laquelle nous connaissons; et si la notion d'être est univoque,
il suit qu'elle est adéquate à tout; la totalité de l'être s'y
retrouve homogènement, l'existentiel s'y épuise, elle convient
à Dieu comme à l'homme, pure question de plus ou de moins,
et non différence radicale. Je n'aurai désormais qu'à dévider
ce concept; telle l'idée hégélienne, en se déroulant, il me
livrera le réel total; par conséquent je dois pénétrer l'essence
divine, car Dieu est être aussi. Dès lors, l'on absorbera la
créature en Dieu (occasionalisme, ontologisme), ou Dieu
dans la créature (panthéisme). Dans l'ordre surnaturel on
aboutira à tous les mysticismes divinisateurs de l'homme.
Abstraction faite des doctrines panthéistes de l'Orient,
rappelons l'immense vague néo-platonicienne qui déferle
depuis Proclus sur tout le Moyen Age, et la Renaissance, —
en passant par Scot Erigène, les Bégards (1), Eckart (2),
Bruno, — pour expirer en Allemagne aux pieds des
romantiques-philosophes. Et puis le flot pressé nous déborde
de ceux qui, sans aller jusqu'aux extrêmes, s'originent
logiquement à des conceptions semblables. Ce seraient
Baïus, Jansénius, ou bien ces piétistes protestants, ces
immanentistes outrés qui mettent en notre nature une
exigence du divin — tous confondent à des degrés divers, les
deux ordres. Ce seraient encore les traditionalistes, les semi-
rationalistes, Froschammer, Giinther, Hermes, ontologistes
(1) DENZINGER, n. 475; cf. Eunomius, prétendant connaître Dieu comme
soi-même : TIXERONT, Histoire des Dogmes, t. n, ch. 5, p. 49.
(2) DENZINGER, n. 510.
20O CONNAISSANCE DES MYSTERES

et rosminiens . . . turba magna. Elle nous est si naturelle et si


facile, cette pensée quantitative, lourde d'images — que la
« philosophie nouvelle » critiqua si acerbement, sans doute
parce qu'elle la pratiqua avec enthousiasme... Aussi, à part
les hérésiarques ou les hétérodoxes, l'on rencontrera, dans
l'histoire de la théologie, nombre de grands esprits, des
génies et des saints, qui donnèrent dans cet anthropo
morphisme qui allait à raisonner sur le Très-Haut comme si
nous étions à niveau. On n'en fait pas un surhomme, mais
presque un «sur-ange»; on croit courir sur la«viaeminentiae»;
en réalité, on est sur la « via augmenti » (1). De là — con
séquence qui nous intéresse particulièrement — ces innom
brables tentatives pour démontrer les Mystères, celui de la
Trinité surtout, car étant le plus abstrus il est par là même
le plus tentant.
Sans doute, la raison immédiate d'une telle attitude est
très souvent un souci d'apologétique. Raymond Lulle nous
en fournit un exemple typique. Pourquoi cet arsenal
d' « arguments nécessaires », de « preuves contraignantes » ?
— Le bienheureux veut convertir les averroïstes et ses
chers musulmans (2). Alors c'est une orgie de syllogismes que
le zèle dicte bien plus qu'un parti pris de science rigoureuse.
Combien d'apologistes nourrissent ainsi le désir de persuader
en rapprochant le dogme de la raison, en échafaudant des
démonstrations « minimistes » souvent si peu solides ?
Qu'importe, pourvu qu'elles persuadent ? Et l'on glisse vers le
rationalisme, l'on escamote inconsciemment la foi, l'on
supprime pratiquement le surnaturel que l'on voudrait tant
prouver (3).
Mais chez les plus grands, un Anselme ou un Abélard, à

(1) Ainsi un Thierry de Chartres dira que la théologie doit faire appel aux raisons
arithmétiques, musicales, géométriques et astronomiques (HAURÉAU, Notices et extrait!
Paris, 1890, p. 63). R. BACON assure que « mathematica omnino necessaria est sacrae
scientiae » (Opus Majus, pars IV : Mathematicae in divinis utilitas, Bridges, I, p. 175).
(2) O. KEICHER, R. Lullus u. seine Stellung z. Arab. Phil., Munster, 1909, pp. 65 ss.
Gagné par un si beau zèle, l'historien de Lulle s'est transformé en apologiste, mais de
son héros. Il essaie, et parfois avec bonheur, de le disculper du reproche de rationa
lisme, en le replaçant dans son milieu historique, en interprétant « reverenter » les
passages difficiles. Il reste que si L. n'est pas rationaliste au sens moderne du mot, il
n'en a pas moins confondu foi et raison.
(3) ZIGLIARA, Propaedeutica, l. 1, c. 19, n. 2 : « Qui tentat demonstrative probare
veritates ordinis supernaturalis, facto ipso negat huiusmodi veritates esse absolute
supernaturales quia inclusas supponit in virtuali extensione medii creati et naturalis
nostrarum demonstrationum ».
ANTHROPOMORPHITES ET SYMBOLISTES 2OI

côté de tendances apologétiques indéniables (i), il y a bien


autre chose, il y a une lacune dans leur pensée théorique :
le manque de distinction adéquate entre le domaine de la
théologie et celui de la philosophie. Ils se débattent contre la
difficulté générale de leur époque, et dans leurs efforts,
tendent en dernière analyse, à la vaincre. Le phénomène est si
universel qu'on a pu dire que l'histoire entière de la pensée
médiévale est dans cette aspiration à rassembler en une
synthèse harmonieuse, les données de la foi et celles fournies
par la raison. Mais la confusion héritée de l'époque patris-
tique pèse sur tout le haut Moyen Age. Sans doute les
docteurs ont médité la sentence d'Augustin : « scientia
debetur rationi, fides auctoritati » ; mais pratiquement
on n'arriva pas à distinguer nettement le domaine dogmatique
du rationnel, à les délimiter exactement, à déterminer leurs
rapports mutuels. Saint Thomas y parvient, mais, à peine cet
équilibre admirable est-il atteint, que la dissociation com
mence, sous l'inflluence de l'averroïsme et du nominalisme,
pour aboutir à cet état d'opposition et de lutte qui se perpétue
grâce à la philosophie moderne (2).
Si l'on veut bien se reporter aux nombreux travaux
publiés à ce sujet (3), l'on verra qu'une certaine confusion
entre la raison et la foi est si courante, avant saint Thomas,
qu'on a pu l 'ériger en caractéristique fondamentale de cet
« augustinisme », maître des écoles jusqu'à la synthèse
albertino-thomiste. « Absence d'une distinction formelle
entre le domaine de la philosophie et celui de la théologie,
c'est-à-dire, entre l'ordre des vérités rationnelles et celui des
vérités révélées. Quelquefois les deux ordres sont fusionnés
pour constituer une sagesse totale, en partant de ce principe
(1) Chez S. Anselme c'est le fameux « insipiens », ce sont les infidèles et les impies
qu'il faut persuader par des raisons « nécessaires » (Cf. VIGNA, Razione e fede nelle
opère di S. Anselmo. Riv. fil. neo-scol., 1909, pp. 424 ss.). Abélard vise « les pseudo
philosophes qui nous infestent et leurs attaques véhémentes » (Introd, theol., Cousin,
II, pp. 12, 75, 97, etc.) ainsi que les gentils et les juifs (Theol. Christ., Cousin, II,
pp. 550 ss.).
(2) Ct. MANSER, Die mittelalterliche Scholastik tiach ilirer Umfange H. Charakter
(Hist. polit. Blàtterf. d. kath. Deutschl., 1907, Bd. 139, p. 410).
(3) Citons entre beaucoup d'autres : MANDONNET, Siger de BrabanI, Louvain,
1911; G. BRUNHES, La foi chrét. et la phil. au temps de la Renaissance carolingienne,
Paris, 1903; E. KAISER, P. Abélard critique, Fribourg, 1901; G. ROBERT, Les écoles et
l'enseignement theol. pendant la première moitié du XII'' s., 1909; TH. HEITZ, Essai hist.
sur les rapports entre la philosophie et la foi de B. de Tours à saint Thomas, Paris, 1909;
E. GILSON, Etudes de phil. médiévale, Strasbourg, 1921; M. D. CHENU, La théologie
comme science au XIII1' s. (Arch. hist. doctrinale et litt. du M. A., tome II, Paris, 1927).
2O2 CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

que les vérités possédées par les anciens philosophes sont le


résultat d'une illumination divine, et qu'à ce titre elles font
partie de la révélation totale. D'autres fois, des domaines de
la philosophie et de la théologie sont affirmés, comme distincts
de droit, mais on n'arrive pas de fait à assigner un principe
capable de sauvegarder cette distinction. Même tendance
d'ailleurs à effacer la séparation formelle de la nature et de la
grâce » (i). Pour quelques Pères (2) et les premiers sco-
lastiques, il n'y a en réalité qu'une «sagesse totale», ce qu'on a
appelé une « religion-philosophie » (3). Syncrétisme d'inspi
ration alexandrine, mélange étonnant, comprenant les
sciences, l'exercice des vertus, la fuite du monde, les lettres
païennes, la mystique, l'exégèse, les sentences des philo
sophes, les doctrines des Pères, le tout indescriptiblement
confondu (4). Moïse tranche de la physique, et Platon
régente l'Ecriture. L'image que le cerveau médiéval à ce
moment évoque irrésistiblement est celle du chaudron de
Macbeth, masse d'éléments hétéroclites, agglomérat de
matériaux amorphes, auquel seul le désir d'interpréter cette
sagesse totale peut donner un semblant d'unité. On croit
être revêtu de pourpre, et on n'a endossé qu'un manteau
d'arlequin.
Scot Ërigène résume cet état d'esprit en ces phrases
lapidaires, si souvent citées : « Quid est aliud de philosophia
tractare nisi verae religionis qua summa et principalis
omnium rerum causa, Deus, et humiliter colitur, et rationa-
biliter investigatur, régulas exponere ? Conficitur inde veram
esse philosophiam veram religionem, conversimque veram
religionem esse veram philosophiam » (5). La théologie

(1) MANDONNET, op. cit., I, p. 55.


(2) MANSER, art. cit., p. 416; KAISER, op. cit., pp. 148 ss; PORTALIÉ, Dict. Th.
Cath., I, col. 2503.
(3) BRUNHES, op. cit., a» p., ch. i.
(4) Ainsi AJcuin après avoir défini la philosophie : l'étude de la nature et des
choses humaines et divines, y fait entrer l'honnêteté de la vie, la méditation de la mort,
le mépris du siècle, et enfin toute l'Ecriture : « Nam, aut de natura disputare soient, ut
in Genesi et Ecclesiaste; aut de moribus ut in Proverbiis. . ; aut de logica, pro qua nostri
theologiam sibi vindicant, ut in Canticis canticorum et in Sancto Evangelio » P. L.,
101, col. 952. Cf. MARIÉTAN, Le problème de la classification des sciences d'Aristote a
saint Thomas, Paris, 1901. — Ce traditionalisme était courant chez les Pères (Justin,
Clem. Alex; Origène, etc.) et les juifs (Aristobule, Philon, Josèphe) ; on le retrouve,
entre autres, chez MAIMONIDE (Guide, I, ch. 34, io, etc.) et R. BACON (Opta Menus,
Bridges, I, pp. 41, 46, 53; Opus Tertium, Brewer, p. 81.)
(5) De Praed., c. i. (P. L. 122, col. 357).
ANTHROPOMORPHITES ET SYMBOLISTES 203

accapare, monopolise le savoir. Car il ne s'agit pas sim


plement d'une synthèse de toutes les connaissances, sous
l'égide de la théologie. En réalité, on ne songe pas qu'il
puisse exister des disciplines diverses avec des principes
formellement distincts et des méthodes indépendantes. Tout
est immanent à tout, selon la formule si chère à notre
« philosophie nouvelle ». Comment se défier de notre raison
puisqu'elle nous mettait à même de remplir notre devoir
intellectuel (1) : cultiver et approfondir la science religieuse
universelle? La raison ne peut avoir d'autre rôle. Le Sei
gneur nous a révélé la vérité une fois pour toutes : désormais
nous n'avons plus qu'à en déchiffrer le sens. Il n'y a plus
rien de vraiment nouveau à découvrir. Que nous étudiions
l'Ecriture ou le Cosmos, nous ne devons y lire que Dieu;
pas autre chose à y chercher, et la raison doit se borner
à son rôle de simple interprète. Dans cette perspective
médiévale, un conflit est à priori impossible entre le dogme
et la science; si elle fonctionne normalement, l'intelligence
doit parvenir au cœur même du divin; si elle n'y aboutit
pas, c'est qu'elle a mal travaillé. Aussi le spéculatif d'alors
est-il fort étonné de se savoir accusé d'hérésie alors qu'il
croyait rendre clair un mystère (2). Comment tomber dans
l'erreur, puisque le raisonnement est correct ? Et l'on ne
se pose pas la question préjudicielle de savoir si l'application
de la dialectique à ces notions est simplement possible; et l'on
va, syllogisant, dans tous les domaines, univoquement (3).
A la longue, pourtant, ces échecs d'une raison qui veut
légiférer en matière de dogme, modèrent l'ardeur dialec
tique. Après le chaos primitif, voici s'ébaucher l' « opus
distinctionis » et l' « opus ornatus ». Mais le critérium
manque, qui permettrait d'assurer une fois pour toutes cette
discrimination.
(1) S. ANSELMUS Car Deus homo., c. 2.
(2) BRUNHES, op. cit., pp. 95, no, 114.
(3) Cf. ib., p. 92 : « Ce qui est frappant, c'est l'absence totale du sens du mystère.
Ce que les théologiens appellent la valeur analogique des formules dogmatiques, Frédégise
ne l'admet pas; pour lui, les formules sont l'équivalent de la réalité; il ne se rend pas
compte, que la réalité, et surtout la réalité divine les dépasse en bien des matières et,
dès lors, il est naturel qu'il raisonne, abstraitement et logiquement, sur ces données,
et qu'il aboutisse ainsi a des véritables difficultés, que l'on ne peut vraiment résoudre
qu'en se souvenant du caractère nécessairement imparfait de nos formules dogma
tiques ». L'auteur apporte plusieurs exemples de cet univocisme. — De même ROSCELIN
tombe dans le trithéisme pour avoir appliqué telle quelle, sa notion de personne,
à la Trinité » (P. L. t. 178, col. 365).
204 CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

Ainsi un Anselme ou un Abélard savent certes faire la


différence entre un acte de foi et un syllogisme, mais voyez, en
pratique, comment s'établissent les rapports entre ces deux
sources de connaissance; faute d'un principe — l'analogie —
on assiste fatalement à des empiétements de l'un sur l'autre.
Et ici, c'est la foi qui absorbe la raison, la théologie qui occupe
toute la place. Ce n'est pas inimitié — comme cela se voit
chez un P. Damien, chez les « spirituels » franciscains (i), ou
l'auteur de l'Imitation, — non, c'est un servage. La physiono
mie intellectuelle de l'époque répond à sa physionomie
sociale; ce que le serf est à son Seigneur, la philosophie l'est à
la théologie. Vraiment c'est un « ai ici Ha » et une serve qui n'a
point le droit de travailler pour soi, une esclave qui, comme
celle du Psaume, ne peut quitter des yeux les mains de sa
maîtresse : « sicut oculi ancillae in manibus dominae suae ». On
lui dit bien, pour la consoler, qu'elle est reine et juge de tout
ce qu'il y a dans l'homme (2), mais on se hâte d'ajouter que
cette royauté consiste à comprendre la foi : quod credimus
intelligere (3).
De cette confiscation nous avons un exemple palpable
dans la théorie, générale alors, de l'« illumination subjective»:
la raison est dépouillée davantage encore de ses prérogatives;
pour appréhender le vrai, elle a besoin comme d'une révé
lation, d'un rayon de lumière céleste qui l'effleure, rayon
émané de ce Verbe qui éclaire tout homme venant en ce
monde. Aussi pour philosopher, faut-il avoir une âme
contemplative et limpide (4), cristal qui laisse filtrer la clarté
venue d'En-haut.
A l'exception des traités de logique, on chercherait
vainement des œuvres de philosophie pure qui ne soient
mêlées de vues dogmatiques, de considérations édifiantes,
d'envolées mystiques. Même le fameux argument onto-

(1) MANDONNET, op. cit., I, p. 96, n. i.


(2) S. ANSBLMUS, De fide Trinit., c. 2 (P. L. t. 158, col. 265).
(3) Cur Deus homo, 1, c. z. (P. L. t. 158, col. 362).
(4) S. ANSELM., De fide Trin., cp. 2. (P. L. t. 158, col. 263-265). ABELARD, Introd.
(Cousin, II, p. 727). HUGO VICTOR., De Sacram. i. 3, c. 14 (P. L. t. 176, col. 773 ss.).
De même saint Bonaventure; voir les textes dans L. DE CARVALHO E CASTRO, Saint
Bonaventure le docteur franciscain : l'idéal de saint François et l'œuvre de saint Bonav.
à l'égard de la science, Paris, 1923 (2e p., ch. 2 : L'idéal de la science d'après saint
Bonaventure; 3" p., ch. 2-3 : Primat de la bonté sur la vérité).
ANTHROPOMORPHITES ET SYMBOLISTES 205

logique est d'origine théologique (1), preuve vivante de


l'absorption que nous désirons caractériser (2).

Les pseudo-démonstrations des mystères. — On reconnaît,


répétons-le, l'existence des deux connaissances, mais s'il y a
distinction, il n'y a pas irréductibilité (3); ce sont deux
sources qui, au lieu de couler parallèlement, se fondent en
un fleuve unique, comme deux méthodes d'une seule science.
Et c'est ce qui favorisera la vengeance de l' « ancilla » : il y
aura comme une petite jacquerie intellectuelle.
Anselme exigera du fidèle qu'il commence par croire;
mais après le « credere » vient l' « intelligere » (4); et c'est ici
la revanche de la raison. Qui est-ce qui pratiquement
arrêtera l'intelligence en son effort d'approfondissement
de la foi ? — L'ineffabilité divine, que nos auteurs main
tiennent avec force ? — Prenons bien garde que cette inef-
fabilité, le philosophe aussi l'admet. Les mystères de la
religion viendront alors frôler ceux de la théodicée. De
ceux-ci nous ne pouvons connaître le comment, mais nous
n'en démontrons pas moins leur existence (5). Or, c'est ce
à quoi arrivent un Anselme, un Abélard ou un Hugues
de Saint-Victor, en ce qui concerne le dogme : le croyant le
peut prouver post revelationem; il peut arriver à la claire
vue de leur « an sit » (6), tout en étant arrêté par l'incom-
(1) GlLSON (Et. phil. méd., p. 17-18) montre très bien que l'argument ontologique
est une méditation sur lecontenude la foi, une rationalisation de la croyanceenl'existence
de Dieu, un cas dufîdes quaerens intellectum. Et le début de la preuve le montre bien :
• Ergo Domine, qui das fidei intellectum, da mihi, ut quantum scis expedire intelligam
quia es, aient credimus; et hoc est quod credimus. Et quidem credimus te esse aliquid
quo nihil magis cogitari possit etc. » Proslog., c. 2 (P. L. t. 158, col. 227-228).
(2) En plein xn i" siècle, Bacon est encore hanté par le rêve de la * sagesse totale ».
Point de sciences distinctes de la théologie. Même la mathématique s'y ramène et,
naturellement, la philosophie : « Oportet igitur ut trahatur philosophiae potestas ad
sacram veritatem quantum possumus; nam philosophia secundum se nullius
utilitatis est ».
(3) Cf. GILSON, op. cit., p. 96 : (Les prédécesseurs d'A. le Grand savaient) « que la
philosophie argumente au nom des principes de la raison, alors que la théologie
argumente au nom des principes de la révélation. Mais l'illusion qui leur était commune
consistait à croire qu'une démonstration rationnelle reste encore possible à l'intérieur
du problème dont les données ne peuvent être fournies que par la révélation. »
(4) Defide Trin., cp. 2. (P. L. t. 158, col. 263-264).
(5) Nous prouvons, p. e., l'existence de la prescience en Dieu, sans parvenir à voir,
avec évidence, sa conciliation avec notre liberté.
(6) S. ANS. Defide Trin. , c. 4. (P. L. t. 1 58, col. 272) : « Sed si quis legere dignabitur
duo parva opuscula mea, Monologion scilicet et Proslogion, ad hoc maxime facta sunt
ut <tu(ul /tWc tenemus de divina natura etejus personis praeterlncarnationem, necessariis
rationibus, sine Scripturae auctoritate probari possit ». ibid., col. 273 : « ...ut non
solum u ,.ic v or um etiam evidentl cognoscant ratione, tres personas non esse tres deos...»
200 CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

préhensibilité foncière de leur « quomodo sit ». Dès lors


il est loisible de concevoir une intelligence de la foi qui ira
grandissant de plus en plus; la science peu à peu résorbera
la croyance. Elle n'y parviendra jamais puisque le fond du
mystère restera toujours impénétrable, mais la foi perdra
chaque jour davantage de son obscurité, et préludera, dès
ici-bas, aux clartés de la vision béatifique (1). Le sens
catholique des auteurs les empêche d'aboutir à ces con
clusions. Mais, logiquement, comment s'y dérober? Il y a
davantage. Cédant à des préoccupations apologétiques,
on arrive semble-t-il, à admettre la démonstration de
l'existence des mystères, « ante revelationem ». On dénie
au chrétien la faculté de mettre en question, la réalité des
objets de la foi, mais le païen a bien le droit de se rensei
gner (2), et je me fais fort, dit Anselme (3), et après lui un

Monolog., praef. (P L. t. 158, col. 143); « ...hanc mihi formant! praestiterunt (fratres)
quatenus auctoritate Scripturae pe1ritus nihil in ea persuaderetur, sed quidquid per
singulas investigationes fuies assereret, id ita esse, piano stylo et vulgaribus argumentis
simplicique disputatione et rationis necessitas breviter cogeret, et veritatis claritas
patenter ostenderet « Car Deus homo, I, cp. 25 (P. L. t. 158, col. 400): « ...volo me
perdicas illuc ut rationabili necessitate intelligam esse oportere omnia illa quae fides
catholica de Christo credere praecipit... » A chaque pas, au sujet de la Trinité on ren
contre des expressions comme celles-ci : « irrefragables rationes » (De process. Sp. S.,
cp. 4; P. L. t. 158, col. 291) : « certissimum autem jam consideratae rationes reddide-
rant » ...» liquide cognosci potest » etc. Monolog., cp. 23; P. L. t. 158, col. 209).
Chez les Victorins les textes abondent, encore plus clairs, v. g. HUGO VICTOR., De
Sacram., 1. III, 1l (P. L. 176, col. 220). « Itaque ratio per rationem Deum esse in venir;.
et venit alia ratio que non solum esse Deum sed unum esse et Trinum comprobaret «
RICARO. De Trin., 1. I, cp. 4. (P. L. 196, col. 892). « Erit itaque intentionis nostrae in
hoc opere ad ea que credimus, in quantum Dominus dederit, non modo probabiles,
verum etiam necessarias rationes adducere. .. Credo namque sine dubio, quoniam
ad quorumlibet explanationem quae necesse est esse, non modo probabilia, imo
etiam necessaria argumenta non deesse » etc.
(1) Cf. S. ANSELM., De fide Tria., proem. (P. L., t. 158, col. 260) « ...Quoniam
inter fidem et speciem, intellectum quem in vita capimus, esse medium intelligo,
quanto aliquis ad illum proficit tanto eum propinquare speciei ad quam omnes
anhelamus, existimo ».
(2) J. B. BECKER, Der Satz des M. Anselms « Credo ut intelligam » (Philos. Jahrbuch,
XIX, pp. 115-127) a bien montré que l'axiome anselmien doit s'entendre du croyant,
et n'exclut pas, pour le non croyant, le droit de recherche. A lui c'est « intellige ut
credas » qu'il faut dire (art. cit., pp. 123-127); cf. De fide Trin., cp. 4. (P. L., t. 158,
col. 273).
(3) Cur Deus homo, praef. (P. L., t. 158, col. 361-362) : « Quod (opus) secundum
materiam, de qua editum est, Cur Deus homo, nominavi et in duos libellos distinxi,
quorum prior quidem infidelium... continet objectiones et fidelium rcsponsiones :
ac tandem remoto Christo quasi numquamaliquidfuerit de eo, probat rationibus necessariis
esse impossibile ullum hominem salvari sine illo; in secundo autem libro similiter
quasi nihil sciatur de Christo monstratur non minus aperta ratione et veritate naturam
humanam ad hoc institutam esse ut aliquando, immortalite beata, totus homo, id est
in corpore et in anima frueretur, ac necesse esse, ut hoc fiat de homine propter quod
factus est, sed nonnisi per hominem Deum.atquc ex necessitate omnia quae de Christo
credimus fieri oportere ».
ANTHROPOMORPHITES ET SYMBOLISTES 207

Abélard (1) ou un Lulle (2) de la lui prouver par des raisons


nécessaires (3).
Une fois qu'il aura saisi le « an sit » par sa raison, il
devra croire pour comprendre, pour pénétrer à l'intérieur de
la religion et arriver à l'intelligence. Cependant, ni Anselme
ni les Victorins ne tombent aucunement dans le rationalisme.
Qu'est-ce qui les en sauve ? La mystique. En vertu de leur
théorie de l'illumination, les « rationes necessariae » sont
déjà le fruit d'une inspiration divine. L'intelligence est
toute baignée d'irradiations célestes (4). Mais on voit le
danger couru. La surnature ramenée inconsciemment sur
le même plan que la nature, 1' « intelligere » insensiblement
tendant à remplacer le « credere ». Or, je dis que ce danger
et cette confusion ont leur origine première dans le manque
d'une théorie complète (5) de l'analogie (6). Car, à l'admettre,
on aurait été conduit à poser un ordre de réalités inacces
sibles à l'intellect créé; non seulement ineffables, cela ils
l'accordent tous, mais inconnaissables sans la foi et indémon
trables même à un croyant.
Leur erreur s'explique facilement. A vivre si près de
Dieu on se le rend familier; il pénètre notre vie quotidienne;
c'est le grand Ami. Les vérités de foi passent parmi nos

(1) In Ep. ad Rom. 1, 20 (Cousin, II, p. 172) : Int. cd theol. (Ccusin, II, p. ç6.)
Th. chritt. (ib., p. 406).
(2) Cf. KEICHER, op. cit., p. 65. Théorie des preuves négatives reprise par Rosmini
(DENZ., n. 1915J.
(3) On discute beaucoup sur le sens de ces , raisons nécessaires ». Des médiévistes
de valeur, comme Mgr Grabmann et le P. Jacquin, n'y veulent voir que des raisons de
convenance, des probabilités. Pour moi, il y a davantage et il me semble qu'Anselme
a bien voulu démontrer les mystères « post revelationem » et quant à leur « an sit ».
Mais ce n'est pas le lieu ici d'entrer dans ces discussions.
(4) HEITZ, pp. 82-83 : « La connaissance rationnelle est conditionnée de telle sorte
par l'illumination, qu'un théologien moderne ne saurait trop dire si c'est la connais
sance rationnelle qui est surnaturelle, ou la révélation qui est rabaissée au niveau de
raison ....
(5) Je dis « complète » car la théorie de l'ineffabilité divine, la « théologie négative»
que déjà Scot Erigène connaissait, montrent bien que nos idées ne s'appliquent pas
telles quelles à Dieu. Mais ici encore, manque de précision. Quelles sont les idées
valables, et jusqu'à quel degré ? On confond encore l'ineffabilité de la théodicée avec
celle de la théologie. N'oublions pas, du reste, que l'augustinisme est à tendances
ultra-réalistes, doctrine (Scot Erigène l'a montré) qui va à poser l'univocité de l'être,
à effacer les démarcations entre Dieu et le monde et à nier, par le fait même, le
surnaturel.
(6) Sans doute la raison prochaine de l'attitude de saint Thomas, c'est le rejet de
l'illumination, et son remplacement par la théorie de la connaissance d'Aristote
(Cf. GILSON, Et. phil. méd.,p. no; Pourquoi saint Th. a critiqué S. Augustin, dans
Arch. hist. litt. doctr. M. A., tome I, Paris, 1926), mais en dernière analyse, il faut en
venir à la doctrine de l'analogie, comme nous le verrons.
208 CONNAISSANCE DES MYSTÈRES
occupations habituelles, s'incorporant à notre synthèse
mentale; le surnaturel nous devient naturel. Sans s'en rendre
compte, on oublie le gouffre qui sépare 1' « ens a se » de
1' « ens per participationem » et le Principe premier des
philosophes du Dieu des chrétiens. Notre indigente psycho
logie, on la transpose en Dieu, magnifiée, et les données de
foi se changent en énoncés géométriques que l'on démontre
apodictiquement. Cette mentalité « univociste » éclate chez
Abélard, qui tomba dans l'hérésie pour avoir voulu appli
quer à la Trinité des symboles et comparaisons à peine
dégrossis (i); mais elle se manifeste également à des degrés
divers chez tous les démonstrateurs de mystères. Il serait,
certes, intéressant de refaire l'histoire des preuves de la
Trinité, de leurs modifications et de leurs sorts divers —
depuis les Pères jusqu'à Rosmini, le dernier (2) à ma connais
sance que cette entreprise ait tenté. Que de noms illustres!
Claudien Mamert (3), saint Anselme, Abélard, Thierry de
Chartres (4), Guillaume de Conches (5), les Victorins,
Alex, de Haies (6), Henri de Gand (7), Raymond Lulle,
Gerson (8), Mastrofini (g), Gunther (10), Rosmini (n).
Mais la multiplicité des problèmes qui nous attendent
ne nous permet pas de battre la campagne; il faudra choisir;
aussi bien toutes ces preuves se ramènent à peu de chefs,
toutes celles qui ont quelque apparence de vérité, sont
d'inspiration néo-platonicienne.
Or, notre choix nous est imposé par la tradition même.
Ne retrouve-t-on point toujours — avec une régularité
parfois un peu agaçante — chez tous les scolastiques, à
partir du xme siècle, les preuves de Richard de Saint-Victor ?
C'est que nul ne les a formulées avec autant de force, nul
(1) Les fameuses comparaisons de la cire et de l'image de cire, de l'airain et du
sceau d'airain. Introd. (Cousin, pp. 97-99). In Epist. ad Rom., éd. cit., p. 174; Theolog.
Christ, (éd. cit., p. 532), etc.; cf. KAISER, op. cit., pp. 200 ss., 228 ss.
(2) SCHELL n'a pas tenté de démonstration pioprement dite (JANSSENS, De Deo
trino, pp. 417 ss.)
(3) De statu animae, 1. II, ce. 2, 6, 7, 26, etc.
(4) Curieuse démonstration arithmétique (cf. HEÎTZ, p. 35).
(5) 16-, P. 41-
(6) Siimma, I. q. 42, membr. i, ante sol. (cf. RÉGNON, Et. de théol. posit.,ll,p.3~6).
(7) Quod. VI, q. 2, Confond « appropriata » et ' propria »
(8) Sur Lulle et Gerson, cf. VAZQUEZ (disp. 133, cp. i).
(9) Met. stiblitmor, 1. III. (JANSSENS, pp. 381 ss).
(10) JANSSENS, pp. 385 ss.
(i i) Teosofia, vol. I, p. 158 ss; vol. III, p. 98; cf. DEXZINCER, n.i9i5 ss.; ZIGHARA ,
Propaedeulica, 1. I, c. XII, p. 67.
ANTHROPOMORPHITES ET SYMBOLISTES 2OQ

ne représente avec autant de netteté la mentalité anthropo


morphisme dans ce qu'elle a de plus sympathique (i).
Du cœur de l'homme au cœur de Dieu, la preuve du
Victorin s'élance en spirales harmonieuses; mouvement
ascendant d'un esprit dont chaque démarche chevauche sur
la précédente; enroulement subtil, entremêlant, en volutes
élégantes et fragiles, les exigences de la raison et les inquiétu
des de désir. Richard aspire d'abord à rompre l'isolement
de la divinité en montrant qu'elle n'est point solitaire,
mais enveloppe nécessairement une certaine pluralité; puis,
s'élevant encore, par un nouveau frémissement de sa
sinueuse dialectique, il exige que cette multiplicité, jus
qu'alors indéterminée, se cristallise en Trinité, et triple
aussi — symbolique correspondance — est le lien, funiculus
triplex (2) qui enlacera l'hérétique récalcitrant (3).
La première preuve se tire de la plénitude de charité,
qui postule, pour ses échanges d'amour, une pluralité de
personnes. « Plenitudo divinitatis non potuit esse sine
(1) II est étrange que le P. DE RÉGNON qui ne manque pas d'insinuer que la théorie
augustino-thomiste est entachée d'anthropomorphisme (cf. notre chapitre suivant),
ne semble pas toujours découvrir celui qui vicie la théorie du Victorin dont il est si
enthousiaste (cf. Etudes de théologie positive..., II, p. 282.)
(2) Rie. VICT., De Trin., L. III, cp. 5, citant Eccles. cp. 4 : funiculus triplex
qui difficile rumpitur.
(3) Beaucoup d'auteurs, GRABMANN, entre autres (Gesch. d. schol. Meth., III.
suivi par J. EBNER : Die Erkenntnislehre R. v. St. V., Munster, 1917, pp. 84-91).
soutiennent que notre auteur ne propose pas de preuves nécessitantes, mais de
simples probabilités. Or ceci est : a) contre les textes les plus formels. Ils sont légion,
v.g.: 1. 1, c. 4 : « ...non modo probabiles, verum etiam necessarias rationes adducere »;
1. III, ch. i : ... « unde possimus ista non dico ex Scripturae testimoniis, sed ex rationis
attestatione convincere... » ; c. 5 : « ecce de pluralitate divinarum personarum tam
aperta docuimus ratione, ut insaniae modo videatur laborare qui tam evidenti
attestatione velit contraire >; c. 17 : « constat luce clarius... « ; c. 25 : ...mani
festa et multiplici probavimus ratione... » etc. — b) Contre l'esprit de ces textes.
Ces preuves ont, pour Richard, une vraie valeur métaphysique. De même que nous
disons : (et ce n'est pas une probabilité mais une certitude) il est de l'essence de la
divinité d'être la plénitude de la bonté, de même R. ajoute : il est de l'essence de la
bonté d'envelopper une pluralité; donc, etc., 1. III, c. 6 : « personarum pluralitatem
exigit vera charitas »; c. 5 : » quis quaeso nisi mentis inops contradicet sumrnae
felicitati id inesse quo nihil jucundius, quo nihil est dulcius; certe nil melius, nil
jucundius omnino, nihil magnificentius est vera et sincera et summa charitate quae
omnino esse non potest sine personarum pluralitate...» cf. c. 7; c. n; 1. IV, c. i :
assimilation parfaite des preuves de l'unité divine et de celles de la Trinité. — c) I>cs
endroits où Richard parle de l'impénétrabilité des mystères ne prouvent rien, car il
s'agit de la connaissance du « quomodo sit ». De môme, le fait que R. présuppose la
foi, n'exclut pas une démonstration « post revelationem » qui nous fait comprendre
par l'intelligence, ce que nous tenions autrefois par la seule foi; comme nous avons
commencé par croire à l'existence de Dieu avant de la prouver. « Ecce jam manifesta
et multiplici probavimus ratione quam verum sit quod credere jubemur quod vide-
licet, unum Deum in Trinitate et Trinitatem in unitate veneremur » De Trin., 1. III,
c. 25.

Analogie. 14
2IO CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

plenitudine bonitatis. Bonitatis vero plenitudo non potuit


esse sine caritatis plenitudine, nec charitatis plenitudo sine
divinarum personarum pluralitate ». Et la raison en est que
« quamdiu quis nullum alium quam seipsum diligit, ille
quem erga se habet privatus amor, convincit quod summum
charitatis gradum non apprehendit » (1). De l'opposition
de l'amour égoïste, qui reste enfermé en soi, et de l'amour
d'amitié qui est désintéressé, se répand et se donne, jaillit
donc la conviction du cœur sinon de l'esprit : il y a plusieurs
Personnes en Dieu.
La deuxième preuve s'appuie sur la plénitude de félicité
qui exige, elle aussi, la pluralité de personnes. Quoi de plus
doux, en effet qu'un amour mutuel ? « Nil caritate jucun-
dius... necesse est itaque in summa felicitate charitatem
non deesse »; or, « non potest esse amor jucundus si non sit
et mutuus. In illa igitur vera et summa felicitate sicut nec
amor jucundus sic nec amor mutuus potest deesse... in illa
itaque vera felicitatis plenitudine pluralitas personarum non
potest deesse » (2).
La troisième preuve enfin, se fonde sur la plénitude de
gloire qui réclame la pluralité de personnes; faute de quoi
le Très Glorieux manquerait de puissance ou de générosité.
Mais « qui omnipotens est, per impossibilitatem excusari
non potest », d'autre part, une « avara reservatio » consti
tuerait un « defectus benevolentiae »; or « absit, absit ut
supremae majestati illi aliquid in sit unde gloriari nequeat,
unde gloriari non debeat. Alioquin ubi erit plenitudo
gloriae?... Quid autem gloriosius, quid vero magnificentius
quam nihil habere quod nolit communicare » (3) ? En Dieu
il y a donc plusieurs Personnes. Mais pourquoi Trois ?
Deux ne suffiraient-elles point à cet amour, à ce bonheur,
à cette gloire ? « Nam pluralitas esse potest etiam ubi nulla
Trinitas est. Ipsa namque dualitas, pluralitas est » (4). Le
triple lien doit donc se resserrer plus fort, les trois témoins
venir derechef, et, précisant leurs dépositions, attester la
Trinité (5). L'amour en sa plénitude se dépouille totalement
(1) De Trin., 1. III, cp. 2.
(2) Op. cit., cp. 3.
(3) Op. cit., cp. 4.
(4) Op. cit., cp. 11.
(5) !.. r, : - Eosdem itaque testes super Trinitatis assertione interrogemus, quos
M1perius, in attestatione pluralitatis adduximus. >
ANTHROPOMORPHITES ET SYMBOLISTES 211

de l'égocentrisme jaloux : il cherche le partage; loin d'acca


parer le bien-aimé (1), il veut le sentir aimer parfaitement
un autre cœur encore (2).
La plénitude de bonheur exclut le manque, et elle serait
imparfaite, une divinité qui ne s'épanouît pas en Trinité, car
cela nuit à la félicité de constater, en soi ou en celui qu'on
aime, un défaut.
La plénitude de gloire témoigne enfin que ce défaut et
ce manque feraient rougir; or « sicut summas felicitati non
potest inesse causa dolendi, sic in summa gloriae plenitudine
non potest inesse materia erubescendi » (3). Les trois témoins
s'accordent donc à dire que «caritas, ut esse vera possit, perso-
narum pluralitatem exigit, ut vero consummata sit, perso-
narum trinitatem requirit » (4); et ce témoignage est
irrécusable : « ecce in Trinitatis assertiones tanta, tam
rara attestatio undique occurrit ut mente captus videatur
cui tanta certificatio satisfacere non possit » (5).
On se demandera peut-être pourquoi avoir interrogé
avec tant d'insistance ces trois témoins de préférence à
tant d'autres : les perfections divines n'auraient-elles pas
proclamé, toutes, la même Trinité ? Richard ne le croit pas.
La plénitude de la puissance, par exemple, ou celle de
la science n'impliquent pas, pour lui, une communication
d'être, une donation de soi. Attributs solitaires, repliés sur
eux-mêmes, ils subsisteraient, quand même il n'y aurait
pas en Dieu pluralité de personnes. Tandis que l'amour
est, par essence même, dynamique, il doit sous peine de se
nier, s'épandre, se livrer (6), tellement que l'argumentation
du Victorin se peut résumer en cette phrase : affirmez

(1) !.. ,. : « Praecipuum videtur in vera caritate alterum velle diligi ut se in mutuo
siquidem amore, multumque fervente, nihil rarius, nil praeclarius, quam ut_,ab eo
quem summe diligis, et a quo summe diligeris.alium aeque diligi velis. Probatio
itaque consummatae caritatis est votiva communio exhibitae sibi dilectionis... vides
ergo quomodo caritatis consummatio personarum Trinitatem requirit, sine qua
omnino in plenitudine suae integritatis subsistere nequit ».
(2) Op. cit., cp. 12.
(3) Op. cit., cp. 13.
(4) Op. cit., cp. 13.
(5) Op. cit., cp. 20; cf. cp. 5; 1. IV, cp. 1, etc.
(6) Op. cit., cp. 6 : « sapientiae deliciae valent et soient hauriri de corde proprio;
intimae autem caritatis deliciae hauriuntur de corde alieno, unde videtur quod pleni
tudo tam potentiae quam sapientiae possideri possit in singularitate personae »...
(/. c., c. 17) « completio autem verae felicitatis et summae nullomodo videtur posse
subsistere aine geminatione personae ...»
212 CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

que Dieu est Trine, ou niez que Dieu soit charité (1).
Cependant le Victorin a été dépassé : un théologien
postérieur a avancé des arguments encore plus séduisants
et à première vue 'plus démonstratifs, en faveur de la
Trinité — et c'est nul autre que Thomas d'Aquin. En ce
miraculeux chapitre onzième du quatrième livre contre
les Gentils, s'élevant à travers les hiérarchies créées, parcou
rant les diverses émanations, saint Thomas les montre qui
s'intériorisent de plus en plus : c'est le mouvement méca
nique, la vie, la pensée, et chaque fois les êtres se replient
davantage sur eux-mêmes, et chaque fois la procession
leur devient plus intime. L'on se croirait vraiment — et
M. Durantel s'y est cru — en plein néo-platonisme, avec
ce « retour à Dieu », cette simplification et cette unification
de plus en plus accélérées. Poursuivant la même trajectoire,
voici que notre pensée frémissante se trouve soudain
installée dans l'Un; et le sentiment de la continuité la
pousse à poser en Lui également ces échanges vitaux, cet
épanchement de la pensée vivante, qui s'éparpille ensuite
dans toutes les autres émanations : certes celle-là doit exister,

(1) On a loué chez Richard « cette clairvoyance de cœur plus pénétrante que les
analyses de la raison» (DE RÉGNON, op. cit.,II, p. 325); c'est sans doute pourquoi sa tenta
tive d'escalade du ciel n'a point enthousiasmé les théologiens. La raison n'accepte pas
volontiers les lumières d'emprunt; elle a décrété : « Voluntas est potentia coeca » et les
théologiens, trouvant le syllogisme plus docile à la vérité que les sentiments, ont jugé
ces preuves affectives peu entraînantes. Je ne sais s'ils ont souri, comme le redoutait
Richard (De Trin., l. III, cp.l), toujours est-il qu'au risque d'être rangés parmi les
« mente capti », ils ont déclaré les « trois témoignages • fort touchants, mais nullement
décisifs. C'est qu'en effet le bouillant et mystique prieur de Saint-Victor semble n'avoir
point pris garde à une règle fondamentale de l'analogie théologique, d'après laquelle
les perfections conviennent à Dieu selon un mode incréé impossible à déterminer
directement (De Pot., q. 9, a. s). Or Richard n'impose-t-il point au Créateur les
conditions mêmes de notre amitié humaine : et l'affectivité divine revêt-elle le triple
caractère qu'on veut retrouver dans l'amour créé ? On nous parle de « plénitude ».
mais c'est un accroissement de perfection dans la même ligne, univoquement. Richard
répondrait peut-être qu'en attribuant à Dieu une qualité il faut en retenir tout ce qui
en constitue l'essence. Mais la multiplicité, la triplicité entrent-elles dans l'essence
de l'amour sans limites ? N'est-ce pas au contraire une infirmité, ce besoin de se
répandre au dehors; cette nécessité d'avoir un être vers lequel on s'épanche, n'est-ce
pas une dépendance, une servitude ? (cf. S. Thomas,/a P., q. 32,a. 1,ad21n;DePot.,q. 9,
a. 5, obj. 24; De Ver., q. 10, a. 13; Boet. Trin., q. r , a. 4, ad 5m) Richard au reste
semble avouer cette dépendance en disant que, si la science peut être solitaire, l'amour
ne le peut point; : « nam si in illa vera dignitate sola una persona esset, utique non
haberet cui suum amorem impenderet, nee qui sibi suum amorem rependeret » (De
Trin., I, II, cp. 17). Dès lors l'amour ainsi compris est-il une « perfection pure •?
Aussi les arguments de Richard, même réduits à être de simples explications hypo
thétiques du mystère, nous semblent difficilement acceptables. L'anthropomor
phisme y est trop sous-jacent.
ANTHROPOMORPHITES ET SYMBOLISTES 213

sinon, où celles-ci trouveraient-elles leur prototype et leur


raison explicative (1)?
Ce raisonnement nous fait au premierBabord sourire
avec bienveillance : oui, ce serait beau et éminemment
convenable, ce jaillissement de vie au sein de la simplicité
parfaite. Mais bientôt nous avançons d'un pas. Tel est notre
besoin de progressions savantes — de ce passage du même
au même, ou aux divers degrés du même, qui constitue à
proprement parler l'univocisme — que l'Eros platonicien
nous saisit; nous ne disons plus alors : cela est beau et con
venable, mais : cela est vrai et démonstratif; nous prolongeons
la ligne de la création tout droit, jusqu'au plus profond du
Créateur : comme Jacob nous avons lutté contre Dieu et II
nous a bénis.
Pourtant ce n'était que rêve et mirage. Quoiqu'en ait dit
M. Durantel, le néo-platonisme n'est qu'apparence. Dans
cet univers en forme de pyramide, avec Dieu pour sommet,
il y a la fissure de la création, qui fait que nous ne sommes
pas des fragments du divin Exemplaire, et que « participer »
à lui n'est point en posséder une « petite partie ». Notre
être n'est pas à niveau et notre savoir pas davantage. Aussi
bien saint Thomas, au début (2) comme à la fin (3) de ses
sublimes spéculations, ajoute modestement : « his conside-
deratis utcumque concipere possumus qualiter sit divina
generatio accipienda », et il met en garde (4) nos apologètes
contre cet anthropomorphisme qui déjouerait leurs efforts
les plus zélés : l'incroyant ne manquerait pas de trouver plai
sante une foi fondée sur des raisons futiles, ou bien d'affirmer
que la divinité-trine est constituée à notre image; idole plus
ou moins hindoue (5); image créée par l'imagination mysti-
(1) Ce n'est plus évidemment du néo-platonisme, — puisque PLOTIN allait
jusqu'à refuser à Dieu la connaissance, y découvrant une dualité incompatible
avec la pure unité (cf. i,.nn., III, 8). — Mais le mouvement général de la pensée est
bien d'inspiration plotinienne.
(2) IV C. G., c. 1l.
(3) Ihid., c. 13, in fine. Après avoir exposéles preuves « dionysiennes » de la Trinité,
saint Thomas ajoute « concedendum est absque ulla ambiçuitate esse in Deo
pluralitatem suppositorum... non propter rationes inductas quae non necessario
concludunt, sed propter fidei veritatem. > / Sent., d. 2, a. 4, et ainsi en cent autres
endroits.
(4) la P., q. 32, a. 1; / C. G., c. 9
(5) On sait les théories rationalistes sur les origines tour à tour orientales, plato
niciennes, stoicÏennes, philoniennes, néo-platoniciennes, que sais-je encore ? de la
Trinité. Cf. LEBRETON, Les origines du dogme de la Trinité, livre I; JANSSENS, de Deo
Trino, pp. 366 ss.; VAN DER MEEBSCH, de Deo Uno et Trino, n. 848 ss.
214 CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

que, projection idéale de l'homme parfait (i). Et de vrai,


la théologie trinitaire est parfois présentée de manière à
prêter le flanc à cette critique. On dit : l'homme est riche
de deux facultés spirituelles, l'intelligence et la volonté :
— Dieu de même. Notre intelligence engendre le concept,
et notre volonté a pour fruit l'amour; mais ces termes d'opé
ration sont des accidents. Pareillement, il y a en Dieu
conception de Verbe et production d'Amour; seulement
ici, ces termes sont substantiels. Tout cela, non point en
vertu d'une déduction métaphysique à partir du donné
révélé, mais au nom d'une théorie soi-disant « psycholo
gique » (2).
Rationalistes et modernistes ne manquent pas de mettre
en relief le lourd anthropomorphisme que cette doctrine
récèle; simple transposition théologique de psychisme
humain, « pure imagerie », « analogies aussi variables que
les institutions sociales de l'humanité «(3), jeux de lumières,
métaphores et symboles sans valeur objective.
Thomas d'Aquin paraît donner raison à ces négateurs,
puisqu'il répudie énergiquement tout essai de preuve,
toute explication démonstrative. En réalité, parce qu'il
ruine l'anthropomorphisme, il ruine aussi l'agnosticisme,
qui est un anthropomorphisme plus subtil, mais tout aussi
indigent.
Le Symbolisme Moderniste. — Parcourons les opinions
de nos modernistes, ou plutôt, celles-ci n'ayant plus
qu'un intérêt historique, les publications, de plus en
plus nombreuses, hélas! des « Modem Churchmen » anglo-
saxons, d'un Bethune-Baker, par exemple. C'est toujours
la même antienne : partout nous retrouverons le reproche
d' « extrinsécisme », de « scolasticisme mécanique et stérile »,
fait à l'orthodoxie. Ici, comme tout à l'heure, chez les
démonstrateurs de mystères, se fait jour, — mauvaise
(1) Les Arabes et les Juifs soutenaient que la Trinité n'était, en fait, que le fruit
d'un jeu dialectique qui hypostasiait les attributs divins (ce qui est vrai de la théorie
d'Abélard et de Guill. de Conches) cf. MAIMONIDE, Guide, I, ch. 50; POCOCKB, Spec.
liist. Arab., Oxonii 1806, p. 218; KAUFMANN, Gesch. der Attributenlehrt i. d. jad. Reli-
gionsphil. des Mittelalters Gotha, 1877, p. 3733; AVKRROES, Destr. Destr., disp. 5.
Venetiis 1560, fol. 175.
(2) Tel est l'exposé de la théorie augustino-thomiste, fait par le P. DB RÉCNON
cf. infra, 2e partie, ch. i, 4°.
(3) TYRRELL, « Théologisme » dans Rev. pr. d'apolog., 15 juillet 1907, p. 510.
ANTHROPOMORPHITES ET SYMBOLISTES 215

conseillère — la tendance apologétique : gagner le monde


contemporain à la foi. On prône un « concordisme » d'un
nouveau genre (1), on lance sur le marché, à la grosse, les
plus divergents « Restatements of Religion in termsof modem
thought ». Comment cette « Pensée moderne » se retrouvera
dans ce brouhaha intellectuel, comment surtout elle retour
nera à la « Religion », c'est un problème que je ne me charge
pas d'éclaircir. En tout cas, pour autant qu'un mouvement
général peut être dessiné, voici celui qu 'esquissent ces apolo
gistes nouveaux : «le Théologisme» dit-on, propose un dogme
trop peu vivant, ce qui signifie : trop peu humanisé, trop
peu en rapport avec nos conceptions et nos besoins de chaque
heure. Il faut donc formuler à nouveau les symboles, les mo
deler sur les nécessités et les idées de l'homme qui frémit
sous nos yeux. Laissons les morts enterrer les morts; et
envoyons, avec grand honneur, les vieux systèmes —
excellents certes à leur époque mais désormais fossilisés —
orner quelque musée d'antiquités théologiques. W. James
le disait avec son sans-gêne d'enfant terrible : nous avons
démocratisé les souverains temporels, il faut de même
démocratiser Dieu. Qu'il descende donc de l'empyrée,
demeure trop aristocratique, et vienne se promener en
compagnie des rois de paille, dans la boue de nos villes-
champignons (2).
Le parti-pris d'anthropomorphisme ne saurait être
mieux exprimé. Comme tout cela a l'air mesquin, falot,
à côté des sublimes envolées d'un Jean de la Croix!
En fait, à quoi aboutit cet essai d « humanisation » du
divin ? A un agnosticisme plus ou moins avoué. Les plus
conservateurs rejettent le sens « technique », intellectuel-
positif, du dogme, pour s'en tenir à son sens « pragmatique »
(Le Roy), « moral » (Laberthonnière) ou « prophétique »
(Tyrrell) (3). Mais comme il n'y a aucune raison de s'arrêter
en si beau chemin, on en arrive (Loisy) à sacrifier toute
(1) Le reproche de « concordisme » a été fait à M. Le Roy, par le P. LABER
THONNIÈRE lui-même (Ann de phil. Chrét., Oct. 1907, p. 62); et non sans raison, car
« Dogme et Critique » a pour but avoué de résoudre « quatre objections » soulevées
par la mentalité moderne, et devant lesquelles la théologie traditionnelle se trouverait
désarmée.
(2) Ce pragmatisme n'est malheureusement pas l'apanage des philosophes anglo-
saxons, on le trouve chez des théologiens très écoutés; voyez, entre beaucoup d'autres,
W. A. BROWN, Beliefs that matter, New-York, 1928.
(3) Cf. CHOSSAT, art. Agnosticisme dans le Dict. Apol., I, col. 70 ss.
2l6 CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

révélation et même tout Dieu personnel, heureux si l'ongarde


encore un « Invisible King », divinité diffuse, qui se « fait »
avec nous, et que nous « aidons » à se réaliser. Ainsi l'imma
nence est parfaite, parfait aussi l'anthropomorphisme. Je
veux bien qu'on nomme cela une « intériorisation de la
religion », un « appel aux puissances profondes de l'âme »,
pourvu qu'entre initiés ces expressions sonores à l'usage
du grand public, on les emploie avec un sourire renanien,
pourvu qu'il soit bien entendu qu'elles recouvrent une
réalité très vulgaire. Car le reproche dont Thomas d'Aquin
fustigeait les hérétiques « divinorum mysteria propria
ratione metiri volentes » (1), on en fait un titre de gloire, on
s'en pare. Même, Tyrrell prétendait ruiner la méthode
d'analogie, sous prétexte que nos concepts ne s'appliquent
pas tels quels à la Trinité. Comme si la Théologie, pour être
acceptable, devait faire de Dieu un simple décalque de
l'homme, et raisonner sur la Trinité comme d'une simple
famille humaine! (2). Dans ces conditions il était stérile
de tant protester contre l'anthropomorphisme antique, pour
lui subtituer un autre et plus grossier. Encore y avait-il cette
différence, qu'autrefois on aurait anthropomorphisé à son
corps défendant, tandis que maintenant on le fait de parti
pris. De là un danger plus grand.
A ramener le divin sur le plan du créé, on ne semble pas
voir que l'on ruine toute religion et cela, même si l'on s'en
tient aux « besoins de l'âme contemporaine » (3), puisqu'on
enlève à la notion de Dieu cette signification « pragmatique »
que précisément l'on voulait fonder.
Du point de vue de l'action, eneffet, Dieu, c'est laréponse
à notre appel intérieur, au sentiment qui est en nous, de
(1) IV C. G. c. 10, in fine; cf. / C. G., c. 5; HILAR. De Trin., l. 8, post. med.
(2) ABELARD, De Unitate et Trin., ed. Stôzle. p. 27 : « Quae major indignatio
fidelibus habenda esset quam eum se habere Deum profiter! quem ratiuncula humana
possit comprehendere aut humana lingua disserere ?» — De fait, il y a quelque chose
de très profond dans le fameux « credo quia absurdum »; car tout ce qui est divin a pour
nous un air d'absurdité, tellement cela nous dépasse.
(3) On est heureux de constater même chez des philosophes « indépendants > une
réaction contre le modernisme religieux. Ainsi W. E. HOCKINC, le meilleur méta
physicien des Etats-Unis, a consacré plusieurs chapitres de son grand ouvrage
The meaning ofGodin human experience,Nevt Haven, 1912 «à combattre d'une manière
profonde et originale l 'anti-intellectualisme et le pragmatismes religieux, montrant
qu'une « religion naturalisée est une religion dénaturée >, que la « religion doit être
métaphysique ou ne pas être »; que « la croyance et la théologie sont des trésors
essentiels, car elles renferment les facteurs déterminants de toute valeur
humaine > etc.
ANTHROPOMORPH1TES ET SYMBOLISTES 217

notre dépendance à l'égard d'une réalité supérieure. Par


nous-mêmes nous ne pouvons aboutir. Cette inquiétude,
— aspirations vers l'être, la félicité, la pérennité qui nous
travaillent, — seul Dieu est capable de l'apaiser. Hommes
de désir, nous cherchons ce qui comblera nos insuffisances
vitales dans l'ordre de connaissance, d'affectivité et de
volonté. « Dieu, écrit l'auteur de l'Action, n'a de raison
d'être pour vous que parce qu'il est ce que nous ne pouvons
être nous-mêmes, ni faire par nos seules forces... C'est
parce que j'ai l'ambition d'être infiniment, que je sens mon
impuissance, je ne me suis pas fait, je ne peux ce que je
veux, je suis contraint de me dépasser... (1). C'est parcequ'en
agissant nous trouvons une infinie disproportion en nous-
mêmes, que nous sommes contraints à chercher l'équation
de notre propre action à l'infini » (2). Notre vie privée de
Dieu ne saurait réussir. Sans aucun pessimisme, mais avec
le sentiment clair de la réalité, nous percevons, quand nous
sommes sincères, une telle inadéquation entre notre vouloir
et notre pouvoir, entre nos ténèbres et nos désirs de lumière,
entre nos perversions et notre hantise de rectitude, entre ces
résistances partout et notre appétit acharné de plaisir,
que nous, aveugles, souffrants et luttants, écartelés par des
forces anarchiques, nous crions vers Dieu, nous implorons
de lui un surcroît, une communication de l'éternel, qui nous
délivrera de nous-mêmes et nous jettera au port.
Pour que la réponse à cet appel soit efficace, et le remède
opérant, il faut sans doute, et de toute nécessité, que Dieu
soit très près de nous, qu'il soit en nous — le panthéisme
a raison en cela — mais ne l'oublions pas, il est non moins
nécessaire — le déisme ici a vu juste — que Dieu soit très
loin de nous, qu'il soit le Séparé (3).
Aussi le grand effort de M. Blondel allait précisément à
ruiner le naturalisme en montrant que l'homme ne se suffit
pas, qu'il doit se dépasser, et se livrer au surnaturel et
(1) BLONDEL, L'action, Paris, 1893, p. 54.
(2) Op. cit., p. 351.
(3) HOCKING, op. cit., p. 152 : « We as mature persons can worship only that which
we are compelled to worship. If we are offered a man-made God and a self-answering
prayer, we will rather have no God and no prayer. There can be no valid worship
except that in which man is involuntarily bent by the presence of the "most
Real beyond his will. » p. 328 : • we have outgrown the days when we made the citizen
great by making the government small : we shall outgrow the days when we make
man great by making God small and useful.»
2l8 CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

au transcendant (i). Car, si, comme conclusion de son


expérience la plus intime et la plus douloureuse, « l'homme
éprouve un invincible besoin de capter Dieu » (2), ce n'est
point, certes, pour rencontrer, au bout de sa recherche, un
homme encore, ou même un surhomme. Autrement, point
n'est besoin de religion (3); si vous êtes humaniste à fond,
si vous trouvez que la créature épuise en soi toute beauté,
que par elle-même elle peut connaître, être heureuse; si
le sentiment de votre excellence vous emporte et vous fait
toucher du front les étoiles, alors pourquoi votre « Action »
gémirait-elle après Dieu ? Si, malgré tout, vous tenez à
prêcher un certain idéalisme moralisant, je vous dirai que
le « hero-worship » suffit. Répudiez Dieu, et proposez à
l'univers Mahomet, Napoléon, Luther, ou même, si vous
voulez, le Galiléen. Cela modifiera-t-il le « tonus psychique »
de quelques uns ? jamais cela ne les fera sortir de l'indigence
créée — et c'est ce que l'on désire lorsqu'on cherche Dieu.
A suivre les «Modem Churchmen », nous avons l'impression
qu'au fond de leur mouvement il y a une immense équi
voque : on tente de dénaturer le sens obvie des mots, de
garder les vieilles dénominations, en leur donnant un sens
non seulement nouveau, mais contradictoire de l'ancien.
Car, si religion veut dire avant tout, comme l'on prétend,
« sentiment de dépendance » vis-à-vis d'un être qui me
domine et qui me peut aider, si elle est une tentative pour
sortir d'une réalité contingente, — dans laquelle, pour la
faire évanouir, on veut justement l'enfermer en niant la
transcendance, en inventant une croyance radicalement
humaine : foi en notre perfectibilité, altruisme, projection
idéale de nos inspirations, sentiment exalté de l'inconnu, —
ne voit-on pas, dès lors, que tout cela ne peut nous valoir ces
enrichissements que nous souhaiions sans pouvoir nous les
donner, puisque tout cela c'est encore nous ? Y a-t-il là
autre chose qu'un épouvantable leurre?
Ici éclate à nouveau la contradiction inéluctable qui
donne la mort à tout modernisme. On veut une religion,
mais faite à notre mesure, mais qui ne heurte en rien nos
pensées infirmes; on fait appel à la foi, mais on lui enlève
(1) L'action, p. 339 : « L'inévitable transcendance de l'action humaine • .
(2) Ibid., p. 354.
(3) Au point de vue pragmatiste, bien entendu.
ANTHROPOMORPHITES ET SYMBOLISTES 2IÇ

ce qu'elle a de transcendant; on s'accroche désespérément


au « piétisme », mais dès là que celui-ci veut se fonder sur
un ordre qui sorte de l'humain, on se récuse, et l'on nie ce
que l'on venait implicitement d'affirmer. S'il en est ainsi,
pourquoi, encore un coup, ne pas se contenter de l'enthou
siasme artistique ou du dévouement humanitaire ? — Parce
qu'ils ne vous suffisent pas ? — Alors, pourquoi, pratiquement,
refuser d'en sortir ?
Dieu, « catégorie de l'idéal », ou Dieu « vie de l'univers
en tant que moral », métaphores splendides, manteaux
somptueux, que l'on jette sur nos oripeaux, mais impuissants
à supprimer notre misère. A vous entendre, vous voulez
enlever à la religion son caractère abstrait, en faire quelque
chose de compréhensible et de familier, une excitatrice de
joie et de courage dans le labeur quotidien. — Mais en quoi
cela m'aide-t-il, que l'on me dise : cette velléité de bien,
cette voix au dedans de vous, c'est Dieu, c'est le Christ, si
l'on ajoute : cependant ce Dieu n'est pas distinct de vous;
c'est un nom dont on décore votre idéal. Cela ne m'arrache
point à mon impuissance. Si au contraire l'on me dit, l'on
m'affirme : Si, tout cela est la manifestation de Dieu, et
Dieu est en vous; mais Dieu est plus que vous — non pas
vague « puissance cosmique », mais « personne » — s'il fait
vôtre sa vie, c'est afin que vous puissiez vous dépasser
vous-même », alors je me sens fort, divinement, mon
inquiétude cesse, la sécurité vitale est atteinte, et les
démarches de mon esprit sont assurées. Les symbolistes
qui vraiment veulent conserver quelque chose de la
religion devraient voir que leur subjectivisme absolu va à la
détruire par la base (i), en se rebellant contre toute
transcendance.
En fin de compte, le désir immodéré d'immanence —
même jugé pragmatiquement, comme nous venons de le
(i) M. LABERTHONNIÈRE, chose curieuse, a admirablement souligné les consé
quences ruineuses du pragmatisme de Le Roy, qui aboutit selon lui au « symbolisme
mystique » et au « césarisme moral »; il a signalé particulièrement le point que nous
touchons ici (naturalisation du surnaturel, donc sa destruction) : « En essayant de se
comporter avec le dogme comme avec des faits d'expérience, on ne réussit qu'à les
imaginer comme étant exactement le contraire de ce qu'ils sont. C'est ce que j'appelle
les naturaliser, les rapetisser à notre mesure, quand nous avons à nous hausser à la leur*.
(Ami. de phil. chrét., oct. 1907, p. 51) « On aboutit à réduire le dogme en notions
courantes, à le mettre en petits systèmes dont on ferait aisément le tour comme si
le mystère et l'infini en étaient écartés. » Ibid. p. 63.
22O CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

faire — est la résultante de ce « morcelage » que l'on reproche


tant aux intellectualistes (1).
Afin de réagir contre un prétendu « théologisme » anti
mystique et abstrait, on ne trouve de meilleur moyen que de
divorcer l'action de la pensée et de morceler la vie chrétienne;
comme si la théologie, pour être génératrice de piété, devait
être irrationnelle!
Notre dogme en réalité n'est enfantin que pour les
enfants, il n'est fade que pour les fades, anthropomorphique
que pour ceux qui anthropomorphisent. Et tel est préci
sément le cas, nous l'avons vu, des modernistes.
Le Père des chrétiens ne saurait, certes, être le potentat
des déistes trônant on ne sait où, en tout cas en dehors du
monde. Non, pour la plénitude de notre vie religieuse, il
nous faut l'Inhabitation de la Trinité en nos âmes, la grâce
qui bruisse au dedans de nous, la communauté d'existence
de toute heure avec le Christ : se nascens dedit socium. Mais
justement pour que Dieu nous soit intérieur et qu'il nous
enveloppe, il doit en même temps être très distant de nous.
Nécessité que le panthéiste ne comprendra jamais. Et pour
tant, si Dieu se confond avec nous, il ne peut plus nous aider,
et nous voilà emmurés à nouveau, tandis que si la transcen
dance de sa nature est poussée à fond, l'immanence de son
action (2) est assurée : sa bonté nous porte, son immen
sité nous imbibe; désormais nous nous mouvons et nous
vivons en lui, sans être lui cependant, et c'est parce qu'il est
infini qu'il nous est immanent.
Immanence et Trancendance, postulats opposés d'une
religion qui veut être efficace, paradoxe apparent que seule
l'Analogie de l'Etre peut résoudre, en faisant éclater les
cloisons, en écartant tout morcelage, comme aussi en ruinant
le panthéisme. Parallèlement, l'Analogie de la Connaissance
nous permet d'éviter le divorce entre le dogme, la pensée
(1) M. Laberthonnière a également touché ce point : « Personne n'a jamais, plus
que M. Le Roy, protesté contre le morcelage, contre les disjonctions artificielles et
verbales qui créent des entités scolastiques. Mais il faut bien reconnaître que, tout en
protestant contre, il s'en sert à chaque instant. » (Art. cit., p. 19, note) Par exemple,
opposition entre le dogme et la pensée, et entre la pensée et l'action.
(2) /// C. G., c. 68. — Les observations présentées au cours de ces pages valent
non seulement contre le modernisme mais, contre le néo-idéalisme, qui parle bien
parfois de Dieu et de Religion (Y. g. Gentile), mais pour identifier Dieu avec le moi et
résorber dans la philosophie toute religion. Toujours l'extrémisme incapable d'une
synthèse vraiment dominatrice!
ANTHROPOMORPHITES ET SYMBOLISTES 221

et l'action; car d'un côté elle nous forcera d'admettre que


les mystères sont indémontrables et incompréhensibles —
par là se trouve assuré leur caractère surhumain — et d'un
autre côté qu'ils sont cependant connaissables et parti -
cipables de quelque façon — et par là ils peuvent nous
vivifier. Ce qui aux yeux de Tyrrell apparaît comme une
absurdité est en réalité la condition même d'une croyance
qui veut garder une signification quelconque, et n'être
pas pure illusion poétique. Si, comme le veut le moderniste
anglais, personnalité devait avoir en théologie le « même
sens qu'ailleurs », et si « trois personnes en Dieu », pour être
acceptable à l'intelligence, devait signifier « qu'il y a aussi
trois volontés », (1) alors notre Trinité serait une chimère,
création folle de l'esprit, elle n'aurait même plus — si ce
n'est pour des enfants ou pour des sauvages .— une valeur
« imaginative, dévotionnelle et pratique », puisque ce serait
une fiction consciente. D'un autre côté, s'il y a, non pas
inadéquation, mais hétérogénéité entre la réalité divine et
son expression dogmatique, alors cette fiction ne saurait être
efficace qu'en vertu d'une auto-suggestion.
On n'échappe à la difficulté qu'en posant des réalités
divines que « ni la chair ni le sang ne révèlent »; ni démon
trables, ni même compréhensibles en leur fond, et cependant
nullement contradictoires, nullement incohérentes, mais
accessibles, en quelque manière, à notre intelligence par la
foi, à notre volonté par la grâce. Or, seule l'analogie, nous
le verrons encore, concilie ces exigences, seule elle échappe
à l'inintelligibilité, seule elle affirme un dogme qui n'est ni
contre la raison, ni selon la raison, mais au-dessus de la raison;
seule elle permet de réfuter, avec l'anthropomorphisme, le
symbolisme, l'un et l'autre négateurs du surnaturel. Est-ce
à dire qu'elle soit un expédient, une échappatoire ? Hâtons-
nous d'affirmer qu'il n'en est rien, l'analogie ne se présentant
pas à nous comme une création artificielle de l'apologétique,
mais comme un philosophème issu de la simple analyse des
conditions du fonctionnement de notre esprit, qui sont le
reflet du réel. Aussi, quand même il n'y aurait pas eu des
tentatives avortées pour prouver la Trinité, il la faudrait
déclarer au-dessus de toute preuve — et cela non point
(1) Théologisme, pp. 517 ss.
222 CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

pour couvrir une défaite ou justifier une dérobade, mais


simplement parce que la vérité l'exige ainsi (1).

Le pourquoi de l'indémonstrabilité. — Pas de preuve à


posteriori, car, entre un être quelconque et la Trinité comme
telle, on ne peut jeter le pont de la causalité : la causalité,
ici, repose sur la création, et la création est œuvre non
des Personnes, mais de la Nature indivise (2). Un moderne
dirait qu'établir une discrimination entre l'Unité et la
Trinité en Dieu, c'est ériger en norme théologique une
distinction verbale; le monde étant tout aussi bien l'œuvre
de la Trinité que celle de l'Unité, puisque l'une ne
se différencie point de l'autre. Sans compter qu'une dis
tinction virtuelle en Dieu équivaut pleinement à une
distinction réelle dans le créé, comme nous l'avons montré
précédemment (3), — ce serait là oublier qu'un effet ne
nous manifeste de sa cause que cela, et cela seul, avec quoi
il est en connexion immédiate (4). L'existence de l'artiste
m'est prouvée par l'œuvre d'art; celle-ci me dira s'il est
habile ou non, mais ne m'apprendra sur lui rien qui, d'une
(1) Le symbolisme est une échappatoire, parce qu'il n'offre rien de positif pour
remplacer l'anthrapomorphisme. L'analogisme, au contraire, n'est pas un vague
appel au mystère : on essaie de préciser les concepts en les épurant, afin de résoudre
les difficultés, ou tout au moins d'indiquer une direction.
(2) /«P., q. 32, a. 1; q. 39, a. 7; q. 45, a. 6; De Ver., q. 10, a. 13; I Sent., d. 3,
q. 1,a. 4;d. 6, q. 1,a. 3,ad3;Bo«t. Trin., q. 1,a.4, etc. D'après HEITZ (op. cit., p. 97)
Guillaume d'Auxerre (+ vers 1237) fut le premier à présenter cet argument (dans sa
Sumnta Aurea, 1. III, tr. IV, q. 1.) MOLINA propose un joli exemple : * Ut enim
coecus per odorem rosae in notitiam pulchritudinis devenire nequit eo quod odor
non a colore et figura rosae in quibus pulchritudo est posita sed a substantia emanat,
ita homo aut Angelus ex notitia rerum creatarum devenere nequit in notitiam mysterii,
altissimae Trinitatis sed solius essentiae eo quod res creatae non a Deo ut est Trinus
in personis sed ut unus in essentia profisciscantur. * (In /«n, P., q. 32, a. 1).
(3) Supra ch. II, § IV, 2°. Saint Thomas applique ainsi cette doctrine au cas
présent, In Boet., l. c., ad 10 : « Ea quae in Deo sunt una et simplex ejus essentia sunt
in intellectu nostro multa... et similiter potest ratione naturali sciri an Deus sit, non
autem an sit trinus et unus. »
(4) « Naturali cognitione de Deo cognoscere possumus nisi quod percipitur de Deo
ex habitudine effectum ad ipsum » Boet. Trin., q. 1, a. 4; cf. / C. G., c. 9 : « ... Dico
autem duplicem veritatem divinorum (sc. philosophia et fides) non ex parte ipsius Dei,
qui est una et simplex veritas sed ex parte cognitionis nostrae, quae ad divina cognos-
cenda diversimode se habet ». Cf. J. A S. THOMA, In Iam., disp. 14, a. 3, n. 5. —
Ceux parmi les néo-scolastiques qui prônentpresque exclusivement l'analogie d'attri
bution ne semblent pas s'apercevoir de l'embarras dans lequel ils mettent le théologien.
Fondée sur la causalité, cette connaissance par analogie devient impossible dès l'instant
où ce fondement causal n'existe plus.v. g. dans la théologie de la Trinité. Sommes-
nous donc condamnés à l'agnosticisme? Pour sortir de l'impasse, il faut absolument
admettre une similitude non plus causale mais une similitude proportionnelle dans
l'être, quitter l'analogie d'attribution (même « intrinsèque ») pour l'analogie de propor
tionnalité propre.
ANTHROPOMORPHITES ET SYMBOLISTES 223

manière ou d'une autre, ne se rapporte à sa fonction d'artiste;


or cet homme a une foule d'autres qualités, qui en lui ne
sont pas séparées réellement des autres, et dont je ne saurai
cependant rien. Puisque seuls leurs rapports mutuels
distinguent les divines Personnes, il suit que le monde ne peut
se rattacher à elles qu'en ce qu'elles ont de commun — la
Puissance créatrice — les processions étant tout intimes,
sans relations avec la créature. Pour produire l'être en tant
qu'être, il faut qu'on soit l'être par essence, et non pas père
ou fils — modalités de l'être. La raison naturelle, puisant
ses idées dans l'univers, effet de cette commune puissance,
ne trouvera jamais par elle-même la Trinité dans l'extension
de ses principes premiers, et ne pourra jamais la connaître
sans la foi (i).
Sans doute encore, la cause imprime sa similitude sur
ce qu'elle produit, mais si cet effet est inadéquat, la simi
litude aussi est déficiente (2); aussi bien la créature et Dieu
ne conviennent univoquement dans aucune perfection; et
celles qui leur sont analogiquement communes sont des
propriétés tout à fait générales de l'être (3), parmi lesquelles
on ne saurait — sous peine d'affirmer une ressemblance
plus ou moins générique entre la cause première et son
effet — compter les échanges vitaux que la foi pose au sein
du divin; voilà pourquoi notre théologie naturelle est toute
dépendante, toute relative, en surface pour ainsi dire,
tandis que par la foi nous entrevoyons Dieu en soi : profunda
Dei; nous pressentons « les secrets cachés en Dieu depuis tous
les siècles ».
Les multiples triplicités (4), que l'ingéniosité des poètes

(1) De Ver., q. 10, a. 13 : « Ad nullius cognitionem ratio nostra naturalis potest


pertingere ad quae se prima principia non extendunt. Primorum autem principiorum
cognitio a sensibilibus ortum habet; ex sensibilibus autem non potest pervenire ad
propria Personarum sicut ex effectibus devenitur ad causas ». Cf. /» P., q. 12, a. 12.
(2) /»• P., q. 13, a. 5 : « Omnis effectus non adaequans virtutem causae agentis
recipit similitudinem agentis non secundum eamdem rationem sed deficienter ».
(3) Aussi ABÉLARD voulant démontrer la Trinité n'a-t-il pu atteindre, en guise
de Personnes, que des attributs hypostasiés : puissance, sagesse, amour. Il a confondu
appropriation avec propriété, il a cru que les « vestiges » étaient le reflet d'une causalité
personnelle, et que la procession du Saint-Esprit était une mission « ad extra » (Intr.
ad Theol. éd. Cousin, II, pp. 12-13; 100 ss; In Epist. ad Rom., p. 172) cf. KAISER,
P. Abélard critique (Fribourg 1901, pp. 162, 181, 192, 207, etc.) De même GUIL.
DE CONCHES (P. L., t. 180, col. 333) : cf. REGNON, Etudes..., II, pp. 75 sa.
(4) PETRUS BONGUS, en son traité De mystica numerorum significatione, énumère
une fastidieuse série de ces triplicités, que GONET résume (Clyp., tr. VI, d. 6, a. i, 2.)
Cf. D* Pot., q. 9, a. 9;/»P.,q. 46, a. 7; / Sent., d. 3, q. 2, a. 2, etc. Sur la signification
224 CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

et la ferveur des mystiques s'épuisent à découvrir dans le


monde, —- telles ces timides fleurettes que la première
gelée fait périr — ont tôt fait de se faner sous la bise de la
raison. Analogies au sens vulgaire du mot (1), symboles,
imitations, préambules et déficientes similitudes (2), appro
priations, reflets et images (3), indices (4), traces de pas sur
le sable : vestiges trop vite effacés pour qu'on les puisse
interpréter (5), hypothèses théologiques interprétant les

du nombre « trois » : Boet. Trin., q. 1 , a. 4, ad 2 et 9; /» P., q. 32, a. 1 ; De Ver., q. 10;


a. 13, ad 8, etc. Sur la valeur de ces triplicités : Boet. Trin., 1. c.; De Ver.,\. c., ad 7,
cf. / Sent., d. 33, a. 1, ad 2 : « ... plus habent de dissimilitudine quam de
similitudine. »
(1) Ces « analogies » ou comparaisons se retrouvent à foison chez tous les caté
chistes et prédicateurs. Les Pères y revenaient sans cesse en leurs homélies (cf. Contra
errores Graec., c. 1, 3, etc.) p. e. trois flambeaux sur le même chandelier; l'arc-en-ciel;
le soleil et son rayon (saint Basile); la racine, la tige et le fruit, la source et la rivière
(Tertullien), le triangle équilatéral; les trois hommes (Grég. Nysse); les facultés Ue
l'âme (Augustin), etc.; cf. DEBAISIEUX, Analogie et Symbolisme, p. 285, ss.; VAN DER
MEERSCH, De Deo uno et Trino, n. 833; BOSSUET, Elévations, 2e serm. 3" élév. et suiv.;
DIONYS., Dit;. Nom., c. 2. (Migne, col. 645)
(2) In Boet., q.2, a. 3 : « similitudines... preambula... ';! Sent., d. 12, q. 1, a. 1 :
• similitudines repertas in creaturis, quae deficientes sunt ad repraesentandum . Cf.
ib., ad 2-3; d. 31, q. 1, a. 2; /» P., q. 88, a. 2, ad \;IV C. G., c. 1; De Ver., q. 10,
a. 13, ad 7.
(3) /a P., q. 93, et textes parallèles.
(4) /» P., q. 43, a. 7 : « secundum aliqua indicia... ».
(5) /» P., q. 45, a. 7 : « vestigium demonstrat motum alicuius transeuntis sed noe
qualis sit. » — Par sa doctrine du « vestige » et de « l'image », saint Thomas sembln
rétablir subrepticement la « via causalitatis » entre le monde et la Trinité. Il n'en est
rien, car les Personnes n'exercent pas de causalité « ratione propriorum » mais,«ratione
appropriatorum » (Cajet., in /»m, q. 45, a. 6). / Sent., d. 3, q. 2, a. 1, ad 3 : « per
vestigium non deveniremus in cognitionem personarum nisi valde confuse, quia
per appropriata personis magis quam per ipsorum propria. Appropriata autem sunt
essentialia quamvis similitudinem habeant cum propriis personarum ». Il n'y a pas là
analogie d'attribution mais plutôt métaphore, ressemblance fondée sur une imitation
(I Sent., d. 28, q. 2, a. 2; cf. d. 15, q. 4, a. 1; /» P., q. 93, a. 5). Du reste, vestiges
et images ne démontrent pas, ils manifestent (/» P.,q.39, a. 7; De Ver., q. 10, a. 13, etc.)
— On pourrait dire que les appropriations sont les similitudes divines de la Trinité,
elles vestiges, les similitudes humaines. En effet :a)par l'appropriation, l'un des attributs
incréés est rapporté, de préférence à d'autres, à telle Personne avec laquelle il a plus
d'affinité : « appropriata sunt essentialia quamvis similitudinem habeant cum propriis
personarum » (I Sent., d. 3, q. 2, a. 1, ad 3). Il y a là une sorte d'analogie de propor
tionnalité, p. e. :
potentia Pater
s1cut . . . r; 1ta —:——— .. . .—. (/« p q. 39, a. 8)
pr1nc1p1um re1 factae pr1nc1p1um d1vm1tat1s
et cette analogie n'est pas arbitraire : » similitudo appropriat! ad proprium personae
facit convenientiam appropriationis ex parte rei, quae esset etiam si nos non essemus *
(I Sent., d. 31, q. 1, a. 2) — au contraire b) les vestiges et images sont des attributs
créés que l'on dit représenter la Trinité. Et cela aussi n'est pas une fantaisie, car les
attributs créés sont rapportés (analogie d'attribution) à tels attributs essentiels avec
lesquels ils sont en relation plus intime (/a P., q.45,a,6,ad 3) et ces attributs à leur tour
sont attachés à telle Personne à laquelle ils ressemblent davantage : le vestige et l'image
sont donc comme des appropriations médiates, au second degré : ils sont
* appropriés » à un attribut « approprié » lui-même à la Personne divine
Mais il y a davantage. Parmi la foule des perfections essentielles il s'en trouve deux :
ANTHROPOMORPHITES ET SYMBOLISTES 225

apparences, et, par suite, toujours fragiles et branlantes (1).


Arguments de « convenance », démonstrations qui sont
valables « Trinitate posita » (2), comme ces raisons du plus
fort qui justifient l'annexion, une fois la conquête assurée.
Autant dire que l'analogie d'attribution ne nous est point
secourable ici, puisqu'à la vouloir suivre en sa voie montante,
nous n'aboutissons qu'à des métaphores, à des probalités
ténues, ou, tout au plus, à des vraisemblances persuasives (3).
Mais l'analogie de proportionnalité ne jouerait-elle pas ?
La question peut paraître inutile, la proportionnalité
présupposant l'attribution, sous peine de travailler à vide;
aussi un certain nombre d'auteurs croient le problème résolu,
quand ils ont écarté la connaissance de la Trinité par la
« via causalitatis ». Cette réponse cependant nous semble
appeler un complément. Car la ruine de la démonstration
a posteriori n'entraîne pas, par le fait même, celle de la
démonstration a priori. Dans le traité « De Deo Uno »,
l'intelligence se hausse jusqu'à de nombreuses vérités sans
se servir, à chaque fois, du tremplin de la causalité : une fois

l'intelligence et la volonté qui non seulement sont appropriées (comme toutes les
autres), mais jouissent de plus, d'un privilège particulier en tant que raisons formelles
des processions. Le Fils ne procède pas par voie de justice ou de miséricorde, mais,
exclusivement par voie d'intelligence et de volonté; même, le Fils est le fruit d'une
intellection et non d'une volition, tandis que le contraire se vérifie pour l'Esprit.
Or d'un autre côté, la création est l'œuvre précisément de la science et de la volonté
divines : elle convient donc à la Trinité en vertu d'attributs qui non seulement sont
appropriés mais encore sont les raisons formelles des processions trinitaires : « proces-
siones personarum sunt rationes productionis creaturarum in quantum includunt
essentialia attributa quae sunt scientia et voluntas. » /» P., q. 45, a. 6; cf. / Sent., d. 10,
q. 1, a. 1, etc. Il n'est donc pas absolument exact de ranger, sans autre, les
« images » et les « vestiges » parmi les simples appropriations, ainsi que le fait le P. de
Régnon. Il y a cela et davantage : l'homme est dit image de la Trinité : 1e en
vertu de son intelligence et de sa volonté qui se rattachent causalement aux attri
buts essentiels appropriés; 2e en vertu de ce que ces attributs appropriés sont
justement les voies par lesquelles procèdent les personnes. Cette dernière ressem
blance dépasse l'appropriation commune aux autres perfections créées. Cependant
cette « image » est encore très déficiente. / Sent., d. 12, a. 3, ad 3; /" P., q. 35, a. 2, ad
3;q. 93, a. 1, etc.
(1) /» P., q. 32, a. 1, ad 2 : « ...in astrologia ponitur ratio excentricorum et epicy-
clorumexhocquod, hac positionefacta, possunt safcar1 apparmtia sensûnliacuc* motus
coelestes, non tamen ratio haec est sufficienter probans quia etiam forte alia positione
facta salvari possent... et isto modo se habet ratio quae inducitur ad manifestationem
Trinitate, quia scilicet Trinitate posita, congruunt huiusmodi rationes... »
(2) L. c.; Boet. Trin., q. 1, a. 4 : « Aliquales rationes non necessariae nee multum
probabiles nisi credenti ».
(3) Boet. Trin., q. 2, a. 1, ad 5 : « ...ratio persuasoria. . . » I C. G., c. 8 : « verissi-
militudines >; c. 9 :... « rationes aliquae verissimiles inducendae, ad fidelium quidem
exercitium et solatium, non autem ad adversarios convincendos ». / Sent., d. 3, q. 1,
a. 4, ad 3 : «... magis adaptationes quaedam »... cf. d. 2, a. 4; d. 31, q. 1, a. 2, etc.

Analogie. 15
220 CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

atteinte l'existence de Dieu, on déduit une foule de con


clusions que, certes, la simple analyse de la causalité ne nous
aurait pas livrées. Or, il s'agit maintenant de savoir si,
par cette voie déductive, on ne pourrait pas établir un pas
sage entre nos deux traités théologiques.
Il ne suffit donc point de reproduire simplement
l'argument thomiste de la causalité commune à la Trinité,
pour résoudre pleinement la question de la démonstrabilité
du mystère (1). Puisque nous avons enfin pris pied au ciel,
pourquoi n'essaierions-nous point d'explorer l'intérieur de
cette Terre Promise ? Partant de l'intelligence et de la
volonté divines, connues à posteriori, ne puis-je pas, en
étudiant leurs exigences, aboutir à la Trinité ?
A première vue il paraîtrait bien que si, et que l'analogie
de proportion nous ravirait le secret de Dieu. L'Acte pur
ne doit-il pas posséder une richesse vitale proportionnelle
à son être ? Le nier serait détruire la théodicée tout entière.
Or qu'est-ce que la Trinité, sinon la vie en son épanouisse
ment total ? « Numquid ego qui alios parere facio, ipse non
pariam ? dicit Dominus. Si ego qui generationem ceteris
tribuo, sterilis ero? ait Dominus Deus tuus»(2).« N'est-il pas
beau, médite Bossuet, de produire un autre soi-même, par
abondance, par plénitude, sous l'effet d'une inépuisable
communication, en un mot, par la fécondité et par la richesse
d'une nature heureuse et parfaite ? » (3). Cette fécondité
et cette richesse, nous les découvrions naguère, qui d'abord
s'épanchent et s'étalent en dehors, puis peu à peu s'intério
risent et se ramassent sur elles-mêmes, jusqu'à faire sourdre
en soi les prodigieux jaillissements de la pensée de génie,
jusqu'à se livrer dans le don intime et infini d'un cœur
de mystique. Or ces générations de verbe et ces élans
d'amour du philosophe et du saint, ne pourrait-on pas,
(1) On dit souvent : impossible de connaître naturellement Dieu si ce n'est à
partir de la causalité; or, point de « causalité trine > donc pas de connaissance
« naturelle *. — Pardon! La raison vaudrait si l'on n'avait pas prouvé Dieu. Mais
c'est chose faite. Je connais son existence et ses attributs, pourquoi faire un retour
à la causalité pour connaître sa nature intime ? Je n'ai qu'à continuer ma route. —
Telle fut précisément l'attitude de Richard de Saint-Victor, et de tant d'autres, qui
prétendirent déduire la Trinité de tel ou tel attribut du Dieu-Un supposé déjà
connu. C'est pourquoi les considérations que nous introduisons ici ne sont pas oiseuses.
(2) Is. 66, 9; cf. IV C. G., c. 2 : « Nec esset conveniens ut qui alios vere generare
facit, ipse non vere sed per similitudinem generet, cum oporteat nobilius esse
•liquid in causa quam in causatis. » Cf. de Pot., q. 9, a. 9, ad 9; Contra err.graec., c. 7.
(3) Elévat., 2* sera., 1re élévation.
ANTHROPOMORPHITES ET SYMBOLISTES 227

perfections suprêmes, les projeter en Dieu, magnifiées?


« Pertinet ad rationem boni, ut se aliis communicet » dit
saint Thomas, et encore : « quantum aliqua natura est altior,
tantum id quod ex ea emanat est magis intimum ». Or, Dieu
n'est-il pas au sommet de l'Etre? Conjugués, ces deux
principes indiscutables ne suppléent-ils point à la Révélation,
en nous livrant la Trinité ? Et n'y avait-il pas comme un
soupçon de cet enfantement, dans la fable athénienne qui
faisait naître la déesse de la Sagesse — éclair intellectuel —
du cerveau même du Père des Dieux ? Filiation toute spiri
tuelle, pensée qui en engendre une autre, comme le maître
son disciple, joie suprême de la vie de l'esprit.
Or, pendant que notre imagination est fascinée par
l'irisation de ces bulles de savon, aussi belles que vides,
voici qu'un coup d'épingle les vient faire éclater; c'est une
sèche petite phrase : « similitude intellectus nostri non suffi-
cienter probat aliquid de Deo, propter hoc quod intellectus
NON UNIVOCE invenitur in Deo et in nobis. » (1) Enfin
nous avons touché le fond. L'analogie se révèle la seule clé
du mystère. Pourtant l'univocisme expirant murmurera
encore : nous posons bien en Dieu, Intelligence et Volonté,
pourquoi donc pas le Verbe et l'Amour?
A cette question, quelques théologiens (2) se bornent à
présenter une double réponse, vraie sans aucun doute, mais
qui nous semble trop restreinte, trop peu universelle. On
fait remarquer d'abord que, s'il est possible de démontrer que
« science » et « bonté » sont des « perfections pures», il n'en va
plus de même lorsqu'il s'agit du verbe et de l'amour;
ceux-ci semblent, au contraire, amener avec eux, une certaine
potentialité (cf. Cp. th., c. 50). Et même si l'on voulait
à toute force les poser en Dieu, on n'aboutirait jamais à une
distinction, à une opposition, car « ea quae in creaturis divisa
sunt, in Deo simpliciter sunt unum » (3). Ainsi dans la
créature l'essence et l'être sont distincts, de même le sujet
pensant, l'acte de pensée et son fruit, tandis qu'en Dieu
toutes ces perfections s'identifient, sans pourtant perdre ce

(1) /• P., q. 32, a. 1, ad 2.


(2) Tel VASQUEZ, qui consacre à notre question quatre dissertations (disp. 132-135)
pleines de « raisons particulières ". Nulle part nous n'avons réussi à trouver — sans
doute avons-nous mal cherché — l'argument fondamental de saint Thomas.
(3) IV C. G., c. 1 1; cf. De Ver., q. 13, a. 10, ad 7; /» P., q. 13, a. 4.
228 CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

qui les fait être telles et non pas autres. En vain donc
l'anthropomorphite dirait : « in Deo est ratio verbi », comme
nous disons « in Deo est ratio intelligents »,ou « ratio intel-
lectionis »; cela n'y changerait rien; toutes ces « raisons »
subsisteraient en lui, et formellement, mais vous n'aboutirez
cependant jamais à une distinction réelle, à une opposition,
à une pluralité de termes, loin de là; le résultat inévitable de
vos efforts dialectiques serait toujours celui-ci : « in Deo
intelligens, intelligere et intentio intellecta sive verbum,
sunt per essentiam unum » (1). Toute la difficulté pour nos
théologiens ne consiste-t-elle pas à faire subsister une
pluralité dans la simplicité, à faire comme éclater l'unité;
résistant ainsi à cette tendance incoercible vers l'un qui nous
étreint, dès là que nous abordons les régions du divin ?
Les auteurs font remarquer enfin, ad hominem, que les
démonstrations de la Trinité aboutissent soit à l'anthro
pomorphisme, soit à la multiplication de termes absolus,
soit tout au plus — nous l'avons déjà dit — à des conve
nances plus ou moins probables, plutôt moins que plus (2).
Loin de nous, certes, la prétention de mettre en doute
la valeur de ces arguments, excellents d'ailleurs. Il semble
cependant qu'on ne montre pas suffisamment quel est
leur fondement dernier, quelle, la raison foncière d'où ils
tirent leur efficace. Et cette lacune est cause que de telles
preuves prennent l'apparence de ces « rationes particulares »,
dont Thomas d'Aquin se débarrasse avec quelque impa
tience, lorsqu'il discute sur l'éternité du monde. L'esprit
n'est pas pleinement satisfait, faute de n'avoir point creusé
assez profond dans les sables jusqu'à rencontrer le roc
inébranlable de l'être (3). On combat le mal sans en attaquer

(1) IV C. G., c. Il : * Ea quae in creaturis divisa sunt, in Deo simpliciter sunt


unum, sicut in creatura aliud est essentia et esse... sed Deus est sua essentia et suum
esse, et quamvis haec sint in Deo verissime unum, tamen in Deo est quidquid pertinet
ad rationem vel essentiae vel ipsius esse... oportet igitur cum in Deo sit idem intelli
gens et intelligere et intentio intellecta quod est verbum ejus, quod verissime in
Deo sit et quod pertinet ad rationem intelligentis et quod pertinet ad rationem
eius quod est intelligere et quod pertinet ad rationem intentionis intellectae
sive verbi. » Cf. Camp, theol., cp. 50; De Ver., q. 10, a. 13, ad 2; Boet. Trin., q. 1, a. 4,
ad 1;/ Sent., d. 35 q. 1, a. 1, ad ».
(2) Ceci est fort bien montré par MATTIUSSI, De Deo uno et Trino, p. no.
(3) Ils encourent de quelque façon eux aussi le reproche que S. Thomas faisait
aux démonstrateurs de mystères : « ratio persuasoria... non evacuat fidei rationem
quia non facit ea apparentia cum non fiat resolutio usque ad prima principia quae
intellectu videntur ». Boet. Trin., q. 2, a. 1, ad 5m.
ANTHROPOMORPHITES ET SYMBOLISTES 22g

la racine; analgésiques qui endorment la douleur sans la


détruire. ^
Au sujet de chaque mystère, on (1) multiplie les raisons
de son indémonstrabilité, sans rejoindre toujours le fond
commun qui les relie toutes : l'analogie. Autrement, comment
prouver que les difficultés que l'on accumule valent pour
toutes les créatures et ne sont pas seulement relatives à nous ?
Un semi-rationaliste pourrait soutenir que ces obscurités
viennent uniquement de l'asservissement de notre intel
ligence aux sens : ainsi y a t-il des vérités qui sont « de foi »
pour un ignorant, et « de raison » pour un savant (2). Le
mystère pourrait de même dépasser la force de tel ou tel
intellect, mais n'être pas au-dessus des virtualités d'un génie
plus pénétrant que celui d'Augustin ou celui de Thomas
d'Aquin (3), ou en tout cas, d'une intelligence totalement
indépendante du joug de la matière; « corpus quod corrum-
pitur aggravat animam » ...(4); on nierait donc la distinction
nécessaire et essentielle entre la raison et la foi, la nature et
le surnaturel.
Tandis que, si vous fondez l 'indémonstrabilité des mys
tères sur l'analogie de l'être, alors tout s'éclaire; vous dépas
sez non plus seulement l'intelligence humaine, tributaire du
sensible, mais d'un bond vous montez à un niveau hors de

(1) Par exemple : ALEX HALES, Summa, tr. intr., q. 2, c. 3 (éd. Quaracchi, I,
p. 19); ALB. MAGN., 1.dist. 3,a. 18 (Vives, 25, p. 113); BONAVENTURA, 1, dist. 3, q. 4
(Quaracchi I, p. 75).
(2) /// Sent., d. 24, a. 2, q. 2; De Ver., q. 14, a. 9; /» P., q. a, a. 2, ad 1 ; //» //«e,
q. 1, a. 4-5, etc.
(3) III Sent., d. 24, a. 2, q. 2 : « Quod simpliciter humanum intellectum excedit ad
Deum pertinens nobis divinitus revelatum per se ad fidem pertinet; quod autem
excedit intellectum huius vel illius et non omnis hominis non per se, sed per accidens
ad fidem pertinet. » Cf. DENZ., n. 1816.
(4) Nos apologètes font remarquer souvent que le mystère nous entoure (élec
tricité, radium, ondes hertziennes, etc.); sans cesse nous nous heurtons à l'insoluble,
à l'insondable, nos recherches aboutissent à des points d'interrogation sans réponse.
Pourquoi dès lors refuser sa créance aux mystères de la Religion ? — Sans doute;
mais il y a cette nuance que les « mystères de la science », impénétrés et peut-être
impénétrables de fait, peuvent toujours être dévoilés en absolu. Tandis que les
• mystères de foi » non seulement sont impénétrés, mais par nature ne peuvent ni ne
doivent être compris. Il y a là toute la différence entre le relatif et l'absolu, l'incompris
et l'incompréhensible, les mystères de la philosophie et ceux de la théologie. Les con
fondre serait nier l'ordre strictement surnaturel; cf. SPINOZA, Lettre au néo-catholique
Albert Burgh (éd. Bruder, II, 353): « Desine, inquam, absurdos errores mysteria
appelare nee turpiter confunde illa quae nobis incognita vel nondum reperta sunt
cum iis quae absurda esse demonstrantur uti sunt huius ecclesiae horribilia
secreta quae, quo magis rectae rationi repugnant, eo ipso intellectum transcendere
credis. »
230 CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

toute proportion avec n'importe quelle créature « extra


ordinem tôttus creaturae » (1).
Pourquoi, en effet, attribuer à Dieu la connaissance ou
la volonté ? Parce que ce sont des perfections ? Comment
le savez-vous; et n'y a-t-il pas d'ailleurs inadéquation
absolue entre nos facultés spirituelles et celles de Dieu?
De leur comparaison directe, que tirerons-nous ? Rien.
Mais nous aboutirons à quelque chose, si, renonçant à les
mettre l'une en face de l'autre, nous découvrons que, toutes,
elles sont en rapport avec une troisième réalité, l'être,
suivant notre schème bien connu :
intelligibilité avec potentialité intelligibilité sans potentialité / \
être en devenir être sans devenir * '"
Alors nous abandonnons l'anthropomorphisme et le symbo
lisme, car nous quittons tel être — contingent ou divin, peu
importe — pour nous rattacher à l'être universel, dont la
vérité (intelligibilité) ou la bonté sont les modes trans
cendants, se retrouvant intrinsèquement partout où il y a
de l'être. Ce qui existe, dirons-nous (non pas moi seulement,
mais tout ce qui existe), par le fait même qu'il existe, est
vrai et bon, et donc Dieu aussi. Au contraire, le verbe c'est
encore de l'être sans doute, mais qui ne voit que c'est tel
être ? Il ne se rapporte plus à l'être en tant qu'être, au point
que je puis concevoir une intellection sans production de
verbe : la vision béatifique.
Si je trouvais le verbe dans la notion d'Intelligence tout
court, alors je l'attribuerais à l'Intelligence Première; mais
je le trouve dans mon intelligence, non par intuition méta
physique, mais en fonction de mon devenir vital. Je puis dès
lors généraliser les données de mon expérience, en étendre
univoquement tous les résultats aux êtres qui ont même
nature que moi; mais de quel droit les attribuer à cette
Essence qui n'est pas homogène,que je saisis comme existant
sur un tout autre plan du réel (3) ? Ne m'exposerais-je pas
(1) / P., q. 28, a. 1, ad 3m; / C. G., c. 1 : * ...quae (scilicet divina substantia)
super omnia sensibilia, imo super omnia alia entia improportionabiliter elevatur ».
(2) J'écris intelligibilité au lieu d'intelligence, car on pourrait objecter que tout
être n'est pas intelligent; tandis qu'on ne peut nier qu'il soit intelligible, ou vrai.
L'intelligence n'est que cette intelligibilité devenue consciente, c-à-d. proportionnée
à un degré d'être supérieur. Ainsi se vérifie le caractère analogique de cette notion.
(3) De Pot., q. 9, a. 5 : • Si possemus comprehendere intelligere divinum quid est
et quomodo sit, sicut comprehendimus intelligere nostrum, non esset supra rationem
conceptio Verbi divini sicut neque conceptio verbi humani. >
ANTHROPOMORPHITES ET SYMBOLISTES 231

à encourir la critique qu'au début de son « De Trinitate »


saint AUGUSTIN faisait à l'anthropomorphisme'psychologique :
«... sunt alii (il vient de parler de l'anthropomorphisme ma
térialiste) qui secundum humani animi naturam vel affectum
de Deo sentiunt, et ex hoc errore cum de Deo disputant,
sermoni suo distortas et fallaces regulas figunt » (1)? Je ne
raisonnerais plus sur l'universel, mais à partir de deux états
particuliers de l'être : le divin et l'humain; impossible de
les assimiler. La proportion même que nous avons établie
plus haut montre que nous ne pouvons attribuer à Dieu de
la procession intellectuelle humaine, que ce que celle-ci a de
transcendant, d'absolument général (2); or, le verbe distinct,
subsistant, est déjà une concrétisation, et qui, à première vue,
semblerait même répugner aux conditions de la nature
divine. Tout ce que je puis donc prêter à Dieu de la vie
de mon esprit, dont le verbe est une phase, c'est ce qui est
contenu en elle de perfection absolue et universelle, non pas
son mode spécial de réalisation en tel ou tel individu intel
ligent, ce qui serait pécher par « univocisme », passer
illégitimement des conditions de tel être à celles de l'être
en tant qu'être, du mode créé au mode divin (3). Si la
théologie naturelle paraît tomber dans ce travers, ce n'est
qu'une apparence, car en son ascension vers l'acte pur, si
elle s'appuie sur les êtres concrets, particuliers (après tout,
ce sont les seuls que nous voyons), elle ne les considère
pourtant pas en tant que tels, mais en tant qu'êtres (4).
De même ici — c'est un problème analogue — saint
Thomas nous dit que « la similitude de notre intelligence
ne prouve pas suffisamment quelque chose de l'intelligence
divine, par défaut d'univocité »; l'analogie s'en tenant aux
modes universels de l'être, (et, dans le cas présent, je ne
(1) De Trin., 1. I, cp. j.
(2) En effet il était question d'intelligibilité avec ou sans potentialité, d'être avec
ou sans devenir.
(3) De Pot., q. 9, 1. c. « — omne quod est perfectum in creaturis oportet Deo
attribut secundum id quod est de rat1one illius perfectionis absolute, non secundum
modum quo est in hoc vel illo... cum autem in Deo sit intelligere, et intelligendo se
ipsum intelligat alia, oportet quod ponatur in ipso esse conceptio intellectus quar
est absolute de rat1one ejus quod est intelligere.» Cf. /» P., q. 33, a. 1 : « Quanto aliquod
nomen est communias tanto convenientius assumitur in divinis, ut supra dictum est
(I* P., q. 13, a. 1 1) quia nomina quanto magis specialia sunt, tanto magis determinant
modum convenientem creaturae ».
(4) Les « quinque viae » disent : « de ratione motus, de ratione entis contingentis
est ... .,
232 CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

puis plus m'y rattacher), j'ai perdu le fil d'Ariane, et si je


veux poursuivre,je me perdrai dans le labyrinthe du contin
gent, de l'individuel. Là où il y a équivocité, aucun passage
n'est possible; en revanche, là où il y a univocité, je puis
circuler de tel être à tel être, de tel mode à tel mode; enfin
là où il y a analogie, il faudra distinguer entre la notion
comme telle et son mode d'existence. Si la notion est
transcendante, sans doute la route est ouverte, mais même
alors, je ne pourrai jamais, en aucun cas, conclure de son
mode de réalisation en tel être, à son mode d'existence en
tel autre être (i), par exemple, du mécanisme de l'intellection
humaine à celui de la pensée divine. Et il en sera ainsi non
seulement de moi, mais de toute créature, et par rapport à
n'importe quel mystère. La loi est sans appel : dès là qu'il n'y
a plus d'univocité, il y a disproportion, et une intelligence,
quelle qu'elle soit, ne pourra jamais quitter par elle-même
les modes transcendants de l'être, sans donner, en raison
nant sur Dieu, dans cet anthropomorphisme qui consiste
à vouloir déterminer à priori, et sur le modèle de sa propre
pensée, les conditions de fonctionnement d'une pensée
d'un autre ordre — « improportionabiliter elevatur » — et
dont, même après la révélation, elle ne peut savoir, en vertu
de l'analogie, « quomodo sit », mais uniquement « quod sit ».
Dès que l'on veut pénétrer le « quomodo sit », c'est à
peine si l'on peut balbutier des négations : dès lors, vouloir
comme le Victorin et ses émules déterminer à priori et
positivement les modalités de la vie profonde de Dieu, n'est-ce
point oublier la primauté absolue et universelle de la
« voie négative ? » (2) « Vere tu es Deus absconditus Deus
Israël »! (Is. 45, 15). — On saisit par là, en son évidence

(1) Ceci est fort nettement marqué dans le texte suivant : « Scientia de intellectu
animae oportet uti ut principio ad omnia quae de substantiis separatis cognoscimus.
Non autem oportet quod si per scientiasspeculativaspossumusperveniread sciendum
de anima quid est, quod possimus ad sciendum quod quid est de substantiis separatis
per huiusmodi scientias pervenire nam intelligere nostrum... multum est remotum
ab intelligentia substantiae separatae. Potest tamen per hoc quod scitur de anima
nostra quid est perveniri ad sciendum aliquod genus remotum substantiarum separata-
rum... ». III C. G., c. 26.
(2) De Pot., q. 8, a. i, ad 12: « Licet ratio naturalis possit pervenire ad ostenden-
dum quod Deus sit intellectus, modtis tamen intelligendi non potest invenire suffi-
cienter. Sicut enim de Deo scire possumus quod est, sed non quid est, ita de Deo
scire possumus quod intelligit, sed non quomodo intelligit. Habere autem conceptionem
rerbi\n intelligendo pertinet ad modum intelligendi unde ratio haecsufficienterprobare
non potest... »
RAISON ET FOI 233

totale, la raison de saint Thomas, tendant à prouver l'inanité,


en cette matière, d'une « via causalitatis ». Inutile, disait-il ,
de se lancer sur ce chemin, la poursuite serait vaine, la
Trinité n'étant pas au bout. C'est que les « quinque viae »
doivent, pour avoir chance d'aboutir, se tenir dans le rayon
d'action de notre intelligence, c'est-à-dire se régler sur
l'être en général. Partant de l'universel, du transcendental,
je suis certain d'atteindre quelque prédicat commun
proportionnellement à Dieu et au créé^ mais rien de plus.
Je connais donc Dieu en tant qu'être, que Sur-être,\mais
la divinité comme telle ne sera pas atteinte par lajpure
raison; je démontre l'existence de la Première Intelligence,
mais ses opérations fécondes, sa divine génération, mon
intelligence en ignore tout : « Potentiam intellectivam esse
primant potentiarum satis naturali ratione considerari potest,
non autem HANC potentiam intellectivam esse potentiam gene-
rativam » (1). Le problème se ramène donc à une question
de déterminatif : « hanc potentiam ».
*
* *

II. — RAISON ET FOI.

Une foule de difficultés nous étreint ici, qui semble devoir


rendre futiles nos démarches antérieures. Retournant la
critique que nous formulions naguère, on objectera d'abord
que notre preuve est toute relative à la faiblesse de l'in
telligence humaine. Pour mieux nous blesser avec nos
propres armes, on s'emparera de la notion d'analogie,
et l'on dira : une idée de cette espèce inclut réellement ses
modes jusque dans leurs ultimes différenciations. Partant,
dans l'idée de vie intelligente, est contenu le Verbe divin
tel qu'il subsiste en la Trinité. D'où il suit qu'un esprit
assez perçant pourrait déceler cette inclusion sans qu'il y
faille la lumière de la foi. Le surnaturel serait donc « sub
jectif » et relatif à notre faculté de connaître, et non plus
« objectif » et absolu, dépassant toute science créée, réelle
ou possible (2). De deux choses l'une : ou la génération
(1) De Ver., q. 10, a. 13, ad 2.
(2) ZIGLIARA, Propaed., c. 3, n. 6; c. 13, n. 2.
234 CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

du Verbe, par exemple, est réellement incluse dans l'idée


d' « intelligence sans devenir », et alors elle peut être, de sot,
démontrée, et c'est l'anthropomorphisme rationaliste; ou
bien cette inclusion n'est point réelle, et alors le dogme
est inexistant, ou tout au moins hors de notre atteinte; il
y a un gouffre infranchissable entre la nature et la surnature :
c'est le symbolisme, c'est le fameux « morcelage », le système
de « cloisons étanches » — épouvantails que le modernisme
a fichés dans le champ de la théologie.
En face de cette alternative, notre attitude est à prévoir;
nous repousserons l'une et l'autre option, ou plutôt nous
neutralisons l'une par l'autre; ni anthropomorphisme, ni
symbolisme, mais « analogisme ».
Remarquons tout d'abord qu'on ne saurait tirer argu
ment de la doctrine d'analogie. Car une idée analogique
contient certes ses inférieurs, mais à l'état confus. C'est
pourquoi, si nous connaissions les choses seulement « in
quantum sunt entia », notre connaissance serait impropre et
indistincte (/a P., q. 14, a. 6; De Ver., q.2, a-5;/ Sent., d. 35,
q. 1, a. 3). Pourtant, toutes les déterminations de n'importe
quelle réalité sont encore de l'être, mais ces déterminations
ne sont pas contenues à l'état explicite dans la notion ana
logique. Celle-ci se précise par le dedans, il est vrai, mais
ne contient pas pour autant ses modes, « actu explicite ».
D'où il suit que le fait d'appréhender une idée analogique
n'entraîne aucunement la connaissance de tous ses inférieurs,
ni même la possibilité de les connaître. Et c'est précisément
ce que nous constatons dans le cas présent. De soi, la propo
sition : « Dieu est » appelle nécessairement cette autre :
« Dieu est Trine ». Mais pour nous, cette connexion nous
échappe (1), comme elle échappe à toute créature, faute
d'une double condition que ne peut point remplir le savoir
créé. Il faudrait en effet que notre connaissance épuisât
la vie intime de Dieu, qu'elle fut compréhensive, c'est-à-
dire adéquate à l'intelligibilité divine, ce qui présupposerait
d'abord que l'être fût un genre, convînt à Dieu de la même
manière qu'à nous; et ensuite, que notre être fût notre
(1) Boet. Trin., 1. 1, q. 2, a. 2, c. « Divina sunt ex seipsis maxime cognoscibilia
quamvis secundum suum non cognoscantur a nobis. » ALBERT LE GRAND répondait
aux démonstrateurs de mystères : « Ad dictum Richard! dicendum quod licet rationea
necessariae sint ad distinctiones personarum, tamen illaesunt supernaturales et divinae,
RAISON ET FOI 235

connaître (i). Nous devrions devenir Dieu. Aussi ne peut-on


pas, même après la Révélation, prouver la Trinité, ni simple
ment l'expliquer avec évidence. Et il est opportun de se le
rappeler, au moment d'aborder la question 27° de la Ia Pars,
car le Traité de la Trinité pourrait sembler à un observateur
superficiel une tentative de preuve rigoureuse calquée
sur notre psychologie intellectuelle; un essai de transformation
du dogme en système philosophique. A un tel «théologisme»,
nous opposerons toujours que la raison ne pourra jamais
remplacer la foi, car nos arguments ne font pas évanouir
la croyance, puisqu'on n'aboutit pas à l'évidence, ne pouvant
tout ramener aux principes premiers, clairement aperçus
par l'intelligence (2).
Mais ici, nous sommes arrêtés tout court. Extrinsécisme !
décrète M. Le Roy (3). Agnosticisme! soupire M. Laber-
thonnière. Je ne sache rien de plus divertissant, dans la
littérature moderniste, que certain article sur « saint Thomas
d'Aquin et le rapport entre la science et la Foi », signé
Laberthonnière (4). C'est une très amusante facétie. A
force de se mouvoir dans le désert de sa philosophie, l'auteur
a dû éprouver le besoin de se délasser, alors, comme ces
humoristes qui entreprennent de voir les choses au rebours
de tout le monde, M. Laberthonnière a pris son parti de
démontrer que saint Thomas avait une foi de perroquet et
qu'il était agnostique, plus encore — et voici la malice —
que M. Le Roy; et pourtant Dieu sait si les thomistes...
La chose vaut la peine d'être contée, et notre sujet est assez
aride pour que ce petit intermède savoureux et divertissant
soit le bienvenu : « Sénèque, si chagrin d'ailleurs, écrit le

et ideo solo lumine naturali invertir i non possunt >. Sum. th., l. 3, 13, 3, ad obj. 3. —
« Ad dictum R. dicendum est, quod nihil prohibe! ad aliquod creditum rationes esse
necessarias sed illae divinae sunt et nobis ignotae, et ideo inquiri non possunt >
Sum. th.l. 3, 15, 3,zadobj.(GiLSON, op. cit., p. ici). Et à ce même «dictum Richardi.
S. TH. répliquait : « Omnia necessaria in seipsis sunt vel per se nota vel per alia
cognoscibUia : non tamen oportet quod ita sit quoad nos » Boet. 'l'un., q. i, a. 4, ad 7;
»/'., a. 2, c. : f divina sunt ex seipsis maxime cognoscibilia quamvis tecundum suum
non cognoscantur a nobis ->. Cf. MARIN-SOLA, op. cit., n. 516.
(1) BANEZ, In /"m P., q. 32, a. i.
(2) Boet. Trin., q. 2, a. i, ad 5. La distinction entre l'inclusion « quoad se » et
l'inclusion « quoad nos » brise donc l'anthropomorphisme, puisqu'elle maintient
l'indémonstrabilité des dogmes, tout en évitant le symbolisme, puisque, comme noua
le verrons, elle sauvegarde la cognoscibilité des mystères, par voie de révélation.
(3) Dogme et critique, p. 60 s.
(4) Ann. hl il- chrét., sept. 1909, pp. 599-622.
236 CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

premier Balzac, a voulu aussi s'ébattre une fois en sa vie ».


Avant saint Thomas, nous dit-on, les théologiens ne sem
blaient pas connaître un principe rigoureux de délimitation
stricte entre le domaine du révélé et celui du rationnel;
bien leur en prit d'ailleurs, car la foi leur apparaissait
« comme un principe de vie spirituelle..., comme impliquant
par conséquent une certaine connaissance intrinsèque du
sujet », connaissance inadéquate certes, mais réelle néan
moins. Après S. Thomas au contraire, « la foi exclut la science,
c'est-à-dire la connaissance intrinsèque de son objet, et
n'est plus pour l'esprit qu'un ordre reçu et qu'un ordre obéi.
Elle ne comporte plus d'intellection correspondante. Elle
n'est donc plus un principe de vie spirituelle, puisque
l'esprit en tant qu'esprit ne peut se nourrir de la vérité
qu'il croit. Et si, malgré tout, il spécule sur cette vérité,
comme elle est essentiellement en dehors de ses prises,
la spéculation alors n'est qu'un simulacre par lequel^ il
mime seulement la connaissance » (1). Par suite, « dire que
la foi exclut la science de son objet qui est le dogme, c'est
dire que le dogme, pour rester dogme, doit rester inconnaissa
ble en lui-même. Si ce qui est cru dans ce cas s'oppose par
essence même à ce qui est su par nous, quelle que soit la
manière dont nous pourrions le savoir... c'est que ce qui
est cru n'est cru que par autorité pure, et que le sens de ce
qu'on croit ne peut jamais intervenir dans la croyance, sous
peine de la faire disparaître. Or ceux qu'on accuse le plus
violemment d'agnosticisme autour de nous n'en ont jamais
dit plus. Et même en vérité il me semble qu'ils n'en ont
jamais dit autant ». Après avoir donné l'absolution à M. Le
Roy, qui jamais ne côtoya d'aussi près le gouffre du symbo
lisme, notre humoriste devient soudain tragique :~« la foi
cherche si peu l'intellection (dans le système thomiste)
qu'elle n'a de raison d'être que parce que l'intellection est
impossible, et que, si elle la trouvait, elle disparaîtrait parole
fait même. Un abîme est entre les deux. Le dogme est par
définition même, relativement à nous, un inconnaissable
pur. On fait grand éclat, il est vrai, de ce que par l'analogie
on peut simuler l'intellection. Mais puisqu'on déclare que
la connaissance est limitée aux catégories d'Aristote, et que

(1) Art, cité, pp. 617 ss.


RAISON ET FOI 237

la réalité du dogme n'entre pas dans ces catégories, ce n'est


évidemment qu'un leurre. Et il faudrait pourtant qu'on se
rendit compte que ceci implique un relativisme statique,
dans lequel on s'enferme hermétiquement, et qui est bien
plus foncièrement inéluctable que le relativisme Kantien...
en tout cas il est bien clair que la formule, qu'on veut
nous imposer comme exprimant d'une façon désormais
classique et définitive le rapport entre la science et la foi, à
savoir : idem non potest esse creditum et scitum, est la formule
même de l'agnosticisme religieux, du système à cloisons
étanches » (i).
Malgré sa longueur, le texte ne méritait-il pas la peine
d'être rapporté ?
J'ai voulu voir en tout ceci de l'humour. Mais je crains
fort qu'un thomiste chagrin ne dénonce ce factum pervers
comme un monument insigne d'incompréhension. Seule
ment, à prendre les choses de cette manière, il aurait fort
à faire pour corriger tous les contre-sens de M. Laber-
thonnière. Pour commencer par les plus insignes, il lui
faudrait faire remarquer qu'avant de se lancer dans des criti
ques aussi aventureuses, M. Laberthonnière aurait dû se
renseigner sur la signification exacte des termes du problème,
et éviter ainsi de sérieuses confusions, car science et foi
n'ont pas du tout, dans saint Thomas, le sens qu'il leur prête.
Ce ne sont pas choses « équivoques » s'opposant comme
le su et le non-su, mais elles conviennent en ceci que ce sont
toutes deux des connaissances, et dans l'acception que
M. Laberthonnière donne à ce terme, des sciences (2).
Il est donc parfaitement vain d'avancer que pour S. Thomas
« la foi exclut la science, c'est-à-dire la connaissance intrin-
(1) Art. cité, pp. 619 ss.
(2) Toute la méprise de M. L. tient en effet à une « ignoratio elenchi ». Il a pris
la « science » des thomistes, pour synonyme de • connaissance. * (cf. p. e. art. cit.,
p. 600, n. i). La foi n'étant pas la science, n'est donc pas connaissance : d'où agnosti
cisme. Notre thomiste chagrin dirait que si M. L. avait pris la peine d'ouvrir un ma
nuel quelconque de philosophie scolastique (v. g. REMER, Sum. prael. phil. scol.,
I, p. 197; HUGON, Ctars. phil. thom., I, p. 430), il aurait appris que le terme " scientia »
peut revêtir trois sens divers : a) late : pro quacumque cognitione certa, licet non
evidenti, ut est fides; b) minus late : pro quacumque cognitione certa et evidenti sed
non per causas comparata, ut est cognitio primorum principiorum; c) stricte : ut de-
tinitur a Phil. < cognitio rei per causant propter quam res est, et quod est eius causa
et non contingit aliter se habere. » S.Thomas, quand il distingue foi et science, prend
celle-ci au troisième sens; M. L. a cru que c'était au premier. Il est évident qu'alors la
foi loin de s'opposer à la science est elle-même la science. On regrette d'avoir a
rappeler des choses si élémentaires 1
238 CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

sèque de son objet », car au contraire cette connaissance


intrinsèque, elle l'implique, quoique non-exhaustive (1).
L'opposition entre la science et la foi ne vient donc pas
de ce que l'une est un savoir et l'autre n'en est pas un, mais
de l'origine et du caractère de ce savoir : la science étant
une connaissance certaine, elle aussi, mais non-évidente,
mais obtenue par voie de révélation. Ce qui est en question,
pour saint Thomas, n'est donc pas ceci : la foi connaît-elle
son objet, mais : peut-on se passer de révélation? La croyance
religieuse est-elle au bout d'une série de syllogismes?
Certes M. Laberthonnière, qui a tant protesté contre l'intel
lectualisme outré et les « démonstrations scientifiques »
de la religion, ne saurait se plaindre si Thomas d'Aquin
sur ce point livre la même bataille que lui (2). On voit assez
que tout reproche d'agnosticisme tombe complètement
à faux. Personne autant que saint Thomas n'a combattu le
psittacisme religieux, personne n'a plus violemment répudié
cette opinion que « le sens de ce qu'on croit » ne peut inter
venir jamais dans la croyance sous peine de la faire dispa
raître (3); aucune foi n'a « cherché l'intellection » plus
ardemment que celle du grand Docteur, mais c'est une
intelligence qui suppose la révélation et ne veut pas la rem
placer. En distinguant « science et foi », on veut simplement
affirmer que la religion n'est pas de la philosophie. Le
dogme, loin d'être un « inconnaissable pur », est de soi
éminemment intelligible (In Boet., q. 2,a.2);et,même«relati-

(1) Nous avons vu M. L. approuver plus haut les prédécesseurs de


S. Thomas qui réclamaient pour la foi une « certaine connaissance intrinsèque de
son objet, inadéquate san1 doute mais réelle ». S. Thomas n'a jamais dit autre
chose; il s'est borné à préciser cette notion et surtout à la comparer au concept
aristotélicien de « science ».
(2) L. c., p. 602, n. 1 : « N'imaginons pas que ces théologiens (prédécesseurs
de S. Thomas qui confondaient science et foi) aient rêvé les « démonstrations
scientifiques » à la manière des apologistes modernes. Il ne s'agissait toujours pour
eux que d'une science mystique ». — II s'agissait aussi d'autre chose, ce que M. L.
n'a pas vu; un Abélard voulait certes établir des « démonstrations scientifiques >
(pas au sens de « science positive » comme nos « concordistes * — ni au sens mystique,
mais au sens aristotélicien du mot) des dogmes, à l'usage des juifs et des païens,
indépendamment de la foi. C'est là contre, que Thomas d'Aquin dresse une barrière.
Il combat l'intellectualisme exagéré. II combat cette apologétique imprudente qui
• cedit in irrisionem infidélium » /« P., q. 32, a. 1 . Il réclame aussi pour la philosophie
un « chez soi », un domaine propre, non pas opposé à celui de la Théologie, mais
distinct de lui. — Cf. M. D. CHENU, La théologie comme science au XIIIe siècle.
(Arch. hist. doct. et litt. du M. A., tome II).
(3) Ce qui ne peut intervenir sous peine de disparition de la foi, c'est la démons
tration mathématique ou philosophique.
RAISON ET FOI 239

vement à nous » s'il est inconnaissable pour la raison païenne,


il n'est pas un « inconnaissable pur », puisque la raison chré
tienne le connaît. Certes « le dogme n'entre pas dans les
catégories» (1) d'Aristote, mais il est faux «que notre pouvoir
effectif de connaissance soit limité irrémédiablement à ces
catégories, et entièrement relatif à elles » (2), car au-dessus
des catégories il y a l'être, dégagé de tout sensible, et les
dogmes ne sont pas en dehors de l'être. Dans ces conditions
on ne voit plus pourquoi « l'analogie est évidemment un
leurre » : il n'y a plus à craindre « le relativisme statique »
et notre thomiste chagrin constate, — enfin déridé — que
les multiples dangers qui devaient l'épouvanter sont, à les
regarder de près, aussi inexistants que Croquemitaine.
Et pour montrer encore la valeur de son analogie, il se
référera à l'accusation d'anthropomorphisme qu'on lui
lançait naguère. La procession trinitaire, répondions-nous,
est réellement incluse dans l'idée d'être nécessaire — et c'est
pourquoi nous ne sommes point agnostiques, malgré les
terreurs de M. Laberthonnière : le dogme est connaissable
de soi — cependant cette inclusion n'est qu'objective
quoad se, elle n'existe point quoad nos : le dogme, connais
sable de soi, n'est pourtant pas connu par la seule raison —
et c'est pourquoi nous ne sommes ni anthropomorphites,
ni rationalistes, malgré tous les « démonstrateurs de mys
tères ». Est-ce à dire que ce qui est connaissable ne puisse
être connu, que l'abîme soit infranchissable ? Non point :
entre les deux ordres, il n'y a o pas équivoque pure » ni
« cloisons étanches ». Aucune « dichotomie », aucun « extrin-
sécisme » de la manière qu'entend M. Le Roy. Mais en quel
sens existe-t-il une connexion? Jusqu'ici nous avons eu
recours à l'analogie, surtout en tant qu'elle est négation
d'univocité, d'anthropomorphisme, de rationalisme théolo-

(1) Art. cit., p. 620.


(2) th., p. 601, n. 1. Les modernistes ont constamment reproché au thomisme de
jeter Dieu aux catégories, soit pour accuser la théologie d'anthropomorphisme,
soit, tout au contraire, pour la taxer d'agnosticisme (la diversité des reproches montre
combien peu on connaissait ce pauvre bouc émissaire). En réalité le thomisme a
toujours maintenu que les catégories sont des genres, se disant umvoq11ement des
individus auxquels ils conviennent. Ce qu'on transpose en Dieu, c'est l'être qui est
au-dessus des genres, et qui n'est pas univoque mais analogique. Nos adversaires
confondent l'objet propre de l'intelligence avec son objet commun. — Et c'est pour
quoi, au chapitre précédent, nous avons protesté contre le P. Sertillanges qui pré
tendait cantonner, semble-t-il, notre pensée parmi les catégories.
240 CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

gique. Mais il y a aussi l'analogie négation de l'agnosticisme,


de l'immanentisme outré, de l 'anti-intellectualisme. C'est ce
rôle qu'il nous reste à mettre en pleine lumière.
La notion d'Etre nécessaire, disions-nous, enveloppe
nécessairement — quoad se — celui de Dieu-Trine. Il est
vrai que la créature, livrée à sa seule raison, loin de pouvoir
apercevoir cette inclusion, y répugne même, car les proces
sions divines lui semblent faire éclater l'Unité souveraine.
Mais d'un autre côté, si Dieu veut faire jaillir en mon
âme une lumière surnaturelle qui me dévoile l'existence
de cette inclusion et me la fasse saisir dans une certaine
mesure, je ne vois plus pourquoi je serais condamné à une
totale ignorance ou à une incompréhension absolue, puisque
la réalité révélée, étant encore de l'être, n'est pas radicalement
hétérogène à ma pensée (i). Si, en tant que connaissance
incarnée, celle-ci se meut naturellement dans les concepts
tirés du sensible, cependant, en tant que pensée tout court —
intellectus ut intellectus — elle embrasse en son amplitude
totale l'être comme tel. (2) Aussi loin que celui-ci s'étend,
aussi loin elle est capable de poursuivre. Ainsi elle s'élève
jusqu'au « Suprême Analogue », qui, s'il le veut bien, peut,
sans pour cela quitter le terrain de l'être, l'instruire des
mystères de sa Vie. Immatérielle, n'étant pas rivée à un
mécanisme limité, l'intelligence a le pouvoir de se faire
accueillante, pour concevoir en soi toutes choses (3).
Qu'est-ce que la pensée, sinon cette mainmise spirituelle
sur les êtres, cette faculté de les reproduire en soi, de les
devenir en quelque sorte ? Nous la concevons comme ayant,
pour ainsi dire, une capacité de dilatation infinie, adéquate

(1) Bien plus, Dieu est non seulement Etre, mais le Premier intelligible : entre lui
et notre intelligence il n'y a donc pas hétérogénéité absolue, comme entre le matériel
et le sensible, par exemple. /// C. G., c. 54: « Divina substantia non sic est extra
facultatem creati intellectus quasi aliquid omnino extraneum ab ipso sicut est sonus
a visu vel substantia materialis a sensu, nam divina substantia est primum intelli-
gibile et totius intellectualis cognitionis principium; sed est extra facultatem
intellectus creati sicut excedens virtutem ejus, sicut excellentia sensibilium sunt
extra facultatem sensus» .
(2) Qu'il nous suffise de rappeler les énoncés thomistes : a) objectum commune,
seu extensivum intellectus est ens in tota sua latitudine; b) objectum proprium et
immediatum, intellectus humani in presenti statu conjunctionis animae cum corpore
est quidditas materialis a conditionibus individuantibus abstracta. Cf. REMER, t. II,
p. 201; HUGON, t. IV, pp. 114 ss.; ZIGLIARA, Propaedeutica. 1. I, ch. V, n. 4; ch. VI,
n. 3; II, n. 4.
(3) /« P., q. 7, a. 7 : » Intellectus respicit suum objectum secundum communem
rationem entis eo quod intellectus possibilis est quo est omnia fieri >.
RAISON ET FOI 241

à l'existentiel. Partout où il y a un être, nous la croyons


capable d'aller le capter (1). Nous disons capable, car l'être
n'étant pas univoque, nous ne saurions affirmer davantage,
oublieux que nos concepts tirés du sensible se ressentent
toujours de leur humble origine. Par conséquent on ne
démontre pas les mystères, puisqu'ils sont au-dessus de
l'objet propre de notre intelligence. Même, on n'en épui
sera pas l'intelligibilité. Il faudra se contenter d'une évi
dence mendiée à l'autorité divine : il faudra croire. Cepen
dant on comprendra quelque chose des vérités révélées,
puisqu'elles sont. L'idée analogique d'être est donc le point
d'insertion des réalités divines dans nos formules dogma
tiques; par là la connexion se trouve établie entre les unes
et les autres. En récitant le Credo, nous ne sommes pas
réduits au rôle de perroquets, le sens que nous apercevons
ne sera pas métaphorique, « équivoque », mais analogique.
Mieux que tout autre le P. Gardeil a élucidé ces hautes
questions (2). Déjà, en notre précédent chapitre, nous avons
fait allusion à ces spéculations; qu'on nous permette de
montrer rapidement les conséquences qui en découlent pour
la question présente.
Le P. Gardeil, nous l'avons vu, constate tout d'abord
que le concept analogique d'être en tant qu'être est la syn
thèse dans laquelle refluent et se concentrent l'être créé et
l'être par soi, lorsqu'ils se fondent, pour nous, en un unique
objet intellectuel. Mais à quel intellect correspond adéqua
tement ce concept ? Evidemment ni à l'intelligence créée,
ni à l'intelligence incréée, donc, à leur suprême analogué :
l'intellect en soi, qui regarde, formellement, la totalité absolue
de l'être, l'être en tant qu'être. La structure de l'Intel
ligence totale comprend donc : une réalité analogique
(l'intellect comme intellect), et ses deux analogués (les
intellects divin et créé). Cette réalité suprême n'a pas
une existence séparée à la manière des idées platoniciennes,

(1) C'est que les scolastiques nomment « capacitas obedientialis seu elevabilis ad
cognitionem realitatis quae excedit proprium nostri intellectus objectum, non vero
objectum ejus adaequatum ». GARRIGOU-LAGRANGE, De Revel., I, p. 376.
(2) Le donné révélé et la théologie1*, Paris, 1910, p. 121 ss.; Faculté du divin ou
faculté de l'êtreï (Rev. néo-scol., nov. 1910; : La structure analogique de l'intellect
(Rev. thom., janv. 1927). Cf. GARRIGOU-LAGRANGE, Le sens commun, la philosophie
de l'être et les formules dogmatiques, Paris, 1909; B. ALLO, Foj et systèmes, Paris, 1908;
DE GRANDMAISON, Le dogme chrétien, Paris, 1927.

Analogie. 16
242 CONNAISSANCE DES MYSTERES

elle n'existe que dans et par ses analogués. Or, transposé


dans l'intellect humain, l'intellect comme intellect ne laisse
pas d'y viser confusément l'être en tant qu'être qui est son
objet, et donc l'essence divine elle-même, réalisation
suprême de l'être absolu, laquelle, telle qu'elle est en soi,
demeure hors de nos prises affectives. Par conséquent, le
fait que notre mens est une réalisation de l'intellect en soi,
lequel est transposable de plein droit à l'étage de l'intellect
divin, montre qu'il n'y a pas de répugnance et de contra
diction à ce que notre mens, par la médiation de l'intellect
en soi, soit élevé à la hauteur de l'intelligible divin, et parti
cipe ainsi à l'intellect divin, pourvu que ce soit d'une manière
finie.
La Révélation, on le voit, n'est point cet aérolithe par
lequel Le Roy craignait d'être broyé; la Révélation, c'est
Dieu lui-même qui, suavement, actue nos capacités, élève
notre intelligence à une connaissance qui ne dépasse point
l'objet extensif de notre pensée, c'est Dieu explicitant
l'implicite, dans une mesure, il est vrai, très imparfaite, —
car, (nous l'avons prouvé contre les démonstrateurs de
mystères) par la pure raison nous ne quittons point l'uni
versel, nous n'atteignons pas directement et positivement
le mode d'être divin, tandis que par la foi il nous est livré,
quoique obscurément (1).
Dans ces conditions un conflit est impossible, à priori,
entre la révélation et la raison : il y aura distinction certes,
mais aussi harmonie (2). Et c'est pourquoi l'analogie a sa
fonction en théologie comme en théodicée. Il ne sera pas
oiseux de comparer ces deux rôles, qui du reste sont eux
aussi analogues, c'est-à-dire les mêmes proportionnellement.
On le sait, quadruple est la tâche de l'analogie, en théodicée.
Deux de ses démarches se rapportent à la voie montante,
deux autres à la voie descendante. « Via ascensus » d'abord :
l'analogie d'attribution nous fait escalader le ciel, mais elle
(1) Ainsi, par la raison nous ne savons de l'intellection divine que des généralités,
tandis que par la foi nous savons quelque chose du mode selon lequel Dieu pense :
et c'est la génération du Verbe. Cf. Boet. Trin., q. 2, a. 2 : « De divinis duplex scientia
habetur : una secundum modum nostrum. .. alia secundum modum ipsorum divinorum
ut ipsa divina secundum seipsa capiantur, quae quidem perfecte nobis in statu viae
est impossibilis, sed lit nobis in statu viae quaedam illius cognitionis participatio et
assimilatio ad cognitionem divinam in quantum per fidem nobis infusam inhaeremus
ipsae primae veritati propter seipsam ».
(2) DENZINGER, n. 1795 et n. 1797.
RAISON ET FOI 243

s'arrête à la porte — au Dieu-Source — sans oser entrer.


Sa compagne, l'analogie de proportionnalité, est moins
timide, et pénètre dans le royaume divin, elle n'atteint pas
seulement une Cause extrinsèque de vérité, de bonté, d'être :
Dieu est vérité, bonté, être, intrinsèquement et formel
lement (i); cette analogie s'essaie ensuite à déterminer la
signification de ces attributs, la manière dont ils sont pos
sédés, et n'y réussit qu'à force de négations ou de subli
mations. Elle établit, par exemple, notre proportion-type :
« l'intelligence incréée (= sans potentialité) est à l'intelligible
incréé, comme l'intelligence créée (= potentielle) est à
l'intelligible créé ». Et cette proportion a une valeur certaine.
Elle est absolue, puisqu'elle se fonde sur l'être. En sorte
qu'avant même de prouver Dieu je puis dire : Si l'intelligence
existe en lui, elle doit entrer dans la proportion susdite.
— « Via descendus » enfin : du haut du ciel nous contemplons
la création, nous revenons à elle, et pour cela l'analogie
d'attribution, vraie échelle de Jacob, nous sert encore; tout
nous apparaît comme relatif à Dieu, suprême analogue, tout
est participation (analogie de proportionnalité) de ses per
fections ineffables.
La théodicée est analogique, non seulement par sa
méthode, mais encore par son objet, car elle n'est que le
sommet de la métaphysique, laquelle a pour objet l'être
analogique; elle ne fait que porter à l'infini ces attributs que
l'ontologie étudie en tout être; d'où il suit qu'elle n'atteint de
Dieu que ce qu'il a de proportionnellement commun avec
l'ensemble des êtres : si j'ose dire, elle ne connaît pas Dieu
en tant que Dieu, mais en tant qu'Être suprême.
La théologie, au contraire, a un objet qui n'est nullement
analogique : Dieu en son intimité, en sa vie profonde, et non
plus en ce qu'il a de proportionnel au créé. L'analogie
ne joue donc plus que comme méthode, — et encore n'a-t-
elle plus, comme règle suprême, la raison, mais la foi.
Dieu voulant se révéler, mais différant la vision intuitive,
il lui a bien fallu traduire ces sublimes réalités en concepts
humains. Dès lors force nous est de recourir à l'analogie,

(i) Faut-il expliquer encore une fois que, dans la réalité des choses, ces deux
analogies ne sont pas séparées ? Nos preuves de Dieu les emploient conjointement;
sans la proportionnalité, l'attribution n'aurait pas de valeur métaphysique.
244 CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

mais ce n'est plus qu'un pis aller, ou, si l'on préfère, une
pierre d'attente, une amorce.
Donc, en théologie, l'analogie ne peut exercer ses
deux premières fonctions; elle-même, notons-le encore,
se récuse à remplir un rôle pour lequel elle n'est point
faite. L'échelle est brisée. Mais le Seigneur y supplée en sa
miséricorde : attraxi te miserons. D'un élan — plus d'ascen
sion pénible comme naguère — nous nous trouvons sur le
sommet de la montagne, et après avoir adoré la gloire
de la Trinité, nous nous retournons vers le monde à la
recherche des « vestiges » et des « images », à la recherche
surtout des « participations de la vie divine » (i). Voici les
deux rôles postérieurs de l'analogie. La pure raison est donc
muette, quand on lui demande si le Verbe et l'Amour
personnels existent en Dieu et y subsistent formellement.
C'est la foi qui doit fournir à l'intelligence la matière sur
laquelle celle-ci s'exercera. Mais ayant lu en saint Jean que
«le Verbe était en Dieu», et que «le Verbe était Dieu», je puis
raisonner à nouveau; l'analogie reprend ses droits. Elle éta
blira une proportion analogue à celle que tout à l'heure nous
rencontrions en théodicée: « le Verbe est à l'intelligence-
acte-pur ce que le concept est à l 'intelligence-potentielle ».
Comme l'autre, cette proportion est certaine, absolue — nous
le montrerons en détail plus avant — parce que la théologie
ne contredit pas les lois de l'être. Il s'ensuit que l'on peut
rigoureusement établir à priori toute une série de propo
sitions hypothétiques. On viendrait dire, par exemple, à un
aristotélicien, qui ignorerait la dogmatique et même le
catéchisme: dans la nature divine subsistent trois Personnes.
Si cela est vrai, répondrait-il, il faut conclure que ces
personnes ne différent pas par quelque chose d'absolu; le
contraire est impensable, donc impossible. De même si on
lui demande : est-ce concevable, une union personnelle entre
Dieu et un homme ?— Ce que je puis affirmer, répondrait-il,
c'est qu'en tout état de cause, cette union ne doit pas être
entendue comme une combinaison chimique, une molécule
divine s'unissant à une molécule humaine, pour former une
nouvelle substance. — De fait, le monophysisme est non
seulement hérétique, mais contradictoire, ce qui n'est point
vrai du nestorianisme.
(i) GARDEH., Le donné..., p. 139.
RAISON ET FOI 245

Sous cette hostie, dit la foi, le corps du Christ est


réellement présent. Cela ne peut être, poursuit d'elle-même
la raison, que par la conversion de la substance du pain en la
substance du corps du Christ (1). On pourrait multiplier les
exemples, mais à quoi bon ? Tous, ils ne feraient qu'illustrer
la grande loi du primat universel de la « via remotionis », car
tous se bornent à éloigner de Dieu des imperfections ou de
contradictions manifestes. Voilà pourquoi, en affirmant la
valeur absolue de ces déterminations précédant toute
révélation, nous ne tombons pas dans le rationalisme, nous ne
faisons qu'appliquer la « via remotionis » au surnaturel
divin.
Encore une fois, si la vie intime de Dieu est non seulement
au-dessus, mais en dehors de l'être, alors nous sommes dans
l'équivocité pure, et nos propositions n'ont aucun sens, mais,
aussi la révélation est impossible, puisque nous ne pouvons
saisir quoi que ce soit que par rapport à l'être, et il vaut mieux
ne plus parler de religion que garder un simulacre de
dogmatique. Mais si la révélation n'est point vaine, si elle a
un sens, alors, quoiqu 'insaisissable en son fond, elle ne
saurait cependant être ni incohérente, ni contradictoire, alors,
le Dieu des chrétiens se trouve de soi, objectivement, comme
précontenu dans le Dieu des philosophes et des païens; alors
le déiste qui devient croyant ne doit rien abandonner de ce
qu'il sait sur l'Etre suprême; il éprouve — en venant à la foi
— la sensation, non point d'une rupture de sa synthèse
mentale, mais d'un enrichissement souverain (2). Et c'est là
la réponse péremptoire à toute accusation d'extrinsécisme.
Il reste que la méthode d'analogie s'applique à la con
naissance surnaturelle de Dieu comme à la connaissance
naturelle, quoique non univoquement, mais de façon sim
plement diverse, relativement identique. « Simpliciter diver-
sa », parce que diffère la règle suprême — raison, foi — parce
que dans un cas l'attribution jointe à la proportionnalité
démontre l'an sit, l'existence de prédicats intrinsèques à
Dieu; dans l'autre cas, on ne démontre pas l'existence du
mystère et l'analogie d'attribution ne vaut que pour la voie
descendante (effets surnaturels). « Secundum quid eadem »
(1) Tout ce qui précède sera développé et justifié en nos prochains chapitres.
(2) « Sic enim fides praesupponit cognitionem naturalem sicut gratia naturam
et utperfectio perfectibile * (/* P., q. 2, a. 2, ad 1.)
246 CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

parce qu'ici et là nous ne pénétrons point le quid sit, mais ici


et là nous nous efforçons à déterminer le « quomodo sit » (1)
au moyen de l'analogie (2); la raison cherche l'évidence
comme la foi cherche à se comprendre — fides quaerens
intellectum — en retardant l'évidence jusqu'à la vision
béatifique. Ici et là, l'analogie de proportionnalité vise
surtout à expliquer. Tout comme en théodicée, elle éclaire le
sens de ces affirmations : Dieu est bon, sage, juste, etc., de
même en théologie elle détermine ce que peuvent signifier les
énoncés dogmatiques : il y a en Dieu filiation, procession
d'amour, triplicité de personnes, etc.; elle cherche de quelles
vérités sont gros ces dogmes de foi. Etant donné que la
Trinité se trouve objectivement incluse dans la notion
d'Etre nécessaire, une fois cette connexion découverte par la
Révélation, il s'avère que le procédé théologique ne sera que
l'explicitation d'une virtualité, c'est-à-dire, essentiellement
inclusif, intrinsèque, et par là, parfaitement homogène au
donné révélé, puisque nos démonstrations n'ajouteront
proprement rien à la révélation : elles ne feront que dérouler
des concepts précontenus dans h formule de foi. Et pourtant
il y aura progrès — puisqu'il y aura explicitation — mais
dans la même ligne de réalité. Ainsi lorsque nous passons
de l'étude de l'idée d'être à la considération de ses modes,
y a-t-il vrai progrès, mais homogène, puisque la notion
analogique enveloppait déjà réellement, quoiqueconfusément,
tous ces modes. Le raisonnement ne fera qu'éclairer,
qu'expliquer, que se mouvoir du « quoad se » au « quoad
nos » (3). Nous n'avons pas des syllogismes d'extension, mais
des syllogismes de compréhension (4).
Si l'on nous demandait de préciser d'un mot le rôle de
l'analogie en dogmatique, nous dirions que celui-ci est
double : d'abord elle détermine le sens des formules de foi,
puis, en déroulant ses modes, elle explicite les virtualités du
dogme.
Mais comment, en pratique, effectuer ce déroulement et

(1) ANSELM., De fide Trin., c. 2 (P. L., 180, col. 263): DENZINGER, n. 2120.
(2) DENZ., n. 1736 : c ratio fide illustrata... aliquam Deo dante mysteriorum
intelligentiam... consequitur tum ex eorum quae naturaliter cognoscit analogiam, etc».
Notons pourtant que le terme « analogia » n 'a pas dans ce contexte son sens technique,
mais son sens vulgaire.
(3) MARIN-SOLA, op. cit., chap. I et II.
(4) G. RABEAU, Introd. à l'étude de la théologie, Paris, 1926, p. 189.
RAISON ET FOI 247

cette détermination ? En ce qui concerne celle-ci, il faudra


dans chaque traité s'emparer des concepts fondamentaux,
— ce sera la donnée du problème — et se demander quelles
modifications on devra apporter aux notions créées cor
respondantes, pour qu'elles cessent d'être univoques, et
arrivent à représenter les réalités divines. Cette analyse
analogique sera à deux temps : il sera nécessaire d'abord
d'épurer le concept humain, et puis de proportionner à l'être
divin la perfection obtenue à son état pur. En d'autres termes,
on devra faire entrer le concept univoque, issu de notre
expérience, dans le schème général :
(a) (x)
être en devenir être sans devenir
Le point de départ du processus analogique sera (a).
Ainsi, (1) une fois révélé qu'il y a en Dieu génération (x), nous
nous rapporterons immédiatement à la génération humaine (a);
mais, si cette notion peut entrer telle quelle dans le premier
rapport, elle est incompatible avec le second, puisqu'elle
comporte un devenir. Il faut donc dépouiller (a) de toute
matérialité, de toute limitation, et le sublimer autant que
faire se peut. Pour que je puisse maintenir lesigne( — ), c'est-
à-dire pour que subsiste la similitude des deux rapports, je
dois trouver un concept de « génération » qui soit assez
souple pour pouvoir se réaliser de deux facons essentiel
lement diverses; quoiqu'en même temps assez ferme pour que
nous ne sombrions point dans l'équivoque. C'est là, à
proprement parler, le rôle du théologien. Et il en va ainsi
dans tous les traités. La foi affirme : il y a en Dieu pluralité de
personnes. Qu'est-ce à dire ? interroge la raison. Le théo
logien répond : prenez le concept de personne à l'état pur, et
proportionnez-le à la nature divine. Que veut dire créér ?
demande le fidèle. — C'est la causalité à son degré suprême
d'épuration et d'efficace.
Que signifie l'union hypostatique ? — Ce que fait la
personnalité de Pierre par rapport à sa nature, la
personne du Verbe le fait, proportionnellement, à l'égard de
l'Homme-Jésus; et c'est pour cela que saint Thomas
parcourt tous les modes possibles d'union, jusqu'à ce qu'il en
rencontre un qui ne comporte que perfection.
(1) Ici nous n'apportons que des exemples; dans notre deuxième partie, ces
analogies seront développées et leur valeur sera déterminée.
248 CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

Le pain et le vin se changent au Corps et au Sang du


Christ. Voilà la foi. La théologie s'empare de ce concept de
« conversion », elle le précise, l'émonde, le surélève et parvient
ainsi à esquisser une explication plausible de la transsubs
tantiation.
On pourrait parcourir la « Somme » article par article,
partout on décèlerait le rôle de l'analogie : il est plus ou
moins apparent, mais parmi ces variations la même tendance
foncière persiste : la détermination du sens des idées que nous
avons sur la divinité.
Il y aura aussi déroulement, explicitation « per modum
expressionis conceptus » (1). Car il importe de noter, dès
maintenant, que la méthode d'analogie en ses applications, ne
se borne pas à établir une seule proportion par traité. Au
contraire, elle propose toute une série de rapports qui vont se
précisant et se complétant mutuellement. C'est ce que plus
loin nous appelons les « chaînes » d'analogies (2).
Entre les deux rôles de la méthode d'analogie — déter
mination du sens des formules dogmatiques, explicitation
de ce qu'elles ont de virtuel — y a-t-il hétérogénéité ? La
réponse dépend de la conception que l'on se fait de la
fonction de la raison en ce travail d 'explicitation.
Il est clair tout d'abord que, dès l'instant où l'on dépasse le
psittacisme, la simple intellection des dogmes comporte
déjà une intervention de l'esprit humain. Du fait que la
vérité divine se reflète en notre intelligence, est-elle irrémé
diablement déformée? Tous nous le nions. Parce que le
concept analogique est transcendant, il a une faculté d'expres
sion infiniment étendue; il ne travestit donc point la révé
lation, quoiqu'il ne puisse nous la livrer d'une manière
adéquate, exhaustive.
Dans ces conditions, on se demande pourquoi notre esprit
serait-il frappé de stérilité, d'incapacité, lorsqu'il passe

(1) BITTREMIEUX, De analogica nostra cognitione et praedicatione Dei, Lovanii,


1913, n. 1. « Nota in contractione per modum expressionis conceptus recte assignari
fundamentum progressus in cognitione et scientia nostra. Objectum enim intellectus
est ens, unde cognitio nostra omnis est cognitio entis; iamvero talis cognitio semper
distinctior et clarior fieri potest per conceptus expressiores entis. »
(2) « Oportet ex multis similitudinibus sensibilium in divinam cognitionem
pervenire, quia una non sufficit » In Joan., c. 1, l. 1; « Nullus modus processionis ali-
cuius creaturae perfecte repraesentat divinam generationem. Unde oportet ex multis
modis colligere similitudinem ut quod deest ex uno aliqualiter suppleatur ex altero >.
1* P., q. 42, a. 2, ad 1.
RAISON ET FOI 249

de la simple énonciation au raisonnement d'explicitation.


Seul un changement complet de rôle pourrait expliquer
une telle déchéance. Ce changement est complet, si l'on
imagine que dans le syllogisme théologique, la mineure de
raison ajoute vraiment quelque chose à la majeure de foi;
dans ce cas il faut dire sans ambages : « peiorem sequitur
semper... », mais si cette mineure est un simple instrument
d'analyse (1), un rayon de lumière faisant apparaître des
vérités existant déjà à l'intérieur même du donné révélé,
alors il y aura identité objective, homogénéité entre la
conclusion et la majeure, et il n'y aura plus hiatus, mais
simple analogie entre les deux fonctions de notre procédé
d'investigation.
Nous avions donc raison de rapprocher la méthode de la
théologie de celle de la théodicée. Malgré la différence du
point de départ et de la règle suprême — intuition de l'être,
vision de la foi — il reste que la marche à suivre est sem
blable, ici et là. Cependant il importe de ne point négliger
une différence profonde : c'est que ne traitant pas Dieu sous
l'angle des notions universelles, mais sous celui de l'essence
intime, la théologie n'aboutira jama1s à des évidences aussi
démonstratives que celles auxquelles parvient la théodicée.
Reprenons, pour mieux le voir, la proportion type de tout à
l'heure, et remplaçons (a) et (x) d'abord par «intellection », et
puis par « génération ». Si l'on demande : quel rapport entre
(a) et (x), entre intellection créée et intellection incréée,
entre génération humaine et génération divine ? la réponse
est facile dans le premier cas, et nous la connaissons
fort bien; le philosophe a tôt fait de dire que ces deux
perfections se rattachent immédiatement à une notion
commune : l'être; notre raison voit les rapports entre (a) et (x)
au travers de l'être, et c'est précisément pour cela que la
démonstration est apodictique.
Dans le deuxième cas, au contraire, le théologien doit
trouver à grand 'peine un concept commun de « génération »
dans lequel (a) et (x) se rejoignent; cependant ce concept n'est
plus en conjonction avec l'être comme tel, il n'est pas univer-

(1) Et il doit bien en être ainsi j" par ce que la raison dispose de concepts transcen
dants, donc applicables, proportionnellement, au révélé; 2° parce qu'elle ne s'en sert
pas pour opérer des synthèses nouvelles, mais tout uniment pour analyser, c'est-à-dire
dénombrer le contenu des notions de foi, en continuité parfaite avec le donné révélé.
250 CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

sel, aussi je ne puis, à priori, l'affirmer de Dieu, et même


après révélation, il ne m'apparaît pas dans la lumière éblouis
sante des lois qui régissent et la pensée et le réel. Tandis
qu'en théodicée l'analogie épand majestueusement ses modes,
sorite immense tout entier suspendu à l'unique notion
d'Etre nécessaire, en théologie, au contraire, l'analogie est
timide. Sans cesse elle fait appel aux données révélées,
pour progresser, comme pour contrôler ses conquêtes;
toujours elle refuse, sous peine de se détruire, d'aboutir à
une explication décisive. Tout à l'heure, en Thomas d'Aquin
philosophe, éclatait le triomphe de la raison, maintenant
Thomas d'Aquin théologien ne s'avance plus de sa démarche
royale; à chaque pas il s'arrête, il tâtonne, il éprouve la valeur
de ses syllogismes à la lumière des textes sacrés et des
décisions conciliaires, il réfrène l'ardeur des dialecticiens qui
veulent tout démontrer. Et il y a quelque chose de décevant à
ce que cela même qui nous intéresserait le plus, en Dieu, nous
échappe avec le plus de persévérance. Vraiment la con
naissance analogique du surnaturel ne fait qu'aiguiser notre
« désir naturel de voir Dieu » (1), et si quelque chose peut nous
faire prendre patience, c'est la certitude que cette lumière
basse, loin d'être celle de crépuscule est celle de l'aurore.

* *

III. — NATURE ET SURNATUREL (2).

La connaissance répond à l'être, disions-nous, en com


mençant ce chapitre, l'idée analogique à la réalité analogique.
Ayant fait place, à côté de la raison, à une autre source de
savoir: la foi, il est clair qu'à ce double principe nous devrons
faire correspondre un double objet (3), un double ordre de
réalités objectives distinctes, non point contraires, mais
harmoniques, la nature et la surnature.
(1) Cp. th., c. 106; /7/ C. G., cc. 39, 40, 50; /» //", q. 3,a. 8.
(2) C'est à regret qu'on ne tient pas compte ici — cela nous entraînerait trop loin-
dû brillant article du P. DB BROGLIE, De la place du surnaturel dans la philosophie de
1aint Thomas (Rech. sc. relig., 1924) et des discussions qu'il a soulevées. — Parmi les
travaux plus anciens, cf. la série d'articles publiée par le P. MERCIER en 1902 et 1903
dans la Rev. Thomiste.
(3) Cf. DRNZINGER, n. 1795.
NATURE ET SURNATUREL 251

Et pour justifier cette distinction, comme cette harmonie,


nous pourrions recommencer un travail parallèle à celui
auquel nous venons de nous livrer. Très brièvement, pour
éviter les redites, bornons-nous à en marquer les différentes
étapes.
Les immanentistes affirment que la thèse thomiste
n'aboutit ici, comme tout à l'heure, qu'à poser, sous prétexte
de discrimination, un antagonisme irréductible entre la
grâce et la nature. Le surnaturel serait donc un « aérolithe »,
un « caillou dans l'organisme » portant avec soi la mort.
M. Le Roy confond Thomas d'Aquin avec Luther.
Oublie-t-il que les thomistes ont toujours entouré d'une
dilection spéciale ce Concile d'Orange qui, tout en mainte
nant l'absolue gratuité de la grâce, sut mieux qu'aucun
autre montrer combien elle nous enveloppe et nous est
intime? La grâce, pour nous, n'est pas plaquée sur la nature,
vêtement d'emprunt, relation tout extérieure avec le
pécheur que couvrent les mérites du Christ; elle ne détruit
pas, elle s'adapte et elle perfectionne; nous la recevons
vitalement, nous l'assimilons, car elle n'est pas un corps
étranger : on ne la subit pas, on y coopère. Comme l'âme
n'est pas le corps, et pourtant le pénètre de part en part,
ainsi, il y a unité d'action vraiment entre la nature et la
surnature. Nous savons bien, certes, que dans le cœur du
chrétien on ne les sépare qu'abstraitement, et que l'agir est
tout entier de Dieu et tout entier de nous. Est-ce à dire,
cependant, que la distinction soit inutile, que l'âme soit le
corps, que Dieu soit l'homme et la grâce la nature ? A force
d'affirmer que « tout est tout », on arriverait au « confusion-
nisme » absolu, on rendrait la pensée impossible. Quand
nous distinguons radicalement les deux ordres, nous voulons
signifier que la créature par ses propres forces ne peut non
seulement s'élever vers la vie divine, mais pas même la
postuler ou la désirer efficacement. Est-ce à dire pour autant
que, pour nous faire naître à la vie spirituelle, Dieu doit
nous faire violence, que dès avant la conversion, la grâce
prévenante ne soit là, implorante en nous ? Elle nous serait
due que la grâce ne s'adapterait pas plus merveilleusement
à nous. Elle répond à nos aspirations les plus foncières,
elle magnifie nos énergies; par elle, nous nous dépassons
nous-mêmes. Si elle est divine, elle est cependant encore
252 CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

de l'être, de l'être spirituel, et nous aussi nous sommes, et


nous sommes spirituels, faits à l'image de Dieu. Il est donc
en nous une capacité — non pas une exigence --, de vie
surnaturelle.
On remarque dans le thomisme un double mouvement.
D'une part, négation de l'immanentisme radical : impossible
de passer d'un ordre dans un autre sans intervention
immédiate de Dieu; la grâce n'est donc point une efflo-
rescence de la nature; mais d'autre part, négation'de l'extrin-
sécisme radical : ce passage se fait par l'actuation de capa
cités déjà latentes dans la nature; la grâce n'est donc pas
une violence, mais un perfectionnement.
Est-il possible — dans les limites de la doctrine catho
lique — d'être moins extrinséciste que saint Thomas lorsqu'il
maintient, contre A. de Hales et Bonaventure, que lors de son
infusion la grâce n'est point créée, mais tirée de la « puissance
obédientielle » de l'âme (1)? N'a-t-on point remarqué —
parfois pour en faire un reproche à saint Thomas (2) —
que l'adaptation mutuelle et la compénétration des vertus
acquises et des vertus infuses ne saurait être mieux mise en
relief qu'elle ne l'a été dans la « Secunda secundae » ? S'il
nie l'identité entre nature et surnature, le Docteur Commun
maintient plus que quiconque leur étroite unité.
Enfin, dans la vie de la grâce, nous mettons une parfaite
continuité; la foi n'est qu'une « praelibatio illius cognitionis
quas nos in futuro beatos faciet ». (Comp. theol., ch. 2).
Depuis la charité commençante, jusqu'aux enivrements de
(1) Sur la puissance obédientielle, cf. les magistrales études de GARDEIL, La struc
ture de l'âme et l'expérience mystique, Paris, 1927, t. I, p. 268 ss.
(2) BAINVEL, Nature et surnaturel, 4* éd., pp. 128 et 129. Je ne puis accepter ce
que l'auteur insinue sur le danger que pouvait présenter « l'appétit naturel du surna
turel » tel que l'admet saint Thomas; sur ce que son langage a d' «obscur et d'ambigu »,
d" « indécis et de confus » : tout en distinguant nature et surnature, S. Th. semble les
mêler pratiquement, tellement qu'on ne sait, en étudiant la 2» pars « s'il s'occupait
de l'homme naturel ou de l'homme surnaturel », manque de précision qui rendit
possible le baïanisme. Ceci me paraît inadmissible. 1° S'il est vrai que les scolastiques
postérieurs ont précisé ces questions, ces précisions étaient déjà suffisamment insi
nuées par S. Th. (cf. VAN RANST, « Veritas in medio seu D. Th... propositions omnes...
a Bajanis usque ad Quesnellianas inclusive... praedamnans... » Antwerpiae, 1715)
2° Saint Thomas eut-il précisé autant que faire se peut, cela n'aurait empêché ni le
baïanisme ni le jansénisme. Je crois que le tort des deux hérésiarques fut, avec le
mépris de leur temps pour le moyen âge, de vouloir sauter à pieds joints par dessus la
scolastique pour retrouver S. Augustin... 3° au reste Baïus qui commença à enseigner
en 1552 aurait pu lire dans Cajetan (le commentaire/» /'"" est de 1507), une théorie
de cet « appétit naturel du surnaturel » qui même après Baïus a paru trop édulcorée
(Cf. GARRIGOU-LAGRANGE, De revelat., I, p. 392 ss.)
NATURE ET SURNATUREL 253

la mystique, jusqu'à la vision de gloire, c'est le même mou


vement qui se prolonge, le même fleuve qui s'épand. Ici il y
a « via augmenti », il y a univocité. Nous pouvons passer
homogènement de la foi à la contemplation de la Trinité;
non point devenir Dieu, comme le veulent les faux mystiques,
mais le posséder : le surnaturel créé n'est pas une substance,
mais un accident d'action; or, l'accident est essentiellement
relatif, et dans le cas présent, relatif au surnaturel divin;
l'accident croissant, la relation augmente, chaque fois elle
se resserre davantage sans pourtant jamais se résoudre en
identité.
Un partisan de l 'univocité dira que la nature elle aussi
est en relation essentielle avec Dieu; si elle s'accroît infini-
ment,on doit donc continuer la même ligne jusqu'à l'essence
divine comme telle. — Non pas, car la substance créée a cette
relation, elle ne Yest pas : poursuivant votre voie quantita
tive, remontant l'échelle du fini, vous augmentez l'être,
mais non point la relation. A la limite vous ne serez pas plus
avancé .Tandis que la grâce est relation, son essence même
est de tendre vers la Trinité : tout accroissement de grâce
entraîne un accroissement de la relation; aussi la charité
est-elle dite « semence de gloire »; de l'une à l'autre il y a
développement continu, croissance, épanouissement, matura
tion du même germe. La nature, en revanche, n'est pas un
germe de surnature; elle n'en est que le point d'insertion ;
l 'univocité ne peut être de mise ici, et la doctrine catholique
nous commande en conséquence de maintenir contre Jansé-
nius, Baïus et l'immanentisme, la gratuité absolue de tout
don surnaturel (i).
Nous avouons ne pas comprendre comment on pourrait
fonder en raison cette croyance, si on n'admettait l'analogie.
Une tendance à l'univocité conduira fatalement à la confu
sion plus ou moins radicale des deux ordres (2). Ainsi

(1) Cf. J. MARITAIN, Réflexions sur l'intelligence et sur sa vie propre, Paris, 1924,
chapitre III; J. TONQUÉDEC, Immanence, Paris, 1913, troisième partie.
(2) ZIGLIARA, Prop., I, c. IX, n. 4. « Posita univocatione, aut difficilius, aut verius
nul lu modo sustinetur objective existentia ordinis supernaturalis... ens enim univoce
acceptum est quasi genus... continens virtualiter differentias speciei; proindeque
intellectus, virtualitate ejus intellects, quae procul dubio intelligi absolute et objective
loquendo potest, intelligere aeque posset differentias... unde posita univocatione
entis, essentia Dei, sistendo in medio objective et vi huius medii, videri quidditative
posset ab intellecto creato per vires naturales. »
254 CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

voit-on Scot admettre un désir inné de la vision béatifique,


et soutenir que la distinction entre nature et surnaturel
n'est pas objective, mais dépend simplement d'une déter
mination volontaire de Dieu (i) ; ainsi avons-nous vu
Rosmini partir de l'univocité de l'être pour démontrer la
Trinité et confondre la foi avec la raison.
L' « analogisme » thomiste, au contraire, maintient la
surnaturalité absolue et objective de l'ordre de la grâce, et
par là même — la connaissance devant être proportionnée
à son objet — il assure à la foi son caractère essentiellement
surnaturel; on ne peut sans contradiction la ramener à des
principes naturels (2).
Ainsi sommes-nous persuadés que le meilleur commen
taire des anathèmes de l'Eglise contre le rationalisme
et l'agnosticisme sous toutes leurs formes, de sa doctrine
sur la distinction harmonieuse entre la nature et la grâce,
la raison et la foi (3), se trouve en deux courtes phrases de
saint Thomas. La première nous est déjà connue « similitudo
intellectus nostri non sufficienter probat aliquid de Deo propter
hoc quod intellectus non univoce invenitur in Deo et in nobis » —
voilà 1' « agnosticisme », mais un agnosticisme sauveur qui
nous délivre des excès d'un intellectualisme « univociste »
qui veut tout comprendre, tout démontrer.
La seconde phrase sera comme le point de départ des
démonstrations qui vont suivre : « ea quce de Deo diemit ur
sunt intelligenda secundum similitudinem intettectualium crea-
turarum » : voilà 1' « intellectualisme », mais un intellec
tualisme libérateur qui nous fait échapper à l'agnosticisme
« équivociste », à cette timidité excessive de l'esprit qui
pose la contradiction entre la révélation et la raison, l'homo
nymie entre l'être divin et l'être humain.
Deux démarches qui peuvent paraître contradictoires —
puisqu'on semble n'affirmer la similitude que pour en nier
aussitôt la valeur — mais qui en réalité sont complémentaires.
(1) H. LIGEARD, Le rapport de la nature et du surnaturel d'après les théolog. scol.
du XIIIe au XVIII11 siècle (Rev. prat. d'apolog., 1908) — VACANT, Etudes comparées
sur la Phil. de S. Th. et sur celle de D. Scot, Paris, 1891, p. 12 : « ...nos facultés naturel
les (selon Scot) possèdent comme en un faible germe le pouvoir d'agir surnaturelle-
rncnt et de jouir de la vision intuitive de Dieu... »; p. 14 : (Scot conclut) • que le carac
tère naturel et surnaturel des dons de Dieu dépend pour chacun d'une détermination
arbitraire de Dieu >, etc.
(2) GARRIGOU-LAGRANGE, De Revelatione, I, pp. 458 ss.
(3) DENZINGER, nn. 1669; 1671; 1682; 1695-1800; 1806 ss; 2020, 2072, etc.
NATURE ET SURNATUREL 255

Négation de l'équivocité : posez la Révélation, admettez la


thèse de la similitude, et voici constitué le traité de la Trinité.
Mais rien n'aura été prouvé, car immédiatement nous appli
quons le correctif : négation de l'univocité. Cette similitude
n'est qu'analogique, or l'analogie, ne l'oublions pas, est une
espèce d'équivoque. Connaissance fort modeste certes, mais
connaissance tout de même, et que la Révélation garantit.
DEUXIÈME PARTIE
QUELQUES APPLICATIONS
THÉOLOGIQUES DE L'ANALOGIE (0.

CHAPITRE PREMIER
LA TRINITÉ

SOMMAIRE
I. — LA GÉNÉRATION DU VERBE.

1° — La procession. — Rôle de l'analogie. A la recherche d'une


notion analogique de « procession ». Le principe de fond : « ea quae
de Deo dicuntur, sunt intelligenda secundum similitudinem supremarum
creaturarum ». Contre Durand de S. Pourçain.
2° — Le Verbe. — La « loi des intellections » est-elle d'élaborer
un verbe ? Verbe essentiel, verbe personnel. Sept caractéristiques du verbe
humain; ses différences d'avec le Verbe divin.
3° La génération. — Sa notion analogique. Pourquoi les Anges
n'engendrent point. L'émanation intellectuelle à la recherche de la
génération. La génération à la recherche de l'émanation intellectuelle.
Point de soudure. L'analogie insinue pourquoi la processoin d'amour
n'est pas génération. Les chaînes d'analogies.
4° — Valeur de l'analogie trinitaire. — Combien notre tâche est
délicate. Scepticisme du P. de Régnon. Toutes les théologies ne
sont pas d'égale valeur. La théorie thomiste atteint des vérités
absolument certaines. Distinction entre analogie vulgaire et analogie
métaphysique. Le thomisme n'est pas anthromorphique; il exprime formel
lement la réalité divine.
II. — LES RELATIONS SUBSISTANTES.
Passage du Verbe à la Relation. « Conceptus in », « conceptus ad ».
La relation est doublement analogique. Ce qu'est une relation subsistante.
Dangers de l'univocité : Suarez. L'identification de l'absolu et du relatif
est le cas extrême de la suréminence analogique.
1) Rappelons encore une fois, que notre but, en cette 2e partie est, non pas d'écrire
des traités complets de la Trinité, de la Création etc., mais d'indiquer sommai
rement quelques-unes des fonctions théologiques de l'analogie.

Analogie. 17
258 LA TRINITÉ

III. — QUID TRES ?


Personnalité psychologique, métaphysique, divine. Vaine querelle entre
psychologues et théologiens. Dilemme de Le Roy; il est fondé sur l'anthro
pomorphisme. Classification des unirocités et des équivoques possibles en
cette matière. Personnalité divine en théodicée et en théologie : incom
municabilité « ad extra > et « ad intra ». Notion analogique. Objections de
Tyrrell. Entre personnalité humaine et divine il n'y a pas équivocité
mais analogie.

I. — LA GÉNÉRATION DU VERBE.

1°. — La Procession.
« Respondeo : dicendum quod divina Scriptura in rebus
divinis, nominibus ad processionem pertinentibus utitur.
Hanc autem processionem diversi diversi mode accepe-
runt » (/* P., q. 27, a. 1). Dès la première phrase de son
traité de la Trinité,' saint Thomas d'Aquin nous indique
avec sa précision coutumière notre tâche. Ni démontrer le
mystère, ni même en fournir une explication évidente,
puisqu'il faut partir du donné révélé — divina Scriptura —
mais tout uniment déchiffrer le Livre sacré, déterminer la
signification des mots qui sont le véhicule de la révélation,
et, pour cela, non point entasser les textes comme les
critiques « positifs », mais les entendre, leur donner un
contenu doctrinal. Or, il se trouve que l'Ecriture emploie,
par rapport à la divinité, des termes qui dans la bouche des
hommes désignent une activité productrice — nominibus
ad processionem pertinentibus. — Changent-ils de sens
dans la bouche de l'Homme-Dieu ? Lorsqu'il nous dit :
« Moi, je procède du Père », et dix autres paroles aussi
mystérieuses, qu'entend-il exprimer ?
Question vitale pour toute âme religieuse — notre
croyance et la pratique ultérieure y sont suspendues —
à laquelle l'analogie essaie de répondre. Elle nous apprendra
non pas si Dieu a parlé, mais ce qu'il a voulu nous dire.
Que la Révélation ait un sens quelconque, cela est hors de
doute pour le croyant : si Dieu s'est manifesté, c'est pour
se faire comprendre; il ne s'est pas écarté de l'usage commun
au point de nous induire en une erreur totale. En revanche,
LA GÉNÉRATION DU VERBE 259

prétendre qu'il ait dû donner aux termes révélés leur


acception courante serait d'un anthropomorphisme enfan
tin. Ces deux points extrêmes étant fixés, il y a place pour
une foule d'interprétations divergentes : — diversi diversi-
mode acceperunt — quoiqu'une seule soit la vraie. Lorsqu'on
parcourt une histoire des dogmes, on a vite fait de s'aper
cevoir que les controverses trinitaires ont eu pour motif
profond la difficulté qu'il y avait à maintenir le réalisme des
termes scripturaires, tout en évitant le trithéisme ou le moda-
lisme. Tous les hérésiarques partent d'un concept insuf
fisamment épuré de la procession, de la génération ou de
la personnalité. L'appliquant univoquement à Dieu, ils
tombent dans le Trithéisme, ou s'ils veulent maintenir
l'unité divine, ils se réfugient dans le modalisme, qui fait
évanouir le sens littéral de l'Ecriture (1).
La réponse de l'analogie se laisse facilement deviner :
il lui est impossible de déterminer « à priori » s'il y a proces
sion en Dieu, — mais, posées les affirmations révélées :
« Ego ex Deo processi » (Joan. 8, 42); « Spiritus veritatis qui
a Patre procedit » (ib., 15, 26); l'analogie nous dira : prenez
le concept de « procession créée » épurez-le, surélevez-le,
bref, transposez-le en Dieu tout comme la notion d'acte pur,
de science et d'amour, vous aurez alors une procession
proportionnée à l'être de souveraine plénitude. En d'autres
termes, il nous faut reprendre notre proportion typique, et
remplacer (a) et (x) par le concept de « procession ». Si
nous réussissons, à l'aide du procédé analogique, à dissocier
cette notion, à obtenir un résidu dégagé de tout alliage créé,
alors nous aurons vaincu, avec l'anthropomorphisme, le
symbolisme, puisque nous posséderons une perfection à l'état
pur et qui, partant, sera formellement attribuable à Dieu
toutes proportions gardées. L'opération ne va pas sans
difficultés, car le terme que nous devons manier est alourdi
par une épaisse gangue matérielle. Lorsque nous parlons
de procession du Verbe ou de l'Esprit, nous ne devons pas
oublier que son ancêtre latin « processio » est un parvenu

(1) Cf. IV C. G., c. 10 : « Quia a creaturarum natura hoc invenitur valde remotum
ut aliqua duo, supposito distinguantur et tamen eonnu sit una essentia, humana ratio
ex creaturarum proprietatibus procedens, multiplicem in hoc secreto divinae gene-
rationis patitur difficultatem. » Suivent 1l diff1cultés. Cf. IV C. G., c. 4 et /a P.,
q. 27, a. 1.
200 . LA TRINITÉ

qui a de très humbles origines spatiales. Saint Thomas nous


le rappelle opportunément, ce mot s'applique d'abord au
mouvement local, et il a suivi celui-ci en sa prodigieuse
fortune, s'étendant à toutes sortes de changements, depuis
le passage d'un lieu à un autre jusqu'à celui du non-être
à l'être; s'anoblisssant peu à peu, et parvenant à désigner
l'action et même l'activité spirituelle; se généralisant enfin,
au point d'embrasser toute émanation, tout ordre existant
entre deux réalités (De Pot., q. 10, a. 1). Et si notre mot
français « procession » n'a pas hérité tous ces titres de gloire,
on pourrait néanmoins se livrer à une étude analogue sur les
termes « principe » et « origine » qui ont vraiment une portée
universelle. Dès là que nous jetons les yeux sur le monde,
nous y découvrons immédiatement la cascade des émanations;
ce n'est partout qu'échanges et originations, « principes » et
« principiés », êtres qui donnent, êtres qui reçoivent, charité
universelle. Mais que tout cela est déficient, imbibé d'imper
fection! A parcourir la série des «processions» que S. Thomas
énumère au chapitre n du 4e livre contre les Gentils —
depuis la causalité matérielle jusqu'à la naissance du verbe —
on constate sans doute que la notion va se dépouillant
chaque fois davantage, se faisant plus aérienne; néanmoins,
même au sommet de la trajectoire, une imperfection foncière
demeure; partout se retrouvent la distinction essentielle
entre principe et ce qui en dérive, le changement, le
passage d'un terme à l'autre, une modification du sujet
agissant (/ Sent., d. 13, q. 1, a. 1, ad 1). En ce sens donc,
la procession ne peut être dite de Dieu qu'au sens figuré,
pour marquer l'action divine dans le monde, ou les divers
degrés de participation aux perfections actives.(/. c. in corp.).
Faut-il étendre ce métaphorisme à toute procession, comme
le fit le modalisme ? (/aP., q. 27, a. rJVC. G., c. 3-5; / Sent.,
d. 15, q. 4, a. 1.) Toute la difficulté réside en ceci : trouver
un concept assez délié pour qu'il puisse, sans changer tota
lement de sens, embrasser une procession créée et une
procession incréée. A cet effet, évitant toute construction
à priori, scrutons les émanations qui constituent le monde
et essayons de dégager une note qui leur soit commune à
toutes. Cette note, c'est, indique le Maître, l'origine (DePot.,
q. 10, a. 1) (origo unius ab alio) ou mieux encore, l'ordre
(ordo unius ex alio). — Je dis : mieux encore, car « ordre »
LA GÉNÉRATION DU VERBE 20 I
est une notion plus générale que ne l'est « origine ». L'ordre
réclame trois conditions : une priorité de l'un des termes
sur l'autre; la distinction entre eux, un élément différentiel
qui déterminera l'espèce; ainsi : l'ordre dans la dignité, le
temps, l'origine, etc., (/ Sent., d. 20, q. 1, a. 3); or la pro
cession se définit précisément : « ordo originis ». Par con
séquent il faut et il suffit pour qu'il y ait procession que
s'ordonnent l'un à l'autre deux êtres dont l'un soit à l'ori
gine de l'autre. Mais le moyen de transposer en Dieu ce
couple « ordre-origine » ? Le concept générique semble
entraîner un élément temporel, et une multiplicité d'être;
le concept spécifique enveloppe une activité causale. Ce
dernier reproche est le plus facile à écarter, car la notion
d'origine se maintient encore là où l'un des êtres, sans être
cause est cependant principe, et c'est le cas précisément du
Père par rapport au Fils (1). Quant à la succession qu'impli
que l'idée d' « ordre », c'est une note générique et non point
spécifique, et nous savons bien que la science, par exemple,
ne se vérifie point de Dieu selon son concept générique,
mais seulement selon sa notion différentielle (/ Sent., d. 8,
q. 4, a. 3). Il en va de même ici (/ Sent., d. 20, q. 1, a. 3,
c. et ad 1) et nous aurons bientôt à faire la même remarque
en ce qui concerne la génération. Ecartons résolument
tout devenir, toute succession (/ Sent., d. 13, q. 1,a. 1, ad 1)
et comprenons que Dieu est souverainement actif en son
« immobilité » — Mais alors, nous tombons dans l'équivoque !
Du concept de procession que restera-t-il, après toutes ces
mutilations ? — II restera la distinction, qui, si elle disparaît,
entraînera avec soi la procession, car celle-ci ne suppose-
t-elle pas, de toute nécessité, un échange entre des termes
opposés ? — Pluralité ? dira-t-on, mais n'est-ce point l'im
perfection par excellence, celle que saint Thomas écarte
la première, de l'être de Dieu ? Et voici le grand reproche
arien : on abandonne la « monarchie » divine pour la « poly-
archie ». — Avouons notre embarras et que la difficulté
ne se laisse point pleinement résoudre; aussi bien l'Unité

(1) I Sent., d. 12, q. 1,a. 2, ad 1; d. 29, q. 1,a. 1;/ap.,q. 33, a. 1, ad 1, etc. —


La causalité en effet, implique diversité d'essence et dépendance, ce que n'inclut
point nécessairement la notion, beaucoup plus générale, de « principe ». (/ Sent., d. 29,
q. 1, a. 1 : « Principium dicit ordinem originis absolute non determinando modum
qui ab origine alienus sit. >)
202 LA TRINITÉ
qui s'épanouit en Trinité sans se rompre, c'est une de ces
vérités dont l'éclat blesse le regard de l'esprit. Ici est le
mystère et l'analogie n'a pas mission pour le faire évanouir.
Cependant nous soupçonnons que seule est imparfaite une
multiplicité qui amène l'éparpillement d'une essence en
plusieurs entités distinctes, infiniment parfaite au contraire,
celle qui dilate et enrichit une vie indivise et enfermée
en soi. Si donc nous concevons la procession comme une
distinction de deux termes qui s'ordonnent l'un à l'autre
par voie d'origine, il semble bien que nous ayons trouvé
une idée qui peut être commune, toutes proportions gardées,
à Dieu et aux créatures (1) et la raison ne peut plus répugner
à ce que les textes scripturaux soient interprétés en leur
sens propre et formel, quoique analogique. Nous pouvons
écrire : « ce que la procession créée est à l'être potentiel,
la procession incréée l'est à l'être non-potentiel », indiquant
par là tout le travail de correction auquel nous venons de
nous livrer. Et cela suffit pour que le dogme soit sauf. Mais
cela ne suffit point pour que le théologien soit satisfait :
le « quod sit » ne le contente pas : toujours, il aspire à deviner
le « quomodo sit ». Notre proportion est trop générale :
il y a vraiment procession en Dieu; fort bien, mais encore,
laquelle ? Nous devrons préciser l'analogie primitive par de
nouvelles analogies (2) :
procession avec mouvement local
être matériel
procession sans mouvement local mais avec potentialité _
être immatériel participé
procession sans mouvement local ni potentialité
être immatériel non-participé
Ces proportions, développées avec splendeur dans la
Somme contre les Gentils (l. IV, c. 1 1), expriment le principe
defond de l'analogie trinitaire : « ea quae de Deo dicuntur non
sunt intelligenda ad modum infimarum creaturarum quae

(1) / Sent., d. 29, q. I, m. a : « Una ratio est communis ad originem personarum


et ad originem creaturarum, non quidem communitate univocationis sed analogiae. •
(2) Déjà à la fin du précédent chapitre, nous avions insinué que la méthode d'ana
logie, en ses applications théologiques, comporte, non pas une proportion isolée, mais
une chaîne de rapports dont chacun précise et complète le précédent. Cf. /a P., q. 42,
a. 2, ad. 1 et infra, à la fin de la 3" section : les chaînes d'analogies.
LA GÉNÉRATION DU VERBE 263

sunt corpora, sed secundum similitudinem supremarum


creaturarum quae sunt intellectuales substantiae ». (7° P.,
q. 27, a. i). Cela accordé, tout le reste suit : Dieu est « subs
tance intellectuelle », donc il peut y avoir en lui procession;
dans un agent intellectuel il y a deux émanations : par voie
d'intelligence et par voie de volonté, en Dieu de même;
l'intellection est assimilative, l'amour est « extatique » :
donc en Dieu, le terme de la procession intellectuelle sera dit
engendré « in similitudinem naturae », il n'en sera pas ainsi
pour le terme de la seconde procession; l'intellection précède
l'amour; en Dieu pareillement, l'Esprit d'Amour procède du
Verbe,... L'on pourrait dévider tout le traité de la Trinité.
Néanmoins, rien ne sera démontré, comme nous l'avons
vu au précédent chapitre, parce que cette « similitude
supremarum creaturarum » n'est point univoque, mais
analogique : « similitude intellectus nostri non sufficienter
probat aliquid de Deo propter hoc quod intellectus non
univoce invenitur in Deo et in nobis » (/" P., q. 32, a. i, ad 2).
Aussi, saint Thomas, après avoir posé le principe de l'ana
logie trinitaire, se hâte-t-il d'en restreindre la portée :
«... secundum similitudinem supremarum creaturarum quae
sunt intellectuales substantiae a quibus etiam similitudo
accepta déficit a repraesentatione divinorum » (/a P.,
q. 27, a. i).
Les êtres intellectuels étant les plus parfaits, sont les plus
rapprochés de la divinité et lui ressemblent davantage
(De Pot., q. 2, a. i, c.). Plus rapprochés, certes, mais le sont-ils
suffisamment pour qu'on puisse concevoir Dieu à leur image ?
Plus ressemblants, soit encore (i), mais qui nous contraint
à dire que cette similitude est telle que, du verbe et de l'amour
constatés dans une substance spirituelle, on puisse conclure,
en Dieu, à un Verbe et à un Amour personnels, fruits d'une
double procession, intellectuelle et volitive (2) ? Aussi bien
lorsque Durand de Saint-Pourçain fait jaillir deux personnes
directement de la nature de Dieu, abstraction faite des

(1) De Pot., q. 2, a. i : « Ipsa divina natura spiritualis est, unde per exempla spiri-
tualia melius manifestatur. »
(2) 111 C. G., c. 47 : « Quamvis hoc spéculum quod est mens humana, de propin-
quiori Dei similitudinem repraesentet quam inferiores creaturae, tamen cognitio Dei
quae ex mente humana accipi potest non excedit illud genus cognitionis quod ex
sensibilibus sumitur... unde née per hune viam cognosci Deus altiori modo potest
quam sicut causa cognoscitur per effectum. •
264 LA TRINITÉ

opérations des facultés spirituelles, nous ne pouvons admi


nistrer la preuve apodictique de la fausseté de cette théorie.
Le seul moyen vraiment efficace, serait de prouver qu'une
telle procession pose en Dieu une imperfection, or, cela nous
ne le voyons pas, la loi de l'essence divine comme telle,
nous échappant. Bien plus, le théologien d'Auvergne, s'il
était connu, trouverait probablement des disciples parmi les
modernes, plus ou moins infectés de nominalisme, si âpre-
ment opposés à toute « multiplication d'entités », à tout
morcelage de l'âme en facultés diverses. Intelligence et
volonté en Dieu, c'est tout un, diraient-ils; s'identifiant avec
l'essence et aussi s'identifiant entre elles, comment vouloir
que de l'intelligence émane un terme qui ne provienne pas,
au même titre, de la volonté ? A toute évidence, le thomisme
hypostasie des attributs; pur verbalisme, et, qui pis est,
anthropomorphisme. On semble concevoir l'Etre par essence
sur le modèle d'un esprit créé qui, n'étant pas son action,
doit, pour agir, mettre en branle ses «puissances». Mais Dieu,
de qui l'agir est l'être, ne peut-il donc se communiquer
immédiatement? Quel besoin a-t-il d'écouler son être à
travers des facultés ? Ne disions-nous point que la simplicité
divine équivaut en sa suréminence aux distinctions créées ?
Alors, la nature divine peut être source de processions, non
point en tant qu'elle opère par l'intelligence et la volonté,
mais uniquement en tant qu'acte pur, souverainement
fécond : cette plénitude suffira amplement à rendre compte
des mystérieuses originations que la foi adore (i).
Accordons, encore un coup, que la thèse ne paraît pas
évidemment absurde, mais ajoutons, en revanche, qu'elle
n'explique rien. Molina (2) s'est amusé à relever jusqu'à dix
affirmations de foi dont ce mytère ne sait rendre compte : et
pourtant, c'est là le rôle premier d'une hypothèse théologique!
De plus, la théorie de Durand ressemble terriblement à ces
explications paresseuses qui croient élucider un fait en le
rattachant à une cause très générale qui le déborde de toutes
parts; tel celui qui nous dit : « Cette chose est, parce que
Dieu l'a ainsi voulu ». — Eh ! sans doute, mais si elle n'était
pas, ce serait encore de par la volonté de Dieu! Raison

(1) Cf. SALMANT., tr. VI, disp. I, dub. 2, n. 37.


(2) In lam, q. 27, a. 6, disp. 2.
LA GÉNÉRATION DU VERBE 265

excellente pour le mystique, mais insuffisante pour le savant


qui cherche la cause immédiate.
Pareillement, dans le cas présent, il faut, en dernière
analyse, faire appel à la fécondité de la nature divine, source
première de tout le processus trinitaire,mais il est impossible
de nous en tenir là; l'explication est trop générale. Ce que
nous cherchons, c'est une analogie qui nous dise pourquoi
l'Ecriture nomme la Seconde Personne, Verbe, et non pas
Amour, pourquoi l'une est dite Fils et non point l'autre,
pourquoi le dogme affirme que l'Esprit procède du Fils et
non point le contraire, etc.
A toutes ces questions, Durand ne sait que répondre;
même, il se voit acculé à cette extrémité d'interpréter
métaphoriquement beaucoup de textes scripturaires qui
peuvent s'entendre au sens propre, sans entraîner en Dieu
une diminution de perfection.
Tout autre est l'attitude de saint Thomas. Aucun appel
à l'équivoque. Loin de négliger les données révélées, il les
relia harmonieusement par le fil d'or de l'analogie; un
principe unique et simple est à la base de sa construction,
qui semble bien avoir atteint toute la perfection à laquelle
on puisse aspirer en ces difficiles matières. Quant aux
objections de Durand, elles se laissent assez facilement
écarter.
On affirme qu'intelligence et volonté, s'identifiant en
Dieu, ne sauraient être le principe de processions
distinctes. Ainsi les nominalistes allaient répétant que Dieu
sait par sa volonté et veut par son intelligence. Esprits
matériels, pour qui l'Etre subsistant est une image composite
où les êtres particuliers, en se superposant, se neutralisent;
adorateurs du néant, qui sous prétexte de conquérir une
conception très élevée, finissent par déifier un cadre vide.
En traitant de la voie d'excellence, nous avons essayé de
saisir — pour autant que la chose ne se voile pas de mystère
— comment l'identification des attributs n'équivaut point à
une confusion destructrice : il y a indistinction par excès.
Par le fait qu'intelligence et volonté se rejoignent dans
l'essence unique, elles ne s'abolissent point pour autant;
au contraire, dans cette ineffable Eminence, tout se passe
comme si l'intelligence et la volonté subsistaient séparément,
de sorte que l'une et l'autre peuvent être fécondes, et faire
206 LA TRINITÉ

sourdre de soi un terme indépendant (i). Nous ne com


prenons pas, certes, comment une pareille identité n'exclut
point cette indépendance, mais nous voyons bien que cela
doit être ainsi, car si Dieu possède une qualité, elle doit
subsister en lui à son maximum d'intensité et donc remplir,
— elle, et elle seule — sa fonction propre; autrement, Dieu
n'aurait de ces perfections que le nom, il ne serait pas en
toute vérité, juste, bon, intelligent, ce qui contredit aux
exigences de la métaphysique (2).
Notons enfin, que saint Thomas, loin de réclamer, comme
Durand, le secours du métaphorisme, précise singulièrement
notre analogie initiale entre les processions de l'être spirituel
créé et celles de l'être spirituel incréé.
On se le rappelle, le concept proportionnellement
commun était celui d' « ordre d'origine » ou, si l'on préfère,
celui d'émanation active (3) Ne pourrait-on étoffer un peu
cette analogie trop générale ? Oui, répond saint Thomas, car
dans une substance spirituelle, une émanation active qui
ne s'épanche pas au dehors ne peut être qu'intellectuelle
(1) Cf. SUAREZ, de Trin., l. i, c. 9, n. 5.
(2) De mtme & l'objection : la nature divine n'a pas de « puissances», on répond
(v. g. SALMANT., tr. VI, disp. i, dub. 2, n. 46) que cela est vrai de puissances réellement
distinctes, mais non de puissances virtuellement distinctes et cette distinction équivaut,
dans une nature suréminente, à des réalités distinctes dans la même ligne d'être. —
Mais MOLINA (In /<""., q. 27, a. 5, disp. 2) urge à tel point l'argument qu'il lui donne
une apparence anthropomorphique : < in rébus creatis nulla generatio nullusque actus
émanât immédiate a natura... sed omnes orientur a natura mediante aliqua potentia,
ergo in Deo generatio et spiratio non erunt immédiate a natura divina sed interventu
potentiae. > etc.
(3) Ici Jean de saint Thomas, les Salmanticenses — et les « minores » qui se font
remorquer par eux — partent en guerre contre Molina et Suarez, d'après lesquels
les émanations trinitaires ne sont point de vraies actions. La querelle, importante en
métaphysique, n'a pas un grand intérêt théologique, car Molina et Suarez admettent
bien une production, donc, au fond, une vraie activité, dans les processions divines;
s'ils se refusent à concéder l'exactitude du mot « action > c'est pour sauvegarder leur
nomenclature philosophique. Embarrassés par l'imagination, ils n'arrivent pas à
dégager le concept d'activité de toute imperfection : pour eux « action » implique
toujours un terme « a quo « et un terme « ad quem » essentiellement distincts : c'est en
somme l'activité causale. Ils se hâtent dès lors d'écarter de la Trinité une telle > action»
— Au rebours des jésuites espagnols, nos mobilistes modernes, qui confondent action
et mouvement, ne peuvent concevoir un Dieu digne de cr nom qui ne soit « centre de
jaillissement » — Pour les thomistes, il peut y avoir action sans production de terme
distinct, et même sans production d'aucun terme. — Mais les SALMANTICENSES parais
sent forcer l'analogie trinitaire lorsqu'ils disent (tr. VI, disp. I, dub. 3, n. 114) : les
processions de l'intelligence et de la volonté créées sont de vraies actions, donc si lea
processions incréées ne le sont point, il n'y aurait plus de concept proportionnelle
ment commun aux unes et aux autres. — Au contraire, il semble qu'il resterait encore
le concept commun générique d'émanation. — L'analogie serait plus lâche, mais
subsisterait encore. — Quoiqu'il en soit, la question est secondaire; laissons les
adversaires ferrailler entre eux.
LE VERBE 267

ou volitive (De Pot., q. 9, a. 9), en sorte que l'on ait l'oppo


sition de deux termes ordonnés l'un à l'autre : l'intelligence
et le verbe; la volonté et l'amour; prenons ces nouveaux
concepts, mettons-les à la place de (a) et de (x) et voici
l'analogie primitive « émanation active » convertie en une
autre, plus déterminée : « émanation intellectuelle et volitive».
Au lieu de la proportion :
procession avec mouvement et potentialité
substance spirituelle participée
procession sans mouvement ni potentialité
substance spirituelle non-participée '
nous aurons celle-ci :
procession dans l'intelligence et la volonté créées
substance spirituelle participée
procession dans l'intelligence et la volonté divines
substance spirituelle non-participée
Pour faire court, négligeons l'émanation volitive (1),
— beaucoup plus obscure d'ailleurs (/a P., q. 37, a. 1) —
pour nous en tenir à la seule analogie tirée de la vie
intellectuelle.
2°. — Le Verbe.
Notre analogie ne se fonde pas sur ceci, que Dieu pense
et veut — même le simple déiste n'en doute pas — mais
en ceci, que le Père en pensant engendre le Fils, que le Père
et le Fils font jaillir de leur amour, la Troisième Personne
divine. Tout le problème se concentre donc sur le terme
produit par les opérations immanentes : c'est ce terme qu'il
faut essayer de saisir à l'aide de l'analogie. Et immédiatement
la question se pose des rapports entre le terme et son prin
cipe, soit, dans le cas présent, entre le verbe et l'intellection.
Le concept (2) est-il l'aboutissement nécessaire de toute
opération intellectuelle, je veux dire, de l'intellection comme
telle ? Le point est d'énorme importance, car si la réponse
est affirmative, alors notre analogie s'éclaire singulièrement,
— trop peut-être — : il apparaît que le verbe est perfection

(1) Sur cette procession on trouvera des choses intéressantes dans J.


De prinrifiio 1pirationis in S. S. Trinitate, Leopoli, 1926.
(2) Au sens > latin- scolastique • qu'il a dans tout ce chapitre -. verbe mental.
208 LA TRINITÉ

pure, et par le fait même que nous posons en Dieu l'intel-


lection, nous y mettons aussi le verbe qu'elle exige de par son
essence. A vue de pays, saint Thomas paraît bien pencher pour
l'affirmative. Sans aucune restriction, il énonce, en tête de
son traité, cet axiome que nous pourrions dénommer la
« loi des intellections » : Quicumque intelligit ex hoc ipso quod
intelligit procedit aliquid intra ipsum quod est conceptio rei
intellectae . . . (P P., q. 27, a. 1). La loi est-elle universelle
en sorte que toute connaissance intellectuelle doive aboutir
à un verbe ? ou bien est-ce une proposition conditionnelle ?
Grave débat entre thomistes; et il est assez piquant de
constater l'embarras des commentateurs et leurs solutions
divergentes. Comme le note Bahez (in h. /.) : « quidam
aiunt ita verbum esse de intrinseca ratione intellectionis,
ut i ni 11 a prorsus sit intellectio absque verbi productione.
Sic opinatur Ferrariensis I C. G. c. 53. Alii vero negant
verbi productionem simpliciter esse de intrinseca ratione
intellectionis, sed tantummodo est necessaria quando objec-
tum est realiter separatum ab intellectu, vel est materiale.
Hanc tenet Cajetanus hic, dub. 1. et 3; quam etiam sequun-
tur plurimi viri docti ex thomistis de quorum nomine fuit
Cano. »
Voici le texte de Cajetan : « Ly quicumque distribuit
tantum pro hominibus viatoribus : intendit enim ex his
quae in nobis videntur, elevare ad invisibilia et incom-
prehensibilia Dei. Nos enim, intelligendo semper con-
ceptum aliquem formamus... Unde ad objectiones non est
aliter respondendum, sed concedenda est earum conclusio
scilicet quod non oportet omnem intellectum in actu proferre
verbum. Et non solum in Deo et beatis, sed etiam in intelli-
gentiis, quoad intellectionem sui ipsius hoc verum videtur...
Unde universaliter de omni intellectu loquendo, illa pro-
positio, quicumque intelligit etc. credita est, non scita ».
Le Ferrarais lui, semble moins affirmatif que ne le prétend
Banez, car dans ce commentaire même du chapitre 53 du
premier livre du C. G., il accorde que l'on peut, soit affirmer
qu'il y a production de verbe dans la vision béatifique, soit
le nier. L'affirmer, en vertu de notre texte de saint Thomas —
interprété comme ayant une portée universelle —; le nier
aussi, parce que ce texte peut s'entendre autrement : « ad
dicta vero Sancti Thomae diceretur quod loquitur de
LE VERBE 269

intelligere naturaliter naturae intellectuali conveniente. »


(cf. in IV C. G., c. n, quinta conclusio).
Banez lui, affirme : « verbum esse de intrinseca ratione
intellectionis naturalis » (/. c.) et encore : « illa universalis
propositio : de ratione intellectionis est verbum, intelligitur
de intellectione creata et finita. » (ib., ad 4).
Jean de S. Thomas commence par esquiver la difficulté :
« ratio quare producit verbum quando producit, est ex eo
quod intelligit. » Plus loin pourtant, il risque une glose :
« illa propositio universalis Sti Thomae... intelligitur et
limitatur ad quemcumque intelligentem per rnodum prin-
cipii foecundi. » (diss. 12, a. 4, nn. 18 et 23.)
Les Carmes de Salamanque, abondants comme tou
jours, nous gratifient d'une triple réponse : 1° c'est une raison
de convenance; 2° non est intelligendum de quavis intellec
tione ita ut fiat distributio pro singulis generum sed tantum
pro generibus singulorum et denotetur quod in quovis
ordine et serie intelligentium, hoc ipso quod intelligatur
in illo debet dari intra eum aliqua processio verbi ad intra...
3° loquitur S. Doctor de solis nostris intellectionibus ordinis
naturalis... » (tr. VI, disp. 1, dub. 1, n. 16-17).
Gonet explique ce principe, « de intellectione connaturali; »
et il ajoute qu'on peut aussi l'interpréter « per distributionem
completam non ex parte intellectionum sed ex parte intelli
gentium. » (Clyp., tr. VI, d. 2, a. 1, § 1).
Billuart enfin, résume, comme de coutume, ses illustres
prédécesseurs : « Haec ratio S. Thomae quam multi impu-
gnant non sic accipienda est quasi in omni intellectione
producatur verbum... sed alio triplici sensu verificari
potest : 1° ut in omni intellectione connaturali proprii
objecti producatur verbum... 2° ut quicumque intelligit...
ex hoc ipso est quod intellectualis naturae in aliqua sua
intellectione producit verbum. 3°... quicumque intelligens
producit verbum, illud producit ex eo quod intelligat... »
Nous avons l'embarras du choix et cette multiplicité d'expli
cations pourrait bien indiquer qu'aucune d'elles n'est
vraiment satisfaisante. Toutes en tout cas, ont ceci de
commun qu'elles limitent singulièrement le principe posé
par le Maître. Aussi n'avons-nous point été étonnés lors
qu'un thomiste romain, et des plus insignes, nous dit un
jour, que dans ces déductions de S. Thomas, il ne fallait voir
270 LA TRINITÉ

qu'une sorte de « morceau de bravoure » à ne pas prendre


trop au sérieux. Le R. P. Pègues n'a pu s'accommoder de
cette désinvolture et, avec un rare courage, il a repris l'inter
prétation de Sylvestre de Ferrare (1) « Cette proposition,
écrit-il, est émise sans réserve par S. Thomas, d'une facon
absolue, parce qu'en effet, pour le S. Docteur, elle s'applique
à tout acte de connaissance, surtout de connaissance
intellectuelle, en quelque nature qu'on la suppose, et en
quelque état que se puisse trouver cette nature intellectuelle.
On voit tout de suite la splendide conséquence qui va s'en
dégager... Dieu étant au sommet des natures intellectuelles,
nous serons bien préparés à entendre qu'on puisse vraiment
parler de procession intime en Lui. » (2) Splendide con
séquence... trop splendide!
Malgré notre regret de nous séparer du vénérable
commentateur de saint Thomas, nous avouons ne pas voir
comment dans cette interprétation, on peut échapper au
reproche de rationalisme (3). Car je pourrais raisonner ainsi :
lorsqu'on pose en Dieu une perfection, il faut lui attribuer
tout ce qui constitue l'essence de cette perfection, or la
production d'un verbe est l'essence de toute activité intel
lectuelle. Donc, si en Dieu il y a intellection, il y a aussi
verbe produit. Mais Dieu étant « au sommet des natures
intellectuelles » son verbe sera substantiel. Avec la même
rigueur avec laquelle nous déduisons de l'existence de notre
intelligence, celle de la Première Intelligence, nous concluons
de notre verbe au Verbe Eternel.
Je sais bien que le R. P. se défend (p. 36) « de tenter
témérairement une démonstration du mystère. Saint Thomas,
au moment voulu (/* P., q. 32, art. 1, ad 2) détruira, d'un
mot, la naïve illusion de ceux qui entendraient ainsi sa
pensée. Mais cette pensée du moins gardera toute sa force
persuasive. » Le malheur est que ce « mot » n'est pas seule-

(1) Comment. Ktt., 2, t. p. 31 ss. — DURANTEL (I* retour..., p. 55, note)


semble épouser la même opinion.
(2) Op. cit., p. 36 — Chose étrange le R. P. propose cette opinion sous l'influence
de Suarez ! Comme le jésuite espagnol, le P. Pègues n'admet pas que l'intellection soit
dans la catégorie de qualité. Pour lui, elle est essentiellement production d'un terme
Op. cit., p. 35, et p. 40. note.
(3) II ne viendra à l'esprit de personne d'imaginer que nous accusons le P. Pègues
de rationalisme! Nous voulons simplement faire saisir une petite inconséquence
qu'il nous a semblé découvrir dans les Commentaires du Maït1e que nous vénérons
autant que quiconque.
LE VERBE 271

ment destructeur de la « naïve illusion », mais encore de


l'interprétation même que l'on donnait de la « loi des intel-
lections ». Car dans le passage allégué, S. Thomas réfute les
démonstrations de mystères en excipant du manque d'uni-
vocité entre notre intelligence et l'intelligence divine : si
la « similitude intellectus nostri » ne prouve pas, c'est très
précisément parce que la production du verbe n'est pas le
propre de toute intellection, mais seulement de notre intel-
lection. Au contraire, l'interprétation Ferrarais-Pègues sem
ble ramener l'univocité, en forçant l'analogie. Quand il
s'agit d'un système aussi fortement lié que le thomisme,
il ne suffit pas de citer des textes isolés, rameaux de l'arbre,
détachés et vite desséchés, il les faut replacer, pour qu'ils
soient vivifiés, dans le corps de la doctrine. Dans le cas
présent, l'analogie est sa propre interprète, elle se limite
elle-même, en refusant d'acquérir une valeur fictive,
exagérée, qui, en fin de compte, la détruirait.
Mais alors, comment expliquer la « loi des intellections » ?
Divus Thomas sui interpres. Au lieu d'isoler une phrase
— pour épiloguer à l'infini — lisons donc l'Article qui
l'enchâsse. Saint Thomas note tout d'abord qu'il y a en Dieu
procession — c'est l'Ecriture qui nous le certifie — puis,
que la nature de ces processions a été mal comprise par les
hérétiques. Pourquoi donc ? Parce qu'ils se sont appuyés
sur des analogies fautives. Ils n'ont considéré que les
processions transitives, oubliant qu'il y avait des processions
immanentes. Pourtant c'est là chose évidente, lorsqu'on
considère la vie de l'esprit; car quiconque pense élabore, des
concepts ; il y a donc en lui émanation intellectuelle. Or, il
est clair que Dieu étant au-dessus de tout, si nous voulons
soupçonner quelque chose de sa vie, il nous le faut représen
ter à la ressemblance des créatures suprêmes : la procession
divine doit être de l'ordre des émanations intellectuelles.
Dans toute cette argumentation, saint Thomas n'a nulle
ment pour but de remonter jusqu'au Verbe éternel par le
moyen d'un axiome métaphysique, mais simplement d'éclai
rer le dogme en s'appuyant sur les processions créées. S'il
prétendait démontrer l'existence du Verbe, alors il lui
faudrait établir la valeur universelle de son principe, mais
désirant expliquer, trouver une base où asseoir son analogie,
il lui suffisait de constater que, de fait, on rencontre, chez
272 LA TRINITE
quiconque pense, une émanation intellectuelle. Comme
Arius et Sabellius s'appuyaient sur l'observation de la causa
lité physique (cf. De Pot., q.3, 3.13), ainsi saint Thomas part
de l'observation de l'activité intellectuelle, et c'est bien
dans l'esprit de son système de reposer ses constructions
sur des fondements concrets. Le procédé est encore plus
évident, plus voulu, dans le 4e livre de la Somme contre
les Gentils (ch. XI). Dès lors, pourquoi vouloir ériger en
norme absolue une affirmation qui a un tout autre carac
tère ? La « loi des intellections » exprimerait donc, plutôt
qu'une exigence métaphysique, une constatation de fait :
toutes les fois que nous pensons, nous élaborons un concept :
« hoc universaliter verum est de omni quod a nobis intelli-
gitur » (De Ver., q. 2, a. 4). Ainsi, tous les faux-fuyants
des commentateurs seraient éliminés parce qu'inutiles.
Le malheur est que cette interprétation, plausible
lorsqu'on s'en tient au texte de la Somme, semble se heurter
à des difficultés insurmontables, dès qu'on aborde le Commen
taire sur l'Evangile de saint Jean, postérieur pourtant à la Pri
ma pars. Dans cet écrit exégétique, saint Thomas, après avoir
expliqué ce qu'est le verbe mental, ajoute : « Patet ergo
quod in quolibet natura intellectuali necesse est ponere ver-
bum, quia de ratione intelligendi est quod intellectus
intelligendo aliquid formet; huius autem formatio dicitur
verbum, et ideo in omni intelligenti oportet ponere verbum.
Natura autem intellectualis est triplex scilicet humana, ange-
lica et divina, et ideo est verbum humanum... est' et ange-
licum... et est verbum divinum ». C'est à propres de ce texte
que notre thomiste romain parlait tout bas, d'exercice dialec
tique.
Ici encore saint Thomas lui-même sera son interprète et
nous tirera d'embarras.
Traitant du Verbe divin dans les questions disputées
De Potentia (q. 9, a. 5), le Maître pose d'abord ce principe —
qui, lui, a une valeur universelle — : «Omne quod est perfec-
tum in creaturis oportet Deo attribui, secundum id quod
est de ratione illius perfectionis absolute, non secundum
modum quo est in hoc vel illo ». D'où la conséquence :
« Oportet ergo quod intelligere Deo conveniat et omnia quae
sunt de ratione ejus, licet alio modo conveniat sibi quam
creaturis ». Et quelle est l'essence de cette vie intellectuelle ?
LE VERBE 273

— « De ratione autem ejus quod est intelligere est quod sit


intelligens et intellectum ». Qu'est cet « intellectum » ?
S. Thomas répond: « hoc ergo est primo et per se intellectum
quod intellectus in seipso coj1cipit de re intellecta . . . hoc
autem sic ab intellectu conceptum dicitur verbum interius ».
La conséquence est évidente : « cum ergo in Deo sit intelli
gere et intelligendo seipsum intelligat omnia alia, oportet
quod ponatur in ipso esse conceptio intellectus, quae est
absolute de ratione ejus quod est intelligere ». Voilà de
nouveau la « loi des intellections » qui s'affirme, qui s'impose.
Nul ne songe à le nier, nul non plus ne pourra nier ceci :
c'est qu'une dernière question n'est pourtant pas encore
résolue. Ce « verbe », que de toute nécessité il faut poser en
Dieu, est-ce un verbe réellement distinct de l'intellection ?
Ce caractère de distinction appartient-il à l'essence de la
pensée — de ratione illtus perfectionis absolute — ou bien
à tel mode de réalisation — secundum modum quo est in
hoc vel illo (1)? N'oublions pas une règle fondamentale
de la théodicée : « Ea quae in creaturis inveniuntur distincte
in creatore simpliciter unum sunt » (De Ver., q. 10, a 13,
ad 7; Boet. Trin., q. 1, a. 4, ad 1). Ainsi, intelligence et
intellection se distinguent réellement en nous, alors qu'elles
s'identifient en Dieu.
Tout le raisonnement aboutirait donc à poser en Dieu
un verbe, certes, mais un verbe « essentiel » et rien de plus.
Ce verbe « essentiel » n'est pas une création folle de ma
fantaisie, on le trouve indiqué, et très nettement, par
saint Thomas lui-même (2) : « hoc nomen verbum potest ex
virtute vocabuli personaliter et essentialiter sumi... si
igitur relatio importata hoc nomine « verbum » sit relatio
rationis tantum, sic nil prohibet quin essentialiter dicatur
et videtur sufficere ad rationem verbi secundum quod a nobis
in Deum transsumitur... si autem importet relationem,
realem distinctionem exigentem, oportet quod personaliter

(1) De Pot., q. 8, a. 1, ad 12 : «Licet ratio naturalis possit pervenire ad ostendendum


quod Deus sit intellectus, modum tamen intell igendi non potest invenire sufficienter...
habere autem conceptionem verbi in intelligendo pertinet ad modum intelligendi
unde ratio haec sufficienter probare non potest. »
(2) Sans doute dans la Somme, saint Thomas n'a plus admis ce verbe essentiel,
mais il n'a pas rétracté la doctrine; c'est simplement le terme, qui, dans l'Ecriture,
a un sens personnel et non essentiel : d'où l'évolution de la terminologie thomiste.
I*P-, q. 34, a- 1-2.

Analogie. 18
274 LA TRINITÉ

dicatur » (i). Ce verbe essentiel est donc « id quo aliquid


formaliter in divinis intelligitur et sic, cum ipsa essentia
per se intelligatur et manifestetur, ipsa essentia erit verbum,
et sic verbum et intellectus et res cuius est verbum
non differunt nisi secundum rationem sicut in divinis
differunt quo intelligitur et quod intelligitur et quod
intelligit » (2). Lors donc que nous rencontrons dans le
commentaire sur saint Jean cette phrase : « in omni intelli-
genti oportet ponere verbum », nous sous-entendons « . . .ver
bum proprie vel communiter ». Ainsi compris, ce principe,
comme le fameux « quicumque » de la Somme pourra
prétendre à une valeur absolue, universelle. « Proprie vel
communiter » disons-nous. Deux remarques s'imposent :
i° nous n'avons pas recours à une échappatoire; nous
formulons simplement cette vérité que l'on ne peut prouver
que la production d'un verbe réellement distinct, soit de
l'essence de toute intellection ; 2° au terme « proprie » nous
opposons « communiter » et non « métaphorice ». Sans
doute en lisant ce texte : « oportet quod nomen verbi secun
dum quod proprie in divinis accipitur non sumatur essen-
tialiter sed personaliter tantum » (7a P., q. 34, a. i), on est
tenté de dire que le verbe « essentiel » est un verbe méta
phorique, puisqu'il n'est pas pris au sens propre. Mais ce
serait une erreur. Reportons-nous à un passage parallèle :
De Ver., q. 4, a. 2. saint Thomas reconnaît bien en Dieu un
« verbe métaphorique », mais c'est alors la créature en tant
que manifestant la divinité. Si l'on oppose propre à méta
phorique, le verbe essentiel est pris au sens propre : « nunc
autem quaerimus de verbo prout proprie dicitur in divinis ».
Or, la question qui, en apparence, est très simple — remarque
saintThomas — devient difficile à qui la scrute profondément,
car en Dieu il y a des processions d'origine qui n'impliquent
pas de distinction réelle entre les termes; ainsi le concept
d'opération comporte sans nul doute une dualité, et pour-

(1) I Sent., d. 27, q. 2, a. 2; cf. ib., ad i. Voir ALBERT LE GD : I. d. 10, a. 3 (Vives,


25. P- 314); d. 12, a. 10 (Vives, 25, p. 352); d. 27, a. 3 (Vives, 26, p. 41); a. 5, ad a
(Vives, 26, p. 45) et a. 6 (Vives, 26, p. 46).
(2) /.. c., cf. / C. G., c. 53 : « Sic ergo per unam speciem intelligibilem quae est
divina essentia et per unam intentionem, qttae est verbum, multa possunt a Deo intelligi >.
Et le Ferrai aïs de noter qu'en ce texte : « non sumitur verbum ut est secunda Persona
in divinis quia nondum de Trinitate mentio facta est et cum philosophis hoc loco
disputât S. Th. » Cf. CAJBT., In /•">, q. 34, a. 2. et SUAREZ, De Trin., 1. 9, c. 2 et 3.
LE VERBE 275

tant, en Dieu, le terme « opération » est un terme « essentiel »


et non personnel, car en Dieu ne diffèrent point l'essence,
la puissance et l'acte. « Unde non statim fit evidens utrum
hoc nomen verbum, processum realem importet sicut
hoc nomen filius, vel rationis tantum, sicut hoc nomen
operatio, et ita difficile est videre utrum essentialiter vel
personaliter dicatur ». C'est ce qu'entendrait exprimer notre
première remarque ci-dessus.
Saint Thomas détermine ensuite deux caractéristiques
du verbe humain : « quod est intellectum, et quod est ab
alio expressum ». Et il en fait cette application théologique :
« Si ergo secundum utriusque similitudinem verbum dicatur
in divinis, tunc non solum importabitur processus rationis
sed etiam rei. Si autem secundum similitudinem alterius
tantum, scilicet quod est intellectum, sic hoc nomen verbum
in divinis non importabit processum realem. Sed hoc non
erit secundum propriam verbi acceptionem... unde si
verbum proprie accipiatur in divinis, non dicitur nisi perso
naliter; si autem accipiatur communiter poterit etiam dici
essentialiter ». Proprie, communiter, voilà les termes mêmes
dont nous nous sommes servi. Que si on leur préfère « stricte
vel large », on pourra s'appuyer encore sur saint Thomas
(De Pot., q. 2, a. 4, ad 8).
Ainsi glosée la « loi des intellections » est inattaquable.
Conciliation précaire, hâtons-nous de le dire, car des
deux éléments qui intègrent la notion de « verbe », un seul
se retrouve en notre verbe « essentiel ». Même, Thomas
d'Aquin, jeune, s'est demandé si ce concept diminué était
simplement l'activité de l'intelligence — à moins qu'il
fût l'espèce intelligible! (/ Sent., d. 27, q. 2, a. 2).
Un lecteur qui aura eu la patience de nous suivre jus
qu'ici, dira peut-être qu'après tout ce bruit nous n'aboutis
sons pas à un résultat plus satisfaisant que ceux proposés
par les commentateurs. Il est possible, mais nous tenons
à faire remarquer que, bonne ou mauvaise, notre solution
a au moins l'avantage de chercher à percer les intentions de
saint Thomas, alors que les autres interprétations énoncent
des vérités incontestables sans doute, mais sont parfaitement
arbitraires; rien ne nous garantit qu'elles expriment la
pensée authentique du Maître, puisqu'elles ne se réclament
pas de textes précis.
276 LA TRINITÉ

Quoiqu'il en soit, pour échafauder l'analogie trinitaire,


il suffit de deux points d'appui : d'abord, savoir par la foi
qu'en la divinité subsiste un Verbe réellement distinct de
son principe;ensuite, constater qu'en toutes nos intellections
il y a élaboration de concept. Ceci posé, on peut affirmer,
en toute vérité : « Verbum Dei repraesentatur aliqualiter
per verbum nostri intellectus » (Quod. 4, a. 6) et établir
la proportion suivante :
concept humain verbe divin , .
intelligence en devenir intelligence sans devenir ^
Les caractéristiques de cette analogie, sont au nombre de
trois : proportionnalité propre; distance simplement infinie
entre les deux rapports; similitude dynamique. Nous
renvoyons l'étude de la première note à la fin du chapitre, à
l'endroit où nous traiterons de la valeur de cette analogie;
la distance infinie est requise par le fait même que deux des
termes sont incréés et deux autres créés; nous avons
vu précédemment qu'elle ne détruit point l'analogie; enfin
la similitude dynamique (2), résulte de ce que nous consi
dérons les termes de deux activités spirituelles, et c'est par
là que notre proportion nouvelle est en continuité avec
l'analogie initiale. Nous avons commencé en effet, par déter
miner que « procession », en Dieu, désigne « émanation
active », puis nous avons précisé que cette activité est d'ordre
intellectuel, enfin nous déterminons que cette activité
intelligente élabore un Verbe que nous pouvons atteindre
analogiquement, au moyen d'une analyse métaphysique de
la vie de notre intelligence. La méthode à suivre est bien
connue : dégageant les caractéristiques de la pensée humaine,
nous les confronterons avec les données de la foi, et lorsque
par ce rapprochement nous aurons découvert quelques
correspondances, il nous faudra faire intervenir les voies de
rémotion et d'excellence pour obtenir des notions épurées
et proportionnées aux divines personnes (3).
(1) De Pot., q. 2, a. i : « Sicut in nostro intellectu seipsum intelligente invenitur
quoddam verbum progrediens, ejus a quo progreditur similitudinem gerens, ita et
in divinis invenitur verbum, similitudinem ejus a quo progreditur habens ». Cf.
I Sent., d. 34, q. 2, ad 2 : « Ipse intellectus Paternus se habet in productione Verbi
sicut lumen intellectus agentis cum principiis in productione conclusionis. »
(2) Par où l'on voit que la similitude dynamique n'est pasl'apanagede la métaphore.
Cf. RAMIREZ, De analogia..., p. 44.
(3) D'où il apparaît : i° que l'analogie trinitaire n'est pas une fantasmagorie
puisqu'elle s'appuie sur une double base positive : l'expérience psychologique et la
LE VERBE 277

Partons de constatations empiriques. Ramassant ma


pensée sur elle-même, je m'interroge : qu'est-ce que le
concept ? Sans m 'attarder à constituer une théorie de la
pensée, je me borne à discerner les traits les plus saillants
que me livre l'introspection. L'être connaissant est celui
qui ne se contente pas de sa propre essence, mais qui, pour
capter d'autres natures et les vivre, se fait accueillant, se
dilate, et en quelque sorte devient tout. (/a P., q. 14, a. 1).
C'est une vraie chasse dont le concept est le butin principal.
Les sens partent en avant, toujours ouverts, toujours en
quête de qualités sensibles, ils rabattent les essences maté
rielles vers l'intelligence qui est à l'affût de « quiddités ».
Celle-ci projette, sur les réalités saisies par les sens, sa
lumière, afin de les dépouiller de ce qu'elles ont de brut,
d'inintelligible; alors, devenues transparentes, elle les peut
faire siennes, les exprimer en soi, les annexer, et se les dire
dans son verbe. Au point de vue objectif, le concept, c'est la
chose en moi, c'est le double immatériel de la réalité; il
nous livre ce qu'est un objet; au point de vue subjectif, il
est le terme de mon opération intellectuelle, se détachant
de ma pensée comme un fruit mûr de l'arbre. En lui, on
peut donc distinguer une double relation, une double
similitude, puisqu'il se rapporte à l'objet dont il est comme
le portrait intellectuel, le « vicaire », et au sujet, dont il
est l'émanation. Lorsque ma pensée se retourne sur elle-
même pour se penser, alors les deux similitudes et relations
se confondent, puisque sujet et objet — « intelligens et intel-
ligibile » — coïncident; l'immanence est parfaite (De Pot.,
q. 2, a. 1; q. 8, a. 1). Dans ce cas, le verbe, aboutissement
de la réflexion de mon intelligence sur elle-même, sera une
ressemblance privilégiée à la deuxième puissance pour
ainsi dire... (In Joan., c. 1; De Rat. fid., c. 3).
L'analyse métaphysique survenant dégagera ces con
clusions des brumes de l'individuel, pour déterminer, en
absolu, quels sont les caractères essentiels de tout concept
humain. Puisque Dieu est une pensée qui se pense, consi
dérons l'idée par laquelle l'âme se représente soi-même;
révélation; 2° que nous échappons à l'anthropomorphisme, puisque nous élaborons
par l'analyse métaphysique l'expérience psychologique; 3° que nous évitons tout
théologisme; puisque nous ne prétendons point découvrir, mais interpréter les réalités
révélées. L'analogie ne prétend ni découvrir ni démontrer, mais interpréter la
Révélation.
278 LA TRINITÉ

dans cette idée nous découvrirons sept particularités : 1° ce


verbe est une réalité spirituelle (De ration, fidei, c. 3);
2° il n'est pas l'essence de l'âme, mais un accident (In Joan.,
c. 1); même lorsqu'elle se pense, l'âme élabore un concept
qui n'est pas elle (1); 3° il est le terme d'une opération
immanente : l'intellection (PP., q. 27, a. 1); 4° quoique
distinct de cette opération il lui est essentiellement relatif
selon l'origine (/ Sent., d. 27, q. 2, a. 2); 5° semblable à
l'intelligence dont il émane et qu'il représente (De Pot.,
q. 8, a. 1); 6° par conséquent il en est l'image (P P., q. 35,
a. 2) et, métaphoriquement, on peut dire qu'il est conçu,
engendré, par l'esprit — « proles mentis » — (Comp. th.,
c. 38-39); 7° néanmoins cette similitude est partielle et cette
image imparfaite, d'où nécessité de multiplier les concepts
(De Pot., q. 9, a. 5).
Plaçons en face de ces propriétés les caractéristiques
du Verbe de Dieu : c'est une personne subsistant au sein
de la Trinité, c'est le Fils consubstantiel du Père. A première
vue, la similitude est bien ténue entre le Logos et notre pau
vre concept, et l'on serait tenté de voir dans le nom de la
deuxième Personne, une simple figure comme celle de « lu
mière » et de « splendeur ». Tout le monde est d'accord
pour admettre une Parole métaphorique en Dieu (2).
Comme il y a des paroles qui se rapportent au monde (le
verbe qui affermit les cieux, PS. 32, 6; qui porte toutes
choses, Heb. 1, 3) de même le Logos ne serait-ce pas sim
plement la parole que Dieu se dit à lui-même (3) ?
L'analogie, si elle laisse subsister intact l'abîme qui sépare
l'être par essence de l'être par participation, ne nous aban
donne point, cependant, dans une ignorance absolue, car
reprenant les sept propriétés du verbe humain, et les trans
posant toutes proportions gardées, elle arrive à conquérir
une notion à l'état pur qui peut être attribuée à Dieu sans
contradiction manifeste, et cela suffit pour que les paroles
de l'Ecriture gardent leur sens propre.
(1) De Ver., q. 4, a. 2, : «... etiam quando mens intelligit seipsam ejus conceptio
non erit ipsa mens sed aliquid expressum a notitia mentis. > Comme l'explique saint
Thomas (De Pot., q. 3, a. 1; q. 8, a. 1: In Joan., c. 1; IV C. G., c. n) cela provient
de ce qu'en aucune créature il n'y a identité entre l'être et la pensée.
(2) Cf. I Sent., d. 27, q. 2, a. 1 et a. 2, sol. 2 ad 3; De Ver., q. 4, a. 1-3; De
Pot., q. 9, a. 5, fin; /» P., q. 34, a. 1, ad 4, a. 5, ad 5, etc.
(3) Cf. De Ver., q. 4. a. 1, obj. 10-12; /» P., q. 34, «• 1. «d 1•
LE VERBE 279

Nous rappelant la primauté de la voie négative, nous


devrons, avant de dégager les éléments proportionnellement
communs, émonder l'émanation intellectuelle humaine.
Nous aboutirons ainsi, à une série de « dissemblances entre
le verbe divin et le verbe humain » (1), ce qui sera, du reste,
une façon détournée de caractériser celui-là. Les différences
les plus notables sont au nombre de trois. 1° D'abord le
devenir : le Verbe est éternel, notre concept est au bout d'un
mouvement, et il est bien peu stable : « verbum nostrum
prius est formabile quam formatum... sed Verbum Dei est
semper in actu » (In Joan., c. 1.; cf. de Rat. fidei, c. 3).
— 2° Ensuite la multiplicité et l'inadéquation : parce que nos
concepts ne nous livrent de la réalité que des aspects frag
mentaires, nous sommes obligés de multiplier les idées
pour connaître les choses, et encore notre science est-elle
toujours imparfaite et courte, tandis que le Verbe divin
étant infiniment parfait est nécessairement unique (//. cc.,
et De Pot., q. 2, a. 1; q. 9, a. 5; IV C. G., c. n; De Ver.,
q. 4, a. 4; /* P., q. 34, a. 3). — 3° Enfin le caractère acci
dentel : notre verbe n'est pas notre intelligence et encore
moins notre être, tandis que le Verbe est consubstantiel, il
procède en tant que Dieu est existant : « intelligere Dei est
esse ejus, unde verbum quod procedit a Deo in quantum
est intelligens procedit ab eo in quantum est existens, et
propter hoc verbum conceptum habet eamdem essentiam
et naturam quam intellectus concipiens. » (De Pot., q. 9, a. 5;
cf. De rat. fidei, c. 3; De Pot., q. 2, a. 1; q. 8, a. 8; / Sent.,
d. 27, q. 2, a. 1, ad 2; IV C. G., c. n; in Joan, c. 1).
Cette triple élimination faite, que reste-t-il de propor
tionnellement commun au verbe humain et au verbe divin ?
Il reste deux caractéristiques : 1° celle d'être le fruit de
l'intellection, terme distinct auquel aboutit l'activité intel
lectuelle (/a P., q. 27, a. 1); 2° celle d'être relatif à l'objet
connu et semblable à lui (IV C. G., c. n). Voilà la pure
essence du verbe comme tel, sa notion analogique. Toute la
question est de savoir comment proportionner cette notion
à Dieu. Parce qu'effet d'une opération immanente, distincte
de notre essence, notre concept est un accident (In Joan.,

(1) C'est le titre d'un Opuscule tiré du Commentaire de saint Thomas sur la
prologue de saint Jean.
280 LA TRINITÉ
l. c.). Arriverons-nous à poser en Dieu, un verbe subsistant,
consubstantiel ? Image de notre âme, notre verbe n'est
cependant dit « conçu » que métaphoriquement (De rat.
fidei, c. 3; De Pot., q. 9, a. 5). Parviendrons-nous, en Dieu,
à établir le joint entre l'intellection et la génération ? Il nous
faut, une fois de plus, préciser à l'aide de nouvelles analogies,
nos analogies antérieures.

3°. — La Génération.
Notion analogique de la génération. — Quel est l'équi
valent divin de notre terme « génération » ? La question
est célèbre, envenimée qu'elle fut par les révoltants anthro-
pomorphismes des hérétiques (1). Aux sarcasmes des ariens,
s'ajoutèrent plus tard les protestations des mahomé-
tans (2), ainsi que le « Cantor Antiochenus » en informa
Thomas d'Aquin (3). Le Saint répondit : « Cum cumules
sint, non possunt nisi ea quae sunt carnis et sanguinis
cogitare... Deus autem non est carnalis naturae ut feminam
requirat cui commisceatur ad prolis generationem, sed est
spiritualis naturae... Est ergo accipienda generatio secun-
dum quod convenit intellectuali naturae » (4). Autrement
dit, quittons l'univocité pour l'analogie. La chose est
difficile (5) parce que nous sommes habitués à considérer
la production des choses naturelles (De Pot., q. 3, a. 13) qui
sont essentiellement imparfaites : la yéveinç opposée à la
«6opà implique en son concept générique une potentialité, un

(1) ATHAN., De Decreta Nicaenis, § n; Contra Ar. Orat. 1, f 15; GREG. Nvss.,
Cont. Eunom., 1. 2 et 4; DAMASC., /•'«/. orth., 1. 1, c. 8; cf. DE REGNON, Etud. pont.,
t. 3, p. 273; TIXERONT, Hn dogm., II8, pp. 24, 266. Cf. aussi les plaisanteries de
TYRRELL, Théologisme, p. 510 n., p. 518.
(2) KÔRAN : Sour. 19, v. 91;sour. 25, v. 4; sour. 43, v. 81; sour. 112, etc.; cf.
SCHARASTANI, Gesch. d. relig. u. phil. Sekten b. d. Arabern, Halle, 1850, I, 260;
KAUFMANN, Gesch. d. Attributenlekre i. d. jûd. Religionsph. d. Alittelalt., Gotha, 1877,
p. 38-52; p. 371, n. 13; FRANKL, Ein mu'tazilitischer Kalàm aus d. 10, Jakrh.,
Wien, 1872, p. 28; POCOCKE, Specim. hist. Arabum., Oxonii, 1806, p. 216.
(3) Opusc. 3, De Ration, fidri ad Car.torem Antiochenum, c. 1 : « Irrident enim
Saraceni, ut tu dicis, quod Christum Dei Filium dicimus, cum Deus uxorem non
habeat... »; c. 3 :*... derisibilem esse irrisionem qua nos irrident, quod ponimus
Christum Filium Dei vivi quasi Deus uxorem habuerit ». Cf. IV C. G., c. 10,
initio; De Pot., q. 3, a. 13, etc.
(4) Cf. In 7», n,., c. 1 : « Ideo non dixit * Filius > sed • Verbum » quod importat
intelligibilem processum ut non intelligatur materialem et passibilem generationem
..ll.nn fuisse. Ostendens ergo Filium ex Deo impassibiliter produci, destruit vitiosim
suspicionem per Verbi nuncupationem ».
(5) IV C. G., c. 10.
LA GÉNÉRATION 281

mouvement (VIII. Phys., c. 7; de Gen. et Corr., passim)


d'où il faut conclure que la définition générique de la généra
tion ne convient pas à Dieu; ainsi avons-nous dit, que la
notion de « science » pour subsister au sein de l'être par
essence, devait se dépouiller de son caractère accidentel
pour ne garder que la différence spécifique qui est « connais
sance certaine » (i). Il en ira pareillement du cas présent :
nous devrons dans notre proportion type substituer à (x)
l'idée de génération humaine, pour en éliminer les déficiences
et en sublimer les perfections (2).
Procession d'origine, par laquelle un vivant jaillit hors
d'un autre vivant dans la conjonction des natures et la res
semblance spécifique, telle est bien la génération (7a P.,
q. 27, a. 2). Or, elle ne peut se réaliser entre les humains sans
entraîner une quadruple imperfection : les réalités charnelles,
le partage de la nature, l'hétérogénéité du terme engendré, le
devenir enfin qui préside à tout (3). En Dieu donc, dit saint
Thomas, il y aura Paternité parfaite précisément parce qu'in
corporelle, immatérielle, intellectuelle, éternelle (De Pot.,
q. 8, a. i). Un point cependant fait difficulté : toute généra
tion n'exige-t-elle pas que le principe vivant communique
à sa descendance une partie de sa substance ? (/ Sent., d. 5,
q. 2, a. i) et ne disons-nous pas que les Anges ne peuvent
point engendrer parce qu'ils sont indivisibles ? (De Pot.,
q. 2, a. i, ad 7).
A cette question, il faut répondre que le fait de n'être
point fécond est, chez les Anges, une perfection uniquement
par rapport aux créatures matérielles, mais non pas en absolu,
par rapport à la fécondité idéale. C'est qu'en effet, on peut
concevoir deux manières de donner la vie; dans l'une, seule
est transmise au fils la nature du père, mais non point son
existence, déficience qui provient de ce que celui qui engen
dre n'est point son être; alors, il trouve ce biais de se donner
non en plénitude, mais en germe, ce qui entraîne la maté-
(1) 1 Sent., d. 4, q. i, a. i; d. 5, q.3, a. i, ad i; d. 9, q. 2 , a. i, ad i; d. 20,
q. i, a. 3 (cf. d. 8, q. 4, a. 3); /» P., q. 27, a. 2, etc.
(2) Nulle part ce processus analogique n'est mieux marqué que dans IV C. G.,
c. il. Saint Thomas y proportionne d'abord la notion de procession, à la réalité divine;
puis il prend une à une les notes de la « génération » pour les proportionner succes
sivement à la génération du Verbe. Ce chapitre est le modèle des transpositions
analogiques. Cf. aussi Cp. th., c. 52.
(3) /a P., q. 27, a. 2; De Pot., q. 2, a. 1-6; / Sent., d. 5, q. 2, a. i; d. 9, q. 2, a. 2;
/// Sent., d. 8, q. i, a. i; V Met., I. 5.
282 LA TRINITÉ
rialité, principe de divisibilité; aussi les anges ne peuvent-ils
connaître cette fécondité diminuée (generatio per decisio-
nem substantiae. / Sent., d. 5, q. 2, a 1; De Pot., q. 3, a. 9,
ad 27) et le corps glorieux communie à l'intégrité angélique :
« erunt sicut angeli ». Mais il est une autre génération qui se
fait par communication de la substance entière et de son être,
n'y ayant rien dans le Père qui ne soit vraiment au Fils :
« omnia mea tua sunt ». Celle-là aussi, les anges ne la con
naissent point — et c'est imperfection — car pour qu'ils
fussent capables de cette fécondité totale, ils devraient agir
par ce qu'ils sont : adéquate à leur nature, leur activité
pourrait la donner toute (1);or,en Dieu seul, l'agir se confond
avec l'être. Créature intermédiaire, l'ange reste donc stérile;
trop parfait pour s'assujettir à la chair, trop imparfait pour
engendrer un esprit qui lui soit consubstantiel; devant se
contenter de cette paternité adoptive qu'est l' « illumina
tion » (/a P., q. 45, a. 5, ad 1). Bien loin donc, que l'impossi
bilité où Dieu est de morceler sa substance fasse évanouir
la génération éternelle dans un brouillard de métaphores,
elle a pour effet, au contraire, de porter la fécondité à son
apogée, puisque entre le Père et le Fils l'unité est parfaite
quant à la substance et quant à l'être : « Ego et Pater unum
sumus. » La consubstantialité est non seulement spécifique,
comme dans nos filiations, mais numérique.
Nous voici donc en possession de deux analogies; l'une
tirée de l'émanation intellectuelle, l'autre de la génération
humaine, correspondant aux deux noms principaux de la
deuxième personne : Verbe et Fils. Entre elles comment
effectuer la soudure ? Il est clair que, a parte rei, verbe et
Fils c'est tout un (De Ver., q. 4, a. 4, ad 6), mais il ne s'agit
pas de cela. Formellement, ces noms ne s'identifient pas,
car la filiation n'inclut pas pour nous la procession intel
lectuelle, ni vice-versa. Cette distinction virtuelle au sein
d'une identité réelle, pose le problème du passage de la
première analogie à la seconde. La difficulté réside en ceci
que d'une part la proportion :
intelligence père
production du verbe génération du fils
est évidemment métaphorique dans le créé (/* P., q. 27,
(1) / Sent., d. 2, a. 4, ad 1; d. 4, q. 1, a. 1, ad 2; De Pot., q. 2, a. 1, c. et ad 7;
cf. / Sent., d. 23, q. 1, 4; d. 29, q. 1, a. 3; De Pot., q. 10, a. 1, ad 5.
LA GÉNÉRATION 283

a. 2,ad 2;q. 33, a. 3, ad 3; Cp. th., c. 38-39; De Pot., q. 9, a 5;


De Rat.fid., c. 3, etc.) ; et d'autre part, si l'on considère les
choses à partir de la seconde analogie, on ne voit pas quel
rapport relie la génération à la plénitude de vie intelligente.
D'un côté donc, l'émanation du verben'arrive pas à rejoindre
la génération; de l'autre, la génération arrive encore moins
à atteindre l'émanation du verbe.
Ne serait-il pas possible d'emprunter à la première
analogie sa spiritualité, à la deuxième, la consubstantialité,
et de fondre ensemble ces deux notes, en sorte qu'il nous
reste « la pure, la parfaite, l'incorporelle, l'intellectuelle
naissance du Fils de Dieu »? (BossuET, Elévat., 2e sem.,
4e élév.)
Il est extrêmement intéressant de voir combien ces deux
lignes d'analogie, divergentes en apparence, convergent
vers ce point commun qu'est la notion de « similitude »,
où elles finissent par se rencontrer. On saisit sur le vif,
le mécanisme même de notre méthode.
L'émanation intellectuelle à la recherche de la génération. —
Dans ce mouvement dialectique, on peut distinguer deux
moments. Le premier est marqué par le rapport bien connu :
degré d'intellectualité . .
degré d'être l1"
en vertu duquel la Nature qui est au sommet de tout, est
nécessairement d'ordre intellectuel, puisqu'à mesure qu'on
monte dans l'être, on s'éloigne de la matière pour rejoindre le
spirituel (/" P., q. 14, a. 1).
L'autre moment est marqué par une nouvelle analogie
tirée de l'immanence : « secundum diversitatem naturarum
diversus emanationis gradus invenitur in rebus, et quanto
aliqua natura est altior tanto id quod ex ea emanat magis
est intimum » (IV C. G., c. n).
Ce rapport :
degré d'immanence des émanations
degré d'être
S. Thomas l'explique tout au long en des pages où le
lyrisme néo-platonicien se marie à la rigueur aristotélicienne
(IV C. G. y c. n). Il nous montre tous les êtres qui
s'étalent hiérarchisés à travers l'univers entier, travaillés
(l) Cf. DURANTEL, Le retour à Dieu..., pp. 6 ss.
284 LA TRINITÉ
par une commune aspiration vers cette Unité d'où ils sont
issus. Certes le devenir est universel et certains êtres sont
si extériorisés par la multiplicité matérielle que l'unité
primitive s'est estompée au point de n'être plus qu'un reflet
mourant. Mais si l'on considère les ensembles, on voit
nettement une gradation s'établir, et le devenir même
s'intérioriser, s'infléchir sur soi tellement, qu'à peine
nous avons dépassé l'activité matérielle, nous sommes
jetés en pleine immanence avec l'activité vivante, et que
l'intériorisation devient complète avec l'activité intellectuelle.
Et puisque le degré d'intellectualité et le degré d'imma
nence sont tous deux en raison directe du degré d'être,
nous pouvons unir nos rapports en une proportion, laquelle
réalisée dans l'infini deviendra :
intellectualité souveraine immanence souveraine de l'émanation
être suréminent être suréminent
Ce qui signifie : plus nous remontons dans la hiérarchie
des pensées et plus se resserre le rapport entre le principe
et le terme de l'émanation intellectuelle, à telles enseignes
qu'au sommet de la ligne des intelligences, on doit aboutir
à la parfaite immanence, c'est-à-dire à la consubstantialité
entre le verbe et son principe (/a P., q. 27, a, i, ad 2).
On voit à quel point l'émanation intellectuelle tend vers la
génération : origine vivante, consubstantialité, similitude,
tout y est. « Verbum Dei seipsum intelligents naturaliter
ab ipso procedit, et cum Verbum Dei sit eiusdem naturae
cum Deo dicente et sit similitude ipsius sequitur quod hic
naturalis processus sit in similitudinem eius a quo est in
identitate naturae. Haec est autem verae generationis
ratio in rébus viventibus, quod id quod generatur a générante
procédât ut similitude ipsius et eiusdem naturae cum ipso,
est ergo Verbum Dei genitum, vere a Deo dicente et eius
processio, generatio vel nativitas dici potest (IV C. G., c. 1 1).
lia suffi de proportionner la notion analogique de «verbe»
à l'Esprit Suprême, pour que celle-ci réclame, pour ainsi
dire, la filiation.
La génération à la recherche de l'émanation intellec
tuelle. — Les grands scolastiques avaient distingué les
deux processions divines comme se faisant : la première
« per modum naturae », la deuxième « per modum volun
LA GÉNÉRATION 285

tatis » (1). A ma connaissance les commentateurs de S. Tho


mas n'ont pas suffisamment remarqué les hésitations du
Maître à cet égard. Dans ses premières œuvres, S. Thomas
penche nettement vers cette distinction. Elle triomphe
dans tout le Commentaire sur les Sentences. Voici quel
ques références : / Sent., d. 6, q. 1, a. 3; d. 10, q. 1, a. 1,
c. et ad 2; a. 5; d. n, q. 1, a. 1, c. et ad 8; d. 13, q. 1, a. 2. et
a. 3, ad 2 et 3; d. 27, q. 1, a. 1, ad 4 et q. 2, a. 2, q. 2, ad 2;
d. 28, q. 2, a. 3; d. 32, q. 1, a. 2, ad 3; d. 34, q. 2, a. 1, ad 3;
/// Sent., d. n, q. 1, a. 1; cf. De Pot., q. 2, a. 1; a. 3; a. 4;
q. 3,a- 13-
On le conçoit sans peine, nous ne prétendons aucunement
— ce serait par trop naïf — que Thomas d'Aquin, bachelier
sententiaire, ait ignoré les spéculations augustiniennes
sur le verbe; au contraire, elles apparaissent nettement et à
plusieurs reprises dans son Commentaire v. g. / Sent.,
d.6, q. 1,a. 2;d.7, q. 1,a. 1; d. 27, q. 2; d. 34, q. 2, a. 1, etc.,
mais ce que nous maintenons, c'est qu'elles se trouvent
comme reléguées au second plan. Alors que dans la « Som
me » tout gravite autour de la notion de Verbe, ici, tout est
suspendu à la notion de Fils et la théologie de la deuxième
Personne s'exprime, non pas en termes de vie intellectuelle,
mais par rapport à la « nature » principe ontologique de la
génération. Quiconque se reportera aux endroits cités ci-des
sus s'en convaincra aisément. Nous voudrions simplement
attirer l'attention sur deux groupes de textes particulièrement
significatifs.
a) Pourquoi le S. Esprit n'est-il pas Fils? —Dans/F' C. G.,
c. 19; Contra Err. Graec., c. 10; /* P., q. 27, a. 4; Comp. th.,
c. 46, la réponse — comme nous le verrons tout à l'heure —
est « psychologique » au premier chef, puisqu'elle se tire
exclusivement des différences constitutives des deux pro
cessions : intellectuelle et volitive; dans les « Sentences », au
contraire, on répond toujours par le contraste entre la
nature et la volonté, l'une principe de la nativité, l'autre

(1) HALÈS, Summa, p. 1, inq. 2, tr. un., q. 1, lit. 2, c. 1, ad 5 (éd. Quaracchi, I,


p. 440) et /. c., c. 3, a. 1 (I, p. 442); p. 1, inq. 2, tr. un., q. 3, p. 7 (I, p. 469), etc.;
BONAVENT.,/ S, nt., d. 6, q. 2 (Quaracchi, I, p. 128); d. 10, a. 1, q. 1, ad 3 (I, p. 196);
d. 12, q. 4 (I, p. 225); d. 13, a. 1, q. 2 (I, p. 233); d. 27, p. 2, q. 4 (I, p. 490.);
d. 31, p. 2, q. 1, q. 2 (I, p. 542); ALB. MAGN., I, d. 3, a. 1; cf. AUGUST., De Trin.,
1. XV, c. 20, n. 38.
286 LA TRINITÉ

principe d'amour (1). Il est instructif de comparer I Sent.,


d. 13, q. 1, a. 3, ad 3 à De Pot., q. 2, a. 4, ad 7; Contra Err.
Graec., c. 10; /a P., q. 30, a. 2, ad 2; q. 35, a. 2. Dans tout
ce deuxième groupe de textes on nous dit que le S. Esprit
est aussi semblable au Père que l'est le Fils, avec cette
différence que le Fils est semblable — « ex vi processionis »
— comme fruit de l'émanation intellectuelle, tandis que le
S. Esprit est semblable en tant que terme d'amour divin.
Le pivot des raisonnements est constitué par la notion de
«c similitude ». Au contraire, dans les « Sentences », c'est la
« nature » qui joue le rôle central : dans la première procession
la nature est communiquée « ex vi processionis » — d'où la
génération — alorsque dans la deuxième, ellene l'est que parce
qu'il s'agit d'une procession divine. On saisit la nuance (2).
b) Rapports entre les notions de Fils et de Verbe. — Iden
tifiées qu'elles sont en la deuxième Personne, il nous faut
bien les réduire à l'unité en notre esprit; or dans les pre
mières œuvres de S. Thomas, on trouve toute une série de
passages où les deux modes de procession sont simplement
juxtaposés sans que soit tentée la moindre réduction de
l'un à l'autre : « procedit per modum naturae ut filius, et
per modum intellectus ut verbum » (/ Sent., d. 10, q. 1, a. 1)
« per modum naturae vel intellectus » (/ Sent., d. 13, q. 1,
a. 2) : l'équivalence est affirmée mais non justifiée (3).
(1) Ainsi I Sent., d. 13, q. 1, a. 3, ad 2 : ' In rebus creatis invenimus oliquid in se
subsistens procedere per modum naturae et hoc dicimus generari, unde secundum hoc
potuimus processionem Filii proprio nomini nominare, scilicet generationis nomine.
Sed non invenimus aliquid in creaturis per se subsistens, procedere per modum amoris,
licut Spiritus Sanctus procedit • etc. ; /. c. , ad 4 : « Natura non est principium processionis,
Spiritus Sancti sub ratione naturae, sed sub ratione voluntatis a qua procedit amor, et
ideo sua processio non dicitur nativitas, cum nativitas a natura dicatur >. / Sent., d.
28, q. 2, a. 3 : « Quamvis Spiritus Sanctus sua processione accipiat naturam, quia
tamen sua processio non est per modum naturae, non dicitur nec est generatio, quia
generatio est processio per modum naturae, et per consequens non dicitur filius -.
(2) * Processio amoris in quantum huiusmodi non habet quod per ipsam natura
aliqua communicetur sed hoc habet in quantum est in divinif ubi non potest esse
aliquid imperfectum. Et ideo Sp. Sanctus secundum rationem processionis communiter
loquendo non habet quod communicetur sibi natura et ideo talis processio non potest
dici generatio secundum suam propriam rationem » / Sent., d. 13, q. t , a. 3, ad 3; cf.
d. 10, q. 1, a. 1, ad 2. Mais à ce taux-là la procession du Verbe ne peut pas < tic dite
génération, elle non plus! Tout comme la procession volitive, elle ne communique
pas de soi la nature; seulement il y a cette différence qu'elle contient un élément de
similitude qui fait défaut à la notion d'amour. Et c'est pourquoi saint Thomas dans
ses œuvres postérieures, abandonne la « nature » pour concentrer tout le débat autour
de la notion de « similitude >.
(3) Dans le même sens :ISent., d. 15, q. 4,a. a;d. 27, q. 1,a. 1,ad 4; d. 27, q.2,
a. 2, q. 2; d. 28, q. 2, a. 3; De Ver., q. 4, a. 4; De Pot., q. 10, a. 2; Resp. ad 108
ortic., q. 12.
LA GÉNÉRATION 287

Comparons maintenant/ Sent., d. 10, q. 1, a. 5, ad 1 à De


Pot., q. 10, a. 2, ad n et à /* P., q. 30, a. 2, ad 2. Dans les
trois endroits, on répond à une même objection, formulée
en termes identiques : il n'y a pas plus de différence entre
la volonté et la nature qu'entre celle-ci et l'intelligence. Si
donc vous posez une personne qui procède par voie de
nature et une autre qui procède par voie de volonté, vous
devez en admettre encore une troisième qui procède par
voie d'intelligence.
La réponse, dans la « Somme » est présentée comme
un simple corollaire de la théorie « psychologique »; la note
de « similitude » caractéristique de la procession intellec
tuelle, lui sert pour résorber la procession par mode de
nature : «id quod procedit per modum intellectus ut verbum,
procedit per modum similitudinis sicut etiam id quod pro
cedit per modum naturae et ideo... processio verbi divini
est ipsa generatio per modum naturae » (1).
Au contraire, dans les « Sentences » il n'est pas question
de « similitude »; on nous dit simplement que les deux
processions ont ceci de commun qu'elles supposent un seul
principe et cela suffit pour que l'un et l'autre mode soit
attribué au Fils : « processio intellectus et naturae habent
quamdam similitudinem per quam distinguuntur a pro-
cessione per modum voluntatis. Potest enim aliquid pro-
cedere ab uno vel a pluribus. Quod autem procedit per
modum naturae procedit ab uno si illud perfectum sit,
et similiter quod procedit per modum intellectus, non enim
plures homines habent unam conceptionem in numero.
Et ita Filio qui est tantum ab uno scilicet a Patre, attribuitur
uterque modus : procedit enim per modum naturae ut
Filius et per modum intellectus ut Verbum ». On le voit, les
deux processions ne sont pas, à proprement parler, ramenées
l'une à l'autre, on se contente de les juxtaposer toutes deux,
« ex aequo ». Enfin, De Potentia effectue en quelque sorte la
transition entre les « Sentences » et la « Somme ». La
réponse est triple : la troisième raison est celle des « Sen
tences »; la première explique que la procession volitive
en présuppose une autre, ce qui n'est pas le cas pour la

(1) Cette fusion des deux modes de procession est admirablement marquée
dans le commentaire sur saint Jean; « natvraliter seipsum intelligendo, concipit Verbum ».
288 LA TRINITÉ
« processio naturae » et la « processio intellectus »; la deu
xième réponse est tirée de la « similitude », comme dans la
« Somme », avec cette nuance qu'ici c'est la nature qui est
mise en avant et qui sert de point de comparaison — « sicut
n ai lira producit aliquid in similitudinem sui, ita intellectus
tam intra quam extra » — alors que dans la « Somme » la
comparaison est renversée.
Dans ces conditions, la question se pose de savoir
pourquoi chez saint Thomas, la théorie « psychologique » de
la première procession arrive à absorber la théorie « méta
physique » (i) : « Communicatio quae fit per modum intelli-
gibilem est etiam per modum naturae ut generatio dici
potest » (De Pot., q. 2, a. i). Banez écrit : « Asserere quod
Spiritus Sanctus non procedit per modum naturae habet
magnam aequivocationem. Nam si modus naturae accipiatur
ut condistinguitur contra modum liberum, falsissimum est
quod Spiritus Sanctus non procédât per modum naturae.
Est enim naturalissima eius processio, procedit enim ex
naturali inclinatione Dei ad seipsum, ut docet D. Thomas
infra q. 41, a. 7, ad 3. Si autem sit sensus quod Spiritus
Sanctus non procedit per modum naturae secundum quod
dicitur natura a nascendo, quasi nascitura, tune dicere quod
non procedit per modum naturae, et ideo processio eius
non est nativitas seu generatio, est quasi eiusdem per idem
causam reddere ». (cf. SUAREZ, de Trin., 1. i, c. 6, Lugduni,
1607, p. 396; 1. 6, c. 5, p. 569). Cette raison de Bariez n'est
pas dépourvue de valeur, loin de là, pourtant nous ne la
croyons pas décisive. Tout d'abord, les équivoques qu'il
signale peuvent être levées par d'opportunes distinctions (2).
Quant au reproche de tautologie, notons que le Saint-
Esprit est dit non-engendré, dans cette théorie, parce qu'il
procède par voie de volonté et non pas, précisément, parce
qu'il ne procède point par voie de nature. Mais la deuxième
Personne ? Ici, il est vrai, la tautologie ou le cercle sont
plus apparents, cependant on pourrait essayer de se tirer
d'affaire, en disant par exemple que la « processio per modum
(1) Le P. de Régnon a mis en circulation ces qualificatifs pour distinguer la
théorie d'Augustin de celle d'A. de Haies. Je dirai plus loin pourquoi l'opposition
me paraît malheureuse.
(2) V. g. naturaliter, libère; naturaliter, per modum naturae; voluntas ut voluntas,
voluntas ut natura, etc. Cf. De Pot., q. 2, a. 3; q. 3, a. 13; q. 9, a. g, ad 2, sed contra;
q. 10, a. 2, ad 4; /» P., q. 41, a. 2, ad 3, etc.
LA GÉNÉRATION 289
naturae » est moins une explication qu'une constatation :
la Révélation nous dit que la deuxième Personne, c'est le
Fils; nous concluons qu'elle procède par voie de nature
et nous tâchons d'analyser ce que cela implique.
Je crois plutôt que si saint Thomas a changé, c'est qu'il est
devenu, sur ce point, plus augustinien, j'entends par là qu'il
a creusé plus profondément la deuxième trinité du docteur
d'Hippone : memoria, intelligentia, voluntas. En la méditant,
il ne pouvait manquer d'apprécier ce que la théorie « psycho
logique » avait de génial. Il se sera dit que le contraste
« intellectus-voluntas » était plus homogène que l'antithèse
hybride « natura-voluntas », et qu'il fournissait surtout un
principe d'explication hors de pair. L'ayant adopté réso
lument, à mesure qu'il l'a creusé, il a retrouvé dans la
« processio per modum intellectus », tout ce à quoi il avait
semblé renoncer en abandonnant la « processio per modum
naturae »; enfin, il a vu que la notion analogique de génération
proportionnée à l'Esprit Suprême réclamait, ex propriis, la
procession « per modum intellectus » : « generatio in divinis est
intelligibilis verbi conceptio » (IV C. G., c. 13). Mais ceci
demande à être approfondi. v
Uanalogie insinue pourquoi la procession d'amour n'est pas
génération. — La deuxième procession est aussi immanente
que la première, son terme aussi consubstantiel que celui de
l'autre, l'Esprit ressemble à son principe tout autant que
le Fils au sien; pourquoi dès lors réserver le nom de « généra
tion » à la seule émanation par voie d'intelligence ? Problème
célèbre, qui, comme le note Banez, fit le tourment des Pères.
S'ils connaissaient l'analogie, ils n'avaient pas donné à cette
méthode toute la rigueur que réclame un procédé scienti
fique d'investigation; de là les hésitations du génie d'Au
gustin (i). Saint Thomas, au contraire, en possession de cette
(i) Les principaux endroits de saint AUGUSTIN sont, par ordre chronologique : De
fidf et symbolo, c. 9; De Trin., 1. v, c. 14; De Trin., 1. rx, c. 12; Tr. 99 in jfoan; De
Trin., 1. XV, c. 27; Contra Max., I, II, c. 14. Le Ier texte contient l'énoncé de la diffi
culté; le 2e apporte une distinction destinée à faire fortune : « Exiit (Sp. S.) non
quomodo natus sed quomodo datus »; le 4e donne une raison franchement
mauvaise : « Filius nullus est duorum nisi patris et matris. Absit autem ut inter
Deum Patrem et Deurn Filium aliquid taie suspicemur »; le 3e et le 5° indiquent
dans quelle direction il faut chercher la bonne réponse : elle est « psychologique ».
Seulement l'auteur présente des observations, soit inexactes, soit insuffisamment
poussées. Ainsi De Trin., 1. v, c. 14 : l'amour précède la connaissance, car il met en

Analogie. 19
2QO LA TRINITÉ

« clé pour entrer dans les lieux dont les portes sont
fermées » (1) ne semble point avoir eu trop de peine à ouvrir
ces portes, auxquelles tant d'autres avaient frappé en vain.
« De ratione enim filii, dit-il, est quod similitudinem patris
habeat in quacumque natura. Et similiter de ratione verbi
est quod sit similitudo ejus quod verbo exprimitur, cujus-
cumque sit verbum, sed non est de ratione spiritus vel
amoris, quod sit similitudo ejus cujus est in omnibus, sed
hoc in Spiritu Dei verificatur propter divinae essentiae
unitatem et simplicitatem, ex qua oportet quod quidquid
est in Deo sit Deus » (Cont. err. Graec., c. 10).
L'analogie monte, triomphante, au Capitole, car c'est
elle seule qui rend possible cette soudure parfaite entre les
concepts de génération et d'intellection. En effet, si nous
nous bornons à appliquer la notion générique de «procession»
à la deuxième et à la troisième Personne de la Trinité, aucun
motif n'apparaît pour que l'une soit dite Fils plutôt que
l'autre; de là, les perplexités des Saints Pères. Pareillement,
si nous prenons l'idée de génération, elle semble devoir
s'appliquer à l'Esprit tout aussi bien qu'au Verbe : même
origine vivante et même similitude, le terme d'une émanation
étant aussi consubstantiel que celui de l'autre. Au contraire,
si l'on fait appel à l'analogie tirée de la vie de la pensée, on
voit tout aussitôt que la notion analogique de verbe contient
un élément de similitude qui fait défaut à la notion analo
gique d'amour. Le Saint-Esprit est semblable au Père et au
Fils, certes, mais cela, non pas en tant que terme d'une
procession par voie de volonté (2), mais parce que terme d'une
procession divine (3); tandis que le Verbe ressemble au
Père, non seulement comme terme d'une procession divine,
mais, très précisément, par ce fait qu'il est le terme d'une
procession par voie d'intelligence. Or, la génération requiert
branle la pensée, etillasuit.car il se complaît en elle; or l'acte intellectuel étant déjà une
parturition, ce qui le précède ou le suit ne saurait prétendre à ce titre. — DeTrin.,\.vt,
c. 27: tout fils est l'image de son père, or l'amour n'est pas l'image du Verbe. Indi
cation précieuse mais inexploitée par Augustin. Enfin le dernier texte — pos
térieur de 12 ans au « De Trinitate » — n'exprime que le découragement en face de
l'obscurité du problème. Tout s'achève donc sur un aveu d'impuissance. — Dans la
théologie de la Trinité, ce point est peut-être celui sur lequel saint Thomas a le plus
dépassé son maître.
(1) MAÏMONIDE, Guide, I, Introd., p. 32.
(2) « Non ex hoc quod est amor habet quod sit similitudo amantis » De Pot., q. 9,
a. 9, ad 2.
(3) De Pot., q. 2, a. 4, ad 7; /« P., q. 35, a. a.
LA PROCESSION 29 1

une activité qui aboutisse formellement à un individu sem


blable à son procréateur; seule donc, l'émanation intelligible
répond, en Dieu, à cette exigence; tandis que la procession
volitive revêt toutes les conditions nécessaires à la génération
sauf une (i); et cela suffit pour que le Verbe soit dit Fils
à l'exclusion de l'Esprit.
Afin qu'apparaisse le bien fondé de ces déductions,
mettons de côté pour un instant, toute préoccupation théo
logique et étudions en elles-mêmes les notions analogiques
de « verbe » et d' « amour ».
La saine philosophie insiste à bon droit sur le caractère
essentiellement assimilatif de la pensée : « Cum enim intelli-
gere fiât per assimilationem aliquam intelligentis ad id quod
intelligitur, necesse est id quod intelligitur in intelligente
esse secundum quod ejus similitude in eo consistit » (2).
Tout concept quel qu'il soit, est la représentation, l'empreinte,
l'image de la réalité connue, ou, comme nous le disions,
l'idée, c'est le double intellectuel de l'objet : par la pensée,
nous nous saisissons d'un être et nous l'enfantons en
nous. Tout le mouvement est centripète.
Au contraire, la volonté est centrifuge (3). Essentielle
ment l'amour est tendance à sortir de soi, à se diffuser, à
se répandre au dehors en se donnant. L'ego-centrisme de
certaines amours n'est qu'un caractère dérivé; il reste que,
de soi la volonté est impulsive, tandis que la pensée est
assimilative (4). Tantôt on s'empare du réel, tantôt on est
absorbé par lui (5); aussi le verbe est-il semblable à l'objet
qu'il représente; l'amour ne ressemble point à celui vers
lequel il s'élance. Nous pouvons donc conclure que la notion
analogique de verbe contient déjà en soi un élément de
similitude qui fait défaut à la notion analogique d'amour.
Et comme des notions analogiques ne changent pas de nature
par le fait qu'elles se réalisent selon des modes foncièrement
divers, cette différence entre le verbe et l'amour persistera

(1) / Sent., d. 13, q. i, a. 3, ad 3; /// Sent., d. 8, q. i, a. i, ad 8.


(2) Comp. th., c. 46; cf. ROUSSELOT, L'intellectualisme de saint Thomas, ch. i.
(3) > Intelligere nostrum est secundum motus a rébus in animam; velle vero
secundum motum ab anima ad res. > De Pot., q. 9, a. 9.
(4) Sur cette opposition, cf. RoLAND-GossELiN, Le désir du bonheur et l'existence
de Dieu (Rev. se. phil. théol., 1924, pp. 163-167).
(5) De Ver., q. 10, a. 10, ad 8 : « Cum ad effectum non pertinent componere vel
dividere, sed solummodo in ipsas res ferri... »
292 LA TRINITÉ

quel que soit le plan d'être où ces deux termes se retrouvent.


Comme d'autre part le caractère commun doit se propor
tionner à la mesure de chaque analogue, je ne serai point
étonné de découvrir ici une similitude accidentelle, là une
similitude substantielle; c'est la part de variabilité que
comporte toute analogie (i). Si tel verbe est accidentel,
cela provient de ce que cette intelligence particulière ne
s'identifie pas à son être (De Pot., q. 9, a. 9), mais on peut
concevoir une intelligence libérée à tel point de toute
résistance — résistances de la matière, résistances de l'insta
bilité de l'être — que son verbe soit la similitude substan
tielle (2) du principe dont il émane : on n'aura là qu'un cas
limite du phénomène général « force assimilatrice de la
pensée ».
Au contraire, la procession volitive, si jamais, se réalisant
dans une nature parfaite, son fruit apparaît comme revêtu
de la même propriété de « similitude », nous disons à juste
titre : cet élément est nouveau, il est spécial à ce mode de
réalisation, car il ne figure point parmi les notes du concept
analogique; « procession d'amour » (3).
D'un mot, l'intellection aussi bien que la volition, si on
les prend dans leur notion analogique, n'équivalent point —
pas plus l'une que l'autre — à la génération; mais l'éma
nation intellectuelle l'emporte sur l'émanation volitive en ceci
que, déjà dans sa notion analogique, on retrouve une pro
priété qui est de l'essence de la génération, en sorte que dans
toute pensée on peut, proportion gardée, déceler un germe,
une ébauche d'enfantement. Pour que la « similitude repré
sentative » devienne « similitude de filiation », il faut, certes,

(i) / Sent., d. 27, q. 2, a. i, ad 2 : « Quamvis verbum non luibe.it ex ratione verbi


quod permaneat vel subsistât habet tamen diversas rationes perfectionis secundum
quod in diversis invenitur. »
(•j.) Il y a donc une double raison — pour ainsi parler — de la consubstantialité
du Verbe : parce que verbe divin et parce que terme d'une procession intellectuelle
très parfaite.
(3) « Âmor non significat aliquid figuratum vel specificatum specie amantis vel
amati, sicut verbum significat speciem dicentis et ejus quod dicitur habens, et ideo
cum Filius procédât per modum verbi ex ipsa ratione suae processionis habet
ut procédât in similem speciem generantis et sic quod sit Filius, et ejus
processio generatio dicatur. Non autem Sp. Sanctus hoc habet ratione suae proces
sionis, sed magis ex proprietate divinae naturae quia in Dec non potest esse aliquid
quod non sit Deus, et sic ipse amor divinus Deus est, inquantum quidem divinus,
non inquantum amor ». De Pot., q. 2, a. 4, ad 7; /o P, q. 30, a. 2, ad 2; cf. FERRAR.
m IV C. G., c. n; BANEZ, in lam p., q. 27( a. 4, concl. 3 a; J. A S. THOMA., d. XII,
a. 6-7.
LA PROCESSION 293

que le verbe se réalise dans l'infini, et l'on pourra alors dire


que le Verbe est Fils parce qu'il est infini, si l'on entend
par là une condition sine qua non, une présupposition néces
saire, mais cela sera faux si l'on veut exprimer la raison
formelle de cette génération spirituelle. La preuve en est
que beaucoup de perfections peuvent être transposées en
Dieu, sans pour cela avoir les mêmes exigences que l'intellec-
tion. Elevée à son degré suprême, celle-ci devient d'elle-
même puissance génératrice. Encore une fois, elle ne parvient
à ce degré suprême, que parce que divine, qui songe à le nier
un instant? Mais il ne s'agit pas de cela. Nous regardons
simplement une perfection — la vie intellectuelle — s'épa
nouir, et nous constatons qu'à mesure qu'elle s'épure, elle
s'enrichit par le dedans, sans aucune ajoute hétérogène,
et s'intensifie tellement que, parvenue à son sommet, elle
devient substantielle et génératrice précisément parce qu'm-
tellectuelle. C'est là une prérogative qu'elle réclame comme
sienne, exclusivement.
L'immense avantage de la réponse thomiste consiste en
ceci qu'elle n'est point inventée pour les besoins de la cause,
mais se présente simplement comme une application de
l'analogie au domaine de la foi : un caractère semblable se
réalise proportionnellement aux points extrêmes de la ligne des
intelligences. On sait que Torres — suivi comme souvent, par
Vasquez — n'a pas su voir ce que le thomisme avait ici de
simplicité profonde. Le pourquoi du nom de Fils attribué
au Verbe ne saurait, dit Vasquez (Disp. 113, c.5-6), se com
prendre si l'on étudie l'élément « similitude », car le St. Esprit
est aussi semblable à son principe que le Verbe, donc il faut
chercher ailleurs; et le théologien d'Alcala, s'arrête au
caractère d'image, qui selon lui est essentiel à la génération
(disp. 145, c. 5). Objection futile, et solution inopérante.
L'objection est futile, car on ne veut pas poser une inégalité
de ressemblance entre les divines personnes; ce qui est
en question c'est proprement ceci : le St. Esprit est-il sem
blable à son principe en vertu de la nature spécifique de
la procession d'amour, ou simplement par voie de con
séquence, en tant qu'il procède au sein d'une nature
infinie? faut-il mettre l'accent sur « procession » ou sur
« infinie »?
La solution est inopérante, parce que s'appuyant sur
294 LA TRINITÉ
des concepts dérivés (1), parce que ne pouvant se main
tenir qu'à la faveur d'anthropomorphismes répétés (2).
Résumé : Les chaînes d'analogies (3). — Avant de nous
demander quelle valeur peut bien avoir l'analogie trinitaire,
il sera utile de mesurer le chemin parcouru.
Tout de suite l'on voit que nous avons suivi deux
grandes routes convergentes. La première partait d'une
notion tout à fait générale de «procession » que nous précisions
à l'aide d'analogies successives, ainsi :
procession avec mouvement local procession sans mouvement avec potentialité
être matériel être immatériel participé
procession sans mouvement ni potentialité
être immatériel imparticipé
soit :
processions intellectuelle et volitive créées procession intellectuelle et vol itive divines
être spirituel participé être spirituel imparticipé
ce qui donne, en fin de compte, l'analogie :
Verbe divin concept humain
intelligence sans devenir intelligence en devenir
pour aboutir à cette analogie composite :
Dieu Père père humain _ intelligence créée, se pensant
Verbe-Fils son fils son concept
On voit assez combien la voie de proportionnalité est
« inclusive »; c'est un développement par le dedans, des
virtualités qui se déployent, des « modes » qui se déroulent
sans ajoutes extrinsèques. Point de progrès d'une réalité (res)
à une autre, mais passage d'un concept objectif (ratio) à
(1) Dans l'Ecriture le nom d'Image est tout à fait secondaire par rapport a celui
de Verbe. D'ailieurs pour expliquer pourquoi le Saint-Esprit n'est pas « image » il
faut revenir à la notion de similitude et à la procession intellectuelle : « Ad hoc quod
vert aliquid sit imago requiritur quod ex alio procedat simile ei in specie... Filius
pr. ici.d,t ut Verbum de cuius ratione est similitudo speciei ad id ad quod procedit. >
/« P., q. 35, a. 1 et a. 2.
(2) Ainsi pour établir qu'être image de son père est le propre de tout fils : « Cunt
aliquis parum patrem suum repraesentat... dicere solemus eum non esse filium
patris sui, et cum magis matrem quam patrem repraesentat, dicimus magis esse filium
matris sui quam patris » (Disp. 113, c. 7). Pourquoi le Saint-Esprit n'est point l'image
du Père et du Fils ? — « Ut Spiritus Sanctus esset imago non solum deberet esse
similem in natura sed etiam repraesentare, ut inductione patebit : nec enim reprae
sentat Patri et Filio... nec representat sibi ipsi, nec repraesentat alicui intellectui
creato... ergo nulli intellectui Spiritus Sanctus repraesentat nec representai potest,
quare nec alicuius est imago » (Disp. 145, a. 5). Que l'on compare ces enfantillages
avec / Sent., d. 28, q. 2, a. 3 et /a P., q. 35, a. 2 !
(3) I" Jocm., c. 1 : • Oportet ex multis similitudinibus sensibilium in divinam
cognitionem pervenire quia una non sufficit... nominamus ergo Filium diversis
nominibus ad exprimendum perfectionem ejus quae uno nomine non potest
exprima... > Cf. /.;/'., q. 24, a. 2, ad 1.
VALEUR DE L'ANALOGIE THOMISTE 295

un autre, formellement distinct de lui, quoique réellement


identique à lui. Aller du virtuel à l'explicite, voilà bien la
tâche de la théologie : l'analogie est son instrument de choix.
Reste à savoir quelle est la valeur des résultats auxquels
elle conduit
4°. — Valeur de l'analogie thomiste (1).
Si esquisser la théologie trinitaire, à la suite de S. Tho
mas, est une tâche très douce, il n'en va plus de même
lorsqu'il s'agit d'éprouver la valeur de cette construction,
car il n'est pas toujours aisé de discerner ce qui, dans ce
noble édifice, est fondé sur le roc, de ce qui, peut-être,
s'appuie sur le sable. Non seulement nous n'avons plus
la très sûre causalité pour servir de tremplin à notre élan
vers Dieu, et — perdus dans le dédale des modalités parti
culières — nous ne nous mouvons plus dans la clarté de
l'être comme tel, mais encore, la Révélation elle-même
prend comme plaisir à nous faire toucher du doigt la rela
tivité de nos théories. « Divina scriptura nominibus ad
processionem pertinentibus utitur » dit saint Thomas; mais
loin de donner à chaque Personne un seul nom, ce qui
rendrait notre travail moins accablant, l'Ecriture, au con
traire, se complait à multiplier les appellations sans que nous
sachions avec une absolue certitude, comment les relier
entre elles.
Ainsi, la deuxième personne, si elle ne se nommait que
« Verbe », alors la théologie « intellectualiste » revêtirait une
grande certitude; mais le Verbe est aussi appelé Fils,
Image, Sagesse, Splendeur, Vie, Principe... de sorte que
saint Ambroise (De fide, l. 2) a pu compter jusqu'à douze
(1) La question du • théologisme » semblait définitivement dirimée après la
la controverse moderniste; voici au contraire qu'elle rebondit. Dans son Thomisme
et Scolastique (Arch.phil., V, cah. 1), le P. DESCOQS insiste sur la nécessité de désolida
riser les systèmes (et en particulier le thomisme, cela va sans dire) d'avec le dogme. Au
moment d'aborder l'étude de la valeur de l'analogie thomiste, nous devons donc dire,
pour écarter tout soupçon de théologisme, que nous n'entendons aucunement, dans
les pages qui suivent, rompre une lance en faveur de cette « solidarité ». Comme le
note DESCOQS lui-même (Instit. met., p. 403, n.), certains réclament pour la théorie
thomiste des processions trinitaires, la note de « théologiquement certaine »; mais ce
n'est pas là confondre foi et systèmes, car une certitude théologique n'est pas
une certitude de foi. — Comme on le verra, nous n'allons pas si loin; nous nous
bornons à réclamer pour le thomisme cette certitude, cette évidence, que le P.
Billot, par exemple, découvrait en sa doctrine de l'Incarnation ou de l'Eucharistie.
296 LA TRINITÉ
noms différents donnés à cette divine personne. Et cette
variété est peut-être encore plus déconcertante, lorsqu'il
s'agit de l'Esprit mystérieux : Don, Consolateur, Esprit de
vérité, Sanctificateur... (i). Comment interpréter ces données
infaillibles ? C'est ici la place des systèmes. Sans compter les
essais d'explication tentés par les Pères, nous rencontrons
chez les seuls scolastiques, au moins quatre théories diver
gentes : R. de S. Victor, Haies, Thomas d'Aquin, Durand(2).
Par la force même des choses, un certain scepticisme tend
à s'établir; toute la partie spéculative du Traité de la Trinité
apparaît comme un ramassis d'hypothèses plus ou moins
hasardeuses; aussi quand il a parcouru les quatre gros
volumes du P. de Régnon, le lecteur a l'impression que les
systèmes théologiques sont comme des habits mal taillés,
ne s'ajustant jamais bien : toujours trop courts ou trop
longs, par quelque côté. Il y aurait donc place pour autant
de théories que l'ingéniosité des auteurs réussirait à
échafauder — capucins de cartes que le moindre souffle
suffit à jeter à terre — et le thomisme ne serait pas la plus
séduisante de ces constructions, tant s'en faut (3). Quoique
merveilleusement belle, l'explication de saint Thomas n'est
pas la seule possible, Suarez et Pétau, en ont exagéré la
valeur (DE RÉGNON, III, p. 395, 558); il ne faut pas se lasser de
répéter que cette analogie est une simple comparaison (op.cit.,
II, 119, 507; IV, 354, 154, 455, etc)., non exempte d'anthro
pomorphisme, car elle transpose en Dieu notre psychologie
humaine; en revanche la théorie d'A. de Haies, étant plus
métaphysique, est supérieure à celle de S. Augustin et de
S. Thomas (II, 465; cf. p. 277). En toute hypothèse on
ne saurait réclamer pour l'analogie « psychologique » qu'une
valeur diminuée. Sans atteindre la réalité même des choses
(II, 119) elle nous facilite l'intellection, comme toute image
ou comparaison bien choisie (I, 314; II, 318, 541; III,
566, etc); mais on pressent que, selon les points de vue
(1) TYRRELL, Théologisme, p. 510 : « N'est-il pas vrai que le Saint-Esprit nous est
révélé sous des symboles aussi opposés que le feu, l'eau et le vent? »
(2) Mises à part les oppositions de moindre importance; ainsi Saint Bonaventure
maintient que la deuxième Personne peut être nommée « Verbe » parce qu'elle est
dite « Fils »; pour saint Thomas, c'est le contraire qui est vrai. (Cf. DE RÉGNON, II,
P- 523).
(3) Les principaux textes du P. de Régnon se trouvent : t. I, p. 314; t. II, ch. 2,
§ 3! PP- 145, 277, 318, 35°, 541 ss; t. III, p. 566; t. IV, pp. no, 129, 354. 453,
502, 533, 562, etc.
VALEUR DE L'ANALOGIE THOMISTE 297

adoptés et les similitudes préférées on pourra bâtir toute


une série de théologies (IV, 533), qui ne seront ni plus ni
moins vraies les unes que les autres, mais seulement plus
ou moins ingénieuses. Dans sa course à travers les in-folios,
le P. de Régnon n'a pas cherché des doctrines de vérité, mais
simplement de belles images (cf. IV, no, 129, 154; III,
566, etc.). Au reste, un célèbre professeur ne nous disait-il
point naguère que l'analogie trinitaire, telle que S. Thomas
l'exposait, était extrêmement éclairante, mais, malgré tout,
n'atteignait pas formellement la réalité divine ? Etranges
savants qui ne croient pas, au fond, à leur science, puisqu'ils
n'admettent pas de conclusions théologiques qui soient
homogènes au donné révélé, déduites démonstrativement
des principes de la foi. Tout ce qui, dans la dogmatique, n'est
pas « positif », ne saurait être que vues de l'esprit plus ou
moins hypothétiques. Point de certitudes : « probabiliter
affirmatur, probabiliter negatur... »
Un pareil scepticisme — dangereux en ces matières (i) —
ne nous paraît aucunement justifié.
Et tout d'abord, il est faux que tous les systèmes se
valent et que par suite, chaque théologien soit « libre de
préférer celui qui répond à sa tournure d'esprit ou à son
éducation» (DE RÉGNON, IV, 502). La valeur d'une hypothèse,
puisque hypothèse il y a, se juge à la puissance d'explication:
or, il y a des théories qui n'expliquent rien, telle celle de
Durand. D'autres — c'est le cas pour celles de beaucoup de
Pères — sont de simples gloses, des mises en ordre des
témoignages scripturaires; d'autres enfin, — ainsi les théories
dynamistes, sont des constructions séduisantes, mais qui
ressemblent trop à de brillantes arabesques; elles laissent une
impression d'irréel, de jeux d'esprit dans le vide, soit
parce qu'elles s'appuient sur des principes qui sont loin
d'être évidents (A. de Haies), soit parce qu'elles tombent dans
un anthropomorphisme puéril (Victorin), dans ces raisonne
ments affectifs qui laissent après eux le malaise intel-
(i) J. AS.TH., Curs. th., t. 4, disp. 12, a 4, n. 23; Vives, p. 79 : « Multi tenent hanc
rationem et discursum S. Th. efficacem non esse, sed solum exemple quodam ducto
ex his quae in nobis experimur in intelligendo, voluisse manuducere ad hoc quod in
Deo processionem ad intra adstrueremus. Caeterum hoc mihi videtur minus perspi-
caciter dictum et magnum sequi inconveniens si haec ratio S. Th. quae in defen-
sionem fidei catholicae contra Arianos validissima est, efficacia destituitur et solum
ad quamdam congruentiam, eamque non valde urgentem rediuitur ». Saint Thomas
ne veut pas seulement comparer, mais expliquer.
298 LA TRINITÉ

lectuel : solutions empiriques, ne se rattachant pas à un


corps de doctrine cohérent. Si vous dites avec Faust :
« Gefuhl ist alles : le sentiment est tout », alors, allez au
mysticisme dynamiste; le thomisme ne sera plus qu'un vain
son, une brume voilant l'embrasement du ciel : « Schall und
Rauch, umnebelnd Himmelsglut ». Au contraire, s1 vous
posez la primauté de l'être sur le bien, si vous répudiez le
volontarisme et les métaphysiques de l'action, alors le
thomisme vous apparaîtra comme le système le meilleur.
Il recouvre le plus de faits possible à l'aide d'un principe
simple; il réduit au minimum la part d'anthropomorphisme
et d'imagination; enfin et surtout, il n'est pas une élaboration
artificielle et arbitraire; il s'harmonise avec toute la théologie
et la philosophie, il se rattache aux principes éprouvés
ailleurs, il participe à la solidité indestructible de la méta
physique de l'être, puisqu'il serre d'aussi près que possible,
les lois primordiales du réel. Et il y a là un immense avantage,
à moins qu'on ne se refuse à admettre la valeur de vérité
d'une métaphysique. A l'admettre, on aboutit à une con
clusion de la plus haute importance : c'est que, si l'ensemble
de la théologie trinitaire augustino-thomiste ne présente pas
les caractères d'une démonstration rigoureuse, cependant, en
beaucoup de ses parties, cette doctrine revêt une certitude
absolue. Et voilà qui ruine la prétention qu'avait le P. de Ré
gnon de réduire toutes nos spéculations au rôle de métaphores
ingénieuses, mais infirmes; voilà qui montre que toutes les
théories ne sont pas équivalentes : celle-là s'approche le plus
de la vérité qui est en connexion plus immédiate avec les lois
mêmes de l'être; elle ne sera pas un « système » théologique,
mais la théologie, laquelle est autre chose qu'une amusette.
Au chapitre précédent, nous avons montré que l'on peut,
indépendamment de toute révélation, établir au sujet des
mystères , des propositions conditionnelles évidentes et certaines,
car les vérités de foi ne sont point en dehors de l'être; d'où il
suit qu'aucune formule dogmatique ne peut aller contre les
principes premiers. De n'importe quel énoncé révélé, nous
pouvons déduire une série de conclusions nécessaires : « non
potest aliter se habere » (1). Constamment, dans S. Thomas
(1) Le P. MATTIUSSI a admirablement exprimé ces connexions nécessaires en des
pages que je regrette de ne pouvoir transcrire ici, en entier. « Quidquid ergo primo
accipitur ut fidei dogma, reliqua omnia necessario nectuntur. Dicit Scriptura esse
VALEUR DE L'ANALOGIE THOMISTE 299

on trouvera des raisonnements de cette forme : i° ceci est


(affirmation de foi); 2° donc ceci ne peut absolument pas être;
3° et forcément ceci doit être. Un semblable discours
n'est pas faux, ne peut pas être faux tant qu'il s'en tient aux
lois fondamentales de l'être. Ici plus d'hypothèses, nous
touchons le roc du vrai.
Voici quelques exemples de certitudes à priori : « Sup-
posito quod relationes in divinis sint, de necessitate oportet
dicere quod sunt essentia divina; alias oporteret ponere
compositionem in Deo, et quod relationes in divinis essent
accidentia etc... » (De Pot., q, 8, a. 2, c.). « Distinctio (in Deo)
non potest esse secundum aliquid absolutum, quia quidquid
absolute in divinis praedicatur, Dei essentiam significat . . . »
(ib. , a . i , c .) , « In divinis impossibile est esse plures filios . . . ( i ) »etc.
Bref, nous revenons à la primauté de la voie négative : est
nécessaire, même indépendamment de la foi, toute proposition
ayant pour but d'écarter ce qui jurerait avec l'un ou l'autre
des attributs que la théodicée nous enseigne; autrement Dieu
se nierait lui-même.
Nous voici loin des hypothèses et des images dans les
quelles le P. de Régnon voulait nous cantonner : — la
théologie spéculative atteint des vérités absolues, par voie de
raisonnement. Ceci acquis, il devient plus facile d'estimer la
valeur de l'analogie trinitaire.
Avant tout, rappelons-nous la distinction établie au début
de ce travail entre analogie vulgaire et analogie métaphysique
de proportionnalitépropre. La théorie augustino-thomiste, que
le P. de Régnon appelle « théorie psychologique », peut être
considérée à ce double point de vue. Avant d'être élaborée
philosophiquement, ce n'est qu'une analogie au sens
vulgaire, tirée de notre psychologie (2), c'est-à-dire, un

Patrcm et Filium in Deo... ergo duo sunt quorum idem est esse divinum... ergo toto
seipso Pater est ad Filium... ergo subsistit ipsa Paternitas... semel lus datis (scilicet
processionibus) quaecumque sit absoluta indistinctio, negare nequit philosophas inde
sequi veri nominis relationem ...» (In tractât, de Deo Uno et Trino adnotationei,
Romae, 1915, pp. 77 ss.).
(1) De Pot., q. 2, a. 4; / Sent., d. 7, q. 2, a. 2, sol. 2. Cette seconde relation de
filiation en effet, ne se distinguerait en rien de la première. Et puis, une relation
constitutive de la personnalité est incommunicable. Cf. la belle dissertâtion de CAFREO-
LUS, I, d. 7, q. 2 (Paban-Pègues, I, 284-300.
(2) C'est dans ce sens que la considère le XV* Concile de Tolède, lorsque,
après avoir rappelé la théorie augustinienne, il ajoute : « Nos autem non secundum
hanc comparationem humanae mentis, née secundum relativumsed secundum essentiam
diximus » (MANS!, t. XII, p. 1 1). De même, saint Thomas dans son exposition de la
300 LA TRINITÉ
exemple, une comparaison à portée purement subjective :
une image facilitant l'intellection. Après l'intervention de
l'analyse métaphysique, c'est une analogie de proportion
nalité propre, pouvant atteindre formellement la réalité
divine.
La différence des points de vue est énorme, et c'est pour
ne pas avoir fait cette distinction que les auteurs minimisent la
portée de la spéculation et méconnaissent la valeur de
l'explication thomiste. Dans un traité de la Trinité, sauf
louables exceptions, on est sûr de trouver pêle-mêle une série
d'images du mystère : la source et le fleuve, le soleil et le
rayon, etc, et égarée parmi ces exemples, la « théorie psycho
logique » nous est présentée comme une « analogie-compa
raison », plus épurée, plus éclairante, et c'est tout (1). Mais
alors, il n'y a pas de doute que la théorie de saint Thomas soit
une simple comparaison, un exemple, une raison de con
venance tirée de notre expérience psychologique, et donc,
fortement teintée d'anthropomorphisme. A considérer|1es
choses sous ce biais, il faut accorder au P. de Régnon tout ce
qu'il demande (2).
Mais s'enfermer dans ce point'de vue, c'est faire preuve
d'un esprit bien superficiel, c'est ne voir de l'analogie que
ce qu'elle a de « matériel » et d'extérieur. Car, au fond,
nous n'avons pas affaire ici à une théorie « psychologique »,
mais à une doctrine métaphysique qui — grâce à l'analogie de
proportionnalité propre — échappe à tout reproche d'anthro
pomorphisme. Lorsque nous disons que Dieu est personnel,
qu'il a une intelligence et une volonté, sommes-nous donc
des anthropomorphites ? Pourtant, ces notions, c'est bien de
Ie Décrétale, après avoir rapporté l'exemple du soleil et de son rayon ajoute : « Potest
etaliud exemplum poni inanimahumanain qua verbum etc, sed hoc exemplum deficit
in duobus, primo quidem quia intellectus humanus non semper fuit, secundo quia
non semper verbum in corde suo actualiter concipit. » II est clair qu'il ne s'agit pas
de l'analogie métaphysique, mais d'un simple exemple.
(1) Ainsi, — mirabile dictu — M. DEBAISIEUX, dans un ouvrage pourtant consacré
à l'analogie (Cf. Analogie et symbolisme, pp. 285-286). — Le P. de Régnon ne connaît
point d'autre analogie que l'analogie-comparaison du vulgaire. Qu'il nous suffise de
citer ce passage (II, p. 219) : « Les explications rationnelles des processions divines
n'atteignent point la réalité même des choses. Elles ne fournissent que des compa
raisons, puisque, ne s'appuyant que sur des images, elles ne procèdent que par voie
d'analogie... » (sicl!)
(2) II faut accorder aussi que, très souvent, saint Augustin se meut à ce niveau ; il se
tient dans le concret, se délecte dans l'introspection, sans songer suffisamment i
assurer à ses analyses une valeur transcendante. La théorie, encore « psychologique >
avec Augustin, devient « métaphysique » avec saint Thomas. C'est la même doctrine,
mais transposée.
VALEUR DE L'ANALOGIE THOMISTE 301
notre expérience personnelle que nous les avons tirées ? De
quel droit les appliquer à Dieu ? — Du droit que nous
confère l'universalité, la transcendance de l'idée d'être (i) :
une fois établie la connexion entre l'être et les notions de
personne, d'intelligence, de volonté, nous pouvons en toute
sécurité, les appliquer à Dieu : nous évitons l'anthro
pomorphisme, parce que, en passant par l'être, nous quittons
l'univocité pour l'analogie. Il en va de même de la théorie
trinitaire. La méthode n'est psychologique que par ses
origines (au reste, si l'aristotélisme ne se meut pas dans les
nuages, c'est parce que ses spéculations reposent toujours sur
une base empirique). Ici, nous ne faisons qu'appliquer la
règle universelle, nous ne transposons pas en Dieu notre
psychisme; nous avons soin d'épurer nos notions, de les faire
passer par l'être transcendant, en sorte que ce que nous
posons en Dieu, ce n'est pas plus le verbe humain que le
verbe angélique, c'est la notion analogique de verbe comme
tel.
De même que nous ne disons pas : « voici en moi l'intel
ligence, donc elle existe en Dieu », mais constatant que c'est
une perfection « pure » accompagnant l'être dès qu'il monte
à un certain degré d'immatérialité, nous affirmons : « Dieu
est au sommet de tout, par conséquent il pense à sa manière »;
— de même ici, nous ne raisonnons pas de cette manière
simpliste : « mon intelligence produit un concept, donc l'intel
ligence divine en engendre un », mais sachant par la foi qu'il
est en Dieu des processions immanentes et que l'une d'elles
aboutit à un verbejè proportionne ces processions et ce verbe
à l'être qui est au sommet des intelligences.
Le procédé n'est pas psychologique — décalque de Dieu
sur les opérations de l'âme humaine — mais métaphysique,—
voire ontologique (2). On évite l'anthropomorphisme parce
qu'on brise l'univocité, parce qu'on ne compare pas directe
ment Dieu à la créature : on proportionne à l'être par essence
des notions analogiques. S'il en est ainsi, la prétention n'est
pas chimérique de vouloir que l'analogie trinitaire exprime
formellement la réalité divine. — Qu'il n'y ait point là une
(1) Et c'est pourquoi les modernes, n'admettant pas la valeur de l'idée d'être,
accusent d'anthropomorphisme, la théodicée traditionnelle.
(2) On voit combien est superficielle l'opposition établie par DE RÉGNON (v. g.
II, p. 277) entre la théorie « psychologique » augustino-thomiste, et les théories
«métaphysiques» des Grecs et... du Victoria (sic!)
302 LA TRINITÉ

contradiction, beaucoup le concédèrent, mais ils nierontque de


fait, les choses se passent ainsi, ou tout au moins, ils maintien
dront qu'on ne peut le prouver. La dernière question — et la
plus difficile — qu'il nous reste à traiter, se formule donc de
la manière suivante : est-il possible, de montrer que de fait
l'analogie thomiste nous renseigne, au moins quant aux
points principaux, sur la réalité même du mystère de la
Trinité ?
Il est important, lorsqu'on apprécie une doctrine, de
savoir quelle portée son auteur a entendu lui donner. Or, pour
saint Thomas il est certain que les processions divines se
font par voie d'intelligence et de volonté (1). C'est en vain
qu'on chercherait dans ses écrits l'expression d'un doute
à cet égard. Evidemment, en d'innombrables passages
il reconnaît, tout le premier, que l'explication qu'il a
héritée d'Augustin, est radicalement déficiente, mais il se
refuse nettement à la ranger parmi les jeux dialectiques :
aussi imparfaite que l'on voudra, mais non pas fantaisiste (2).
Lorsque cent fois, mille fois, il affirme que l'âme est l'image
analogique de la Trinité, il entend parler d'une similitude
ontologique (3) non pas d'une simple comparaison. C'est
pourquoi il préfère aux multiples triplicités que l'ingéniosité

(1) Tel est également l'avis très ferme de saint Augustin. Cf. M. SCHMAUS, Dit
psychologische Trinitâtslehre des M. Augustinus, Munster, 1927, p. 413.
(2) On nous oppose, il est vrai, le fameux texte (/» P., q. 32, a. 1, ad 2) dans lequel
saint Thomas aurait remis sa théorie à sa vraie place : pure « raison de convenance
philosophique » (de Régnon). Erreur totale d'interprétation. Comme nous l'avons
montré au chapitre précédent, il s'agit, dans ce passage, non d'explications analogiques,
mais de démonstrations de l'existence du mystère. C'est S.Anselme, c'est R. de saint Victor
qui sont visés. Saint Thomas soutient que leurs « preuves » ne sont que raisons de
convenance :« Trinitate posita congruunt huiusmodi rationes »; et l'analogie psycholo
gique n,aur«it pas plus de valeur, si elle prétendait démontrer qu'il existe en Dieu une
procession intellectuelle et une procession volitive. Mais, simple «convenance» dans ce
cas, elle peut au contraire atteindre des certitudes, lorsqu'elle veut expliquer la nature
des processions, une fois leur existence connue par la foi. Il n'y a là aucun tour de
passe-passe. N'avons-nous pas maintenu constamment qu'une analogie de propor
tionnalité propre ne peut jamais, comme telle, prouver une existence (quod sit), son
seul rôle étant d'explorer une nature (quomodo sit)?
Nous ne faisons qu'appliquer cette doctrine à la Théologie de la Trinité. La
foi fournit la majeure; l'analogie, la mineure; la conclusion ne sera pas pure probabilité
mais certitude théologique.
(3) Précisément S. Thomas fait consister la différence entre l'image et le « vestige »,
en ceci que le « vestige » représente la seule causalité de l'agent et non sa forme, tandis
que 1' « image » représente la cause « quantum ad similitudinem formae ejus ». /» P.,
q. 45, a. 7. De même,7a P., q. 93, a. 6 : « In creatura rationali in qua invenitur processio
verbi secundum intellectum et processio amoris secundum voluntatem potest dici
imago Trinitatis increatae per quamdam representationem speciei. In «liis autem
creaturis non invenitur principium verbi... Sed apparet in eis quoddam vestigium... •
VALEUR DE L'ANALOGIE THOMISTE 303

des Docteurs a découvertes, l'Image tirée de l'émanation en


nous du verbe et de l'amour : elle représente les divines
processions telles qu'elles sont en vérité (i). Encore un coup,
image floue, presque méconnaissable, mais tout de même
pas image irréelle; au contraire, Image objective du divin
exemplaire. La nuance vaut la peine d'être notée.
Etant elle-même analogique, l'analogie est donc essentiel
lement variée : l'analogie entre le verbe humain et le verbe
angélique est beaucoup plus évidente que l'analogie entre
l'intelligence créée et l'intelligence divine, celle-ci à son tour
l'est incomparablement plus que l'analogie entre le verbe
humain et le Verbe divin (2). Gardons-nous donc de placer
sur le même plan ces trois analogies, et qu'on n'aille pas
croire que nous ramenons le mystère à notre niveau par le fait
que nous soutenons que l'analogie tirée de notre verbe créé
n'est pas seulement Yexemple le moins impropre de la pre
mière procession, mais encore exprime réellement la nature
de la génération du Verbe de Dieu.
Autant que quiconque, nous avons conscience de l'ina
déquation foncière, de l'essentielle obscurité de cette analo
gie; s'ensuit-il qu'elle n'exprime rien du mystère dans sa
réalité? (3) Ce serait sacrifier à la philosophie des « idées
claires »! Aussi bien, tout ce que nous réclamons, c'est ce
minimum de vérité, d'objectivité, qui suffise à distinguer
notre analogie d'une simple métaphore. Car il faudrait tout
de même qu'on se rende compte qu'il n'y a point de milieu
entre admettre ce minimum de réalité et tomber dans le
métaphorisme. Certes, une métaphore peut avoir une grande
(1) Pour s'en convaincre, on n'a qu'à parcourir la ioe Question disputée du De
veritate. Ainsi a. 3 : « Imago Trinitatis in anima potest assignari dupliciter, uno modo
secundum perfectam imitationem Trinitatis; alio modo secundum imperfectam >.
A. 7 : « Rationem imaginis similitude perficit; non tamen quaelibet similitude ad
rationem imaginis sufficiens invenitur, sed expressissima similitude per quam aliquid
repraesentatur secundum rationem suae speciei »; et, après avoir écarté des similitudes
imparfaites : « sed in cognitione qua mens nostra cognoscit seipsam est repraesentatio
Trinitatis secundum analogiam, inquantum hoc modo mens cognoscens seipsam
verbum sui gignit et ex utraque procedit amor. Sic Pater, seipsum dicens Verbum
suum genuit ab aeterno et ex utraque procedit Spirirus Sanctus. »
(2) Puisque cette dernière se meut parmi les modes particuliers de l'être et repose
sur la foi, tandis que la précédente est fondée sur les perfections transcendcntales et
est établie rigoureusement par la raison.
(3) Nous ne prétendons aucunement que la théorie • psychologique » atteigne la
divinité telle qu'elle est en soi, en ce sens que nos idées seraient adéquates et nous
livreraient le mode divin. Ce serait absurde. Mais nous maintenons que l'explication
thomiste atteint le mystère formellement; quoique de manière analogique, relative-
négative. Donc, connaissance propre, mais nullement univoque. Cf. la note suivante.
304 LA TRINITÉ
valeur psychologique, mais autre chose est psychologie,
autre chose métaphysique. Or, si le dogme restant sauf,
toute la partie proprement théologique de la Trinité était
réduite — comme semblent le vouloir le P. de Régnon et
d'autres avec lui — à devenir un tissu d'images et de com
paraisons plus ou moins ingénieuses, nous estimons qu'une
telle théologie ne vaudrait pas une heure de peine. On
aurait plus de profit à lire les poètes mystiques.
Répétons-le, un tel métaphorisme ne saurait, en aucun
cas, se réclamer de l'autorité de notre Maître à tous, saint Tho
mas d'Aquin (i). Celui-ci n'est pas infaillible sans doute :
pourtant, appuyée de celle de saint Augustin, son opinion a
un poids si grand que beaucoup d'auteurs donnent comme
« théologiquement certaine » l'explication augustino-tho-
miste, et infligent à Durand la note de « témérité » (2).
Afin d'aborder le problème en toute son ampleur, il
nous semble opportun de traiter la question, d'abord telle
qu'elle se présente en absolu (ante revelationem), puis
telle qu'elle se présente en fait (post revelationem).
i° La question en absolu. — Lorsqu'il se demande si, en
Dieu, il peut y avoir plus de deux processions, S. Thomas ré
pond catégoriquement que non, car dans une nature intellec
tuelle .seules sontpossibles les émanations immanentes de l'intel
ligence et de la volonté (3). L'affirmation est si tranchante
qu'elle paraît pouvoir se traduire par cette conditionnelleravant
toute révélation on peut tenir que, s'il y a procession réelle
en Dieu, ce sera par voie d'intelligence et de vouloir (4). Car
(1) Cf. entre autres, ce texte si caractéristique : « Verbum Incarnatum comparatur
verbo vocis propter quamdam similitudinem tantum et ideo Verbum Incarnatum
non potest dici verbum vocis nisi metaphorice; sed verbum aeternum comparatur
verbo cordis secundum veram rationem verbi interioris, et ideo verbum dicitur
utrobique proprie. » De Ver., q. 4, a. i, ad 12.
(2) Cf. SUAREZ, De Trin., 1. i, c. 5.
(3) /a P., q. 27, a. s : « Processiones in divinis accipi non passant nisi secundum
actiones quae in agente manent. Hujusmodi autem actiones in natura intellectuali et
divina non sunt nui duae scilicet intelligere et velle... Relinquitur igitur quod nulla
processio posât esse in Deo nisi verbi et amoris ». De Pot., q. 9, a. 9 : « Hae autem
(actiones immanentes) in natura intellectuali sunt solum duo etc. » et ad 7 : « Nulla alla
origo in divinis esse potest nisi immaterialis, et quae sit conveniens intellectuali
naturae, qualis est origo verbi et amoris; unde si processio verbi et amoris non
sufficit ad distinctionem personalem insinuandam, nulla poterit esse personalis
distinctio in divinis ». Cp. th., c. 56 : « Processio in Deo non potest accipi rnsi aut
secundum operationem intellectus... aut secundum operationem voluntatis ».
(4) Cf. BILLOT, De Deo Uno et Trinos, p. 349 : « In puro spiritu actio immanens
non est nisi intellectus et voluntatis ...quare supposita semel processionc ad intra
dtibitim esse non paierai quin daretur processio una secundum modum intelligibilis
emanationis. »
VALEUR DE L ANALOGIE THOMISTE 305

toujours il faut revenir aux mêmes principes : à moins de


prétendre introduire en théologie l'équivoque pure, on doit
concéder que la divinité, pour suréminente qu'elle soit, n'est
cependant pas en dehors de l'être. Dès lors, il n'y a plus que
trois termes possibles : l'être, la vérité et la bonté — ce qui
en Dieu donne : la nature, l'intelligence, la volonté — et donc
deux seuls modes de procession admissibles : 1° par
voie de nature (Durand); 2° par voie d'intelligence et de
volonté (1).
Deux objections se présentent immédiatement à l'esprit.
Tout d'abord, puisqu'il y a une foule d'attributs divins,
pourquoi donc confisquer les émanations au profit de la
seule intelligence et de la seule volonté ? — Parce que, de
même que les différents modes de réalité se ramènent aux
transcendantaux, de .même les attributs se groupent autour
de ces qualités premières, sans compter que les autres attri
buts ne sont pas principe d'une opération distincte de
l'intellection et de la volition (2).
La deuxième objection est plus spécieuse: — Deux modes
de procession possibles ? Qu'en savez-vous ? pourquoi pas
dix, ou cent, ou mille ? Si la divinité comme telle n'est pas en
dehors de l'être, elle est pourtant au-dessus, ce qui signifie
qu'il y a une infinité de réalités en Dieu qui nous sont
inconnues, inconnaissables même. Qui vous dit, par consé
quent, qu'il n'y a point un mode de procession dont la
possibilité ne nous apparaîtra que dans la vision béatifique ?
Pourquoi poser des limites à l'Infinie fécondité ? A ces inter
rogations on peut répondre par une autre interrogation :
est-ce que le principe de contradiction est applicable à ces
réalités ? Si vous le niez, alors Dieu n'est pas seulement
au-dessus, mais au dehors de l'être; il n'est rien par consé
quent, et c'est la chute dans l'agnosticisme. Si vous l'affirmez,
alors ces modes et ces réalités inconnaissables pour nous
sont tout de même de l'être, de la vérité, de la bonté; ou,
si vous préférez du sur-être, du sur-vrai, du sur-bon, mais

(1) Pour saint Thomas, nous l'avons vu, la « processio per modum naturae » se
ramène à la « processio per modum intellectus «; c'est pourquoi il n'admet que deux
émanations possibles.
(2) « Alia attributa non habent operationem intrinsecam secundum quam possit
attendi processio divinae personae sicut intellectus et voluntas. » De Pot., q. 9, a. 9,
ad 19; Cf. / Sent., d. 10, a. 5, ad 4.

Analogie. 20
306 LA TRINITÉ

pas formellement autre chose (i); nous retombons dans les


deux modes possibles de procession. Et l'appel à la vision
béatifique ne change rien à la chose, car, connaissable par
voie d'abstraction et d'analogie, ou par intuition compré-
hensive, ce mode (x) n'en sera pas moins catalogué sous
l'être, la vérité et la bonté, comme à ces trois idées primitives
(nature de Dieu, son intelligence, sa bonté) se rattacheront
toutes les révélations célestes auxquelles nous aspirons. Le
nier, ce serait prétendre équivalemment que Dieu est en
dehors de l'être, que le principe de contradiction ne régit
point la divinité comme telle ; mais alors, « quid de Deo
superest ratiocinandum ? » (Billot).
L'argument n'est pas dénué de valeur, il n'est cependant
pas apodictique. En effet, si Dieu n'est pas en dehors de
l'être pris en toute son extension, il est en dehors de l'être
objet propre de notre intelligence. D'où il suit que nos
idées expriment de Dieu ce qu'il a de proportionnellement
commun avec nous, non ce qu'il a d'intime, de réservé, ce
qui est caché « a saeculis et generationibus ». La vie divine
pourrait donc s'épandre selon des modalités qui seraient
de l'être encore, mais proprement divin et non plus pro
portionnel au créé (2). Dans cette hypothèse, les processions
ne se placeraient pas en dehors de l'être total — puisqu'au
delà c'est le néant — mais elles s'inséreraient, pour ainsi
parler, entre les transcendantaux et l'être.
De même que justice et miséricorde se ramènent aux
propriétés plus générales d'intelligence et de volonté, de
même celles-ci pourraient se ramener à des attributs (x)
et (y) encore plus généraux. Pareillement, comme vérité
et bonté en Dieu sont justice et miséricorde, et quelque
chose de plus, ainsi (x) et (y) seraient intelligence et bonté,
tout en étant des réalités plus éminentes. Notre idée d'être
n'étant pas exhaustive, on ne peut conclure, du fait que
nous ne concevons pas des attributs divins au delà de

(1) ZIGLIARA, Prop., 1. 2, c. 2, p. 151 : « Istae (veritates supernaturales) habent et


ipsae rationem intelligibilitatis sicut veritates ordinis naturalis, imo magis, quia cum
principaliter sint veritates divinae habent niants rationem entis, et ideo magis rationem
veritatis et intelligibilitatis quam creaturae... hinc supra diximus quod negatio
possibilitatis inspirationis divinae involvit negationem divinarum veritatum super-
naturalium, hoc est negationem ipsius Dei ».
(2) Ainsi disions-nous aux démonstrateurs de la Trinité que tout ce qui, en Dieu,
est t mode > nous échappe totalement.
VALEUR DE L'ANALOGIE THOMISTE 307

l'intelligence et de la volonté par essence, que rien de plus


fondamental, de plus profond n'existe en Dieu, et partant,
qu'une procession, mystérieuse et inconcevable pour nous,
ne puisse se dérouler dans les abîmes de l'essence divine.
Peut-être n'est-il pas tout à fait absurde d'avancer que,
même en ce cas, l'analogie thomiste ne serait pas complè
tement dénuée de valeur : elle atteindrait la réalité par rico
chet, si l'on ose dire. En effet, lorsqu'on analyse deux per
fections dont l'une enveloppe l'autre, ce que l'on aura déter
miné de la moins générale vaudra, toutes proportions gardées,
de la plus générale. Ainsi, les propriétés de la vérité ou de
l'unité ou même de la substance se retrouvent proportion
nellement dans l'être. Ainsi encore, ce que l'on aura étudié
de la miséricorde de Dieu, de sa justice ou de sa providence,
se retrouvera, proportionnellement, dans les attributs d'intel
ligence et de volonté. Par conséquent, à supposer qu'il y eût
en Dieu des modes de procession autres que les deux que
nous connaissons, comme toutefois ils ne sont pas en dehors
de l'être, mais simplement au-dessus des modalités que
nous atteignons, et enveloppant celles-ci sans les contredire,
il s'ensuivrait qu'en expliquant la première émanation
comme étant de nature intellectuelle, nous ne nous livrerions
pas à des considérations fantaisistes, puisque il y aurait,
dans ce mode hypothétique plus général, quelque chose
qui correspondrait à ce que nous aurions déterminé au sujet
du mode moins général. Sans doute, la connaissance ne
serait pas directe ni explicite, ni exhaustive — de même
celui qui étudie les manifestations de la providence divine
n'en saura pas autant que celui qui d'un coup se hausse
jusqu'aux attributs suprêmes — mais elle conserverait
son caractère objectif et réel.
Quoiqu'il en soit de cette discussion il reste que, si
l'on ne peut prouver que les processions divines doivent
se faire par voie d'intelligence et de volonté, encore moins
peut-on prouver qu'elles ne puissent se faire ainsi, et qu'au
contraire il faille nécessairement invoquer les modes incon
naissables (x) et (y). Ce serait le cas, s 'il y avait contradiction
patente à poser en Dieu une émanation d'ordre intellectuel
et une d'ordre volitif. Or, cela n'est pas. La difficulté consiste
à admettre des échanges vitaux au sein de l'absolue unité;
cette difficulté une fois vaincue, aucun problème ne se pose
308 LA TRINITÉ
qui soit spécial au thomisme. Même en absolu, celui-ci garde
une certaine valeur objective : il se peut qu'il atteigne la
réalité, il n'est donc pas obligatoirement un mythe poétique,
comme le veulent certains. Le mystère est insondable
disent ceux-ci. Eh sans doute! qui pense un instant à le nier ?
Mais s'ensuit-il que nous devions être agnostiques ? —
Que les adversaires de l'analogie se rendent compte de la
difficulté de leur position !
Dieu aurait-il parlé aux hommes pour leur dire qu'en
Lui il y avait des processions (x) et (y), complètement
dissemblables des nôtres, au point que nous ne puissions
en former aucune idée, si imparfaite fût-elle ? Dans ce cas,
lorsque nous parlons du Fils de Dieu, du Verbe du Père,
nous nous livrons à un vain psittacisme, puisqu'il n'y a
aucun rapport entre ces termes, lorsqu'ils sont dits de Dieu,
et les mêmes, lorsqu'ils sont appliqués aux créatures. L'évan
gile, en prétendant nous manifester quelques reflets des
profondeurs de la divinité, aurait joué sur les mots, pour
nous donner le change à l'aide d'une homonymie, effet
du pur hasard. Même Tyrrell l'avoue : « La Révélation ne se
réduit pas à des mots, elle a un sens » (1). Pour nous catho-
ques, ce sens est objectif et pensable. D'autre part, si la
Révélation nous apporte des vérités nouvelles, en revanche
elle ne nous donne pas des concepts nouveaux. Il nous faut
bien, dès lors, transposer au sein de la divinité nos notions de
génération, de relation, de personne, et nous sommes
tenus d'admettre que ce ne sont pas là images, pures manières
de parler, mais que ces termes expriment, analogiquement,
la réalité même (2).
Or l'on ne saisit pas pourquoi la méthode d'analogie, qui
s'avère féconde, indispensable même, lorsqu'il s'agit des
formules dogmatiques, serait tout à coup frappée de stérilité,
(t) Théologisme, p. 519. Sur l'impossibilité de l'équivocité pure en ces matières
cf. IV C. G., c. 29.
(2) J. A S. TH. Cursus th., d. XII, a. 6, n. 2 (Vives, t. 4, p. 121) : « Oportet accom-
modare Filio illam definitionem generationis quae communiter tradi solet de viven-
tibus; nain si ea generatio semotis imperfectionibus limitationis et creaturae non
attribuitur Deo, non restat nobis quomodo concipiamus in Deo verum et proprium
Filium, quod fides docet, si illa filiatio et illa generatio non habet in substantia illas
conditiones quas habent filiatio et generatio quam ex creaturis accipimus sed solum
nomine et aequivoce dicitur generatio; sicut si in Deo non esset vera et propria ratio et
quidditas sapientiae quam apud nos videmus... non possemus simpliciter pronuntiare
Deum sapientem sed aliquid aliud quod non est sapientia et nomin«l ur
sapientia, Deo attribueremus ».
VALEUR DE L'ANALOGIE THOMISTE 309

deviendrait nulle et non avenue, lorsqu'elle est appliquée


aux spéculations connexes avec la foi. Evidemment, dans
un cas, nous avons la garantie de la révélation, dans l'autre
nous ne l'avons point; mais qu'on prenne garde qu'ici
nous ne réclamons plus d'absolue certitude; nous réclamons
une possibilité : la possibilité, pour la théorie thomiste
d'atteindre vraiment quelque chose du mystère. Nous ne
confondons tout de même pas foi et théologie.
2° La question de fait. — Abandonnons maintenant
l'étude de la question « en absolu », — aussi bien est-ce un
pur cas « métaphysique » — pour nous placer dans l'hypo
thèse, seule réelle, d'un essai d'explication « post revela-
tionem » (1). Les résultats sont plus consolants pour le
thomisme : celui-ci nous donne le commentaire le plus
exact de l'Evangile de saint Jean. Nous sommes heureux
de pouvoir transcrire ici ces paroles d'un exégète, que nul
ne peut soupçonner de théologisme, le R. P. Lagrange :
« Son Evangile (de Jean) était celui du Fils de Dieu, de celui
qui était Fils avant d'être homme. Comment concevoir ce
Fils et cette génération ? L'épître aux Hébreux nous fournit
une image : il atteint une idée. Si, dans cette poursuite de
l'inaccessible, il a tenu compte des dispositions des esprits,

(1) Faute d'avoir fait cette distinction, le P. de Régnon découvre dans le thomisme
des difficultés imaginaires. Ainsi d'après lui, la « théorie psychologique » n'arrive pas
à rendre compte de la distinction des personnes, puisqu'elle veut faire jaillir des
réalités distinctes, au moyen d'opérations qui ne se distinguent pas de la nature. —
Le R. P. semble s'imaginer que saint Thomas veut passer du Traité de Dieu à celui de
la Trinité, à l'aide de l'analogie. Dans ce cas la difficulté serait insurmontable. Mais en
réalité l'analogie ne prétend pas et ne peut prétendre (sous peine de se détruire)
effectuer ce passage : c'est le rôle de la foi; l'analogie se borne à éclairer la prémisse
révélée. Tout ceci est fort bien marqué par saint Thomas dès les premières lignes de son
Traité de la Trinité, — dans la Somme : « divina Scriptura in rebus divinis, nomini-
nibus ad processionem pertinentibus utitur »; voilà la transition effectuée — par la
révélation — entre la nature et les personnes : c'est le mystère; l'analogie ne vient
qu,après, pour nous faire comprendre : • ea quae de Deo dicuntur non sunt
intelligenda » etc. C'est pourquoi S. Thomas qui reconnaît explicitement que « diversi-
tas rationis attributorum non sufficit ad distinctionem realem processionum » (/ Sent.,
d. 28, q. 2, a. 3; cf. De Pot., q. 9, a. 4, ad 15; q. 10, a. 2;IV C. G., c. 24) maintient
néanmoins que « si processio verbi et amoris non sufficit ad distinctionem personalem
insinuandam, nulla poterit esse personalis distinctio in divinis. » (De Pot., q. 9, a. 9,
ad 7; cf. ib., ad 3, sed c., et /a P., q. 27, a. 3, ad 3). Ces textes ne s'opposent pas :
le premier marque la stérilité de l'analogie comme preuve de l' « an sit »; le second sa
valeur souveraine comme théorie du « quomodo sit ». Notons enfin que le P. de Régnon
après avoir exalté la prétendue supériorité de la théologie grecque sur le doctrine
augustino-thomiste est obligé de convenir que, pour les Grecs, les processions étant
inscrutables, il devenait inutile de scruter leur nature (op. cit., III, p. 413). N'est-ce pas
avouer qu'ils refusaient simplement de poser le problème qu'Augustin tente de
résoudre ?
310 LA TRINITÉ

ce fut moins sans doute pour leur donner une satisfaction


positive par l'emploi d'un mot courant, que pour exclure
toute idée grossière ou simplement matérielle de cette
génération. On sait que c'est l'objection que se font encore
des milliers d'hommes : les musulmans ne peuvent accorder
que Dieu ait un Fils. Jean a dit ce que la réflexion des siècles
chrétiens a reconnu comme ce que l'on pouvait dire de plus
approchant de la vérité. Le fils d'un être spirituel, d'une pure
intelligence, c'est sa pensée, que l'Ecriture nommait sa parole :
une parole qui est distincte de lui et qui cependant est en lui».
(Evangile selon S. Jean, Paris, 1925, p. CLXXXI). Ce qui est
caractéristique en effet, ce n'est pas simplement ce nom
de Verbe, isolé, c'est le fait que le Fils est nommé Verbe.
N'est-ce pas là une indication sur le mode formel de la
filiation ?(1)SaintThomas n'hésite pas une minute à le penser,
(/a P., q. 34, a. 2), et l'Eglise sur ce point l'a solennellement
approuvé. Pie VI, dans sa constitution « Auctorem fidei »,
sur le Synode de Pistoie, écrit : « Duo speciatim notanda
censemus quse de augustissimo sanctissimae Trinitatis
mysterio (§2 decreti de fide) si non pravo animo, impru-
dentius certe synodo exciderunt...primum... alterum quod
de ipsismet tribus divinispersonistradit,eassecundum earum
proprietates personales et incommunicabiles exactius loquendo
exprimi seu appellari Patrem, Verbum et Spiritum Sanctum
quasi minus propria et exacta foret appellatio Filii... ac non
potius retinendum esset quod, edoctus ab Augustino, Ange-
licus Preeceptor vicissim ipse docuit, in nomine Verbi eamdem
proprietatem importari, quas in nomine Filii, dicente
nimirum Augustino : eo dicitur Verbum, quo Filius » (DEN-
ZINGER, n. 1595, 1597). Cette équivalence des deux appe-
lations ne peut s'expliquer que parce que la génération
coïncide avec l'émanation intellectuelle : « Ex eo namque
quod persona procedens secundum emanationem intellectus

(1) II ne sert de rien d'interpréter Logos comme « parole », car la parole de Dieu
est une métaphore qui n'a de sens que dans l'ordre intellectuel. Ainsi dans l'A. T.
cette parole était conçue « comme une pensée sortie de Dieu en forme de comman
dement. » (LAGRANGE, p. 3.)— LeP. DE RÉGNON (III, p. 432) soutient que le Fils est dit
parole, parce qu'il manifeste le Père — mais ici i le Logos est avec Dieu, est Dieu,
sans aucune allusion aux rapports de Dieu avec ses créatures. Il reste donc que c'est
une parole immanente * (LAGRANGE, l. <•.). Qu'est une parole immanente, sinon une
réalité d'ordre intellectuel ? La parole est-elle autre chose que l'expression d'une
Idée ? (/a P., q. 34, a. 1, ad 1). Cf. l'excellente discussion de VAN DER MEERSCH, De Deo
Uno et Trino, Brugis, 1917, n. 700.
LES RELATIONS SUBSISTANTES 31 1

est Filius, sequitur quod Verbi nomen conveniat Filio. Ex


eo vero quod talis processio est ipsa generatio quam constat
terminari ad Filium, sequitur quod idem sit esse Filium et
esse Verbum » (CAJET., In /am, q. 34, a. 2.) On comprend
donc que beaucoup d'auteurs même contemporains, donnent
comme théologiquement certaine la doctrine augustino-
thomiste de la génération intellectuelle du Fils (1). Sans
aller peut-être jusque-là, nous croyons cependant pouvoir
rejeter l'opinion du P. de Régnon, d'après lequel « ce serait
une erreur » de croire que la théorie de saint Thomas «exprime
les processions divines, imparfaitement sans doute, mais
dans leur réalité formelle » (op. cit., II, p. 121). Pour nous,
au contraire, la soi-disant théorie « psychologique » n'est
point simple comparaison, mais une vraie analogie méta
physique — analogie de proportionnalité propre d'ordre
dynamique, avec une distance simplement infinie entre les
deux rapports — atteignant vraiment et formellement,
quoique imparfaitement, la réalité du mystère de la Trinité,
au moins en certains points.
*
* *

II. — LES RELATIONS SUBSISTANTES.

L'analogie aidant, nous avons réussi à poser en Dieu une


procession génératrice qui se fait par voie d'intellection,
et ainsi, nous avons pu maintenir, sans contradiction, la
propriété des termes «Père» «Fils»,« Verbe », rencontrés dans
l'Ecriture; grâce à quoi il est apparu que nulle homonymie
n'existait entre notre verbe et le Verbe de Dieu, et que cette
notion de filiation, à première vue tellement hétérogène à la
Pensée subsistante, plongeait en réalité ses racines au plus
profond de la vie de l'esprit, trame invisible reliant entre eux
les infimes pensers humains, les intuitions angéliques, et
le Rayon issu de l'intelligence du Père.
Est-ce à dire que le mystère nous soit devenu clair?
En aucune manière, car à mesure que nous lui arrachons
ses secrets, il semble se réfugier derrière des retranchements

(1) Cf. TANQUEREY, Synopsis, I14, p. 378; VAN DER MEERSCH, p. 523.
312 LA TRINITÉ

plus inaccessibles encore. En effet, une difficulté se présente


à nous maintenant, qui a traversé les siècles, parce qu'il
est impossible de la résoudre pleinement; — heureux
sommes-nous encore, si nous parvenons à ne point trop
frôler la contradiction! C'est l'objection des unitariens de
tout temps et de toute couleur — hérésiarques, juifs, arabes,
sociniens... — .Comment donc la Simplicité absolue peut-
elle s'infléchir sur elle-même, se penser, engendrer, sans
se rompre ? Sera-ce que Trinité signifie, en dernière analyse,
un acte virtuellement multiple — « unus in actu et trinus
in potentia >• disait Averroès — (1) ou serait-ce que nous
confessons de bouche la Solitude divine, mais dans notre
cœur nous adorons trois dieux — comme l'affirmaient
les rabbins ?(2) Renonçant à tout faux-fuyant, il faut affronter
la raison ennemie, et tâcher d'expliquer comment une
distinction réelle est possible, qui n'introduise pas la multi
plicité dans l'être de Dieu. Or, chose remarquable, l'analogie
qui tantôt paraissait éclairer toutes choses, ne semble plus
devoir nous être d'aucun secours. Bien au contraire, livrée
à elle-même, elle pousserait à l'extrême la force assimilative
que nous avons découverte comme propre à toute intellection,
elle étendrait l'identité non seulement jusqu'à l'unité de
nature, mais jusqu'à la suppression même de toute opposition
réelle, en sorte qu'un pur aristotélicien aurait certainement
conclu ici au « verbe essentiel », c'est-à-dire à une simple
distinction de raison entre le principe et le terme de l'éma
nation spirituelle. Rien ne nous aurait fait prévoir que, dans
l'Unité absolue, des termes subsisteraient, identiques quant
à la nature, et pourtant non confondus entre eux; c'est
ici le mystère, et l'analogie se retire humblement pour céder
la place à l'adoration. Aussi bien est-elle dans son rôle qui
consiste non point à démontrer le an sit ou le quid sit, mais
à expliquer le quomodo sit. Aussi, une fois rappelée par la
foi, elle reprend sa tâche d'interprète, car il faut bien tout
de même rassurer la raison et lui montrer qu'elle ne se nie
point elle-même, en donnant au mystère son assentiment
plein. Sans prétendre "démontrer la Trinité, nous devons
cependant écarter les contradictions, et ici l'analogie nous est

(1) Destr. destr., disp. 5.


(2) Cf. MAÏMONIDE, Guide, I, ch. 50, p. 181.
LES RELATIONS SUBSISTANTES 313

de nouveau secourable; elle n'a qu'à prolonger ses spécu


lations antérieures — sans faire appel à aucun procédé
artificiel — pour nous donner satisfaction. — En effet, en
analysant la notion de verbe, nous avons découvert parmi ses
traits distinctifs, la relation : rapport à l'objet exprimé,
rapport à l'esprit qui élabore l'idée (7 Sent., d. 27, q. 2, a. 2;
/ C. G., c. 53; Quod. 7, a. 4; De Pot., q. 8, a. i; 7a P., q. 28,
a. i, ad 4, etc.).
La relation étant une opposition, et par conséquent un
principe de distinction (7 Sent., d. 26, q. 2, a. 2), ne serait-
elle point le concept sauveur — insinué du reste par les
noms de « Père » et de « Fils » — qui, transposé analogi
quement en Dieu, nous donnera la clé du problème ? Espoir
téméraire peut-être, car cette transposition semble un tour
de force irréalisable.
Tout d'abord, il y a violation d'une règle générale de
notre discipline : n'avons-nous point répété à satiété que
Dieu est au-dessus des catégories; comment, dès lors, le
jeter dans le moule de la relation ? Si telle perfection créée —
la science ou la bonté par exemple — est en puissance
d'infini, c'est que précisément elle peut, sans s'évanouir,
sortir de sa catégorie d'accident. On peut concevoir une
science qui ne soit point qualité accidentelle, peut-on con
cevoir une paternité, une filiation non-relatives ? Et d'autre
part, si l'être infini est science (tout comme la science élevée
à l'infini devient substantielle) au contraire, nous aurons
beau étirer une substance à l'infini, jamais elle ne deviendra
relation, de même qu'une relation ne sera jamais substance :
ce sont deux ordres opposés, l'un existant en soi et pour soi,
l'autre toujours ouvert vers le dehors. Une relation-subs
tantielle, cela fait l'impression d'un non-sens, d'un de ces
couples — non pas d'idées mais de mots — qui vont rejoin
dre le cercle carré et ses congénères au pays de l'absurde.
Qui pis est, Dieu étant l'Absolu, aurons-nous l'Absolu-
relatif, ce monstre adoré par quelques philosophes modernes ?
(cf. 7a P., q. 28, a. 2, obj. i et 3).
Nous côtoyons ici la contradiction. Pour n'y point
tomber tout à fait, reprenons l'analyse du verbe mental, et à
partir de là, scrutons davantage la nature de la relation;
peut-être trouverons-nous alors quelque réponse à nos
difficultés.
314 LA TRINITÉ
Le concept, venons-nous de dire, est doublement relatif :
d'abord à l'intelligence qui l'a exprimé en elle, ensuite à
l'objet dont il est le vicaire. Dans le premier cas, la relation
est réelle et mutuelle, soit qu'elle parte de la faculté pour
rejoindre le terme de l'action, soit qu'elle parcoure le chemin
inverse. Le deuxième cas se présente autrement : l'idée en
tant que représentation d'une chose, dépend essentiel
lement de celle-ci; le rapport existe, il est réel; mais je puis
tout aussi bien concevoir l'ordre contraire, purement ratio-
nel celui-là : la relation entre la réalité et le concept, et cela
est si vrai que les idéalistes ont pu suspendre le monde
à l'esprit. En somme, partout où il y a un rapport réel d'un
terme à un autre, je puis renverser l'ordre et j'obtiens alors
une relation idéale, (purement rationnelle, qui le nie ?)
mais relation quand même. Ainsi, la chaîne des phénomènes
s'accroche au premier moteur (relation réelle), mais comme
celui-ci agit sur ces phénomènes, je le puis considérer comme
étant en relation avec eux (relation de raison). Une consé
quence immédiate se dégage, qui est d'une importance
souveraine, c'est que la relation comme telle, fait abstrac
tion de l'existentiel (Quod. 1, a. 2; cf. De Pot., q. 8, a. 1, ad 3;
Comp. th., c. 212; Quod. 9, a. 4; I* P., q. 13, a. 7; q. 28, a. 1;
/ Sent., d. 8, q. 4, a. 1, ad 3, etc.). Qu'elle soit exigée par la
nature des choses, ou qu'elle soit une construction de mon
esprit, n'importe, la relation garde, inviolée, son essence
propre; indifférente, elle plane au-dessus de l'être réel et
de l'être de raison. Pourquoi ? ne serait-ce point parce que
l'idée de pur rapport indique uniquement le lien qui réunit
un terme à son corrélatif, abstraction faite de ces termes,
en tant qu'ils subsistent indépendamment du rapport qui
les relie ? La relation, c'est comme une attraction, quelque
chose de subtil qui court d'un terme à un autre, les effleurant
à peine et comme épinglé à leur essence (1). On n'oublie
point, certes, que la relation soit un accident. Dès là qu'elle
est réelle, elle n'est pas « en l'air » mais solidement ancrée
dans un sujet (2), et ce fut l'erreur de Gilbert de la Porrée
d'avoir reposé un accident sur le vide; il reste néanmoins,
que jamais il n'aurait songé à raisonner de même sur la

(0 /a P., q. 28, a. 2; De Pot., q. 7, a. 8 et a. 9, ad 7; q. 8, a. 2, etc.


(2) /.. c. et (/./, 12, a. 1; / Sent., d. 26, q. 2, a. 2.
LES RELATIONS SUBSISTANTES 315

quantité ou la qualité, et que la théorie n'est fausse que


parce qu'elle est incomplète, ne considérant que l'essence
de la relation sans tenir compte de ses conditions de réali
sation (1). Du caractère « extatique » de la quatrième caté
gorie, on conclut aisément que la relation est une réalité
analogique et même doublement analogique (2) ; en soi
d'abord, puisqu'elle est, ou bien une entité réelle, ou bien
une entité purement logique; ensuite, par rapport aux
autres accidents qui eux, ne peuvent appartenir aux êtres
de raison, et qui, de plus, impliquent tous, nécessairement,
un rapport étroit à la substance qu'ils modifient, à laquelle
ils adhèrent — ils ne peuvent être définis que par là (3), en
sorte que l' « inhérence » leur est deux fois propre : en tant
qu'accident et en tant que tels accidents. Aussi ne peut-on
point les faire entrer dans le schème général :

être avec potentialité être sans potentialité '


Car, non seulement il faudrait leur enlever leur caractère
d'accident, mais encore les désessencier, chacun d'eux
comportant nécessairement la radication ou tout au moins
l'exigence de radication dans un sujet, ce qui est potentialité
—r^— = —: (PP-, q. 3, a. 6) et donc incompatible avec
accident puissance . /
l'être-sans-potentialité de notre schème.
Tout autre est le cas de la relation. Seule parmi les
catégories, elle ne se définit pas par sa manière de posséder
l'être; seule parmi les accidents, elle ne connote point la
substance dans laquelle elle est subjectée; comme telle,
elle ne regarde que les corrélatifs; donc, par ce côté, elle peut
entrer en notre schème sans contradiction manifeste, au
rebours des autres accidents, et seule avec la substance, elle
se retrouvera en Dieu (4). Substance et Relation, voici les
deux foyers autour desquels tournera désormais notre pensée.
De nos analyses précédentes, une autre conclusion se
déduit, c'est que, de soi, l'opposition relative n'entraîne pour

(1) I Sent., d. 26, q. 2, a. 1;d. 33, q. 1, a. 1;/a P., q. 28,a. 2; De Pot., q. 7, a. 8;


q. 8, a. 1-2; Cp. th.,c. 67,
(2) Cf. BANEZ, In Iam, q. 28, a, 1 ; BILLOT, p. 370.
(3) De Pot., q. 8, a. 4, ad 5. Cf. ib., a. 2 et q. 7, a. 8; Qd. 9, a. 4.
(4) / Sent., d. 8, q. 4, a. 3; d. 20, q. 1, a. 1; d. 26, q. 2, a. 1; Qd. 9, a. 4; De Pot.,
q. 8, a. 2; la P., q. 28, a. 1-2; cf. De Pot., q. 7, a. 8 et a. 9, ad 7.
316 LA TRINITÉ

les termes en présence, aucune privation ou négation, bref,


aucune imperfection. La relation, ici, prend sa revanche
d'être la dernière des catégories par rapport à l'être, —
puisqu'elle frôle le néant (habet esse debilissimum. De Pot.,
q. 8, a. 1, ad 4; /// Sent., d. 2, q. 2, a. 2, q. 3) —; justement
sa faiblesse fait sagloire;ne posant rien d'absolu, elle n'affirme
pas dans un terme une perfection qui fasse défaut à l'autre;
si elle a quelque réalité, c'est uniquement dans et par la
substance à laquelle elle adhère (/ Sent., d. 26, q. 2, a. 2);
par conséquent, étant si ténue, elle ne pourra répugner
à la divine simplicité (1), elle n'apportera pas à l'une des
Trois Personnes une perfection qui fera défaut aux autres
(/ Sent., d. 20, q. 1, a. 1; De Pot., q. 7, a. 8, ad 4; q. 8, a. 1,
ad 13 et a. 2).
Comment donc concevoir les relations incréées ? Non
point de la même manière que les nôtres : l'univocité conduit
en droite ligne à l'Arianisme ou au Sabellianisme (/ Sent.,
d. 33, q. 1, a. 1, sed. c. et a. 5; De Pot., q. 8, a. 1); mais il
faudra comme de coutume jeter notre notion commune dans
le creuset de la « via remotionis », et une fois épurée, une fois
devenue analogique, l'élever à l'infini. Nous écarterons
d'abord tout ordre purement mental : nos relations seront
réelles; parmi celles-ci, nous laisserons de côté ce qui est
« transcendental » pour retenir les seules « relations prédi-
camentales » et de celles-ci enfin, nous éliminerons tout
caractère accidentel. Ces manipulations terminées, nous
obtiendrons des relations réelles, prédicamentales, subsis
tantes (P P., q. 28, a. 1, c. et ad 1 et a. 2). Une fois débarras
sés des imperfections, essayons de voir ce qu'il y a de
proportionnellement commun à la relation créée et à la
relation divine.
Un rapport réel comprend deux termes distincts qu'il
relie, et une source ou fondement qui le justifie; la paternité,
par exemple, suppose deux personnes unies par la généra
tion; rapport non-substantiel, il est vrai, qui exige un être
existant d'abord à l'état isolé, duquel émane ensuite une
créature semblable, la relation mutuelle résultant de cette
action et affectant des substances déjà constituées. Mais
tout cela, c'est de l'imperfection tenant à un mode particulier

(1) / Sent., d. 8, q. 4, a. 3, ad 4; d. 26, q. 2, a. 2, ad 2.


LES RELATIONS SUBSISTANTES 317

de réalisation de cette notion de « paternité ». En soi,


« paternité » dit simplement un père, un fils, la génération;
pourvu que cela subsiste, le rapport subsiste, et ceci nous
suffit; réalisée à l'infini, la relation deviendra subsistante,
c'est-à-dire qu'elle ne se distinguera pas réellement, ni de
son fondement, ni des personnes en rapport; aucune antério
rité, aucune postériorité, mais simultanéité (Cont. Err.
Graec., c. 2).
Essayons de concevoir un Père qui ne soit que Père,
qui engendre parce que Père, et nous aurons une faible
idée de la suréminence des Relations divines, qui enclosent
en soi la perfection de la substance, celle de la relation et
celle de l'action. La première Personne pose par elle-même
son corrélatif, c'est-à-dire qu'elle l'engendre; il n'y a pas
en elle, une relation plus quelque chose d'autre, elle n'est que
relation (/ Sent., d. 21, q. 1, a. 1; d. 26, q.1, a. 2, ad 4, etc.).
Et puisque l'analogie nous fait considérer ici la seule essence
de la relation, je veux dire son caractère extatique, il suit que
tout ce qui, en Dieu, n'est pas strictement relatif, doit être
commun : il y a donc unicité d'être (1); unicité de perfection
aussi, puisque la perfection suit l'être (/ Sent., d. 25, q. 1,
a. 4; d. 33, q. 1 , a. 1 ; Qd. 12, a. 1 ; De Pot., q. 2, a. 6; q. 8, a. 2,
ad n; q. 9, a. 4, ad 5 et a. 5, ad 19, etc.). Sans doute, la
paternité nie la filiation, et la filiation est infiniment parfaite,
mais d'une perfection indistincte de la plénitude foncière
de l'être divin, car l'opposition relative, de par son concept
même, fait abstraction de l'existence, seule source de per
fection. Et l'objection tirée des relations créées, ne prouve
rien parce que celles-ci ne sont pas « pures » : chacune
adhère à sa substance, chacune a son être propre : par
conséquent, l'une nie toujours une réalité, si ténue soit-elle,
qui se retrouve dans l'autre (2); mais, en Dieu, nous consi
dérons la relation en tant que telle, la relation « pure »;
alors elle n'est pas une chose, elle ne surajoute pas une
réalité absolue, elle n'est qu'un lien, un appel, une exigence;
elle ne vise point l'essence, mais son corrélatif, elle n'est pas
« aliquid » mais « ad aliquid ».
Pour mieux entendre la chose — et aussi pour mieux
(1) Pas traces, dans saint Thomas, d'existences « relatives *; il n'y a qu'une
existence en Dieu.
(2) MATTIUSSI, op. cit., p. 77.
318 LA TRINITÉ

pénétrer la nature de notre méthode — reprenons, afin de


les comparer, nos transpositions analogiques des concepts
de « science » et de « relation ». Dans le créé, l'une et l'autre
notion est accidentelle, il faudra donc les dépouiller égale
ment de cette imperfection. En cefe, la parité est parfaite.
Mais une triple différence apparaît dans la suite. En premier
lieu, le concept de science doit sortir de la catégorie de
qualité, sacrifier sa note générique pour ne retenir que ce
qu'elle a de spécifique, et être attribuée à Dieu selon le
mode de substance. La relation, au contraire, conserve
sa notion générique et instaure ainsi en Dieu un nouveau
mode de prédication (1).
En second lieu, la relation, si elle ne se distingue pas
réellement de l'essence divine, cependant elle s'en éloigne
davantage, quant au concept, que les autres attributs. Ne
dirons-nous pas qu'une substance infinie est science, tandis
qu'elle n'apparaît point comme relative(2) ? Aussi la Relation
s'identifie à la nature de Dieu, non point parce que Relation,
mais parce que Relation divine.
Enfin, quoique la science diffère des autres attributs,
cependant, elle ne s'oppose pas à eux, puisque tous peuvent
coexister dans le même sujet, elle n'est donc point principe
de distinction comme le sont les Relations (/ Sent., d. 2,
q. 1, a. 5, ad 4).
Ce dernier point est particulièrement intéressant, car il
précise bien le rôle de l'analogie en ces abstruses matières.
Que la Relation en Dieu ne soit pas « la même chose » que la
relation en nous, c'est ce qui est par trop clair. L'univocité
est manifestement impossible. Mais l'analogisme, est-ce
autre chose qu'un symbolisme larvé ? Maïmonide, on s'en
souvient, lorsqu'il se trouvait en face d'une difficulté, en
théodicée, faisait appel à la Transcendance et tout était dit.
Ne serait-ce pas notre cas ici ? On voit trop bien que relation
divine et relation créée sont « simpliciter diversae », mais
on voit moins — ou l'on ne voit pas du tout! — ce qui,
entre elles, subsiste de proportionnellement commun. — La
meilleure réponse à cette objection, c'est de pousser le

(1) / Sent., d. S, q. 4, ». 3; d. 22, exp. lin.; d. 33, q. 1, a. 1, ad 5 et a. 3, ad 4;


De Pot., q. 8, a. 2, c. et ad 3-4; Qd. 1, a. 2, etc.
(2) / Sent., d. 33, a. 1, ad 5.
LES RELATIONS SUBSISTANTES 319

parallèle que l'on vient de lire, entre science divine et Relation


divine. La grande preuve que l'analogie n'est pas un
procédé incontrôlable, un appel à l'indéterminé, c'est que
précisément les notions transposées, selon notre méthode,
dans l'Infini, ne s'y perdent pas dans le brouillard puisqu'elles
ne s'y comportent pas de même. Ce qui reste de « propor
tionnellement commun » entre Relation divine et relation
créée, c'est cette forme d'opposition très particulière, qui
montre bien que la Relation se réalise formellement en Dieu.
Elle y garde son caractère propre, comme les Attributs gardent
le leur : « licet sapientia secundum suam rationem differat
ab aliis attributis, non tamen opponitur ad aliquod aliud
attributum, cum sapientiam, bonitatem et alia attributa
secum compatiatur in eodem subjecto, et ideo non habet
rationem distinguendi supposita divinae naturae sicut habent
relationes oppositae, sed sicut sapientia divina realiter facit
effectum sapientiae propter veritatem rationis ipsius quae
manet, ita relatio facit veram distinctionem propter rationem
relationis veram quae salvatur » (/ Sent., d. 2, q. 1, a. 5,
ad4). Il y a analogie, non seulement entre le créé et le divin,
mais encore — nostro modo concipiendi — entre Attributs
divins et Relations divines (1).
Nous voici, encore une fois, ramenés à une constatation
fondamentale : la méthode d'analogie est, elle-même, de nature
analogique; il ne suffit aucunement d'appliquer mécani
quement les règles des « noms divins », mais il les faut
interpréter proportionnellement à chaque cas. Pour n'y
avoir peut-être point songé, Suarez, après avoir mis son
esprit à la torture, a dû, pour se tirer d'un mauvais pas,
faire quelques concessions aux symbolistes et nier le carac
tère absolu et universel du principe d'identité comparée.
Selon le mot de Dom Janssens, « ad vim huius axiomatis
vitandam, de ipsa veritate eiusdem dubitare non dubitavite»
(De Deo Tr., p. 239). Le texte du célèbre jésuite est bien

(1) Relationes - realiter quidem sunt ipsa divina essentia, sed secundum rationem
non; et quia salvantur in divinis secundum rationem generis, ideo retinent specialem
modum, qui debetur ipsi generi et non speciei; alia vero ut bonitas;.et sapientia,
quamvis secundum rationem ab essentia differant, quia tamen ratio generis quam
consequitur modus praedicandi in divinis non salvatur, ideo secundum modum prae-
dicandi a substantia non differunt, sed substantialiter praedicantur »I Sent., d. 22,exp.
text. Il y a bien similitude au sein d'une dissemblance; sans doute cette diversité
n'est pas radicale, mais aussi bien sommes-nous au sein de la simplicité essentielle
320 LA TRINITÉ

connu (1), connu aussi les jugements portés par deux


illustres confrères du « Doctor Eximius » (2). C'est pourquoi,
nous dégageant de toute controverse, nous préférons exploi
ter une remarque du Père Billot, assignant comme cause
à la chute de Suarez, la perfide univocité (3). De fait, toutes
les catégories, sauf une, sont des absolus; toutes, elles
connotent un mode d'être enfermé en soi ou en un sujet,
aucune n'est ouverte vers le dehors. Si l'on oublie que la
quatrième catégorie est seulement analogue aux autres,
c'est-à-dire, si l'on considère pratiquement la relation comme
un absolu (4), alors il devient tout à fait impossible d'éviter
la contradiction. Au contraire, si l'on maintient l'analogie
entre les relations et les catégories absolues, alors, la réponse
de S. Thomas devient recevable, d'après laquelle le principe
d'identité comparée vaut pour des réalités qui sont identiques
de tous points, mais non pour celles qui, quoique identiques
réellement, diffèrent cependant quant au concept. (P P.,
q. 28, a. 3, ad 2; de Pot., q. 8, a. 2, ad 6; / Sent., d. 33, q. 1,
a. 1, ad 2-5). S'il s'agissait de choses absolues, saint Thomas
aurait perdu sa peine (5); mais dans la relation, on doit,
nous l'avons vu, se garder de confondre l'aspect par lequel elle
adhère à un sujet, avec celui par lequel elle s'oppose à son
corrélatif. Ce dernier n'entraîne rien d'absolu : ni subsis
tance, ni inhérence, ni existence réelle, ni perfection, il

(1) « Respondeo, principium illud : Quaecumque etc., si in tota abstractione et


analogia entis sumatur... esse falsum, neque directe demonstrari aut probari posse,
sed ad summum inductione posse a nobis ostendi a creaturis, etc. » De Trin., 1. rv c. 3,
n. 7. — MOLINA, In lam, q. 28, a. 3. et surtout VASQUEZ, disp. 123, c. 1, se livrent
également à des discussions fort discutables.
(2) BILLOT (De Deo Uno et 7V., p. 409) : « ...quid amplius de Deo superest ratio-
un. nul mu ? » MATT1uss1 (De Deo Uno et 7V., pp. 88-89) ubi inter alia : « Quod vero
infmitum esse principium non f«llut, tam magni momenti est, quam ut possimus de
Deo ratiocinari, fidemque defendere adversus hostes; qui, si rationales animas habent,
syllogismo, in eo principio identitatis innixo nobiscum necessario utuntur ». Cf.
DEL PRADO, De veritate..., p. 541, ss. — Le P. DESCOQS a présenté la défense de Suarez
(Arch. Phil., II, c. 2, p. 153; IV, c. 4, p. 96 et 180, n.; V, c. 1, pp. 141 ss.) avec son
habituelle véhémence. II reconnaît d'ailleurs que les textes de son Maître sont « mal
heureux , et que celui-ci «s'est trompé dans une application des principes de raison».
(3) Op. cit., p. 379.
(4) La grande tentation, en pareille matière, c'est de changer le « ad aliquid » en
« aliquid ». Tel semble bien être le cas de ces théologiens qui admettent que les
relations ajoutent à l'essence une perfection relative. Cf. De Pot., q. 2, a. 5.
(5) C'est pourquoi aussi, il a pu ailleurs, s'agissant de réalités absolues, raisonner
ainsi : « Quae uni et eidem sunt eadem, sibi invicem sunt eade1n : divina autem
potentia est eius substantia, ejus etiam actio est eius substantia, ergo in Deo non est
aliud potentia et aliud actio » // C. G., c. 9. — Mais ici, il s'agit de relations opposées
(/» P., q. 28, a. 3, ad 2), ce que semble avoir oublié Maître Eckart (DENZINGER.H. 524).
LES RELATIONS SUBSISTANTES 321

n'est que distinction et opposition. Plusieurs relations pour


raient s'identifier sous le premier aspect, tout en se
distinguant sous le second; on aura des rapports opposés
entre soi et; cependant communiant à la même subsis
tance, puisque, encore un coup, à parler formellement, ils
ne se distinguent pas par ce côté par lequel ils s'identifient
(De Pot., q. 2, a. 5). Si la réponse est valable, néanmoins
elle est loin de dissiper toute difficulté. En dernière analyse,
notre perpléxité provient de ce que nous n'arrivons pas à
concevoir une « relation subsistante »; cela nous semble un
relatif-absolu, un accouplement de notions incompatibles.
Catégories par trop disparates, jamais notre raison n'arri
vera à les synthétiser, et pourtant elle voudrait bien ne pas
être aveugle tout à fait. Ici encore, l'analogie nous tend une
main secourable, en dissipant l'anthropomorphisme, et en
faisant entrevoir la possibilité d'une solution. S. Thomas
nous avertit qu'il ne faut point, en ces matières, tabler sur
des similitudes créées, car rien de cela n'est semblable à
la divine Simplicité (I Sent., d. 33, q. 1, a. 1, ad 2). Soit
dit en passant, Scot et Durand ne semblent pas avoir échappé
à l'anthropomorphisme, lorsqu'ils ont voulu imposer à
Dieu les conditions de notre pensée, en introduisant, soit
une distinction formelle « a parte rei » entre les relations
et l'essence divine, soit un mode réel surajouté à cette
même essence, ce qui est la désarticuler formellement (1).
A vrai dire, la seule chose que nous puissions avancer
raisonnablement, c'est qu'ici nous nous trouvons en face
du cas extrême de la suréminence analogique : « nulla substantia
quae est in genere (voici l'univocité) potest esse relatio,
quia est definita ad unum genus et per consequens excluditur
ab alio genere. Sed essentia divina non est in genere subs-
tantiae, sed est supra omne genus, comprehendens in se omnium
generum perfectiones. Unde nihil prohibet id quod est rela-
tionis in ea inveniri » (De Pot., q. 8. a. 2, ad 1; cf./a P, q. 20,
a. 2, ad 3). Nous retrouvons ainsi la notion d'équivalence par
excès que déjà nous avons essayé de mettre en valeur. La
théodicée nous conduit à une simplicité souveraine qui
équivaut à la foule des perfections émiettées dans les
créatures. La contemplation du Dieu Trine ne nous fait

(1) CAJET., In /»m, q. 39, a. 1.

Analogie. 81
322 LA TRINITÉ

pas dévier de notre route, mais nous mène plus avant :


elle ajoute au concept d'Etre suressentiel, celui de Relation
subsistante; elle nous montre que la divine suréminence
est tellement dominatrice qu'elle dépasse en quelque sorte
l'opposition de l'absolu et du relatif, et équivaut vraiment
à l'une et à l'autre division de l'être fini (De Pot., q. 8,
a. 2, ad 2). Comme les Attributs s'identifient avec le Sum
mum Esse, ainsi les Relations. Le cas est cependant extrême,
car les attributs sont tous des absolus, tandis qu'ici apparaît
un élément relatif, qu'il est plus difficile de réduire à
l'unité.
Néanmoins, nous avons déjà vu qu'une relation
subsistante ne répugne pas aussi évidemment qu'une
quantité substantielle. Par le fait que les huit autres accidents
s'ordonnent essentiellement à la substance, ils s'opposent
nécessairement à elle, tandis qu'il n'en va pas de même de
la relation. Puisqu'elle inhère par un aspect, et réfère par
l'autre, est-il absurde de la concevoir comme absolue par ce
côté par lequel elle ne réfère point ? (P P., q. 28, a. 1, ad 1;
/ Sent., d. 8, q. 4, a. 3 et ad 4). En Dieu nous ne posons la
relation que dans sa fonction de liaison, elle n'existe que par
rapport à ce qui lui fait face, c'est donc qu'elle s'identifie à la
substance.
D'un autre côté, si nous considérons l'Absolu, nous
verrons qu'il exclut obstinément tout ce qui serait dépendance
et c'est ce que très souvent nous entendrons par relatif.Or, en
posant les relations subsistantes, non seulement nous ne
faisons pas dépendre l'absolu de ce qui n'est pas lui, mais
même à l'intérieur de la divinité, il n'y a point de choses
subordonnées, ni de parties incomplètes qui se cherchent
— donc pas de relations « transcendentales » — le Fils
ne dépend pas du Père; il y a simplement un ordre mutuel (1).
On le voit, la difficulté est atténuée, nous soupçonnons
qu'il doit y avoir un point où les deux prédicaments, qui se
réalisent analogiquement en Dieu, se rencontrent et se
soudent, un point d'où l'on voit sourdre de l'essence indivise,
les Quatre Relations qui constituent la vie divine ; nous
(1) De Pot., q. 2, a. 4, ad 10 : « Substantia prima dicitur absoluta quasi ab alio non
dépendons, relativum autem in divinis non excludit absolutum quod est ab alio non
dependens, sed excludit absolutum quod ad aliud non refertur ». Cf. De Pot., q. 8,
a. 1, ad 10.
QUID TRES? 323
soupçonnons enfin, que Dieu doit être aussi nécessairement
Trine qu'il est Un. Pourquoi ? Nous ne saunons le dire, mais
n'est-ce point beaucoup que l'analogie, en nous montrant la
Suréminence ineffable et féconde, nous ait montré le
pourquoi de notre nuit ?
* * *

III. — QUID TRES ?

Personnalité psychologique — métaphysique — divine. —


L'analogie, appliquant proportionnellement au mystère de la
Trinité ce qui constitue l'essence de la vie de l'esprit,
concluait qu'en Dieu, il y a émanation intellectuelle et
volitive, aboutissant à deux termes, Verbe et Amour, subsis
tants à la fois et relatifs; consubstantiels en toute perfection,
mais,en tant qu'ils se distinguent entre eux, relatifs purement,
car la substance unit et la relation divise. Et la question se
pose : que sont donc ces trois réalités semblables et diverses;
sous quelle notion — à notre point de vue, plus général —
pourrons-nous ranger cette triade mystérieuse? Quid tres (1)?
L'Ecriture, sur ce point, nous abandonne totalement (2),
mais notre langue s'obstine à bégayer l'ineffable et, cherchant
parmi nos pauvres mots humains ce qui pourrait exprimer
l'inexprimable — « ut fari aliquo modo possemus, quod effari
nullo modo possumus » (3) — elle a répondu à la question : Trois
quoi ? — Par : Trois « Personnes » ! Non point que le choix soit
arbitraire, simplement dicté, comme le veut Augustin (4), par
le souci de répondre quelque chose et de fermer la bouche
aux hérétiques, mais parce qu'on a crû découvrir quelque
lointaine similitude qui pouvait servir de point de départ au
procédé analogique : le Père, le Fils et l'Esprit paraissaient
présenter quelques-uns des caractères qui répondaient,
toutes proportions gardées, à notre concept de personnalité
(cf. /a P., q. 29, a. 3, ad 1). Cela étant, la méthode d'analogie
nous commande deux démarches; d'abord, la recherche de la

(1) AUGUST., De Trin., \. V, c. 9; l. VII, c. 4; 1. VIII, c. 1.


(2) AUGUST., op. cit., 1. VII, c. 4; Cf. S. TH., /• P., q. 29, a. 3, obj. 1.
(3) AUGUST., /. e.
(4) /*•
324 LA TRINITE
véritable notion de personnalité, ensuite l'établissement de la
proportion :
personne créée Personne divine
être en devenir être sans devenir
La première tâche est en un sens la plus ardue. « Je sais
bien, écrit Tyrrell (1), qu'au sujet du concept de la person
nalité humaine naturelle, thomistes, scotistes, suaréziens,
sont à couteaux tirés et qu'il est impossible d'assigner à ce
concept quelque contenu fixe sur lequel ils s'accordent »,
Eh! non seulement les théologiens, mais les philosophes,
mais les psychologues... Aussi, pour nous retrouver dans ce
labyrinthe, conviendra-t-il de procéder par approches
successives.
Personnalité métaphysique, physique, psychologique,
morale, juridique, ecclésiastique, politique... que sais-je
encore ? acceptions variées d'un même terme, supposant une
source à cette vie si diverse; et l'idée de « supériorité » nous
semble constituer le substratum commun (2). Prééminence,
soit dans l'être, soit dans la vie consciente, dans le caractère,
ou devant la société. Un timide, p. e. ne figurera point parmi
« personnalités mondaines », parce qu'à ce point de vue, il ne
tranche pas, il n'existe pas, incapable qu'il est de jouer un
rôle en vue dans un salon ou dans la vie publique d'un pays.
L'individu falot, dont la volonté flasque se laisse balloter au
gré des caprices, est dit n'avoir point de personnalité morale,
parce qu'il n'a pas de caractère qui le sépare du commun. Le
psychasthénique a une personnalité psychologique diminuée,
sa synthèse mentale étant en train de se dissoudre; et ainsi
du reste.
Etre un tout complet, une individualité fortement
déterminée, indépendante dans son être et son agir — ce qui
entraîne conscience claire et liberté — voilà ce qui requiert
cette « supériorité » qu'un premier coup d'œil nous fait
remarquer en toute personnalité. Un examen plus attentif
découvre que la personnalité mondaine, politique, ou
juridique, est une dénomination extrinsèque, création arti
ficielle plaquée sur notre moi réel. La personnalité morale,

(l) Théologisme p. 517.


(-) « Persona est nomen dignitatis •. I Sent., d. 10, q. t , a. 5; d. 26, q. 1, a. 1;
///» P., q. 2, a. 2, ad 2; De Un. Verbi Incarn., a. 2, etc.
QUID TRES? 325
elle, est profonde, mais tardive, mais privilégiée; conquête
réservée à une élite, apanage des rares volontés fortes. Seuls,
des facteurs psychologiques et ontologiques constituent
vraiment la personnalité de fond, si l'on peut ainsi dire,
primitive et universelle. Les choses étant telles, afin que
notre analogie ne soit pas une abstraction flottant parmi les
nuages, il nous faut, avant toute transposition théologique,
nous rendre compte du sens plénier que revêt ce mot
« personne » en psychologie et en métaphysique. Or, dès
que l'on songe à aborder cette étude, un bruit de disputes
vous assourdit. D'abord, la multiplicité des définitions
contradictoires. Pour Boèce, la personne, c'est « individua
substantia rationalis naturae »; pour Leibniz, c'est une
monade qui acquiert une plus grande clarté dans ses per
ceptions; pour Bergson, c'est l'élan de notre vie passée et
présente qui sans cesse veut se dépasser dans la durée
pure — et ainsi des autres maîtres. Que dire des disciples ?
Taillant, ajoutant, modifiant à l'envi, proclamant, tous à
la fois et le plus haut possible, l'excellence de leur création :
camelots dans une foire philosophique. Et si, ayant réussi
à arrêter votre choix, vous passez à l'assemblée des psycho
logues pour leur présenter votre définition, alors votre
perplexité ne fera qu'augmenter, car vous serez accablé
sous les lazzis. L'un de ces savants, Th. Ribot, écrit :
« ...la psychologie métaphysique se contente de supposer
un moi parfaitement un, simple et identique. Malheureu
sement ce n'est là qu'une fausse clarté et un semblant de
solution ». (1) La preuve en est, que l'on vous fait assister à
la genèse du moi, que l'on vous fait voir, très nettes, des
maladies de la personnalité : diminutions, altérations,
disruptions, dissolutions, dépersonnalisations; tout cela
expérimentalement constaté. La « personnalité », substance
supportant des états de conscience distincts d'elle, est une
chimère à ranger parmi les « idola » de Bacon. Les méta
physiciens — ainsi le card. Mercier — ripostent que la
personnalité ne peut consister dans la conscience psycho-

(1) Les maladies de la personnalité, p. 1. — Ribot avait certains repentirs. Ainsi,


ici même, p. 169, note, il reconnaissait que sa théorie ne pouvait atteindre que les
conditions immédiates de la personnalité consciente sans préjuger des vues métaphysi
ques sur les conditions dernières. Mais alors pourquoi ces épithètes, pourquoi ne pas
distinguer deux ordres, au lieu de ce souci perpétuel de remplacer l'un par l'autre?
326 LA TRINITÉ

logique, parce que l'acte conscient suppose une faculté


et celle-ci une substance; les actes en effet, proviennent
d'un principe d'action et la personne est précisément le
sujet qui agit. Quel parti prendra le théologien au milieu
de ce tintamarre ? Il sait bien, le malheureux, que s'il
s'obstine à chercher la lumière parmi ces chaotiques ténèbres,
le moderniste est là, qui le guette et l'arrêtera tout de suite
en criant à l'anthropomorphisme, avec Le Roy, ou au
théologisme, avec Tyrrell. Il sait aussi, que certains théo
logiens, tel Gùnther s'étant embarqués sur la nef des
psychologues, ont fait un piteux naufrage (1).
Faudra-t-il avec certains (v. g. Janssens, Billot, Garri-
gou-Lagrange, etc) se contenter d'écraser les modernes
sous les anathèmes ? Salva reverentia, ces illustres auteurs,
que nous admirons autant que quiconque, semblent ici
être victimes de la déformation professionnelle, ou, si l'on
préfère, ils oublient momentanément l'analogie. Voulant
tout ramener à la théologie, ils méconnaissent totalement
la possibilité d'une diversité de recherches et de méthodes
s'appliquant à la même matière. Ainsi, lorsque le P. Billot
écrit : « Vides quot venena in ea philosophia quae notionem
personae esse vult, non iam ontologicam seu metaphysicam
sed psychologicam. » (De Verb.Inc.*, p. 97, n.), il signale avec
infiniment de raison le danger mortel qu'il y a pour la théo
logie à se muer en psychologie; est-ce à dire pour autant,
que la seule définition possible de la personnalité soit une
définition métaphysique, et qu'il ne puisse pas y en avoir
une, purement empirique, que le théologien doit dépasser
certes, mais qui est parfaitement légitime en psychologie ?(2)
Le prétendre serait faire preuve de l' « univocisme » le
plus épais, aussi épais que celui des modernistes qui vou
laient imposer à la théologie des procédés empiriques.
Non. En vérité nous avons infiniment mieux à faire. Comme
tout à l'heure, pour l'émanation intellectuelle, adressons-
nous à l'expérience tout d'abord. Le cas, ici, est de nouveau
privilégié, puisque nous ne nous heurtons pas à la matière
inerte, que nous n'atteignons jamais qu'en surface, mais nous

(1) DENZINGER, n 1665; GARRIGOU-LAGRANGE, Le sera commun, etc., pp. 122 ss.
(2) Et il n'y aurait aucun danger de confusion, si l'on ne disait pas « personnalité >
tout court, mais « personnalité psychologique » ou « personnalité métaphysique >.
QUID TRES? 327
avons l'introspection, la connaissance par le dedans; elle
nous livrera le moi empirique, la personnalité psycholo
gique. L'analyse métaphysique, entrant alors en jeu, éla
borera, à partir des données d'expérience, le concept de
personnalité ontologique que nous pourrons enfin transposer
analogiquement en Dieu.
Or, à ce simple exposé de méthode à suivre, ne voit-on
pas s'évanouir le conflit qui opposait, il y a un instant,
psychologues et philosophes ? La querelle est ridicule, parce
que sans objet, la même réalité n'étant pas en cause. On
s'est laissé égarer par une similitude de nom, mais en vérité,
ici et là, non seulement les méthodes diffèrent, mais le but
même de la recherche. La psychologie a pour seule ambi
tion de construire une de ces théories grâce auxquelles,
« possunt salvari apparentia sensibilia » (/a P., q. 32, a. i,
ad 2); le philosophe se place d'emblée sur le terrain de
l'être, des racines dernières des choses. Ce sont là deux
ordres d'études, deux doctrines, dont il ne faut pas dire
que l'une est bonne et l'autre mauvaise, mais qui doivent
coexister et le peuvent fort bien, pourvu que l'une ne se
livre point à des incursions sur le terrain de sa voisine;
ainsi, la physique ne supprime aucunement la cosmologie.
De même, en cette question de la personnalité, psychologues
et métaphysiciens ont, les uns et les autres, raison, parce que
les uns et les autres ne sont pas à la recherche de la même
réalité. L'étude psychologique cherchant à rendre compte
des « apparentia sensibilia » atteindra une personnalité
soumise à l'expérience et à toutes les vicissitudes des choses
empiriques : elle naîtra, se développera, s'altérera et se
désagrégera. La personnalité métaphysique en revanche,
étant une entité métempirique, transcendante, quoique très
réelle, est du ressort de la raison et échappe aux variations
contingentes. C'est à fort bon droit que l'on fait la psycho
logie de notre moi, mais cela n'empêche en aucune façon
le philosophe d'aller plus loin et de chercher le réel profond
par delà les phénomènes. Les deux recherches ne s'entre-
détruisent pas, mais se superposent. Complémentaires,
pourquoi les opposer ? Il faut, au contraire, les fondre en une
synthèse toujours plus adaptée aux exigences du réel comme
à celles de la pensée. Il est plaisant de voir les psychologues
railler la théologie, comme s'ils y comprenaient quelque
328 LA TRINITÉ
chose; mais il est non moins plaisant de voir les théologiens
réfuter les psychologues qui osent parler de « brisure » du
moi, — alors qu'une substance spirituelle est indivisible —
comme s'il s'agissait de substance et non pas d'états empi
riques! En réalité, la personnalité psychologique relève
de l'activité du « sensus communis » des anciens; elle n'est
pas d'ordre ontologique. Visiblement, les adversaires ne
parlent pas la même langue.
Comment donc procéder, pour éviter ces lamentables
confusions ? — De même que saint Thomas, pour ne pas
poursuivre des fictions, part très souvent d'un fait d'expé
rience — « certum est et sensu constat », — pour s'élever
ensuite jusqu'aux spéculations les plus éthérées, de même,
en cette matière, prenons notre point d'appui sur quelques
constatations empiriques, pour nous hausser par l'abstraction
jusqu'à la sphère de la métaphysique (i).
Qu'est-ce donc que la personnalité psychologique ?
Sans refaire ici des analyses mille fois tentées, — et avec
quelle finesse! — surtout depuis Maine de Biran, bornons-
nous à quelques constatations fondamentales. La genèse
de notre moi psychique, peut, en gros, se ramener à trois
stades : indifférenciation primitive, intériorisation progres
sive du moi organique ou physique, et enfin, du moi
psychologique.
« Les psychologues qui ont étudié l'enfance savent bien
que notre représentation commence par être impersonnelle.
C'est peu à peu, à force d'inductions, qu'elle adopte notre
corps pour centre et devient notre représentation » (2).
Perdu dans le torrent des sensations et des images, le petit
être qui se distingue à peine des choses, qui veut manger son
pied et attraper la lune, peu à peu se replie sur soi. Au
milieu de cette indifférenciation sensible, voici que se des
sinent des « centres de perception », autour desquels les
expériences de plus en plus nombreuses viennent s'orga-
(1) Au reste, saint Thomas lui-même nous y invite : la personnalité est la forme la
plus haute de l'individualité, or, le saint Docteur n'insiste-t-il point sur la « materia
signata quantitatc », sur les « hae carnes, haecossa » ? (De Pot., q. 9, a. i, ad 6; I* P.,
q. 29, a. 2, ad 3) comme base de l'individualité ?
(2) BERGSON, Matière et Mémoire, ch. I, p. 36. Ce premier ch. abonde en vues
d'une subtilité aiguisée sur nos origines psychologiques. Dommage que la métaphy
sique n'en soit point aussi pertinente ! — Les observations des psychologues sur la
« psyché » enfantine, ont été bien résumées par J. DE LA VAISSIÈRE, Psychologie
pédagogique, Paris, 1916, (irc partie).
QUID TRES? 329
niser, et petit à petit l'enfant émerge du chaos. Progressi
vement, dans ce brouillard kaléidoscopique, les sens décou
pent le moi; mais le moi, c'est tout d'abord le corps, que le
toucher et la vue isolent du reste du monde où il paraît
occuper une place privilégiée, — puisqu'au moindre
changement de ce centre, tout le reste est bouleversé, il
suffit de fermer les yeux, pour que s'abolisse l'univers —
tandis que le corps représente quelque chose d'un et de
permanent : unité organique, sens vital. Et puis, ces sen
sations agréables ou pénibles qui naissent au contact des
choses : ceci fait mal toujours, cela parfois, en revanche
telles autres expériences sont toujours délectables. La notion
du non-moi se forme; l'enfant s'apparaît comme un individu,
je veux dire, comme une réalité indivise en soi et distincte
de tout le reste; il est un centre d'attribution et un être
indépendant.
Mais voici que l'on commence à percevoir, non plus
seulement des rapports entre le corps et ce qui n'est pas lui,
c'est au dedans même du corps que certains phénomènes
se déroulent. Non seulement la conscience organique
apparaît comme un élément distinct, mais encore tous les
faits de connaissance qui se passent en nous à propos des
objets extérieurs, révèlent un monde existant à l'intime
du sujet. Peu à peu, s'ébauche la personnalité psychique;
les sensations perçues de façon répétée portent toutes une
marque commune, ce signe en vertu duquel je les connais
comme miennes. Dans ma vision, dans ma douleur, dans mon
vouloir, dans ma pensée, toujours, à côté du caractère spéci
fique, apparaît l'aspect générique par lequel les phénomènes
se relient les uns aux autres, se rapportent au même centre, —
mot, — et me donnent ce sentiment de continuité de ma
vie psychique, de son indépendance aussi : elle est mienne
et je suis maître de moi. Or, les notes différentielles s'éli
minent, les semblables, se réunissant en faisceau, se con
fondent; et ainsi les expériences cristallisées dans leur aspect
subjectif, omniprésent, forment le noyau de notre person
nalité empirique. Qu'à la suite de quelque trouble organique
cette synthèse d'éléments subjectifs ne se fasse plus, et voici
que les faits psychiques ne sont pas rapportés au moi, le
sujet a l'impression que ce corps n'est plus à lui, que ce
n'est pas lui qui agit ou qui sent; la conscience de son
330 LA TRINITÉ

identité s'estompe, il y a « maladie » de la personnalité,


déliquescence. — Perception de l'unité organique et psychi
que de l'individu, sentiment d'indépendance et de supério
rité, tel nous apparaît le contenu essentiel de la personnalité
empirique. Le passage du moi phénoménal à la personnalité
métaphysique s'effectuera grâce à une élaboration philo
sophique des données acquises jusqu'à maintenant (i).
Qu'est-ce à dire ? — En pensant en fonction de l'être ce que
nous venons de constater dans l'ordre phénoménal, on aura
alors l'unité, la permanence, l'indépendance dans l'être et
dans l'agir. Mais pourquoi aller jusqu'à ces abstractions ?
ce que nous livrent la biologie et la psychologie ne suffit donc
pas amplement? — Oui, expérimentalement, non, méta-
physiquement. Notre intelligence a d'autres exigences
que nos facultés sensibles. Non seulement elle veut savoir
que le dynamisme bio-psychologique est, mais encore elle
veut comprendre CE qu'il est; tâche toute différente. Qu'est-ce
en effet, que les phénomènes vitaux, le courant de conscience,
le sentiment du « je », qui sont à la base de la personnalité
psychique ? Au point de vue de l'être, ce sont des réalités
qui ne se soutiennent pas, qui n'existent que dans et par un
autre; ce sont les accidents du moi. La personne métaphysi
que sera donc, tout d'abord, une substance. Il ne faudrait pas
voir dans cette idée une sensation de permanence « réifiée »;
ce n'est point ici le lieu d'entrer dans une discussion appro
fondie (2), mais la simple permanence ne donne pas l'idée
de substance, ce n'en est que l'image très spatiale; il est des
accidents relativement permanents qui, cependant, ne nous
donnent point le change. La substance est chose qu'on ne
doit pas essayer de se représenter, mais de penser (3); c'est
une manière d'être, et nous aboutissons à l'idée de ce qui
est en soi, en constatant l'insuffisance dans l'être, des acci-
(1) On se rappelle la critique instituée par BERGSON (Introd. à la métaphys., pp. 12
ss.) des théories empiristes et rationalistes de la personnalité. Les uns et les autres
seraient dupes de la même illusion qui consiste à « recomposer la personne avec des
états psychologiques. > Or tel n'est point notre cas. Nous ne manions pas des « états
psychologiques », nous les dépassons complètement; nous ne tentons pas cette recons
titution » illusoire », nous nous transportons sur un autre plan de réalité. Mais, d'une
telle métaphysique, Bergson ne semble pas avoir idée, c'est pourquoi il nous convie &
nous abîmer dans l'individuel.
(2) Cf. v. g. BALTHASAR, L'être et les principes métaphysiques, pp. 33 ss.
(3) « Substamia inquantum huiusmodi non est visibilis oculo corporeo neque
subjacet alicui sensui, née etiam imaginationi, sed soli intellectui, cuius objectum est
quod quid est. » III» P., q. 76, a. 7.
QUID TRES? 331
dents. Certaines réalités semblent contradictoires; elles
existent certainement et pourtant paraissent ne point
devoir exister. Si, dans le monde platonicien, nous pourrions
concevoir l'homme en soi, en revanche une couleur en soi
serait absurde : qu'est-ce que la couleur qui n'est pas la
couleur de tel objet? (i) Qu'est-ce que le mouvement pur
sans relation à un mobile, à un terme ? La chose est tellement
inintelligible que Bergson nous demande en faveur de sa
« durée pure », le sacrifice de la raison : tentative qui montre
assez que quiconque tient à une connaissance rationnelle,
devra accepter notre paradoxe : — il y a des réalités qui ne
devraient pas exister et qui néanmoins existent — et le
résoudre ainsi : ces réalités existent dans et par un autre :—
la substance, support des êtres instables.
Appliquons cette doctrine à la personnalité psycholo
gique : nos états de conscience sont des actions, mais l'action
est l'enrichissement de quelque chose; elle jaillit d'une source
d'activité : le moi. Tout à l'heure, en psychologie, nous avions
le « moi — centre d'attribution », maintenant en ontologie,
nous avons le « moi-substance ». Cette substance est concrète,
particulière — c'est cet homme qui agit et non point l'homme
— elle est individuelle, incommunicable — c'est moi qui
écris et non point Pierre — elle est complète (III Sent.,
d. 6, q. i, a. i ad 3 et passim) indépendante en son être
et son agir — quand je veux écrire, j'écris, quand je ne veux
pas, je cesse — elle est donc libre, puisqu'elle maîtrise son
action (De Pot., q. 9, a. i, ad 3).
La personnalité métaphysique est, on le voit, un mode
d'être (De Pot., q. 9, a. 3); sa notion synthétise une série
de perfections : nature substantielle, individuée, et incom
municable, complète, subsistant et agissant par soi et pour
soi, en pleine indépendance et liberté, ou, comme dit S. Tho
mas dans un raccourci aristotélicien : « substantia intellec-
tualis individua » (I Sent., d. 23, q. i, a. 3). Existe-t-elle
en Dieu ? Anthropomorphisme, agnosticisme, nos vieux
adversaires sont là, qui nous attendent sous un souffle de
tempête : l'ouragan des controverses qui semblait s'éloigner
revient et nous assaille.
(i) Saint Thomas admet la possibilité d'une « blancheur séparée », non au sens
courant de couleur sensible individuée, mais comme simple forme spirituelle
(Quod. 7, a. 10).
332 LA TRINITÉ
Anthropomorphisme et symbolisme. — II est vraiment
curieux que notre siècle d'individualisme forcené, de culte
du moi, refuse à Dieu la personnalité, sous prétexte que
c'est là une « métaphore chaldéenne » une idole « anthro-
pomorphique » (1). Et c'est pourquoi, on dissout dans
l'Univers la Suprême Perfection, comme une masse flasque
et amorphe dont on ne sait si elle est le Tout ou le Rien.
A moins que le but dernier de ces philosophes n'ait été
de retrouver en soi quelques particules de la divinité ainsi
éparpillée. Et alors, notre étonnement cesserait tout à fait...
Négligeons panthéistes et rationnalistes, pour nous arrêter
— n'était-ce point notre marché ? — à deux symbolismes
plus instructifs au point de vue de l'analogie : les systèmes
de Le Roy et de Tyrrell. — Toujours eux? — Eh! il le
faut bien, puisque dans la cité théologique, ils assumèrent
la tâche ingrate de contradicteur perpétuel.
« Dieu est personnel, voilà un dogme, écrit Le Roy (2)...
Si l'on admet que l'emploi de ce mot nous avertit de con
cevoir la personnalité divine à l'image de ce que nous montre
l'expérience psychologique... Nous voilà en plein anthro
pomorphisme... Se bornera-t-on à dire que la personnalité
divine est essentiellement incomparable et transcendante ?
Fort bien, mais alors on la nomme fort mal et tout à fait
semble-t-il pour induire en illusion... Le dilemme est
irréductible pour qui cherche une interprétation intel
lectualiste du dogme : « Dieu est personnel ». Ou bien, on
définira le mot « personnel » et l'on tombera fatalement dans
l'anthropomorphisme, ou bien on ne le définira pas, et alors
l'on versera non moins fatalement dans l'agnosticisme ».
Pour éviter l'un et l'autre inconvénient, il faut se précipiter
dans l'abîme du symbolisme et traduire ainsi l'expression
« Dieu-personnel » : « II y a en Dieu de quoi fonder, en ce qui
nous concerne, le même groupe d'attitudes et de démarches
qui, dans nos rapports avec un homme, se traduit par le
concept de personnalité » (3).
(1) M. HÉBERT, La dernière idole, (Rev. de Métaph. et morale. Juillet 1902).
D'après F. C. S. SCHILLER (Riddles of the Sphinx, 1894), si Dieu est infini, 'l ne Peut
être personnel, car pour être personne, il devrait exclure les autres êtres, donc ne serait
plus infini. Raisonnant de même, RENOUVIER (Le persormalisme, Paris, 1903, pp. 19 ss.)
aboutit à son Dieu, personnel parce que fini ! En nos prochains chapitres nous touche
rons à cette question de la coexistence de fini et de l'infini.
(2) Op. cit., p. 171. Cf. Le problème de Dieu, pp. 276 ss.
(3) Op. cit., p. 147 ; DENZINGER, n. 2108.
QUID TRES? 333
II faut savoir gré à M. Le Roy d'avoir si bien situé la
question; même, il a poussé la complaisance jusqu'à nous
montrer un autre moyen que le symbolisme, d'échapper au
dilemme dont il nous menace. « Jadis, dit-il, on donnait (de
la personnalité) une définition ontologique et abstraite :
cette définition a été abandonnée... Aujourd'hui on préfère
une définition concrète et psychologique » (1). Mais, préci
sément, cette substitution d'une définition à une autre ne
serait-elle pas la source des difficultés (1)? Et le dilemme
pathétique ne serait-il point un de ces mythes créés par
l'imagination bouillante des philosophes « nouveaux »,
pseudo-contradictions imputées aux « intellectualistes » ?
Il est parfaitement certain que la transposition en Dieu,
d'une notion expérimentale, ne pourra jamais aboutir qu'à
l'anthropomorphisme ou à l'agnosticisme — les cas Le Roy
et Tyrrell, comme autrefois le cas Gùnther, le montrent
amplement (2). — Nous avons prouvé que, dans toute ana
logie entre le Créateur et la créature, la notion d'être doit
se retrouver dans l'une et l'autre proportion; or, jamais une
donnée empirique ne sera en conjonction immédiate avec
l'être comme tel, puisque, par définition, elle est rivée au
contingent, au particulier, et Le Roy a tout à fait raison de
dire qu'il n'est pas « légitime de pousser à l'infini les éléments
qui composent, pour nous, le concept de conscience, d'attri
buer la forme d'absolu à ce que nous ne connaissons que par
une expérience forcément relative » (3). Que si, malgré tout,
on veut tenter l'épuration, on n'aboutira qu'à des schèmes
génériques, extrêmement indigents, qui, réalisés à l'infini,
ne pourront « rien donner de plus que des métaphores très
vagues et peut être même finalement contradictoires »
(op. cit., p. 17). La personnalité psychologique ne pourra
jamais être qu'un point de départ. En réalité, ce que nous
affirmons exister analogiquement en Dieu, ce n'est pas une
(1) Dans le même sens, le pasteur. H. Bo1s :« Nos conceptions philosophiques
et psychologiques modernes ne nous permettent guère d'admettre le dogme orthodoxe
de la Trinité... Il est aujourd'hui en effet, bien malaisé d'établir et de maintenir une
distinction entre les deux concepts de substance et de personne. Les progrès de
l'idéalisme ne permettent plus de conserver ce genre de spéculation... La Trinité se
ramène donc à dire que 3 =• 1... » (La christologie et le subconscient, dans Rev. de
théologie de Montauban, juillet 1911, pp. 298 ss.)
(2) Giinther a été copieusement réfuté par Kleutgen; cf. aussi JANSSENS (De Deo
Trino, pp. 388 ss.).
(3) LE ROY, op. cit., p. 82.
334 LA TRINITÉ

réalité expérimentale, c'est un mode d'existence, ce n'est


pas une « personne-conscience », c'est une « personne-être ».
Le passage de l'une à l'autre n'est praticable qu'au moyen
de l'abstraction intellectuelle qui transcende de tous points
l'expérience.
L'abstraction imaginative, la seule que connaisse
Le Roy, généralise l'expérience, c'est à dire qu'elle l'appau
vrit, la vide de tout élément individuel pour ne conserver
qu'un résidu, ou plutôt un déchet, qui n'est d'aucune valeur
théologique, car il n'arrive pas à dépasser l'humain, le
contingent : « comment faire le départ, se demande Le Roy
et avec raison, entre ce qui serait essentiel à la conscience
en tant qu'humaine et ce qui la constituerait simpliciter et
absolute? » (1).
L'abstraction intellectuelle, au rebours de l 'imaginative,
nous place d'emblée dans l'ordre ontologique : elle ne consi
dère pas les faits sous leur aspect expérience, mais sous leur
aspect essence-existence, non pas la « conscience en tant
qu'humaine », mais la conscience en tant que participant
à l'existence (2). Les faits psychiques, que sont-ils par
rapport à l'être ? des accidents ? donc, il y a une substance,
mais quelle substance exigent-ils ? Et ainsi du reste. Tous
les prédicats de la personnalité métaphysique se détermi
neront en fonction de l'être; la définition aura un caractère
transcendant, c'est à dire susceptible de réalisations essen
tiellement diverses, accompagnant l'être en ses métamor
phoses. Il ne s'agit donc aucunement,en l'attribuant à Dieu,
de donner « une forme d'absolu » à une donnée empirique
et contingente, mais seulement de proportionner à l'être par
essence, un concept susceptible de se réaliser, de par sa
nature même, sur des plans métempiriques infiniment
variés.
La controverse, en dernière analyse, n'est pas théologique
mais philosophique: pour l'empirisme moderniste, l'abstrac
tion vraiment intellectuelle n'existe pas, et le concept d'être
est une pseudo-idée, une idole du langage, alors que pour
nous, elle est la donnée première de l'intelligence, alors que
pour nous, le vice radical de la philosophie nouvelle est son
(1) Of>. cit., p. 81. Le» mfmes observations s'appliquent à Bergson (op. sup. cit.).
(2) Sans doute, l'analyse philosophique part de l'expérience, mais pour la dépasser
totalement.
QUID TRES? 335
impuissance à se dégager du sensible et de l'imaginatif :
ce qui en langage théologique équivaut au péché d'uni-
vocité.
Nous retrouverons cette doctrine tout à l'heure avec
Tyrrell, mais il est grand temps, après avoir examiné un
exemple concret, d'entendre S. Thomas nous faire la théorie
générale des naufrages qui attendent en cette matière ceux
qui ne se guident pas d'après la seule boussole dont l'aiguille
ne soit point affolée : l'analogie.
Le problème est simple et capital. Quid tres? Trois
Personnes. Pour que ce ne soit pas vain verbiage, il faut,
étant donné que nous n'avons retenu dans la théologie de
la Trinité que deux modes de prédication : la substance et
la relation, essayer d'y rattacher la notion de personne, et
cela fait, rechercher si ce terme a un sens univoque,
équivoque ou analogique.
L'article du commentaire sur P. Lombard, où la ques
tion est traitée (1), est ample et majestueux. Les nombreux
docteurs, en rangs parfaitement ordonnés, viennent, con
duits par des chefs de file illustres — Augustin, Lombard —
entendre leur sentence.
En tête, les partisans de l'équivocité en une triple rangée :
certains (et Augustin, De Trin., 1. VII, c. 4 semble ici visé)
font du mot « personne », un véritable Protée; primitivement,
il signifiait l'essence, puis, pour répondre aux attaques des
hérétiques, on (De Pot., q. 9, a. 4, précise que ce fut le
Concile de Nicée) le fit signifier essence au singulier et
relation au pluriel; enfin, le relatif l'emportant sur l'absolu,
il ne désigna plus (depuis Boèce) que la relation. Arbitraire
pur. D'aucuns, comme le Maître des Sentences (/ Sent.,
d. 23 et 25) ne se préoccupaient point d'histoire, mais
disaient ingénûment que le mot est assez souple pour qu'on
puisse l'infléchir dans n'importe quel sens. D'autres enfin
concédaient que la substance est visée tout d'abord, mais
l'ajoute d'un partitif ou d'un terme numérique peut faire
varier la signification. Tout cela sent trop l'échappatoire et
le caprice, pour plaire au prudentissime frère Thomas :
« hoc non videtur rationabile ».
(1) / Sent., d. 23, q. 1,a. 3, résumé par De Pot., q. 9, a. 4; /«P., q. 29, a. 4, n'a
gardé que le squelette. Toujours le souci de condensation, mis en plus grande
lumière par la publication du manuscrit de la Somme C. G.
336 LA TRINITÉ

Moins satisfaisante encore, la doctrine de l'univocité;


ses sectateurs avancent en cohortes beaucoup plus nom
breuses, ce qui n'a rien que de naturel, la pensée imaginative
étant la perpétuelle tentation de notre esprit. Les opinions
ici, se divisent et se subdivisent, épuisant toutes les possi
bilités de combinaison. On peut cependant distinguer trois
classes : ceux qui tiennent que « personne » signifie une
substance, ceux qui la rattachent à la substance et à la relation,
mais inégalement — naturellement ils se partagent selon
qu'on donne la primauté à la substance ou à la relation; —
enfin un dernier groupe, inévitable : les conciliateurs, qui
couronnent « ex aequo » la substance et la relation; mais
ceux-ci se partagent encore : les fanatiques de l'égalitarisme,
qui laissent les notions côte à côte, s'ignorant l'une l'autre,
et les modérés, qui rapportent tout de même la relation
à la substance comme un élément de discrimination.
Il est clair que la première opinion n'explique pas
comment nous pouvons employer le mot personne au pluriel,
en parlant de Dieu; la deuxième ne nous tire pas d'embarras,
car si c'est la substance qui a la primauté, nous sombrons sur
le même écueil que la théorie précédente, si c'est la relation,
alors la substance semble être exclue : « neutri dubitationem
solvunt »; la troisième brise la signification du mot, ce qui
est absurde — « hoc non est intelligibile » — ou bien nous
laisse dans le noir : « difficile est videre ».
Tous ces docteurs n'ont cependant pas fait complètement
fausse route — « omnes opiniones secundum aliquid verum
dixerunt » — et saint Thomas est trop courtois pour ne point
donner, en fin d'article, un témoignage de satisfaction à
chaque théologien, sinon pour ses succès, du moins pour ses
efforts. Mais le désarroi même de tant de penseurs, tantôt
tombant dans un excès, tantôt dans un autre, est très
caractéristique. Ils tâtonnent et ne savent comment sortir
du labyrinthe, dépourvus qu'ils sont d'une méthode générale
et sûre : je ne sache rien qui confirme plus merveilleusement
l'excellence de celle qu'adopta Thomas d'Aquin.
L'analogie. — Partis d'une notion vulgaire de la
personnalité, peu à peu, nous l'avons enrichie en la faisant
prendre contact avec des réalités successives, pour aboutir
enfin à une idée métaphysique qui en sa suréminence contient
QUID TRES? 337
le reste, magnifié dans une équivalence par excès. N'en
déplaise à Gùnther et aux modernistes, c'est cette person
nalité là — et non la psychologique, que nous laissâmes à
mi-côte — que nous aurons chance de retrouver, propor
tionnellement, dans l'être divin.
A vue de pays, la question ne souffre aucune difficulté,
car l'analogie :
personne créée personne incréée
être potentiel être sans potentialité
se soutient fort bien.
Le Dieu des chrétiens est un sur-être essentiellement
distinct de tout créé; existant par soi et pour soi, intelligence
souveraine et liberté absolue. En vérité, que faut-il de plus
pour le proclamer personne, « nobiliori modo » (i) ? La
chose irait de soi, si le nombre trois ne venait troubler une
si belle assurance. A multiplier dans l'Absolu cette notion
de la personne, il semble qu'on affirme le trithéisme, ou tout
au moins, que l'on tombe dans l'équivoque, puisqu'en
théodicée, on donne au mot « personnalité » un sens que l'on
paraît lui retirer en théologie. Rassurons-nous. En réalité il
n'y a pas deux significations divergentes, mais simplement
analogues, l'une précisant l'autre. Lorsque le philosophe
parle d'un Dieu personnel, il entend tout d'abord main
tenir contre l'agnosticisme ces attributs divins — vie,
intelligence, volonté — qui sont essentiels à l'individualité
en sa forme la plus haute; ensuite, contre le panthéisme, il
entend poser une divinité subsistant d'une manière radi
calement distincte du créé (2). Le théologien de son côté,
en disant que le Père est une Personne, ne prétend rien nier
de tout cela, mais fait intervenir la distinction, cette fois,
entre le Père, le Fils et l'Esprit. Ici et là il y a donc distinction,
mais sous des rapports divers. Autrement dit, il faut, dans
la nature divine, distinguer une double incommunicabilité,
l'une ad extra, dont s'occupent les philosophes, l'autre ad
intra qui est du ressort de la théologie. Nous sommes libres,
dès lors, d'affirmer ou de nier avec une égale vérité que
l'Essence ou Nature de Dieu est une Personne ou ne l'est
(1) /«P., q. 29, a. 3; / Sent., d. 23, q. i, a. 3 — Voir les développements dans .
DEBAISIEUX, Analogie et Symbolisme, pp. 229 ss.
(2) Cf. v. g. ZICLIARA, Summa philos. (Theol. nat., 1. 2, c. 2, a. 2, n. VI);A.ZACCHI,
O. P., Dio, Roma, 1925, vol. 2, c. 7 : La personalità di LHo e il panteismo.

Analogie. '-'-
338 LA TRINITÉ

pas, selon que nous considérerons l'une ou l'autre incom


municabilité. Le terme « personnalité » n'est donc pas seule
ment analogique par rapport à la créature et à Dieu, mais il
l'est même dans une application exclusivement réservée à
Dieu. Il n'y a pas équivocité, puisqu'en l'un comme en
l'autre cas la définition subsiste (substance intellectuelle,
incommunicable), et il n'yapas davantage univocité, puisque
l'incommunicabilité ou distinction, se dit diversement :
tantôt comme opposée à tout le créé, tantôt comme opposée
à une autre réalité subsistant dans la nature incréée. Point
d'équivocité, mais, quand même, source de perpétuelles
confusions. Beaucoup de thomistes par exemple admettent
quatre subsistances en Dieu, l'une absolue et trois relatives;
manière de parler ambiguë, l'une de ces subsistances
n'ayant pas l'incommunicabilité que les autres possèdent,
et la subsistance étant, pour saint Thomas, l'acte en vertu
duquel un être existe par soi; or cet acte est unique en Dieu.
D'autre part le P. Billot, discutant Cajetan, maintient
qu'incommunicabilité n'est pas synonyme de subsistance,
et il ajoute :
« Nonne etiam intelligimus in natura divina, praeci-
sione facta a personalibus relationibus, illud omne quod ad
subsistentiae rationem potest pertinere ? Indubitanter sane,
cum ipsa sit de formali, si dicere fas est, subsistens subsisten
tiae perfectio, et tamen natura divina in sut ratione modum
incommunicabilitatis non includit ». (De Deo Uno5, p. 433).
La distinction s'impose : modum incommunicabilitatis ad
extra, nego; ad intra, concedo. .
Ainsi encore, le P. de Régnon affirme que la voie de
causalité, par laquelle nous remontons à Dieu, ne nous
conduit qu'à une « Nature », et non à une « Personne »;
de même que la vue d'une horloge m'apprend que j'ai
sous mes yeux une œuvre d'horloger, mais ne me dira
pas si c'est l'œuvre de Pierre ou de Paul, ou de tous les
deux ensemble, ainsi la raison, en partant des créatures,
démontre l'existence d'un principe « quo », mais la question
du principe « quod » est hors de sa sphère (Etud. Théol.
posit. sur la S" Trin., I, pp. 324 ss.). Ceci nous paraît tout
simplement faux, et le P. de Régnon est victime de l'anthro
pomorphisme. On ne voit pas ce qui manque au Dieu des
philosophes pour être une « Personne ». Il enclôt en soi toute
QUID TRES? 339
perfection, et il ne faut rien lui ajouter pour qu'il soit ce qui
(quod) existe et opère par soi; le fait d'être trois fois com-
municable « ad intra » est en dehors de la question, d'autant
que les relations n'apportent pas à la divinité une perfection
nouvelle. Du reste, S. Thomas reconnaît expressément
que le Dieu des Juifs est une Personne : « Etiam circums-
criptis per intellectum personalitatibus trium Personarum
remanebit in intellectu una personalitas Dei, ut Judaei
intelligunt » (IIP P., q. 3, a. 3, ad 2); et à la réponse précé
dente : « exclusis per intellectum proprietatibus persona-
libus, remanebit in consideratione nostra natura divina ut
subsistens et ut persona » (1). Voilà donc la nature divine
proclamée « principium quod ». Ce qui éclate encore plus
clairement dans le texte suivant : « creatio est opus essentiae
divinae, unde est opus suppositi indistincti prout essentia
significat id quod est, ut hoc nomine Deus » (I Sent., d. 29,
q. 1,a.4, ad 2; cf. d.4, q. 1, a. 2, ad 2; d. n,q. 1,a. 4, ad 2).
Il y a donc une double incommunicabilité à distinguer,
et un double sens du mot « personne », l'un enveloppant
l'autre d'ailleurs, puisque dans le Traité de la Trinité nous
n'avons rien à répudier de ce que nous avons appris dans le
Traité de Dieu. En somme la Théologie ne fait qu'intérioriser
— si l'on peut dire — la notion d'incommunicabilité, et par
là, elle resserre l'analogie existant entre personne créée et
personne divine, car dans le créé la personnalité implique
la subsistance et, de plus, la distinction par rapport aux
autres individus de même nature; or, le Dieu personnel
subsiste certes, mais il n'est distinct que des êtres de nature
diverse de la sienne, tandis que les Relations subsistantes
s'opposent au sein de la nature indivise (2).
Il est donc acquis que de la définition de Boèce : « persona
est rationalis substantiae individua natura », les deux
premières notes ont été suffisamment proportionnées à Dieu
par le philosophe : il reste au théologien à faire le même
(1) Cf. /// Sent., d. 5, q. 2, a. 2; / Sent., d. 23, q. 1, a. 3; d. 26, q.1, a. 2.
(2) « Judaei et Gentiles intelligunt in Deo hypostasim; intelligunt enim Deum
esse rem quamdam per se subsistentem; nec tamen intelligunt in eo paternitatem
et filiationem et huiusmodi relationes. Ergo remotis huiusmodi relationibus per
intellectum, remanent adhuc hypostases in divinis. — Ad quartum dicendum quod
Judaei et Gentiles non intelligunt essentiam distinctam nisi ab his quae sunt alterius
naturae, quae quidem distinctio fit per ipsam divinam essentiam. Sed apud nos
hypostasis intelligitur ut distincta ab eo quod est ritudem naturae, a quo non potest
distingui nisi per relationem tantum » (De Pot., q. 8, a. 4, ad 4).
340 LA TRINITÉ
travail en ce qui concerne P«individuanatura». Or, l'individu,
c'est ce qui, indivisé en soi, est, par rapport aux autres,
divisé, je veux dire, pleinement délimité, tranché. Rappelons-
nous la notion vulgaire de la personnalité : qu'est-ce que
perdre son individualité ? — c'est disparaître dans la foule,
c'est se fondre avec les autres. Une chose est «distincte», tant
qu'elle subsiste séparément; individualité est donc ici
synonyme d'incommunicabilité, et saint Thomas avait raison
d'écrire : « persona in quacumque natura significat id quod
est distinctum in natura illa » (7a P., q. 29, a. 4). Dès lors,
nous serons en mesure de dire que la personnalité se vérifie
trois fois en Dieu, seulement à l'instant où nous aurons
trouvé un principe d'incommunicabilité, de distinction
triple. Le problème se pose par conséquent sous la forme
suivante :
principe de distinction x
être potentiel être non potentiel'
Quel est cet (x) qui peut fonder, à l'intérieur de la nature
divine, la distinction, l'incommunicabilité? A priori, nous
sommes tenu d'affirmer que ce principe de discrimination
ne devra entraîner aucune multiplication d'essence, aucune
limitation ou imperfection, attendu qu'il s'agit de l'être-
sans-potentialité. Or, la distinction se fonde sur la quantité
matérielle ou sur la forme (/ Sent., d. 26, q. 2, a. 2). Il est
clair que le premier mode doit être rejeté ici; reste la distinc
tion formelle, laquelle, à son tour, a sa racine dans une
opposition (/. c.). D'autre part, nous savons déjà que, seule
parmi ses compagnes, l'opposition relative n'entraîne aucune
imperfection, car l'imperfection est le manque de « quelque
chose, » or la relation n'est pas « quelque chose », puisque
« quelque chose », c'est l'absolu; et Cajetan a pu écrire ce
paradoxe apparent : « relatio formaliter née perfectionem
née imperfectionem dicit » (In /am, q. 28, a. 2). La relation
apparaît ainsi comme 1' (x) mystérieux, objet de nos recher
ches; elle est, si la métaphore est permise, le « principe
d'individuation divin », c'est ce qui, en opposant les personnes
de la Trinité, les rend incommunicables. La personne, en
Dieu se définira donc « relation subsistante » (i). Si nous
(i) 7»P., q. 29, a. 4; / Sent., d. 23, q. i, a. 3. — En tant que divine, la relation
est subsistante, en tant que relation elle distingue et rend incommunicable. Cf.
/ Sent., d. 26, q. 2, a. 2, ad i ; BANEZ, In /am, q. 40, a. 4, dub. i.
QUID TRES? 341
voulions trouver une analogie qui nous aidât à concevoir le
rôle des relations divines, il ne conviendrait pas de chercher
du côté des propriétés accidentelles, mais du côté des
formes substantielles :
forme substantielle relation subsistante
——.c—: j r = jT-r — = principe distinctif (i).
spécification des choses personne divine
Ces formes, qui constituent les espèces, les distinguent
d'abord par opposition directe, comme diversifiant les
diverses espèces d'un même genre — et ainsi diffèrent le
Père et le Fils — ensuite, par voie de privation, une réalité
ayant telle forme que les autres ne possèdent pas, — et ainsi
le Fils se distingue de l'Esprit, qui n'a pas la filiation (Quod.
4, a. 7). S. Thomas ajoute que la comparaison est déficiente;
et du fait que nous avons parlé d'espèce et de genre, il ne
faudrait pas s'imaginer que les noms « personne » et « rela
tion » sont des universels se réalisant en trois individus,
ce qui entraînerait une pluralité dans l'être (/ Sent., d. 25,
q. i, a. 3). De plus, il n'y a là aucune privation ni aucune,
distinction entre les propriétés personnelles et les Personnes,
mais ces propriétés sont dans les Personnes, et elles sont les
Personnes (P P., q. 40, a. i).
Une objection se présente irrésistiblement à l'esprit :
ne sommes-nous point dans l'équivocité pure, puisqu'il n'y a
aucune analogie entre la personnalité créée et cette « relation
subsistante », que la théologie découvre en Dieu?
Telle fut l'opinion de Tyrrell. Après avoir souligné,
comme nous l'avons vu, les controverses des théologiens,
le moderniste continue sur ce ton : « Ils (les théologiens) ne
s'accordent que pour rejeter précisément la seule notion
que le mot personne suggère à des esprits modernes, à
savoir l'unité de volonté et d'intelligence. Dites à un homme
instruit de notre temps... qu'il y a trois personnes en Dieu,
et il pensera qu'il y a aussi trois volontés. Dites-lui qu'il n'y
a qu'une volonté, et il pensera qu'il n'y a qu'une personne.
Pour le guérir du Trithéisme et de l'Unitarisme, il faudra lui
expliquer qu'en théologie personnalité n'a pas le même sens
qu'ailleurs... il a dans l'ordre divin une signification beau
coup moins précise et purement analogique...; pour les théolo-
(i) Quod. 4, a. 7 : « Hoc modo se habent proprietates personales in divinis ad
distinguendum personas sicut se habent in rébus naturalibus formée substantiales
ad distinguendas species rerum ».
342 LA TRINITÉ

giens, les formules trinitaires ne signifient rien du tout, ou,


tout au plus, quelque chose de si vague et de si indéterminé
que nous ne sommes jamais sûrs de quoi que ce soit, au delà
d'un accord purement verbal avec ceux qui ont rédigé le
Credo » (1). En somme, pour satisfaire l'imagination de
Tyrrell, il aurait fallu que le dogme chrétien fût de tous points
anthropomorphique, que l'on pût transposer telle quelle,
en Dieu, notre notion de personnalité psychologique (2). Mais
c'est alors que la dogmatique ne signifierait « rien du tout »,
parce que faite de main d'homme; elle ne serait, comme dit
ailleurs Tyrrell, que de la « pure imagerie ». De toute néces
sité, le mot personne ne doit pas avoir en théologie « le
même sens qu'ailleurs », autrement ce serait l'univocité,
avec tous les dangers que M. Le Roy a si bien signalés.
Ce sens ne saurait être totalement différent non plus — nous
aurions l'agnosticisme — mais le même, toutes proportions
gardées. « Signification beaucoup moins précise » si l'on veut,
sous ce rapport que nous ne pouvons déterminer son contenu
total, et le mode selon lequel la personnalité convient à Dieu
— notre connaissance n'étant pas compréhensive — mais
signification encore suffisamment précise pour n'être point
« si vague et si indéterminée » qu'elle frise la logomachie.
Nous allons le voir en résolvant une objection d'Augustin,
beaucoup plus redoutable que celle de Tyrrell. Parmi les
textes du grand Docteur dont P. Lombard constitua une
collection commode, saint Thomas, avec sa perspicacité coutu-
mière, a mis en relief le plus caractéristique. « Cum dicimus
personam Patris, nihil aliud dicimus quam substantiam
Patris : ad se quippe dicitur persona non ad Filium » (/* P.,
q. 29, a. 4, obj. 1). En d'autres termes, la personne a pour
nous un caractère absolu, elle est repliée sur soi, la rela
tion au contraire est ouverte vers le dehors; quelle unité
de signification conservera un mot qui dans le créé désigne
l'absolu, et, dans l'incréé, la relation ? Le seul moyen
d'échapper à la difficulté consiste à dire que, par une nouvelle
vicissitude de la vie du langage, le terme « persona », comme
autrefois il fut arraché au théâtre pour exprimer ce qu'il
y a de suprême en l'homme, méritera, — détourné à nouveau
(1) ThMugisme, pp. 517, 518.
i -) D'ott le Trithéisme et l'Unitarianisme. — Ce n'est pas ici le lieu de résoudre
les objections sur la pensée et le vouloir des trois personnes.
QUID TRES? 343

de son sens, — les honneurs divins (De Trin., l. VII, c.4 etô).
Mais à quel prix, et est-ce là une évolution ou bien plutôt
une succession de créations et d'annihilations ? Avant d'en
venir à une telle extrémité, il faudrait examiner si cette
équivocité n'est pas, en réalité, de l'univocité latente. Et de
vrai, un examen plus averti persuade que l'objectant,
oublieux de l'intermédiaire qu'est la notion analogique de
« personnalité comme telle », concluait instantanément d'une
réalisation particulière à une autre, allant en droite ligne
de la personnalité humaine à la personnalité divine, ce qui
constitue le même péché d'univocité que nous avons décelé
chez Le Roy et Tyrrell, péché dont il suffit de prendre
conscience pour se délivrer. On oublie toujours que la
notion commune ne doit pas se réaliser de la même manière
dans chaque analogué; au contraire, une variété profonde
de modalités est essentiellement requise : « ratio simpliciter
diversa, secundum quid eadem » (1). Pour que dans notre
cas l'analogie subsiste, il faut donc qu'au milieu d'une
diversité radicale se maintienne un minimum d'unité (pro
portionnelle) de signification. Ce minimum (2) ici, c'est la
substantialité et l'incommunicabilité : pourvu que ces deux
notions se vérifient dans une nature intellectuelle, il y aura
personnalité. Peu importe le mode — humain, angélique
divin — de réalisation (3). Cela, c'est de l'accidentel (4); la
perfection formelle n'est pas brisée, l'analogie persiste (5).
Au contraire, si «.personne» dans la Trinité signifiait relation
tout court, alors, plus rien de commun, sauf le nom; aussi

( 1 ) « Diversa ratio minus communis non facit aequivocationem in magis communi . . .


Unde non sequitur quod licet in significatione personae divinae contineatur relatio,
non autem in significatione angelicae personae vel humanae, nomen personae aequi-
voce dicatur, licet nec etiam dicatur univoce ». /» P., q. 29, a. 4, ad 4.
(2) Minimum lui-même proportionnel, en ce sens que nous n'avons pas une
notion strictement une EN soi, et diversifiée seulement dans ses applications, mais la
notion n'est que proportionnellement commune, donc, en soi, proportionnellement une.
(3) 'Quia 1" substantia individua rationalis naturae continetur substantia individua,
id est substantia incommunicabilis et ab aliis distincta tam Dei quam hominis, quam
etiam Angeli, oportet quod persona divina significet subsistons distinctum in natura
humana, et haec estformai1! sigmficatio tam personae divinae quam personae humanae •
De Pot., q. 9, a. 4; et / Sent., d. 23, q. 1, a. 3 : • Dupliciter loqui possumus de
significatione personae : vel per se... vel per accidens, secundum quod accipitur in
t.,lt vel tali natura. Per se quidem significat substantiam intellectualem individuam,
quaecumque sit illa et qualitercumque individuetur. Si autem accipiatur persona
humana, significat hoc quod est subsistens, in tali natura et d1stincta distinctione,
alis competit naturae humanae... » Cf. /* P., q. 29, a. 4.
(4) / Sent., d. 23, q. 1, a. 3.
(5) I Sent., d. 25, q. 1, a. 2, ad 5.
344 LA TRINITE

avons-nous soin d'ajouter : relation subsistante, rétablis


sant ainsi l'unité proportionnelle. Comme il est juste,
les degrés de substantialité, d'intellectualité différeront;
la manière, par laquelle sera assurée l'incommunicabilité,
différera également ; mais, encore un coup, c'est le contraire
qui devrait nous surprendre. Chez l'homme, la distinction
entre les individus est assurée par la matière : « distinctum
subsistens in natura humana non est nisi per aliquid per indi-
vidualem materiam individuatum et ab aliis distinctum >
(De Pot., q. 9, a. 4); les anges étant immatériels ne peuvent
différer que spécifiquement, mais ils n'en sont pas moins
personnes, la distinction étant assurée par l'unité même
de leur nature (De Pot., q. 9, a. 1 et/ Sent., d. 25, q. 1, a. 2,
sed contra 2); en Dieu enfin, c'est la relation qui joue le rôle
de principe distinctif : « distinctum incommunicabile in
natura divina non potest esse nisi relatio » (th., a. 4). S. Tho
mas établit ainsi une analogie entre les principes individuels
de l'homme, (hae carnes, haec ossa, haec anima) et les
relations divines (1) :
Principes individuels relation , ... .
: = —— = incommun1cabilite.
personne humaine personne divine
Malgré la diversité du mode de distinction, le concept
proportionnel subsiste, précisément parce qu'il fait abstrac
tion (2)de ces diversités. Loin donc que personnalité humaine
et personnalité divine n'aient aucun point de contact, elles
communient toutes les deux à une même notion analogique,
la notion de « personne tout court » (3). Analogie de propor
tionnalité propre, mêlée d'analogie d'attribution, puisque
nous ne sommes qu'une participation de la suprême perfec
tion divine : « Persona dicitur de Deo et creaturis, non uni-
voce nec aequivoce.sed secundum analogiam, et quantum ad
rem significatam per prius est in Deo quam in creaturis ».
(/ Sent., d. 25, q. 1, a. 2, c. et ad 3; cf. /a P., q. 29, a. 3).
Une observation avant de clore ce chapitre. Nous enten-
(1) /» P., q. 29, a. 4; De Pot., q. 9, a. 4; cf. id., a. 1, c. et ad 6.
(2) Abstraction inadéquate et proportionnelle, cela va sans dire.
(3) / Sent., d. 25, q. 1, a. 2 : « Sed contra : non est eadem ratio distinctionis in
divinis, angelis et hominibus, quia in divinis est distinctio per solas relationes originis,
in angelis per proprietates absolutas, in hominibus utroque modo. Ergo persona
aequivoce dicitur de his. — Ad quintum dicendum quod ratio personae importat
distinctionem in communi, unde abstrahitur a quolibet modo distinctionis, et idco
potest esse una ratio analogue in his quae diversimode distinguuntur ».
QUID TRES? 345
dions tout à l'heure Tyrrell nous reprocher la « confusion »
inhérente à notre recherche; or il est piquant de remarquer
qu'en cette matière, et ce n'est pas la seule, l'analogie
théologique enrichit positivement nos conceptions philoso
phiques : ainsi la métaphysique de la Relation a certainement
progressé grâce aux spéculations trinitaires. On a dû isoler
la pure essence de cette catégorie, distinguer avec rigueur
deux concepts inadéquats, « in » et « ad »; bien plus, en
déterminant le constitutif formel de la personne divine,
Cajetan (In 7am, q. 40, a. 4) a été amené à dissocier dans le
propre « conceptus ad » deux aspects : relatio « ut concepta »
et « ut exercita », correspondant à la double démarche de
l'esprit qui considère la relation comme affectant en quelque
sorte le sujet, « avant » de la rapporter à son corrélatif. Ainsi
peut-on considérer la Paternité en tant que subsistante,
comme constitutive de la personne du Père, et, en tant
que référente, comme consécutive à la génération. Il ne nous
est pas permis de nous attarder sur ce point, n'écrivant pas
un traité de la Trinité, mais l'occasion de signaler la fécon
dité de l'analogie était trop belle pour être perdue. Non
seulement elle projette sur la divinité quelque lumière
dérobée à la métaphysique, mais l'inverse se produit égale
ment : la lumière reflue de la théologie sur la philosophie.
Partis du chaos philosophique, quand nous crûmes
enfin apercevoir quelque lumière, nous entrâmes dans la
Babel théologique. Là où tant de docteurs — et lesquels ! —
avaient échoué, pouvait-on espérer réussir ? Or, nous consta
tâmes cette chose merveilleuse : la question que ni le génie
d'Augustin, ni la sagacité des Victorins, ni le bon sens du
Lombard, ni les efforts conjugués d'une pléiade de théolo
giens n'avaient pu résoudre, Thomas d'Aquin, dès sa pre
mière œuvre de jeunesse, la tranchait comme sans effort.
C'est que, pour ce faire, il ne lui fallait trouver aucun critère
nouveau, ni aucune solution révolutionnaire, il lui suffisait
d'appliquer les règles fondamentales de sa méthode
d'Analogie.
CHAPITRE II

L'IDÉE DE CRÉATION

SOMMAIRE

I. — L'ANTHROPOMORPHISME.
Ses diverses formes; les Anciens; la querelle médiévale sur la nouveauté
du monde; erreurs sur la nature, le mode, le moment de la création.

II. — LE SYMBOLISME.

Antinomies kantiennes; Hamilton, Mansel et la causalité de l'Absolu.


III. — TRIPLE ANALOGIE : EX PARTE FACTORIS, REI FACT/E ET FACTIONIS.
1°. — L'analogie contre l'anthropomorphisme.
a) Le panthéisme : diverses espèces de participation; ce qu'est un
commencement absolu.
b) La création dans le temps : « les murmurantes » pèchent contre notre
triple analogie; de même les partisans de l'éternité du monde.
2°. — L'analogie contre le symbolisme.
a) Immutabilité divine et causalité temporelle; dibertas exparte termini».
b) Absolu et relation causale; l'analogie montre pourquoi la relation
n'est réelle que du côté de la créature.
La Création exemple typique d'analogie mixte.

I. — L'ANTHROPOMORPHISME.

Théories anthropomorphiques. — De quelle nature (1)


est donc l'activité qui a façonné l'Univers ? A priori,
(1) Encore une fois, l'on voit que le rôle de l'analogie commence là où finit l'en
quête " an sit ». Partout nous étudions la nature d'une vérité par ailleurs révélée ou
démontrée, c'est pourquoi ici nous ne devons pas prouver la création; nous la présup
posons. C'est l'idée même de création qui nous intéresse.
L'ANTHROPOMORPHISME 347
l'on peut imaginer autant de théories possibles qu'il y
a d'espèces de causalité, autant d'anthropomorphismes
qu'il y a d'assimilations concevables entre l'action divine et
l'action créée (1), et l'histoire vient confirmer la déduction.
A la suite d'Aristote (2), saint Thomas s'arrête souvent (3),
et avec une sorte de joie indulgente — tel un sage regardant,
amusé, des enfants s'ébattre — aux tentatives des Ancêtres,
veteres Naturales, qui, passant de la ténèbre des sens à la
lumière de l'intelligence, entrèrent peu à peu, et comme pas à
pas, dans la connaissance de la vérité (/a P., q. 42, a. 2). De
cette longue évolution nous ne pouvons, n'étant point
historien, que marquer quelques étapes.
Les premiers parmi ces Anciens ne purent s'élever au-
dessus de la causalité matérielle, rapportant à ce principe
premier tout ce qui est, et expliquant la diversité des choses
par les degrés différents de densité ou de raréfaction de la
matière (De Pot., q. 3, a. a. 5, 16, 17).
A mesure que s'augmentait le pouvoir d'abstraction,
on vit le Premier Principe monter lui aussi dans l'échelle
de la causalité. C'est ainsi qu'Anaxagore et Empédocle
admirent une cause efficiente agissant sur la matière, et
Pythagore, perfectionnant ce dualisme, l 'éleva au rang de
la causalité formelle (II C. G., c. 41) : ce fut la source, dit-on,
d'où pullula l'hérésie manichéenne (// Sent., d. 1, q. 1,
a. 1 et // C. G., l. c.) qui posait une double cause du monde.
Enfin, Platon et Aristote atteignirent la sphère des consi
dérations vraiment générales et admirent une cause unique
et universelle du réel (De Pot., q. 3, a. 5). Mais cette cause
même, de nombreuses erreurs en défigurèrent la nature, car
sans s'en rendre compte on l'imagina à l'instar des activités
secondes et dérivées. Des anthropomorphismes s'ensuivi
rent : 1° soit au sujet de l'émanation des créatures en elle-
même, 2° soit par rapport à son mode, 3° soit enfin en ce qui
regarde le moment où elle eut lieu. Triple série d'erreurs.
— Sous le premier chef, cataloguons tous ceux qui conçoivent
la création à l'instar d'une génération; sans parler des
(1) De Pot., q. 3, a. 16. — Les erreurs sur la création sont résumées dans l'op. 5 :
de Art. fidei.
(2) / Met., ch. 3-8 (Didot, II, pp. 472-479); / Phys., ch. 2-6 (Didot I, pp. 248-255).
(3) Principales références : 1! Sent., d. 1, q. I, a. 1,ll C. G., c. 37 et c. 38-42 à la
(i" de chaque chap.; De Pot., q. 3, a. a. 5, 8, 16, I7;/» P., q. 42, a. 2; q. 45, a. 2, ad 1
et 8; q. 47, a. 1; / Met., 1. 4-12; / Phy1., 1. 2-1o; VIII Phys., 1. 2 (Vives, p. 625).
348 L'IDÉE DE CREATION

hindous, ce sont par exemple, les Gnostiques (1), Scot Eri-


gène (2), G. Bruno et les panthéistes modernes. Tous rêvent
d'une essence divine qui s'épand en un flux exubérant
et homogène : « Dieu est un centre de jaillissement » écrit
Bergson (3). Cet émanatisme est parfois prêté à Plotin et à
son école (4); d'autres interprètes contestent cette attri
bution (5). Il est remarquable que saint Thomas ne con
damne pas le néo-platonisme arabe pour son panthéisme,
mais pour son erreur à propos du mode de la création, qu'il
croyait nécessaire et faite au travers de causes secondes
créatrices (6).
En ce qui concerne la cause finale de la création, il faut
rappeler l'illusion de Platon, et plus récemment celle de
Leibniz, qui crurent « qu'il était dû à la bonté de Dieu,
pensée et aimée par Lui, de produire le meilleur univers
possible » (De Pot., q. 3, a. 4). Enfin plusieurs erreurs
concernent le moment de la création. Au Moyen Age, une
grande controverse déchira les docteurs — surtout chez les
Arabes et les Juifs — fondée comme toujours sur le sempi
ternel anthropomorphisme. Au fond, ce ne fut qu'un aspect
du grand conflit entre la Révélation et l'Aristotélisme, qui
donna alors naissance à des courants « modernistes » ultra
conservateurs et modérés (7). En effet, parmi les attributs
divins, affirmés par la Bible ou le Kôran, on trouve, au

(1) TIXERONT, Histoire des Dogmes, t. I», p. 198.


(2) SAINT- RENÉ-TAILLANDIER, J. Scot Erig., pp. 124, ss.
(3) L'Evolut. Créatrice, p. 270. Dieu est un « centre d'où les mondes jailliraient
comme les fusées d'un immense bouquet, — pourvu toutefois que je ne donne pas
ce centre pour une chose, mais pour une continuité de jaillissement. Dieu ainsi défini,
n'a rien de tout fait; il est vie incessante, action, liberté. La création, ainsi conçue,
n'est pas un mystère; nous l'expérimentons en nous dès que nous agissons librement >.
(Cf. SCHELLING, Phil. d. Myth. und Offenbarung, Vorles. XIII; Covsm,Introd. à /Vr1t-
toire de la phil., p. 100).
On sait combien le « Dieu bergsonien > a suscité de controverses et d'interpréta
tions divergentes; cf. aux points extrêmes : Jacques CHEVALIER, Bergson, ch. VII, et
Jacques MARITAIN, La phil. bergsonienne2, préface; 2e p., ch. 4; 3" p., ch. 3.
(4) V. G. ZELLER (Phil. d. Griechen, III, 2. (3. Aufl.) pp. 507 ss, VACHEROT,
Hn critique de l'école d'Alex., I, p. 408-442.
(5) Ainsi récemment deux critiques de première valeur : MULLER (Dionysios,
Proklos, Plotinos, Munster, 1918) et ARNOU (Le désir de Dieu dans la phil. de Plotin,
Paris, 1921) ont nié que Plotin fut panthéiste. — II est certain qu'il y a chez lui des
images panthéistes, certain aussi que pour lui le monde est engendré (Emt., II, 9, 3;
V, 1, 6; V, 2, 1; VI, 4, 1, etc.) mais dans quel sens ?
(6) De Pot., q. 3, a. 4, initio; a. 16; la P., q. 47, a. 1; // C. G., c. 42.
(7) Cf. A. K• MISER, Das Schôpfungsproblem bei Moses Maimonides, A. Magnus u.
Th. v. Aquin, Munster, 1913; J. HUSIK, History of jetoish medieval philosophy,
New-York, 1918; GUTTMANN, Das Verhâltniss... pp. 59-72.
L'ANTHROPOMORPHISME 349
moins équivalemment, celui de « créateur dans le temps ».
Or l'aristotélisme, s'il ne répugnait peut-être pas au créa-
tionnisme, niait cependant la nouveauté du monde, puisqu'il
le posait éternel. Quelle autorité suivre? Le Stagirite,
Moïse, Mahomet ?
Saint Thomas, on le sait, interprète parfois (a) Aristote
comme si celui-ci ne prétendait avancer en faveur de
l'éternité de l'Univers que des arguments probables; mais
les aristotéliciens, soit qu'ils exagérassent la portée de ces
raisons, soit qu'ils refusassent de se séparer du philoso
phe (2), accordèrent que Dieu était la cause motrice du
cosmos, mais maintinrent cependant l'éternité de certaines
réalités comme la matière et le mouvement (3); ils mêlaient
même, deux questions pourtant bien diverses : « création »
et « création temporelle », prenant éternel pour synonyme
d'incréé, ce qui amenait les théologiens (motecallemin) —
victimes de la confusion — à adopter une fausse attitude,
pour défendre la Révélation; ils ne se contentaient pas de
montrer que la création temporelle n'était pas contradictoire;
ils voulurent encore la démontrer apodictiquement (4).
On discutait moins sur la question métaphysique de l'éma
nation de l'être, que sur la question « physique » de l'éternité
du monde : rien d'étonnant dès lors si la controverse était
sans issue. Comme un homme sobre entre des ivrognes —
pour me servir d'une expression aristotélicienne (/ Met., c.3,
in fine) — tel Maïmonide apparut sur le terrain de cette
rixe; il sépara les Philosophes et les Théologiens, montrant
que ni les uns ni les autres n'étaient qualifiés pour prétendre
à la victoire. Seule la foi peut résoudre le problème de
l'origine temporelle du monde; la raison parvient tout au

(1) V. g. : VIII Phys., 1. 2; De Pot., q. 3, a. 17; J» P., q. 46, a. 1, etc. Au contraire,


dans son Exposition de la première décrétaie, saint Thomas est plus sévère : « Alius fuit
error Aristotelis quidem omnia a Deo producta esse, sed ab aeterno, et nullum fuisse
principium temporis, cum tamen scriptum sit Gen. I. 1 », etc. De même dans le
De Articula fidei (tertius artic.).
(2) Cf. MANSER, Glauben u. Wissen bei Averroes, pp. 38 sa.
(3) AVERROES, Destr. destr., disp. 1-2; saint Thomas le réfute VIII Phys., 1. 2.
(4) MAÏMONIDE, Guide, I, ch. 71, p. 346 : « La chose qui leur est commune à tous
(les Motecallemin) c'est établir tout d'abord la nouveauté du monde, au moyen de
laquelle il est prouvé que Dieu existe •. On voit le danger pour la preuve de Dieul —
Les arguments des Motecallemin sont rapportés par MAÏMONIDE (Guide, I, ch. 74)
et par AVERROES (op. cit., disp. 1); ils se fondent sur l'atomisme ou l'impossibilité
d'une série infinie. Saint Thomas en rappelle deux : /» P., q. 46, a. 2, obj. 7-8.
350 L'IDÉE DE CRÉATION
plus à établir la plus grande probalibilité de la doctrine
révélée (i).
Les mêmes conflits reparurent chez les chrétiens, lors
qu'on mit en circulation les écrits du Stagirite et les gloses
de son Commentateur. Les Averroïstes latins nièrent
franchement la création temporelle, si bien que parmi les
13 thèses condamnées par E. Tempier en 1270, la 5e a la
teneur suivante . « Quod mundus est aeternus », et la 6e :
« Quod non fuit primus homo » (2). Or, les théologiens,
renouvelant l'erreur de leurs « confrères» arabes et juifs,
prétendaient que cette éternité de l'univers est une absur
dité (3). Vint saint Thomas qui séria soigneusement les
problèmes, et qui, en ce qui concerne le moment de la
création, enseigna, comme nous le verrons, que toutes les
pseudo-démonstrations étaient, en réalité, des « raisons parti
culières » plus ou moins entachées d'anthropomorphisme.

* *

II. — LE SYMBOLISME.

Pour trouver des arguments contre le créationisme, les


symbolistes modernes n'ont eu — comme en tant d'autres
matières — qu'à interroger leur maître Kant (4). En effet,
trois sur quatre antinomies de la raison pure, ont pour but
de dévoiler les conflits sans issue où s'engage le théisme
dogmatique : la première a trait au commencement du monde
dans le temps et dans l'espace : la deuxième s'attaque à la
liberté de la Cause première (5); la quatrième, enfin, se pose
au sujet de l'être nécessaire. Inutile de reproduire ici des
arguments trop connus.
(1) MAÏMONIDE, op. cit., I, ch. 71; II, ch. 13-26; cf. ROHNER, op. cit., pp. 8-45;
HUSIK, op. cit., pp. 248-260; BONILLA Y SAN MARTIN, H>» de lafilos. espanola, II, pp.
370-378; LÉVY, Malmonîde, pp. 70-80.
(2) MANDONNET, Siger, I, p. in, n.
(3) Op. cit., I, pp. 168-172; II, pp. 129-142; cf. les sarcasmes de Jandun (GlLSON,
Phil. au M. A., II, pp. 139) et les propositions d'Eckart (DENZ., nn. 501-503).
(4) GUYAU, L'irréligion de l'avenir, p. 380. Je néglige les tentatives dépourvues
d'intérêt scientifique des pseudo-philosophes du XVIIIe s. (v. g. DIDEROT, Lettres
sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient) .
(5) Cette antinomie semble au premier abord viser la liberté en général, mais
les preuves de la thèse et de l'antithèse atteignent la liberté de la Cause Première.
LE SYMBOLISME 351

Les symbolistes postérieurs, philosophes ou théologiens,


n'ont fait que reprendre, avec de légères variantes, les
sophismes de la « Dialectique Transcendantale »; et depuis
lors, la création ex nihilo a pris rang parmi les têtes de turc.
Fichte, par exemple, appelle la création « der absolute
Grundirrtum aller falschenMetaphysikundReligionslehre...;
eine Schôpfung lâsst sich gar nicht ordentlich denken...
Insbesondere ist, in Beziehung auf die Religionslehre, das
Setzeneiner Schôpfung, das erste KriteriumderFalschheit...»
u.s. w.»(Anweisung z. selig. Leben, Vorlesung VI). De même
Bergson : « tout est obscur dans l'idée de création, si l'on
pense à des choses qui seraient créées, et à une chose qui
crée » (i). Qu'il nous suffise de rapporter les objections
présentées par William Hamilton, exploitées par Henry Lon-
gueville Mansel, et que H. Spencer n'a fait que repro
duire (2).
Hamilton part de la quatrième antinomie : une cause
absolue est quelque chose de contradictoire, car une cause
est, par essence, relative à son effet. Qu'est-ce, en réalité,
que la causalité ? C'est une activité qui va de l'agent à l'effet :
c'est donc une relation, ce qui ne peut convenir à l'Absolu
(Phil. de l'Absolu, p. 49). Mansel ajoute qu'une création
dans le temps est encore plus absurde, par quelque côté
qu'on la considère. Par rapport à Dieu d'abord, car si c'est
là une perfection, alors elle a dû exister de toute éternité,
Dieu ne pouvant, en acquérir de nouvelles (Limits of relig.
thought, p. 52); ajoutez qu'une causalité libre supposerait
une volonté, une conscience, ce qui semble exiger une
pluralité et une relation (le moi et le non-moi; op. cit., pp. 47
ss. et p. 74).
Par rapport à la créature, parce que les choses devraient
d'abord ne pas exister, pour exister ensuite. Or, une chose
non-existante est contradictoire : tout être pensable existe
dans la pensée et par la pensée; nous ne pouvons concevoir
une réalité que comme existante; impossible de se la repré
senter comme passant du non-être à l'être, on aurait là une

(1) Evol. Cr., p. 269. — Renouvier a rompu maintes lances en faveur de la création,
mais il fut égaré par son « finitistne » et il mêla constamment au problème des consi
dérations de durée qui ne sont pas pertinentes.
(2) W. HAMILTON, Fragments de phil., Paris, 1840; H. L. MANSEL, The limits of
religions thought, London, 1858; H. SPENCER, Premiers principes, Paris, 1871, p. 31 sa.
352 L'IDÉE DE CRÉATION
idée destructrice d'elle-même (p. 53). La création ne peut
donc s'entendre que comme le changement de ce qui est
déjà, comme l'évolution de la divinité.
Enfin une production « ex nihilo » ne peut pas davantage
se soutenir si l'on considère l'acte créateur en lui-même. Un
premier phénomène est impossible; comme il ne serait
précédé par rien de temporel, il serait simultanément le
support de deux relations : l'une, à quelque chose d'en
dehors du temps, l'autre, à un phénomène n° 2 posé dans le
temps, ce qui est inintelligible (p. 59).
Quelle est donc la solution symboliste du problème ? —
Toujours un appel à l'équivocité. Kant résolvait les antino
mies qu'il avait imaginées, en distinguant le phénomène de la
chose en soi : la thèse est vraie de celle-ci, l'antithèse, de
celui-là; la contradiction s'évanouit. Ainsi on ne sait si la
liberté existe, mais on doit y croire; de même le théisme
manque de fondement métaphysique, cependant il faut
l'admettre à cause des nécessités morales (i). Et c'est pour
quoi Kant se vantait d'avoir supprimé le savoir pour faire
place à la croyance.
Ce même divorce fut sanctionné par les théologiens
postérieurs, soit fidéistes (Schleiermacher), soit libéraux
(Ritschl), soit modernistes (Sabatier). Mansel, par exemple,
après avoir accumulé les difficultés contre la doctrine de
la création, ne tomba ni dans l'athéisme ni dans le panthéisme:
bien mieux, il considérait ces erreurs comme aussi contra
dictoires que le créationisme. Les difficultés où se débat la
théologie ne prouvent nullement, à ses yeux, que les réalités
de la foi soient inexistantes, elles signifient simplement que
l'analyse métaphysique ne peut être appliquée à ces vérités
(op. cit., p. 89-95). Voilà bien les « limites de la pensée
religieuse »! Il faut séparer soigneusement Raison et Foi
(ib., p. 145-146). Quoique nous ne puissions démontrer
l'existence de Dieu (p. 103), cependant nous savons comme
intuitivement qu'il est, le sens de dépendance que nous
trouvons en nous impliquant l'existence d'un Supérieur,
et le sentiment d'obligation morale exigeant un Législateur
(i) On a relevé avec raison quelques ressemblances (parmi beaucoupdedifférences)
entre ce symbolisme et l'attitude averroïste, cf. G. MICHELET, Dieu et l'agnosticisme
contemporain, pp. 387 ss.; GILSON, Et. phil. méd. pp. 51-76 : La doctrine de la double
vérité.

1
TRIPLE ANALOGIE 353

(p. 108). Mais cette intuition n'atteint absolument rien de


la Nature de Dieu, elle ne nous livre qu'une existence et la
conduite qu'il faut tenir envers cet x mystérieux (p. 122).
Au reste les dogmes religieux n'ont pas de portée spécula
tive; ils ne font que régler l'action morale (pp. 126, 135, 150) :
ils ne nous disent pas comment Dieu est en soi, mais comment
il veut que nous l'imaginions (p. 127). C'est ainsi que, poussés
par les besoins de notre vie morale, nous postulons un Dieu
créateur qui nous gouverne. Or un Supérieur, un Législateur
nous apparaît comme étant une personne, car autrement
qui prierons-nous, à qui obéirons nous ? (pp. 126, 143-144).
Sans doute, spéculativement, la notion de Dieu Créateur
ne se soutient pas, ni celle d'un Dieu Personnel (p. 84);mais
qu'importé ? L'homme doit se contenter de l'action là où
la spéculation lui est interdite (p. 127); il doit agir comme
si ce Dieu — Créateur — Personnel, était pensable. Aussi
bien, est-ce là une règle universelle: toute science spéculative
quelle qu'elle soit, se heurte à des obstacles insurmontables,
nous ne pouvons retenir que des normes d'action, et la
religion, sous ce rapport, n'est pas plus mal partagée que les
autres connaissances. Les principes premiers ne peuvent
jamais être que régulatifs — et non spéculatifs —;ils dirigent
notre vie quoiqu'ils n'arrivent pas à apaiser l'inquiétude de
notre esprit (p. 141). Quoi d'étonnant? Dieu n'a pas mis
Adam au paradis pour qu'il philosophe, mais pour qu'il
travaille; l'action et non la science telle est la fin de l'homme
en cette vie (i).
* *

III. — TRIPLE ANALOGIE.

S. Thomas (// C. G., c. 32) distingue dans la création de


l'univers, un triple aspect : l'agent (Dieu), l'action (création
active), l'effet (créature). Rien de plus fondé en raison puis
que toute production part d'un principe pour aboutir à un
terme; il fallait donc considérer séparément et ce principe
et ce terme et cette activité (FERRAR., In II C. G., c. 6).
(i) On saisit l'analogie de cette théorie avec celle de Le Roy. V a-t-il là plus qu'une
coïncidence ?

Analogie. 28
354 L'IDÉE DE CRÉATION

Or, comme pour conquérir une idée analogique de la création


on doit élever la causalité créée au summum d'épuration
et de puissance, la nécessité s'impose d'établir une triple
proportion :
1° agent créé agent incréé
être en devenir être sans devenir
2° action créée être sans devenir
être en devenir action incréée
3° effet de la créature effet du Créateur
être en devenir être sans devenir
II convient tout d'abord de se rendre compte du rôle
que jouent ces éléments (principe; production; terme) dans
l'activité créée, afin de les transposer ensuite, toutes pro
portions gardées, dans le domaine de la causalité incréée.
Nous pouvons considérer la causalité de la créature en
trois moments divers.
1° avant :
principe agent particulier « en puissance active »
sujet matière « en puissance passive »
action absente
terme absent.
2° pendant
principe agent particulier en acte
sujet matière transformée
action particulière, distincte, accidentelle
terme émerge de la potentialité de la matière.
3° après :
principe = agent particulier avec relation réelle à l'effet
sujet = absent (en tant que point d'appui) présent (en tant
que matière dans l'effet)
action = absente
terme = effet particulier avec relation réelle à la cause.
En résumé :
1° Le principe est un agent particulier, passant de la
puissance à l'acte; en relation réelle avec son effet. 2° La
production est une action particulière, accidentelle, dis
tincte de l'agent, transformant une matière préexistante.
3° Le terme est un effet particulier, passant du non-être
(nihilum sui) à l'être; en relation réelle avec sa cause.
Nous savons maintenant à quoi correspond le premier
TRIPLE ANALOGIE 355

« numérateur » de notre triple proportion. Le « dénomi


nateur » sera toujours l'être « en devenir », c'est-à-dire l'être
imbibé de potentialité. Or, l'acte s'oppose à la puissance.
L'activité causale d'un agent sera donc en raison directe
du degré d'actuation de son être (De Pot., q. 3, a. 2) et,
par une raison contraire, plus son être sera en devenir et
moins sa causalité sera parfaite. Pourquoi dans l'action
créée avons-nous toujours un principe particulier,
une activité particulière, un effet part1cul1er? Parce que
l'être de la création est lui-même limité — « part1culariter
in actu » (/. c.) — sa causalité sera donc étriquée, à portée
restreinte, jamais elle ne sera coexistensive à l'être en tant
qu'être; bornée à atteindre tel être, elle sera soumise au
mouvement et ne parviendra pas à se passer de la matière
qui est le sujet du changement; aussi ne pourra-t-elle pas
créer « ex nihilo sui et subjecti », elle devra se contenter de
transformer ce qui existait déjà (ib.).
Au contraire, mettons ces trois termes : agent, action,
effet, en relation directe avec un degré d'être tel qu'il exclut
le devenir, et les voici libérés de toute imperfection, suré
levés à l'infini : c'est le deuxième membre de notre analogie
tripartite.
Comme toujours, toute la difficulté réside dans ce
travail de proportionnement (épuration, surélévation).
A y regarder de près, on s'aperçoit que les objections
amoncelées contre l'idée de création proviennent préci
sément de ce que nos philosophes — même ceux qui se
piquent de raisonner au rebours du vulgaire — ont l'ima
gination encore hantée par les Cosmogonies primitives;
leur effort aboutit simplement à prouver que l'activité créa
trice ne peut être conçue à l'instar de l'activité créée, ce qui
est de toute évidence (1). Mais la persistance même des
objections nous invite à un surcroît de vigilance; il nous faut
multiplier sans défaillance les négations libératrices, sans

(1) Parmi les néo-thomistes, le P. SERTILLANGES s'est distingué plus que tout
autre, en notre matière, par la chasse impitoyable et fructueuse qu'il a faite aux
anthropomorphismes. Cf. La preuve de l'existence de Dieu et l'éternité du monde (Rev.
Thom., 1897-1898); L'idée de création chez 6". Th. d'A. (Rev. sc. phil. théol., 1907);
saint Thomas d'Aquin, Paris, 1910, t. I, 1. 3, ch. 1; L'idée de création (Annales de l'Inst.
tup. de Phil., Louvain, 1920); La Création (trad. annotée de I" P., q. 44-49), Paris,
1927; Lu Création (Rev. Thom., 1928); Les grandes thèses de la philosophie thomiste,
Paris, 1928, ch. 4.
356 L'IDÉE DE CRÉATION

pour cela exténuer l'idée que nous poursuivons. Tout


d'abord, reprenons les mêmes notions de tout-à-1'heure,
en entourant de parenthèses tout ce qui ne cadre pas avec
la plénitude de l'être :
i° principe :
i (particulier)
agent (passant de la puissance à l'acte)
[ en relation (réelle) avec l'effet.
2° production :
( (particulière)
action (accidentelle et distincte de l'agent)
/ (transformant une matière préexistante).
3° terme :
v (particulier)
effet (passant du « nihilum sui » à l'être)
f en relation réelle avec la cause.
Comme le deuxième facteur disparaît tout-à-fait — ne
se distinguant pas du premier — il reste donc que la création
exige :
un agent universel + une relation de raison
un effet total + une relation réelle.
Voilà à quoi se réduit notre analogie : quatre concepts
qu'il faut disséquer soigneusement.
Il saute aux yeux que le terme de l'action créatrice
n'a pas été dégagé de toute imperfection, — et pour cause,
autrement il cesserait d'être un effet, pour devenir l'acte pur.
Néanmoins ce terme dépasse tout le créé en ceci qu'il est
un effet total sorti, non seulement du néant relatif (nihilum
sui), mais encore ne présupposant aucune matière préexis
tante (nihilum subjecti), quoique postulant toujours une
cause (donc, pas de néant total : nihilum sui, subjecti, et
causaë). Pour ce qui regarde le terme de l'action créatrice,
le procédé d'analogie consiste donc dans le passage de l'effet
particulier à l'effet universel :
effet particulier l'effet total , .
comme , —— r-rr ainsi —r-, (i).
la cause partielle 1 acte pur

(i) « Quae enim proport io particularis causaë ad suos effectus, eadem est proportio
universalis causaë ad omnia » (Div. Nom., c. 5, 1. i, in f., Vives, p. 503; cf. ib., \. 2,
TRIPLE ANALOGIE 357
Dans le créé nous nous mouvons toujours parmi les
déterminations de l'être, l'action aboutissant à tel être (alté
ration) ou à cet être (mutation substantielle), en partant
d'un non-être relatif (non-esse tale vel hoc; cf. De Pot.,q.^,
a. 1). Dépassant toute particularisation, l'intelligence en
arrive, quoiqu'en aient les anthropomorphites, à consi
dérer l'émanation de tout l'être, par rapport à la cause
universelle (/a P., q. 45, a. 1). De sorte que la création,
tout en aboutissant, de fait, à un être particulier — le monde
— néanmoins le réalise, non point en tant que tel être,
mais en tant qu'être : son aboutissement est bien l'être comme
tel, et c'est pourquoi la production de la créature même, la
plus infime, requiert la souveraine Puissance de Dieu (1).
Grâce à ces considérations, la deuxième proportion (action
créatrice) se trouve tout éclairée : pour aboutir à un terme
qui est l'être comme tel, l'action ne peut se borner à façonner
un matière amorphe; elle doit se passer de point d'appli
cation et donc de mouvement, de devenir (non est motus
nec mutatio, // C. G., c. 17; /a P., q. 45, a. 3; / Sent., d. 7,
q. 1, a. 1, ad 3).
Complétant cette analogie, nous montrerons tantôt
qu'il n'y a pas, à proprement parler, d'action créatrice; il
suffit pour rendre compte, de l'émanation première, de la
nature divine reliée par une relation de raison, à l'univers
(// C. G., c. n; 7a P., q. 45, a. 2, ad 2; De Pot., q. 3, a. 3).
La proportion concernant l'agent créateur s'établit
facilement :
cause particulière-potentielle cause universelle-acte pur
son effet, son action son effet, son action.
Là où la nécessité s'exerce sur une matière prérequise,
elle s'en trouve naturellement bornée, contractée, de sorte
qu'elle ne peut que faire exister telle nature, en tel individu.
L'action qui devrait s'appuyer sur une matière ou un sujet
préexistant, serait déterminée. Particularisée, elle ne serait

in f., Vives, p. 507) « Effectus in actu, nu1sis actualibus attribuimus, et effectus in


potentia, causis quae sunt in potentia, et similiter effectus particulares causis parti-
cularibus, universalibus, vero universales ». // C. G., c. 21; • Sicut se habet generatio
aliqua ad non ens aliquod, sic se habet generatio simpliciter ad non ens simpliciter.
Sed generatio quaedam... est ex non ente quodam... ergo simpliciter generatio
secundum quam aliquid generari simpliciter dicitur, erit simpliciter ex non ente. »
De Gen. et Corr., l. 1, 1. 6 (Vives, p. 286).
(1) /» P., q. 45, a. 5, ad 3; De Pot., q. 3, a. 16, ad 20, etc.
358 L'IDÉE DE CRÉATION

plus totale. Et c'est pourquoi S. Thomas rejette le système


arabe de l'émanation en cascade, et ne peut admettre la
possibilité d'un instrument de la création (1).
Comme il n'y a pas de support, il n'y aura ni chan
gement (2) ni succession (VIII Phys., 1. 2; // C. G., c. 17-18;
/ Sent., d. 7, b. 1, a. 1, ad 3). Sans doute, notre imagi
nation déroutée s'acharne à réaliser deux termes entre
lesquels se déploie l'action créatrice : le néant et l'être, et
à fixer un instant où Dieu était en repos, et un autre où
il commença d'agir (/a P., q. 45, a. 2, ad 2 et 4; // C.G., c. 18;
De Pot., q. 3, a. 2; cf PP., q. 13, a. 7, c.). Pur mirage
évidemment.
On oublie que de ces deux termes et de ces deux moments,
le premier c'est... l'inexistant. L'instant « avant » la création
n'est pas du temps, mais de l'absurde (3). Le néant n'est
pas une chose, personne ne l'a montré d'une façon plus
péremptoire que M. Bergson en des pages célèbres. Ce
philosophe commence par se demander « d'où vient,
comment comprendre que quelque chose existe ? ... Quand
un principe de création a été mis au fond des choses, la
même question surgit : comment, pourquoi ce principe
existe-t-il plutôt que rien? » (Evol, Créat., p. 199). Il va
sans dire que c'est là un « pseudo-problème soulevé autour
d'une pseudo-idée » (p. 320). Pseudo-problème puisqu'il
revient à envisager une « abolition de tout », même de Dieu;
or, il est impossible que Dieu ne soit pas : un Etre a toujours
existé. Pseudo-idée parce que, niant cette évidence première,
elle est « destructive d'elle-même et se réduit à un simple
mot » (p. 322).
Bergson dénonce ensuite les pièges, toujours renouvelés,
de l'imagination : « Ou bien je me représente toute réalité
comme étendue sur le néant, ainsi que sur un tapis : le néant
était d'abord et l'être est venu par surcroît. Ou bien encore,
si quelque chose a toujours existé, il faut que le néant lui ait
toujours servi de substrat ou de réceptacle, et lui soit, par
(1) /» P., q. 45, a. 5; II C. G., c. 20-21, — rétractant ce qu'il avait dit k la suite
de P. Lombard, // Sent., d. 1, q. 1, a. 3. — Ceux qui posent la possibilité d'une instru
mentation semblent considérer quantitativement la puissance comme un acte
minime, et la cause seconde comme une infime cause première. C'est pourquoi, p»r
voie d'augmentation homogène (univocité), nous passons du minimum au maximum;
et la cause seconde, démesurément grossie, peut devenir créatrice par délégation.
(2) " Creatio mutatio dici non potest nis1 secundum metaphoram », // C. G., c. 37.
(3) « Nihil mensuram non habet, nec durationem », // C. G., c. 35.
TRIPLE ANALOGIE 359

conséquent, éternellement antérieur. Un verre a beau être


toujours plein, le liquide qui le remplit n'en comble pas moins
un vide » (p. 299).
Voilà, très joliment dit, ce que saint Thomas, dans un
langage plus philosophique, exprime en cent endroits
divers, lorsqu'il dit que le néant n'est pas la cause matérielle
d'où est tiré l'univers, un état réel précédant la création (1).
Dans la suite de sa discussion, Bergson montre fort bien que
l'on ne peut « se représenter » le néant que comme une
positivité, comme une réalité qui se substitue à une autre.
Mais cette « représentation », est-elle autre chose qu'un
nouveau piège de l'imagination ? Et lorsqu'il s'attaque à
l'idée même du néant, notre philosophe ne prouve pas autre
chose que ceci : la négation se fonde toujours sur une affir
mation, car elle ne se suffit pas à elle-même; ce qui est la
doctrine même que saint Thomas défendait contre Maïmo-
nide et son négativisme agnostique. Par conséquent, nous ne
penserons le non-être qu'en fonction de l'être (2). C'est
pourquoi, comme le conseille excellemment Sertil langes,
pour entendre correctement la création, « ne partons pas
du néant, partons de l'être. — Quel être ? — Celui de Dieu,
si l'on suppose Dieu démontré, ou celui de la créature, si
au contraire, par le moyen de la créature prise comme telle,
on entend remonter à Dieu » (3).
Si l'on s'en tient à ce point de vue, le seul possible
d'ailleurs, l'on parvient à dominer l'anthropomorphisme
et le symbolisme qu'il engendre, et à conquérir une idée,
— analogique certes, obscure, mais non pas « destructive
de soi-même » — de la mystérieuse origine de l'êtra
contingent.
1°. L'analogie contre l'anthropomorphisme.
a) Le panthéisme (4). — Parmi les nombreuses raisons
derejeter l'émanatisme, nous choisissons à dessein celle qui
(1) / Gen. Corr., \. 6; II Sent., d. 1, q. 1, a2; I* P., q. 45, a. 1;I Sent., d. 5,
q. 2, a. 2.
(2) « Aliquid quod est in se non ens, intellectus considerat ut quoddam ens,
sicut negationem et huiusmodi • ( V Met., 1. 9; C«thala, n° 896); • Ipsum non en»
ens dicitur analogice « De Ver., q. 2, a. n, ad 5.
(3) Les grandes thèses de la philosophie thomiste, p. 86.
(4) II va sans dire qu'il ne saurait être question, ici, que d'un rapide coup d'ail sur
le panthéisme, et non d'une étude approfondie. Cf. le très intéressant travail du
P. Aug. VALENSIN, A travers la métaphysique, Paris 1925, livre deuxième.
360 L'IDÉE DE CRÉATION

se tire directement de l'analogie de l'être. S. Thomas l'expose


en tête de son traité de la «procession des créatures», à telles
enseignes que notre analogie apparaît encore une fois comme
une clé de voûte du thomisme. L'argument a un énoncé
simple : Dieu seul est l'être par essence, tout le reste, c'est
de l'être par participation; or, ce qui est par participation,
dérive, de toute nécessité, de ce qui est par essence. Donc...
Tout ici gravite autour d'une théorie de la participation',
ce qui fixe, par le fait même, l'objet de notre étude (i).
Participer peut se concevoir de trois manières : avoir part à
la nature même d'un autre (ainsi le fils par rapport au père);
avoir part à une nature diverse, mais existant univoquement
en un autre (communauté spécifique ou générique : ainsi
la chaleur dans le feu et dans le fer); enfin, avoir part, — par
imitation ou similitude, — à une nature qui se trouve par
essence en un autre : ainsi, l'empreinte d'un sceau (Div.
Nom., c. 2, 1. 3; c. n,l. 2); ainsi, l'image ou la photographie :
il y a ressemblance mais non communication d'une nature;
c'est la participation analogique (H Sent., d. 17, q. i, a. i,
ad 6; 7a P., q. 4, a. 3, ad 3). Appliquées à la question de
l'origine de l'être, ces trois théories conduisent à des résul
tats tout à fait opposés. La première aboutit tout droit à
l'anthropomorphisme extrême : la création est une généra
tion; panthéisme émanatiste (2).
La deuxième mitigé un peu cet anthropomorphisme,
mais ne s'en dégage pas : le créé et l'incréé diffèrent comme
le comparatif et le superlatif.
La troisième enfin ruine le symbolisme (participation
réelle) comme l'anthropomorphisme (participation non uni-
voquë) et pose une analogie « mixte » : proportionnalité
mêlée d'attribution.

(1) Sur la participation, cf. IaP., q. 4, a. 3 et In Div. Nom., passim (v. g., c. 2,
1. 6; c. 4, 1. 3; c. 5, 1. i, c. n; 1. 4, etc.);£W., 2, a. 3, etc.
(2) Cf. Div. Nom.,c. 2, 1. 3 (Vives p. 406); 1. 6 (p. 418); c. 4, 1. 3 (p-434); De Pot.,
q. 2, a. 5, ad 6; a. 6, ad 3; q. 3, a. 4, ad ç;/ Sent., d. 7, q.i, 3.3; d. 29, q. i, a. 2; —
cf. PINARD, (art. Création, Dict. th., t. 3, col. 2099 et col. 2132). — L'assimilation
de l'absolu transcendant à la créature, éclate en ces lignes de COUSIN : «... La Création.
Ici n'abandonnons pas la méthode que nous avons toujours suivie, qui emprunte à la
conscience humaine ce que, plus tard, par une induction supérieure, elle appliquera
à l'essence divine. Créer est une chose qui n'est pas difficile à concevoir, car c'est
une chose que nous faisons à toutes les minutes; en effet, nous créons toutes les fois
que nous produisons un acte libre... La création est de même nature. » (Intr. à la
Philosophie, 4" éd., pp. 101-102). BERGSON admet le même anthropomorphisme
psychologique. (Kvol. Cr. p. 270).
TRIPLE ANALOGIE 361

Les tenants des deux premières théories sont victimes


de la pensée quantitative. N'arrivant pas à s'imaginer la
coexistence du fini et de l'Infini ils s'écrient : Dieu est
partout, donc il est tout. Rien n'existe en dehors de lui,
car l'Infini plus quelque chose est contradictoire, (i)
Comme si l'être se disait de la même manière de ce qui existe
par essence et de ce qui existe par participation! L'exis
tence parallèle de deux réalités d'ordre divers ne répugne
pas. Dieu et le monde, cela ne fait pas plus de réalité, car on
n'additionne pas ce qui est hétérogène : « nihil Deo ex aequo
connumerari potest » (Div. Nom., c. 2, 1. 6, Vives, p. 417);
on n'additionne que les univoques, or Dieu est ce que la
créature a, mais n'est pas, (2) impossible de mettre bout à
bout des natures appartenant à des ordres extrêmes (3).
Aussi saint Thomas nous avertit que la dissemblance entre
Dieu et nous ne doit point se concevoir comme une différence
de degré : « secundum intensionem et remissionem sicut
minus album déficit a magis albo » (/" P., q. 4, a. 3, ad i).
Ne pas imaginer :
Dieu plus blanc . blancheur
créature
comme moins
—:—r-,—blanc
mais comme blanc
et ce dernier rapport est encore défectueux parce qu'il
laisserait croire que la créature participe à l'être divin;
comme si Dieu se fractionnait et s'égrenait. En réalité
participer, ici, ne signifie pas avoir une partie. Mais imiter
partiellement : « creaturae non dicentur divinam bonitatem
participare quasi partem essentiae suae, sed quia simili-
tudine divinae bonitatis in esse constituuntur secundum
quam non perfecte divinam bonitatem imitantur, sed ex
parte » (II Sent., d. 17, q. i, a. i, ad 6; P P., q. 75, a. 5,
ad i; Div. Nom., c. i, 1. 2, p. 285; c. n, 1. 4, p. 566;
(1) Saint Thomas a traité plusieurs fois de la coexistence du fini avec l'infini
en expliquant ces principes néo-platoniciens : Dieu est l'être de toutes choses
et « Dieu est en toutes choses >. Il les interprète non dans le sens « d'être formel ou
essentiel » mais d'être « causal » (esse, non essentiale, sed causale omnium; I Smt., d. 8,
q. i, a. 2, ad 3; Div. Nom., c. 5, 1. i et c. 9, 1. 2 : où il exclut les modes selon lesquels
une créature est dans l'autre).
(2) I" P., q. 3, a. 4 : « Sicut illud quod habet ignem et non est ignis, est ignitum
per participationem, ita, illud quod habet esse et non est esse, est ens per partici-
pationem ».
(3) Cf. /// Suit., d. 6, q. 2, a. 3, ad i : « Bonum erratum se habet ad bonum
increatum sicut punctus ad lineam, cum nulla sit proportio unius ad alterum, unde
sicut lineae additum punctum, non facit maius, ita née bonum creatum additum...
bono increato facit melius ». Cf. / Sent., d. 8, q. i, a. 2, ad 3.
362 L'IDÉE DE CRÉATION
cf. / Sent., d. 8, q. i, a. 2, ad i; /* P., q. 6, 4, etc.).
Que l'être créé ne puisse être un fragment de la divinité,
il suffit, pour s'en convaincre, de prendre garde qu'une
multiplicité de réalités ne peuvent être constituées en leur
individualité par un seul être (i), fût-il divin, car ce qui
constitue un individu est incommunicable (De Ver., q. 2,
a. n); autrement vous n'auriez plus deux entités, mais une
seule (De Pot., q. 3, a. 5, cf. II C. G., c. 15, et c. 21). On
saisit l'embarras des panthéistes (2), lorsqu'ils doivent décrire
le passage de l'être initial, simple et indéterminé, à la multi
plicité évidente des choses (3); réduits aux abois, ils sont
contraints à nier cette pluralité, soit, équivalemment, à nier
la philosophie, car une doctrine doit expliquer les êtres, et non
les faire évanouir au nom d'un principe à priori. Impossible
pourtant d'échapper à ces conséquences, dès là qu'on est
partisan de l'univocité : si l'être se dit de la même manière
de tous les êtres, comment varier ceux-ci ? Les différences, ou
bien seraient en dehors de l'être, c'est à dire inexistantes,
pur néant; ou bien seraient de l'être, et cesseraient de distin
guer les choses, puisque, par hypothèse, l'être leur convient
à toutes dans le même sens. L'identité ou plutôt la confusion
seraient parfaites. L'histoire du panthéisme vient confirmer
ces déductions, qu'il s'agisse d'un monisme-statique (4),
reléguant le devenir et la multiplicité parmi les apparences
illusoires; soit qu'il s'agisse d'un monisme dynamiste (5),
(i) • Impossibile est aliquid duobus convenire et utrique secundum quod ipsum...
Quod alicui convenit ex sua natura, non ex alia causa, minoratum in eo et déficient
esse non potest. » // C. G., c. 15.
(z) Cf. KLIMKB, der Momsmus, p. 558, ss.
(3) Cf. la discussion de l'émanatisme arabe : De Pot., q. 3, a. 4, c. et ad 9; a. 5,
ad i;a. 16, c. et ad n;/C. G., ce. 39-45 \IJI C. G., c. 47; I*P., q. 47, a. i, etc.
(4) Cf. la critique de Parménide / Met., c. 5, 1. 9.
(s) J- DURANTEL ne semble pas s'être aperçu des différences radicales qui, malgré
quelques expressions communes, séparent thomisme et plotinisme. Dans une étude
sur La notion de création dans saint Thomas ( Ann. phil. chrét., tomes 13-14, février
à juin 1912) tout en posant une différence profonde entre Dieu et la créature, il n'en
affirme pas moins que « l'être créé, en son fond, a quelque chose d'identique à l'être
divin » (tome 13, p. 486; cf. p. 464, p. 481) : d'où il suit que le créé, c'est l'être divin
« dégradé » (p. 483). Dans le processus créateur, il n'y a ni rupture ni discontinuité :
« c'est le même jet, ininterrompu, qui va des confins de la divinité aux limites extrêmes
de la puissance > (p. 591). > Qu'elle soit rayon, Ilot, élan, jaillissement, la création ne
peut se concevoir avec une rupture d'être entre ses termes » (tome 14, p. 15). En som
me, il n'y a entre saint Thomas et Plotin qu'une différence de degré : Plotin a, plus
que saint Thomas, maintenu l'identité foncière du créé et de l'incréé; l'âme, moins
dégradée, peut plus facilement s'unifier de nouveau et s'identifier à Dieu » (ib., p. 177,
note). Saint Thomas, c'est donc du Plotin « dégradé ». Il faut renvoyer Durante!
à /a P., q. 4, a. 3, il y trouvera, condamnée par le saint docteur, la similitude qu'il
pose entre Dieu et le monde : similitude univoque avec différence de degré.
TRIPLE ANALOGIE 363
faisant appel, pour balbutier une explication, à un Infini
quantitatif qui se dégrade ou se morcelle, à un indéterminé
qui devient dieu dans et par le monde (ohne Welt ist Gott
nicht Gott, disait Hegel), ce qui est se payer de mots, ni
plus, ni moins.
Posée la participation analogique, au contraire, tout
s'éclaire — pour autant que ces matières comportent
l'évidence. On assure la pleine transcendance de l'Absolu,
puisqu'on nie toute participation univoque — soit commu
nauté de nature, soit communauté de genre (1). En même
temps, cette transcendance n'est pas telle qu'elle nous con
damne à l'équivocité agnostique, ne reconnaissant aucun
lien entre Dieu et le monde, car dans notre théorie, le créé
imite proportionnellement son créateur, son être étant l'effet
et, par conséquent, le reflet de l'activité souveraine : « primus
actus est universale principium omnium actuum quia est
infinitum, omnia virtualiter in se praehabens. Unde parti-
cipatur a rebus non sicut pars, sed secundum diffusionem
processionis ipsius », (/a P., q. 75, a. 5, ad 1; cf. De Cœl. et
Mundo., c. 1,l. 29, in fine; / Sent.,d. 8, q. 1, a. 2; Div. Nom.,
c. 2, 1. 3, p. 406.)
Une autre difficulté qui embarrasse l'anthropomorphite,
c'est son incapacité à concevoir un commencement absolu.
Etrangement myope, il n'arrive pas à voir les grands ensem
bles lointains, il ne distingue que ce qui se passe tout proche
de ses yeux, et cela, ce sont des causalités partielles, succédant
à d'autres causalités partielles : jaillies d'un principe parti
culier, s'exerçant sur une matière préexistante, et aboutissant
à un effet limité. Incapable de faire abstraction du contingent,
il ne peut aboutir, — Spencer l'a fort bien montré (2) —
qu'à une idée enfantine de la création, Dieu étant imaginé
à l'instar d'un gigantesque Ouvrier façonnant une Matière
éternelle (3). Les fameux axiomes : « rien ne se créé, rien ne
se perd; ex nihilo nih.il fit », profondément vrais en physique,

(1) Se rappeler que les « quinque viae > nous conduisent à un moteur non mû, à
une cause non-causée etc., c'est-à-dire à un être radicalement divers du nôtre.
(2) Premiers principes, §. n.
(3) « Potentia divina nullo modo passiva est nec etiam vere activa, sed superactiva;
•ctio enim eius non est per modum motus sed per modum operationis... et ideo non
requirit materiam in quam agat, quod non potest esse in actione quae est eu m motu,
et ideo non oportet quod creatio sit ex materia... agens naturale est causa motus, sed
agens divin um est dans esse totum • III Sent., d. 7, q. 1, a. I, ad 3.
364 L'IDÉE DE CRÉATION
témoignent, lorsqu'on veut les étendre à la métaphysique,
d'une radicale impuissance d'abstraction (i). On n'arrive pas
à faire, dans l'activité causale, la dissociation entre ce qui lui
est essentiel et ce qui lui est accidentel, entre telle causalité,
et la causalité pure, simple action réalisatrice; on ne réussit
pas à ne plus considérer uniquement l'origine de tel être,
pour s'élever jusqu'à l'origine de l'être en tant qu'être (2).
Bref, on ne chemine point par l'étroite voie de rémotion,
qui aboutit à l'analogie (3). Au contraire, pour quiconque
sait épurer suffisamment ses idées, la notion de création
n'apparaît pas comme contradictoire; elle s'impose même
à qui a assez d'envergure d'esprit pour ne pas s'hypnotiser
sur les productions partielles, pour monter jusqu'au plan
ontologique, pour étudier : « causam rerum non solum
secundum quod sunt talia, sed secundum quod sunt entia »
(/* P., q. 44,3.2). Dans cette perspective, toute autre produc
tion qu'une production « ex nihilo sui et subiecti » apparaît
comme impensable : si l'on considère l'émanation de l'être en
sa totalité par rapport au principe universel, il devient impos
sible que quoi que ce soit (matière, temps, phénomène
antérieur) se présuppose à cette émanation, car en dehors de
l'être rien n'existe (/' P., q. 45, a. i; // C. G., c. 21).

b) Création dans le temps. — Après avoir exposé l'idée


analogique de création, saint Thomas écrit quelque part :
« ex hoc zpparet^vanitas impugnantium creationem per
rationes sumptas ex natura motus vel mutationis » (// C. G.,
c. 18). Cette véhémence se comprend. Toujours sous l'ob
session de la causalité créée, toujours victimes de ce que
Maïmonide appelait « l'assimilation », les adversaires s'obs-

(1) Cf. G. BALLERINI, L'eiistenza di Dio, éd. 9, p. 303, ss.


(2) /« P., q. 44, a. 2; q. 45, a. 2, ad i;//C. G., c. 37; De Pot., q. 3, aa. 5, 6, 8; V11I
Phys., 1. a.
(3) RENOUVIER semble avoir entrevu, parmi ses ténèbres, quelques uns des
préjugés qui aveuglent ses collègues. Par exemple à cette difficulté : l'ordre de l'expé
rience nous montre en réalité des causes qui sont des effets; donc on peut toujours
remonter à l'infini et demander quelle est la cause de Dieu — il répond que l'objection
change le terrain de la question; elle porte sur l'ordre de l'expérience, tandis que la
question du premier commencement est celle de l'origine et de la cause des phéno
mènes qui ont été soumis à cet ordre, à cette loi ». Le personnalisme, p. 5 (cf. ih,.
p. 17) Et encore : « La coutume aujourd'hui la plus commune des philosophes, dans
les questions d'origine première... est de prendre le reculement indéfini du problème
pour sa solution. Car c'est bien un reculement indéfini de la cause demandée que
cette doctrine du procès à l'infini des phénomènes ». Op. cit. p. 115.
TRIPLE ANALOGIE 365

tinent à transformer en problème de physique ce qui relève


de la métaphysique la plus éthérée. On introduit perpé
tuellement dans notre question des considérations de « suc
cessions », de « jours », de « temps » en un mot, qui ne sont
absolument pas pertinentes. Et l'illusion est d'autant plus
facile que, pour les théologiens, création s'entend toujours
de la nouveauté de l'univers — mais ceci en vertu d'une
révélation qui vient s'ajouter aux exigences de la méta
physique. En philosophie pure, on peut sans évidente
contradiction soutenir simultanément et l'éternité du
monde et sa création. C'est assez dire que le problème
ontologique de l'émanation première se pose en dehors de la
durée, et domine les réalités phénoménales. Toute vue
contraire relève de l'anthropomorphisme. Telle la première
antinomie kantienne : le débat se concentre autour de cette
proposition : « le monde a un commencement dans le temps
et il est aussi limité dans l'espace ». Rien d'étonnant qu'on
aboutisse à une impasse, et que Kant puisse dénoncer avec
triomphe « les paralogismes où, des deux côtés tombent les
dogmatistes. » Bien avant lui (i), saint Thomas avait
dénoncé la naïve illusion de ceux qui parlent d'une série
infinie de jours précédant celui-ci (7° P., q., 46. a. 2. obj. 6),
ou bien d'un instant vide avant la création (// Sent., d. i.
q. 1,3,5, ad 4; Quod. 5, a. i). Conséquences du vice originel,
qui consiste à proportionner directement la production du
monde avec une fabrication humaine,au lieu de les mettre
d'abord en relation avec leur degré respectif pour comparer
ensuite les deux rapports semblables :
production universelle superlatif ,. ,
5 : : JTT— = ~f 3U llCU de I
production particulière comparatif
production universelle production particulière
être par essence = être par participation
Cette simple analogie nous permet d'éviter le piège
tendu par Kant, puisqu'elle nous hausse au-dessus du spatial

(i) Peut-on dire que S. Thomas fut, sur ce point, précurseur de Kant ? — A peine,
et la similitude est purement accidentelle. L'attitude du S. Docteur est négative :
on ne peut démontrer ni l'éternité du monde ni sa nouveauté, on n'apporte que des
probabilités. Kant est affirmatif : la raison aboutit, non pas à des probabilités, mais
à une contradiction manifeste. S. Thomas dit que la question est philosophiquement
insoluble, parce qu'elle est « physique > et non < métaphysique *; Kant enseigne que
l'antinomie tient à la nature même de la « raison pure », et il en infère la ruine du
dogmatisme. Une abîme sépare donc les deux penseurs.
366 L'IDÉE DE CRÉATION

et du temporel. Le temps vide « avant » la création est un jeu


de l'imagination, tout comme l'espace vide « au-dessus du
ciel » (/* P., q. 46, a. 1, ad 8; Quod. 5, a. 1; De Pot., q. 3, a, 1,
ad 10 et a. 2; a. 14, ad 6; a. 17, ad 20; / Sent., d. 19, q. 3,
exp. lit.; II Sent., d. 1, q. 1, a. 5, ad 7 et 13). Le non-être
et l'être ne sont pas deux termes entre lesquels se déroule
une étendue, que l'action créatrice devra franchir : il y a là
une « fausse imagination » (/a P., q. 45, a. 2, ad 4; // C. G.,
c. 36; De Pot., q. 3, a. 4, ad 2). Lorsque nous disons que l'être
vient « après » le néant, cet « après » n'indique pas le temps,
mais l'ordre (De Pot., q. 3, a. 1, ad 7 et 18;/ Sent., d. 5, q. 2,
a.2;II Sent.,d. 1,q. 1, a. 2). Vaines sont les objections appuyées
sur des bases aussi fragiles, comme vaine encore la bruyante
querelle au sujet du «moment premier», que vécut le monde.
Nous l'avons dit, le problème de la nouveauté de l'univers
mit aux prises, pendant une partie du moyen-âge, aristo
téliciens et théologiens. Question sans cesse renaissante,
parce qu'on la posait mal, faute d'avoir su discerner, les
différents éléments qui entrent dans la notion de création. Si
l'on fait appel à des considérations de durée, alors, sans un
recours à la foi, impossible d'aboutir; si au contraire, on sait
sérier les questions, on élaborera un concept analogique qui
s'appliquera aussi bien à la production d'une substance
matérielle qu'à celle d'une substance immatérielle, ou à celle
d'une substance éternelle (1).
Pour ce qui regarde ce dernier point, si passionnément
discuté pas ses contemporains, saint Thomas n'hésite
pas un instant; il lui suffit de comparer l'idée de durée avec
celle de la notion analogique de production de l'être, pour voir
qu'elles ne peuvent se contredire, n'étant pas du même ordre :
« créature », c'est ce qui, en son être, dépend totalement d'un
autre; « éternel » signifie exister toujours. Or en quoi ces deux
notions s'excluent-elles (2) ? Une dépendance ontologique n'a
(1) « Ad rationem creationis pertinent duo. Primum est ut nihil presupponatur
in re quae creari dicitur... secundum est ut in re quae creari dicitur,
prius sit non esse quam esse, non quidem prioritate temporis vel durationis... sed
prioritate naturae... et si haec duo sufficiant ad rationem creationis, sic creatio potest
demonstrari, et sic creationem philosophi posuerunt. Si autem accipiamus tertium :
oportere ad rationem creationis ut scilicet etiam duratione res creata prius non esse
quam esse habeat... sic creatio demonstrari non potest, nec a philosophis conceditur
sed per fidem supponitur » // Sent., d. 1, q. 1, a. 2.
(2) « In hoc tota quaestio consistit : utrum esse creatum a Deo secundum totam
substantiam et non habere durationis principium repugnent ad invicem vel non >.
(Op. 27, De aet. mundi). Les théologiens visés par S. Thomas voulaient, on le voit,
TRIPLE ANALOGIE 367

rien à voir avec le temps, puisqu'elle est une relation;


relation ayant commencé à un moment donné, ou n'ayant
point commencé, peu importe, pourvu qu'il y ait une Source et
un être qui reçoit (cf. De Pot., q. 3,a. 14. c. et ad 8). Les
« murmurantes » — que saint Thomas réduisait au silence, —
lorsqu'ils confondaient origine dans l'être et origine dans
le temps, péchaient gravement contre nos diverses analogies.
1° Contre l'analogie de TACTION, lorsqu'ils conçoivent celle-ci
comme engagée dans l'espace et le temps : d'où les vains
arguments tirés du fait que la cause doit exister avant
l'effet (1), que tout ce qui se fait commence à un moment
donné (2), et que par conséquent il y eut un instant vide, après
quoi le monde fut (3). Ou bien on se raccroche à l'ordre
spatial,et alors on vous parle d'une distance infinie à parcourir,
ou d'une addition faite à l'infini (4). Toujours la même
impuissance à dépasser la causalité limitée! « Non repugnat
intellectui, si ponatur causa producens effectum suum
subito, non praecedere duratione causatum suum. Repu-
gnaret autem in causis producentibus effectus suos per
motum... Et quia homines consuetisunt considerarehujusmodi
factiones quae sunt per motum, ideo non facile capiunt quod
causa agens duratione effectum suum non praecedat » (op. 27;
cf. // C. G., c. 38, sol. 1; De Pot., q. 3, a. 1, ad n; a. 13,
fin. c.; II Sent., d. 1, q. 1, a. 2, ad 3). — 2° Ils pèchent encore
contre l'analogie concernant le TERME de l'action, et qui nous
obligeait à nous élever au-dessus des effets particuliers, pour
considérer l'effet le plus universel, le plus total : l'être.
Nouvelle source de vains arguments, ceux que Saint Thomas
écarte d'un mot dédaigneux : « haec ratio particularis est »
(/* P., q. 46, a. 2, ad 8; cf. ad 4). Ils peuvent prouver que
tel être n'est pas éternel, ou que telles conditions de l'univers
ont dû commencer (/a P., q. 46, a. 2, obj. 4, 7, 8; // C. G.,
c. 38, rat. 5-6), mais ils n'atteignent en rien le problème

non seulement prouver la non-répugnance d'une création dans le temps, — ce qui


était leur devoir — mais encore prouver que la création a dû être nécessairement
temporelle, ce qui était une entreprise chimérique.
(1) nC. G., c. 38. ratio la; — De Pot., q. 3,a. 4; a. 14, ad 7 sed c.; a. 13, c. et
ad 5; a. 16; cf. // Sent., d. 1, q. 1, a. 2, ad t.
(2) /« P., q. 46, a. 2, obj. 1.
(3) // C. G., /. c., ratio 2; II Sent., l. c., a. 5, ad 2, s. c.; /• P., l. c., obj. 2; Op. 27.
(4) // C. G., /. c., ratio 4; De Pot., q. 3, a. 4, ad 2; // Sent., l. c., ad 4 3. c. — de
même ceux qui imaginent une infinité de jours précédant la création : C. G., /. c.,
rat. 3; /« P., l. c.; II Sent., ad 3, ». c.
368 L'IDÉE DE CRÉATION

général, le seul qui nous occupe : « nos autem intendimus


universaliter an aliqua creatura fuerit ab aeterno » (/. c.).
Raisons extra-philosophiques, et si faibles quejeur faiblesse
même semble apporter quelque probabilité au parti opposé
(op. 27, in fine). En faire usage, c'est dérision plutôt qu'une
confirmation de la foi (// Sent., d. 1 , q. 1 , a. 5; /a P., q. 46, a. 2;
Quod. 3, a. 31). Remarquons cependant que les pseudo
théologiens ne sont pas les seuls à errer; les aristotéliciens
anthropomorphisent tout autant, lorsqu'ils veulent démon
trer par des « raisons particulières » que le monde est éternel.
Irrecevables sont donc les arguments empruntés soit à la condi
tion spéciale de certaines créatures, qui ne semblent avoir
aucun penchant vers le non-être; soit à l'éternité du mou
vement ou du temps, soit à la perpétuité des espèces (1IC.G.,
c. 33; // Sent., l. c. obj. 1-1o; VIII Phys., 1. 2; /a P.,q.^6, a. 1,
obj. 2-7; De Pot., q. 3, a. 17, ad 2-3), soit à la causalité
restreinte qui suppose toujours un sujet préexistant (II C. G.,
c. 37; /a P., q. 44, a 2; q. 45, a. 1, obj. 1; De Pot., q. 3, a. 1,
ad 1-2, 15-17). Tout ce qu'on pourrait montrer, c'est que,
dans certaines séries, aucun phénomène n'exige d'être le
premier (cf. l'œuf et la poule), puisque, avant lui, on peut
toujours en supposer un autre; on ne voit donc pas où la série
a commencé (1).
Des deux côtés, on oublie que la démonstration apo-
dictique se prend de l'essence des choses; or l'essence, par
définition, fait abstraction du temps : impossible par con
séquent de prouver le commencement du monde, impossible
aussi d'attaquer l'article de foi avec des arguments con
vaincants (/a P., q. 42, a. 2; De Pot., q. 3, a. 17). La seule
recherche qui ne soit pas vouée à la stérilité, c'est celle qui,
d'emblée, se place sur le terrain de l'être, pour rechercher, non
plus l'origine temporelle, mais l'origine entitative du cosmos
(cf. MAÏMONIDE, Guide, I, ch. 76). Kant (2), il est vrai, crie au
subterfuge :« Au lieu d'un monde sensible, on conçoit je ne sais
quel monde intelligible; au lieu de premier commencement
(une existence précédée par un temps de non-existence), on
pense une existence en général, qui ne présuppose aucune
autre condition dans le monde... et par là on échappe au

(1) Cf.Dfi MuNNYNCK, /..' commencement du monde, (Div. Thomas, Fribourg, 1926).
f -) Anmerkung sur ersten Antinomie, sur Antithesis.
TRIPLE ANALOGIE 369

temps et à l'espace. Mais précisément, il ne s'agit ici que du


« mundus phaenomenorum » et de sa grandeur; on ne peut
en aucune façon — sans supprimer son essence — faire
abstraction des conditions de la sensibilité ». L'observation
est justifiée dans l'hypothèse (où se place Kant) d'une
démonstration du commencement de l'univers; impossible
alors de se dégager des considérations de temps; mais il ne
faut pas oublier que le monde sensible, « mundus phaeno
menorum », est non-seulement dans l'espace et dans le temps,
mais encore dans l'être; nous avons donc le droit d'en
considérer les origines ontologiques. Nous dégageant de la
querelle sur l'éternité ou la nouveauté de l'univers, nous
demandons : qu 'est-il par rapport à l'être ? Une réalité
déficiente, instable ? Donc, il appelle une plénitude; et
puisqu'il ne se suffit pas lui-même, il est en dépendance du
Créateur. « Propter quod nec ad naturalem philosophum
pertinet huiusmodi rerum originem considerare, sed ad
philosophum primum, qui considerat ens commune et ea
quae sunt separata a motu » (II C. G., c. 37).

2° — L'analogie contre le Symbolisme.


a) La causalité et l'immutabilité divines. — Analogie et
.symbolisme, disons-nous; nous aurions pu aussi bien écrire,
encore une fois, analogie et anthropomorphisme, car toutes
les objections soulevées par les agnostiques modernes nous
les trouvons déjà, sous une forme à peine différente — et
cette différence n'est pas à l'avantage des modernes, beau
coup plus superficiels que les anciens — sous la plume
des anthropomorphites médiévaux, qui voulaient prouver
la nécessité d'une création éternelle : elles se tirent toutes de
l'immutabilité divine (1). Mais avant d'entrer dans le vif
du débat, demandons-nous, un instant, où nous en sommes
dans le développement de notre triple analogie.
Dans la troisième proportion — celle qui étudie l'effet, —
chacun des termes du premier rapport a son correspondant
dans le deuxième rapport, (ce qui n'est pas le cas pour les
deux autres analogies). Tous les concepts sont élevés à leur

(1)II C. G., c. 32 : « Rationes volentium probare aeternitatem mundi ex parte Dei


acceptae >; — comparer avec les raisons de Hamilton et Mansel.

Analogie. 24
370 L'IDÉE DE CRÉATION
maximum de perfection : effet total, issu du néant, en relation
réelle avec sa cause (1).
Dans la deuxième proportion — tirée de l'action —
nous avons déjà supprimé le devenir et la limitation. Que
reste-t-il d'analogiquement commun ? Rien, pourrait-on
dire, puisque d'une part, en tant que changement, succession,
l'action a été éliminée (il ne faut point la concevoir comme
un fil unissant le créateur et la créature, tel le mouvement qui
court d'un terme à l'autre; De Pot., q. 3,a. 3); d'autre part,
en tant que perfection, elle se confond avec cette activité
suprême qui se nomme nature divine (/a P., q. 45, a. 3, ad 1;
De Pot., q. 3, a. 3, ad 2). Impossible de distinguer un Attribut
spécial qui corresponde à la production de l'être (2). Je
sais bien que nous parlons du «Créateur», mais c'est qu'alors
nous intervertissons la relation qui nous relie à la Source
suprême, pour mettre celle-ci en rapport avec le monde :
relation de raison qui ne pose rien en Dieu. Et ceci nous
amène à parler de notre première proportion, celle qui
considère le principe actif. Dans le créé on trouve : 1° un
agent particulier, 2° passant de l'inertie à l'activité, 3° en
relation réelle avec son effet. Proportionnées à l'être par
essence, ces notes se transforment ainsi : 1° agent universel,
2° toujours en acte, 3° sans relation réelle à l'effet.
Le premier point ne souffre pas de difficulté pour celui
qui a conquis une idée assez épurée de la causalité. Réaliser,
donner l'être, cela n'implique point, de soi, une limitation
du principe actif. En revanche, les symbolistes ne par
viennent pas à concevoir comment l'Immuable peut agir
au dehors sans changer, comment l'Absolu peut causer
sans devenir un relatif; aussi devrons-nous consacrer la
fin de notre chapitre à l'examen de ces deux problèmes.
Dans l'ordre moral, nous comprenons fort bien qu'un
effet puisse arriver à l'existence sans entraîner, pour autant,
une mutation actuelle dans la cause. Ainsi le jour de la
Pentecôte 1917, Benoît XV, promulguant le Code de Droit

(1) Saint Thomas note (De Pot., q. 3, a. 3) que certains niaient que cette relation
fût réelle, ce qui fait rêver.
(2) On voit combien futile est l'objection de Mansel : si créer est une perfection,
il est impossible que Dieu l'ait acquise k un moment de la durée; — ce qui suppose
que créer est une perfection distincte, qui advient accidentellement à l'essence divine,
alors que « voluntas (Dei) uno et eodem actu vult se et alia » / C. G., c. 82.
TRIPLE ANALOGIE 371
Canonique, lui donnait force de loi à partir de la Pentecôte
de l'année suivante. Donc le 19 Mai 1918, toutes les prescrip
tions du nouveau Code commencèrent à entrer en vigueur,
sans que pour cela la volonté du Pontife ait subi, ace moment,
aucune mutation (1). Le changement avait déjà eu lieu,
dira-t-on. Qui le nie ? Mais supposons un précepte éternel :
à un moment de la durée, il pourra faire sentir son efficace,
sans aucune modification dans la Volonté éternelle qui le
signifia : toute la nouveauté se tiendra du côté de cet effet
temporel d'une cause immuable (cf. /a P., q. 19, a. 7).
Transposons ceci dans l'ordre d'être, et nous aurons une
notion analogique de ce que peut être une activité immuable
et déterminée en soi, mais changeante en quelque sorte et
souverainement libre par rapport à son terme (// Sent., d. 25,
q. 1, a. 1, ad 1; P P., q. 19, a. 3, 7, 10; / C. G., c. c. 82, 88;
De Ver., q. 24, a. 3, etc.). Affirmations qui semblent s'exclure,
mais qui en vérité ne se contredisent point : l'immutabilité
et le déterminisme concernant la cause, — le devenir et la
liberté, l'effet. Victime comme toujours de l'anthropo
morphisme, le symboliste n'arrive à concevoir la liberté
suprême que sur le modèle de la nôtre, et il veut lui imposer
alors cette pluralité d'étapes, qu'exige en nous le franc
arbitre.
Nous le disions, le concept analogique de causalité a
pour tout contenu : donner l'être, réaliser; il n'implique
nullement une modification du principe qui donne l'être
et qui réalise, il suffit que dans le patient une transformation
ait lieu qui le mette sous la domination de l'agent : « actio
est in passo ». Supposons un Acte Infini, il pourra avoir
sous sa dépendance une multitude de réalités, simultané
ment (De Pot., q. 7, a. 8, f. c.; cf. I Sent., d. 14, q. 2, a. 1,ad 1);
Eternel, il sera libre de déterminer que ces relations com
menceront à tel ou tel instant de la durée, sans être soi-même
affecté par ce perpétuel devenir où se meuvent ses effets (2).

(1) « Sicut per intellectum determinatur rei factae quaecumque alia conditio, ita
et praescribitur ei tempus : non enim solum ars determinat ut hoc taie sit, sed ut tunc
ait; sicut medicus ut tunc potio detur. Unde, si eius velle per se esset efficax ad effec-
tum producendum, sequeretur de novo eflfectus ab antiqua voluntate, nulla actione
de novo existente », II C. G., c. 35; cf. Cp. theol., c. 97.
(2) • Ex quo quidem operationis genere (actio virtualiter transiens) nulla perfectio
Deo advenire significatur sed magis quod proveniat in creatura perfectio ex perfec-
tione divina > (De Pot., q. 10, a. 1).
372 L'IDÉE DE CRÉATION
En revanche, notre langage déficient semblera à tout
instant introduire en Dieu un devenir. En effet, lorsqu'un
être est en dépendance d'un autre, il suffit que la cause de
cette dépendance varie, pour que le rapport varie propor
tionnellement (De Pot., q. 7, a. 8, ad 5; / Sent., d. 30, q. 1,
a. 1, f. c; cf. d. 9, exp. lit. ad 1-2; d. 15, q. 1, a. 1). D'où il
suit que toute modification dans l'être de la créature fait
surgir en elle une relation nouvelle à son principe. Nous
sommes justifiés par conséquent à dire qu'à chaque moment
une infinité de relations nouvelles relient le monde à Dieu;
non point, encore un coup, que l'Immuable change, mais
parce qu'en son perpétuel présent, qui domine toute durée,
il a déterminé qu'à tel ou tel moment de la durée, quelque
chose en la créature serait modifiée (1) : nouveauté, impli
quant une nouvelle relation à Dieu, et réciproquement une
manière nouvelle de concevoir Dieu par rapport au monde (2).
La Création n'est que la première de ces relations, avec
cette différence qu'alors la production fut TOTALE, et l'uni
vers ne pouvait changer, puisqu'il n'était pas encore : la
dépendance surgit instantanément, ne posant absolument
rien dans le Créateur (3), puisque elle se tient toute du côté
du terme temporel de l'Acte éternel (/ Sent., d. 30, q. 1,
a. 2, De Pot., q. 3, a. 3, ad 1-6). Il y a seulement ceci de neuf
que la même activité divine à un certain moment reçoit le
nom (4) de créatrice, au moment, dis-je, où une réalité
apparaît qui mérite le qualificatif d' « être », par Analogie
d'Attribution. La précédente analyse montre, si je ne
m'abuse, avec combien peu de raison l'antithèse de la
quatrième antinomie soutient que l'Absolu ne pourrait
produire un effet temporel sans entrer lui-même dans la

(1) Div. Nom., c. 3, 1. 1; on y trouve de jolis exemples : une chaîne de lumières


suspendue à la voûte céleste : nous semblerions la tirer vers le bas, sans cependant la
faire bouger de place; ou bien encore : embarqués, si nous tenions un cible attaché à
une pierre, nous aurions l'impression de tirer la pierre vers nous, mais en réalité c'est
nous qui avancerions vers la pierre.
(2) / Sent., d. 14, q. 1, a. 1; cf. d. 30, q. 1, a. 1, ad 1. — Nier qu'une mutation
temporelle ne peut résulter d'un acte éternel, serait confondre le quando (éternité de
l'acte), avec le pro quando (nouveauté de son terme), De Ver., q. 2, a. 4, ad 5; De Pot.,
q. 3, a. 17, ad 4-6; ce serait confondre la relation avec ce qui la fonde (/ Sent., d. 30,
q. 1, a. 1, ad 2).
(3) Cf. I Sent., q. 16, a. 6, ad 2.
(4) • Significatur relative ut causans >/ Sent., d. 8, q. 4, a. 1, ad 3; cf. d. 14, q. 2,
a. 1, ad 3 et 5; d. 30, q. 1, a. 3; /•< P., q. 13, a. 7, ad 4. — Mansel a donc confondu
mode de »ignification et chose signifiée.
TRIPLE ANALOGIE 373

chaîne des phénomènes. C'est là ne concevoir aucune causa


lité en dehors d'une causalité univoque, pur « condition
nement » empirique. Celle-ci en effet est de la même nature
que son terme : ainsi l'homme engendre l'homme. Mais
à mesure que l'on monte dans la série des êtres, l'on découvre
les agents assez universels pour pouvoir produire une multi
plicité d'effets divers avec lesquels il n'ont plus qu'une
communauté générique : ainsi le soleil et les diverses mani
festations de son énergie (/a P., q. 4, a. 2-3; q. 115, a. 3, ad 3,
etc). Dans cette cause polymorphique, suréminente, on
retrouve à l'état de synthèse — « excellentius » (/" P., q. 6,
a. 2) — les perfections éparpillées dans les effets. A la limite,
nous aurons un principe tellement parfait qu'on ne retrou
vera entre lui et ce qui en découle qu'une communauté
analogique (/ Sent., d. 8, q. 1, a. 2; /a P., q. 4, a. 2-3; q. 62,
a. 3, etc.). Dominant le temps et l'espace, elle pourra produire
un effet temporel et spatial, sans être enserrée entre les
mailles des phénomènes : « divina natura ex sua infinitate
omnem creaturae modum speciem et numerum transcendit »
(De Pot., q. 9, a. 9).
b) L'absolu et la relation causale.
Cause = relation réelle à l'effet;
Absolu == non relatif;
Cause absolue = relatif-non relatif.
Voilà réduite à l'état de schème, l'objection des symbo
listes, et cette brièveté même la rend plus incisive. (1)
Souvent on a cherché à lui échapper, en se dérobant derrière
une distinction : la seule relation qui répugne à l'Absolu,
a-t-on dit, c'est la dépendance dans l'être par rapport à
un autre; or la cause première, loin de dépendre de la créature,
lui communique l'être (2) Nous-même n'avons-nous point

(1) Soit dit en passant, ad hominen, il est étrange que l'on se montre si difficile
pour le théisme, alors que l'on prêche ouvertement l'identité des contradictoires,
l'absolu qui devient, et mille monstres pareils.
(2) Voici, par exemple, deux passages qui me reviennent en mémoire : « The
only relation which the absolute essentially excludes, is the relation of real dependence
upon anything else. We have no right in reason to define it as the non-related. In fact
it manifests itself as the causal sustaining ground of ail relations. » (The Catholic
Encyclapedia, art. Agnosticism). — « The first cause is of course related to the effect.
A cause out of ail relation to the effect is no cause etc. > BORDES PARKER BOWNE,
Kant and Spencer, London, 1912, p. 236.
374 L'IDÉE DE CREATION
soutenu que les relations subsistantes ne répugnaient pas
à l'Absolu, et ne fîmes-nous pas appel à ce texte de saint Tho
mas : « Substantia prima dicitur absoluta quasi ab alio non
dependens, relativum autem in divinis non excluait abso
lution quod est : ab alio non dependens, sed excludit absolu t n m
quod ad aliud non refertur » (De Pot., q. 9, a. 4, ad
10) ? N'est-ce pas ici une nouvelle application de cette
doctrine ?
Il semble bien que non. Car le cas des relations divines
était privilégié; il s'agissait de rapports surgissant au sein
même de l'Absolu; or, en ce moment, on prétend établir une
relation réelle entre l'Absolu et une réalité qui n'est pas lui;
entreprise contradictoire, l'Absolu ne pouvant pas s'ouvrir
sur le dehors (De Pot., q. 8, a. i, ad 10). Ajoutez que, si la
cause ne dépend pas de l'effet dans l'ordre de l'être, elle
en dépend dans l'ordre d'action et enfin que la création,
dans cette hypothèse, ajouterait à Dieu une relation réelle,
ce qui va à détruire l'immutabilité divine. La seule ressource
qui nous reste, pour échapper au symbolisme, est de retour
ner à notre première analogie, et de voir si la relation réelle
à l'effet est de l'essence de toute causalité.
Les termes créés : agent particulier, passage de la puis
sance à l'acte, relation réelle, étaient proportionnés à
l'être potentiel; supposé au contraire que nous ayons un
être qui soit acte pur, quel changement nous faudra-t-il
faire subir au « numérateur » du deuxième rapport ? — II
faudra éliminer la limitation, le devenir, et la relation
réelle. Passe pour les deux premières rémotions, mais
la troisième laisse-t-elle subsister le concept de causa
lité sous prétexte de l'épurer? N'allons-nous point la faire
évanouir ?
Une considération s'impose : c'est que toutes les relations
consécutives à la quantité, si elles sont réelles, sont aussi
mutuelles, réciproques; mais il n'en va pas de même des
relations qui surgissent dans l'ordre d'action et de passion.
Le patient, l'effet sont toujours en dépendance vis-à-vis
de l'agent, de la cause; la réciproque est également vraie de
toutes les causes « quae mota movent vel agunt vel causant,
nam ex ipso suo motu ordinantur ad effectum producendum »
(De Pot., q. 7, a. 10; /" P., q. 13, a. 7). Mais parfois la cause
est en dehors de l'ordre d'action en vertu de laquelle la rela
TRIPLE ANALOGIE 375
tion surgit. Considérons, pour être plus clair, l'intellection : (1)
cet acte de connaissance met l'intelligence en rapport avec
le réel, mais la chose elle-même ne change en rien, n'est
aucunement ordonnée à l'intelligence : « omnino non attin-
gitur a tali actu, cum actus intellectus non sit transiens in
exteriorem materiam mutandam » (De Pot., q. 7, a. 10).
La pensée est causée par les choses, et pourtant celles-ci
sont d'un autre ordre « res in esse naturali existentes sunt
extra ordinem esse sensibilis et intelligibilis » (/aP., q. 13,a.7).
La relation va de l'intelligence à la réalité, mais non pas
en sens contraire (cf. /// Sent., d. 1, q. 1, a. 1).
Or, Dieu est en dehors et au-dessus de l'ordre créé, et
son action créatrice doit se concevoir plutôt à la manière
de notre acte immanent d'intellection, qu'à la manière
d'un influx physique jaillissant du ciel pour venir embrasser
la terre (2), Action formellement immanente, quoique son
terme soit extrinsèque; action non univoque à l'être de son
effet, (3) comme tantôt l'intellection n'était pas de même
nature que sa cause. Il semble donc qu'on puisse énoncer
l'analogie suivante :
créature connaissable relation de raison
Dieu connu relation réelle.
Sans doute, notre esprit déconcerté n'a de cesse qu'il
n'ait imaginé Dieu comme relié à la créature par son action,
de même que nous suspendons les choses à notre pensée (5),
mais la raison se hâte de corriger les écarts de l'imagination;
en reportant sur la seule créature toute la réalité de la rela
tion. (I Sent., d. 8, q. 4, a. 1, ad 3; d. 14, q. 2, a. 1, ad 3; d. 30,

(1) « Contingit, ut dicit Pltil. 5. Meta., aliquid dici relative non quod ipsum retV-
ratur, sed quia aliquid refertur ad ipsum, sicut est in omnibus quorum unum dependet
ab alio et non e contrario, sicut scibile non est relativum nisi quia scientia refertur ad
ipsum, scibile enim non dependet a scientia sed e converso » / Sent., d. 8, q. 4, a. 1,
ad 3; /«P., q. 16, a. 6, ad 2.
(î) // C. G., c. 31 : « Deus non agit aliqua actione quae sit extra ipsum quasi ab
ipso exiens et in creatura terminat;! , sicut calefactio exit ab igne et terminatur in ligno ».
(cf. De Pot., q. 7, a. 10, c et ad 1; q. 3, a. 15; I Sent., d. 7, q. 1, a. 1, ad 3; d. 14,
q. 1, a. 1, ad 3.; // C. G., c. 9 et 23).
(3) De Pot., q. 7, a. 10 : • Quidquid in (divina actione est) est omnino extra genus
esse creati per quod refertur ad Deum ».
(4) IISent.,d. 1,q. 1,a. 1,ad 1;/«P.,q. 13, a. 7, ad 4; De Pot., q. 7, a. 7, ad 9.
($) 1 Sent., d. 8, q. 4, a. 1, ad 3 : « Intellectus noster non potest accipere relationem
in uno extremorum quin intelligatur in illo ad quod refertur : ideo ponit relationem
quamdam circa ipsum scibile et significat ipsum relative... ita etiam relatio inportata
per hec nomen Deus, vel Creator, cum de Deo dicatur, non ponit aliquid in Deo nisi
secundum intellectum, sed lantum in creatura ». De Pot., q. 1, a. 1, ad 10.
376 L'IDÉE DE CRÉATION

q. i, a. y, 111 Sent., d. 5, q. i, a. i; De Pot., q. 7, a. 10, ad 4;


/a P., q. 13, a. 7, ad 4, etc.). Il nous faut donc renverser en
quelque sorte notre manière de concevoir. Et nous aboutis
sons à ce résultat paradoxal que la causalité, à son maximum
d'épuration, semble passer du domaine de l'action à celui
de relation (creatio passiva); mais celle-ci nous renvoie de
nouveau à l'action, puisqu'elle dépend toute de la suré-
minente activité divine (creatio activa) De Pot., q. 3, a. 3;
II Sent., d. i, q. i, a. 2, ad 4. On doit accorder aux symbo
listes que des difficultés persistent. Tout ce qu'on peut
espérer, c'est d'écarter les contradictions. Certes, la création
n'est pas un mystère au sens théologique, puisqu'on la
démontre, mais il reste qu'on doit strictement s'en tenir,
en notre matière, au simple « an sit » : nous voyons que les
choses doivent nécessairement être ainsi, ce qui n'empêche
nullement les difficultés sans nombre de nous dérober le
« quid sit » de la création. Aussi bien, n'est-ce pas là la rançon
de la connaissance par Analogie ?

La création, exemple parfait d'analogie mixte. — Ce


n'est qu'après avoir assisté à la mystérieuse éclosion
des choses que l'on peut concevoir, en sa plénitude,
l'analogie de l'être. Dans notre chapitre deuxième, nous
poursuivions l'analogie à contre-sens, si Ton peut dire,
puisque, à travers les analogues secondaires, nous cherchions
cet analogue suprême qui seul pourtant pouvait donner un
sens à l'analogie, puisque ceux-là ne se comprennent que com
me ils se définissent : par rapport à celui-ci (i). Au contraire,
posée la création, on s'installe d'emblée au sein de la Cause
universelle de l'être, et définitivement l'analogie s'éclaire :
son ultime fondement ontologique nous apparaît comme
Yimitabilité de Dieu, en sorte que toute notre dialectique a
pour centre : /a P., q. 47, a. i. Dieu a produit l'Univers,
afin que sa bonté soit communiquée à la créature et repré
sentée en elle. Si l'Exemplaire était parfaitement imité, la
créature serait unique, comme est unique l'Image incréée
(De Pot., q. 3, a. 16, ad 12). Mais l'être participé est néces
sairement déficient, reflet presque éteint de la Bonté suprême;

(i) /" P., q. 13, a. 6. — Et si cette « poursuite » n'est pas stérile, ce n'est point du
fait de l'attribution, mais du fait de la proportionnalité latente (analogie mixte).
TRIPLE ANALOGIE 377

alors celle-ci trouve ce biais, pour s'épanouir au dehors,


de multiplier les images de soi, afin que l'une supplée à ce
qui fait défaut à l'autre; ainsi le penseur doit souvent
traduire par un flot de paroles une conception éminemment
simple (1). Voilà donc le secret de la multiplicité des choses :
divina assimilatio est causa diversitatis in rebus (Cp. th.,
c. 102). Or, cette pluralité n'est pas purement matérielle —
reproduction à l'infini d'une même image — la ressemblance
divine est manifestement inégale, il y a gradation, hiérarchie,
constituée par la plus ou moins grande assimilation des êtres
à leur inégalable Exemplaire. La doctrine de la Créature,
Image de Dieu, voilà le fondement ontologique prochain
de l'Analogie.
Rapports foncièrement divers, mais qui s'accrochent
tous à un terme unique, selon un certain ordre, telle est bien
l'analogie d'attribution. Mais il y a aussi proportionnalité
propre, car, si le créé est tout entier tourné vers son Suprême
Analogué (2), pourtant la dénomination n'est pas purement
extrinsèque, — pure relation (3), — mais similitude vrai
ment intérieure aux choses et proportionnelle à leur degré
d'être (4).
Qu'est-ce à dire sinon que le Traité de la Création
synthétise harmonieusement analogie d'attribution et ana
logie de proportionnalité propre ?

(1) /// C. G., c. 97 : « Nam et homo, cum mentis conceptum uno vocali verbo videt
sufficienter exprimi non posse, verba diversimode multiplicat ad exprimendam per
diversa suae mentis conceptionem ».
(2) /••, P., q. 44, a. 1, ad 1 : « Ens per participationem... non potest esse quin sit
causatum, sicut nec homo quin sit risibilis. >
(3) /// Sent., d. H, q. 1, a. •1, ad 7 : « Sicut creatura non habet esse nisi a Deo
ita nee Filius habet esse nisi a Patre, sed in hoc est differentia quod creatura non est
illa relatio secundum quam dicitur esse a Deo, per quam habet esse, et ideo potest
considerari in se sine respectu eius ad Deum, et sic invenitur non habens esse, sed Filius
Dei est ipsa relatio » etc.
(4) /// C. G., c. 97 : « Cum forma sit secundum quam res habet esse, res autem
quaelibet secundum quod habet esse accedat ad similitudinem Dei qui est ipse suum
esse simples, necesse est quod forma nihil sit aliud quam divina similitudo participata
in rebus, similitudo autem ad unum simplex considerata diversificari non potest nisi
secundum quod magis vel minus similitudo est propinqua vel remota. Quanto autem
aliquid propinquius ad divinam similitudinem accedit, perfectius est. Unde in formis
differentia esse non potest nisi secundum quod una perfectior existit quam alia. »
CHAPITRE III

L'UNION HYPOSTATIQUE.

SOMMAIRE

I. — A LA RECHERCHE DU CONCEPT D'UNION HYPOSTATIQUE.


Notre tâche : théologie négative et positive. Les diverses unions
possibles; variations dans les classements de saint Thomas. Élimination
a priori de l'union personnelle-essentielle. Élimination exégétique de
l'union personnelle-accidentelle. Les analogies-types : a) l'âme et le
corps; portée et valeur de cette analogie; b) l'âme et la grâce; le
vêtement et le corps. Synthèse : combinaison des trois analogies.

II. — LES TERMES DE I/UNION : 1° L'HUMANITÉ DU CHRIST.


Richesse de cette étude, sa valeur pour le sentiment religieux;
l'anthropomorphisme judéo-arabe est une Incarnation désespérée. Quatre
aspects dans l'humanité du Christ : essence, individualité, existence,
accidents. Ce qui dans chaque ligne est univoque, analogue, équivoque.

III. — LES TERMES DE L'UNION : 2° LA PERSONNE DU VERBE.


Incarnation et immutabilité divine : « Descendit de cœlis ». Comment
la personnalité divine supplée la subsistance et l'existence humaines.
Actuation sans « information »; comparaison avec la vision béatifique.
Corollaires. Résumé et conclusion.

I. — A LA RECHERCHE DU CONCEPT D'UNION


HYPOSTATIQUE.

Comment concevoir la conjonction, en une seule


personne, d'une nature divine et d'une nature humaine ?
Quelle idée nous faire de l'Incarnation? Parcourant tous
les modes d'union que nous rencontrons dans le créé, en
A LA RECHERCHE DU CONCEPT D'UNION HYPOSTATIQUE 379

trouverons-nous un qui puisse, tant bien que mal, exprimer


le Mystère ?
A ces questions, la méthode d'analogie apporte une
double réponse. La première, appuyée sur la « via remo-
tionis, » expose les déductions auxquelles s'abandonne
a priori la pure raison (1). La seconde, fondée sur la simi
litude proportionnelle, nous livre les conclusions auxquelles
aboutit l'intelligence éclairée par la foi. Ainsi notre recherche
devra, en une première démarche, déterminer négativement
ce que l'union hypostatique ne peut être, puis, à la lumière de
la révélation, commencera l'étude positive : on fixera la
nature de l'union, et, puisque union implique pluralité
d'éléments, on s'attachera à préciser les concepts propres à
chacun de ceux-ci, la transposition analogique une fois
effectuée.

Théologie négative. — Inutile d'aligner les espèces


d'union possibles, pour essayer paresseusement de caser
en l'une d'elles l'Incarnation. La simple raison nous
avertit de la stérilité d'une pareille entreprise, qui nie
implicitement la divine Transcendance. Rien, absolument
rien, dans le créé, n'est et ne peut être l'image adéquate de
cette union ineffable (2) — « ineffabilem assumptionem »
(Un. Verb., a. 2) — entre Dieu et l'homme de cette commu
nion de deux essences en une seule Personne. Il faut nous
contenter d'une idée analogique, car sur les trois notions qui
intègrent notre concept de l'Incarnation, il y en a deux
(nature et personne divine), dont nous ne pouvons avoir une
notion univoque; or le terme total de l'action unitive étant
la personne divine, il suit que tout concept de l'union
hypostatique est formellement analogique. Ajoutez qu'en ces

(1) II est bien clair qu'il n'y a là aucun rationalisme : on ne construit pas à priori
un mystère dont la possibilité même est indémontrable, mais on part d'une hypothèse :
supposé que nous soit révélée une union entre nature divine et nature humaine, —
rien de plus — que peut la raison, laissée à ses seules ressources, déterminer au sujet
de cette vérité première?
(2) Les textes abondent sur l'Ineffabilité de l'Incarnation : /// Sent., d. 1, q. 1,
«. 1 : « inerTabili unioni... *;IV C. G., c. 27 : « inter omnia opera divina maxime ratio-
nem excedit... inter omnia mirabilissimum est »; ih., c. 41 : « haec unio ab humilte
perfecte non valet explicari *; Cp. Th., c. 21 1 : « quodam modo incomprehensibili et
ineffabili ». — Div. Nom., c. 2, 1. 4 (Vives, p. 412) : « Compositio qua divinitus Jesus
compositus est... non potest sumcienter cognosci quacumque menti, etiam ipsius
supremi Angeli »; De Un., a. 1: « Unio singularis supra omnes modos unionis nobis
notos -, etc.
380 L'UNION HYPOSTATIQUE

matières, pour trouver la vérité, il faut creuser jusqu'à l'être


comme tel (reductio ad esse), qui seul est commun à Dieu et
aux créatures; or, l'être est analogique. La remarque paraît
banale, mais elle est pourtant capitale, car saint Thomas note
à plusieurs reprises (1) que la grande source d'erreurs,
en cette matière comme en tant d'autres, est le refus d'aban
donner l'univoque : on veut toujours calquer le mystère sur
le modèle de nos unions créées, essentielles ou accidentelles,
— veritatem a similitudine non discernentes (Cp. th., c. 21 1) —
avec, pour résultat, l'inévitable hérésie. Lors même que l'on
soutient la pensée à l'aide de comparaisons et d'images, on
doit à tout instant prendre garde au piège qu'elles nous
tendent (2), et, à cette fin, corriger, l'un par l'autre, ces
exemples (3); en soi chacun n'a peut-être que la valeur d'une
métaphore ou d'une analogie vulgaire; mais une fois redres
sés, ils peuvent prétendre à une valeur de signification
formelle, en suppléant mutuellement leurs déficiences.
Visant successivement plusieurs points de mire, peut-être
que les directions ainsi marquées, nous indiqueront, par leur
interférence, le point précis où nous saisirons enfin une
réalité qui sans cesse se dérobe. « Quia, ut dicit Hilarius, I de
Trin, comparatio terrenorum ad Deum nulla est, nec
exemplum sufficiens rebus divinis ratio humana praestabit,
sciendum est quod nullus istorum modorum competit ex toto
ineffabili Unioni qua Deus homini unitus est; sed tamen
aliqui istorum modorum quantum ad aliquid repraesentant
illum modum unionis » (/// Sent., d. 1, q. 1, a. 1). Donc, ni
univocité, ni équivocité, mais analogie, et c'est précisément
ces « aliqui » qu'il s'agit en ce moment de déterminer a
priori.

(1 ) ///a P., q. 2, a. 5, ad 1 ; De Ver., q. 20, a. 1 ; 17». V., a. 1 ; Cp. th., c. 209; IV C.


G-, c. 37, 41; cf. CAJET., Sermo coramAlex. Vl;Z1GLîAM,Propaed.,p. 119. — Dans son
remarquable traité « De uno esse in Christo », l'élève de S. Th., REMIGIUS FLORENTINUS,
arrivé a la 23° obj. s'écrie, lassé : « Apparetquod quasi in omnibus huiusmodi argu
ment is contingit deceptio quia concludunt quasi unio... esset naturalis et virtute
naturae facta, quod tamen falsissimum est > (éd. GRABMANN, Misc. Tomista, Barce-
lona, 1924, p. 275).
(2) Op. 3, c. 6. « Sed tamen haec exempla a praedicta unionis repraesentatione
deficiunt... »; De Un. Verb., a. 1 : «... increaturis nullum sufficiens exemplum inve-
niutur »; IV C. G., c. 41, fine; Cp. th., 210; CAJET., In ///»m, q. 2, a. 8, fine.
(3) CAJET., In III"", q. 3, a. 1 : « Tanta est excellentia Incarnationis ut non possit
unica via aut ratione dici.sed oportet, mu lus viis ac modis, mysterii illius cognitionem
qualemcumque investigare. »
A LA RECHERCHE DU CONCEPT D'UNION HYPOSTATIQUE 381

Saint Thomas a adressé deux listes-types d'unions


possibles; nous en reproduirons ici le squelette :
A. — Texte des Sentences (III Sent., d. 1, q. 1, a. 1).
Unio triplex :
1° per conjunctionem in aliquo uno (et non ad invicem)
(a) unum numero : brachia in pectore
(b) unum specie : Socrates et Plato in homine
(c) unum genere : homo et asinus in animali
(d) unum analogia : substantia et qualitas in ente
2° per conjunctionem ad invicem et in aliquo uno
v. g. materia et forma in natura communi
3° per conjunctionem ad invicem et non in uno
v. g. subjectum et accidens.

B. — Texte de la Somme (IIP P., q. 2, a. 1).


Unum triplicuer constituitur (1)
1° ex integris perfectis remanentibus
v. g. acervus lapidum; lapides et ligna in domo
2° ex perfectis transmutatis
v. g. elementa in mixto
3° ex integris imperfectis
v. g. anima et corpus in homine; membra in corpore
On voit immédiatement que les deux divisions ne
coïncident pas. (B) considère plutôt les éléments de l'union
(unum ex pluribus), (A) au contraire étudie l'union elle-même
(conjunctio in uno). On remarquera que (b) (c) et (d) du
premier membre de (A) n'ont pas leur correspondant dans
(1) Cette classification se trouve déjà indiquée, avec des modalités diverses, dans
les Sentences (/// Sent., d. 5, q. 1, a. 2), mais non comme une théorie générale; c'est
une simple application à la personne du Christ :
Una natura in Christ» :
i a) altera tantum : nulla adjunctione interveniente unius ad aliam, vel una
J transeunte in aliam.
y b) composita ex duobus : vel mixtis vel integris manentibus et hoc vel per
' contactum vel per informationem .
Division défectueuse, puisque dans (a) il n'y a point d'union de deux éléments
dans (b) il n'a pas nettement subdivisé les parties en parfaites et imparfaites; il a plutôt
considéré le mode d'union. — Dans IV C. G., c. 35, on trouve une théorie générale :
unum ex multis (a) secundum ordinem; (b) ordine et compositione, (c) commixtione.
Dansla Somme, saint Thomas renferme explicitement (a) et (b) dans le premier membre
de sa division (cf. Ferrar. in h. 1.); enfin le (c) est trop vague, car il ne peut s'appli
quer à l'union de l'âme et du corps, qui est traitée dans la suite sans être rattachée à la
division précédente. — Variations intéressantes par le souci de perfectionnement
qu'elles témoignent chez notre Docteur.
382 L'UNION HYPOSTATIQUE

(B), parce que ce sont là les divisions d'un tout logique (totum
universale). Or (B), comme il est juste, ne considère que le
tout réel. En ce qui concerne (a), il correspond au (3°) de (B);
c'est le « totum integrale ». (B) épanouit en ses 2e et 3e
membres, le (2°) de (A); enfin, le (3°) de (A) se retrouve dans
le (1°) de (B) : il s'agit du « totum per accidens ».
Somme toute, (B) représente une simplification par
rapport à (A), simplification que l'on peut pousser plus loin
encore, en substituant à la division tripartite, une autre qui
soit bipartite : union accidentelle (premier membre de B);
union substantielle (2e et 3e membres). Saint Thomas nous
invite lui-même à réaliser cette simplification, puisqu'il
ramène toutes choses, en fin de compte, à cette alternative :
union accidentelle ou substantielle. Et de vrai, la foi nous dit
que l'Incarnation est une union personnelle, or, dans nos
personnalités créées, nous trouvons des réalités qui lui sont
jointes soit substantiellement (unio in hypostasi et secundum
hypostasim), soit accidentellement (unio in hypostasi tantum).
A priori donc, on peut affirmer qu'entre deux essences
quelconques une double conjonction est concevable. Il
s'agira maintenant de préciser ce que deviennent ces deux
possibilités théoriques, lorsque les termes à unir sont
une nature divine et une nature humaine. A prendre les
choses du côté de la créature, l'une et l'autre union sont
pensables : nous ne sommes donc guère avancés dans notre
élimination, signe qu'il faut mener la recherche en partant
d'un autre point, je veux dire, en considérant les choses du
côté de Dieu. Et ainsi l'influx de la rémotion commence à se
faire sentir. Sans doute le Nestorianisme n'est point con
tradictoire; bien mieux il est attrayant.de l'attrait des théories
faciles qui n'exigent aucun effort de compréhension : l'intel
ligence n'a qu'à se laisser aller paresseusement le long
de la « via augmenti »; on conçoit fort bien une union
morale entre Dieu et l'homme par la grâce et l'amour; faisons
croître cette grâce et cet amour; à la limite, nous aurons un
homme divin, indépassable, un Christ étroitement uni au
Père par des dons suréminents, des vertus merveilleuses;
commerce si étroit qu'il peut être dénommé filiation.
Rien de surprenant, dès lors, que la théologie libérale et
moderniste, qui répugne tellement à admettre tout dogme qui
ne soit taillé à notre aune, ait renouvelé, sous des formes
A LA RECHERCHE DU CONCEPT D'UNION HYPOSTATIQUE 383

diverses, les théories du condamné d'Ephèse(i). En revanche,


l'union essentielle entre les natures divine et humaine, notre
intelligence se refuse absolument à la concevoir, pour cette
raison péremptoire que, de quelque façon qu'on l'interprète
— confusion, transformation, synthèse d'éléments incom
plets — toujours l'union essentielle pose en Dieu une
imperfection, un changement — « migratio naturae in
naturam » (2) — ce qui est non seulement impie (3) mais,
contradictoire (4).
Aussi bien, dès le début de la Somme, saint Thomas
avait-il écarté, comme une «erreur manifeste», toute doctrine
tenant que Dieu peut se fusionner avec quoi que ce soit :
« omnia haec manifestam continet falsitatem, neque est
possibile Deum aliquo modo in compositionem alicuius
venire»(/aP.,q.3,a.8etloc.paral.,imprimis/C.G.,c.c.26,27;
Cp, th., c. 17). C'est pourquoi, la raison écarte non seulement
l'union substantielle-essentielle (production d'une nature
nouvelle, Quod. 2, a. i), mais encore l'union subtantielle-
personnelle conçue de telle sorte que, par la synthèse de deux
natures, on aboutisse à une réalité nouvelle, qui serait la
personne du Christ (cf. IIP P., q. 2, a. 5 ad 2). Or, comme
nous ne connaissons pas d'union substantielle qui ne soit
en même temps essentielle, il suit que la pure raison nous
rejette vers l'union accidentelle, et que le premier résultat
auquel aboutit la « via remotionis » est celui-ci : le mono-

(1) Cf. Dict. Apol., art. Jésus-Christ, col. 1365 ss.


(2) P. LOMBARD, /// Sent., dist. 6, prima opinio.
(3) " Quod est magis impium, aliquid Verbi dicit (Apollinarius) fuisse in carnem
conversum * II C. G., c. 31.
(4) // C. G., /.£.:« huius erroris impossibilitatem. . . facile est apprehendere »; th.,
c. 41 :« eorum dictum omnino impossibilitatem continet;» III Sent., d. 5,q.i,a. 2: >...
tolleretur simplicités et immutabilités divinae naturae <>;7aan., c. i, 1. 6 : « quidam
posuerunt Verbum ita carnem factum esse, ac si ipsium vel aliquid eius sit in carnem
conversum, sicut cum farina fit panis, et aer ignis... sed huius opinionis falsitas
manifeste apparet. . . Deus immutabilis est; > et ainsi en cent autres endroits (IV C. G.,
c. c. 33, 35, 41, 49, 55 ad 5; III Sent., d. 6, q. 2, a. 3, ad 4; cf. d. i. q. i, a. i, ad 5;
III»P.,q. i,a. I,ad4;q. 3, a. 2; q. 5, a. i, ad 2; 8.3, ad 3;q. 16, a. 2, ad i; op. i,c. 18;
op 3, c. 6; op. s', Cp. th., c. 206, etc. De tout temps, on a remarqué que les adversaires
de l'Incarnation, depuis Celse jusqu'à nos jours, ont conçu le mystère comme l'affirma
tion (pour un cas unique) de ce que les panthéistes disent du tout : Videntité de
nature entre la créature et Dieu « quasi natura divina sit in carnem conversa » (///• P.,
q. 3, a. 2; cf. l'excellente discussion de CONTENSON, de Inc., dissert, praeamb., c. i,
spec. 2). Fausse conception, qui fait écrire à SPINOZA : « Ceterum. . . quod Deus naturam
humanam assumpserit, monui expresse me quid dicant nescire, imo ut verum fatear,
non minus absurde mihi loqui videntur quam si quis inihi diceret quod circulus
naturam quadrati induerit. » (Epist. ad H. Oldenburg, nov. 1675, éd. Brader, II,
p. 194).
384 L'UNION HYPOSTATIQUE

physisme, à l'encontre du nestorianisme, est impossible parce


qu'impensable (cf. CAJET., Oratio 2a coram Alex. VI).
Deuxième étape : rapprochement de cette théologie
négative et des données de la foi. De fait, comment la mys
térieuse union nous a-t-elle été révélée ? Une seule conclusion
empruntée aux recherches « positives » nous suffira : c'est la
« communication des idiomes », qui se montre fatale à toute
conjonction accidentelle, à tout nestorianisme (i). Il est
patent que, dans l'Ecriture et la Tradition, les propriétés
concrètes des deux natures sont attribuées indifféremment au
même Christ; elles se disent même les unes des autres, et
nulle part on ne trouve un fondement à ces distinctions trop
subtiles qu'introduisaient les nestoriens (IIP P., q. 16, a. 4) :
l'univocité de la prédication est parfaite : « indistincte
proferuntur » (Op. 3, c.6). Le «Verbe qui se fait chair», et «cet
homme appelé Jésus qui affirme de soi : avant qu'Abraham
fut, moi je suis » (IV C. G., 35), voilà qui ne peut s'expliquer
dans l'hypothèse d'une simple union morale (2). Quoiqu'en
ait rêvé Maître Eckart(DENZ., nn. 5 13, 539,55.), du saint le plus
abîmé dans la divinité, on ne peut pas dire avec pro priété,
qu'il est éternel et qu'il a façonné l'univers (O/>.3, c. 6, f.); or,
du Christ on peut affirmer, avec une égale vérité, qu'il est né
d'une femme, et qu'il a créé les étoiles (Resp. adlect. Bisunti-
num, a. 4; Cp. th., c. 211. f; IV C. G., c. 38). Distinction des
natures, indivision dans la personne.
Or, une fois confessée la vérité évangélique, la raison
elle-même écarte cette doctrine qui divise le Christ (DENZ.,n.
il 5; IV C. G., c. 34, arg. 195^.9,3. 2). Posée la prémisse de
foi, le nestorianisme devient impossible, de même que tout
à l'heure — pour la simple raison — l'eutychianisme. Mais
on saisit la nuance qui sépare les deux hérésies, et que
saint Thomas a fort bien marquée : sa réfutation de Nesto-
rius est plus copieuse, parce que le système n'est pas absurde
en soi ; et puis, elle s'appuie sur des arguments scripturaux
(ils sont vingt-sept en tout sauf erreur) : « Hic error aucto-
ritate S. Scripturae répugnât » (Cp. th., c. 203); quant à
Eutychès, le saint Docteur l 'exécute plus rapidement,et surtout
(1) III Sent., d. 5, q. i, a. 3, s.c.; q. 2, a. 2; d. 6, q. 3, a. 2; Cp. th., c. 210; IV C,
G., c. 39; ///a P., q. 2, a. 3; q. 16, a. i et 4; cf. IV C. G., c. 28, 34, 37, 38, etc.
(2) Cf. De Sp. Cr., a. 2 : « Si sint duae substantiae omnino disjunctae, una agente
vel opérante, alia non dicitur operari. >
A LA RECHERCHE DU CONCEPT D'UNION HYPOSTATIQUE 385

à l'aide de preuves de raison, et si, à la fin, il apparaît que


l'une et l'autre erreur est intenable, il y a pourtant cette
différence que l'impossibilité du monophysisme est méta
physique, tandis que celle du nestorianisme n'est qu'exé-
gétique, pour ainsi parler (1).
La théologie négative semble aboutir à une impasse : ni
union accidentelle, ni union essentielle ! et ce nous est un signe
que nous n'avions point tort de conclure, dès le principe,
à l'analogie. Partis à la recherche d'une notion intelligible de
la mystique, conjonction des deux natures, il serait funeste de
prendre modèle sur des unions créées. Point d'univocité,
mais un traitéformellement analogique. Qu'est-ce à dire ? Que
les règles de notre méthode nous contraignent à faire passer
par le laminoir de la « proportion-type »
(a) = (x)
être participé être imparticipé
les différents concepts d'union créée, afin que, suffisamment
affinés, ils deviennent utilisables en théologie : « nullus
istorum modorum competit ex toto... sed tamen aliqui
istorum modorum quantum ad aliquid repraesentant... »
(/// Sent., d. 1, q. 1, a. 1). Nestorius sauvegarde la multi
plicité des natures (2), Eutychès l'unité de personne; mais
chacun sacrifie l'aspect opposé, parce que chacun se repré
sente l'Incarnation univoquement, sur le modèle de l'un des
deux groupes principaux d'unions créées. Il reste donc à
trouver un concept qui domine analogiquement les deux
erreurs opposées. Et il ne sert de rien de dire que ce
concept est celui d'union « personnelle », car l'âme et le corps
unis, donnent une personne, et les accidents nous sont
unis personnellement (accidens trahitur ad personalitatem
subjecti ut sit persona eadem hominis et albi, Cp. th.,c. 21 1);
ce qui importe, c'est de déterminer le sensa donner — voilà la
méthode d'analogie! — à ce mot « personnel ». Le problème
est le suivant : trouver une union personnelle qui ne soit ni
accidentelle ni essentielle, ou si l'on veut, qui soit personnelle
sans être essentielle, qui joigne deux natures sans les

(1) Comparez à cet égard les ch. 34 et 35 du IV C. G. (cf. aussi les ch. 4 et 28)
et les ch. 203 et 206 du Cp. th.
(2) Saint Thomas dit que la principale perfection de l'union accidentelle consiste
en ceci : qu'il n'en résulte pas un .• tertium quid » Cp. th., c. 211.

Analogie. 25
386 L'UNION HYPOSTATIQUE

confondre, et néanmoins soit substantielle (De Un. V., a. 1,


ad 13).
Pour soutenir nos analyses, prenons deux cas types
d'union « personnelle » — les mêmes qui ont défrayé les
disputes christologiques : 1° âme et corps (union personnelle-
essentielle); 2° grâce et âme (union personnelle-accidentelle);
par la négation, épurons chaque concept; puis, prenant ce que
chacun a de parfait et combinant ces éléments, nous aboutir ons,
l'un ajoutant ce qui manque à l'autre, à une idée proportion
nelle de deux natures qui se rejoignent dans la seule person
nalité (contre l'union essentielle), et selon la personnalité
(contre l'union accidentelle). L'inconnue, le (x) de notre
égalité de rapports, c'est donc le terme « personnalité »;
autour de sa signification, tout le débat se déroulera, et nous
saurons que notre recherche aura été féconde, seulement lors
que nous aurons éclairé l'énigme qui provoqua notre
inquiétude.
a) L'âme et le corps (1). — Consacrée par l'usage, et
surtout par l'Athanasianum, cette comparaison passe pour
être, en matière christologique, le meilleur des exemples
(Op. 3, c. 6; Un. V., a. \;IV C.G., c. 41), la plus parfaite des
analogies. Analogie vulgaire ou analogie métaphysique ? Loin
d'être un hors-d'œuvre, la confrontation de la présente
similitude avec la fameuse « théorie psychologique de la
Trinité » se révèlera comme très éclairante. On se souvient
que, d'après nous, l'analogie tirée de l'émanation intel
lectuelle » atteint formellement, quoique dans la nuit, la
réalité divine, de sorte qu'en toute vérité nous pouvons dire :
c'est bien ainsi que, toutes proportions gardées, se passe la
génération du Verbe divin. Donc,vraie analogie métaphysico-
théologique. En revanche, le rapprochement entre l'union
hypostatique et le composé humain nous apparaît comme
une analogie hybride.
(1) Sur cette comparaison consulter : /// Sent., d. 1, q. 2, a. 1; d. 2, q. 1, a. 3;
q. 1,ad 2-3; qla 2, c. et ad 2; qla 3, s. c. t et per tot.; d. 2, q. 2, a. 1; d. 6,
q. 1, a. 2, ad 3-5; q. 2, a. 3, ad 7; q. 3, a. 1; d. 7, q. 1, a. 1, ad 1; IV C. G., c. 35,
arg. 4; Cp. th., c. 204; 209; 211; De Ver., q. 20, a. 1; Un. Verb., a. 1, c. et ad 1; a.
2, ad 13; a. 5, ad n;op, 3, c. 6;///«P.. q. 2, a. 1, ad 2; a. 5. ad 1; a. 6; a. 7, ad 1;
q. 16, a. 1, ad 2; cf. CAJET., /n///«m, q. 2, a. 1, ad 3; a. 6, ad 2; a. a. 7, 8, 9,
Oratio 2* coram Alex. VI; ]. B. BORD, L'union hypostatique dam le Christ, et l'uni°n
du corps et de l'âme dans l'homme, (Rev. thom., janv. 1921.): MINGOJA, De Unione
hypostatica, Catanae, 1926 (p. 231 ss. : exempla unionis hypostaticae).
A LA RECHERCHE DU CONCEPT D'UNION HYPOSTATIQUE 387

Non pas précisément analogie-vulgaire, car elle présente


un minimum de rigueur; pas tout à fait analogie-méta
physique, car, à mon sens, elle n'atteint pas, formellement, la
réalité même du mystère. C'est ici le cas de rappeler, en une
rapide parenthèse, que l'analogie, étant elle-même analogique,
échappe à tous nos essais de classification rigide et ne se
range souvent sous les divisions et les subdivisions que par
réduction : c'est à peine si nous pouvons poser des jalons et
marquer des points de repère. — Notre refus d'assimiler
l'analogie « âme et corps » à l'analogie « émanation du verbe »
se fonde sur ceci que cette dernière est une perfection pure,
alors que celle-là enclôt en son concept formel une im
perfection radicale : l'union essentielle (1). Donc, tandis que
nous pouvons transposer proportionnellement en Dieu la
notion de procession intellectuelle, tout au contraire, à
vouloir procéder ainsi avec l'autre comparaison, nous
aboutirons à une contradiction patente : le monophysisme.
Sans doute, dans l'homme, la vie de l'intelligence est précaire,
mais — nous avons tenté de le montrer — l'on peut corriger
suffisamment ces déficiences pour qu'on obtienne une notion
analogique d' «émanation du verbe » qui soit toute perfection,
et qui puisse être proportionnée à Dieu. Cette analogie n'est
pas seulement, pour nous, le meilleur exemple de procession;
nous entendons bien qu'elle exprime réellement — quoique
fort imparfaitement et fort obscurément — la nature de la
divine génération. Or, tel n'est pas le cas pour la comparaison
« âme et corps ». Evidemment il y a tout d'abord ceci que la
deuxième Personne de la Trinité n'est pas une âme, et que
la nature humaine n'est pas un corps (/// Sent., d. 2, q. 1 , a. 3,
q. 2, ad 2; Cp. th., c. 204, 211; De Ver., q. 20, a. 2); mais, même
en faisant abstraction de cela, il reste qu'on ne peut pas dire,
sans restriction, que la nature divine joue le rôle de l'âme, et
la nature humaine celui du corps, car jamais on n'arrivera à
dépouiller cette analogie de toute limitation, étant donné que
l'âme et le corps sont, par définition, substances incomplètes,
s'appelant l'une l'autre, et s'épousant dans une union de
personne qui est, conjointement, une union de nature. Au
besoin, on pourrait fort bien se passer de notre comparaison
pour échafauder le Traité de l'Incarnation, tandis qu'il

(1) En effet, point d'union essentielle sans parties imparfaites.


388 L'UNION HYPOSTATIQUE

n'apparaît pas comment on arriverait à approfondir la


théologie de la Trinité, sans faire appel à l'analogie
« psychologique ».
Néanmoins, on aurait tort, pensons-nous, de reléguer la
comparaison tirée du composé humain parmi les analogies
vulgaires, simples exemples ou images destinées à sou
tenir la pensée. A l'origine, telle que la présentent le caté
chiste ou le prédicateur, cette similitude n'a pas d'autre
portée, mais la théologie s'en empare et la redresse. Union
personnelle fondée sur une union essentielle, si ce dernier
concept n'est pas utilisable en notre matière, le premier,
en revanche, est susceptible d'être transposé analogiquement.
Donc, sur un point — en tant qu'union personnelle, avec
les conséquences qui en dérivent — l'union de l'âme et du
corps a une valeur de comparaison qui est objective, —
mais sur un point seulement. Portée fragmentaire, par
conséquent, et c'est pourquoi, l'essence étant indivisible (1),
notre similitude ne peut prendre rang parmi les analogies
de proportionnalité propre; amphibie, elle relève de la
métaphysique et de la pédagogie. Essayons maintenant de
l'analyser de plus près.
Le composé humain nous offre l'image d'une union subs
tantielle, essentielle, personnelle. Nous avons rangé ces trois
notes selon une compréhension croissante; elles ne s'excluent
donc pas, l'une enveloppant et précisant l'autre.
1° Union substantielle. Si nous étions en philosophie, il
faudrait ici instituer un long débat avec les tenants de l'union
accidentelle entre l'âme et le corps, depuis les platoniciens
jusqu'aux modernes parallélistes. S. Thomas a fort soigneu
sement noté les retentissements doctrinaux que pouvaient
avoir les différentes théories philosophiques, lorsque de
celles-ci on voulait tirer des analogies christologiques. Ainsi
le platonisme conduit tout droit au nestorianisme (/// Sent.,
d. 2, q. 1, a. 3, q. 2; d. 5, q. 3, a. 2; d. 6, exp.lit.), tandis que
l'aristotélisme mènerait au monophysisme (IV C. G., c. 41;
///a P., q. 2,.a.1, ad 2, etc.). Il est certain que l'un et l'autre

(1) Ceci dit pour prévenir une objection : on pourrait soutenir que l'analogie
trinitaire elle aussi n'est que fragmentaire puisque tous les éléments de notre vie
intellectuelle ne se retrouvent pas en Dieu. Mais ces éléments ne touchent pas à
l'essence de l'émanation intellectuelle, tandis qu'il est de l'essence du composé humain
d'être formé de parties incomplètes et imparfaites.
A LA RECHERCHE DU CONCEPT D'UNION HYPOSTATIQUE 389

système peuvent être corrigés; pourtant cette différence


reste, que le platonisme est utilisable seulement en tant
qu'analogie dynamique (1), tandis que la doctrine aristoté
licienne du composé humain, dûment redressée, restera
valable dans l'ordre d'être (union substantielle-personnelle).
Fort heureusement pour nous, les controverses des
philosophes, nous les pouvons négliger, étant en théologie,
et en théologie thomiste surtout, d'après laquelle il va de
soi que l'âme et le corps sont des principes substantiels,
quoique incomplets, et qu'ils ne se réunissent point par
agglutination, mais par communion à la même nature; de
leur union résulte une seule substance, à telles enseignes
que l'âme n'est pas en relation avec le corps comme le serait
un ange, par simple contact actif; non, il y a vraiment unité
d'être.
2° Union essentielle ensuite, parce que principes incomplets
l'âme et le corps s'appellent mutuellement, pour former
par leur conjonction une troisième réalité: l'essence humaine,
dont ils sont l'un et l'autre les parties intégrantes. Union
essentielle, et la plus parfaite de toutes, puisqu'il n'y a ni mé
lange ni transformation, et que l'âme et le corps restent
intacts et distincts tout en s'épousant; la matière jouant le
rôle d'élément perfectible ou potentiel, l'esprit étant le prin
cipe perfectif et actuel, le composé enfin étant vraiment une
troisième réalité, ne s'identifiant avec aucun de ses compo
sants, puisque une personne humaine, ce n'est ni une âme
séparée ni un corps inanimé (De Ente et Ess. c. 3).
3° Union personnelle, en dernier lieu, parce que l'être
humain est un centre d'attribution et un principe d'opé
ration, je veux dire une nature qui existe par soi et incom-
municablement. Cette incommunicabilité et cette existence
subsistante, S. Thomas enseigne que, par l'âme, elles sont
données à la matière corporelle (2), en sorte que l'être du
composé appartient aussi en propre à l'âme, forme subsis
tante, par où s'explique, — le corps une fois détruit, — la
(1) Dans l'ordre d'opération, l'âme est l'instrument du corps, aussi l'humanité
sera celui de la personne divine.
(2) Sp. cr., a. 2, ad 3;/a P., q. 76, a. 1, ad s; III Sent., d. a, q. 1, a. 3, q. 1, ad 5;
cf. ad 2; CAJETAN, /n/am, q. 2, a. 6, ad 2 : «anima dupliciter commun icat esse suum
corpori : primo per modum naturae, et hoc facit informando... secundo per modum
personae, et hoc facit communicando suum subsistere corpori, ita quod non solum
ipsa anima per suum subsistere subsistat, sed corpus subsistat per illudmet subsistere.'
390 L'UNION HYPOSTATIQUE
survie de l'esprit (IV C. G., c. 55, ad 14 arg.). Si mainte
nant nous étudions notre union, non plus au point de
vue de l'être, mais au point de vue de l'opération, nous
constatons, entre les deux principes de notre moi, une
certaine interaction, un influx mutuel, tel cependant que
l'âme a toujours la primauté, se servant de son corps comme
d'un instrument ou organe, qui lui est intimement uni (IV
C. G.,c. 41).
Nous pouvons maintenant établir la proportion :
âme et corps divinité et humanité
personne de l'homme personne du Christ
ou, selon les mots du Symbole : « Sicut anima rationalis et
caro unum est homo.t,ta Deus et homo unus est Christus».
— Le monophysisme, interprétant la comparaison univo-
quement, comme semblable en tous points, arriva à faire
de la personne de Jésus un « tertium quid » résultant de
l'union des deux natures; monstre qui ne serait ni humain
ni divin, tout de même que, l'essence de l'homme ne s'iden
tifie ni avec l'âme ni avec le corps (/// Sent., d. 2, q. 1,
a. 3, q. 3, ad 1; Qd., 2, a. 3, ad 1; Cp. th., c. 209; IIP P.,
q. 5, a. 3, ad 3). Théorie contradictoire, nous l'avons assez
répété (1); aussi, tenant compte que l'un des termes de
l'union est la plénitude de l'être, il faudra faire un nouvel
appel à la théologie négative, pour écarter de l'analogie
tout ce qui serait incompatible avec la nature incréée, par
conséquent ce qui concerne l'union essentielle (2). Donc,
la divinité et l'humanité ne sont pas principes constitutifs

(1) La première et la troisième des « opinions » que rapporte P. Lombard mettent


à nu le danger des comparaisons univoques. Voyant que l'âme joue dans le composé
humain un double rôle, celui de principe constitutif de la nature et celui de principe
constitutif de la personne, les tenants de la première • opinion > concluaient que
l'union de l'âme et du corps dans le Christ était non seulement essentielle, mai*
personnelle; ils posèrent donc deux personnes. La troisième « opinion > (Abélard),
pour éviter cet écueil, nia dans le Christ l'union de l'âme et du corps, (cf. les textes du
« Maître » /// Sent., d. 6; S. THOMAS, 1fr,. q. 3, a. 1; Cp. th., c. 209; De Ver., q. 20,
a. 1;///a P., q. 2, a. 5, ad 1 et a. 6;/KC. G., c. 37, 41; cf. Qd. g, a. 2, ad 1). L'uni-
vocité a donc conduit à plusieurs hérésies : ," les monophysites calquent l'union
hypostatique sur l'union de l'âme et du corps, pour aboutir ainsi à l'union essentielle;
2° au sujet de l'humanité du Christ, la première « opinion * dit : union essentielle
de l'âme et du corps, donc également union personnelle. La troisième « opinion •
répond : pas d'union personnelle, donc pas d'union essentielle. Toutes ces pensées ne
peuvent que passer du même au même, et se meuvent sur un plan unique; trop rigides
pour pouvoir suivre la flexible analogie.
(2) O,.rA.,c.211;/FC.G.,c.35,arg.4;c.41;///"P.,q.2,a. 1.ad 2; Un. Verb.,
a. 1 , ad 1 ; a. 5, ad 1 1 ; Op. 3, c. 6.
A LA RECHERCHE DU CONCEPT D UNION HYPOSTATIQUE 391

d'une nature nouvelle; le Verbe n'est pas une substance


incomplète, forme de l'humanité, comme l'âme est la forme
du corps (Cp. th., c. 211; Un. Verb., a. 1; a. 2, ad 13, etc.);
la Personne du Verbe n'est pas composée de deux parties
intégrantes. Nous aurons ainsi, par contraste, deux natures
parfaites qui se rejoignent. — Dans l'ordre d'existence, il
faudra éliminer toute limitation provenant de ce que l'acte
substantiel est reçu dans le composé et résulte de la réunion
des deux éléments. Par contraste encore, nous aurons une
existence qui n'est pas causée par l'union — puisqu'elle
préexiste à celle-ci (/// Sent., d. 6, q. 2, a. 3) —; qui est
illimitée et non pas subjectée, — partant sans aucune relation
réelle à l'humanité, laquelle est assumée non à l'être de la
nature divine, mais seulement à l'être de la Personne du
Verbe (///" P., q. 2 a. 6, ad 2).
Laissant de côté les contrastes pour les ressemblances,
nous devrons non seulement constater celles-ci, mais encore,
pour détruire l'univocité, avoir recours à la méthode de
suréminence (IV C. G., c. 41, fine). Or, les ressemblances
se tirent de ceci que le composé humain nous présente
l'image d'une union personnelle-substantielle (1), tandis
qu'entre la science ou la vertu et l'homme, il n'y a qu'une
union personnelle-accidentelle (2). Appliquant cette
doctrine à l'Incarnation, on écartera d'abord tout nestoria-
nisme, puis, faisant jouer la suréminence, on obtiendra une
conjonction qui, loin d'être périssable comme celle de
l'esprit et de la matière, est plus étroite, et durera toujours
(IIP P., q. 2, a. 9, ad 3), comme il sied à une personne
divine (/// Sent., d. 2, q. 2, a. 7, q. 1, ad 2).
Et puis, c'est la série des ressemblances : 1° l'âme et
le corps ne se confondent pas; de même Dieu ne se change
pas en homme (3), et l'homme n'est pas transformé en Dieu:
« humana natura a Deo assumitur, non quidem ut conver-
(1) CAJKT., In ///i"", q. 2, a. 1, ad 2: «Non ponit (Athanasius) similitudinem quoad
unitatem naturae, nec quoad modum constituendi unum suppositum... intellige
igitur similitudinem quantum ad ipsam unitatem suppositi utrobique subsistentis
in duobus, ibi in natura animae rationalis et carnis, hic in natura Dei et hominis,
diversimode tamen juxta diversas conditiones eorumdem. »
(2) C'est la différence entre « uniri in hypostasi « et « unir , secundum hypostasim >.
Sur cette différence cf. CAJET., In IIIi"n, q. 2, a. 6, ad 3.
(3) IV C. G., c. 34, arg. 19 : « ...Si anima praeexisteret corpori et diceretur
lien substantia corporea quae est homo, non mutatione propriae naturae, sed assump-
rione naturae corporeae ». cf. Op. 3, c. 6. initio; CAJET., In ///am, q. 2, a. 6.
392 L'UNION HYPOSTATIQUE
tatur in Deum sed ut Deo adhaereat » (1); 2° l'âme s'unit
immédiatement au corps (Sp. Cr., a. 3), et, pareillement,
il n'y a aucun intermédiaire entre la divinité et l'huma
nité (2); 3° c'est l'âme encore qui, dans le composé, joue le
rôle principal; elle élève le corps à la communion de son
être (/// Sent., d. 2, q. 1, a. 3, q. 1, ad 5); une prérogative
semblable convient au Verbe vis-à-vis de l'humanité du
Christ (op., 3, c. 6), puisque c'est lui qui fait subsister la
nature humaine dépourvue de sa personnalité et de son
existence propres; 4° dans l'ordre d'opération (3), la matière
est l'instrument de l'esprit, les parties du corps étant comme
les membres de l'âme (op. 3, c. 6), et ce lien est si étroit que
l'action de la personne est comme à double face : psycho
physique, elle est tout entière de l'âme et tout entière du
corps (4); de même (5). dans le Traité de l'Incarnation, il
sera longuement question d'opérations théandriques (6)
de l'Humanité en tant qu'instrument du Verbe. Si nous
en avions le loisir, il serait fort intéressant de montrer
comment la thèse thomiste, seule, réussit ici à opérer la
transposition analogique exacte, et que les objections, que
l'on oppose à la causalité « physique », proviennent en grande
partie de l'univocité; comme si Dieu, se servant d'un instru
ment, devait se plier aux mêmes limites, et agir de là même
manière que la cause principale, dans le créé. 5° Enfin,
puisque la « communication des idiomes » est le signe le
plus apparent de l'union personnelle entre le Verbe et
l'homme-Jésus, il est tout naturel que nous trouvions dans
le composé humain quelque chose qui ressemble à cette
interférence d'attributs (/// Sent., d. 7, q. 1, a. 1, ad 1; Op. 3,
c. 6, ante med.) En effet, on ne donne pas à l'âme les
(1) Op. 3, c. 6; Illa P., q. 2, a. 1, ad 3.
(2) /// Sent., d. 2, q. 2, a. 2, q. 1; sur le mode substantiel admis par Suarez et
Vasquez comme lien d'union, cf. J. A S. THOMA, In Illam p., d. 4, a. 3; et BILLOT,
De Verb. Inf., p. 132.
(3) « Anima unitur corpori dupliciter et secundum essentiam ut est forma ejus, et
secundum potentiam ut est motor ipsius. » /// Sent., d. 1, q. 2, a. 1. — Dans ses
premières œuvres (v. g. IV C. G., c. 41), saint Thomas est revenu avec prédilection
sur cet aspect de l'union qui, cependant, est beaucoup moins formel; aussi a-t-il
rectifié son point de vue plus tard, ce qui fait écrire à Cajetan : « In processu vero
Auctoris, video ipsum seipso altiorem » In lll°mi q. 2, a. 6, ad 4.
(4) L'âme conservant toujours la primauté, ce qui est également vrai des opéra
tions théandriques (op. 3., c. 6, initio).
(5) Avec cette différence que, dans les rapports entre âme et corps, il y a inter
action, ce qui évidemment ne peut être le cas ici, la divinité étant impassible.
(6) Cp. th., c. 209, 211; IV C. G., c. 36; 41; Un. Verb., a. 1; a. 5, ad 1-6.
A LA RECHERCHE DU CONCEPT D'UNION HYPOSTATIQUE 393

propriétés du corps, tout comme les qualités de la nature


humaine ne se disent pas de la divine in abstracto (III'' P.y
q. 16, a. i, ad 2). Mais on peut rapporter à la personne
concrète de l'homme ce que lui convient à raison de l'un
de ses deux principes, et il en va de même de la personne
du Christ, par rapport à sa double nature.
Que faut-il en définitive retenir de cette longue confron
tation ? Que notre analogie tient en ce qui concerne l'unité
de personne, mais est boiteuse pour ce qui regarde la
multiplicité des natures dans le Christ (///* P., q. 2, a. i,
ad 2 et loc. parai.). Nous atteignons ainsi au but de la
première route suivie; le concept d'une union personnelle
substantielle, mais non esentielle.

b) La grâce et l'âme; le vêtement et le corps (i). — Compa


raisons encore plus déficientes que la précédente (2), quoi
qu'en aient certains théologiens (3). La méthode négative
trouve ici tant à élaguer, que c'est à peine s'il reste un
résidu capable d'entrer dans notre proportion-type.
Sans doute, la grâce n'est pas quelque chose d'adjacent
mais d'inhérent, elle n'est pas plaquée sur la surface de notre
être, au contraire, elle nous est intérieure et siège dans la
propre essence de notre âme (/" //*", q. no), elle s'unit à
notre personne même, la preuve en est que nous posons
des actes surnaturels et méritoires. Par conséquent, on peut
conclure à l'union personnelle (4), pourvu que l'on rectifie
aussitôt: union personnelle-accidentelle(5) (unio in hypostasi
tantum et non secundum hypostasim). Aussi bien toutes
les qualités qui inhérent à un sujet substantiel communient-
elles à son être, non par voie de subsistance, mais par voie
d'inhérence (CAJET., InIIIam, q. 2, a. 6). Que, si nous essayons
une transposition univoque de cette conjonction accidentelle,

(1) Sur l'union personnelle-accidentelle comparée à l'union hypostatique cf.


III Sent., d. i, q. 2, a. i, ad 5; d. 2, q. i, a. 3, q. i, ad 3; d. 2, q. 2, a. 2, q. i, ad 2',
d. 6, q. 3, a. 2; d. 7, q. i, a. i, ad 5; a. 2, ad 4; d. 7, q. 2, a. i, ad 5; d. 12, q. i,
a. i;IVC. G., c. 4, 28, 34, 36, 37; Cp. th., c. 211, 214; Op. 3, c. 6; Qd. 9, a. 2; Un.
Verb., a. i, ad I3;III«P, q. 2, a. 6, ad i;q. 3,8. 7, ad 1-2; q. 3, a. 4, ad 3; q. 16, a. i.
— CAJET., In III*m, q. 2, a. 6, adv. 2; q. 4, a. i, ad 2; Orat. 2 ad Alex. VI.
(2) Cf. III» P., q. 6, a. 6, ad 2.
(3) Cf. la discussion de CAJETAN, In ///"«, q. 2, a. 6.
(4) Cp. th., c. 2ii : « ...Quodlibet accidens, ab eo in quo est, constat secundum
personam indistinctum esse « cf CAJET., InIII*m, q. 2, a. 6, ad 3; et Oratio coram
Alex. VI.
(5) II Sent., d. 26, q. i, a. a.
394 L'UNION HYPOSTATIQUE
nous aboutirons, comme tout à l'heure, au sujet de l'union
essentielle, à une contradiction patente. En effet, l'accident
n'existe pas pour soi, de plus il s'ajoute à la substance à
laquelle il adhère et qu'il actue (// Sent., d. 26, q. i, a. 2,
ad 3). Comment donc imaginer que la nature humaine
puisse perdre sa substantialité pour rester appendue à la
personne divine, et d'autre part, comment ajouter quelque
chose à Dieu, comment lui octroyer un acte nouveau ?
(IV C. G., c. 41; /// Sent., d. 6, q. 3, a. 2). Aussi bien le
nestorianisme n'a-t-il jamais songé à faire de la nature
humaine un accident de la divinité; s'il faisait appel à la
comparaison « âme et grâce », c'était comme à un exemple
d'union accidentelle-morale, plutôt que personnelle-acci
dentelle (i) : Jésus, temple de la divinité, habitacle du Verbe,
Jésus, élevé à une Sainteté telle qu'il en est SUIUJOD déifié
(Op. 3, c. 6; ///" P., q. 2, a. 6; IV C. G., c. 4, 28, 34; Cp.
th., c. 214, etc.) doctrine qui — malgré toutes les protes
tations des libéraux et des modernistes — en voulant exalter
Jésus, le détruit, selon le mot énergique de S. Thomas :
« tollit Jesum », ruine par la base le mystère de l'Incarnation
et avec lui toute la foi chétienne (//. ce.). Vaine également
la tentative des tenants de la troisième « opinion » qui, pour
échapper aux inconvénients de l'union «substance-accidents»,
imaginèrent l'union accidentelle entre deux substances et
remplacèrent l'analogie « âme et grâce » par la comparaison
« vêtement et corps », s'appuyant, en fait de fondement
scripturaire, sur un contre-sens : « habitu inventus ut homo »
(Philip., 2, 7). Ainsi l'humanité du Christ ne serait pas un
accident, mais une substance en relation accidentelle avec
une autre substance, comme l'habit avec le corps qu'il revêt.
L'Incarnation dans cette hypothèse, c'est le Verbe se
« revêtant » de la chair pour tamiser l'éclat de sa gloire
éternelle. L'union n'est ni personnelle-accidentelle, ni
accidentelle-morale, mais accidentelle-personnelle (2) dit-on,

Verbe substance . ,
(1) On ne dit pas : -. — = — . mais 1 humanité est unie au Verbe
humanité accident
par un accident: la grâce (111 Sent., d. 6, q. i, a. 2). « Gratia per quam homo Deo
unitur per aflectum, aliquod habituait (donc accident) existit in anima... esse autem
personale non est aliquem habitum sed per naturas quarum sunt hypostases • Cp. th.,
c. 214.
(2) Sur la différence entre cette hérésie et la précédente, cf. infra le texte de
/// Sent., d. 6, q. i, a. 2.
A LA RECHERCHE DU CONCEPT D'UNION HYPOSTATIQUE 395

quoique, au fond, elle ne soit personnelle que verbalement,


pour ainsi dire. Position ruineuse elle aussi, autant et même
plus (IIP P., q. 2, a. 6) que le nestorianisme.
Que peut donc tirer la méthode d'analogie d'une étude
de l'union accidentelle ? Il devient urgent, afin de le déter
miner, de quitter les exemples particuliers pour la théorie
générale. Ce qui caractérise l'union accidentelle quelle
qu'elle soit, c'est le fait qu'elle n'est pas constitutive.de l'être,
mais vient toujours après l'existence (1). Ou bien c'est un
accident qui s'ajoute à une substance complète, ou bien
ce sont deux substances déjà complètes qui s'unissent entre
soi (2), d'où deux grandes classes d'unions accidentelles (3).
La différence entre elles réside en ceci que l'accident adhère
à l'être de la substance et lui est comme incorporé (CAJET.,
In ///«m, q. 2, a. 6, ad 3), alors que les deux substances,
unies accidentellement, gardent chacune leur être indépendant
Cette dernière union se subdivise ainsi : « quod habet esse
completum in quo subsistit non potest uniri alteri nisi tribus
modis : vel accidentaliter ut tunica homini... vel per modum
aggregationis sicut lap,s lapidi in acervo, vel aliquo accidenti
sicut homo unitur Deo per amorem » (/// Sent., d. 6, q. 1,
a. 2). L'agrégation comporte plusieurs espèces (IIP P.,
q. 2, a. 1; IV C. G., c. 35), que nous pouvons négl ger, la
conjonction étant dans ce cas purement artificielle. Le premier
membre se partage en deux : « per contactum sicut vestis
homini... aut sicut mobile motori » (/// Sent., d. 6, q. 3,
a. 2); le contact ne s'établit qu'entre les corps, reste donc la
motion (/. c.). Enfin, le troisième membre renfermera autant
d'espèces qu'il y aura d'accidents pouvant faire le pont entre
deux substances (cf. ///" P., q. 2, a. 6).
L'analogie survenant, découvre quelques similitudes
proportionnelles entre l'union hypostatique et l'union
accidentelle. Tout d'abord, ressemblance quant à la carac
téristique générale : l'union hypostatique est, elle aussi,
( 1 i ///« P., q. 2, a. 6. ad 2. — D'où les inextricables difficultés contre lesquelles
se débattent scotistes et suaréziens en notre matière. Admettant une existence propre
à l'humanité du Christ, ils sont contraints de poser l'union après cette existence.
Comment dès lors éviter l'union accidentelle (in hypostasi sed non secundum hypps-
tasim)? Cf. BILLOT, De Verb. Inf., p. 125 ss. MINOOJA, De Unione hypostatica,
n. 295.
(2) IV C. G., c. 41.
(3) L. c.;IISent., d. 26, q. 1.a. 2; III Sent., d. 22, q. 1,a. 1; cf. III* P., q. 2, a. 6
ad 2; FERRAR, In IV C. G., c. 49. f.
396 L'UNION HYPOSTATIQUE

postérieure à l'existence divine : « humana natura habet


similitudinem cum accidente inquantum advenit divinae
naturae post esse completum » (i). Ressemblance en ceci
encore que l'humanité, comme l'accident, ne subsiste pas en
soi, mais existe en un autre : « humana natura non per se
separatim subsistit, sed existit in alio » (Un. Verb., a. 2). Et si
nous passons aux diverses espèces d'union accidentel' e,
nous découvrons sans peine de nouvelles similitudes. Ainsi
la comparaison avec l'âme et la grâce nous montre qu'il
peut y avoir une conjonction très étroite, sans que, pour cela,
une réalité nouvelle en résulte (Cp. th., 211). Ce qui nous
permet de corriger, dans l'exemple tiré du composé humain,
l'imperfection provenant de l'union essentielle. Elle est
encore comme l'Incarnation, un cas d'actuation créée par
un acte incréé (2). Sans informer l'âme, la grâce fait passer
à l'acte la puissance que celle-ci a de vivre divinement.
Tout à l'heure, en étudiant les rapports du Verbe et de
l'Humanité du Christ, nous rencontrerons quelque chose
de semblable.
A son tour, l'analogie tirée des relations entre le corps
et le vêtement explique tout d'abord qu'une substance peut,
sous un certain aspect, jouer le rôle d'accident (3); et puis,
nous constatons que le vêtement seul est modifié, il s'adapte
au corps et est en quelque sorte ennobli par ce contact;
pareillement, seule l'humanité change, et d'être ainsi
assumée par Dieu, cela lui confère une infinie dignité
(IIP P., q. 2, a. 6, ad i; /// Sent., d. 6, q. 3, a. 2, ad i).
Le cycle des unions est fermé et nous avons maintenant
une pleine intelligence des paroles de S. Thomas citées en
commençant : « ...aliqui istorum modorum quantum ad
aliquid représentant illum modum unionis... » (/// Sent.,

(1) /// Sent., d. 7, q. 2, a. i, ad 5; cf. d. 6, q. 3, a. 2, ad i. — La ressemblance


n'est pas univoque parce que l'humanité est unie substantiellement au Verbe, ///« P.,
q. 2, a. 6, ad 2, cum CAJET.; IV C. G., c. 37, 49, cum FERRAR.; III Sent., d. 6, q. 3,
a. 2, ad 2. Comme le remarque CAJETAN (/. c.) le vêtement fait que la personne soit
vêtue, mais non qu'elle devienne le vêtement, tandis que l'humanité fait que le
Verbe soit homme. La substance ne subsiste pas dans l'accident ni celui-ci dans
la substance (sinon il ne serait plus accident), tandis que le Verbe subsiste dans
l'humanité qui lui confère un être substantiel, puisqu'elle le fait subsister en tant
qu'homme.
(2) Cf. DE LA TAILLE, Actuation créée par acte incréé : lumière de gloire, grSce
sanctifiante, union hypostatique. (Rech. se. relig., 1928).
(3) III Sent., d. 6, q. 3, a. 2, ad i : i ...est (humanitas Christi) in se substantia et
advenit alteri sicut vestis homini ».
L'HUMANITÉ DU CHRIST 397
d. 1, q. 1, a. 1). C'est de la combinaison de ces modes que
résultera un concept analogique d'union tel qu'il satisfasse
à la fois les exigences de la raison et les données de l'Ecriture :
une union personnelle qui soit substantielle sans être essen
tielle. Mais avant de parvenir à ce concept analogique, il
faut non seulement avoir étudié l'idée d'union en soi, mais
encore, avoir examiné séparément les deux éléments — divi
nité, humanité — qui s'unissent. Quelles sont à leur égard
les exigences de la méthode d'analogie ? Ce n'est qu'après
cette enquête — sachant ce qu'est l'ensemble et ce que sont
les parties — que nous nous représenterons d'une manière
aussi exacte que possible le dogme de l'Incarnation.

II. — LES TERMES DE L'UNION : 1° L'HUMANITÉ DU CHRIST.

Ici, la pensée se meut avec plus d'assurance, c'est le seul


point du mystère où presque tout lui soit clair, puisqu'elle
peut se laisser aller à cette univocité qui, invinciblement,
l'attire. Et c'est pourquoi la présente étude est si réconfor
tante pour le fidèle, tandis que la connaissance analogique
a toujours quelque chose de décevant. Après avoir cherché
dans les ténèbres, l'intelligence voit une lumière, et une
lumière sur Dieu : se faisant chair, le Verbe s'est en quelque
sorte mis à la portée de nos esprits : « Quia angelus secundum
proprietatem suae naturae propinquior erat ad Deum
cognoscendum quam homo, cujus cognitio a sensu oritur,
sufficiebat quod Angelus a Deo intelligibiliter instrueretur de
veritate divina, sed conditio hominis requirebat ut Deus
sensibiliter hominem de seipso instruere quod per Incarna-
tionem est factum » (IV C. G., c. 55; cf. Cp. Th., c. 201; HP
P.,q.1,a. 1, s. c.). Cette convenance psychologique de l'Incar
nation est illustrée d'une manière pathétique par l'histoire de
l'anthropomorphisme judéo-arabe. Ces discussions sans fin
sur le « Corps » de Dieu et sa « visibilité », le sceptique en
sourit comme de fantasmagories, —folles créations, jaillies en
bouillonnant d'un cerveau romantique en délire — mais le
théologien, lui, ne peut ne point voir là l'aveu de l'insuf
398 LES TERMES DE L'UNION HYPOSTATIQUE

fisance du monothéisme abstrait à engendrer « ut in plu-


ribus » le sentiment religieux. En ces batailles, pour donner
un contenu concret et tangible à l'idée de Dieu, ce qui
s'agite, c'est la hantise de notre Christ; en toutes ces démarches
naïves et qui frisent la sottise — « outrageuses absurdités » dit
le judicieux Scharastâni (i) — ce qui tourmente l'âme sémite,
c'est le besoin de l'Homme- Dieu que pourtant elle renia (2).
Qu'y a-t-il en somme au fond de ces essais, si simplistes
qu'ils paraissent, sinon une incarnation désespérée, je veux
dire, une tentative pour ramener le Très-Haut sur terre, pour
le faire vivre en notre chair, afin que nous puissions le voir, le
toucher, l'étreindre (3) ?
Et, lorsque des mystiques comme sainte Thérèse
(Chat. Int., ch. VII) insistent pour que l'oraison s'attache
toujours à l'Humanité du Seigneur, sans doute est-ce parce que
de là toutes les grâces sourdent, mais n'est-ce pas aussi pour
donner un aliment à la sensibilité et un soutien à la pensée,
même la plus déliée ? « Ea quae divinitatis sunt secundum
se maxime excitantia dilectionem et per consequens devo-
tionem... sed ex debilitate mentis humanae est quod sicut
indiget manuductione ad cognitionem divinorum ita ad dilec
tionem, per aliqua sensibilia nobis nota, inter quae praeci-
puum est humanitas Christi, secundum quod in Praefatione
dicitur : « Ut dum visibilitem Deum cognoscimus per hune
in invisibilium amorem rapiamur ». Et ideo ea quae pertinet
ad Christi humanitatem per modum cujusdam manuduc-
tionis maxime devotionem excitant » (7/a //ae, q. 82, a. 3.
ad 2; cf. op. 3, c. 5; et AUGUST., de Trin., 1. 7, n. 5). Jamais
nous ne nous lasserons de scruter la nature parfaite que le
Verbe assuma; étude facile autant que douce, Jésus étant
(1) Gesch. d. Relig. u. PMI. Sekten b. d. Arabern, I, 125.
(2) C'est même ce besoin qui poussait beaucoup de chiites à admettre une incar
nation (Hulul) de Dieu dans l'Imam. Déjà Ali fut divinisé de son vivant par les
disciples de Ibn Saba; l'émir en fit livrer au feu une quantité : les survivants ne l'ado
rèrent que mieux, car Mahomet n'avait-il pas dit : * Nul ne punit par le feu que le
Seigneur du feu »? (ScuARAST., II, p. 403; cf. v. KREMER, Gesch. d. herschend. Ideen
des Islams, 1 2 ff.)•
(3) Certains Muschabiha « admiserunt ut de Domino suo affirmetur ipsum palpari
posse et manu prehendi, et quod mohamedani sinceri eum amplectantur tum in hoc
mundo tum in futuro «, POCOCKE, Spec. hist. arab., p. 228; cf. SCHAR., I, p. 115. — II
y a cette différence entre cette Incarnation • désespérée » et la « vraie » Incarnation, que
la première est essentiellement anthropomorphique puisqu'elle conçoit la nature même
de Dieu comme étant humaine ou supra-humaine; tandis que la deuxième affirme
qu'en Dieu rien n'est changé, du fait de l'Incarnation; la pleine transcendance est
exigée et sauvegardée.
L'HUMANITÉ DU CHRIST 399
homme comme nous. Il ne faudrait point, cependant,
donner dans l'exagération scotiste et croire que sur tous les
points, l'humanité du Christ est identique à la nôtre. On sait
que d'après l'école franciscaine, la grande différence qu'il y a
entre l'homme-Jésus et nous autres, c'est qu'en nous il existe
une négation qui ne se trouve pas en lui. Ce point mis
part, l'univocité subsiste. Théorie un tant soit peu paradoxale
qui a sa source dans une opinion philosophique sur l'essence
de la personnalité; et l'occasion est trop belle pour ne pas
signaler que l'analogie comme telle ne peut dirimer la question
au sujet de laquelle « les théologiens sont à couteaux tirés »
— selon la peu élégante expression de Tyrrell — : le problème
du constitutif formel de la personnalité. La querelle doit se
vider en métaphysique; notre méthode étant un simple
procédé de proportionnement, à une très haute réalité, des
résultats acquis ailleurs, elle ne peut préjuger de leur
valeur (1). Mais il est clair que, si le procédé ne change
point, néanmoins les conclusions auxquelles on aboutira
seront tout autres, selon que nous partirons de la théorie du
Cardinal Cajetan par exemple, ou de celle du Père Billot.
L'analogie ne pourrait trancher le débat que dans un cas
unique : si l'une ou l'autre des thèses en présence allait à
poser en Dieu une imperfection formelle; alors, la « rémotion»
serait là, impitoyable; mais nos deux hommes étaient trop
habiles théologiens, dialecticiens trop virtuoses, pour com
mettre de pareilles bévues. Les deux théories sont suf
fisamment éclairantes, et je ne sache pas que l'une respecte
davantage que l'autre les exigences de l'être divin; au point
de vue de l'analogie, elles se valent donc, et notre recherche
non seulement peut, mais doit négliger ce débat (2). Plaçons-
(1) A la question « utrum notio subsistentiae mutari debeat propter Iklem Incar-
nationis », le P. MATTIUSSI répond (In tractatum de verb. Inc. adnotationes, Romae, 1914,
p. 126 ss.) : « Multi putant naturalem notionem non sufficere, eamque propter novum
mysterium esse mutandam vel complendam, acriter contendunt. » (C'est en somme
l'appel à l'équivocité) « lure autem in notione accepta a sana philosophia, Angelicus
Doctor quem sequimur, omnino perstat... Revelatio enim non rerum novas species
nobis infundit; nec fidei doctrina conceptibus sive simplicibus apprehensionibus,
at enunciationibus continetur, quibus notiones ipsas quas e natura hausimus praeter
naturae modum componimus (II" //»e, q. 1, a. 2). Cum igitur unam personam et
unam subsistentiam Verbi Incarnati asserere debemus conceptus rectae rationis non
novos, novo ordine jungimus, et in hoc erit mysterium quin illud aptis tempe-
ramentis facilius reddere et hoc ipso imminuere atque veritate detorquere velimus ».
(2) II est vrai que M. Debaisieux parlant analogie, esquisse une discussion de
différents systèmes (op. cit., p. 289; mettant Cajetan presque sur le même pied que
Suarez, ce qui est une absurdité) ma1s si scotisme et suarézianisme semblent frôler
4OO LES TERMES DE L'UNION HYPOSTATIQUE

nous d'emblée dans le thomisme philosophique de Cajetan et


employons-le, par une transposition proportionnelle, à
éclairer les données de la foi.
Dans une personne humaine nous pouvons distinguer
quatre zones ou aspects :
1° ligne de l'essence spécifique ;
2° ligne de l'individualité ;
3° ligne de l'existence ;
4° ligne des accidents.
Le procédé analogique aura pour but de déterminer ce que
l'on peut garder proportionnellement et ce que l'on doit modifier
dans ces quatre séries d'idées,pour qu'ellespuissent, dans le cas de
l'humanité du Christ, garder une valeur de signification,
positive et exacte.
1° Sur la ligne de l'essence rien à changer : « Forma servi
accipiens, in similitudinem homini factus, habitu inventus ut
homo » (Phil., 2, 7). Univocité parfaite : la même nature
humaine est dans le Christ et en nous (1), par quoi sont
condamnées les tentatives (2) de ceux qui voudraient
ici, insérer l'équivoque : rêveries des hérétiques anciens :
docètes et manichéens (corpus phantasticum, IIP P., q. 8,
a. 1; q. 14, a. 1; q. 16, a. 1; a. 8, ad 2; /// Sent., d. 2,
q. 1,a. 3,q. 1; Cp. th., c. 207; IV C. G., c. 29); valenti-
niens, (corpus caeleste IIP P., q. 5, a. 2; Cp. th., c. 208;
IV C. G., c. 30); ariens et apollinaristes (corpus sine anima,
IIP P., q. 5, a. 3 ss.; /// Sent., d. 2, q. 1, a. 3, q. 2;
Cp. th., c. 204 ss.; IV C. G., c. 31 ss.; Un. Verb., a. 1).
Erreur inconsciente des partisans de la troisième « opinion »
(Abélard) qui, en niant l'union de l'âme et du corps dans le
Christ, nous rejetait, elle aussi, vers l'équivocité (3).
Remarquons enfin, que l'on peut considérer l'essence à
l'union accidentelle, leur condamnation de ce chef n'est pas prononcée par l'analogie
mais en vertu des principes de la foi avec lesquels ces théories ne paraissent pas
s'accorder scientifiquement, (cf. BILLOT thesis VI la).
(1) ///» P., q. 2, a. s; III Sent., d. 2, q. 1, a. 3; d. 7, q. 1, a. 1, ad 3; IV C. G.,
«• 32. 33. 35. 49; Un. Verb., a. 2, ad 2 et 4; Qd. 3, a. 4, s. c.; Cp. th., c. an; cf. De
Ver., q. 20, a. 4, ad 2.
(2) Résumées dans Op. 5 de Art. fid.; in Div. Nom., c. 1, e. 2. (Vives, p. 387); c. 2,
1- 3, f- (P- 408j et Joan., c. 1, l. 6.
(3) /// Sent., d. 6, q. 3, a. 1 : « Unio animae ad carnem constituit naturam hominis
et omnium partium ejus, unde remota anima, non dicitur homo, nec oculos nec
caro, nisi aequivoce sicut homo pictus, et ideo si tollatur unio animae Christl ad
carnem eius sequitur quod non sit homo verus ». Cf. /// Sent., d. 22, q. 1 a. 1; IV,
C. G. c. 32, 37; Cp. th., c. 209; Qd. 3, a. 4; De Anima, a. 1; ///» P., q. 2, a.5.
L'HUMANITÉ DU CHRIST 401
un triple point de vue : à l'état pur, à l'état intégral, à l'état
parfait (i); or le Christ est homme intégral, homme parfait
(Cp. th., c. 216; Un. V., a. 5; De Ver., q. 20, a. i); donc
univocité sur toute la ligne, avec cette réserve, que le dernier
aspect introduit pourtant l'analogie d'inégalité (2). Ici, nous
pouvons cheminer par la « via augmenti » et nos perfections
— surtout dans l'ordre surnaturel — poussées à leur limite
extrême, ne seront encore qu'un pâle reflet de celles de Jésus.
Cette univocité fondamentale posée, les conséquences en
découlent comme un immense sorite : on peut sans crainte
d'erreur, déduire les suréminentes propriétés du Christ :
Science, vertu, puissance, etc (3).
2° Dans la ligne d'individualité, — en vertu de laquelle on
a non seulement un homme mais cet homme-ci, — l'analogie
proprement dite commence déjà à se faire jour. D'après
Cajetan, en effet, nous pouvons distinguer dans cette ligne
un double aspect : principes individuels et incommuni
cabilité; les premiers sont propres à tout être concret, l'autre,
aux seuls êtres doués de personnalité; ainsi, les partiesde mon
corps, sont des individus au premier sens mais non pas au
second (4). L'humanité du Christ a, comme nous, des
principes individuels; c'est une substance concrète, parti
cularisée, — donc ici encore l 'univocité — mais elle est
dépourvue d'incommunicabilité; elle est incomplète, si l'on
ose dire, non pas certes dans la ligne d'essence spécifique. mais
dans celle d'individualité (5), puisque, selon les thomistes, la
personnalité est le terme qui vient arrêter cette dernière

(1) MARIN-SOLA, La Evolution homogenea..., 11.3.


(2) ///a P., q. 6, a. 3, ad 2 : < Est (anima Christi) ejusdem generis cum nostris
animabus, sed excellit etiam angelos secundum plenitudinem gratiae et veritatis. »
(3) De Ver,, q. 20, a. i : « Ut (Christus) non solum sit verus homo sed perfectus,
oportet in eo ponere omnia quae in nobis ad perfectionem necessaria sunt sicut
habitua et virtutes ». Cp. th., c. 216 : * Nulla perfectio creaturis exhibita, animae
Christi quae est creaturam perfectissima deneganda est ». Cf. ///a P., q. 7, a. 2, ss. —
Ex. de déduction : la volonté humaine du Christ (MARiN-SoLA, op. cit., n. 204).
(4) Cp. th., c. 2ii : « Potest dici quod manus Socratis aut Platonis est quoddam
individuum, vel singulare quoddam, licet non sit hypostasis vel suppositum ». Qd. 9,
a. 2; Un. Verb., a. 2; Op. 3, c. 6, etc.
(5) On voit donc que c'est à tort que le P. BILLOT (De Verb. Incarn., éd. 5, Romae,
1912) reproche à la théorie thomiste d'introduire l'équivocité dans l'essence humaine
du Christ : « Carentia modalitatis substan tialis quae in coeteris hominibus esse suppo-
neretur impediret illam perfectam consubstantialitatem quam fuies Incarnationis
ponit inte Christum et nos, » p. 135; et p. 156 : « Volunt Patres Christum dici univoce
nobiscum... quare allata documenta Patrurn valent ad summum contra Cajetanum
et Suarezium ponentes déesse in humanitate Christi modum illum substantialem
quam in coeteris esse dicunt ». Je ne parviens pas à comprendre comment ce

Analogie. 26
402 LES TERMES DE L UNION HYPOSTATIQUE

ligne, en rendant incommunicable un être complet. Or,


l'union de l'âme et du corps qui, normalement, aboutit à la
constitution d'une personne, ne déroula pas dans le Christ,
ses dernières conséquences; du fait que la nature humaine
fut assumée par le Verbe, elle ne put acquérir l'incom
municabilité personnelle (i).
C'est donc ici que l'univocité se brise, car c'est ici le
point précis où s'insère la personne divine, où commence le
mystère. La raison n'a pas idée d'une séparabilité de la nature
à l'état concret et intégral, d'avec la personne; seule, elle ne
peut même pas prouver leur distinction réelle. Et pourtant la
foi nous assure que cet Homme, que les disciples ont vu et
touché, ne subsistait pas en soi, mais en un Autre, en sorte
que la nature n'était point pour lui, ce qu'elle est pour nous
tous, un principe de subsistance autonome. — Equivocité.
Nous disions que dans la ligne d'individualité, l'humanité
du Christ est « incomplète »; le mot semble indiquer une
imperfection : le manque de personnalité. Simple apparence.
Loin que la nature humaine soit mutilée, elle est au contraire
perfectionnée — melioratur, nobilitatur (2) — puisque de
fait, elle n'est pas dépourvue de personnalité (3), le Verbe
même lui prêtant la sienne (4); l'humanité subsiste donc, et
en un plus digne que soi (5). Cette suppléance mystérieuse sur
laquelle nous reviendrons, est cause que l'humanité, quoique
se rapprochant des réalités accidentelles — vergit in accidens
(/// Sent., d. 6, q. 3, a. 2, ad i; cf. d. 12, q. i, a. i) — cepen
dant n'est pas un accident (th., ad 2; /* P., q. 2, a. 6, ad i;
de Un., a. 2; Cp. th., c. 211). Il reste que l'équivocité éclate à
tous les yeux (6) : Jésus en tant qu'homme n'a pas de
théologien n'a point vu que l'univocité exigée par l'Ecriture et les PP. se rapportent
manifestement a l'essence spécifique et à l'individualité entendue au sens de * concret »,
• particulier », mais nullement au sens d'incommunicabilité personnelle. Le fait d'avoir
cette dernière, n'ajoute rien à l'essence, et de ne l'avoir point, cela ne détruit pas
l'univocité essentielle.
(1) ///• P., q. 4, a. 3, ad 3; cf. q. 2, a. 5, ad i; III Sent., d. 5, q. 2, a. i, ad 2;
cf. 1 Sent., d. 25, q. i, a. i, ad 7; /// Sent., d. 5, q. 3, a. 3, ad 4; d. 6, q. I, a. 2,
ad 3 et 5; IV C. G., c. 49, ad 9.
(2) /// Sent., d. 6, q. 3, a. 2, ad i; ///• P., q. 2, a. 6, ad i.
(3) /// Sent., d. 5, q. i, a. 3, ad i : « humana natura in Christo non est sine perso -
nalitate, sed est in persona una Verbi cum divina natura ».
(4) IV C. G., c. 49, ad 8; ///a P., q. 4, a. 2, ad 2.
j (5) ///a P., q. 2, a. 2, ad 2; a. 5, ad i.
(6) Certains, incapables de distinguer nature et personne, ont conclu de l'équivo
cité dans cette ligne-ci à l'équivocité dans celle-là. Mais c'est 6 tort, car si Jésus est
une personne divine alors que Pierre est une personne humaine (équivocité), cependant
Jésus garde la mémo essence humaine que Pierre (univocité). Cp. th., c. 211; Un. V.,
a. 2, ad 4; IV C. G., c. 49, ad n.
L'HUMANITÉ DU CHRIST 403
personnalité propre. — Deux nouvelles équivocités dérivent
de la première, qui viennent achever de rompre l'unité uni-
voque de nos concepts : c'est la présence dans le Christ, et en
lui seul, d'une double relation réelle : l'une, à la Trinité, cause
efficiente de l'union, l'autre, à la personne du Verbe, terme
de l'union. Mais pour être réelle, une relation doit évidem
ment s'appuyer sur un fondement réel. Quel est-il?
— Les théologiens, on le sait, ont des avis contraires (1).
Dirimer la question n'étant pas du ressort de l'analogie,
disons simplement que pour Saint Thomas, ce qui cause la
relation c'est, semble-t-il, une mutation de la nature humaine
(/// Sent., d. 5, q. 1, a. 1; IIP P., q. 2, a. 7) qui est perfection
née, attirée, conformée à la personnalité et à l'existence du
Verbe.
Il suit que l'humanité du Christ est un instrument, non
pas séparé comme toutes les créatures, mais instrument
conjoint, organe de la divinité, comme la main est celui du
corps, davantage même (IV C, G., c. 41, f; cf. Cp. th., c.
2n-213; Un. Verb., a. 1,a. 5, ad 1 et 6; /// Sent., d. 5, q. 1,a.
2, ad 6; IV C. G., c. 36; CAJET., In IIPm P., q. 2, a. 6, ad 4).
3° Plus que de la ligne de la nature, l'univocité est
absente de la ligne d'existence, puisque celle-ci fait com
plètement défaut (Un. Verb., a. 2). Saint Thomas (IIP P.,
q. 17, a. 2; Ql. 9,a.3 etc.) et, après lui, les thomistes de toutes
les nuances (2) maintiennent qu'il ne saurait y avoir dans le
Christ deux existences distinctes, puisque ceci très préci
sément sépare l'Incarnation des autres unions entre Dieu et
l'homme, que, dans le premier cas, il ne reste, après la
conjonction, qu'un seul être, alors que partout ailleurs la
distinction et la dualité personnelles persistent : créateur et
créature, auteur de la grâce et âme sainte. Multiplier les
existences du Christ, c'est compromettre son unité, c'est
(1) Cf. parmi les thomistes anciens CAJETAN (In ///»n,, q. 2, a. 7 et 10) et J. DE
S. TH. (disp. 4, a. 3); parmi les modernes, le profond et lucide P. DE LA TAILLE.
Entretien amical d'Eudoxe et de Palamède sur la grace d'union (Rev. apol., 1929).
(2) Citons, aux points extrêmes de l'histoire du thomisme (ce qui illustre la
continuité de la doctrine) : R. FLORENTINUS. o. P. élève de saint Thomas et dont le
traité « De Uno esse in Christo » a été réédité par GRABMANN (Miscelania Tomista,
Barcelon3, 1924), et D. MINGOJA, o. P., l'un des derniers commentateurs (De Union»
hypostatica, Catanae, 1926). Parmi les thomistes non • cajétanistes », le P. MATTIUSSI
a brillé d'un éclat tout à fait particulier (In tractat1on de Verb. Inc. adnotationes,
Romae, 1914, p. 132-161). Enfin, n'oublions pas, parmi les paléo-thomistes, CAPRBO-
LUS et sa « Defensio » (/// Sent., d. 6, q. 1, éd. Paban-Pègues, V, pp, 111-124).
404 LES TERMES DE L UNION HYPOSTATIQUE

rapprocher singulièrement l'Incarnation des unions acciden


telles, qui ont pour caractéristique, nous l'avons dit, de
s'établir après l'existence complète (/// Sent., d. 6, q. 3, a. 2,
ad i; ///" P., q. 2, a. 6, ad 2, etc.).
4° Enfin, pour ce qui concerne la ligne des accidents, nous
constatons :
(a) stricte univocité (accidents propres),
(b) analogie d'inégalité (v. g. les vertus: 7//a P., q. 7, a. 2, ad 2 et 3),
(c) analogie proprement dite (v. g. la grâce du Christ est analogue
principal par rapport à toute grâce, IIP P., q. 7, a. 9; De Ver., q. 23,
a. 3, ad 5; analogie mixte),
(d) équivocité (v. g. le Christ n'avait ni foi, ni espérance, 7" 7/a.,
q. 65, a. 5, ad 3).
Comme notre pensée doit s'assouplir sans cesse pour
osciller ainsi de l'univoque à l'équivoque !
*
*

III. — LES TERMES DE L'UNION : 2° LA PERSONNE


DU VERBE INCARNÉ.

Avons-nous à modifier notre idée de la personnalité du


Verbe, jadis péniblement conquise, lorsque nous étudiâmes la
Trinité ? Il semble bien que oui, puisque cette Personne divine
commence à subsister dans une nature humaine qu'elle actue
doublement en suppléant à une personnalité et à une exis-
netce. Notre méthode devra-t-elle donc faire subir de
nouvelles manipulations au concept élaboré, Dieu sait grâce à
quel tour de force de dialectique, ou bien réussira-t-elle à le
maintenir intact ?

Incarnation et immuabilité divine (i). — Nous quittons


définitivement l'univocité pour voguer en pleine analogie,
parce qu'en plein mystère, et nous retrouverons sous une
autre forme, deux questions qui déjà nous avaient préoccupés,
(i) cf. III Sent., d. 7, q. 2, a. i et 2; d. 12, q. i, a. ^(également : d. i, q. i, a. i,
ad i et 2; d. 2, q. 2, a. 2, q. 3, ad 2; d. 5, q. i, a. i); IV C. G., c. 37, 49; III" P.,
q. i, a. i, ad i; q. 2, a. 6, ad i; a. 7; q. 3,8. i, ad i; q. 5, a. 2, ad i; q. 16, a. 6, ad 2;
op. 3, c. 6. — CAJET., In ///am> q. 2; a. 7.
LA PERSONNE DU VERBE INCARNÉ 405

l'une dans le Traité de la Trinité, l'autre dans celui de la


Création.
Tout d'abord, la foi affirme, que les deux natures se
rejoignent en une seule « personne », en un seul « centre
d'attribution ». Nous pourrions donc reprendre, au sujet de
l'union hypostatique, les longues discussions de naguère sur
la valeur de la notion analogique de personnalité; qu'il nous
suffise d'y renvoyer, puisque c'est toujours de la personnalité
du Verbe qu'il s'agit, ici comme là-bas (i). Nous nous
contenterons de signaler rapidement les ravages causés, en
notre matière, par la confusion de la personnalité méta
physique avec la « personnalité » psychologique : cette
confusion est à la base de la plupart des errements des
modernes. De toute évidence, Jésus avait conscience de son
moi « phénoménal », d'où nos théologiens psychologues
concluent qu'il avait une personnalité humaine. Mais alors, la
personnalité divine affirmée par la foi ? Il n'y a d'autre issue
que le nestorianisme, ou, qui pis est, le kénotisme : — ainsi
Sanday reléguant la Personne du Verbe dans les ténèbres du
subconscient (Personality in Christ and in ourselves, Oxford,
1912); d'autres, plus radicaux, la supprimant tout à fait,
simplement parce qu'ils ne prennent pas garde qu'en
affirmant le dogme de la dualité de natures dans l'unité de
personne, l'Eglise ne parle pas la langue de la psychologie;
parce qu'ils ne saisissent pas qu'autre chose est, dans le
Christ, la conscience de sa vie psychique, autre chose sa
personnalité métaphysique, qui est celle du Verbe même
de Dieu (2).
Il y a ensuite le problème toujours renaissant de l'im
mutabilité divine par rapport aux opérations « ad extra ».
Dieu change-t-il en venant à nous et l'absolu devient-il
relatif ? Cette seconde Personne de la Trinité, que jadis nous
contemplâmes, subsistant en son immobile éternité, voici
qu'à un moment de la durée elle revêt une nature nouvelle,
elle se fait homme. N'est-ce point, par le fait même, introduire
un changement dans l'Immuable, et le recours au mystère,
l'appel à l'analogie, ne masquent-ils pas une contradiction ?
Certains, non seulement de pieux laïques, mais des
(1) Cf. supra ch. I, § 3 : personnalité psychologique, métaphysique, divine.
(2) La différence des points de vue a été très heureusement marquée par le
P. HÉRis, Le Mystère du Christ, Paris, 1928, pp. 6i,ss.
406 LES TERMES DE I/UNION HYPOSTATIQUE

théologiens célèbres, plus préoccupés d'émouvoir que d'éclai


rer, se lancent, à corps perdu, dans les anthropomorphismes
funestes. Tel Lessius, qui dans un texte étrange — prélude, en
quelque sorte, du Kénotisme moderne — avance que l'In
carnation semble se faire «cum quadam, ut ita dicam, injuria
illius (divinae) majestatis » et ne craint pas de comparer le
Verbe se faisant chair à un roi qui épouserait une esclave ou
une mendiante (1), comme si quelque chose était, je ne dis pas
convenable, mais simplement possible pour Dieu, qui fit
injure à un seul de ses sacrosaints et nécessaires Attributs!
— Les partisans de la troisième « opinion » tout au contraire,
se refusant à poser un devenir en Dieu, en arrivèrent à
enseigner l'union accidentelle : « quia hoc impossibile
videtur quod aliquid sit substantiale alicui et non sit de
natura ejus quam prius habuit absque mutatione ipsius,
Verbum autem omnino immutabile est, ne cogerentur ponere
animam et corpus assumptapertinereadnaturam Verbi quam
habuit ab aeterno, posuerunt quod Verbum assumpsit
animam humanam et corpus modo accidentali » (IV C. G.,
Pour faire cesser toute confusion, il suffit de rappeler
qu'une relation réelle n'est pas nécessairement réciproque,
en ce sens que le fondement qui la justifie peut n'exister
que dans un seul des deux êtres corrélatifs, et puisqu'il
s'agit en l'espèce d'une relation temporelle, c'est-à-
dire consécutive au changement (IIP P., q. 2, a. 8), ce
devenir n'affecte pas nécessairement l'une et l'autre des
natures en présence. C'est ainsi, dit saint Thomas, quejepuis,
tout en ne bougeant pas, me trouver à « droite » et puis à
« gauche » d'un objet soumis, et lui seul, à un mouvement de
circonvolution (IIP P., q. 16, a. 6, ad 2; /// Sent., d. 1,
q. 1, a. 1, ad 1). Dans le domaine du relatif, le devenir peut
donc résulter d'une modification partielle, unilatérale, et
c'est précisément le cas, lorsque l'un des termes du rapport
est l'immuable divinité, et l'autre, la changeante créature.
Cette doctrine qui est de règle dès qu'il s'agit de l'activité
de Dieu dans l'Univers (I Sent., d. 14 et 30; /a P., q. 13,
a. 7, q. 42, a. 2, ad 2, etc.), il n'y a aucun motif pour qu'ici
elle se révèle inopérante. Gardons-nous pourtant de con-

d) LESSIUS, De Praed. christ t, n. 13, apud BILLOT, p. 17, n.


LA PERSONNE DU VERBE INCARNÉ 407

cevoir univoquement Création et Incarnation. Il y a simple


analogie par ce que : 1° les termes des relations sont divers :
dans la création il y a relation à la nature divine, dans l'Incar
nation, à la personne (/ Sent., d. 30, q. 1, a. 2, c. et ad 4);
2° divers aussi, est le fondement des relations. Dans la
création, nous nous représentons l'action divine comme
centrifuge : c'est un flux qui se répand sur l'univers; et nous
marquons cette direction par les termes d'émanation, de
procession, de diffusion; l'être que Dieu donne ainsi, n'est
pas l'être divin, mais pure participation. Dans l'Incarnation,
au contraire, il y a action centripète, le Verbe attirant à soi
la nature humaine (... Deus novo modo se creaturae univit,
vel potius eam sibi IIP P., q. 1, a. 1, ad 1) pour se l'unir
personnellement, ce que l'on désigne par le terme « assumer»;
(ad se sumere : /// Sent., d. 1, q. 2, a. 1, ad 2; d. 5, q. 5,
a. 2, ad 1-2; IIP P., q. 2, a. 8, etc.), et l'être que Dieu com
munique ainsi, n'est plus une participation, mais son être
personnel à lui (/ Sent., d. 30, q. 1, a. 2). Ceci dit, les simili
tudes demeurent. La réponse à faire aux objections, la vérité
à opposer aux anthropomorphismes est donc, toute propor
tion gardée, la même que celle que nous avons exposée au
sujet de la création : le devenir, et par conséquent la relation
réelle de dépendance, il les faut placer exclusivement dans
l'humanité du Christ, la personne du Verbe demeurant
tout à fait inchangée (1) n'y ayant en elle qu'un « fieri ratio-
nis » (/// Sent., d. 7, q, 2. a. 1). Pour s'en convaincre, il
suffit de considérer la cause ou fondement de cette relation
de dépendance, de ce devenir : c'est le fait qu'une nature
humaine n'existe que par la personnalité divine; c'est
donc l'humanité qui acquiert un mode d'être nouveau
et si cela suppose une mutation, celle-ci ne peut être
que dans l'humanité, le Verbe étant simplement l'acte
où la créature vient d'insérer (/// Sent., d. 6, q. 3, a. 2, ad 2),
le terme de l'union; or, dit Cajetan, « terminus absque sui
immutatione terminare potest » (In III "*, q. 1, a. 1, ad. 1).
L'anthropomorphisme interprète littéralement le « descendit
de coelis » du Credo; mais en vérité, l'Incarnation n'est pas
le voyage merveilleux que se figurèrent nos imaginations
d'enfants. Dieu étant immanent à tout, n'a pas eu besoin de se
(1) ///••< P., q. 2, a. 7; /// fient., d. 2, q. 2, a. 2, q. 3, ad 2; d. 5, q. 1, m. t.
408 LES TERMES DE I/UNION HYPOSTATIQUE

déplacer pour venir à Nazareth dans le sein de la Vierge, et


si nous parlons du Verbe « devenu » chair, c'est simplement
pour indiquer une manière nouvelle d'être présent là où
déjà il se trouvait (1). Saint Bernard a une jolie formule, « ce
n'est pas, dit-il, un absent qui survient, c'est une présence
voilée qui se manifeste » (2). Même, pour se garder de toute
expression fautive, il ne faudrait pas interpréter cette « nou
velle » manière d'être, comme si Dieu commençait vraiment
à exister dans un homme; en réalité, c'est le contraire qui se
passe et, loin que Dieu descende, c'est la créature qui monte.
On objectera peut-être qu'il n'y a point de « passion » sans
action correspondante. Sans doute, et saint Thomas tout le
premier enseigne que « assumptio (importat) actionemsecun-
dum quam dicitur aliquid assumens, et passionem secundum
quam dicitur aliquid assumptum » (///a P., q. 2, a. 8); mais
que l'on prenne bien garde : autre chose est transformer un
être, autre chose le transformer en changeant soi-même (3).
Créatures, notre action n'est pas notre être, parce que nous
ne sommes pas l'acte pur, et nous devons, pour modifier les
autres, nous modifier nous-mêmes en passant de la puissance
à l'acte. En un sens, notre activité est une passivité : movens-
motum. Dieu, étant l'agir pur, ne peut être sujet au devenir,
ni se modifier soi-même, en modifiant sa créature. En venant
à nous,il ne change pas, car changer, c'est acquérir ou perdre,
et le Verbe ne perd rien (4), la distinction des natures
demeurant intacte; du reste, quelle perfection nouvelle
pourrait-il acquérir, étant la plénitude de l'être ? (/// Sent.,
d. 1, q. 1, a. 1, ad 2; a. 2, ad 1; Un. Verb., a. 1, ad 9, etc.).
En revanche, la nature humaine perd sa personnalité (5)
(1) III Sent., d. 7, q. 2, a. 1;IVC. G., c. 30, f, 34; J« P., q. 43, a. 1; ///» P., q. 1,
a. 1, ad 1; q. 5, a. 2, ad 1; ' '/'• ', c. 14; ///" P., q. 1, a. 1, ad 1.
(2) Sermo 3 de Adv : « Quomodo venisse dicitur qui semper ubique fuit ? Non
venit qui aberat, sed apparuit qui latebat. »
(3) Cajetan note que le terme « assomption » est philosophiquement plus exact
que celui d'Incarnation, lequel semble poser un changement en Dieu. Assumer, au
contraire : « mutabilitatem significat in creatura tanquam rem allatam ad Deum, et
Deum significat ut immutatus. . . melius est ergo ut i secundo modo loquendi et dioere :
Deus uni vit creaturam sibi. « (In Illam, q. 1, a. 1, ad 1).
(4) Sur 1' « anéantissement » du Verbe, cf. IV C. G., c. 30, f.; c. 34, arg. 19; c. 55,
ad 1; Un. Verb., a. 1, ad 14; /// Sent., d. 1. q. 1, a. 2, ad 1; a. 3, ad 2, etc.
(5) C'est évidemment une façon de parier, car il n'y a pas eu destruction de la
personnalité humaine : « Improprie dicitur consumi quod impeditur ne fiat, et quia
persona divina quae assumpsit naturam humanam impêdivit quod... habeat propriam
personalitatem etc « /// Sent., d. 5, q. 3, a. 3, ad 4. Comme le note BILLOT, p. 162, on
parle de changements de la nature humaine, non par rapport à un état antérieur, mais
à ce qu'aurait été la personne d'un Jésus homme pur.
LA PERSONNE DU VERBE INCARNÉ 409

pour acquérir celle du Verbe. Toute suspendue à lui, elle est


cause qu'il paraît relatif, de même que l'objet de la connais
sance semble se tourner vers la faculté cognoscitive, alors
que c'est le contraire qui est le vrai (/// Sent., d. 1, q. 1,
ad 1; d. 5, q. 1, a, 1); signe qu'en ces matières nous aurons
profit à renverser les rapports, à considérer l'Incarnation
du biais de la créature, c'est-à-dire non plus comme une
chute de la divinité, mais comme une prodigieuse montée
de l'humanité (1). Par conséquent, pour avoir une idée —
toujours très déficiente, mais pourtant moins incorrecte — de
l'union hypostatique, il ne faut pas affirmer je ne sais quelle
impensable modification de la divinité, ni même invoquer
un « mode » quelconque — suarézien ou vasquézien, peu
importe (2) — qui servirait à agglutiner l'humanité et le
Verbe. En vérité, y a-t-il là autre chose qu'un mirage
de l'imagination ? Il suffit tout simplement de considérer
l'élévation de la nature humaine. Elévation, qu'est-ce à dire ?
En fin de compte, c'est l'état de dépendance complète de
l'humanité du Christ vis-à-vis de l'existence et de la subsis
tance divines. Saint Thomas, pour faciliter l'intellection,sug
gère une analogie-comparaison. Supposons un instant que
l'opinion d'Origène soit la vraie, et que l'âme soit créée avant
le corps. Une fois unie à lui, elle serait « devenue » une subs
tance corporelle, et cela, non par un changement introduit
en sa nature, mais par le fait qu'à un certain moment elle
se serait annexé un corps : « sicut si anima praeexisteret
corpori et diceretur fieri substantia corporea quae est homo,
non mutatione propriae naturae sed assumptione natura
corporae » (3). Nous accordons sans peine que la comparaison
est déficiente : l'union est non seulement personnelle, mais
encore essentielle, et l'existence de l'âme, en se commu
niquant au corps, non seulement l'actue, mais l'informe.
Cependant, notre marché n'était-il point de considérer
dans le composé humain, l'aspect «personnalité» à l'exclusion
de tout autre, et le problème de l'actuation sans information,
ne devons-nous pas le réserver à notre dernier paragraphe ?
(1) On résoudrait de même l'objection suivante : l'Absolu en s'incarnant devient
relatif.
(2) Cf. J. A S. THOMA, in ///« P., d. 4, a. 3.
(3) IV C. G., c. 39, arg. 19; cf. CAJCT!, In ///«m, q. 2, a. 7. Ailleurs saint Thomas
indique une comparaison analogue : l'âme qui revient prendre possession de son
corps, au moment de la Résurrection. ///« P., q. 2, a. 6, ad 2.
4IO LES TERMES DE L 'UNION HYPOSTATIQUE

Dans les limites ainsi tracées, la comparaison vaut, et


elle est éclairante en ce qui concerne la possibilité pour une
Personne infinie, de se joindre une nature humaine sans
éprouver en soi aucune mutation.
Comment le Verbe supplée la subsistance et l'existence
humaines. — Le théologien doit rendre compte d'un double
fait; d'une part, la foi nous certifie qu'en Jésus la person
nalité et l'existence appartiennent au Verbe de Dieu; d'un
autre côté, ce qui en Jésus est humain nous apparaît dans
l'Evangile comme n'ayant rien d'irréel, de fantasmagorique :
pour le commun des juifs, le Christ semblait doué d'une
personnalité et d'une existence humaines.
Ces deux faits ne peuvent se concilier que si l'on admet
une extension de la subsistance et de l'existence divines,
à la nature humaine. La première objection qui se dresse
devant l'esprit, c'est qu'une telle communication pose en
l'Immuable un changement. Nous avons déjà essayé d'y
répondre.
Il nous faut maintenant creuser le problème plus profon
dément et nous efforcer de saisir le mécanisme même de
cette suppléance (i).
Suppléer la personnalité signifie rendre une nature
complète, incommunicable, la clore; suppléer l'existence
signifie réaliser une essence. Comment concevoir cette double
fonction du Verbe par rapport à l'humanité du Christ?
Une question préjudicielle se laisse régler sans trop de diffi
culté, à savoir comment la personne divine peut subsister
en deux natures distinctes, alors que cela est tout à fait im
possible à une personne créée ? Il suffit pour répondre,vde
faire appel à la doctrine de la suréminence divine. Subsis
tance et existence sont, l'une et l'autre, des actes ou perfec
tions analogiques, — la preuve en est que nous pouvons
les transposer en Dieu — or, en vertu même de l'analogie, ces
actes doivent pouvoir se réaliser d'une manière essentielle-

(i) Pour les Scotistes, le problème pratiquement ne se pose pas, la personnalité


étant quelque chose de négatif, le Verbe n'a rien à suppléer, il s'additionne à l'huma
nité et c'est tout. Les thomistes, on le sait, sont divisés; d'après les uns, le Verbe
supplée un acte (l'existence), d'après les autres, il en supplée deux (subsistance et
existence). Au point de vue analogie, le problème reste le même; quoi qu'en dise le
P. BILLOT (p. 136) l'explication qu'on aura pu apporter d'une suppléance vaut,
proportionnellement, de l'autre. Cf. CAJET.,/» ///>">, q. 4, a. 2. et q. 17, a. 2.
LA PERSONNE DU VERBE INCARNÉ 411

ment variée; ce qui ne peut se faire que s'ils se proportion


nent aux divers degrés de l'échelle des êtres, autrement nous
n'aurions pas une pluralité de personnalités et d'existences.
Mais cette pluralité même montre que ces personnalités et
ces existences ne sont point toutes des perfections illimitées;
elles sont donc limitées. Limitées par quoi ? Pas par elles-
mêmes; la limite étant une imperfection, on aurait une réalité
simultanément imparfaite et parfaite. Donc, limitées par
un autre, par une capacité de réception, dont elles épousent
les contours et où elles s'épuisent.
Ainsi, telle existence est en rapport avec telle essence
qu'elle réalise, et telle personnalité est ajustée à telle nature
qu'elle rend incommunicable; précisément parce que taillées
à notre mesure, ces perfections sont nôtres totalement,
et se refusent à toute extension. La personnalité de
Pierre, pour être communiquée à Jean, devrait perdre sa
nature propre qui est adaptée exactement à cet individu
Pierre et à aucun autre (1). Le Verbe de Dieu, lui aussi,
possède une existence et une subsistance propres, non pas
univoques aux nôtres, mais proportionnées à sa nature : or
sa nature, ce n'est pas l'être morcelé, contracté, en quelque
sorte, c'est l'être illimité : dans la Suréminence divine, toutes
les perfections qu 'incarnent les existences et les personnalités
des créatures, subsistent donc à l'état de synthèse domina
trice : les contenant toutes, le Verbe peut les suppléer
toutes (2). Comme de la simple essence de Dieu jaillit la
multitude des créatures, ainsi la personnalité du Verbe peut
produire sans intermédiaire, par elle-même, une infinité
de fois, cet effet qui consiste à donner à une nature créée,
son actualité ultime dans l'ordre de substantialité et d'exis
tence; dans l'Incarnation nous aurons simplement ceci : la
personnalité infinie rendra incommunicables deux natures;
autrement dit, elle aura une double relation, à une double
(1) Nous parlons de communication personnelle, car « etiam in persona créât ,
possunt plures naturae concurrere accidentaliter. Est autem proprium divinae personae
propter eius infinitatem ut fiat in ea concursus naturarum non quidem accidentaliter,
sed secundum substantiam » ///» P., q. 2, a. 2, ad 1 ; cf. CONTGNSON, dis. 3, c. 2,
spec. 1.
(2) Qd. 3, a. 1 : « Si in aliquo inveniatur forma aliqua vel natura non limitata seu
contracta erit virtus ejus se extendens ad omnè1 actus vel effectua convenientes illi
naturae... Cum autem Deus sit ipsum esse subsistens, manifestum est quod
natura essendi convenit Deo infinite absque omni limitatione et contractione; unde
ejus virtus activa se extendit infinite ad totum ens ».
412 LES TERMES DE L'UNION HYPOSTATIQUE

nature : « non est inconveniens quod esse unius subsistentis


sit per respectum ad plura, sicut esse Petri est unum, habens
tamen respectum ad diversa principia constituentia ipsum,
et similiter suo modo unum esse Christi habet duos respectus,
unum ad naturam humanam, alterum ad divinam » (/// Sent.,
d. 6, q. 2, a. 2). — Simple rappel d'une doctrine familière;
mais précisément parce que familière, il faut prendre garde
qu'à force de considérer la Suréminence comme l'une de
ces assomptions fondamentales qu'il est défendu de discuter
on finisse par oublier de la maintenir dans ses justes limites.
Or, à vue de pays, il semble qu'ici, nous ayons oublié cette
mise au point pourtant indispensable. Nous-mêmes n'avons-
nous pas affirmé que la personne divine ne pouvait en
aucune manière s'unir à la nature humaine comme la forme
à la matière, et qu'il était impossible que le Verbe animât
le corps du Christ comme le rêvait Arius ? Pourtant, nul ne
doute que dans la plénitude de l'être se retrouve la perfection
entière de la forme substantielle en général et de l'âme en
particulier; suréminence qui ne supprime aucunement
l'impossibilité de la suppléance; aussi bien, ne maintenons-
nous pas contre les panthéistes qu'il est faux « quod Deus
sit alicuius rei forma » (1), parce que la forme est reçue,
subjectée dans une puissance qui la limite, toutes choses
qui jurent avec l'être imparticipé ?
S'il en est ainsi, la difficulté éclate, aveuglante : la subsis
tance, l'existence, ne sont-ce point de ces effets que Dieu
ne peut suppléer ? Laissant de côté pour faire court, la
question de la subsistance, considérons le cas analogue de
l'existence.
Nous devrions pouvoir écrire :
existence créée existence du Verbe
son essence nature humaine
Or, nous venons de voir que l'existence créée, ayant pour rôle
de poser une essence dans la réalité des choses, il s'ensuit
qu'elle est subjectée — comme tout acte limité — dans la
puissance à laquelle elle s'ordonne, et dont elle épouse les
contours : ce n'est pas l'existence en général qui me donne
(1) I C. G., c. 27. Saint Thomas a cent fois appliqué ce principe à la théologie de
l'Incarnation. V. g. Cp. th., c. 204, an; IV C. G., c. 32; Un. V., a. 1; De Ver., q. 20,
a. 1, c. et ad 9; Qd. 9, a. 2, a. 4; ///» P., q. 2, a. 1; q. 5, a. 1, ad 2; /// Sent., A. 2,
q. 1, a. 3, q. 2, c. et ad 2, 3; d. 2, q. 2, a. 3, q. 3, ad 2; d. 5, q. 1, a. 2, et exp. lit., etc.
LA PERSONNE DU VERBE INCARNÉ 413

l'être, c'est mon existence, tellement mienne qu'elle est


incommunicable. Et il ne sert de rien d'affirmer que l'exis
tence divine, étant infinie, se trouve par le fait même affran
chie de ces limitations. Cet appel à la suréminence ne nous
serait plus utile comme tantôt, car en ce moment, au rebours
de tout à l'heure, nous ne considérons plus le problème du
côté de Dieu, mais du point de vue de l'effet à réaliser, nous
demandant s'il n'est pas contradictoire qu'une existence
limitée par définition, puisse être suppléée par une existence
illimitée de par sa nature même, tout comme il est contra
dictoire que Dieu vive dans une plante, sente dans un corps,
ou veuille dans une volonté.
Un Acte peut-il parfaire une puissance sans l'informer ?
Il est indéniable que notre esprit conçoit fort bien, comme
distinctes, actuation et information. Pour produire cet effet
que nous nommons coloration, la couleur doit sans doute
être appliquée, être reçue en ce qu'elle colore, — matière
qui lui sert de soutien — mais autre chose est colorier, autre
chose être reçue, subjectée.
L'intelligence distinguant très nettement actuation de
réception, tout le problème est donc de savoir si une telle
distinction est autre chose qu'une vue de l'esprit, en sorte
que l'un des aspects puisse être réalisé indépendamment
de l'autre. Et il faut répondre franchement non, s'il s'agit
d 'effets proprement formels, puisque, par définition, la forme
n'actue une matière qu'en dépendant d'elle; aussi l'esprit ne
peut animer un corps qu'en l'informant, c'est-à-dire, en
s'incarnant. Il y a donc là une déficience foncière.
Mais il semble que communiquer l'existence n'implique
pas nécessairement une telle dépendance, donc une telle
imperfection; car, donner l'être signifie réaliser, poser une
essence hors de sa cause, faire qu'elle se soutienne dans
l'être. Tout est actualité, tout est perfection. Si dans un cas
particulier (actuation d'une essence créée), d'autres exigences
(réception dans l'essence) s'ajoutent à celle-là, il n'y a rien
dans ceci qui doive nous troubler, n'ignorant point qu'une
notion analogique — et l'existence est telle —peut envelopper
dans un de ces modes, une imperfection que ne comporte
pas la notion abstraite, proportionnellement commune; et si,
dans le créé, actuation implique information, il ne semble
pas contradictoire, lorsqu'il s'agit de l'Acte pur, d'affirmer
414 LES TERMES DE L'UNION HYPOSTATIQUE

une dissociation de ces deux fonctions et de concevoir une


suppléance, — suréminente certes — de l'existence créée
par l'Etre incréé (1).
Il y a donc une différence entre l'être et les formes
essentielles ou les qualités : c'est l'actualité ou terme
ultime; celle-ci peut être suppléée par le Verbe, celle-là
non (2).
Exploitant quelques indications du Maître (3), Cajetan
pour montrer que la solution n'est pas une création artifi
cielle, en appelle à la vision béatifique, où quelque chose
d'analogue se produit (4). C'est presque expliquer l'inconnu
par l'inconnu, tellement les deux problèmes sont obscurs;
le rapprochement néanmoins, est intéressant au point de vue
de l'analogie car il montre que notre méthode, appliquée
avec rigueur, a conduit ici et là, à des résultats similaires.
Essence divine Personne du Verbe
Intelligence béatifiée Humanité du Christ
Ici et là, une union entre Dieu et l'homme, diverse sans
aucun doute — ordre d'opération, ordre d'être; ordre acci
dentel, ordre substantiel —, mais analogique cependant.
Comme nous avons appliqué, tout à l'heure, la méthode
d'analogie à l'union hypostatique, ainsi maintenant nous
devons faire appel à elle encore, pour nous rendre compte
de l'union intelligible qui nous béatifiera. Or, il se trouve
que dans l'exercice ordinaire de notre pensée, l'objet agit
sur l'intellect grâce à une similitude qui le met en branle,
le détermine, l'actue. Dans la Vision, l'objet, c'est la divinité
telle qu'elle est en soi : va-t-elle donc jouer le même rôle
vis-à-vis de l'intelligence béatifiée? — Le même, propor
tionnellement.
Il tombe sous le sens que pour une telle intellection,
notre faculté n'est pas à niveau; il lui est totalement impos-
(1) CAJET., In ///»"i, q. 77, a. 2 : «... Si de actuare et actuari infra totamla titudintm
suorum modorum sermo sit, non est remotum a philosophia divina Deum rosse
actuare rem creatam... cum ergo naturam humanam in Christo ex divina persona-
titate et esse divino perfici fateamur, non est absonum fateri etiam quod actuatur
aliquo modo per personalitem et esse divinum ».
(2) Cf. CAJET., In ///un, q. 4, a. 2 : « Terminare nullam dicit causalitatem... it»
quod non solum est extra genus causarum extrinsecarum sed etiam extra causa*
intrinsecas ».
(3) Cp. th., c. 201; IV C. G., c. 54 et 55, ad 1.
(4) CAJET., /. c. ; cf. les développements dans DEL PRADO, De Veritate fiatJ.
p. 629 ss.; DE LA TAILLE, Actuation créée..., p. 254 ss.
LA PERSONNE DU VERBE INCARNÉ 415

sible, par ses propres forces, de devenir intentionnellement


l'Etre même subsistant. Aucune augmentation purement
quantitative de vigueur (analogia inaequalitatis) n'y suffirait
(/// C. G., c. 53).
De toute nécessité, l'Intelligible divin doit suppléer
à cette radicale déficience : il faut qu'il dispose, surélève
notre faculté, l'adapte, la conforme à cet objet surémi-
nent; qu'il lui tienne lieu d'espèce impresse et d'espèce
expresse; qu'il soit donc à l'origine et au terme de l'intui
tion suprême.
Il y a actuation évidemment, et, avec une égale évidence,
l'on prouve qu'il ne saurait y avoir information, s'agissant de
« l'esse irreceptum ». La divine essence est donc, si l'on peut
dire, à la fois extérieure et intérieure à l'intelligence du
bienheureux; extérieure, car elle n'est pas « reçue »; intérieure
par l'actuation, l'effet réalisé. Rôle qu'aucune forme créée
ne peut jouer, étant toujours dépendante d'une matière :
l'âme pour communiquer son être au corps doit être déter
minée par lui, s'unir à lui comme à une partie essentielle,
l'existence étant postérieure à l'essence. Mais l'acte pur est
affranchi de ces limites. Nous concevons qu'il n'est pas
contradictoire qu'il actue, sans informer, dans l'ordre intel
ligible comme dans l'ordre substantiel. Dans l'un et l'autre
cas, nous sommes amenés à concevoir un rôle analogue de
Dieu, par rapport à la créature. Je sais bien que Suarez nie la
possibilité d'une actuation pure, mais c'est parce qu'il
confond les modes particuliers de l'analogie avec la notion
abstraite proportionnellement commune; p. e. le concept
d'objet créé de l'intelligence avec celui d'objet tout court.
Evidemment, pas plus que mon existence ne peut me réaliser
dans l'être, sans être reçue dans mon essence, pas davantage
un objet créé ne peut déterminer mon intelligence à penser,
s'il n'entre en elle sous forme de similitude intelligible; mais
encore un coup, ne nous laissons pas égarer par des exemples
particuliers, que l'abstraction analogique dépasse sans
absurdité manifeste (1), pour aboutir à une idée de plénitude
suréminente qui supplée, soit l'acte substantiel, soitl'«espèce»
actualisatrice, parce que ces diverses perfections à leur état

(1) Ce qui évidemment, n'équivaut pas à affirmer que nous saisissions la possi
bilité positive d'une telle suppléance.
41 6 LES TERMES DE L'UNION HYPOSTATIQUE

pur, comportent simplement ceci : terminer, parfaire, une


ligne d'être (1).
De cette suppléance découlent deux conséquences —qu'il
nous reste à indiquer — par rapport à l'idée que nous devons
nous faire de la personne du Christ. Tout d'abord, puisqu'il y
a suppléance et non confiscation, nous sommes en face d'une
vraie personne humaine : « persona filii Dei est vere persona
humana et inquantum est persona humana constituitur per
naturam humanam » (2). L'humanité de Jésus n'est pas
mutilée; ses rapports avec la personnalité du Verbe sont
proportionnellement les mêmes que ceux qu'elle aurait avec
sa personnalité propre (3). En second lieu, il devient évident
que la personne du Fils de Dieu, en un certain sens, peut être
dite composée. Non certes que les deux natures jouent le rôle
de partie intégrantes comme l'âme et le corps dans l'homme
(///" P., q. 2, a. 4, ad 2). La personnalité du Christ étant
divine doit être la simplicité même, et non le fruit d'une
combinaison de principes substantiels; mais il y a com
position en ce sens seulement, qu'une personne équivaut
(suréminence), en quelque sorte à deux, puisqu'elle subsiste
de deux manières différentes, l'humaine et la divine,
puisqu'elle a une double fonction.
Résumé et conclusion. — Depuis l'instant où nous avons
reçu la formule dogmatique à l'état brut : « deux natures
en une personne », avons-nous réalisé quelque progrès,
ou bien toutes nos tentatives se réduisent-elles à un vain
dévidage de concepts ? L'unique moyen de répondre est
d'examiner si, à la fin de notre étude, nous sommes parvenus à
ébaucher une théorie représentative satisfaisante, si nous
comprenons davantage — « fides quaerens intellectum » —
si la profession de foi n'est pas chez nous pur psittacisme,
mais a un sens positif déterminé. Résumons donc fort rapi
dement les conceptions nettes qu 'éveillent maintenant en
(1) Comme le remarque MATTIUSSI (p. 165), cette suppléance est moins mysté
rieuse dans le cas de l'Incarnation : « Est enim esse formalius et in actualitate purius
quam ipsum intelligere. Minus etiam idem esse ingreditur rationem essentiae quam
in actu ponit; est etiam actualitas cuiuscumque formae, quin illius in se formalitatem
accipiat; est denique ultimus actus, cui nihil ut ipsum ulterius determinons
addi potest ».
(2) CAjET.,/n///»n1, q.3,a.1,ad 3; P. LOMBARDUS, III Sent., d. 6, opinio 2»: «...curn
prius esset Dei tantum persona, in Incarnatione facta est hominis etiam persona »...
(3) CAJET., In ///un, q. 2, a. 10.
LA PERSONNE DU VERBE INCARNÉ 417

nous, l'énoncé du mystère et en particulier cette idée d'union


hypostatique que nous avons tenté d'éclairer.
Le terme « union » désigne le fait que plusieurs réalités se
rejoignent et restent indivises : « unio est conjunctio in
aliquo uno » (IIP P., q. 2, a. 9). D'un mot, union c'est
indivision. Reste à préciser la nature de l'indivision particu
lière qui est soumise à notre examen. Union essentielle,
personnelle, accidentelle ? Un premier progrès a été réalisé
grâce à l'élimination a priori de l'union essentielle; puis, les
données de la foi nous ont montré l'impossibilité de l'union
accidentelle, dans le cas présent. Restait l'union personnelle.
La formule dogmatique primitive ou « brute », se trouvait
déterminée ainsi : l'union entre les deux natures, c'est leur
indivision dans l'être personnel du Verbe et en lui seul. A
l'aide d'analogies tirées du composé humain et de la vie de
la grâce, nous avons essayé d'élargir cette première conquête
afin de donner un contenu positif acceptable à chacune des
notions considérées, et nous avons abouti à ceci : l'union
hypostatique est une RELATION dont les TERMES extrêmes
sont les deux natures, et le FONDEMENT est l'indivision de
celles-ci en une personne divine. « Unio de qua loquimur est
relatio quaedam quae consideratur inter divinam naturam
et humanam secundum quod conveniunt in unapersona Dei»
(IIP P., q. 2, a. 7.) Une relation tout d'abord, et c'est pour
quoi — la relation réelle n'étant pas nécessairement réci
proque — nous avons pu sauvegarder la divine immutabilité :
seule la créature change, seule par conséquent, elle est
relative (/// Sent., d. 5, q. 1, a. 1.). Une relation résultant
de l'adaptation de l'humanité au Verbe, par où s'opère la
jonction de deux natures en une personne (/// Sent., d. 2,
q. 2, a. 2, q. 3) Elle a donc un fondement substantiel et
l'union n'est pas accidentelle, comme pourrait croire celui
qui la rencontre dans la catégorie de relation.
Sur le terme créé de l'union, nous avons pu, comme il est
juste, projeter une lumière plus grande, délimitant diverses
zones d'univocité (essence, certaines propriétés), d'analogie
(plusieurs accidents), et d'équivocité, (subsistance, exis
tence, quelques accidents).
Pour ce qui regarde la nature divine, l'analogie n'a rien
eu à ajouter à ce qu'elle avait étudié ailleurs. En revanche,
elle a dû, et c'était là sa tâche la plus délicate, essayer de se
Analogie. %~
418 LES TERMES DE I/UNION HYPOSTATIQUE

représenter la personnalité du Verbe dans ses rapports


nouveaux avec la nature humaine. Négativement, la méthode
d'analogie a écarté tout changement ; positivement, elle a
montré le rôle de la personne divine dans l'union hyposta-
tique. Faisant appel, à cet effet, au procédé de suréminence,
elle a entrevu la possibilité pour une personnalité infinie,
de suppléer la subsistance et l'existence d'une nature finie.
Tels sont, en peu de mots, les résultats auxquels a conduit
la méthode d'analogie. Il semble bien qu'entre le début et
la fin de notre recherche, il y ait eu un vrai enrichissement
de la pensée, puisque nous sommes parvenus à expliquer
les formules dogmatiques, c'est à dire, à remplacer chaque
mot par un contenu réel, sinon toujours univoque, du moins
strictement analogique.
CHAPITRE IV

TRANSSUBSTANTIATION ET PRÉSENCE
RÉELLE

SOMMAIRE

I. — DE LA CONNEXION ENTRE LA TRANSSUBSTANTIATION ET LA


PRÉSENCE REELLE.

« Pelagus tam fluctuantium opinionum et intellectuum ». La présence


réelle peut-elle être assurée uniquement par une conversion substantielle?
Opinions de Cajetan-Soto et Capréolus-Gonet. Discussion.
II. — LA CONVERSION PURE.

Conversions « impures » et conversion « pure » : transformations


naturelles et transsubstantiation; leur analogie. Analogie entre la
transsubstantiation et la création. Transsubstantiation et analogie de
l'être; le plan où s'exerce l'action divine.

III. — LA PRESENCE SACRAMENTELLE.


Les anti-thomistes et leurs fantasmagories; l'obsession de l'espace.
« praesentia per modum quantitatis, praesentia per modum substantiae ».
Comparaison des rapports que le pain et le corps du Christ ont succes
sivement avec le même lieu; la relation de contenance. Le concept
analogique de « relation » assure l'unité proportionnelle de nos quatre
chapitres d'applications.

I. — DE LA CONNEXION ENTRE LA TRANSSUBSTANTIATION


ET LA PRÉSENCE RÉELLE.

Si la majesté du mystère n'interdisait absolument


l'apparence même de l'humour, ce chapitre aurait pu s'inti
tuler « Sabbat théologique », ou encore : « Les théologiens
420 TRANSSUBSTANTIATION ET PRÉSENCE RÉELLE

en délire ». Nulle part, en effet, comme dans notre traité,


les théologiens n'ont lâché la bride à leur fantaisie et n'ont
excogité des théories aussi invraisembables. C'est une mer
déchaînée où le novice risque à tout instant d'être englouti :
« pelagus tam fluctuantium opinionum et intellectuum » dit
Cajetan. Encore les scolastiques du XVIe siècle étaient-ils
trop en contact avec les Princes de la pensée médiévale
pour avoir perdu tout sentiment de pudeur intellectuelle :
ils dissimulaient leurs billevesées sous les distinctions
multiples et les dissertations prolixes, escomptant sans doute
la lassitude du lecteur pour lui faire accepter leurs rêveries;
mais quand on voit les cartésiens (1) débiter sans rire les
pires incongruités, on ne sait s'il faut s'indigner ou s'égayer.
Vraiment, si nous avons eu raison de caractériser l'anthro
pomorphisme par la révolte et le triomphe de l'imagination,
il faut bien dire que le traité de l'Eucharistie est une mine
inépuisable de renseignements sur l'erreur que, sans trêve
nous poursuivons ici. Depuis le XIVe siècle. en effet, l'intel
ligence a éprouvé bien de la peine à reprendre le dessus,
puisque même des thomistes — et insignes — ont été
touchés par le vent de folie (2). Dommage que notre travail,
ayant pris des proportions tout à fait démesurées, nous
soyons condamné, pour nous être trop attardé en cours de
route, à nous jeter maintenant dans une course éperdue;
c'est à peine si nous pouvons effleurer les deux concepts
qui dominent la théologie eucharistique : celui de « conver
sion » et celui de « présence » (3).

(1) Cf. Dict. th. cath. V, 1422 ss.


(2) Comme le note DE LA TAILLE (Myst.fidei, p. 619 n), déjà D. SOTO commençait
à dévier lorsqu'il admit (IV Sent., d. 9, q. 2, a. 4) une production conditionnelle,
du Corps du Christ. Les thomistes postérieurs ont été contaminés à des degrés divers
par la nouvelle théologie : qu'on lise J. DE S. THOMAS (dis. 28, a. 3), SALMANT. (disp. 5,
d. 3, § 1), GONET (disp. 5, a. 3, n. 50), BILLUART (dis. 1, a. 7)etc. Je n'ignore pas que
le P. HUGON, avec son souci, très louable d'ailleurs, de maintenir la parfaite cohésion
de l'école thomiste, affirme qu'entre l'interprétation Cajetan si brillamment reprise
par le Père Billot et celle que l'on trouve dans Gonet-Billuart, l'opposition se réduit
peut-être à une question de mots ( Tract, dogm., t. 4, p. 255). Je ne sais, et il me semble
qu'il y a davantage. En tout cas, le P. Hugon lui-même accorde que la terminologie
des thomistes modernes est équivoque. La raison en est simple à mon sens; d'un côté,
ces théologiens avaient trop fréquenté leur Maître pour oser défendre une action
productrice qui modifierait, changerait, le corps du Christ; d'un autre côté, ils se sont
trop laissé impressionner par Suarez et les siens, et ont abouti à admettre une pro
duction qui, au fond, n'en est pas une, puisque le Corps du Christ reste inchangé!
(3) II y aurait un beau « cas d'analogie » à étudier dans ce traité : les rapports de
l'Eucharistie avec les autres Sacrements. Indiquons-les en quelques mots. Tout au
début de cet ouvrage, nous donnions comme exemple d 'analogie le mot « Sacramen-
LIEN ENTRE CONVERSION ET PRÉSENCE 421

Pour commencer, nous nous demanderons, fidèle à notre


méthode, si l'analogie ne peut en ces matières rien déter
miner a priori. Inutile d'ajouter qu'une pure déduction est
impossible : il faut partir d'un fait, qui est la présence
réelle affirmée par la foi. Mais ceci posé, la raison peut-elle
entrevoir la solution du problème qui se formule ainsi :
étant donné que, sur l'autel, le Corps et le Sang du Christ se
trouvent réellement présents, — quelles sont à priori, la
nature et les conditions de cette présence ? — En d'autres
termes, peut-on établir en absolu quel lien rattache la
présence réelle à la transsubstantiation? La conversion
substantielle serait-elle la cause nécessaire, seule possible,
de la présence réelle, ou simplement une manière entre
beaucoup d'autres également concevables, d'assurer cette
présence ? Connexion de fait, ou connexion de droit ? Les
thomistes, sur ce point, sont divisés. — Parvenus au traité
de l'Eucharistie, nos auteurs se demandent « utrum abstra-
hendo a verbis consecrationis possit de Dei potentia absoluta
corpus Christi esse praesens in Eucharistia absque conver-
sione panis in ipsum » (Billuart). Tous les non-thomistes,
tous ceux qui, selon l'expression de Cajetan (in HI"""., q. 75,
a. 2, ad 3) « sola voce conversionem affirmant », prétendent,
cela va sans dire que, même en tenant compte des paroles de
la consécration, on peut imaginer plusieurs modes de
présence du Christ qui, à la vérité, ne gardent de la trans
substantiation que l'apparence : telles p. e. 1' « adduction » ou
la « reproduction ». Cela, l'unanimité des thomistes le nie,
uno ore: « dans l'ordre des nécessités sacramentelles, sinon dans
l'ordre de puissance absolue de Dieu, on ne peut expliquer
la présence réelle que par la conversion substantielle ».
Ainsi s'exprime un thomiste contemporain (i). D'autres
sont plus catégoriques — ou plus rigides — et affirment
tum > dans ses diverses acceptions. Mais, même restreint aux Sacrements de la Loi
Nouvelle, ce terme est encore analogique. Celui qui refuserait de reconnaître là au
moins une analogie d'inégalité irait, semble-t-il, contre le ConciledeTrente(s.7,can.3).
Le même Concile a défini que l'Eucharistie convient avec les autres Sacrements quant
à la notion commune, mais diffère en ceci qu'elle contient la sainteté avant d'être
appliquée à l'homme (s. 13. cp. 3). Il n'y a donc pas univocité, mais analogie et
analogie mixte; l'Eucharistie « est principal analogue » par rapport aux autres
Sacrements (III* P., q. 73, a. 3) qui, néanmoins, tous, et chacun, participent intrinsè
quement à la notion commune (IV Sent., d. 8, q. i, a. i, q. i et a. 2, q. i, ad 2; et
exp. lut.)
(i) GILLET, Les harmonies de la transsubstantiation (Rev. se. phil. th., 1914
p. 69).
422 TRANSSUBSTANTIATION ET PRÉSENCE RÉELLE

sans ambages que, même dans l'ordre de puissance absolue, il


y a dépendance de la présence réelle par rapport à la trans-
subtantiation : celle-là n'étant réalisable que par celle-ci.
La distinction entre l' « ordre de puissance absolue » et
l' « ordre des nécessités sacramentelles, a été proposée,
comme un moyen commode de se débarrasser des objections
de Scot, par Cajetan (In ///"'", q. 75, a. 1 et 2), dont l'immense
autorité entraîna bon nombre de théologiens (1).
Cependant, le « Princeps thomistarum » avait indiqué
nettement ses préférences pour la nécessité absolue de la
transsubstantiation (2). Il fut suivi par Sylvestre de Ferrare
— du moins à ce qu'il semble (3) —, et, très fermement,
par Gonet (4); enfin, récemment, par le Père Billot (5)
qui a fait école : Gihr (6), Mattiussi (7), de la Taille (8),
Zychlinski (9), d'autres encore, sans doute.
Controverse sans grande utilité, observe le P. Hugon
(op.cit., 242). On souffrira pourtant que nous nous y arrêtions
quelque peu; elle est loin d'être stérile au point de vue de
l'analogie, puisque toute spéculation à priori en dépend.
En somme, les divergences entre théologiens se ramènent
à ceci :
Scot , Suarez, etc. : entre conversion et présence, lien extrinsèque :
Cajetan : lien nécessaire, supposées les circonstances de
l'institution.
Capréolus : lien nécessaire en absolu.
Peut-on découvrir la vraie pensée de saint Thomas ?
Allons au texte. Il y a d'abord les passages familiers de la
Somme : « Non aliquid (la phrase est tout à fait générale)
potest esse alicubi ubi prius non erat, nisi vel per loci muta-
(1) Ainsi D. SOTO, In IV Sent., d. 9, q. 2, a. 3 : « Ad argumentum : potuit Deus
ponere illud praesens sine conversions, distinguitur : de potentia ejus absoluta conce-
dimus, sed tanten de ejus lege ordinata... non potuit nisi per conversionem ».
(2) In IV Sent., d. n, q. 1, a. 3, ad Durand, (éd. Paban-Pègues, VI, 244) — Les
adversaires de saint Thomas tenaient qu'il était partisan de la nécessité absolue.
Ainsi Scot (de l'aveu même de Cajetan), Durand, Aureolus (ap. CAPREOL., VI, p. 229).
(3) In IV C. G., c. 63. — L'opinion du F. est douteuse parce qu'après une affir
mation très ferme, il semble en proie à l'hésitation.
(4) Disp. 4, a. 1, n. 16.
(5) De Sacram., thesis 39 (éd. 5, vol. I, p. 409).
(6) Sakramentenlekre 3, I, § 59, n. 5, »
(7) De Sacramentis, Romae, 1916, p. 94. ss.
(8) Myst. fidei, eluc. 50.
(9) Sincera doctrina de conceptu transsubstantiatioms juxta principia S. Thomae,
(La Ciencia Tomista, 1924, I, pp. 42-44; II, p. 235).
LIEN ENTRE CONVERSION ET PRÉSENCE 423

tionem, vel per alterius conversionem in ipsum... Mani-


festum est autem quod Corpus Christi non incipit esse in
hoc Sacramento per motum localem,... et ideo relinquitur
quod non possit aliter Corpus Christi incipere esse de
novo in hoc Sacramento nisi per conversionem substantiae
panis in ipsum » (IIP P., q. 75, a. 2). « Non est dare aliquem
rnodum quo Corpus Christi verum incipiat esse in hoc
Sacramento nisi per conversionem... » (ib., a. 3). « Cum in
hoc Sacramento sit verum Corpus Christi, nec incipiat
ibi esse de novo per motum localem, cum etiam nec Corpus
Christi sit ibi sicut in loco, necesse est dicere quod incipiat
ibi esse per conversionem substantiae panis in ipsum ».
(th., a. 4).
Personne ne peut nier qu'à première vue, l'interprétation
naturelle de ces textes semble être celle de Capréolus, tandis
que Cajetan a l'air de minimiser la doctrine du Maître (1),
ce qui ne saurait se justifier que par de puissants motifs,
comme p. e. d'autres passages explicatifs du S. Docteur.
Or les textes parallèles loin d'atténuer ceux de la Somme,
paraissent encore plus forts. Citons à titre d'exemple
IV Sent., d. n, q. 1, a. 1, q. 1. : « ...positio quae ponit
substantiam panis ibi remanere post consecrationem simul
cum vero corpore, incompetens est huic sacramento et
impossibilis et heretica. Incompetens quidem etc... sed
quod sit impossibilis patet ex hoc quod impossibile est aliquid
esse nunc, cum prius non fuerit, nisi ipso mutato vel alio
in ipsum, nec posset etiam per miraculum fieri... Si ergo
verum Corpus Christi essetsub sacramento nunc et non prius,
oporteret aliquem motum vel mutationem intervenisse.
Sed nulla mutatio est facta ex parte panis, secundum hanc
positionem, ergo oportet quod Corpus Christi sit mutatum
saltem localiter... quod omnino esse non potest quia cum
simul et semel in diversis locis Corpus Christi consecretur,
oporteret quod simul et semel ad diversa loca unum corpus
moveretur, quod est impossibile quia contingeret simul
contrarios motus inesse eidem subjecto. Quod autem sit
heretica etc ».

(1) GIHR ( Sakramente"lehre, I, 354, a. 2) cite ce texte de TOLET (in ///»n,, q. 75,
a. 2) : « Absque dubio, S. Thomas tenet non pusse per quamcumque potentiam
Corpus Christi esse in coelo et in Sacramento nisi per conversionem... quod autem
S. Th. loquatur absolute de divina potentia aperte deducitur ex littera ».
424 TRANSSUBSTANTIATION ET PRÉSENCE RÉELLE

Billuart, il est vrai, tente d'édulcorer ce texte : « ad


D. Th. dicendum ipsum esse intelligendum in hypothesi
quae de facto est, quod Corpus Christi incipiat esse in hoc
sacramento absque sui mutatione... At extra praesentem
hypothesim nihil repugnat quod Corpus Christi producatur
sub speciebus panis cum aliqua sui mutatione...» (diss. 1,
a. 7). Le théologien dominicain semble n'avoir point tenu
compte de la fin du texte qui affirme que l'immutabilité du
Christ n'est point une hypothèse, mais une nécessité : quod
omnino esse non potest. Billuart nous parle de « changement »
dans le Corps sacré; mais le seul changement que l'on pour
rait invoquer ici, serait le mouvement local (1), que
saint Thomas exclut, précisément, et d'une manière
absolue (2).
Du reste, dans ce passage même des Sentences, nous
trouvons bien marquée la distinction entre les deux ordres,
le sacramentel et l'absolu, laquelle consiste, selon le même
Billuart, en ce que dans un cas, on raisonne en vertu des
paroles de la consécration, tandis que dans l'autre, on en
fait abstraction; en effet S. Thomas exclut l'impanation
à l'aide d'un triple argument: « incompetens est huic Sacra
mento, et impossibilisj et haeretica »; la première et la troi
sième raison s'appuient sur les nécessités sacramentelles,
mais la deuxième est purement à prioristique. Et il en est
de même ailleurs : toujours à côté d'un raisonnement tiré
de la « vérité du sacrement », on trouvera des considérations
théoriques qui procèdent par élimination des hypothèses
contraires, qui sont déclarées inintelligibles; en sorte que ces
argumentations s'ordonnent d'après le schème suivant :
On ne peut concevoir que le Christ commence à être présent
sous les espèces eucharistiques que de telle ou telle manière.
Or, tous ces modes, sauf la conversion totale, doivent être
écartés — non pas seulement en vertu des circonstances de
l'institution du Sacrement, mais tout bonnement parce
qu'ils sont absurdes. Donc, la présence réelle ne peut être
assurée en absolu que par la transsubstantiation. «Cum in hoc
(1) « Aliquid incipit esse ubi prius non erat, dupliciter, vel per motum localem,
vel per conversionem alterius... » IV C. G., c. 62, saint Thomas ne parle pas de la
« production », puisque ce qui est déjà, ne peut être produit.
(2) « Prima occurit consideratio per quem modum verum Corpus Christi esse
sub hoc Sacramento mcipiat.Impossilrile autem est quod hoc fiat per motum localem,
tum quia etc. » IV C. G., c. 63.
LIEN ENTRE CONVERSION ET PRÉSENCE 425

Sacramento sit verum Corpus Christi nec incipiat ibi esse


de novo per motum localem cum nec etiam sit ibi sicut in
loco, ut ex dictis patet necesse est dicere quod incipiat ibi
esse per conversionem substantiae panis in ipsum » (1).
Mais voici surgir l'objection de Scot et de Durand (2), qui
hante l'esprit de tous ceux, parmi les commentateurs, qui
restreignent les dires de S. Thomas aux nécessités sacra
mentelles. Dieu, affirme-t-on, pourrait fort bien causer une
présence sans recourir à la conversion substantielle : le
Corps du Christ pourrait coexister avec la substance du
pain, tout comme il a coexisté avec les murs du Cénacle,
lorsqu'il y est entré, les portes closes. Donc la transsubs
tantiation n'est pas la seule cause possible de la présence
réelle. — Réponse : Certes, le Corps du Christ pourrait
coexister avec la substance du pain, mais alors il devrait
quitter le ciel, et il ne lui serait possible d'exister que dans
une hostie à la fois (3), or, — et c'est là ce que l'on oublie, —
nous raisonnons toujours dans l'hypothèse que le Christ,
sans quitter le ciel, commence à être présent en plusieurs
endroits simultanément, et c'est de cette présence, dans ces
conditions, que nous disons : seule, la transsubstantiation
peut l'assurer. On objectera, peut-être alors, que nous
quittons ainsi l'ordre absolu pour l'ordre des nécessités
sacramentelles; à quoi nous répondrons que, si c'est cela que
l'on entend par nécessités sacramentelles, à coup sûr, nous
nous sommes battu contre des moulins à vent. Mais en
réalité, les partisans de Cajetan affirment hautement que le
Christ pourrait commencer à être présent en plusieurs
endroits à la fois sans quitter le ciel et sans conversion
substantielle (4) et que par conséquent la transsubstantiation
(1) De même saint BONAVENTURE, In IV Sent., d. 1l, p. 1, q. 1, et q. 3.
(2) Âpud CAPREOL, In IV Sent., d. 1 1, q. 1, a. 2, § 3; et SOTO, In IV Sent., d. 9,
q. 2, a. 2.
(3) «Probatum est quod, manente substantia, non potest ibi fieri Corpus Christi,
quia ibi non potest esse realiter aliquid nisi per illapsum (quemadmodum Deus est
in omnibus spiritibus...) aut localiter (quemadmodum per miraculum duo corpora
sunt simul) aut per conversionem; si ergo est hic Corpus Christi, cum non possit esse
hic per illapsum, si non est hic per conversionem, erit hic per locationem sicut fuit
quando exivit clauso utero Virginis, et sepulchro et ostio; et sic non erit simul in coelo
et in pluribus altaribus, quod est erroneum. Haec Petrus (de Palude) et bene quantum
ad hoc quod dicit quod impossibile est Corpus Christi incipere esse sub speciebus
nisi per mutationem substantialem panis, aut per motum localem panis aut Corporis
Christi ». CAPREOL., /. c., a. 2, § 3 (VI, p. 245).
(4) Ainsi GILLET, art. cit., p. 70. « On pourrait cependant s'imaginer que Dieu,
de puissance absolue, mit le Corps du Christ en relation de présence avec la substance
426 TRANSSUBSTANTIATION ET PRÉSENCE RÉELLE

doit être admise, de préférence à toute autre hypothèse,


seulement en vertu des exigences de la foi (i); tandis que
nous autres, nous tenons que, même si l'Eucharistie n'avait
pas été instituée, cette conditionnelle serait vraie : si le Corps
du Christ, sans quitter le ciel, doit devenir présent sous les
dimensions d'une substance corporelle quelconque, ce ne
peut être que par la conversion de cette substance en son
Corps.
A notre avis, c'est donc l'évidence même que dans la
perspective de saint Thomas, entre la présence réelle et la
transsubstantiation, il y a un lien causal absolument néces
saire. Nous disons « dans la perspective de saint Thomas »,
puisque notre Docteur ne pouvait prévoir les tentatives
plus ou moins ingénieuses et intelligibles qui, depuis le
xive siècle, ont été faites par une foule de théologiens dans le
but d'éclairer le mystère. Saint Thomas aurait-il été impres
sionné par ces essais au point de tempérer sa doctrine et de
nuancer ses affirmations ? On peut en douter fortement et
nous ne croyons pas être infidèle à l'esprit du Maître en
nous arrêtant à cette conclusion : posé le fait de la présence
réelle, on peut, théoriquement du moins, en déduire la trans
substantiation, sans faire de nouveau appel au témoignage de
la foi.
Des tentatives anti-thomistes, il n'entre point dans notre
sujet de faire la critique. Au reste, que pourrions-nous
ajouter aux magnifiques argumentations du Père Billot (2) ?
Qu'il suffise d'indiquer la conception de qui procèdent ces
théories, conception qui est diamétralement opposée au
du pain, sans que la substance du pain fut changée au Corps du Christ, et sans que le
Corps du Christ se déplaçât localement ? De puissance absolue, ce n'est pas impossible.
Mais nous sommes dans l'ordre des nécessités sacramentelles. Ceci est mon corps,
voilà ce qu'il faut expliquer... » Déjà CAPREOLUS avait répondu que cette ' relation de
présence » sans changement ni dans le Christ ni dans le pain, est inadmissible : » res
pect us per nullam potentiam potest causari vel haberi in aliquo sine suo fundamento. . .
sicut impossibile est aliquem habere respectum paternitatis, non interveniente gene-
ratione activa, ita impossibile est Corpus Christi habere predictum respectum, non
interveniente conversione alicuius substantiae in ipsum ». l. c.., p. 244.
(1) GILLET, p. 74 : « Si les paroles de l'Écriture, interprétées par l'Eglise, nous
affirmaient la simple présence réelle du Christ sous les espèces sacramentelles sans
préciser la nature de cette présence, l'hypothèse de Scot serait plausible. Elle
ne serait pas nécessaire, mais elle serait suffisante. Elle ne serait pas nécessaire parce
qu'on peut imaginer d'autres manières pour le Christ d'être présent sur l'autel, avec
ou sans la substance du Pain... ».
(2) Tout vrai thomiste souscrira à ce jugement du P. DE LA TAILLE (Myst. fid.,
p. 621, n.) : « In excludenda cum reproductione tum adductione eminuit inter
omnes theologos Card. Billot >.
LA CONVERSION PURE 427

procédé analogique. Ces théologiens n'ont pas pris garde,


qu'en ces matières plus qu'ailleurs, il faut distinguer avec
soin « physique » et « métaphysique ». Plus qu'ailleurs, parce
que l'imagination et la pensée géométrique se meuvent
dans le domaine de la quantité, or, dans le cas présent, nous
devons, non seulement nous tenir dans l'ordre de l'être, comme
en toute métaphysique, mais encore — ce qui n'arrive pas
en théodicée, par exemple — étudier les rapports de l'ordre
de l'être avec celui de la quantité, puisqu'ici nous avons une
substance qui se trouve sous les dimensions quantitatives
d'une autre. Il y a donc, de par ce contact de deux ordres
de réalité en soi hétérogènes, danger immédiat d'envahis
sement, par les images et les idées quantitatives, du domaine
de l'être comme tel. Sans aller comme Occam jusqu'à nier
la distinction entre la substance etlaquantité(i),bon nombre
de théologiens se sont trop laissés dominer, en leurs spécu
lations métaphysiques, par des conceptions physiques. Rien
d'étonnant dès lors, qu'ils aient déclaré le concept de « con
version pure » absolument inintelligible (2), c'est-à-dire, au
fond, inimaginable, et qu'ils l'aient remplacé par des actions
d'ordre quantitatif (v. g. l'adduction), oubliant que la subs
tance est dans un plan tout autre. Obsédés par l'imagination,
ils ne comprennent, en fait de présence, que celle du corps
qui remplit une certaine portion d'espace, et alors, pour
dire tout de même quelque chose, ils se sont rabattus sur la
« multilocation », le « mode intrinsèque d'ubication », la
« compénétration », la « condensation » etc., vrais expédients
de théologiens aux abois, fantômes qui flottent dans la nuit
des sens.
Quittons tous ces oiseaux nocturnes pour revenir à celui
qui, sur sa poitrine, porte un soleil radieux.
*
* *

II. — LA CONVERSION PURE.

Conversion pure et impure : transsubstantiation et transfor


mation.—Le théologien qui manie l'analogie est tout heureux
(1) DONCŒUR, Théorie de la mat. et de la forme chez Occam (Rev. se. phil.
th., janv. 1921, p. 36 sa.).
(2) SUAREZ, disp. 50, s. 4, n. 8.
428 TRANSSUBSTANTIATION ET PRÉSENCE RÉELLE

de s'appuyer sur le Concile de Trente, lequel proclame très


haut la Transcendance de la Conversion eucharistique :
« mirabilem illain et singularem conversionem. . .» (s. 13. c. 2).
Déjà S. Thomas avait rejeté toute univocité : « sciendum. est
quod predicta conversio ...alterius modi est ab omnibus
conversionibus naturalibus » (IV C. G., c. 63); « haec tamen
conversio non est similis conversionibus naturalibus, sed
est omnino supernaturalis (HP P., q. 75, a. 4; cf. IV Sent.,
d. ii, q. i, a. 3, q. i, ad i). La raison en est simple : comme
nous le verrons, la transsubstantiation atteint les profon
deurs même de l'être, ce que ne peut faire aucun agent
créé; aussi les explications de nos plus grands génies
ne font-elles qu'effleurer le mystère, dont le fond reste
impénétrable. Transcendance telle qu'elle va jusqu'à donner
un aspect inintelligible à la conversion totale : « Haec con
versio videtur esse contra conceptiones intellectus et propter
hoc difficilius ei assentit quam creationi » (IV Sent., d. u,
q. i, a. 3, q. 3, ad i).
Pourtant, négation de l'univocité n'équivaut pas, on
le sait bien, à l'affirmation de l'agnosticisme; et, si nous ne
devons pas calquer la transsubstantiation sur les conversions
naturelles, toutefois, pour en avoir quelque idée, force nous
est bien de la rapprocher des actions à nous connues, qui
lui ressemblent le plus, afin de tirer de ce proportionnement
une notion analogique : « respondetur non frustra sed
utiliter Auctorem laborasse ad reddendam rationem con-
vertibilitatis totalis supernaturalis proportionabiliter ad
rationem conversionis substantialis naturalis... Duplex
propterea nécessitas doctrinae hujus fuit : altéra ut conversio
supernaturalis proportionalis conversionibus naturalibus sit
monstrata; altéra ut intellectus noster ex naturalibus conver
sionibus quas novit, manuducatur ad supernaturalia etsi non
penetranda saltem cogitanda ut non impossibilia existimen-
tur » (CAJET., In 7//am, q. 75, a. 4, ad 3).
Comme toujours, il s'agit d'obtenir un concept à l'état
pur; or, S. Thomas n'a point oublié ici, pas plus qu'ailleurs,
la prééminence de la « via remotionis ». Dans le Commen
taire sur P. Lombard, nous sommes en pleine théologie
négative (IV Sent.,d. n, q. i, a. 3, q. i); et, si dans la Somme
(IIP P., q. 75, a. 8) on insiste davantage sur les ressem
blances, cependant chaque affirmation est aussitôt corrigée
LA CONVERSION PURE 429

par une négation, et les caractères communs dûment


proportionnés aux réalités différentes, par quoi se trouve
détruite la similitude univoque, et sauvegardée l'analogie.
Le problème, somme toute, est facile à poser, sinon à
résoudre : prenant parmi les conversions naturelles,1 celle
qui se rapproche le plus de la conversion eucharistique,
notre tâche consistera à nous hausser grâce au procédé de
« rémotion-suréminence », jusqu'à une idée analogique de
la transsubstantiation.
S. Thomas (IV Sent., d. n, q. i, a. 3, q. i) distingue
comme un triple étage de mutations, selon que le devenir
est plus ou moins immanent : les changements extrinsèques
(mouvement local), les changements superficiels (intéres
sant les seuls accidents, v. g. croissance, altération), enfin
les changements fonciers qui atteignent jusqu'à la forme
substantielle (v. g. génération). A priori, nous pouvons écarter
du débat les deux premières mutations; la transsubstantiation,
le mot même l'indique, est d'un autre ordre, dans une autre
sphère que le déplacement selon le lieu ou les modifications
accidentelles. Notons pourtant cette différence que l'hypo
thèse d'une conversion-mouvement local est . inconcevable
(IIP P., q. 75, a. 2), alors qu'une altération des accidents
du pain et du vin n'a rien qui répugne en soi, mais est insuf
fisante par elle-même, pour assurer la présence du Christ.
Outre que nos sens ne remarquent aucun changement
dans les espèces (IIP P., q. 75, a. 5), on ne voit pas bien
comment le Corps du Christ pourrait être dit exister là, si
les dimensions du pain s'étaient évanouies (i).
Restent les conversions substantielles, parmi lesquelles
il importe à notre recherche d'effectuer un partage. Tout
devenir enveloppant un passage de terme à terme, il faut
savoir si ceux-ci subissent toujours les mêmes vicissitudes.
Or il n'en est rien. Le terme origine (a quo) disparaît certes
et inévitablement, sinon il n'y aurait rien de fait. Voici donc
un premier élément de ressemblance entre la transsubs
tantiation et les transformations de la nature. En revanche,
le terme final (ad quem) du devenir ne présente pas toujours
le même caractère; car, s'il est le fruit nécessaire d'un

(i)IVC. G.,c. 63.—En ce chapitre, il n'est question que de «pain «et de "Corps »,
pour faire bref; il va sans dire que tout ce que j'avance vaut du « vin » et du « Sang ».
430 TRANSSUBSTANTIATION ET PRÉSENCE RÉELLE

changement, toutefois il ne l'est pas de la même manière,


au même degré. Parfois sa nouveauté est totale; inexistant au
début de la transformation, il apparaît à l'aboutissement de
celle-ci : c'est la conversion simple. Parfois aussi, ce terme
final est en quelque manière préexistant : il ne naît donc pas
à la suite du devenir. S. Thomas cite, comme exemples
du premier genre, les transformations physico-chimiques,
et comme exemples du second, les faits d'assimilation : un
être déjà existant s'incorpore un autre, le change en sa
propre substance; il est donc le terme de la transformation
sans en être le fruit; il n'est pas produit, mais simplement
modifié (1). Dans ce dernier cas, le changement dans le
terme « ad quem » est donc moins prononcé : simple modi
fication. Est-ce un signe que la nouveauté de l'aboutissement
n'est pas aussi nécessaire au concept de conversion que
la disparition du point de départ ? Indication infiniment
précieuse, puisque saint Thomas maintient sans défaillance,
l'absolue immutabilité du Corps du Christ, terme final de la
transsubstantiation. Aussi ne serons-nous pas étonnés de
voir le S. Docteur rapprocher la conversion sacramentelle
de l'assimilation : « haec conversio sub nulla naturalium
mutationum continetur sed ab omnibus differt, habet
tamen aliquam convenientiam cum transmutatione nutri-
menti in quantum utraque conversio fit in aliquid preexis-
tens; differt tamen ab ea in quantum hic non fit aliqua addi-
tio sicut ibi » (IV Sent., d. n, q. 1, a. 3, q. 1, ad 1).
Comparons donc deux phénomènes analogues (2) :
Ie ce pain se change en la chair de Pierre
2e ce pain se change en la chair du Christ.

La première conversion est « impure », disons-nous.


La deuxième est « pure »; pourquoi ? L'univocité des termes
« a quo » étant parfaite, c'est donc qu'il y aurait équivocité
dans la force qui effectue le changement? De fait, l'âme

(l) « Illud quod in alterum convertitur semper transmutatur corruptione, sed


illud in quod aliquid naturaliter convertitur, si quidem fit simples conversio, trans
mutatur per generationem sicut cum aqua generatur ex aere; si autem fit conversio
cum additione ad alterum preexistens, illud cui additur transmutatur secundum
augmentum vel saltem per restaurationem deperditi sicut accidit in nutrimento »
IV Sent., d. n, q. 1, a. 3, q. 1.
(2) Et non pas univoques, comme l'affirmait la 29° proposition condamnée de
Ro»mini.
LA CONVERSION PURE 431

végétative de Pierre — ou toute autre cause qu'il vous plaira


d'imaginer — qui transforme la substance du pain en la
substance du corps de Pierre, est un agent limité, alors que
Celui qui change la substance du pain au Corps du Christ
est l'Acte Pur, illimité. Et c'est pourquoi nous avons, dans
un cas, « conversio impure », transformation, et dans l'autre,
conversion « pure », transsubstantiation (IIP P., q. 75, a. 4).
L'une suit à l'activité d'une cause finie, l'autre à l'activité
d'une cause infinie :
conversion naturelle conversion eucharistique
agent participé Agent imparticipé
Analogie qui, traduite en langage plus simple, signifie :
prenons le cas du pain transformé, par des forces natu
relles, en la chair de Pierre, éliminons d'abord, toutes les
déficiences provenant de la déficience première de la cause,
puis, ce que cette conversion a tout de même de parfait,
poussons-le aussi loin que possible et voici sortir du creuset
de notre esprit, l'idée, analogique certes, claire-obscure,
mais positive, mais vivante, de la transsubstantiation.
Il serait facile de disséquer la conversion « impure »,
d'établir par une minutieuse recherche, poursuivie élément
par élément, ce qui doit être retenu et ce qui doit être
rejeté. Nous préférons pour faire court, aller de suite à
1' « impureté » irrémissible, si l'on peut dire, fondamentale,
d'où toutes les les autres découlent : nous l'avons dit, la
débilité de l'agent transformateur est cause qu'il ne peut aller
assez profond pour atteindre la racine même de l'être, là où
d'emblée (i) s'installe l'Activité première. L'effort le plus
intense que puisse déployer la créature, se manifeste dans
la « conversion formelle ». On en a vite fait le tour : c'est la
transformation d'un sujet préexistant. Lorsque Pierre assi
mile du pain, il y a changement d'un composé en un autre,
mais la matière première persiste tout le long de l'opération et
le principe formel lui-même n'est pas atteint, en ce sens que
la forme ancienne se changerait en la forme nouvelle; celle-ci
en réalité, ne fait que succéder à l'autre (IIP P., q. 75, a. 3,

(i) En ce sens, que l'être est l'effet propre de Dieu; ce qui ne signifie pas que Dieu
ne puisse être l'auteur d'une conversion naturelle dont seul le mode diffère des con
versions créées. IV Sent., d. n, q. i, a. 3, q. 3, ad 3.
432 TRANSSUBSTANTIATION ET PRÉSENCE RÉELLE

ad 2 et a. 4), car une infinité de formes étant en puissance


dans la matière, l'agent en tire une et y renvoie l'autre (De
rationibus fidei, c. 8). Non point certes, que le lien soit
purement extrinsèque entre la disparition d'un terme et
l'apparition de l'autre. Le lien est intrinsèque, mais il reste
que, seul, le composé est transformé et non pas la forme
comme telle.
L'action divine, au contraire, porte beaucoup plus loin
et tout autre est son efficace : « vivus... est sermo domini
et efficax et penetrabilior... et pertingens usque ad divi-
sionem... » elle atteint non seulement le composé, mais
chacune de ses parties, matière et forme; elle est donc TOTALE
(CAJET., In IIIam, q. 75, a. 4.). Tout à l'heure, nous avons
étagé les activités à partir du superficiel mouvement local
jusqu'à l'intime conversion formelle; maintenant il nous
faut ajouter, comme couronnement, la suréminente con
version substantielle, grâce à quoi nous pouvons remplacer
les épithètes un peu sybillines de « pur » et d' « impur »,
par celles, beaucoup plus claires, de « totale » et de « partielle »
(1); opposition qui nous livre la clé de tout le reste. Ainsi,
dès l'abord, nous pouvons écarter comme un produit de
l'anthropomorphisme, l'opinion de Durand, qui assimile
univoquement, transsubstantiation et transformation, con
version totale et conversion partielle (2). Puis, rien que
que par le contraste entre les deux qualificatifs (partiel,
total), nous pouvons facilement déterminer la série des
différences qui séparent la transsubstantiation de la trans
formation.
Conversion totale : donc non seulement — comme
c'est le cas dans la conversion partielle — changement du
composé (pain devenu chair), mais de chaque élément
essentiel (matière et forme du pain devenues respectivement
matière et forme du Corps du Christ) (3). S.Thomas insiste
surtout sur le fait que l'activité transsubstantiatrice atteint

(1) « Confitetur (infidelis) quod pervirtutem naturae possit una res converti in
aliam quantum ad formam... multo magis ergo virtus omnipotentis Dei quae tota
rei substantiam in esse produxit non solum transmutando secundum formam... potent
hoc totum in illud totum convertere » Op. 3, c. 8.
(2) CAPREOL., In IV Sent., d. n, q. 1, a. 2, p. 2 (VI, 227); BILLOT, p 340 ss.
(3) « In naturalibus conversionibus convertitur totum in totum non autem partes
essentiales... sed hic et totum convertitur in totum et partes etiam convertuntur...»
IV Sent., d. n, q. 1, a. 3, q. 1; cf. ///* P., q. 75, a. 4 et a. 8.
LA CONVERSION PURE 433

jusqu'à la matière première (1); et cela pour plusieurs


raisons. D'abord, parce que dans les transformations, si
la forme primitive n'est pas convertie en une autre forme,
pourtant elle disparaît et une nouvelle forme la remplace,
tandis que la matière persiste (2); il fallait donc souligner
cette vérité que, dans la transsubstantiation, aucun subs
trat permanent n'est commun aux deux termes de la con
version (3). Ensuite, parce que du fait qu'elle atteint
l'élément le plus permanent du composé, la transsubstan
tiation s'avère comme plus difficile que tout autre conversion
(4); comme la plus profonde aussi : la matière quantifiée étant
principe d'individuation, une activité qui pénètre jusque-là
atteint l'individualité même des choses(5),leur détermination
numérique et non pas seulement spécif1que.
Après les différences, les ressemblances, quoique, comme
toujours, celles-ci ne soient que proportionnelles : « dissi-
miles similitudines ». D'abord la succession des termes :
« ...ut post hoc sit hoc... et quod praedicti termini non sint
simul » (IIP P., q. 75, a. 8). Similitude simplement propor
tionnelle, car dans la transformation, il y a mouvement,
alors qu'ici il y a seulement ordre. (6) Cette succession est
telle que le terme « a quo » devient (partiellement dans un
cas, totalement dans l'autre : encore la proportion !), le terme
« ad quem ». Enfin, on trouve un élément permanent qui
fait en quelque sorte, le pont entre le principe et la fin de
la succession; élément proportionnel encore, puisque dans un
cas, c'est un sujet substantiel et dans l'autre, un accident (7).
(1) /(' Sent., d. 1l, q. 1, a. 3, q. 1 et q. 3.
(2) * ...Materia aeris non convertitur in aliquid quia est eadem, forma etiam non
convertitur quia abscedit illa et alia introducitur » L. c., q« 1; cf. IV C. G., c. 63;
///a P., q. 75. a. 8.
(3) • Quia materia est primum subjectum. . . inde ista conversio non habet sub-
jectum "IV Sent., d. n, q. 1, a. 3, q. 1; cf. ib., q. 3 et a. 4, q. 1.
(4) « Quanto aliquid est permanentius, difficilius transmutatur... unde illa
mutatio quae ad ipsam materiam attingit est difficilior et majoris virtutis ostensiva... ».
IV Sent., d. 1l, q. 1, a. 3. q. 3.
(s) " Quia materia signata quantitate est individuationis principium, ideo solius
Dei operatione hoc fieri potest ut hoc individuum demonstratum fiat illud individuum
demonstratum et talis tnodus conversionis est in hoc sacramento ». L. c., q" 1.
(6) IV Sent., d. n. q. 1, a. 3, q. 1, ad 3; ///a P., q. 75, a. 8; IV C. G., c. 63;
<• Hujusmodi conversio non potest proprie dici motus sed est quaedam substantialis
successio sicut in creatione est successio esse et non esse ».
(7) IV C. G., c. 63 : « In qualibet conversione naturali manet subjectum... sed in
conversione praedicta subjectum transit in subjectum et accidentia manent... Accidit
igitur in hac conversione contrarium ei quod in naturalibus mutationibus accidere
solet, in quibus substantia manet ut mutationis subjectum ,accidentia verum variantur;
hic autem e converso accidens manet et substantia transit ». Cf. ///a P., q. 75, a. 8.

Analogie. 28
434 TRANSSUBSTANTIATION ET PRÉSENCE RÉELLE

Ces analogies posées, d'autres s'ensuivent. C'est, p. e.


que le terme a quo disparaît toujours (IV Sent., d. n, q. 1,
a. 3, q. 1.), sans pour cela être annihilé, autrement, point de
vraie conversion d'une réalité en une autre, n'y ayant entre
elles aucune connexion intrinsèque, mais simple succession
accidentelle. Quant au terme ad quem, son étude présente une
difficulté plus grande. Notons, pour commencer, cette
différence que, dans la transsubstantiation, terme formel et
terme total coïncident, ce qui n'est pas le cas pour les con
versions naturelles (IV Sent., d. 10, q. 1, a. 1, ad 4.). Mais
il y a davantage. Nous le disions tantôt, ce terme peut, soit être
le fruit de la conversion, soit préexister à elle; pourtant,
toujours, dans les transformations, il est modifié, il devient;
à telles enseignes qu'il n'y a pas conversion sans production
de quelque chose (IV Sent., d. n,q. 1, a. 3, q. 1) Or S. Tho
mas affirme constamment que le Corps du Christ n'est ni
produit, ni changé en quelque manière que ce soit. N'est-ce
pas là tomber dans l'équivoque, en enlevant au concept de
conversion eucharistique une des notes essentielles qui doit
se retrouver — proportionnellement sans doute, mais non
pas métaphoriquement — dans toute conversion ? Cette
objection de Scot (cf. CAJET., In ///*m, q. 75, a. 3) a tellement
ému certains théologiens (vg. SUAREZ, d. 50, s. 4, n. 8.)
même thomistes (J. A S. THOMA, d. 28, a. 3) qu'ils ont
admis une transsubstantiation « productive », avec tous les
inconvénients qui en résultent.
Sommes-nous donc en face d'un cas perplexe et,
quelque parti que nous prenions, serons-nous voués à la
contradiction ?
Reprenons la question de plus haut. A plusieurs reprises
au cours de ce travail, notre analyse semblait devoir aboutir
à une impasse, et le concept, trop épuré, s'évanouir en
brouillard; tandis qu'une étude plus attentive venait dissiper
cette impression d'échec. La raison profonde en est que la
diversité appartient à l'essence de l'analogie (simpliciter
diversa); or, cette diversité ne sera évidemment pas la même
selon le genre d'analogie : lorsqu'on prendra tous les termes
dans le créé, la diversité qui les sépare sera toujours finie,
ou tout au plus indéfinie; mais lorsqu'on compare un rapport
créé à un rapport divin, il est clair que la diversité sera sim
plement infinie; je veux dire que la proportion se trouvera en
LA CONVERSION PURE 435
dehors de l'objet propre de notre entendement. De là
cette impression que l'on a tout le long du chemin, de res
pirer de l'air raréfié; ce sentiment de vague, d'indétermi
nation (1). Si un seul instant cette impression et ce sentiment
devaient nous quitter lorsque nous manions l'analogie
théologique, nous conclurions que nous avons abandonné
le sentier difficile qui conduit à la vérité, pour nous égarer
sur la route de l'univocité, route large et facile mais qui mène
aux abîmes. De même donc que nous ne nous attendons
pas à retrouver dans la génération divine des notes qui pour
tant accompagnent toutes les générations créées; ainsi,
nous ne nous étonnerons point si un élément — la pro
duction — qui est caractéristique de toutes les conversions
naturelles, ne figure pas dans le concept de conversion
eucharistique. Au reste, ne savons-nous point que celles-là
sont « impures » tandis que celle-ci, et elle seule, est « pure » ?
Nous dirons donc que la « production » est de l'essence de
certaines conversions, mais nullement de la conversion
comme telle. Est-ce là autre chose qu'une échappatoire ?
Pour en avoir le cœur net, il faut examiner si le concept
proportionnellement commun subsiste encore dès qu'on fait
tomber l'action conversive tout entière sur le terme origine.
Qu'en toute conversion il y ait un devenir et que celui-ci
affecte le terme « a quo », voilà qui est l'évidence même,
puisqu'à défaut, la notion qu'il s'agit d'éclairer disparaît.
Mais la question est de savoir s'il suffit que seul ce terme
(dans notre cas le pain ou le vin), soit en proie au change
ment, pour que se vérifie une conversion. L'unique moyen
d'arriver à une solution est de découvrir pour quel motif,
dans toute conversion « impure », il y a nouveauté dans cha
cun des extrêmes. Ce motif semble être la consubstantialité
des deux termes, laquelle tient à la présence d'un substrat
commun (2). Du fait de cette communauté, il suit que dans
(1) « Suspiciendo conjicere potest « dit Cajetan (donc pas la lumière, mais la divi
nation dans la pénombre), «quod non oportet propter novam hanc actionem, mutatio-
nem aliquam effici in substantia Corporis Christi » In ///"m, q. 75, a. 4.
(2) Cf. ///«P., q. 75, a. 8 : «In hac conversione, quia nullum est subjectum... non
potest proprie dici... quod de pane fiat Corpus Christi quia haec praepositio « de »
designat causam consubstantialem, quae quidem consubstantialitas extremorum
in transmutationibus naturalibus attenditur penes convenientiam in subjecto ». Si
un élément quelconque du pain se trouvait dans le Corps du Christ, celui-ci serait
changé; mais comme rien du pain n'est passé dans le Christ, celui-ci demeure
inchangé. IV Sent., d. 1 1, q. 1, a. 3, q. 1 : «... quia illud quod convertitur, convertitur
in ipsum et secundum totum et secundum omnes partes eius, unde hoc in quod con-
versio terminatur nullo modo transmutatur >.
436 TRANSSUBSTANTIATION ET PRÉSENCE RÉELLE

le terme final, on retrouve quelque chose du terme initial ; il


suit aussi que le premier est résorbé dans la potentialité du
même sujet d'où émerge le second. Tout le changement
dans le terme « ad quem » provient donc, en dernière analyse,
de la présence d'un sujet commun (DE LA TAILLE, op. cit., p.
636); raison pour laquelle la « production » est de l'essence
des transformations naturelles. Si donc la conversion eucha
ristique était « impure », nous aurions quelque chose de la
substance du pain dans le Corps du Seigneur et celui-ci s'en
trouverait modifié; bien plus, sa forme devrait succéder à
celle du pain dans la même matière. Il serait donc nouveau,
produit, et non plus identique au Corps Céleste.
Concevons au contraire une conversion pure, totale.
Ipso facto toute production disparaît, puisqu'il n'y a plus de
substrat commun, de consubstantialité : rien du pain qui
se continue dans le Christ. Est-ce donc une annihilation
suivie d'une création ? En aucune manière, car « conversion »
signifie simplement qu'une substance devient une autre; or,
le pain sera vraiment devenu le Corps du Christ ; il y aura
donc conversion encore, ou plutôt, conversion par excellence,
le pain ayant été totalement changé.
Aussi saint Thomas affirme-t-il sans crainte que rien de
nouveau ne se passe dans le terme où aboutit la trans
substantiation, toute la mutation retombant sur la seule
substance du pain (IV Sent., d. 10, q. 1, a. 1, ad 4; d. n,
q..r, a. 3, q. 1, etc.); et l'on soupçonne que non seulement
cela est, mais que cela doit être, étant exigé par la nature
même de la conversion totale.

Transsubstantiation et création. — Les analogies se


resserrent, tous les rapports en présence se déployant
sur le plan de l'action divine et non plus, comme
tantôt, aux deux pôles de l'être. Ceci vaut « quoad se»
bien entendu, car, par rapport à nos intelligences, c'est
presque une gageure que de vouloir éclairer une énigme
par l'autre. Toutefois la tentative n'est pas complètement
vaine, la transsubstantiation étant la plus difficile à conce
voir (1) pour les raisons suivantes : 1° Notre intelligence dès
qu'elle a compris quelque chose à la causalité divine, voit

(1) IV Sent., d. n, q. 1, a. 3, q. 3, ad 1;III»P., q. 75, a. 8, ad 3.


LA CONVERSION PURE 437

que, tirer un être du néant, c'est l'activité qui convient en


propre à la cause première, tandis que la conversion totale
ne nous apparaît pas de prime abord, comme appartenant
au mode ordinaire, normal, d'une causalité quelconque.
(III" P., q. 75, a. 8, ad 3). La création, c'est le passage du
non-être à l'être, la transsubstantiation va de tel être à tel
être, et nous savons que la connaissance analogique, dès
là qu'elle quitte l'être pour tel être, se meut dans les ténèbres.
J'accorde que l'une et l'autre action se trouve dans le même
ordre, celui des effets que seul Dieu peut réaliser; néanmoins
la création se rattache à l'activité normale (si l'on peut ainsi
parler) de la cause première, celle que d'instinct nous lui
attribuons sans avoir besoin d'en appeler à la foi. — 2° Ce qui,
dans la création trouble notre imagination, c'est ce néant
d'où jaillit l'être, cette sortie dont nous ne connaissons
aucun exemple. Des conversions au contraire, mais il s'en
fait sans cesse sous nos yeux et comme elles sont toujours
partielles, comme leur terme final est toujours nouveau,
nous découvrons là (enclins que nous sommes à l'univocité),
des arguments contre la conversion totale d'une substance
en une autre qui demeurerait inchangée (IV Sent., d. n,
q. i, a. 3, q. 3, ad i). Autrement dit, dans un cas, on nous
annonce le passage du néant à l'être : n'ayant jamais rien vu
de pareil, nous nous inclinons. Dans le deuxième cas, on
nous annonce le passage de tel être à tel être; nous voici à
notre affaire : nous ne voyons que cela autour de nous. Mais
on ajoute : passage unique, singulier, contraire à tous les
autres; notre esprit épris de l'homogène se rebiffe. — 3° Enfin,
il y a ceci encore que dans la création la difficulté est unique;
ici au contraire, c'est toute une chaîne de prodiges qui
s'offre à notre étonnement : conversion totale, présence
par mode de substance, permanence des accidents. Je le sais,
à parler rigoureusement, il n'y a qu'un seul miracle (i);
tout le reste est conséquences, mais conséquences qui
présentent chacune des difficultés spéciales de réalisation
et surtout de compréhension (cf. IIP P., q. 75, a. 8, ad 3).
Aussi bien sommes-nous dans le domaine de la foi, alors que
l'émanation de l'être est, de soi, accessible à la pure raison.

(i) Cf. B. AUGIER, La transsubstantiation d'après saint Thomas d'Aquin ( Rev. se.
phil. th., 1928, p. 455); de même MATTHJSSI, op. cit., p. 124.
438 TRANSSUBSTANTIATION ET PRÉSENCE RÉELLE

Néanmoins, le fait d'être des effets propres de Dieu assure


l'analogie entre l'Eucharistie et la Création.
Les ressemblances sont considérables : 1° création et trans
substantiation comportent une succession, un ordre (IV C.G.,
c. 63; ///" P., q. 75, a. 8); 2° l'une et l'autre descendent à la
racine de l'être : empreinte que portent les effets de l'Être
par essence; 3° donc, point de matière préexistante, de
substrat commun : tout cela est déjà postérieur à l'être
comme tel. Aussi ne disons-nous pas, à proprement parler,
que le pain peut devenir (devient, deviendra) le Corps du
Christ, pas plus que nous n'affirmons du néant qu'il peut
devenir (devient, deviendra) de l'être; et tout comme l'être
n'est pas fait du néant, ainsi le Corps du Christ n'est pas fait
du pain (///" P., q. 75, a. 8).
Les differences ne sont pas moins instructives que les
similitudes : 1° La plus apparente, c'est que la conversion se
déroule entre deux termes positifs; dans la création en
revanche, seul l'aboutissement est positif. 2° II s'ensuit
que, dans un cas, l'action divine tombe toute sur le terme
« a quo », dans l'autre, sur le terme « ad quem » : tandis que le
Corps du Christ n'est pas produit, au contraire, l'être créé,
est totalement produit et totalement nouveau. 3° Dans la
conversion nous sommes dans le domaine du particulier,
et la force toute puissante a un point d'application : le pain;
dans la création, nous nous mouvons dans le général et cette
force ne s'appuie sur rien. 4° S 'il n'y a pas, dans la conversion,
consubstantialité des termes, il y a cependant communauté
dans l'être (communis natura entis, IIP P., q. 75, a. 4, ad 3.);
il y a permanence des accidents ; alors que l'opposition entre
les extrêmes de la création est totale, contradictoire. 5° Pour
conclure, saint Thomas enseigne que l'émanation du monde
dénote une plus grande puissance que l'Eucharistie : la
distance entre les extrêmes est plus grande (IV Sent., d. n,
q. 1, a. 3, q. 3, s. c. 2); il est plus difficile d'agir là où nulle
puissance obédientielle ne préexiste (/. c., ad 3), que là où il
y a simplement résistance de la part de la substance à con
vertir (ib., ad 2). 6° Enfin la création rend possible la trans
substantiation puisqu'elle produit la matière qui plus tard
sera convertie (ib., in. c.).
Transsubstantiation et Analogie de l'être. — Nous
LA CONVERSION PURE 439

avons surtout considéré la transsubtantiation relativement,


en la comparant, soit aux transformations de la nature,
soit à l'action créatrice. Sous quel angle faudra-t-il
la regarder pour la voir en soi ? Le dernier rapprochement
nous met sur la voie : tout comme la création, la trans
substantiation s'exerce sur le plan analogique de l'être;
et saint Thomas dans un texte célèbre, tire de cette
même analogie les paroles les plus profondes qui aient été
dites sur la possibilité et la nature de la conversion eucha
ristique : « Virtute agentis finiti non potest forma in formam
mutari nec materia in materiam, sed virtute agentis infiniti
quod habet actionem in totum ens potest talis conversio
fieri, quia utrique formae et utrique materiae est communis
natura entis, et id quod est entitatis in una potest Auctor
entis convertere in id quod est entitatis in altera, sublato eo
per quod ab illa distinguebatur » (IIP P., q. 75, a. 4, ad 3).
Pour bien entendre ce texte, il faut se reporter à la diffi
culté à laquelle il apporte une réponse. L'objectant ébauche
une doctrine de l'équivocité totale des êtres. « Quae secun-
dum se sunt diversa, nunquam unum eorum fit alterum »;
or, entre matière et substance du pain, et matière et substance
du Corps du Christ, il y a diversitéfoncière, absolue; rien qui
les rapproche. Comment dès lors parler de conversion ?
Saint Thomas accorde que la diversité est grande, mais
il ajoute que si l'on creuse plus profondément, on retrouve
une communauté : « communis natura entis ». L'équivoque
se résout en analogie.
Il est vrai, les différences et les contrariétés ne sont que
trop réelles, et c'est justement pourquoi l'agent créé, borné
en son activité comme en son être, ne peut briser les limites
des individualités, ni vaincre les oppositions de matière à
matière et de forme à forme. Loin qu'il les domine, il doit
subir, présupposer l'une; l'autre, il ne peut la modifier
en son être (v. g. en la convertissant), ce qui signifie qu'il
n'atteint pas la forme en tant que forme, mais en tant que
telle (v. g. en tant que forme-du-pain) et qu'il doit se
borner à la faire succéder à une autre. Son agir est tout de
surface, se mouvant dans le plan du particulier, du déter
miné (///" P., q. 75, a. 4). Voilà pour la diversité, et voilà en
quoi l'objectant dit vrai. Mais ce n'est pas tout. Formes et
matières individuées, quelque opposées qu'elles soient,
440 TRANSSUBSTANTIATION ET PRÉSENCE RÉELLE

chacune d'entre elles ne se trouve pas moins en rapport


avec l'être; rapports essentiellement divers, il le faut bien,
mais proportionnels pourtant, parce que situés à la base de
tout. Voici donc que les réalités « quae secundum se sunt
diversa » se rejoignent tout de même dans une « communis
natura entis »; là, et là seulement, les contraires se retrouvent.
Non certes qu'il faille donner dans l'univocité, imaginant un
substrat commun, sorte de canevas unique sur lequel les
divers êtres viendraient broder chacun un dessin différent.
Il va de soi que saint Thomas tient pour une communauté
proportionnelle; simplement, il entend signifier que toutes
contraires qu'elles soient par ailleurs, chaque forme et chaque
substance « est », à sa manière. Supposons maintenant une
cause qui domine l'être commun aux créatures (Auctor entis),
il est clair qu'elle ne sera pas limitée à chasser telle forme
pour appeler telle autre; elle pourra agir sur la forme en tant
que la forme est, et partant, modifier son essence, la changer
en une autre; convertir tout l'être d'une chose (conversionem
totius entis facere) et faire que cet individu soit cet autre
(IV Sent., d. n, q. 1, a. 3); car l'être étant transcendant,
pénètre jusqu'à l'individualité, cette individualité dont la
compréhension directe nous échappe (1). Ce domaine
absolu que la Cause de l'être a sur toutes choses du fait
qu'elles participent à cette « commune » nature, S. Thomas
l'a exprimé, en l'appliquant à l'Eucharistie, par l'analogie
suivante (IV Sent., d. n, q. i, a. 3, q. 3, ad 3) :
puissance naturelle puissance obédientielle
conversions naturelles conversions miraculeuses
La puissance obédientielle ordonne la créature à la
Toute-Puissance de Dieu, qui atteint immédiatement la
racine même de l'être, produisant ainsi des effets qui con
fondent notre intelligence, habituée à l'activité superficielle
et limitée de la nature.
En prenant les précautions voulues, on pourrait dire que
la transsubstantiation fait, en quelque manière, le départ entre
ce qui dans les choses est proportionnellement commun,
et les différences par où elles s'opposent, convertissant tout

(1) Tandis que si souvent nous sommes arrêtés en métaphysique par l'excès
d'abstraction, ici, au contraire, ce qui nous cause difficulté c'est cette individualité
qui est convertie immédiatement.
LA PRÉSENCE EUCHARISTIQUE 441

ce qu'une chose est en tout ce que l'autre est, éliminant


ce par quoi elles sont irréductibles (1) : « id quod est entitatis
in una potest Auctor entis convertere in id quod est enti
tatis in altera, sublato eo per quod distinguebantur », de
telle manière qu'après la consécration, le pain converti
n'est plus le pain, tandis que l'être converti est encore de
l'être (2).
On voit donc qu'en dernière analyse, la possibilité de
la transsubstantiation et sa nature, reposent sur l'analogie
de l'être.
* * *

III. — LA PRÉSENCE EUCHARISTIQUE.

C'est sur ce point surtout que la fantaisie des théologiens


s'est donné libre carrière. Selon la remarque du P. Billot
(De Sacrant1 . , 1 1 , p . 427) , les difficultés ont leur source dans une
obsession spatiale. Toujours, lorsqu'on parle de la présence
du Corps du Christ, on se la représente àl'instar de la présence
des corps qui nous entourent, circonscrits par l'étendue, et
nous imaginons cette présence comme si le Christ remplissait
un vide dans l'espace (op. cit., p. 453; cf. De Pot., q. 3, a. 19).
Par ailleurs, comme ce Corps sacré est simultanément en
beaucoup d'endroits, la difficulté éclate : le moyen de concilier
cette présence multipliée avec nos prémisses imaginatives ?
Et voici venir la kyrielle des fanstamogaries : multilocation,
d'après laquelle un corps peut-être au même instant mort
dans un endroit et vivant dans l'autre; réduction de la quan
tité du Christ à l'état de point; condensation, et autres
coquecigrues.
Personne ne nie que l'intelligence doive, pour comprendre
la présence eucharistique, s'appuyer sur la présence des
(1) CAJET., In ///«m, q. 75, a. 4, note avec raison que cela ne signifie point que
seul l'être du pain est converti, au contraire tout le pain est converti, mais « dum tota
res quae est panis convertitur in Corpore Christi, formalis ratio entis salvatur, formalis
vero ratio proprii constitutivi et distinctivi panis non salvatur. >
(2) CAJET., /. c. : « Post consecrationem panis in Corpore Christi panis entitas
conversa entitas quaedam est, panis vero conversus panis non est... res conversa sic
secundum communia quasi salvatur quod iterum suscipit eorumdem praedicationem,
secundum vero propria non suscipit ». — II n'est pas superflu de noter que lorsque
nous disons « tout l'être du pain est converti », nous entendons l'être ut quod est;
c'est « le sujet qui est » que convertissent les paroles sacramentelles, non pas préci
sément, • l'acte par lequel il est >.
442 TRANSSUBSTANTIATION ET PRÉSENCE RÉELLE

corps, mais gardons-nous bien de transformer l'analogie


en univocité (1) et à cet effet, souvenons-nous que l'Eucha
ristie est dans l'ordre de substance et non dans celui de
quantité; or, dit saint Thomas : « substantia neque subiacet
alicui sensui nec etiam imagination! sed soli intellectui »
(IIP P., q. 76, a. 7). Posons d'abord en guise de fondement,
cette vérité incontestable qu'il y a diverses manières possibles
de se trouver en un lieu, et par conséquent, que la notion
de présence n'est pas univoque. Supposons v. g. un homme
possédé par le démon. Dans cette portion d'espace que
recouvre ce corps humain, sont présents : le corps lui-
même, l'âme qui l' «informe», le mauvais ange qui le possède,
Dieu enfin qui le soutient dans l'être. Présences fort dif
férentes cela va de soi; aussi saint Thomas rapprochant deux
d'entre elles écrit : « aequivoce dicitur angelus esse in loco
et corpus » (P P., q. 52, a. 1) et l'équivoque sera plus grande
encore si l'on compare la présence du corps dans un lieu
avec celle de Dieu. Néanmoins, la suite de ce même texte
montre que saint Thomas ne fait pas allusion à l'équivoque
pure, mais à l'équivoque voulue ou analogue (cf. aussi
P P., q. 53, a. 1). Cela vaut dans les autres cas. Ce n'est pas
par simple jeu de mots que nous employons le terme de
« présence », lorsqu'il s'agit du corps, de l'âme, de l'ange,
de Dieu; partout il est facile de retrouver un élément propor
tionnellement commun : la relation de contact avec le lieu :
« esse in loco est accidens per comparationem ad extrin-
secum continens » (HP P., q. 76, a. 5, ad 3).
Une relation : ceux qui conçoivent la présence comme
un absolu n'arrivent pas, et pour cause, à entendre comment
le Christ peut être présent sur l'autel, sans être modifié;
ou bien s'imaginent que Dieu peut doter le Corps et le
Sang d'une « présence », sans la conversion qui la fonde :
un absolu qui n'a point besoin de fondement. Une relation
et un contact essentiellement variables (v. g. contactus
quantitativus, contactus virtutis); il y a donc possibilité
pour toute une gamme de présences. Reste à déterminer
ce que seront cette relation et ce contact, dans le cas qui
nous occupe.
(1) IV Sent., d. 10. q. 1, a. 3, q. 1, ad 1 : « Comparatio Corporis Christi ad species
«ub quibus est, non est similis alicui comparationi naturali... lumen habet aliquam
similitudinem cum illo modo quo aliquid dicitur esse in loco ».
LA PRÉSENCE EUCHARISTIQUE 443

Une première analyse devra montrer que la présence


sacramentelle est selon « le mode de substance »; après quoi,
il faudra préciser la signification de ce « mode » nouveau.
Pour cette double recherche, notre méthode nous impose
le procédé négatif de rémotion et le procédé positivo-néga-
tif de suréminence. Rémotion et suréminence par rapport
à quoi ? Evidemment par rapport à la présence « circons-
criptive », qui joue ici le rôle d'analogie principal : c'est à
elle que va de suite la pensée, quand on parle de présence
dans un lieu. Pourquoi saint Thomas écrit-il : « qualiter-
cumque dicitur Angelus esse in loco corporeo » (/* P.,
q. 52, a. 1) ? Précisément parce que l'ange ne s'y trouve pas
circonscriptivement.
Même abstraction faite de l'enseignement conciliaire
(DENZ., n° 874), il ne saurait faire l'ombre d'un doute que
la présence eucharistique doive être par mode de substance,
du moment que nous avons découvert une connexion
absolument nécessaire entre conversion substantielle et pré
sence sacramentelle. Dire en effet que le corps du Christ
ne se trouve et ne peut se trouver sur l'autel que du fait
de la transsubstantiation, cela équivaut manifestement à
affirmer que le seul titre à la présence du Christ est la con
version totale de la substance du pain, et, par suite, que ce
qui de soi est présent après la consécration, c'est la substance
du Christ et non sa quantité : « Conversio illa terminatur
directe ad substantiam non autem ad accidentia » (IV Sent.,
d. 10, q. 1, a. 2, q. 3.); et encore : « Dimensiones panis et
vini non convertuntur in dimensiones Corporis et Sanguinis
Christi sed substantia in substantiam... unde patet quod
Corpus Christi est in hoc sacramento per modum substantiae
et non per modum quantitatis » (IIP P., q. 76, a. 1, ad 3; cf.
a. 3, et 5; IV Sent., d. 10, q. 1, a. 3, q. 2). Le mode de
présence du Corps du Christ dans cette portion déterminée
de l'espace se déduit donc clairement (unde patet) de
l'action conversive. Il est vrai, si le lien logique est apparent,
les vérités qu'il unit n'en demeurent pas moins mysté
rieuses : « Ea existendi ratione quam verbis exprimere
vix possumus » (1).
(1) DENZ., n. 874; cf. ///» P., q. 76, a. 7 « Quia modus essendi quo Christus est
in hoc Sacramento est penitus supernaruralis, a supernaturali intellectu, scilicet
divino, secundum se visibilis est, et per consequens ab intellectu beato... ab Intel-
444 TRANSSUBSTANTIATION ET PRÉSENCE RÉELLE

Hâtons-nous d'ajouter que cet appel au mystère ne


provient pas de nécessités apologétiques, mais de la nature
même des choses : si nous ne comprenons point, ce n'est pas
parce qu'il s'agit spécialement de la présence du corps du
Christ; la difficulté resterait entière si Dieu avait converti
la substance de plusieurs pains, en la substance d'un autre
corps quelconque, pierre ou homme, peu importe. Toujours
on aurait cette présence simultanée en plusieurs lieux, qui
trouble la raison; toujours on aurait ces dimensions d'une
substance corporelle qui ne coïncident point avec celles
de l'endroit où elle commence à être : « hoc (scilicet esse in
pluribus locis) non competit Corpori Christi neque in quan
tum est corpus, neque in quantum est divinitati unitum,
sed in quantum est terminus conversionis, unde similiter
accideret de corpore lapidis si Deus simili modo panis
substantiam in lapidem convertet, quod non est dubium
eum posse » (IV Sent., d. 10, q. 1, a. 1, ad 8).
Avant toute chose, il faut exorciser les images spatiales,
en affirmant la transcendance de la présence sacramentelle
par rapport à l'espace. La substance n'a de soi rien de
commun avec le lieu, elle est dans un autre ordre que le
continu; si elle se trouve localisée, c'est en vertu d'un
accident extrinsèque à sa notion comme telle. On conçoit
fort bien (le concept de substance étant analogique), que
telle substance soit affectée de dimensions quantitatives
qui s'ajustent à un lieu donné; tandis qu'une autre subs
tance sera réfractaire à la quantité et ne sera dite présente que
du fait de son opération en un endroit; et enfin une troi
sième substance se trouvera là, non point en vertu de ses
propres dimensions quantitatives, mais parce que contenue
sous des dimensions étrangères : « substantia, ex hoc quod
est substantia, non prohibetur esse simul cum dimensionibus
quibuscumque sive conjunctis sibi sive separatis aut exis-
tentibus in alio subjecto, sicut substantia angeli potest
esse simul ubi est aliud corpus. » (IV Sent., d. 10, q. 1, a. 2,
q. 3, ad 2). On le voit, entre la substance et le lieu, il n'y
a ni lien ni opposition, mais indifférence (1) ou mieux,
lectu autem hominis viatoris non potest conspici nisi per fidem ». Autrement dit,
seuls les bienheureux ont une connaissance propre de l'Eucharistie, nous n'en avons
que la connaissance analogique.
(1) Resp. adlect. Venet., art. 31 : «... Non est de ratione animalis quod sit rationale,
non tamen est de ratione eius quod sit sine ratione... quia hoc non est de ratione
LA PRÉSENCE EUCHARISTIQUE 445

dépassement, transcendance, avec possibilité d'une pluralité


de rapports analogiques, et ce sont deux d'entre eux précisé
ment, que nous allons maintenant étudier.
Puisqu'après la consécration, je puis dire en toute vérité
que là, en ce même endroit où naguère se trouvait le pain,
et sous ces mêmes accidents, se trouve maintenant le Corps
du Christ, je suis naturellement amené à comparer les
relations respectives de la substance du pain et de la substance
du Corps à cette même portion de l'étendue que découpe
l'hostie. A considérer le pain et le Corps du Christ en
tant que substances, on dirait qu'elles se comportent univo-
quement vis-à-vis de l'espace et du lieu, puisque pas plus
l'une que l'autre ne demande en soi à être localisée. A un
certain point de vue, saint Thomas établit entre elles une
quelconque parité : « sicut substantia panis non erat sub
suis dimensionibus localiter sed per modum substantiae,
ita nec substantia Corporis Christi » (IIP P., q. 76, a. 5).
Les deux substances se rapprochent encore plus en ceci que,
de fait, elles occupent un lieu avec lequel elles entrent en
contact au moyen de dimensions quantitatives : « nullum
corpus comparatur ad locum nisi mediantibus dimensio
nibus quantitativis » (IV Sent., d. 10, q. 1, a. 1, ad 5).
Mais (et c'est ici que s'insère l'analogie), ces dimensions
ne jouent pas le même rôle dans les deux cas, et par suite,
divers est le rapport entre ce même point de l'étendue que
l'hostie occupe, et les deux substances qui se succèdent
derrière le voile immobile des accidents. En effet, la substance
du pain entre en rapport avec le lieu, grâce à des dimensions
qui lui sont propres, qui non seulement la contiennent,
mais sont subjectées en elle et l'étendent dans l'espace,
tandis que la substance du Corps du Christ est présente là
au moyen de dimensions qui lui sont étrangères et ne l'affec
tant pas directement (IIP P., q. 76, a. 5; IV Sent., d. 10,
q. 1, a. 5, ad 5). Pain et Corps sont en rapport avec le même
lieu (habitudo eadem secundum quid), et pourtant l'un s'y
trouve localement et l'autre non-localement (habitudo
simpliciter diversa) : une ressemblance au sein d'une dissem
blance, voilà bien l'analogie.
sub1tantiae quod possit esse in magna vel parva dimensione, nec tamen est contra
rationem substantiae, patet quod ponere substantiam Corporis Christi in magna vel
parva dimensione non implicat contradictionem ».
446 TRANSSUBSTANTIATION ET PRÉSENCE RÉELLE

Mais encore : mode quantitatif et mode substantiel de


présence, qu'est-ce à dire au juste ?
Le pain est une substance corporelle qui n'est point
séparée de sa quantité propre; or cette quantité a un double
effet : 1° multiplier et ordonner les parties du corps
organisé (1); 2° étendre le corps dans l'espace en sorte
qu'aucune de ses parties n'occupe la même position qu'une
autre (IV Sent., d. n, q. 1, a. 2, q. 4, ad 3; et a. 3, q. 3,
ad 2; cf. Qd. 1, a. 21). Il en résulte un ajustement exact entre
le pain et l'espace; il y a correspondance très précise de
totalité à totalité et de partie à partie (2), en sorte que le
pain est tellement attaché à cette portion d'étendue qui
le circonscrit, qu'il ne peut être ailleurs, de la même présence.
Le Corps du Christ est, lui aussi, une substance douée de
sa quantité et de son étendue propres : c'est pourquoi il
est au ciel localement. Mais sur l'autel, il n'est présent que
du fait de la transsubstantiation, donc il n'entre en contact
avec le lieu ni par ses dimensions propres (IV Sent., d. 10,
q. 1, a. 2, q. 3, ad 4; IIP P., q. 76, a. 3 et 5), ni en étant
modifié par les dimensions du pain. Par conséquent sa
présence ne saurait être conçue selon le mode quantitatif,
c'en est même l'opposé, puisque, loin que la substance soit
présente en raison de ses dimensions propres, ce sont
celles-ci qui sont présentes à raison de la substance (3).
Il n'y a donc plus cette commensuration, cette co-adap-
tation entre la substance corporelle et telle portion de l'espace
(IV Sent., d. 10, q. 1, a. 2, q. 4, ad 1; IIP P., q. 76, a. 4,
ad 2). On ne peut dire : telle partie de l'hostie correspond
à telle partie du Christ (IV Sent., l. c., ad 4). Au lieu de
la dépendance vis-à-vis de l'espace, plein affranchissement :
nous sommes dans un autre ordre. D'où cette différence
entre les deux modes de présence :
(1) • Videlicet ut oculi sint inter aures, et inter oculos nasus, et collum inter
caput et pectus, etc. • SOTO, in IV Sent., d. 10, q. 1, a. 4.
(2)///» P., q. 75, a. 5. ;IV Sent., d. 10, q. 1, a. 1, ad 5 et a. 3, q. 3. — Cf. SOTO,
in IV Sent., d. 10, q. 1. a. 5 : « Circumscribi loco ultra limitationem et terminationem
in loco dicit commensurationem ut scilicet singulis partibus loci respondeant partes
locati >.
(3) IV Sent., d. 10, q. 1, a. 2, q. 3, ad 2;///» P., q. 76, a. 5. — Sans doute le terme
de la conversion étant immuable, les dimensions du Christ ne sont pas séparées de lui;
toutefois à parler rigoureusement, elles ne sont pas sous la quantité de l'hostie, mais
dans la substance du Christ, laquelle est sous la quantité de l'Hostie; d'où il suit que
le Christ est présent avec sa quantité, mais non au moyen d'elle (IV Sent., 1. c., ad 4;
///* P., q. 76, a. 5; cf. a. 4, ad 1, 2, 3).
LA PRÉSENCE EUCHARISTIQUE 447
A) mode de substance : totalité de la substance contenue indiffé
remment sous une grande et une petite quantité (IIIa P., q. 76, a. 1,
ad 3; a. 3; a. 4, ad 1). Donc toute dans l'ensemble et toute dans
chacune des parties (/. c.).
B) mode de quantité : la totalité n'est contenue que dans une quantité
égale; donc, le tout est seulement dans l'ensemble et chaque partie
correspond à telle partie du lieu (!"• P., q. 8, a. 2, ad 3; cf. CAJET. In
III"0, q.yô.a. 1, ad 3.).
Il reste que la « praesentia per modum substantiae » est
une présence indivisible, pour ainsi parler, non pas comme
le point, par défaut (1), mais, presque comme l'esprit (2),
par excès. Immédiatement le spectre de l'équivocité agnos
tique surgit : le Corps du Christ ne peut être lié à un
endroit que par le moyen de dimensions, de quantités
étendues (3) ; or, dans l'Eucharistie, sa quantité à lui, n'a
nul rapport direct avec le lieu, et d'autre part, nous savons
que les dimensions de l'hostie ne modifient pas le Christ
comme elles modifiaient la substance du pain. Dans ces
conditions peut-on encore parler d'une présence du Christ
sur l'autel ?
Il y a dans l'objection cette âme de vérité que la relation
entre le Corps eucharistique et le lieu n'est pas aussi
immédiate que l'était celle de la substance du pain à ce même
lieu (IV Sent., d. 10, q. 1, a. 1, ad 5). Présence par ricochet
si j'ose dire (4), grâce à des dimensions empruntées. On
insistera : puisque ces dimensions ne modifient pas, n'affec
tent en rien le Corps Sacré, nous avons donc là des réalités
disparates qu'aucun lien ne vient unir.
A quoi l'on répond qu'il y a dans les dimensions du pain,
une relation réelle à la substance du Corps, la relation de
contenance fondée sur la conversion totale. Avant celle-ci,
les dimensions contenaient la substance du pain et la
modifiaient tout ensemble. Mais du fait que la substance
(1) Cf. BILLOT, op. cit., pp. 424, 453, 458, etc. — Lessius, Franzelin et quelques
autres auraient bien fait de méditer ce texte : « quidam imaginationem transcendere
non valentes cogitaverunt indivisibilitatem angeli ad modum indivisibilitatis puncti...
sed manifeste decepti sunt » /» P., q. 52, a. 2. Certes le Christ n'est pas immatériel
comme l'ange, mais la remarque garde sa valeur même ici.
(2) La présence sacramentelle a quelque analogie avec le mode de présence des
esprits. IV Sent., d. 10, q. 1, a. 3, q. 3, ad 3; cf. CAJET., Opusc. de erroribus conting. in
Euch, sacramento, c. 5.
(3) IV Sent., d. 10, q. 1, a. 1, ad 5; Qd. 1, a. 21.
(4) Cf. ZYCHLINSKI, art. cit., p. 63; MATTIUSSI, p. 112.
448 TRANSSUBSTANTIATION ET PRÉSENCE RÉELLE

a été convertie — et non pas anéantie — et que les dimensions


restent inchangées, il résulte une sorte de dissociation : de
la double relation qui courait des dimensions à la substance
du pain, la relation d'accident à substance disparaît, mais
la relation de contenant à contenu demeure, elle est simple
ment transférée, pour ainsi dire. Le Christ est donc contenu
sans être modifié : aussi bien une relation n'est pas néces
sairement mutuelle.
La présence eucharistique ne provient donc pas d'une
action du Corps du Christ sur un lieu, ni de son «information»
par la quantité étendue, mais simplement de ce que les
accidents déjà localisés acquièrent une nouvelle relation de
contenance : relation réelle parce que fondée sur la conversion,
qui court de la quantité dimensive du pain au Christ,
immobile et inchangé (IV Sent., d. n, q. 1, a. 3, ad 3);
elle ne lui ajoute qu'une dénomination extrinsèque. De
même, Dieu est dit Créateur, et le Verbe est dit Incarné;
et ce n'est point là « flatus vocis », puisque à ces relations de
raison correspondent vraiment, dans le créé, des relations
réelles. Et que nous retrouvions ainsi un concept familier,
cela est bon signe. Signe que nous n'avons pas quitté
l'analogie. En vérité, l'on ne saurait assez admirer la flexibi
lité intellectuelle de S. Thomas, et la maîtrise avec laquelle
il manie la méthode d'analogie, appliquant avec la proportion
convenable, et sans défaillance aucune, la notion de « Rela
tion » à des réalités si diverses ! Grâce à elle nous avons tenté
de comprendre, dans la mesure du possible, la distinction
personnelle en Dieu, la création, l'union hypostatique, et
la voici qui nous est de nouveau secourable, lorsque nous
essayons de saisir la présence sacramentelle. Toujours la
même et pourtant si différente ! Dans la Trinité, c'est la
relation qui subsiste au sein même de la divinité et lui
est identique; à partir du Traité de la Création, la rela
tion est rejetée sur la créature, sans pourtant s'identifier
avec elle (1).
Relation causale qui donne l'être au créé, relation
personnelle qui unit l'Humanité du Christ au Verbe, relation

(1) III Sent., d. 1 1, q. 1, a. 1, ad 7 : « Sicut creatura non habet esse nisi a Deo, itt
nec Filius habet esse nisi a Patre; sed in hoc est differentia quod creatura non est
ipsa relatio secundum quam dicitur esse a Deo... sed Filius Dei est ipsa relatio
secundum quam habet esse a Patre et ipsa relatio est ipsum esse ».
LA PRÉSENCE EUCHARISTIQUE 449

de contenance enfin, grâce à laquelle Jésus est présent sur


l'autel.
Notion une et multiple, semblable et diverse, réalisant
l'unité proportionnelle de notre deuxième partie, tel un fil
d'or qui relierait les différents chapitres de cette étude sur
quelques applications théologiques de l'ANALOGIE.

-Analogie.
TABLE DES CITATIONS

SAINT AUGUSTIN.
Contra Adamantum. De Trinitate.
C. II • 175. n. i lib. I, c. i . 64; 80. n. i; 100,
n. i; 231
Contra Epist. Manichaei • 175, "• i » C. 2 .... 186
Contra Maximinum. lib. V, c. i, 4 et 10 . I7S, n. i
» c. 9 .... 333, n. i
lib. II, c. 14 . . . 289, n. i > C« 14. 28O jj J

De fide et symbolo. lib. VII, c. 4 184; 323 n. i à 4;


335! 343
* ce 108
» c. 6 .... 343
De Haeresibus. lib. VIII, c. i . . . . 323, n. i
50 80, n. i; 84 a C. 2 .... 80, n. i
86 80 n. i a C 6 66
lib. IX, C. 12 ... 289, n. i
Epist. CXLVIU ad Fortunatianum. lib. X, c. 7 .... 67, n. 2
c. 4 . . 80, n. i nu
un. VT
.cVl, i- !..
c. T . . 175, n- r
In Joannem. lib. XII, c. 7 . . . .
lib. XV, c. 20 ... 285, n. i
tract. 99 .... . . 289, n. i » c. 27 ... 289. n. i

CAJETAN.
Comm. in De ente et ess. 57, n. 2:151; Comm. In Summ. theol.
161, n. i ; 178, n. 2; 187 IIIaP., q. 2, a. 6, ad 3 391, n. 2; 393,
Comm. In Summ. theol. n- 4! 395
I«P., q. 2, a. 3 . . 90, n. i et 2 a a » ad 4 . 392, n. 3
» a a. 6, ad 2 . 389, n. 2 a a a. 7-9 . . 389, n. i
a q. 13, a. 3 121, n. i; 123, n. i » a a. 7 403, n. i ; 404, n. i;
> » a. 4 . . 154; 158, n. 2 4°9. n- 3
» a a. 5 . . . . 89, 160 » a a. 8 ... 382, "• 3
... 268 a a a. IO ... 416, n. 3
> q. 28, a. 2 . . • • • 34° » q. 3, a. i ... 380, n. 3
t q. 34, a. 2 . . 274, n. 2; 311 a a a ad 3 416, n. 3
> q. 39, a. i 158, n. 6; 163; 321, » a a. 3 ... 153, "• i
n. i a q. 4, a. i, ad 2 . . 393, "• i
a a a. 2 410, n. I ; 414, n. i
» q. 45, a. 6 . . •224, n. 5 a q. 17, a. 2 ... 410, n. 2
107 a q. 75, a. i et 2 . . . . 422
III«P., q. i, a. i, ad i 407; 408, n. 3 a » a. 2, ad 3 .. . . 421
a q. 2, a. i, ad 2 . . 391, n. i
a a a ad 3 . . 386, n. i a » a. 4432; 435, n. i; 44t,
» a a. 6 391, n. 3! 393; 393, n. i et 2
n. I et 3; 403 a a a ad 3 . . 428
a a a ad 2 386, n. i; 396, a q. 76, a. i, ad 3 • • 447
n. i » q. 77, a. 2 ... 414, n. i
452 TABLE DES CITATIONS

De Conceptu Enta . . 57. n. a De Nominum Analogia


De Error. conting. in Euchar. Sacr. 58; 67, n. 3; 76; 76. n. 1; 9°; 93; 94.
447, n. a n. 1; 96; 143, n. 2; 179, n. 1: 19°.
n. 1: 191
De Nominum Analogia. Orationes habitae coram Alex. VI*.
12, n. 1; 20, n. 1; 52» n. 4. 57. n. 2, 380, n. 1; 384; 386. n. 1; 393, n. 4 et 4

CAPRÉOLUS

Comm. in Sent. Comm. in Sent.


I, dist. 2, q. 1, a. 1 57, n. 2; 125, III, dist. 6, q. 1 . . 403, n. 2
n. 1; 188 IV, dist. n, q. 1, a. 2 425; n. 3 et 4;
» dist. 7, q. 2 . . 299, n. 1 432, n. 2
» dist. 8, q. I,
1, a. 2 . . 95, n•
n. 2 * > « a. 3 422, n. a
q. 4 154, n. 1: 159, n. *

JEAN DE SAINT THOMAS.


Cursus philosophicus. Cursus theologicus.
Logica, 2 p., q. 14, a. 4. 37, I"P., disp. 12. a. 6 . . 308, n. a
> disp. 14, a. 3 . . 222, n. 4
Cursus theologicus. III"P., disp. 4, a. 3 392, n. 2; 403, n. 1;
I«P., disp. 4, a. 6 . 159, n. a 409, n. a
» disp. 12, a. 4 269; 297, n. 1 > disp. 28, a. 3 . . 320, n. 2; 434

MAÏMONIDE.
Guide des indécis (trad. Munk). Guide des indécis (trad. Munk).
liv. I, Introd. 81, n. 1; 82; 290, n. 1 liv. I, c. 55 . 126, n. a; 127, n. 1
» c. 1 . . 65, n. 1; 83, n. 2; » c. 56 . 55, n. 1: 129, n. 4;
126, n. 2 130, n. 3; 149
c. 20 127, n. 2 > c. 57 . 128, n. 3; 129, n. 1
c. 21 . . 82, n. 3; 129, n. 1 i c. 58 . 128, n. 5; 129, n. 1;
c. 26 . . 83, n. 2; 126, n. 2 131, n. 1 et 2; 140, n. 1
c. 28 S1, n. 1 > c. 59 . 83, n. a; 127, n. a;
c. 33 126, n. 2 129, n. 2 et 5; 131,
c. 34 202, n. 4 n. a; 149
c. 35 55. n. 1 > c. 60 . 127, n. 2; 128. n. 9;
c. 36 126, n. 2 129, n. 4; 130, n. 1.
c. 40 81, n. 1 4, 5 et 6; 131,". 4; 149
c. 45 65, n. 1 > c. 61 . 127, n. 2; 129, n. 1
c. 47 . 121, n. 2; 128, n. 10 » c. 65 65, n. 1
c. 48 82, n. 3 » c. 68 . . . 128, n. 4 et 10
c. 49 66, n. 2 > c.70 S1, n. i
c. 50 . 127, n. 2; 128, n. 8; » c. 71 . . 349, n. 4; 350, n. 1
214, n. 1: 312, n. 2 « c. 73 .... 128, n. 10
c. 51 . 127, n. 2; 128, n. 1, » c. 74 349, n. 4
7 et 10; 150, n. a; 151 « c. 75 127, n. 2
c. 52 . 127, n. 1, 2 et 3; 128, . c. 76 368
n. 1, 2 et 6; 129, n. 1; liv. II, c. 1 128, n. 6
150, n. 2 • c. 13-26 . . . 350, n. 1
c. 53 . 127, n. 2; 128, n. 6 et » c. 30 .... S1, n. 1
10; 129, n. 3; 156, n. 2 liv. III, c. 1-8 et 22, 23 . S1, n. 1
TABLE DES CITATIONS 453

SYLVESTRE DE FERRARE.
Comm. in Contra Gentiles. Comm, in Contra Gentiles.
lib. I, c. 20 64 lib. II, c. 6 353
» c. 34 . . 34, n. 1; 89; 94; lib. IV, c. 35 ..... 381, n. 1
112, n. 2 » c. 37 396, n. 1
» c. 53 ... 268; 274, n. 2 » c. 49 . 395, n. 3: 396, n. 1
y c. 63 422, n. 3

SAINT THOMAS D'AQUIN.


Comm. in Arist., II Anal, Comm. in Dionys., De div. nom.
II, lect. 17 . . 14, n. 2; 20, n. 4 c. 2, lect. 1 148
.: lect. 19 .... 159, n. 1 » lect. 3 360; 360, n. 2; 363;
Comm. in Arist., De Anima. 402, n. 2
III, lect. 1l . . . . 1n, n. 1 » lect. 4 169, n. 1; 176, n. 3;
379. n. a
Comm. in Arist., De cœlo et mundo. > lect. 6 . 360, n. 1 et 2; 361
I, lect. 29 369 c. 3, lect. 1 65, n. 2; 101, n. 1; 103,
II, lect. 10 156, n. 5 n. 5; 372, n. 1
c. 4, lect. 3 ... 360, n. 1 et 2
Comm. in Arist., Eth. Nie. » lect. 5 . . 93; 115; 155, n. z
I, lect. 7 13, n. 1; 30; 32; 33; c. 5, lect. 1 . 176, n. 3; 356, n. 1;
34; 35; 38; 39; 5°, n. 2 360, n. 1; 361, n. 1
V, lect. 5 « lect. 2 ... 132; 356, n. 1
Comm. in Arist., De gen. et corr. » lect. 3 115
c. 7, lect. 1 65, n. 2; 66; 75; 117,
I, lect. 3 . . . . 59, n. 1 n. 1; 120, n. 1
lect. 6 356, n. 1:359, n. 1 > lect. 2 . 114, n. 1; 117, n. 1
Comm. in Arist., Metaph. » lect. 4 117; 125, n. 1; 169,
I, lect. 4-12 ... 347, n. 3 n. 1., 186, n. 2; 187
• lect. 9 67; 96, n. 2; 362, n. 4 c. 9, lect. 1 . 81, n. 3; 103, n. 6
> lect. 12 56 > lect. 2 361, n. 1
III, lect. 1 49 « lect. 3 113, n. 2
IV, lect. I 13, n. 1; 30; 32; 33; 36; c. 11, lect. 2 360
39, 49 * lect. 4 ... 360, n. 1; 361
* lect. 12 175 c. 13, lect. 3 169, n. 1
V, lect. 5 ..... 281, n. 3 Comm. in Epist. S. Pauli ad Rom.
» lect. 8 . . 31; 32; 33;34; 35
» lect. 9 ... 181; 359, n. 2 c. 1, v. 23 64
VII. lect. 4 30 Comm. in Ev. S. jfoannis.
X, lect. 4 56 c. 1, lect. 1 . 248, n. 2; 272; 274;
» lect. 12 36 277; 278; 278, n. 1;
XI, lect. 3 .... 13, n. 1; 36 279; 280, n. 4; 287, n. 1
Comm. in Arist., Phys. » lect. 6 . 383, n. 4; 400, n. 2
» lect. 13 .... 68, n. 2
I, lect. 2-10 ... 347, n. 3
VII, lect. 8 .... 29;35I36 Comm. in De causis.
VIII, lect. 2 347, n. 3:349, n. 1; 358; lect. 15 . . 183, n. 2
364, n. 2; 368
Comm. in Psalm. 34, v. 7 ,. • • 57
Comm. in Dionys., De d1v. nom.
c. 1, lect. 1 81,n. 3; 117, n. 1; 176, Compend. theol.
n. 3; 185, n. 1; 187 C. 2 252
. lect. 2 103, n. 6; 176, n. 3; c. 17 383
361; 402, n. a C. 22 154:156, n. 1; 159,
158, n•
n. *2
» lect. 3 103, n. 6; 169, n. 1; C. 24
177; 185, n. 1 et 3 C. 27 22, n. 2
454 TABLE DES CITATIONS
Compend, theol. Contra GentUes.
c. 3» et 39 278; 283 lib. II, c. 17 .... 357;358
c. 46 285 » c. 18 . . . . 358; 364
c. 50 227; 228, n. 1 » c. 20 .... 358, n. 1
c. 52 281, n. 2 » c. 21 356, n. 1; 358, n. 1;
c. 5° 3°4. n. 3 362; 364
c. 67 315, n. 1 » c. 23 .... 375, n. 2
c. 97 371, n. 1 • c. 31 375, n. 2:383, n. 3 et 4
c. 102 377 • c. 32 ... 353;369.n.1
c. 106 .... 165, n. 2; 250, n. 1 » c. 33 368
c- 201 397; 414. n. 3 » c. 35 . 358, n. 3:371, n. 1;
c. 203.... 384, n. 1; 385, n. 1 383, n. 4
c. 204 386, n. 1; 387; 400, 412, n. I » c.36 366
c. 206
.... 283, n. 1; 285, n. 1 » c. 37 347, n. 3; 358, n. 2;
c. 207
et 208 400 364, n. 1; 369
c. 209. . 380, n. 1 ; 386, n. 1 ; 390; a c.38 347,n.3:367, n.1,3et4
390, n. 1; 392, n. 6 » c. 41 347
c. 210 .... 380, n. 2; 384, n. 1 . c. 42 . 347, n. 3; 348, n. 6
c. an 380; 384; 385; 385, n. 2; 386, lib. III, c. 25 192
n. 1; 387; 391: 392, n. 6; 393, > c. 26 .... 232, n. 1
n. 1 et 4; 396; 400, n. 1; 401, » c. 38 85, n. s
n. 4; 402; 402, n. 6; 403; » c. 39 no, 113, n. 1: 131,
41*. n. 1 n. 4; 191; 250, n. 1
C. lI2 314; 403 » c. 40 .... 250, n. 1
c- 213 403 > c.41 187
c. 214 393, n. 1; 394 » c. 47 . 263, n. 2; 362, n. 3
c. 215 176, n. 3 » c. 49 92, n. 1;no, 113, n. 1;
c. 216 401; 401, n. 3 131, n. 4; 134; 169,
Contra GentUes. n. 1; 177
lib. I, c. 3 . . 92, n. 1; 156, n. 3 » c. 50 .... 250, n. 1
» c. 5 10; 169, n. 1; 216, n. 1 » c. 53 415
» c. 8 225, n. 3 » c. 54 ... 23; 240, n. t
» c. 9 . 213, n. 4; 222, n. 4; » c. 55 187
225, n. 3 • c. 68 .... 220, n. a
» c. 14 87, n. 1; 109; 11o; n1; c. 97 ... 377, n. 1 et 4
113, n. 1; 131, n. 4; » c. 119 66, n. 2; 100, n. 2; 119
169, n. 1; 191 lib. IV, c. 1 95; 125; 176; 176, n. 3;
» c. 20 . . 65, n. 1;8o; 99 224, n. 4; 230, n. 1
» c. 23 .... 150, n. 3 » c. 2 226, n. 2
« c. 26, 27 383 » c. 3 à 5 260
» c. 28 .... 133; 135 » c. 4 . 259, n. 1: 385, n. 1;
» c. 30 . 106; 115; 122, n. 2; 393. n. M 394
123; 124 c. 9 320, n. 5
» c. 31 132; 132, n. 1; 133; » c. 10 . 216; 259, o. 1: 280,
153, n. 2 et 4; 156, n. 3 et 5
n. 1: 158, n. 2; 174 » c. 1l 153, n. 1: 155, n. 1;
» c. 32 .... 91, n. 1 213. n.2; 227, n. :; 228,
» c. 33 77; 113, n. 1:141, n. 1 n.1; 262:278, n. 1:279;
» c. 34 30; 33; 35, n.1; 50, 124 281, n. 2; 283; 284
• c. 35 . . . 151; 151, n. 3 » c. 13 213; 289
» c. 36 ... 152, n. 3 > c. 19 285
• c. 39 i 45 . . 362, n. 3 » c. 24 309, n. 1
» c. 53 ... 274, n. 2:313 » c. 27 379, n. 2
» . c. 54 . . . . 158, n. 3 » c. 28 . 384; n. 1; 385, n. 1;
» c. 82 ... 370, n. 2; 371 393. n. 1: 394
c. 88 371 » c. 29 ... 308; n. 1; 400
» c. 89 99; 106 » c. 30 . . 400, 408, n. 1 et 4
lib. II, c. 9 .... 375, n. 2 • c. 31 400
• c. 1l 357 > c.32 400, n. 1 et 3:412, n. t
» c. 15 ... 51, 362, n. 1 » c. 33 . 383, n. 4; 400, n. 1
TABLE DES CITATIONS 455
Contra Gentilet. De ratiombus fidei (op. 3).
Jib. IV, c. 34 384:384, 11.1:385, n.i; c. 6 380, n. 2; 383, n. 4; 384; 386;
391, n. 3; 394; 408, 386, n. i; 390, n. 2; 391, n. 3;
n. i et 4 392; 392, n. i; 393, n. i; 394;
» c. 35 381, n. i; 383, n. 4; 401, n. 4; 404, n. i
384:385, n. 1:386, n.2; c. 8 432, n. i
395; 4°o. "• i Expos, in I Décrétai.
» 0.36 392, n. 6; 393, n. 1:403 399, n- 2; 340, n. i
» c. 37 380, n. i; 384, n. i;
390, n. i; 393, n. i; Quaest. disp. De Anima.
400, n. 3; 404, n. i a. i 400, n. 3
» c. 38 ... 384; 384, n. i a. 7, ad 6 56
» c. 39 ... 384, n. 1:409 a- 8 155
• c. 41 379, n.a; 380, n. i et 2; a. 16 ni, n. i
383,11.4:386; 388; 390,
n.2; 391; 392, n. 3 et 6; Quaest. disp. De Malo.
394; 39S. n. 2 et 3; 403 q. 2, a. 9, ad 16 ... 20
» c. 49 383, n. 4; 401, n. i; q. 7, a. i, ad i . . . 27, n. i
402,11. i,4et 6; 404,11. i
• c. 54 .... 414, n. 3 Quaest. disp. De Potentia.
• c- 55 383, n, 4; 390; 397; q. i, a. i . . 115; 116; 122, n. 2;
408, n. 4; 414, n. 3 124
» c. 62 .... 424, n i i » ad 10 ... 375, n. 5
» c. 63 424, n. i; 428; 429, » » ad 12 ... 152, n. 3
n. 1:433, n. 7; 438 q. 2, a. i . . 263; 263, n. i; 276,
Contra errons grœcorum (op. i) . n. i; 277; 279; 282,
c. i 124:224, n. i n. i; 285; 288
c- 2 317 * » ad 7 . . 281; 282, n. i
c. 3 224, n. i » a. 1-6 281, n. 3
c. 7 176; 226, n. 2 » a. 3 ... 285; 288, n. 2
c. 10 285; 286; 290 » a. 4 ... 285; 299, "• i
c. 14 408, n. i » » ad 3 56
c. 18 383, n. 4 » » ad 7 . . 286; 290, n. 3
» » ad 8 275
Deatern. mundi (op. 27). » » ad 10 ... 321, n. i
366, n. 2; 367; 367, n. 3; 368 » a. 5 ... 320, n. 4; 321
» > ad 6 .... 360, n. 2
De art. fidei (op. 5) . » a. 6 317
347, n. i; 349, n. i; 383, n. 4 » » ad 2 155
400, n. 2 » » ad 3 .... 360, n. 2
Declar. adlect. Bisuntinum q. 3, a. i . . . . 278, n. 1:357
a. 4 384 » » ad 1-2; ad 15; ad 17 368
» » ad 7; ad 10; ad 18 366
Declar. CVIII art. » i ad il 367
q. 1-3 ..... 154, n. i » a. 2 .... 355; 358; 366
q. ia 286, n. 3 » a. 3 . . . . 357; 370; 370,
n. i; 376
Declar. XXXVI art. ad lect. Venetum. > » ad i; ad 6 . . . 372
a. 31 444. "• i » » ad 2 370
De Ente et Eisentia. > a. 4, obj. i, cum resp. 185, n. 3
• ' c. . . . 348; 348, n. 6;
c. 3 389 362, n. 3:367,
c. 6 156, n. 2
n. i
De princ. nat. i » ad 2 . . 366; 367, n. 4
22, n. 2; 30; 32; 33; 34 » » ad 9 . . 56; 57; 178,
n. i; 360, n. 2;
De ratiombus fidei (op. 3) . 362, n. 3
c. 3 114, n. i; 277; 279; 280; 280, » a. 5 .... 347; 347, n. 3;
n. i; 283 362; 364, n. 2
c. S 398 « » ad i .... 364. n. 2
456 TABLE DES CITATIONS
Quaest. disp. De Potrntia. Quaest. disp. De Potentia.
q. 3, a. 6 364. n. 2 q. 8, a. 1, ad 3 314
» a. 8 . . 347, n. 3; 364. n. 2 > • ad 4 316
> a. 9, ad 27 . . . • 282 > » ad 10 . . 321, n. 1; 374
» a.13. . 280; 280, n. 3:285; > » ad 12 180, n. 3; 232, n. 1;
288, n. 2; 367; 367. 273, «>• 1
n. 1 » » ad 13 .... 316
> > ad 5 . . . • 367, n. * » a. 2 . . 299; 314, n. 1, 315,
« a. 14 et ad 8 . . . . 367 n. 1, 3 et 4; 316;
> .ado 366 318, n. 1
» » ad 7, sed c. . . 367, n. 1 » > ad 1 .... 95; 321
» a. 15 375, n. 2 > » ad 2-3 . . . 318, n. 1
» » ad 20 . . . . I5°, n. 3 q. 8, a. 2, ad 6 320
» a. 16 . . 347; 347. n. 1 et 3; > > ad 1l 317
348, n. 6; 362,n.3; » a. 3, ad 15 19
367, n. 1 . a. 4, ad 5 . . . . 315, n. 3
» > ad 4 6l • a. 8 279
» » ad 1l . . . . 362, n. 2 » a. 15, ad 3 . . . ; 186, n. 2
« » ad 12 . . 153, n. 3". 376 q. 9, a. 1 . . . . 344; 344, n. t
• • ad 20 .... 3S7. n. 1 » » ad 3 331
» a. 17 . . 347; 347. «. 3; a > ad 6 328, n. 1; 344, n. 1
349, n. 1; 368 > a. 2, ad 6 . . . 28; 55, n. 2
• « ad 2-3 368 » a. 3 331
» » ad 4; ad 6 . . 372, n. 2 » > ad 1 . . 44:56; 122, n. 2
» > ad 20 366 « a ad 2 117,n.1?158,n.1;175
» a. 19 . . 65; 67, n. 2; 73, > • ad 3 ..... 95
n. 1:441 » a. 4 95; 335, n. 1; 343,
q. 7, a. 1, ad 3 . . . . 153. n. * n. 3; 344; 344, n. 1
» > ad 5 .... 158, n. 6 • » ad 1 .... 103, n. 2
» a. 2 115. n•1 » » ad 5 317
» » ad 3-4 ... 153. n•1 » » ad 10 374
> a. 4, ad 2; ad 9. . . . 121 » » ad 15 .... 309, n. 1
• a. 4-7 126, n. 2 > a. 5, obj. 24 ... 212, n. I
« a. s, obj. 13. ... 175. n. 1 » > c. . 114; 114, n. 1; 115,
» » c. . . 72, n. 1; 124; 174 n. 2; 124; 190; 212,
> » ad 2 94, n.1; 107; 112,n.1 n. 1 ; 230; n. 3:231,
» > ad 4 .... 169, n. 1 n. 3; 272; 278; 278,
» » ad 8 . . 103, n. 7; 106 n. 2; 279; 280, 283
« » ad 14 . . 125, n. 1; 177 > > ad 2; ad 13 . . 117,n.1
» a. 6 ... 107; 107, n. 2; 132; » » ad 19 317
152, n. 2; 153 » a. 7 . . 115, n. 2; 117, n. 1;
» > ad 4 .... 153, n. ' 169, n. 2; 174
» » ad 5 .... I59, n. 2 » a. 9 . . 176; 223, n. 4; 267;
» > ad 6 .... 163, n. 1 304, n. 3; 373
» a. 7 . . 30; 32; 33; 35. n. 1: » » ad 2 .... 290, n. 2
49; 56; 96, n. 3; 145; • » ad 7 304, n. 3; 309, n. 1
H7 > > ad 9 .... 226, n. 2
» > ad 2 ... 20, n. 3; 93 « > ad 19 .... 305, n. 2
« » ad 3 ... 55, n. 1:93 » > ad 2, sed c. . . 288, n. 2
» » ad 9 .... 375. n. 4 » » ad 3 > . . 309, n. 1
» a. 8 . . 314, n. 1; 315, n. 1, q. 10, a. 1 . . . 112, n.1; 260; 261;
3 et 4; 371 371, n. a
« « ad 4 316 > > ad 5 .... 282, n. 1
» » ad 5 372 » a. 2 309, n. 1
« a.9, ad 7 314, n. 1; 315, n. 4 » » ad 4 .... 288, n. 2
» a. 10 . . 374; 375; 375, n. 2-3 > » ad 1l 287
» » ad 1 .... 375, n. 2 Quant, disp. De spir. creat.
a » ad 4 376
q. 8, a. 1 . . 277; 278; 278, n. 1; a. 2 384, n. 2
281; 299; 313; 315, » ad 3 389, n. 2
n. 1; 316 »• 3 392
TABLE DES CITATIONS 457
Q1uett. disp. De Unione Verbi. Quaest. disp. De Veritate.
a. 1 . . . 379, n. 1; 380, n. 1; q. 10, a. 1l, ad 12 . . . . 153
386:386, n. 1:391,392, > a. 12 66, n. 2
n. 6; 400; 403; 412, n. 1 » a. 13 212, n. 1; 222, n. 2;
» ad 1 . . 386, n. 1; 390, n. 1 223, n. 1; 224, n. 5
> ad 9 408 » » ad 2 . 228, n. 1; 233
» ad 13 . . 386, n. 1; 393, n. 1 » » ad 7 . 223, n. 4; 224,
» ad 14 408, n. 4 n. 2; 273
a. 2 . . . 324, n. 2; 379; 396; 401, > » ad 8 ... 223, n. 4
n. 4! 402; 403 q. 13, a. 10, ad 7 ... 227, n. 3
• ad 2 400, n. 1 q. 20, a. 1 380, n. 1; 386, n. 1; 390,
» ad 4 . . 400, n. 1; 402, n. 6 n.1; 401, n. 1 et 3; 412, n.1
a. 2 ad 13 391 > » ad 9 ... 412, n. 1
a. S 4°1 • a. 2 387
a ad 1; ad 6 . . 392, n. 6; 403 » a. 4 . 155, n. 1; 185, n. 3
> ad 11 . . 386, n. 1; 390, n. 2 > » ad 2 ... 400, n. 1
» a. 6 155, n. 1
Quaett. disp. De Veritate. q. 21,a. 1 54, n. a
q. 1, a. 1 58 » a. 4, ad 4 .... 49
> a. 2 et 4 24 q. 23, a. 3 . 102, n. 3; 103, n. 8;
q. 2, a. 1 77; 96, n. 1; 99, n. 1; 102, 106, n. 5; 175
n. 2; 107; 132; 150, n. 3; « « ad 5 .... 404
169, n. 2 et 3; 172, n. 1 » a. 7, ad 9 23; 26; 35, n. 1;
» > ad 3 .... 165, n. 2 178, n. 2; 179, n. 4
• » ad 4 120 q. 24, a. 3 37l
> » ad 9 .... 169, n. 2 q. 26, a. 1, ad 7 . . . 178, n. 2
> » ad 10 .... 180, n. 3 q. 27, a. 1, obj. 2 .... 40
» a. 2, ad 3 .... 164, n. 1 Quant, disp. De Virtut.
• » ad 4 .... 183, n. 2
» » ad 5 187 a. 12, ad 16 49, n. 1
» a. 3, ad 4 178, n. 2; 189, n. 1 Quaest. in Boet. De Trin.
> > ad 9 .... 178, n. 1
» a- 4 272 q. 1, a. 2 . 134; 153, n. 2; 186, n. 2;
» • ad 5 .... 372, n. 2 191; 234, n. 1
» a. 5, obj. 1 et 3 ... 165 > > ad 1 .... 169, n. 1
» » c. . . 99, n. 2; 165; 234 > » ad 3 23; 176, n.2; 178, n.1
» a. 6, ad 4 155 » > ad 4 .... 115, n. 2
• a. 1l 17; 26; 30; 31; 34:36:43; > a. 4 222, n. 2 et 4; 225, n. 2
49; 50; 69,n.3, 103,n.2:106 « » ad 1 I53,n.1;228,n.1;273
> » ad 2 56 > > ad 2 et 9 . . 223, n. 4
» » ad 4 ... 24; 35, n. 1 > > ad 5 .... 212, n. 1
» > ad 5 .... 359, n. 2 > > ad 7 .... 234, n. 1
• • ad 6 30; 31:32; 35, n. 1 > > ad 10 158, n. 4; 180, n. 2;
» » ad 9-10 ... 173, n. 1 222, n. 3
q. 4, a. 1, obj. 10 et 12 . 278, n. 3 q. 2, a. 1, ad 5 225, n. 3; 228, n. 3;
> > ad 12 .... 304, n. 1 235, n. 2
» a- 1-3 278, n. 3 » * ad 7 184
« a. 2 .... 274; 278, n. 1 « a. 2 234, n. 1; 238; 242, n. 1
» a. 4 .... 279; 286, n. 3 » a. 3 224, n. 2
> » ad 6 282 q. 6, a. 1 77, n. 3
» a. 11, ad 4 35 » a. 2 62, n. 2; 66, n. 3; 90; 105
q- 7, a. 2 43, n. 1; 103, n. 2; 106, » a. 3 20, n. 1;65,n. 2; t1o, n. 1;
n. 4; 107, n. 1 n1, n. 1; 112; 113, n. 1;
» » ad s 103, n. 2; 106, n. 3 115, n. 2; 180, n. 3; 181
q. 8, a. 1 192 Quodl.
» « ad 6 ... 23; 178, n. 2 I, a. 2 314, 318, n. 1
> > ad 8 .... 125, n. 1 • a. 21 446
q. 10, a. 3 et 7 . . . . 303, n. 1 II, a. 1 383
> a, 8, ad 10 .... 105 ' a. 3 ... 51, n. 1; 360, n. 1
> a. 10, ad 6 .... 107 • » ad 1 390
• a. 1l 187 III, a. 1 411, n. 2
45» TABLE DES CITATIONS
Vl,u.ll. / Sent.
III, a. 3 . . . 176, n. 3; 183, n. 2 d. 7, q. 2, a. 2, q. 2 . . 299, n. 1
> a. 4, s. c 400, n. 1 d. 8, q. 1, a. 1. ... 124; 176
» » c. 92, n. 2; 403, n. 3 • » • ad 4 . . 113, n. 2;
• a. 31 368 169, n. 1
IV, a. 6 . . . . 1 14, n. 1 ; 276 • • a. 2 ... 363, 373
» a. 7 .... 341; 341, n. 1 » » » ad 1 .... 362
> a. 18 148 d. 8, q. 1, a. 2, ad 3 . 361, n. 1 et 3
V, a. 1 365; 366 > q. 2, a. 1, ad 1 . 109; n1, n. 1
VII, a. 1 187 » q. 2, a. 3 ... 103, n. 9
» a. 3 156, n. 3 « » » ad 2 . 69, n. 3; 106
» a- 4 313 » » » ad 3 . . 103, n- 2
« a. 10 331, n. 1 • exp. text 56
IX, a. 2 . 384; 401, n. 4; 412, n. 1 » q. 4, a. 1, ad 3 314; 372, n. 4;
• •• 3 403 375, n. 1 et 5
» a- 4 .... 314:315. n. 3 » > a. 2, ad 1 .... 95
et 4; 412, n. t • » a. 3 ... 121; 261; 315,
X, a. 17, ad 1 . . 23; 178, n. 2 n. 4:316, n. 1;
/ Sent. 318, n. 1; 322
Prol., q. 1, a. 2, ad 2 29 ; 32; 33; 51 > * » ad 1 .... 121
> » a. 5 107 » » > ad 4 .... 322
» * » ad 3 .... 104 d. 9, q. 2, a. 1, ad 1 . . 281, n. 1
d. 2, q. 1, a. 2 ... 153, n. 2 > > a. 2 ... 281, n. 3
» » a. 3 69, n. 3; 126, « exp. text 372
n. 1:152, 163, d. 10, q. 1, a. 1 . . . . 224, n. 5;
n. 1; 169, n. 2 285; 286
» » » q. 3 102, n. 2; 103, » » » ad 2 . 285; 286 n. 2
n. 9; 132; 152, » » a. 4, ad 1 .... 175
158, n. 3; 174 » » a. 5 .... 324, n. 2
" » • q.4 • 152. n. 3; » » » ad 1 .... 287
159, n. 2 » » » ad 4 . . 305, n. 2
> » » ad 1-6 . . 164, n. 1 d. n, q. 1, a. 1 285
» » a. 4 169, n. 2; 213, » » » ad 1 .... 107
n. 3; 225, n. 3 » » > ad 8 .... 285
» • » ad 1 . . 282, n. 1 » > a. 4, ad 2 .... 339
» » a. 5 . 158, n. 4; 318; d. 12, q. 1, a. 1 . . . . 224, n. 2
319 > » » ad 2 et 3 224, n. 5
» exp. text 56 > » » ad 1 . . 261, n. I
d. 3, q. 1, a. 4 ; . . 222, n. 2 d. 13, q. 1, a. 1, ad 1 . . 26°; 261
» » « ad 3 . . 225, n. 3 » > a. 2 .... 285; 286
> q. 2, a. 1, ad 2 .... 43 » » a. 3, ad 2 . 285; 286, n. I
» » » ad 3 . . 224, n. 5 » » » ad 3 . 286; 286, n. 2
» > a. 3, ad 1 . . 155, n. 1 » » » ad 4 . . 286, n. 1
d. 4, q. 1, a. 1 . . . . 115,n.1; d. 14 406
120; 281, n. 1 » q. 1, a. 1 . . . . 372, n. 2
> » » ad 2 . . 282, n. 1 » » » ad 3 . . 375, n. 2
» » a. 2 ... 124, 176 » q. 2, a. 1, ad 1 . 371; 372, n. 2
> q. 2, a. 1, ad 1 . . 113, n. 2 » » » ad 3 . 372, n. 2; 375
» » » ad 2 .... 339 > > a. 2 .... 185, n. 3
d. s, q. 2, a. 1 . . . 281:281, d. 15, q, 1, a. 1 372
n. 3; 282 » q. 4, a. 1 ... 185, n. 3; 224,
» ~» » ad 1 . . 281, n. 1 n. 5; 260
» » a. 2 . . 359, n. 1: 366 « » a. 2 .... 286, n. 3
d. 6, q. 1, a. 2 285 • q- 5. a. 1, q. 1, ad 3 185, n. 3
» • a. 3 . . 158, n. 4; 285 d. 16, q. 1, a. 3, ad 2 . . . . 105
> « > ad 3 . . 222, n. 2 • • » ad 3 . . 44; 101;
d. 7, q. 1, a. 1 285 103, n. 9
» » ad 3 . 357; 358; » » a. 6, ad 2 . . 372 n. 3
375. n. 2 d. 19, q. 1, a. 1 . . 19; 122, n. 2
» q. 1, a. 2 . . 158,n. 4etn. 6 » > » ad 1-4 . 122, n. 2
> > a. 3 ... 360, n. 2 > q. 2, a. 1 ad 1 . . 122, n. 2
TABLE DES CITATIONS 459
I Sent. I Sent.
d. 19, q. 3, exp. text. . . . 366 d. 28, q. 2, a. 3 . .
. 285; 286, n. I
» q. 4, a. 2, ad 4 . . 121,n.1; et 2; 309, n. 1
122, n. 2 8 9 » ad 2 . . 152, n. 3
» q. 5, a. 2 . . . . 29; 32; 35 d. 29, q. 1, a. 1 ... 261, n. 1
» q. 5, a. 2, ad 1 . 20, n. 1; 37 9 9 a. 2 . . 180, n. 2; 262,
n. 2; 50; 55; 94 n. 1; 360, n. 2
B » B ad 2 .... 24 a > » ad 3 . . 179, n. 2
» » a. 3 ... 282, n. 2
d. 22, q. t, a. 1, obj. 2 . 175, n. 1 9 » a. 4, ad 2 . . . . 339
> * » c. . . 115, n. 2; d. 30 . . . ... 406
T 91 *
1 *J ,
lifi
' /' » q. 1, a. 1 372
• B > ad 2 . . 1 17, n. 1 a » B ad 1-2 . 372, n. 2
» » a. 2 ... 103, n. 2; 106, 9 9 a. 2 . . . . 372; 407
121, n. 1; » a B ad 4 .... 407
124; 191 a 9 a. 3 . . 372, n. 4; 376
« » » ad 1 . 123; 124; 125 n » B ad 1 . 152, n. 3; 153,
» > > ad 2 .... 190 n. 1
» > > ad 3 . . . . 120 d. 31, q. 1, a. 1, ad 2 . . 152, n. 3
> « » ad 4 .... 100 » » a. 2 . . 224, n. 3 et 5;
» » a. 3 ... 152, n. 3; 225, n. 3
154, n. 4 » q- 2, a. 1, ad 2 . . . 22, n. 2
B » » ad 2 . 28:49:51, n.1; d. 32, q. 1, a. 2, ad 1 . . 122, n. 2
54' n- ' » a B ad 3 .... 285
9 9 a. 3, ad 1 et
* > > ad 2 .... 116 exp. text. 122, n. 2
* exp. text. . . . 318, n. 1; d. 33. q- 1, a. 1, s. c 316
319. n. 1 » 9 B c. . 315, n. 1; 317
d. 23, q. 1,a.3 331;335; 337. n.1: a a B ad 2 . 223, n. 4; 321
339, n. 1; 340, n. 1; B ad 3 . . 152, n. 3
343. n. 1 a a B ad 5 . 318, n. 1 et 2;
» » a. 4 ... 282, n. 1 320
d. 24, q. 1, a. 1, ad 4 . . 179, n. a a. 2 124
» » a. 3, ad 4 . . 318, n. 1
d. 25, q. 1, a. 1 . . . 420, n. 1 9 9 a. 4, ad 1 . . 158, n. 6
» « a. 2, obj. 5 . 344, n. 3 B B a c ; 1(1
• » s. c. 2; c, et ad 3 . . 344 d- 34, q.
» » ad 5 . . 344, n. 3 H a B ad 2 . 158, n. 6; 328
a a a ad 3 . . 152, n. 3
B B a 4 "*I7
» q. 2, a. 1 ... 124, n. 1
,, au1 2 . • ftfmfi
2/D, n
il. Xv
» » a. 2 .... 180, n. 2; » A B
ad 3 .... 285
339, n. 1 » q. 3, a. 1 . . 66 ; 99, n. 3;
B B > ad 4 .... 317 102, n. 2; 105;
» q. 2, a. 1 . . 315, n. 1 et 4 115, n. 2
B B a. 2 . .313:314,n.2; 9 9 B ad 1 .... 90
316, 340 a » B ad 2 .... 22
B B B ad 1 . . 340, n. 1 9 a a. 2, s. c 105
B B » ad 2 . . 316, n. 1 9 » B c. . 73; 1oo ; 105;
d. 27, q. 1, a. 1, ad 4 . 285; 286, n. 3 105, n. 1
' « » ad 6 . . 152, n. 3 » » B ad 4 . 102; 103, n. 2;
' q. 2, a. 1 .... 278, n. 2 107, n. 1
B a B ad I . . 122, n. 2 B 9 a. 4, ad 2 . . 106, n. 5
B B B ad 2 .... 279 a a exp. text. . . 124, n. 1
» q. 2, a. I, q. I . 273; 274; 275; d. 35, q- 1, a. 1, ad 1 . . 117, n. 1
278; 313 B B B ad 2 . 102, n. 2; 107;
B B B B ad 1 274, n. 1 108, n. 1; 112, n. 1; 121; 122, n. 2;
» B a. 2, q. 2 . . 286, n. 3 l32; 150, n. 3; 155, n. 2; 169, n. 2
B B B » ad 2 . . 285 » q. 1, a. 1, ad 3 . 120; 121, n. 1;
B B • • ad 3 278, n. 2 228, n. 1
d. 28, q. 2, a. 2 . . . . 224, n. 5 B A B ad 5 .... I21
460 TABLE DES CITATIONS
/ Sent. /// Sent.
d. 35, q. i, a. 2, c. et ad 3 122, n. 2 d. 2, q. i, a. 3, q. 2 386, n. i; 388;
» • a. 3 234 400:412, n. i
» » a. 4 ... 29; 32; 33 * » * » ad 2 386, n. i;
" • • ad 3 . 20, n. 3; 55 387:412, n. i
> « > ad s ... 20, n. i » > » » ad 3 412, n. i
1 q- 3, a. i J24 » ' » q. 3 . . 386, n. i
d. 36, q. i, a. i . . . 126, n. 2; 165; •> > > » ad i . . 390
167, n. i > q. 2, a. i . . . . 386. n. i
d- 45. q, i, a. 4 . . . 102; 103, n. i, » » a. 2, q. i . . 392, n. 2
7 et 8 » » » » ad 2 393, n. i
' » « ad 2 . 102, n. 2; 103, * > • q. 3 . . . . 316
n. 9; 107 » » » » ad 2 404, n. i;
d. 48, q. i, a. i 56 407, n. i
// Sent. » > a. 3, q. 3, ad 2 412, n. i
d. i, q. i, a. i . . 347; 347, n. 3 " i a. 7, q. i, ad 2 . . 391
» » • ad i . . 367, n. i; ' q. 3, a. i .... 400, n. 3
375, n. i d. 5, q. i, a. i 376; 403:404,0. i;
> » > ad 3 .... 367 407; 409; 417
» » a. 2 ... 359, n. i; » » » ad 5 . . 383, n. 4
366; 366, n. i » » a. 2 . . 381, n. i; 383,
» » a. 3 .... 358, n. i n. 4; 412, n. i
» » a. 5, obj. 1-10 et c. 368 » » > ad 6 .... 403
» « > ad 4 .... 365 » » » exp. text. 412, n. i
» » » ad 7 et 1 3 .. 366 * » a. 3, ». c. . . 384, n. i
» » » ad 2-4 sed c. 367, » > * ad i . . 402, n. 3
n. 3 et 4 » q. 2, a. i, ad 2 . . 402, n. i
d. 3, Q- i, a. 5, ad 3 . . . 20, n. i » » a. 2 .... 339, n. j;
d. 12, q. i, a. 3 20, n. 2 384, n. i
d. 16, q. i, a. i, ad 3 . . . . 56 » q. 3, a. 2 388
d. 17, q. i, a. i 99 > » a. 3, ad 4 . . 402, n. i
« » » ad 6 . . 360; 361 ' q. 5, a. 2, ad i . . . . 407
d. 26, q. i, a. i, obj. i . . . 40 d. 6, q. i, a. i, ad 3 . . . . 331
» » a. 2 .... 393, n. 5; » » a. 2 394, n. i et 2; 395
395, n. 3 » > > ad 3 et ad 5
d. 34, q. 3, a. i, ad 2 . . . . 56 386, n. i; 402, n. i
d. 42, q. i, a. 3 . . . . 26, n. i " q. 2, a. 2 412
/// Sent. ' * a. 3 391
d. i, q. i, a. i . 50; 372, n. 2; 375! » » » ad i . . 361, n. 3
380; 381: 3851396 » » » ad 4 . . 383, n. 4
» » » ad i . . 404, n. i; » » « ad 7 . . 386, n. i
406 ; 409 » q. 3, a. i .... 386, n. i;
' » « ad 2 404, n. i ; 408 390, n. i
» » » ad 3 16; 178, n. i » » a. 2 . . 384, n. 1:393,
» » a. 2, ad i 408; 408, n. 4 n. i; 394! 395
» « a. 3, ad 2 . . 389, n. 2; » » » ad i 396; 396, n. i
408, n. 4 et 3; 402; 402. n-z; 404
» » » ad 5 . . 389, n. 2 » » » ad 2 . . 396, n. i;
» q. 2, a. i .... 386, n. i; 402; 407
392. n- 3 « » a. 3 ad 4 . . 408, n. 5
» » > ad 2 . . 407, n. i » » exp. text 388
» » » ad 5 . . 393, n. i d. 7, q. i, a. i, ad i 386, n. i; 392
» q. 2, a, 2, q, 3 . . , . 417 » » » ad 3 . . 363, n. 3
d. 2, q. i, a. i,q. 3, ad 3 . . 43 400, n. i
» » a. 3 .... 400, n. i » ' « ad 5 .... 393
» ' » q. i .... 400 » » a. 2, ad 4 .... 393
» » » » ad 2 386, n. i » q. 2, a. i . . 404, n. 1:407;
» » » » ad 3 381, n. i; 408, n. i
393, n. i » » » ad 5 393; 396, n. i
» » > » ad s . . 392 » » a. 2 .... 404, n. i
TABLE DES CITATIONS 461
/// Sent. Summa theol.
d. 8, q. i, a. i . . . . 281, n. 3 IaP., q. i, a. 10, ad 3103, n. 3; 148
d. il, q, i, a. i 285 » q, 2, a. 2, ad i 229, n. 2;
B B B ad 7 . . 377, n. 3; 245, n. 2
448, n. i > B a. 6, ad i ... 402
d. 12, q, i, a. i . . 393,n. 1:402; » q. 3, a. i, ad i ... 144
404, n. i » » B ad 3 103, n. 3; 104
d. 22, q. i,a. i . . . . 395, n. 3; » B a. 2 ... 102, n. a
400, n. 3 » B B ad 3 ... 44
» • a. 3 99
d. 24, q, i, a. 2, q. 2 229, n. 2 et 3 » B a. 4 . . 139; 361, n. a
d. 33. q- i, a. i 49, n. i » B B ad 2 . . 181
B B » q. i, ad 2 . 27, n. i » » a. 5 .... 28; 58
d. 35, q. 2, a. 2, q. 2 . . . . 187 » B B ad 2 ... 92
IV Sent. » B a. 6 315
d. i, q. i, a. i 37 » B a. 7, ad 6 . . 68, n. 2
B B B q. 5, ad 3 . 42; 43 > > a. 8 99
* ' * B ad 4 . 69, n. i » q. 4, a. 2 132; 133; 135, n. i;
d. 8, a. i, q. i . . . . 420, n. 3 373
» B a. 3 19; 20, n. i et 3;
B a. 2, q. i, ad 2 et
56; 57; 132, n. i;
exp. text. 420, n. 3 360; 373
d. 10, q. i, a. i, ad 5 445; 446, n. 2; » B B ad i 93; 185; 361
447 ; 447, n. 3 » » » ad 3 179, n. 2; 360
» » B ad 8 .... 444 B q. 5. a. 6, ad 3 . . 27, n. i
» » a. 2, q. 3 .... 443 » q. 6, a. 2 372
B B B B ad 2 . 444; » » a. 4 362
446, n. 3 » q. 7, a. i 40
» » » » ad 4 446, n. 3 » » a. 7 . . 240, n. 3; 371
» » B q. 4, ad i et ad 4 446 » q. 8, a. a, ad 3 ... 447
B B a. 3, q. 2 .... 443 » q. 9, a. i, ad 3 . 103, n. 5
« > » q. 3 . . 446, n. 2 B q. 10, a. i, ad i . 109; in
d. il, q. i, a. i, q. i . . . . 423 » B B ad 4 ... 106
* B a. 2, q. 3, ad 2 et ad 4 446 » q. 12, a. i 191
* » » q. 4, ad 3 . . 446 » B B ad 4 16; 23; 35,
» » a. 3, q. i 428, 429; 432, n. i; 178, n. i;
n-3; 433. n. ', 2. 185, n. i
3, S! 435,1- 2; 436 > B a. z . . 160; 183, n. 2
» » » B ad i 428, 430 » B a. 4 ... 176, n. 3
» » B B ad 3 433, n. 6 » » a. 7 314
» B B q. 3, s. c. . . 438 » B a. 12 92; 94; 153, n. 2;
» » » » c. 433, n. i, 223, n. i
3, 4; 438 B q. 13, a. i, ad 2 et ad 3 176
B B B B ad i 436, » B a. 2 107; 126; 132; 151;
n. 7! 437 152; 174
* * » B ad 2 438; 446 » » a. 3, c 106; 106, n. 5;
* * * » ad 3 4315438; 152, n. S
440 » B B ad i 106; 119
d. 45, q. i, a. i, q. i, ad 2 . . 43 » » B ad 2 . 117, n. i
d. 49, q. i, a. i, ad 6 . . . 16; 23 » B a. 4 ... 227, n. 3
» q. 2, a. i, ad 2 . . . . 144 » » B ad 2 152; I53,n. i
» B B ad 3 . . 125, n. i » » B ad 3 ... 164
» » B ad 4 . . 185, n. i » » a. 5 31; 32; 33Î37; 120;
» » B ad 6 . 23; 178, n. 2 223, n.2; 151, n.i; 160
» » B ad 7 . . 178, n. i » B a. 6 40; 43; 44; 44, n. i;
» B a. 7, ad 8 .... 188 69, n. 3; 103, n. 2;
B B B ad 9 .... 192 104; 122, n. 2, 3; 124;
132; 376, n. i
Summa theol. » » » ad 2 . 69, n. 3
I"P-, q. i, a. 9 18; 99, n. 3; 105 » » a. 7 176; 358; 374; 375;
* * B ad 2 ... 99 406
462 TABLE DES CITATIONS
Summa Summa theol.
q- 13, a. 7t ad 4 372, n. 4; l'P., q- 32, a. 1. ad a 212,n.1; 225,
375, n. 4 n. 1; 227; 263;
> a9 43, n. 2; 103, n. 2; 302, n. v, 327
106, n. 2 » q. 33i a. X 124; 176, n. 1;
M a. 1o , ad 4 ... 26 231. n. 3
> a 12 , ad 1 115,n.2; 124 * a > ad t 261. n. 1
I a. 15 124, 176, 191 B * a. a, ad 4 124, n. 1
q. 14, a. 1 115;183,n.2; » B a. 3 53, 106, n. 2
277; 283 » » • ad 3 . • 283
» » ad 1-3 121; 122 « q. 34t a. X 273, n. 2; 274
, a. 2 234 9 a a. i, ad 1 , 278, n. 3
a a. 3 . . . 159, n. 2 9 9 » ad 4 . 278. n. 2
• • ad 2 ... 144 9 » a. a • 273. n. 2; 31o
a. 161 9 ji a. 3 279
, a6 . . . 75, 191 9 X a. 5t ad 5 278, n. a
11 a. 1t , obj. 1 ... 165 • q- 35, a. a 278; 286; 290, n. 3
q. 16, a. 6 . . 37, n. 1:38 • 9 » ad 3 224, n. 5
iiu 2 . 375, n. 1 * q> a. 1 267
q. 18, a. 1, s. c. . . . 55 » q. 39t a. l, ad 2 . 158, n. 6
a ad 3 43, n. 2; 56 • a a. 7 222, n. 2; 224, n. 5
B * a. 8 224, n. 5
q. 19, a. 3i 7 et 10 . . 371
» q a, r 141
j^*
a. 7, ad 1 44; 103, n. 4
l ad 2 loi, n. 4 * q- 41. a. a, ad 3 288, n. 2
u a. 11 44; 103, n.ï; 106 » q. a. * 347; 347, n. 3
9 ad 1 248, n. 2;
q. 20, a. 1 et 2 . . . . 10(1 *262.
a I, ad 2 . , . 99 '***, n. 2
fi 2, ad 3 ... 321 • q. 43t a. l
ad 2 4o6
,408. n. 1
q-27, a. X 258; 259, n. t; 260; a. 7 224, n. 4
263; 268; 278; 279
* ad 2 ... 284 » q. 44» a. 1. ad 1 5I; 377. n. 2
a. a 281; 281, n. 1 et 3
9 a. X 364 364, n. 2
ad 2 ... 282 » q. 45. a. 1 357; 359, n. 1; 364
0 a. 3t ad 3 . 309, n. 1 a a, ad 1 • 347, n. 3;
364, n. 2
9 a. 4 *8< 9 » M ad 2 • 357; 358
9 a. 5 • • • 3°4, n. 3 9 ad 4 • 358; 366
_ _o
q. 20, a* l » q. 45. a a, ad 8 347, n. 3
ad 1 . 316; 322 » a. 5, ad 1 282
> » ad 3 . 176; 230 9 » * ad 3 371, n. t
* ad 4 . . . 313 9 a. 6 222 ,D.2 ; 224, n. 5
a. », obj. 1 et 3 . . 313 9 n M ad 3 158, n. ç:
* c. 314, n. 1; 315, 224, n. 5
n. 1 et 4; 316 9 a. 7 302, n. 3
ad 3 ... 175
\ » q. 46, a. t. obj. 2-7 368
a. 3, ad 2 320; 320, n.5 B c. . . 349, n. 1
» u ad 2 et 3 117, n. 1 9 I , ad 8 366
q. 29, a. a, ad 3 . 328, n. 5 9 > a. a, obj. 1 . ,367. n. 2
1 a. 3. obj. 1 . 323, n. 2 9 a » » 2 . 367. n. 3
B a c. 337, n. 1; 344 9 • X » 4, 7, 8 . 367
ad 1 ... 323 9 i) » • 6 365;367.n.4
I \ ad 2 et ad 3 9 » c 168
•f
122, n. 2 9 , 1 ad 4 et 8 . 367
B a. 4t obj. 1 ... 342 » q 47, a. l 153, n. 3: 347, n. 3;
* • c. 355, n. 1; 340: 348,n.6; 362,n.3 376
340, n. 1; 344, n. 1 * q- 52» a. 1 . . . 442; 443
* ;i ad 4 343, n. 1 et 3 9 y a. * 4-47/
TT
q- 3°, a. 2, ad 2 . 286, 287 • q. 5«, a. 3 156, n. 3; 187. n. 1
q- 32. a. I 213, n. 4; 222, » q. 6a, a. 3 • » 373
n. a; aa4, n. 4; > q. 75t a. 5t ad 1 > 361; 363
238, n. 2 » q. 76, a. l, ad 5 389, n. 2
TABLE DES CITATIONS 463
Summa theol. Summa theol.
I*P., q. 77, a. 4, ad 4 . 20, n. 1 lll*P., q. 2, a. 7 ad 1 . . 386, n. 1
» q. 83, a. 3 43 • » a. 8 . . 406; 407; 408
» B a. 7, ad 3 . n1, n. 1 a.9 ..... 417
» q. 84, a. 7 88
« q. 88, a. 2. no, n. 1; 113, n. 1 » q. 3, a. 1, ad 1 . . 404, n. 1
» » » ad 1 . 224, n. 2 » a. 2 .... 383, n. 4
• » ad 2 ... 1 1 1 • » a. 3 158, n. 4; 163, n. 1;
» s a. 6 71
180, n. 2
» B a. 1 et 5 . . 224, n. 5 > > ad 2 .... 339
» » a. 4 ad 3 . . 393, n. 1
» B a. 6 ... 302, n. 3 » a. 7, ad 1 et 2 393, n. 1
« q. 94, a. 1, ad 3 . 187, n. 1 » q. 4, a. 2, ad 2 . . 402, n. 4
« q. 115, a. 3, ad 3 . . . 373 » » a. 3, ad 3 . . 402, n. 1
I*II'e., q. 3, a. 8 ... 250, n. 1
» q. 5, a. 1, ad 2 . . 383, n. 4;
• q. 20, a. 3, ad 3 . 38; 52, n. 5
B q. 29, a. 2, ad 1 . 27, n. 1; 49 412, n. 1
» » a. 2, ad 1 . . 404, n. 1 ;
» Q. C2. a 1 66 408, n. 1
B q. 61, a. 1, ad 1 . . . . 20 " » a. 3 .... 400
» q. 65, a. 5, ad 3 . . . . 404 » » B ad 3 383, n.4; 390
B q. 74, a. 4, ad 3 . . . . 100
B q. 1ct , a. 2, ad 2 . . . 104 » q. 6, a. 3, ad 2 . 401, n. 2
B q. 102 68, n. 1 « B a. 6, ad 2 . 393, n. a
B q. no IQI " q. 7, a. 2 .... 401, n. 3
» » a. 1, obj. 1 ... 40 » » » ad 2 et ad 3 . 404
II" IIM., q. 1, a. 4 et 5 . . 229, n. a » » a. 9 4.04.
* q- 23, a. 4, ad 1 . . 49, n. 1
» q. 82, a. 3, ad 2 . . . 398 » q. 16, a. 1 . . . 393, n. 1; 400
» q. 179, a. 1, ad 3 . . . 185 » » » ad 2 . 386, n. 1; 393
> q. 180, a. 6, ad 1 . . . 185 » » a. 2, ad 1 . . 383, n. 4

III» P., q. 2, a. 1, s. c. 381; 395; 397 B » a. 6, ad 2 404, n. 1 ; 406


* » * c. . . 412, n. 1 » > a. 8, ad 2 ... 400
B q. 17, a. 2 403
404, n. 1; ' q. 60, a. 1 .... 36, 37
407; 408, n. 1 » q- 73. a. 3 ... 420, n. 3
B B » ad 2 386, n. 1:388; » q. 75, a. 2 ... 423; 429
390, n. 2; 393
* B B ad 3 . . 392, n. 1 » * » ad 2 ... 431
B B B ad 4 . . 383, n. 4 » B a. 4 . .423:428:431;
» B a. 2, ad 1 . . 411, n. 1 432, n. 3; 439
B B B ad 2 . . 324, n. 1; » » ad 3 . 438:439
402, n. 4 » q. 75, a. 5 429
» » a. 4, ad 2 .... 416 » » a. 8 . . 428:432, n. 3;
* B a. 5 . 400, n. 1 et 3 433; 433, n. 6
» B » ad 1 386; n. 1; 390, et 7; 435. n. 2, 438
n. 1:402, n. 1 et 5 » » ad 3 . 436, n. 1:437
B B B ad 2 .... 383 » q. 76, a. 1, ad 3 . . 443; 447
» • a. 6 . 386; 390, n. 1; » B a. 3 . 443:446:447
394; 395; 396 B B a. 4, ad 1-3 . 446, n. 3
» » B ad 1 391, n. 1; 404, » » » ad 1 ... 447
n. 1 B B > ad 2 ... 446
» . > ad 2 391:395, n. 1 et ' « a. 5 ... 443; 445;
3; 393 n-2; 396, n. 1; 446, n. 2 et 3
404; 409, n. 2 » » » ad 3 .... 442
» a. 7. 404, n. 1:407, " » a. 7 ... 330, n. 3;
n, t ; 417 442; 443, n. 1
TABLE DES AUTEURS CITÉS

Abélard, 200-208, 214, 216, 223, Barth, 183.


238, 390, 400. Basile (S.), 224.
Albert le Grand, 23, 165, 178, Becker, 206.
229, 234, 274, 285. Belmond, 60.
Alcuin, 202. Bergson, 62, 66, 119, 157, 325,
Alexandre de Haies, 208, 229, 328, 33°. 33L 334. 348. 351.
252, 285, 296, 297. 358. 359. 360-
Algazel, 98. Bernard (S.), 408.
Allo, 241. Bethune-Baker, 214,
Ambroise (S.), 295. Billot, 304, 306, 315, 320, 326,
Anaxagore, 347. 338.392, 395, 399-401, 406-410,
Anselme(S.),67, 174,200-208,246. 420, 422, 426, 432, 441, 447.
Aristobule, 81, 82, 202. Billuart, 269, 420, 421, 424.
Aristote, 76, 77, 168, 181, 347, Bittremieux, 12, 81, 85, 96, 108,
349. 35°- 144, 164, 248.
Arius, 272, 412, Blanche, 12, 17, 27, 45-49, 52,
Arnou, 184, 348. 188.
Athanase (S.), 280. Blondel, 185, 217.
Augier, 437. Boèce, 73, 325, 335.
Augustin (S.), 64, 66, 67, 80, 84, Boehme, 185,
175, 184, 186, 224, 231, 285, Bois, 333.
289, 290, 296, 302, 303, 323, Bonaventure (S.), 178, 229, 252,
335. 342. 345- — cf- Table des 285, 425.
citations, p. 451. Bongus, 223.
Auréolus, 422. Bonilla y San Martin, 83, 350.
Averroès, 84, 150, 163, 195, 214, Bord, 386.
312, 349, 350. Bossuet, 224, 226, 283.
Avicenne, 152, 163, 174. Bousset, 82.
Boutroux, 70, 71, 153.
Bacher, 126. Brann, 126.
Bacon, R., 200, 202, 205, 325. Borden Parker Bowne, 373.
Bainvel, 252. Brémond, R., 143.
Baïus, 253. Broglie (P. de), 250.
Ballerini, 364. Brown, 215.
Balthasar, 12, 35, 46-49, 57, 63, Brunhes, 201, 202, 203.
7^6, 140, 144, 330. Bruno, 348.
Banez, 235, 268, 269, 288, 289, Brunschvicg, 73.
292, 31S. 34°- Butler, 21.

Analogie. 30
466 TABLE DES AUTEURS CITÉS

Cajetan, 8, 12, 20, 29, 32, 46, 295. 320.


52, 57. 58, 67, 76. 89. 9°-98. Diderot, 350.
107, 121, 123, 141-163, 174, Doncœur, 64, 427.
178, 179, 187, 190, 191, 224, Durand de Mende, 69.
268, 274, 311, 321, 338, 340, Durand de Saint-Pourçain, 263,
345, 380-410, 414, 416, 420, 264, 296, 297, 304, 305, 321,
422, 423, 425, 428, 432, 434, 422, 425, 432.
435, 441, 447. — Cf. Table Durantel, 170, 180, 183, 185, 212,
des citations, p. 451. 213, 270, 283, 362.
Capréolus, 57, 95, 125, 154, 159,
188, 299, 403, 422, 423, 425, Ebner, 209.
426, 432. — Cf. Table des cita Eckart, 150, 199, 320, 350, 384.
tions, p. 452. Empédocle, 347.
Carvalho e Castro, 204. Erigène, 108, 185, 202, 207, 348.
Cassien, 84. Eutychès, 384, 385.
Celse, 383,
Chenu, 201, 238. Feckes, 12, 41, 49.
Chevalier, J., 348. Fichte, 351.
Chollet, 81, Florentinuji, 380, 403.
Chossat, 174, 215. Frankl, 280.
Claudien Mamert, 208. Franzelin, 447.
Clément d'Alexandrie, 63, 202. Frassen, 60.
Comte, 195.
Contenson, 3 83 , 41 1 . Gardair, 170, 172, 173.
Cousin, 85, 201, 348. Gardeil, 12, 100, 186, 190, 241.
Cresson, 13. 244, 252.
Croce, 196. Garrigou-Lagrange, 12, 20, 57,
63, 142, 147, 164, 174, 241,
Damascène, 108, 113, 280. 252, 254, 326.
Damien (P.), 204. Gauthier, 195.
Debaisieux, 12, 13, 71, 108, 224, Gentil, 12, 57.
300, 337. 399- Gentile, 196, 220.
De Boer, 84. Gerson, 208.
Del Prado, 9, 74, 96, 320, 414. Gihr, 422, 423.
Denzinger, 18, 69, 109, 150, 176, Gilbert de la Porrée, 314.
195-199, 207, 208, 229, 242, Gillet, 421, 425, 426.
246, 250, 254, 310, 320, 326, Gilson, 60, 73, 98, 201 ,.205, 207,
332. 35°. 384. 443- 235. 350, 352.
Denys, 55, 102, 105, 108, 123, Gonet, 223, 269, 420, 422.
173-I7S. 185-187, 224. Grabmann, 207, 209, 380, 403.
Desbuts, 170. Grandmaison (de), 241.
Descartes, 73, 183. Grégoire de Nazianze, 175.
Descoqs, 12, 29, 33-39, 46, 49, Grégoire de Nysse, 280.
57, 58, 60, 137, 142-147, 174, Griinfeld, 83, 166.
TABLE DES AUTEURS CITÉS

Guillaume d'Auxerre, 222. Keicher, 200, 207.


Guillaume de Conches, 208, 214, Kleutgen, 333.
223. Klimke, 362.
Gùnther, 113, 208, 326, 333. Kremer, 398.
Guttmann, 126.
Guyau, 350.
Laberthonnière, 70, 215, 219, 220,
Habbel, 12, 51, 91. 235-239-
Hamilton, 113, 119, 148, 165, Lagrange, 309, 310.
35I.369- Landry, 12, 22.
Hastings, 85. Lebreton, 82, 213.
Hauréau, 113, 196, 200. Le Dantec, 20, 63.
Hébert, 332, Leibniz, 325, 348.
Hegel, 363. Le Rohellec, 12, 18, 25, 26, 47,
Heitz, 201, 207, 208, 222. 57, 67, 96, 105, 160.
Henri de Gand, 208. Le Roy, 28, 45, 69, 70, 118-122,
Heraclite, 76. 137, 142, 149, 173, 185, 193,
Héris, 405. 197, 198, 215, 219, 220, 235,
Hilaire (S.), 216. 236, 239, 242, 251, 326, 332-
Hocking, 91, 112, 216, 217. 334. 342, 343. 353-
Horten, 84. Lessius, 406, 447.
Hugon, 237, 240, 420, 422. Lévy, 350,
Hugues de Saint-Victor, 205, 206. Ligeard, 254.
Husik, 83, 348, 350. Littré, 17.
Loisy, 215.
Jacquin, 207. Lombard (P.), 335, 342, 345, 383,
James, 167, 184, 185, 215. 390, 416.
Jansénius, 253. Longpré, 60.
Janssens, 208, 213, 319, 326, 333. Lulle, 200, 207, 208.
Jean (S.), 42. Lychetus, 60.
Jean de Jandun, 196, 350.
Jean (S.) de la Ctoix, 185, 186, Mac Donagh, 60.
215- Mahomet, 349.
Jean de S. Thomas, 37, 159, 174.,
222, 266, 269, 292, 297, 308, Maïmonide, 45, 55, 65-71, 77,
392, 403, 409, 420, 434. — Cf. 81-83, 98, 99, 108, 109, 113,
Table des citations, p. 452. 126-132, 140, 146-152, 156,
Josèphe, 81, 202. 161-176, 185, 196-198, 202,
Justin (S.), 202. 214, 290, 312, 318, 349, 350,
359. 364. 368- — Cf- ™e des
Kaiser, 201, 202, 208 223. citations, p. 452.
Kant, 148, 168, 197, 350, 352, Mandonnet, 29, 98, 164, 165, 180,
365, 368, 369- 196. 201-204, 350.
Kaufmann, 83, 214, 280 Mandonnet- Destrez, 29.
468 TABLE DES AUTEURS CITES

Mansel, 113, 118, 119, 148, 149, Przywara, 126.


165, 167, 196, 197, 351, 369, Pythagore, 347.
37°. 372.
Manser, 12, 23, 57, 86, 195, 201, Rabeau, 246.
202, 349. Ramirez, 12, 16, 25, 27, 38, 46,
Mansi, 299. 48, 76, 147, 276.
Maréchal, 77. Ravaisson, 157.
Mariétan, 202. Régnon (de), 208, 209, 212, 223,
Marin-Sola, 77, 235, 246, 401. 225, 280, 288, 296-303, 309-
Maritain, 253, 348. 3". 338.
Mastrofini, 208. Remer, 144, 237, 240.
Mattiussi, 156, 228, 298, 317,320, Ribot, 325.
399. 4°3. 41, 422, 437. 447- Richard de Saint-Victor, 208-212,
Mercier, 250, 325. 226, 296.
Michelet, 71, 352. Ritschl, 197, 352.
Mingoja, 386, 395,403. Robert, 201.
Molina, 222, 264, 266, 320. Rohner, 348, 350.
Mûller, 108, 184, 348. Roland- Gosselin, 291.
Munk, 81. Romeyer, 146.
Munnynck (de), 12, 74, 120, 159, Roscelin, 203.
183, 368. Rosmini, 197, 207, 208, 430.
Rousselot, 156, 291.
Nestorius, 384, 385.
Neumark, 64, 82. Sabatier, 70, 71, 352.
Newman, 22. Sabellius, 272.
Sagesse, 63.
Occam, 64, 427. Saint-René Taillandier, 348.
Origène, 409. Salmanticenses, 123, 155, 159, 264,
Otto, 197. 266, 269, 420.
Sanday, 405.
Parménide, 67, 76. Scharastâni, 83, 84, 280, 398.
Pascal, 62, 65. Scheel, 208.
Paul (S.), 42, 394. Schelling, 348.
Pègues, 270, 271. Schiller, 332.
Pélage, 196. Schleiermacher, 70, 197, 352.
Pétau, 296. Schmaus, 302.
Petazzi, 12, 60, 73. Scot (D.), 254, 321, 422, 425.
Philon, 64 Scot Erigène, voir Erigène.
Pinard, 360. Sertillanges, 12, 39, 156, 170, 174,
Platon, 347. 239. 355. 359-
Plotin, 40, 108, 165, 213, 348. Siger de Brabant, 196.
Pococke, 214, 280, 398. Signoriello, 95, 113, 168.
Portalié, 202. Silésius, 185.
Pourrai, 184. Simonsen, 126.
TABLE DES AUTEURS CITÉS 469

Slipyj, 267. Tonquédec, (de) 253.


Soto, 420, 422, 425, 446. Tyrrell, 70, 197, 214, 215, 216,
Spencer, 148, 351, 363. 221, 280, 296, 308, 324, 326,
Spinoza, 166, 229, 383. 332-335. 341-345. 399-
Suarez, 266, 274, 288, 296, 304,
319, 320, 392, 415, 422, 427, Vacant, 254,
434- Vacherot, 348.
Suzo, 185, 186. Vaissière (de la), 328.
Sylvestre de Ferrare, 34, 46, 48, Valensin, 12, 13, 44, 45, 52, 94,
63. 89. 94. "2, z68. 27°. 271, 188, 359.
274, 292, 333, 381, 395, 396, Van der Meersch, 213, 224, 310,
422. — Cf. Table des citations, 3"-
Van Ranst, 252.
P- 453-
Vasquez, 208, 227, 293, 320, 392.
Taille (de la), 396, 403, 414, 420, Vigna, 201.
Vilatimo, 167.
422, 426, 436.
Tanquerey, 311.
Weber, 82.
Tauler, 185, 186. Wébert, 18, 95, 105, no.
Tempier, 180, 350.
Théodoret, 63. Xénophane, 63.
Thérèse (Sainte), 398.
Thierry de Chartres, 200, 208. Zacchi, 71,337.
Thomas (S.) d'Aquin. — Cf. Zeller, 348.
Table des citations, pp. 453, ss. Zigliara, 13, 85, 200, 208, 233,
Tixeront, 199, 280, 348. 240, 253, 306, 337, 380.
Tolet, 423. Zychlinski, 422, 447.
TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS

PREMIÈRE PARTIE
Caractère analogique de la connaissance théologique.

CHAPITRE I

PRÉLIMINAIRES PHILOSOPHIQUES

I. — NATURE DE L'ANALOGIE.
L'analogie au sens vulgaire du mot, p. 12; au
sens expérimental, p. 14; au sens mathématique,
p. 16. L'analogie philosophique comparée aux
trois autres, p. 17; sa définition provisoire, p. 26. 11-26

II. — DIVISION DE L'ANALOGIE.


Caractère de cette division, p. 27. Quelle divi
sion propose S. Thomas? p. 29. Attribution, p. 36;
proportionnalité propre, p. 40; proportionnalité
métaphorique, p. 42; rapports de l'analogie d'attri
bution et de l'analogie de proportionnalité, p. 46. 27-52

III. — FONDEMENT ONTOLOGIQUE, ABSTRACTION ET UNITÉ DU


CONCEPT ANALOGIQUE.

Qu'est-ce qui justifie la prédication analogique ?


p. 53. Les « modes », p. 55. Ressemblance uni-
voque et analogique, p. 57. Abstraction impar
faite et unité proportionnelle du concept analo
gique 53-60
472 TABLE DES MATIÈRES

IV. — LA CONNAISSANCE PAR ANALOGIE


Triple aspect de l'analogie, p. 61 ; comme mé
thode de connaissance théologique, elle s'appose à
l'anthropomorphisme et au symbolisme, p. 6l.
L'anthropomorphisme et ses sources, p. 63. Ce
qu'est le symbolisme, p. 68; le symbolisme théo
logique et ses sources, p. 69. La connaissance par
analogie, p. 73. Position du problème, p. 76. . 61-78

CHAPITRE II

CONNAISSANCE DE LA NATURE DE DIEU

I. — VUES ANTHROPOMORPHIQUES SUR LA NATURE DE DIEU.


Origine juive du problème des Noms Divins.
Points de repère historiques : juifs, arabes et
chrétiens 79-84
II. — L'ANALOGIE ET LE « THÉANTHROPOMORPHISME ».
1° Aboutissement des preuves de Dieu, pp. 85-98.
La méthode d'analogie se rapporte au « quo-
modo sit », et non à l' « an sit », p. 85. Fondement
éloigné de l'analogie théologique : les lois de l'être,
p. 87. Fondement prochain : l'aboutissement des
« quinque viae », p. 89. Nécessité de quitter l'uni-
vocité : le terme de chaque « voie » ne peut lui être
homogène, p. 91. Dieu n'est pas dans un genre,
p. 94. L'analogie n'est pas un procédé arbitraire,
p. 96.
2° L'analogie métaphorique et l'anthropomor
phisme vulgaire, pp. 98-108.
Inquiétude de la foi, p. 98. Réponse de l'ana
logie, p. 99. Grandeur de la métaphore, p. to1;
ses conditions, p. 106; déficiences de l'analogie
métaphorique, p. 106.
3° La voie négative et l'anthropomorphisme
métaphysique, pp. 108-124.
Les attaches de la « via remotionis » avec la preu
ve de Dieu, p. 108; primauté universelle de la
négation, p. no. « Res significata, modus signi-
ficandi », p. 117. Corollaires, p. 122 84-125
TABLE DES MATIÈRES 473

III. — LE SYMBOLISME ET LA NATURE DE DIEU.

Exposé, par manière d'exemple, de la théorie


de Maïmonide 125-131

IV. — L'ANALOGIE ET LE SYMBOLISME THEOLOGIQUE.


1° Via causalitatis, pp. 131-147.
Analogie d'attribution : la cause de la sagesse
doit être formellement sage, p. 131. Existence des
attributs essentiels, p. 134. Formule théologique de
l'analogie de proportionnalité, p. 136. Il n'y a pas
deux inconnues dans la proportion, p. 136. Objec
tions du P. Descoqs, p. 142; la proportionnalité est-
elle fictive ? p. 143; est-elle première ? p. 145.
2° Via eminentiae, pp. 147-175.
Point de départ commun dans la discussion
avec le symbolisme, p. 147. Contre Rabbi Moyses,
p. 149. Les noms divins ne sont pas synonymes,
p. 151. Notion de l'éminence métaphysique, p. 153.
Suréminence et divine simplicité des attributs,
p. 154. Pseudo-antinomies symbolistes, p. 164.
Le symbolisme est une échappatoire, p. 166. Le
thomisme n'est point anthropomorphique, p. 168.
S. Thomas fut-il agnostique ? p. 170.
3° Ineffabilité et transcendance, pp. 175-193.
Ineffabilité absolue, p. 175. Pseudo-transcen
dance symboliste, p. 177. L'agnosticisme des
mystiques, p. 184. Conclusion du chapitre : la
connaissance analogique, p. 187 131-193

CHAPITRE III
CONNAISSANCE DES MYSTÈRES

I. — ANTHROPOMORPHITES ET SYMBOLISTES.
Le parlement théologique; dénombrement som
maire des principales erreurs :équivocité, univocité;
leurs retentissements sur la théorie de la foi et de la
grâce, p. 194. Les pseudo-démonstrateurs de
mystères : Richard de Saint-Victor, p. 205. Anthro
pomorphisme de la religion moderniste, p. 214.
474 TABLE DES MATIÈRES
Pourquoi la Trinité est-elle indémontrable : « intel-
lectus non univoce invenitur in Deo et in nobis »,
p. 222 194-233
II. — RAISON ET FOI.
Difficultés contre la théorie thomiste. Attaques
de Laberthonnière. S. Thomas n'est ni agnostique
ni extrinséciste. Rôles comparés de l'analogie en
théodicée et en théologie. Sens spéculatif du dogme
Applications et exemples 233-250

III. — NATURE ET SURNATUREL.


Immanentisme et extrinsécisme. Comment l'ana
logie domine cette antinomie et rend possible
une conception harmonieuse des rapports entre les
deux ordres 250-255

DEUXIÈME PARTIE
Quelques applications théologiques de l'Analogie.

CHAPITRE I
LA TRINITÉ

I. — LA GÉNÉRATION DU VERBE.
1° La procession, pp. 258-267.
Rôle de l'analogie. A la recherche d'une notion
analogique de « procession », p. 258. Le principe
de fond : « Ea quae de Deo dicuntur, sunt intelli-
genda secundum similitudinem supremarum crea-
turarum », p. 262. Contre Durand de S. Pourçain,
p. 263.
2° Le Verbe, pp. 267-280.
La « loi des intellections » est-elle d'élaborer un
verbe ? Verbe essentiel, Verbe personnel. Sept
caractéristiques du verbe humain; ses différences
d'avec le Verbe divin, p. 267.
TABLE DES MATIÈRES 475

3° La génération, pp. 280-295.


Sa notion analogique, p. 280. Pourquoi les Anges
n'engendrent pas, p. 281. L'émanation intellec
tuelle à la recherche de la génération, p. 283. La
génération à la recherche de l'émanation intellec
tuelle, p. 284. Point de soudure. L'analogie insi
nue pourquoi la procession d'amour n'est pas
génération, p. 289. Les chaînes d'analogie, p. 294.
4° Valeur de l'analogie trinitaire, pp. 295-311.
Combien notre tâche est délicate, p. 295. Scepti
cisme du P. Régnon, p. 296. Toutes les théologies
ne sont pas d'égale valeur, p. 297. La théorie tho
miste atteint des vérités absolument certaines.
Distinction entre analogie vulgaire et analogie
métaphysique, p. 299. Le thomisme n'est pas
anthropomorphique; il exprime formellement la
réalité divine, p. 305 258-311

II. — LES RELATIONS SUBSISTANTES.


Passage du Verbe à la Relation, p. 311. « Con-
ceptus in », « conceptus ad ». La relation est dou
blement analogique, p. 314. Ce qu'est une relation
subsistante, p. 316. Dangers de l'univocité : Suarez,
p. 319. L'identification de l'absolu et du relatif est
le cas extrême de la suréminence analogique,
P-32I 3"-323

III. — QUID TRES?


Personnalité psychologique, métaphysique, di
vine, p. 323. Vaine querelle entre psychologues et
théologiens, p. 327. Dilemme de Le Roy : il est
fondé sur l'anthropomorphisme, p. 322. Classi
fication des univocités et des équivoques possibles
en cette matière, p. 335. Personnalité divine en
théodicée et en théologie : incommunicabilité « ad
extra » et « ad intra ». Notion analogique, p. 336.
Objections de Tyrrell, p. 341. Entre personnalité
humaine et divine il n'y a pas équivocité, mais ana
logie, p. 343 323-345
476 TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE II

L'IDÉE DE CRÉATION

I. — L'ANTHROPOMORPHISME.
Ses diverses formes; les Anciens; la querelle
médiévale sur la nouveauté du monde; erreurs sur
la nature, le mode, la moment de la création 346-350

II. — LE SYMBOLISME.

Antinomies kantiennes; Hamilton, Mansel et la


causalité de l'Absolu. . , 35°-353

III. — TRIPLE ANALOGIE : EX PARTE FACTORIS, REI FACTAE ET


FACTIONIS.
1° L'analogie contre l'anthropomorphisme,
PP- 359-369-
a) Le panthéisme : diverses espèces de parti
cipation. Ce qu'est un commencement absolu,
p. 369.
b) La création dans le temps: les « murmurantes »
pèchent contre notre triple analogie; de même les
partisans de l'éternité du monde, p. 364.
2° L'analogie contre le symbolisme.
a) Immutabilité divine et causalité temporelle;
libertas ex parte termini, p. 369.
b) Absolu et relation causale : l'analogie montre
- pourquoi la relation n'est réelle que du côté de la
créature, p. 373. Causes univoques et équivoques.
La Création, exemple typique d'analogie mixte,
P- 376 353-377

CHAPITRE III

L'UNION HYPOSTATIQUE

I. — A LA RECHERCHE D'UN CONCEPT D'UNION HYPOSTATIQUE.


Notre tâche : théologie négative et positive,
p. 378. Les diverses unions possibles; variations
TABLE DES MATIÈRES 477

dans les classements de S. Thomas, p. 381. Élimi


nation à priori de l'union personnelle-essentielle,
p. 383. Élimination exégétique de l'union person
nelle-accidentelle, p. 384. Les analogies-types :
a) l'âme et le corps; portée et valeur de cette analogie,
p. 386; b) l'âme et la grâce; le vêtement et le corps,
P-393-
Synthèse : combinaison des trois analogies, p. 395. 378-397

II. — LES TERMES DE L'UNION : 1° L 'HUMANITÉ DU CHRIST.


Richesse de cette étude, sa valeur pour le sen
timent religieux; l'anthropomorphisme judéo-arabe
est une Incarnation désespérée, p. 397. Quatre
aspects dans l'humanité du Christ : essence, indi
vidualité, existence, accidents; ce qui dans chaque
ligne est univoque, analogue, équivoque, p. 400. 397-404

III. — LES TERMES DE L'UNION : 2° LA PERSONNE DU VERBE.


Incarnation et immutabilité divine : « Descendit
de coelis », p. 404. Comment la personnalité divine
supplée la subsistance et l'existence humaines, p. 410.
Actuation sans « information », p. 413; compa
raison avec la vision béatifique, p. 414. Corollaires,
p. 416. Résumé et conclusion, p. 416 404-418

CHAPITRE IV
TRANSSUBSTANTIATION ET PRÉSENCE RÉELLE

I. — DE LA CONNEXION ENTRE LA TRANSSUBSTANTIATION


ET LA PRESENCE RÉELLE.

« Pelagus tam fluctuantium opinionum et intel-


lectuum, » p. 419. La présence réelle peut-elle
être assurée uniquement par une conversion sub
stantielle? p. 421. Opinions de Cajetan-Soto et
Capréolus-Gonet, p. 422. Discussion, p. 422. . . 419-427

II. — LA CONVERSION PURE.


Conversions « impures » et conversion « pure »,
p. 427; transformation naturelle et transsubstan-
478 TABLE DES MATIÈRES
tiation; leur analogie, p. 429. Analogie entre la
transsubstantiation et la création, p. 436. Trans
substantiation et analogie de l'être, p. 438; le plan
où s'exerce l'action divine, p. 440 427-441

III. — LA PRÉSENCE SACRAMENTELLE.

Les anti-thomistes et leurs fantasmagories;


l'obsession de l'espace, p. 441. « Praesentia per
modum quantitatis, praesentia per modum sub-
stantiae », p. 443. Comparaison des rapports que le
pain et le Corps du Christ ont successivement avec
le même lieu; la relation de contenance, p. 445. I>e
concept analogique de « relation » assure l'unité
proportionnelle de nos quatre chapitres d'appli
cations, p. 448 441-448

TABLE DES CITATIONS 451


TABLE DES AUTEURS CITÉS 465

Imprimé par les Établissement» Casterman, S. A., Tournai (Belgique)


Printed in Belgium
LIBRAIRIE J. VRIN, 6. PLACE DE LA SORBONNE. PARIS

Sommaire des MELANGES MANDONNET, Tome I :


Dédicace au T. R. P. Mandonnet.
Bibliographie du T. R. P. Mandonnet.
Cl. Suermondt, O. P.: Le texte léonin de la Prima Pars de S. Thomas.
Sa révision future et la critique de Baeumker
P. Glorieux: Le « Contra impugnantes » de S. Thomas. Ses sources.
Son plan.
A. Mansiun : Le commentaire de S. Thomas sur le « De sensu et sensato »
d'Aristote. Utilisation d'Alexandre d'Aphrodise.
J. Destrez : La lettre de S. Thomas d'Aquin dite lettre au lecteur de
Venise, d'après la tradition manuscrite.
M.-D. Chenu, O. P.: Les réponses de S. Thomas et de Kilwardby à la
consultation de Jean de Verceil (1271).
M. -M. Gorce, O. P. : La lutte « Contra Gentiles » à Paris au XIIIe siècle.
C. Splcq, O. P. : L'aumône : Obligation de justice ou de charité ?
S. Thomas, Sum. Th., 2» 2", Q. 32, A. 5.
Th. Deman, O. P. : Le péché de sensualité.
J. Wébert, O.P. : « Reflexio ». Étude sur les opérations réflexives dans
la psychologie de S Thomas d'Aquin.
P. Synave.O. P. : La révélation des vérités divines naturelles d'après
S. Thomas d'Aquin.
Et. Gilson : Réflexions sur la controverse S. Thomas — S. Augustin.
É. Hocedez, S. J. : Gilles de Rome et S. Thomas.
R.-M. Martin, O. P. : Les Questions sur le péché originel dans la
« lectura Thomasina » de Guillaume Godin, O P.
M. Jugie : Georges Scholarios et S. Thomas d'Aquin.
B. F. M. Xiberta, O. C. : Le Thomisme de l'École Carmélitaine.
A. Ferez Goyena, S. J. : Teologos no espagnoles formados en Espana
profesores de la Minerva.
M. van den Oudenrijn, O.P.: Une ancienne version arménienne de la
Somme de S. Thomas.
i vol. gr. in-8° de 511 pages 75 h.

BEVUE DES SCIENCES


PHILOSOPHIQUES ET THÉOLOGIQUES
TRIMESTRIELLE
Publiée sous la direction d'un groupe de Dominicains français, pro
fesseurs au Collège théologique du Saulchoir, Kain (Belgique).
Prix de l'Abonnement : France et Belgique 50 fr..
Autres pays 65 fr.
Administration : Librairie J. VRIN, 6, Place de la Sorbonne, Paris (Ve).
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Sommaire des MELANGES MANDONNET» Tome II :

Dédicace au T. R. P. Mandonnet.
Ch. H. Beeson : Insular Influence in thé Quaestiones and Locutiones
of Augustine.
V. Grutnel : Le surnaturel dans l'humanité du Christ viateur d'après
Léonce de Byzance.
G. Théry, O. P.: L'entrée du Pseudo-Denys en Occident.
M. L. W. Laistner : Rivipullensis 74 and thé Scholica of Martin of Laon.
P. Fournier : Essai de restitution d'un manuscrit pénitentiel détruit.
M.-D. Roland -Gosselln, O. P. : Sur les relations de l'âme et du corps
d'après Avicenne.
M . A s in Palacios : Un aspecto inexplorado de los origenes de la Teologia
escolastica.
A. -M. Jacquin, O. P. : Les « rationes necessariae » de saint Anselme.
J. de Ghelïlnck, S. J. : Un chapitre dans l'histoire de la définition
des Sacrements au XIIe siècle.
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