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Revue économique

L'emprunt de la théorie économique à la tradition sociologique.


Le cas du don contre-don
Monsieur Yves Zenou, Monsieur Philippe Batifoulier, Monsieur Laurent Cordonnier

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Zenou Yves, Batifoulier Philippe, Cordonnier Laurent. L'emprunt de la théorie économique à la tradition sociologique. Le
cas du don contre-don. In: Revue économique, volume 43, n°5, 1992. pp. 917-946;

doi : https://doi.org/10.3406/reco.1992.409404

https://www.persee.fr/doc/reco_0035-2764_1992_num_43_5_409404

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Abstract
Use of economc theory in the sociological tradition : the case of gift exchange

By tradition, the study of gift exchange belongs to the field of sociology. Some recent works have
tried to make the connexion between economy and sociology by transposing the archaic exchange
pattern (gift exchange) into our modem economic societies. The purpose of these attempts is to
give some insights inlo some particular relationships, like for example, the work relationship. It
appears that these insights are very limited and deceptive because of some strong hypothesis
such as the perfect rationality of the agents. Nevertheless, their merits are to provide an
hypothesis for the appearance of an non-intentional cooperation within an entirely non-cooperative
system. Moreover, it seems that the introduction of non-utilitarist motivations in the theory of
decision could help to understand the gift exchange relationship, which is a sort of compromise
between moral action and interested action.

Résumé
L'emprunt de la théorie économique à la tradition sociologique. Le cas du don contre-don

Le don contre-don est un objet d'étude qui appartient par tradition à la sociologie. Des travaux
récents tentent de transposer les schémas de la réciprocité archaïque aux échanges qui ont cours
dans la sphère économique des sociétés modernes. Le but de ces tentatives est de rendre
compte de la forme atypique de certains échanges économiques, comme par exemple la relation
de travail. Mais, à défaut de préciser davantage les hypothèses sur les comporte-ments des
acteurs, ou en faisant reposer exclusivement le don contre-don sur la rationalité instrumentale,
l'économie laisse évanouir ce nouvel objet. Le contraire exigerait, au minimum, la réintroduction
de motivations non utilitaristes dans la théorie de la décision. Le don contre-don se situe en effet
dans une sorte de compromis entre l'action morale et l'action intéressée.
L'emprunt de la théorie économique

à la tradition sociologique

Le cas du don contre-don

Philippe Batifoulier
Laurent Cordonnier
Yves Zenou*

Le don contre-don est un objet d'étude qui appartient par tradition à la


sociologie. Des travaux récents tentent de transposer les schémas de la
réciprocité archaïque aux échanges qui ont cours dans la sphère économique des
sociétés modernes. Le but de ces tentatives est de rendre compte de la forme
atypique de certains échanges économiques, comme par exemple la relation de
travail. Mais, à défaut de préciser davantage les hypothèses sur les
comportements des acteurs, ou en faisant reposer exclusivement le don contre-don sur la
rationalité instrumentale, l'économie laisse évanouir ce nouvel objet. Le contraire
exigerait, au minimum, la réintroduction de motivations non utilitaristes dans la
théorie de la décision. Le don contre-don se situe en effet dans une sorte de
compromis entre l'action morale et l'action intéressée.

INTRODUCTION

Durant la dernière décennie, la littérature économique s'est enrichie d'une


série de travaux sensiblement convergents sur le thème du don contre-don. Le
point commun de ces travaux est de rechercher dans la tradition sociologique de
quoi alimenter un renouvellement de la théorie de l'échange marchand. Les
auteurs de ce courant informel se classent volontiers parmi les « hétérodoxes ».
À juste titre d'ailleurs, pour au moins une raison : vue de loin, leur démarche
représente bien une tentative pour contourner complètement la problématique
standard (de type Arrow-Debreu) sur la question de la coordination des actions
interindividuelles par le marché.

* Nous tenons à remercier Olivier Favereau, Roger Frydman et Favrice Tricou,


ainsi que deux referee anonymes, pour les remarques et les critiques qu'ils ont
adressées à une première version de ce texte.

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Revue économique — N° 5, septembre 1992, p. 917-946.
Revue économique

Au nom d'un certain réalisme1, des auteurs comme Akerlof ou Leibenstein


introduisent des hypothèses alternatives sur les comportements individuels,
lesquelles ont comme conséquence de placer l'échange marchand sous l'exigence
d'une certaine réciprocité. De son côté, Camerer cherche à montrer que les
pratiques de réciprocité sont tout à fait efficientes pour assurer la coordination
et l'optimalité des décisions privées.
À côté du marché, de l'État et des équilibres de jeu, viendrait s'ajouter la
réciprocité comme mode d'allocation des ressources rares et comme principe
d'émergence de la coopération entre des individus, sinon égoïstes, du moins ne
prenant en compte que les conséquences privées de leurs actions. Vu sous cet
angle, la réciprocité est bien une question économique, et non des moindres.
L'objet de cet article est de confronter la version économique du don contre-
don à celle plus ou moins établie qu'en fournit la tradition sociologique.
L'emprunt à cette dernière discipline est en effet clairement revendiqué, par les
auteurs étudiés ici, pour justifier leurs hypothèses sur les comportements et
interpréter la nature de l'échange en question.
Il ressort de cette confrontation, comme on va le voir, que cet emprunt à la
tradition sociologique est assez limité, et que l'intérêt de ces travaux est peut-
être ailleurs. En particulier, ils suggèrent que la réciprocité introduit des
éléments de coopération involontaire, non concertée dans un système
d'interaction qui reste fondamentalement structuré par la compétition.
Mais l'inconvénient de ces travaux est de ne pas signaler clairement la
différence (s'il y a lieu de la faire) entre un don contre-don et un échange
marchand standard. Finalement, faute de véritablement clarifier leurs hypothèses
sur la rationalité des acteurs (Akerlof et Leibenstein), ou en transposant le
principe d'économicité à l'analyse du don contre-don (Camerer), ces auteurs
perdent la part de gratuité ou d'obligation qu'ils sous-entendent pourtant en
invoquant le schéma de l'échange archaïque.
Cependant, comme nous essaierons de le montrer, la convention d'effort,
telle que l'entend Leibenstein, laisse la porte ouverte à une explication non
strictement instrumentaliste de la réciprocité. Ici, l'enjeu est de produire une
théorie de la décision faisant sa part aux motivations mixtes des individus.
La première partie de l'article présente la version sociologique du don
contre-don, ce qui le distingue de l'échange marchand, et tente un bref exposé
des théories anthropologiques de la réciprocité archaïque. La seconde partie
présente la version économique du don contre-don telle qu'elle apparaît dans les
travaux d' Akerlof et de Camerer, ou telle qu'on peut l'interpréter dans les
travaux de Leibenstein. Enfin, la troisième partie expose en quoi l'emprunt des
économistes à la tradition sociologique est limité, et suggère que la rationalité
des comportements de réciprocité relève plutôt d'une théorie de la co-décision
qui reste à faire. La convention d'effort, telle que l'entrevoit Leibenstein, fournit
le point de départ de cette réflexion.

1. Comme en témoigne l'expression des « faits stylisés » qui est mobilisée


pour soutenir l' à-propos de ces recherches.

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Philippe Batifoulier, Laurent Cordonnier, Yves Zenou

LE DON CONTRE-DON DANS LA TRADITION SOCIOLOGIQUE

L'utilisation en économie de schémas d'échange se référant au don contre-


don requiert qu'on ait répondu au préalable à deux questions :
— Quelles sont les spécificités du don réciproque par rapport aux autres
types d'échange, et en particulier par rapport à l'échange marchand ?
— Comment cette forme de relation sociale s'explique-t-elle ? Peut-on en
fournir une analyse théorique ?
L'objet de cette première partie est de montrer que la tradition sociologique
répond mieux à la première question qu'à la seconde.

Les propriétés caractéristiques du don contre-don

L1« Essai sur le don » de Marcel Mauss a paru en 1924 dans l'Année
sociologique. À l'origine, l'ouvrage se voulait être explicitement une théorie
générale du don, appréhendé sous l'angle de l'obligation1. Aujourd'hui, si cette
théorie est loin de faire l'unanimité2, 1'« Essai sur le don » continue de faire
référence pour la densité d'informations et d'idées décisives qu'il concentre sur le
sujet. Surtout, la présentation des faits et la caractérisation du phénomène
paraissent ne pas pouvoir être remises en cause. C'est cette présentation que
nous suivons pour exposer les trois premières propriétés caractéristiques du don
contre-don : un échange collectif, largement non utilitaire, enserré dans un
système de règles de droit contraignant. À ces trois propriétés empiriques, nous
en ajoutons une quatrième, de nature analytique, qui paraît totalement
discriminante par rapport à l'échange marchand : la réversibilité.

Un échange collectif

Le don contre-don met en présence, comme l'échange marchand, deux


parties distinctes et deux « objets » qui circulent en sens inverse. Mais c'est à
peu près tout ce que ces deux types d'échange ont en commun. Ni les parties
qui échangent, ni les objets échangés, ni le contrat d'échange ne se ressemblent.
S 'agissant des parties en présence, « ce ne sont pas des individus, ce sont
des collectivités qui s'obligent mutuellement, échangent et contractent...3 ».
Lors même qu'on observe des individus opérer, ils ne le font pas en tant que
personnes privées, mais au nom de personnes morales représentant le plus
souvent la famille, le clan ou la tribu. Ce qui est à l'opposé du marché
« foule » moderne.

1. Mauss [1985], p. 148 et 160.


2. La théorie du « hau » est présentée et discutée plus bas.
3. Mauss [1985], p. 150.

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Ces collectivités ne peuvent être réduites à des coalitions d'intérêts. Elles


ne sont pas structurées par l'intérêt commun, mais par des relations de parenté1.
Le cas exemplaire est celui des sociétés totémiques australiennes, où
l'opposition des deux fratries segmentant la tribu recouvre une véritable
bipartition de l'univers entre les parties, et nécessite une collaboration permanente
sous forme de dons réciproques. L'ensemble des prestations et
contre-prestations comprend à peu près tout ce que les fratries peuvent ou doivent échanger.
Cela va, note Mauss, des rites aux rangs militaires et sacerdotaux, en passant
par les mariages, la succession, les liens de droit et d'intérêt.

Un système d'échange largement non utilitaire

On le voit, les biens échangés ne concernent pas seulement, loin s'en faut,
les biens que l'on peut juger utiles à la vie, voire au confort quotidien. Et
même lorsqu'il s'agit de femmes ou de prestations alimentaires, « objets » que
l'on pourrait qualifier d'utiles, on peut s'interroger sur l'utilité de les échanger2,
puisqu'il s'agit d'« objets » que chacun a plus ou moins à portée de la main.
Par ailleurs, la complexité des systèmes d'échange échafaudés sur le principe
de réciprocité exclut qu'on puisse ramener leur raison d'être à une intention
consciente, fût-elle utilitaire. La plupart du temps, le vocabulaire des échanges
est incapable de fournir une représentation ou une justification du système
considéré3.
Concrètement, tout laisse à penser que la manière d'échanger compte au
moins autant que ce que l'on échange : « Comme si de tout temps, pour
l'humanité, l'essentiel avait été d'y mettre les formes », note Alain Caillé
([1988], p. 72).
Dans le circuit kula4, dont Bronislaw Malinowski ([1963], p. 144)
rapportait en 1922 l'extraordinaire complexité, les deux sortes de biens qui
circulent en sens inverse, d'île en île, à travers l'archipel Trobriand, sont
totalement dénués d'utilité économique. Les brassards de coquillages et les colliers de
spondyle qui se croisent font l'objet d'échanges cérémoniels compliqués qui
attestent de la noblesse de ce commerce, de son caractère profondément anti-

1. Ces collectivités forment ce que Ferdinand Tönnies a conceptualisé sous le


terme de « communauté » (Gemeinschaft). « On se trouve en communauté avec
les siens depuis la naissance, lié à eux dans le bien comme dans le mal. » Aussi,
rien ne s'oppose plus à la communauté qu'« une pure juxtaposition d'individus
indépendants les uns des autres » (Tönnies [1977], p. 47 et 48).
2. L'« échange » des femmes n'est pas un troc ; c'est l'ensemble des règles
d'alliance et de succession qui codifie l'échange des femmes entre les groupes de
parenté.
3. Barraud, De Coppet, Iteanou, Jamous ([1985], p. 30).
4. La (ou le) kula est un vaste système d'échanges cérémoniels qui traverse
tout l'archipel des Trobriand en Mélanésie. La concaténation des échanges trace
deux circuits écoulant en sens inverse des colliers et des brassards sur des
distances de plusieurs centaines de kilomètres.

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Philippe Batifoulier, Laurent Cordonnier, Yves Zenou

économique. Les échanges marchands auxquels on procède éventuellement en


marge de ces cérémonies sont, quant à eux, jugés « gimwali », c'est-à-dire :
indignes, ignobles. Ce qui marque une distinction consciente entre échange
marchand et don contre-don.
L'utilité pratique des biens n'est vraisemblablement pas le mobile premier
de l'échange. Le pôle acquisitif de l'échange est largement dévalorisé par rapport
au pôle dépensier. L'intérêt, s'il se manifeste, est d'abord du côté de la chose
donnée. « Quand on donne, résume Emile Benveniste ([1948-1949], p. 15), il
faut donner ce qu'on a de plus précieux. » Le luxe, comme l'a suffisamment
répété George Bataille [1967], est toujours du côté de la dépense. Ce n'est
qu'avec la société de consommation que la dépense ostentatoire se renverse en
accumulation de biens à fin de démonstration1.
Dans les sociétés dites « primitives », l'aspect économique de ces pratiques,
autrement qu'encastré dans le social2, se confond ou se dissout dans les
dimensions religieuse, symbolique et politique des sociétés segmentaires. C'est
pourquoi Marcel Mauss ([1985], p. 147) a proposé le concept de « phénomènes
sociaux totaux » pour saisir le système des prestations réciproques. Dans ce
cadre, il ne saurait exister une nomenclature de biens indépendante des
circonstances de l'échange, des systèmes d'alliances et des parties contractantes.
Ce qui laisse peu de place à l'appréciation personnelle de la valeur des choses.
La chose donnée porte la trace du donateur, de son site d'origine et possède une
histoire propre qui tend à lui donner une âme (Mauss [1985], p. 147).

Un échange enserré dans des règles de droit

Le système des dons réciproques n'est pas le fait d'une générosité bon enfant
et spontanée qui aurait prévalu en des temps d'insouciance fort reculés, quand
l'absence de règles de droits contraignantes laissait s'épanouir un instinct
fraternel originel.
Trois règles de droit essentielles structurent le système de réciprocité
primitif : l'obligation de donner, l'obligation de recevoir et l'obligation de
rendre. Le caractère obligatoire des cadeaux échangés peut paraître contradictoire
avec l'éthique supposée du don, laquelle sous-entend prodigalité, libéralité et
générosité. Mais, en vérité, il y a le fond et la forme. La forme est le plus
souvent celle du présent offert généreusement, soit avec une modestie feinte,
soit avec ostentation, comme dans le cas du potlatch3. Le fond est que cette

1. Sur ce point, voir Veblen [1978].


2. C'est Karl Polanyi qui a utilisé le terme « encastré » (embedded) pour
signifier que, dans les communautés primitives, « les faits économiques étaient à
l'origine encastrés dans des situations qui n'étaient pas par nature économiques,
ni les fins ni les moyens n'étant fondamentalement matériels » (Polanyi [1965],
p. 242).
3. Le terme de potlatch, d'origine chinook, désigne par extension les
échanges cérémoniels avec destruction ostentatoire de richesses, où les parties en
présence rivalisent de générosité.

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générosité revêt un très fort caractère d'obligation. Donner confère prestige,


honneur et gloire (parfois autorité) ; refuser de donner n'est pas seulement
mesquin, c'est misérable et cela vaut d'être mis au ban de la communauté (Hyde
[1979], chap. 5).
Autrement dit, les trois obligations se nourrissent de gratifications et de
sanctions collectives (le système du don exige une large publicité) qui font que
des actes purement volontaires sont cependant conformes aux normes sociales.
D'où une certaine ambiguïté dans le discours de Mauss : «... les échanges et
les contrats se font sous la forme de cadeaux, en théorie volontaire, en réalité
obligatoirement faits et rendus » (Mauss [1985], p. 147).
Cela dit, l'obligation de donner, rendre et recevoir, n'est pas le seul trait
contraignant de cette institution. Le déroulement du don contre-don n'est pas
non plus laissé à la fantaisie des individus, lesquels n'ont bien souvent ni le
choix de ce qu'ils donnent ou reçoivent, ni le choix du partenaire, ni la liberté
de fixer les quantités en jeu. La raison principale en est que les normes
d'échange sont prescrites par les rapports de parenté, les codes politiques ou
religieux voire, pour les rapports intertribaux, par les impératifs diplomatiques.
Toutes choses qui tranchent singulièrement avec la liberté requise dans le cadre
du contrat marchand.

Un échange réversible

Les trois propriétés caractéristiques du don contre-don qui précèdent


suffiraient à distinguer de manière décisive ce type d'échange du rapport
marchand. Cependant, l'expérience prouve qu'un discours théorique peut
toujours, en sauvant les apparences, travestir un don réciproque en échange
marchand. À cet égard, l'introduction du critère de réversibilité pourrait servir de
critère totalement discriminant. Ce critère est basé sur les deux remarques
(complémentaires) suivantes :
— un échange marchand est téléologiquement orienté ; la répartition des
biens qui s'établit après l'échange est jugée meilleure qu'avant ; on a obtenu le
plus, sinon par le moins, tout du moins avec la même chose : c'est le principe
d'économicité. L'échange marchand est pare to-improving, ce qui se traduit par
le fait que les individus qui contractent n'ont plus l'intention de revenir en
arrière, aux dotations précédentes, ce qui constituerait une régression dans
l'ordre de leurs préférences. Sauf modification des préférences, l'échange
marchand est irréversible ;
— a contrario, le don réciproque est, en droit sinon en fait, toujours
réversible. Le principe de réciprocité signifie justement qu'il faut rendre la
pareille un jour ou l'autre. Autrement dit, si l'on observe un cycle de
réciprocité suffisamment long et intense pour éliminer les aléas, on doit constater que
les dotations entre les parties (familles, clans, tribus...), au terme du cycle sont
les mêmes qu'au commencement.

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Philippe Batifoulier, Laurent Cordonnier, Yves Zenou

Concrètement, cela veut dire qu'un individu ou un groupe peut se voir offrir
quelque chose qu'il a lui-même donné auparavant. Et c'est ce qui ne manque pas
d'arriver. C'est évident dans le cas de l'échange des femmes entre clans (règles
du mariage) ou dans les invitations croisées à partager les fêtes ou les repas.
C'est encore plus frappant dans l'exemple déjà évoqué de la kula mélanésienne
où ne circulent que deux sortes d'objets. Ainsi, un individu particulier n'arrête
pas de donner et de recevoir toujours la même sorte de colliers ou de bracelets.
Qui plus est, il est même fortement recommandé de les faire circuler le plus
rapidement possible sous peine de passer pour un ladre (Malinowski [1963],
p. 154). Dans ce contexte, la réallocation des ressources qui s'opère ne peut pas
être gouvernée par une rationalité optimisatrice classique.
Il est même fréquent que ce soit la circulation elle-même qui ajoute à la
valeur des biens (Mauss [1967], p. 129). Chez les Kwakiutl d'Amérique, la
valeur des plaques de cuivre qui s'échangent dans les potlatch augmente en
fonction du nombre de potlach où elles ont figuré. Même chose pour les biens
qui circulent dans la kula. Ce trait est resté longtemps très saillant, dans les
phénomènes monétaires en particulier, où la confiance qu'on place dans une
pièce ou un billet a pu dépendre de son aspect sale ou usagé, preuve que l'objet
avait déjà bien circulé1.
Plus proche de nous, l'échange des cadeaux entre parents ou amis, à
l'occasion des fêtes de fin d'année, illustre encore assez bien le fait que la
logique du don réciproque n'est pas explicable par un souci d'ordre économique.
L'INSEE a pu calculer qu'outre les présents faits en nature, les ménages se font
des cadeaux en argent liquide pour un montant moyen de 356 F (Herpin et
Verger [1985], p. 33-47). Il est clair que, globalement pris, l'ensemble des
transferts ainsi réalisés représente un jeu à somme nulle. Le propre du don
rituel, comme le signale encore Guy Nicolas ([1991], p. 17), est justement
d'annuler l'intérêt utilitaire : « Son principe de base est la réversibilité de
l'offrande offerte2. »
II faut donc chercher ailleurs que dans le principe d'économicité ce qui
constitue le moteur de l'échange des cadeaux. On en vient alors naturellement à
se poser un ensemble de questions fondamentales : pourquoi l'on donne, d'où
vient l'obligation de réciprocité. . . ? Ce qui revient pour l'instant à se demander
s'il existe une théorie du don contre-don.

Les explications du don contre-don dans la tradition sociologique

Si les anthropologues s'accordent globalement sur les caractéristiques du


don réciproque, sur ce qui fait sa spécificité et qui le distingue de l'échange
marchand, ils n'en demeurent pas moins profondément divisés, à ce jour, sur
les explications qu'on peut en donner. Qui plus est, il peut arriver qu'un même

1. Voir Simmel [1987], p. 196 et 197.


2. Il suffit de se reporter au texte de Nicolas pour se convaincre de
l'omniprésence du rituel du don dans nos sociétés de marché.

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auteur fournisse plusieurs types d'explications pour le même phénomène. Il


serait vain, dans ces conditions, d'essayer d'isoler une théorie qui rende compte
à elle seule de la complexité et de la diversité des faits envisagés à travers le
concept de réciprocité. Par ailleurs, les explications avancées font plus souvent
appel à des faisceaux d'hypothèses ou de preuves, invoquées comme
justification, plutôt qu'à une démarche hypothético-déductive ayant valeur de
théorie. Cela constitue, pour l'instant, un sérieux handicap à l'introduction de
schémas de réciprocité en économie.
Cela étant, on peut distinguer quatre grands types d'explications : la théorie
du « hau », l'analyse structurale, la théorie de la lutte contre la rareté et la
théorie de la pacification. Étant entendu que ce découpage pratique traverse les
courants de pensée et parfois même les auteurs.

La théorie du « hau »

C'est Marcel Mauss qui a avancé l'idée que « la clef du problème » pouvait
se trouver dans le « hau » maori1, que l'auteur traduit par : « l'esprit de la chose
donnée ». Dans un texte rapporté par Best, et jugé capital par Mauss, un
informateur maori — Tamati Ranaipiri — évoque la présence d'une force
efficace au sein des choses données qui fait qu'elles sont inévitablement vouées
à retourner à leur donateur, sous peine de mort pour le donataire2. Par le hau, la
chose donnée a prise sur le donataire ; elle constitue une partie que l'on dirait
aujourd'hui inaliénable du donateur. Le reproche qu'on a pu faire à Mauss est de
s'en tenir à cette rationalisation indigène :
« On comprend clairement et logiquement, conclut Mauss, dans ce système
d'idées, qu'il faille rendre à autrui ce qui est en réalité parcelle de sa nature et
substance » (Mauss [1985], p. 161).

Claude Lévi-Strauss se demande même à ce propos si l'on n'est pas ici


« devant un de ces cas (qui ne sont pas si rares) où l'ethnologue se laisse
mystifier par l'indigène » (Lévi-Strauss [1985], p. 38). Quoi qu'il en soit, la
théorie du « hau » est encore discréditée sur un autre plan.
Marshall Sahlins a présenté deux mises en défaut majeures de l'explication
de Mauss. La première consiste à dire qu'elle est incomplète : si le « hau » peut
justifier l'obligation de rendre, il manque toujours deux piliers à la théorie du
don, l'obligation de donner et l'obligation de recevoir (Sahlins [1976],
p. 201). La seconde objection est, quant à elle, rédhibitoire : Mauss se serait
trompé dans la traduction du « hau ». Cette expression ne signifie pas, dans

1. Le « hau » est une expression maori (Nouvelle-Zélande) dont la traduction


pose problème (voir plus bas). Marcel Mauss prétend que les Maori désignent par
« hau » quelque chose comme une force agissante à l'intérieur des choses,
travaillant à faire retourner son esprit à son lieu d'origine (d'où l'obligation de
rendre).
2. Pour plus de précision, se rapporter au texte de Mauss [1985], p. 158 et
159.

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l'interprétation qu'en donne M. Sahlins, « l'esprit de la forêt, ou l'esprit de la


chose donnée », mais plus prosaïquement le bénéfice, la crue, l'augmentation
de valeur dont le donataire aurait pu profiter durant le délai de réciprocité1.

L'approche structuraliste de la réciprocité

On sait comment Claude Lévi-Strauss, le promoteur du structuralisme en


anthropologie, a rendu hommage à Marcel Mauss pour sa perspicacité, laquelle
ne l'a pourtant pas conduit à tirer tous les enseignements que sa découverte
portait en germe. Si Mauss a bien su dégager la généralité de l'échange, dit en
substance Lévi-Strauss, sa réalité structurale reste inexplorée. Mauss continue
de voir trois temps distincts dans l'échange (le don, la réception, le contre-don)
là où il aurait fallu voir l'unité structurale de l'échange. Selon Claude Lévi-
Strauss, en effet :
« Le seul moyen d'échapper au dilemme eût été de s'apercevoir que c'est
l'échange qui constitue le phénomène primitif, et non les opérations discrètes en
lesquelles la vie sociale le décompose » ([1985], p. 38).

Autrement dit, les apparences sont trompeuses : ce n'est pas parce que la
réalité observable distingue trois opérations (donner, recevoir et rendre) qu'il
faut s'y attarder, et produire ensuite une théorie de leur articulation (via le
« hau »). En fait, on n'a pas besoin de la théorie du hau pour opérer une
synthèse entre les différents termes de l'échange, puisque l'échange est une
donnée première, irréductible. L'inconvénient d'une telle position est qu'elle ne
fait que déplacer le problème. Deux questions viennent immédiatement à
l'esprit :
— Quelle est l'origine de cette structure ? Ou encore : pourquoi faut-il qu'il
y ait échange plutôt que rien du tout ?
— Comment explique-t-on, dans ce cadre, les différentes formes de
réciprocité (dualiste, triangulaire, circulaire de type kula, etc.) ?
Si l'on se réfère aux travaux de Lévi-Strauss, lesquels portent
principalement sur les structures de parenté et l'échange des femmes, on dispose de deux
éléments de réponse (bien qu'en réalité un structuraliste se refuse probablement
à poser les questions dans les termes où nous les avons posées).
S 'agissant du problème de la genèse des structures de parenté, l'explication
fait appel à deux principes : l'interdit de l'inceste et ce qu'on pourrait appeler le
principe de moindre complexité. De la combinaison de ces deux principes, on
déduit l'émergence d'une structure élémentaire de la parenté mettant en relation
« ego », l'oncle utérin (le frère de ma mère), la mère et le père2.
Du point de vue de l'analyse comparative, la forme des structures, ce qui les
distingue et les rapproche à l'origine, est renvoyé in fine aux structures de

1. Le point de vue de M. Sahlins est développé plus haut.


2. L'explication structuraliste de l'avunculat est exposée dans le chapitre II de
Anthropologie structurale (Lévi-Strauss [1958]).

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l'inconscient1. Cela n'empêche pas le sociologue de mettre en évidence des lois


de composition interne des systèmes de parenté qui sont toujours vérifiées.
Cela dit, on voit mal comment ces considérations peuvent déboucher sur
une théorie générale du don. En particulier, qu'est-ce qui correspondrait ici à
l'interdit de l'inceste ? On peut bien proposer que c'est justement l'obligation de
donner, mais alors on se donne comme hypothèse ce que l'on voulait expliquer
à l'origine. Pourquoi l'on donne ? Le structuralisme ne prétend pas apporter une
réponse à cette question.

Le don contre la rareté

II existe, en dehors des tentatives théoriques héroïques, des éléments


d'explication qui, pour n'être pas formalisés, traversent les écoles et les auteurs.
On peut les ranger suivant deux types d'argumentations. Les premières situent
le don comme une institution propre à lutter contre la rareté, les secondes
proposent qu'il s'agit d'une machine à faire la paix ; le don étant la forme
primitive du contrat social.
L'idée que le don est un mode de lutte contre la rareté est clairement présenté
chez Lévi-Strauss. Le don, comme l'interdit de l'inceste, intervient du fait « que
le groupe est confronté par l'insuffisance ou la hasardeuse distribution d'une
valeur dont l'usage présente une importance fondamentale » ([1949], p. 39).
Bien que M. Sahlins ait lui-même défini les sociétés sans État comme des
sociétés d'abondance, il retrace avec force insistance la corrélation entre
l'exigence de réciprocité et l'écart de richesse qui peut s'établir à un moment
donné entre les différents membres de la communauté, cela afin de porter
secours aux plus démunis. « Lorsque le risque de pénurie est aigu, note
Sahlins, — c'est le cas de chasseurs-collecteurs tels les Bochimans — il
importe au plus haut point que la disposition à partager ce dont on a en
abondance, ait force de loi » (Sahlins [1976], p. 369).
En partant d'une conception radicalement différente de la rareté, Paul
Dumouchel présente à son tour la réciprocité comme antidote de la rareté. Mais
il ne s'agit plus d'une rareté absolue, assimilable à la pénurie. La rareté est une
institution moderne ; elle est le produit de « l'abandon généralisé des
obligations de solidarité qui unissaient la communauté. Elle est la transgression
systématique des interdits traditionnels » (Dumouchel et Dupuy [1979],
p. 179). Empruntant à René Girard l'hypothèse du désir mimétique, Dumouchel
fait du sacré et du mécanisme victimaire une machine à enrayer la crise
mimétique. Les règles de réciprocité et de solidarité qui en découlent se

1. « Pour comprendre leur base commune, écrit Claude Lévi-Strauss, il faut


s'adresser à certaines structures fondamentales de l'esprit humain », ([1949], p.
31). Ce qui faisait déjà dire à G. Davy en 1948 : « Si la réciprocité et de même le
caractère synthétique du don n'étaient que structures mentales initiales [...], ne
faudrait-il pas penser que la sociologie n'a plus à en connaître, que l'obligation
ne fait plus problème... » ([1948-1949], p. 354).

926
Philippe Batifoulier, Laurent Cordonnier, Yves Zenou

conçoivent alors comme des remparts dressés devant la déflagration des désirs
imitatifs. Ces derniers sont responsables de la rareté parce qu'ils créent de toute
pièce le conflit acquisitif. (Les choses n'étant pas désirées parce qu'elles sont
rares, mais rares parce qu'elles sont désirées.)
D'une manière générale, des auteurs comme Pierre Clastres ou Marshall
Sahlins ont largement insisté sur l'aspect structurellement anti-pouvoir
politique ou anti-économique des règles de réciprocité. Tout se passe comme si
avec ces règles la société se prémunissait contre un emballement du pouvoir ou
contre la déflagration de l'accumulation des richesses. C'est vrai de l'institution
de la chèferie indienne1 comme de l'obligation de rendre2.

Le don comme contrat social primitif

S'il est une interprétation du système du don contre-don qui fait l'unanimité
chez les sociologues, c'est bien celle qui place le don au rang de pacte social
primitif. Selon deux versions possibles, il s'agit soit de faire la paix avec la
partie adverse, soit d'établir l'entente mutuelle à l'intérieur même du groupe
donateur.
Bronislaw Malinowski, peut-être avant Mauss, avait découvert le rôle
constitutif de la réciprocité au sein des communautés primitives3. Mais c'est
F« Essai sur le don » qui laisse le plus d'indications sur la vocation pacifique
de l'échange primitif. Le don, l'alliance ou la réciprocité sont l'envers de la
guerre:
« Dans toutes les sociétés qui nous ont précédés immédiatement et
encore nous entourent, et même dans de nombreux usages de notre moralité
populaire, il n'y a pas de milieu : se confier entièrement ou se défier entièrement ;
déposer ses armes et renoncer à sa magie, ou donner tout... » (Mauss [1985],
p. 277).

M. Sahlins a opposé Mauss à Hobbes sur ce principe : « L'analogue


primitif du contrat social n'est pas l'État, c'est le don » (Sahlins [1976],
p. 221). C'est, avec quelques nuances, la position qu'il retient. Le don contre-
don n'est pas un moyen mis au service d'une fin qui tombe en dehors de
l'échange lui-même ; ce qui signifie que les mobiles utilitaristes, s'ils existent,
passent largement au second plan :

1. « Ce mode de constitution de la sphère politique peut donc se comprendre


comme un véritable mécanisme de défense des sociétés indiennes. La culture
affirme la prévalence de ce qui la fonde — l'échange — précisément en visant
dans le pouvoir la négation de ce fondement » (Clastres [1974], p. 42).
2. L'interprétation du hau maori par M. Sahlins revient à dire que l'obligation
de rendre, dans ce contexte, équivaut à une interdiction de profiter, d'accumuler
des richesses.
3. « ... et j'ose prédire que tous ceux qui voudront s'en donner la peine
découvriront comme moi que la réciprocité, l'incidence systématique, la publicité
et l'ambition sont les principaux facteurs qui, dans la législation primitive,
impose l'obéissance à ses règles et prescriptions. » (Malinowski [1980], p. 49).

927
Revue économique

« Parfois c'est l'exigence de paix qui prime et ce sont alors très exactement
les mêmes biens, en quantités égales, qui changent de main, opération
symbolique de la renonciation aux intérêts antagonistes. D'un point de vue
strictement formel, la transaction est une perte de temps et d'effort » (Sahlins
[1976], p. 239, notes).

Pour sa part, Claude Lévi-Strauss place le caractère synthétique du don au


nombre des trois structures mentales universelles. Par ce fait : «... le transfert
consenti d'une valeur d'un individu à un autre change ceux-ci en partenaires. . . »
([1949], p. 108).
Il semble donc, sur ce point, que seules changent les façons de dire la même
chose. Le contrat primitif, « ce qui fonde la cohésion et la sécurité, se nourrit
de sacrifice et de renoncement » (Caillois [19688], p. 171).
Cependant, ces différents points de vue insistent sur la pacification qui
s'établit entre les parties contractantes. Il ne peut donc s'agir que d'une
instrumentalisation ex post d'une institution déjà solide : la réciprocité. Celle-
ci suppose, en effet, que ses résultats soient connus pour être ensuite utilisés.
Le second type d'interprétation du don en relation avec la pacification
sociale met, quant à lui, l'accent sur le renoncement. On ne considère plus
l'échange dans son ensemble, mais seulement l'acte d'abandon ou de
transmission de l'objet à titre gratuit. Le fondement de l'obligation de donner
serait alors l'interdiction de posséder, de conserver les biens ; le but étant de ne
susciter ni envie ni jalousie. Dans ce cas, la paix n'intervient pas comme le
résultat d'un contrat entre deux parties distinctes et opposées, mais procède
d'une institution du partage ou du renoncement à l'intérieur même du groupe ou
de la partie considérée (famille ou clan, le plus souvent). Cela dit, les
indications pouvant aboutir à une telle interprétation sont très éparses.
Marcel Mauss précise ainsi dans une note qu'il existe deux mots pour
traduire la « richesse/propriété » chez les Kwakiutl. L'un d'eux est « dadekas »,
dont la racine est « dâ » ; ce qui veut dire : recevoir, prendre, porter en main.
Mais, ajoute Mauss : « Un dérivé de la même racine est encore plus curieux :
dadeka, être jaloux l'un de l'autre ; évidemment le sens originel doit être : la
chose que l'on prend et qui rend jaloux » (Mauss [1985], p. 215, notes). Cela
dit, on ne peut décider si c'est la propriété qui rend jaloux ou si c'est la jalousie
qui justifie la propriété1.
Un texte de Thomas, repris par M. Sahlins, donne une indication à ce sujet.
Il rapporte que les Bochimans du désert du Kalahari font tout leur possible pour
ne pas exciter la jalousie de leur entourage. Par exemple :
« Personne ne tient à garder trop longtemps par-devers soi un couteau de trop
bonne qualité, alors même qu'il le désire passionnément, parce qu'il sait avec
certitude que ce faisant, il devient l'objet de convoitise pour les autres hommes
de sa bande » (Sahlins [1976], p. 269).

1. Comme dans cette autre citation de Mauss ([1985], note p. 215) : « La


propriété essentielle chez les Tlinglit, la plus inviolable est celle qui excite la
jalousie des gens, c'est celle du nom et du blason totémique... ».

925
Philippe Batifoulier, Laurent Cordonnier, Yves Zenou

Si l'on pose, comme René Girard, que le désir est mimétique par nature, et
qu'il représente en conséquence une source de conflit perpétuelle, il y a peut-être
dans ces éléments des justifications pertinentes à l'obligation de donner1. Dans
une perspective girardienne, Mark Anspach ([1984], p. 73) a interprété le don
comme un sacrifice limité, où l'objet donné se substitue au sacrifice d'une
victime émissaire. L'inconvénient de cette présentation est qu'elle remet en
cause la distinction don/sacrifice établie par l'anthropologie, laquelle permet de
concevoir actuellement la différence, à l'origine, entre réciprocité et partage
(Durkheim [1975], p. 119). Il reste que la jalousie, l'envie et autres soupçons
de ce genre à l'intérieur d'un groupe peuvent constituer de puissants mobiles à
des renoncements collectifs ou à des obligations tacites d'entraide.

L'APPROCHE ECONOMIQUE DU DON CONTRE-DON

Comme nous venons de le montrer, l'approche sociologique du don contre-


don insiste fortement sur ce qui distingue ce type d'échange du rapport
marchand. Le système du don réciproque s'oppose au rythme d'allocation des
ressources par le marché. En même temps, une part essentielle de l'exposé a
consisté à relever les traits manifestes du don contre-don qui ne cadrent pas avec
l'hypothèse de la rationalité instrumentale2. De ce fait, l'échange de dons est
présenté dès l'abord comme un objet étranger à la science économique.
Cependant, comme on s'en est aperçu (Hirshleifer [1985]), l'économiste ne
fixe plus de limite, a priori, à sa curiosité. S'agissant de la réciprocité
archaïque, qui est un mode de circulation des biens parmi d'autres, cette
curiosité paraît d'autant plus légitime. À suivre Edmund Phelps d'ailleurs, on
ne voit pas ce qui pourrait, dans le programme de l'économie politique, tenir le
don contre-don en lisière de la discipline :
« L'économie politique est l'étude des structures alternatives de rémunérations
entre lesquelles la société peut — et donc doit — choisir : comment les
mécanismes d'un système donné, existant ou potentiel — les droits légaux,
certains marchés, les impôts et les subventions, les obligations et les devoirs,
etc. — agissent-ils sur la nature des perspectives individuelles ? Et dans quelle
mesure fonctionnent-ils bien ou mal » (Phelps [1990], p. 4).

Le don contre-don entre de plein droit dans ce questionnement. En tant que


système d'allocation des ressources, basé, qui plus est, sur l'échange, il peut
être soumis sans détour à la question de l'efficacité comparée des processus
d'allocation des richesses (marché, État, réciprocité. . .). C'est ce qu'a commencé
à faire Serge-Christophe Kolm [1984].

1. Voir Girard [1972].


2. Nous entendons par rationalité instrumentale la recherche d'un maximum
d'efficacité des moyens en vue de produire une fin donnée (en économie, cette fin
est généralement le bien-être individuel).

929
Revue économique

Mais la question de la réciprocité apparaît également à un autre endroit, plus


stratégique, et plus fondamental peut-être dans le questionnement de l'économie
politique. Pour aller vite, de A. Smith à R. Axelrod [1981], quelle que soit la
méthode, la question reste sensiblement la même : « Comment la coopération
émerge-t-elle entre des individus égoïstes ? » La liste des réponses s'élargit
progressivement : le marché, l'État, l'équilibre de Nash... sont, parmi les
réponses les plus fréquemment envisagées, celles qui paraissent également les
plus productives.
C'est au chapitre de ces grandes réponses que l'hypothèse du don réciproque
doit (ou devrait) s'inscrire dans la théorie économique. Dans cette perspective, il
faut comprendre les tentatives récentes pour introduire des schémas de don
contre-don en économie comme une réponse à la question suivante :
« Comment la réciprocité fait-elle émerger la coopération entre des individus
motivés par leur seul intérêt ? »
Trois tentatives théoriques récentes présentent à ce titre un caractère
exemplaire.
— Les travaux de Leibenstein ([1982, 1987], principalement) sont à
l'origine d'une reformulation profonde de la relation salariale. Bien que l'auteur
ne traite pas explicitement de la réciprocité, son hypothèse de la convention
d'effort laisse peu de doute sur l'interprétation qu'il convient d'en faire : la
relation salariale est en partie un don contre-don.
— Ce qui est implicite chez Leibenstein est explicite chez Akerlof [1982,
1984]. L'offre d'effort contre salaire est un échange partiel de cadeaux. La firme
fixe des conditions salariales « honnêtes » et des règles de travail clémentes, en
contrepartie de quoi les salariés offrent spontanément un niveau d'effort
supérieur aux exigences a priori de la firme. Le don contre-don dénoue ainsi des
situations de blocage potentiel où l'égoïsme des parties prenantes pourrait
conduire à une allocation sous-optimale des ressources.
— Cependant, c'est parfois même l'entrée en relation des agents qui se
trouve compromise dès l'abord par l'égoïsme de chacun. Dans ces situations,
comme le montre Colin Camerer [1988], un échange de cadeaux peut s'avérer
très efficace en ce sens qu'il révèle à chaque partie la volonté de coopérer de son
partenaire.

La coopération et le problème de l'effort

Le cadre analytique au sein duquel travaillent Leibenstein et Akerlof est


celui de la théorie du salaire d'efficience1. Contrairement à la tradition
walrasienne, la théorie du salaire d'efficience part du principe que l'effort des
salariés n'est pas directement observable, même si, à la rigueur, il est en droit
contrôlable. L'entreprise est donc confrontée à un problème d'asymétrie

1. Pour des revues critiques en français de la littérature sur cette question, voir
Lallement et Maillefer [1989], Batifoulier et Zenou [1990] et Zenou [1992].

930
Philippe Batifoulier, Laurent Cordonnier, Yves Zenou

d'information. Elle ne sait pas exactement ce qu'elle achète lorsqu'elle contracte


avec ses employés pour un certain nombre d'heures de travail.
Si l'on veut être juste, comme le suggère Leibenstein, une autre asymétrie
d'information caractérise le contrat salarial : les salariés ne connaissent rien
a priori de la bonne volonté de leur employeur. Ce dernier peut très bien ne pas
tenir ses engagements salariaux une fois le travail effectué. La relation de
travail est en conséquence structurée par un dilemme des prisonniers. Une fois
embauchés, les salariés sont fortement tentés d'en faire le moins possible :
l'effort présente en effet une désutilité évidente. Symétriquement, l'employeur
est susceptible de ne pas fournir les conditions salariales promises.
Partant, si les deux parties se laissent guider par leur intérêt immédiat,
chacune essayant de « tirer la couverture vers soi », il risque d'en résulter une
conjonction défavorable pour tout le monde : flânerie et inconséquence du côté
des employés, mesquinerie et ladrerie du côté de l'employeur. Le contraire serait
certainement souhaitable : un travail rapide et bien fait de la part des employés
permettrait à l'entreprise de prospérer et donnerait à l'employeur la possibilité
de garantir de meilleures conditions salariales. Malheureusement, personne ne
se risquera à soutenir cette solution coopérative, dans la mesure où l'autre partie
aura toujours intérêt à laisser la première « coopérer tout seule ».
Le couple (conditions de travail, effort) peut se schématiser par le jeu à deux
joueurs ci-après :

Firme
Bonnes conditions Mauvaises conditions
de travail de travail
Effort A B
élevé (15,15) (3,20)
Individus
Effort C D
faible (20,3) (5,5)

La situation A représente un optimum collectif : les travailleurs fournissent


un niveau d'effort élevé et l'entreprise fournit de bonnes conditions de travail.
Dans ce cas l'X-inefficience (la différence entre le niveau d'effort optimal et le
niveau d'effort effectif) est pratiquement nulle, et la coopération est totale.
L'alternative extrême est la situation D. Aucune des deux parties ne veut
collaborer : les employés paressent et les conditions de travail sont mauvaises.
Enfin, le jeu décrit deux autres interactions posibles a priori : soit la firme
adopte une stratégie pacifique cependant que les salariés agissent toujours
négativement (C), soit c'est l'inverse qui se produit (D).
Compte tenu de la structure des gains attachée à cet ensemble d'interactions
possibles, l'hypothèse économique selon laquelle chacun cherche, en toutes
circonstances, à maximiser son bien-être, laisse aisément prévoir le résultat.
Quoi que fasse l'autre, chacun a toujours intérêt à ne pas coopérer. Il n'y a donc
qu'un équilibre de Nash possible pour ce jeu, et c'est la situation D. En théorie

931
Revue économique

c'est donc la solution « individualiste » qui s'impose. Or celle-ci est quelque


peu contraire au sens commun : de toute évidence, les joueurs auraient intérêt à
coopérer (A). Ils s'en porteraient mieux tous les deux.
C'est cette prédiction contre-intuitive de la théorie économique qui a stimulé
nombre de recherches sur le dilemme des prisonniers répété. Le but de ces
recherches est de montrer que la répétition du jeu modifie fondamentalement sa
structure. Ainsi, un dilemme des prisonniers répété n'est plus un dilemme des
prisonniers, h&folk theorem1 a déjà étendu cette intuition à d'autres jeux : dans
beaucoup de cas, le temps, la durée, permettent à la coopération d'émerger. On
ne se comporte pas de la même façon selon qu'il s'agit d'une relation prolongée
ou, au contraire, d'un contact éclair. La répétition du jeu permet aux joueurs
d'élaborer des stratégies qui tiennent compte de ce que les autres ont joué aux
coups précédents.
Dans un dilemme des prisonniers répété à l'infini, par exemple, pourvu que
le taux d'actualisation des gains soit suffisament élevé, les joueurs ne disposent
plus de stratégie dominante. La coopération à long terme devient alors un
équilibre de Nash possible parmi d'autres (Axelrod [1981]). L'inconvénient est
que la défection à tous les coups reste également un équilibre de Nash possible.
Dans ces conditions, qu'est-ce qui va faire qu'un équilibre plutôt qu'un autre sera
sélectionné ? La réponse à cette question rabat en fait le dilemme des
prisonniers répété sur un jeu de coordination : chacun doit choisir l'équilibre
que les autres joueurs vont choisir.
En horizon fini, comme l'ont montré Kreps et al. [1982], le soupçon auto-
entretenu que l'un des deux joueurs est peut-être du type coopératif (avec une
probabilité même assez faible) peut suffire à engager la coopération jusqu'à un
stade avancé dans le jeu. Mais à l'approche du terme (le moment où les joueurs
vont se séparer) les stratégies de tire-au-flanc reprennent le dessus. Ici, le
problème est que le soupçon initial — d'après lequel un des deux joueurs
soupçonne l'autre de n'être pas tout à fait rationnel — doit être common
knowledge2 dès le départ. C'est une hypothèse forte, elle suppose à tout le
moins qu'il existe une convention entre les joueurs concernant l'existence et
l'intensité de ce soupçon.
Dans un cas, la convention s'établit au niveau de la sélection de l'équilibre.
Dans l'autre cas, la convention s'établit au niveau des connaissances (ou
croyances) supposées des acteurs. Telle n'est pas la solution étudiée à l'origine
par Leibenstein.

1. L'expression est due à R. Aumann. Pour une présentation pédagogique du


Folk Theorem, voir D. M. Kreps [1990] (chap. 14).
2. Une information est dit common knowledge entre des individus si chacun
sait que chacun sait que, etc. (à l'infini)..., que chacun connaît cette information.

932
Philippe Batifoulier, Laurent Cordonnier, Yves Zenou

La convention d'effort selon Leibenstein

Le constat initial de Leibenstein [1982, 1987] est le même que celui de la


théorie des jeux répétés. La solution sous-optimale du dilemme des prisonniers
n'est pas celle qui prévaut dans la réalité. Cela dit, pour Leibenstein, la
coopération ne s'impose pas à travers un équilibre de jeu soutenu par des
stratégies non coopératives. À la notion d'équilibre, Leibenstein substitue la
notion de convention d'effort. Cette dernière est l'expression d'un compromis
entre l'intérêt général (A) et les stratégies individuelles (D) dans le dilemme des
prisonniers à un coup. Le comportement des individus est régi par des
habitudes et des routines qui, en gardant leur composante interindividuelle,
forment des conventions.
Les entrants dans une organisation observent les normes en vigueur et s'y
conforment, assurant par là même la stabilité de la convention. Cet effet
d'imitation ou « étalon d'effort entre collègues » permet d'instaurer un climat de
confiance en éliminant l'incertitude sur l'action des autres.
Le passage d'une configuration D à une configuration A, que l'on suppose
Pareto-optimale, s'opère, selon Leibenstein, par un phénomène de convention
à la Lewis1 ou - les termes étant pratiquement équivalents - d'institution
sociale (Schotter [1981, 1983]), ou encore de norme sociale (Ullman-Margalit
[1978])2. La convention s'établit sur la base d'une régularité de comportement.
Cette régularité est une convention dans une population donnée si chacun s'y
conforme et si chacun s'attend à ce que les autres en fassent autant. Dans ce
sens, la convention est le résultat de la sélection d'un équilibre (parmi d'autres
équilibres a priori possibles) dans un jeu de coordination. Savoir concrètement
comment s'effectue cette sélection est une autre question3.
Comme la convention d'effort, les conventions sur les conditions de travail
et sur les salaires limitent le pouvoir discrétionnaire des acteurs. Si elles ne

1. Voir Lewis [1969].


2. B. Reynaud ([1988], p. 179) insiste à ce propos sur la distinction
essentielle, chez Leibenstein, entre la règle (qui pose le problème de son
respect), et la convention, qui se soutient du désir des parties d'adhérer à la
convention. Ce point a son importance, si l'on suit B. Reynaud, parce qu'il
donne à la convention une logique autoréférentielle. La convention ne peut donc
se déplacer que sous l'effet d'un choc exogène. C'est ce que nous reprendrons en
parlant de l'arbitraire de la convention.
3. T. Schelling [1960] défend l'idée que cette sélection s'effectue sur la base
d'un trait saillant, une particularité évidente — mais extérieure, toutefois, à la
structure des gains — capable de désigner aux acteurs un équilibre plausible parmi
tous les équilibres possibles. R. Sugden [1989] propose une idée sensiblement
équivalente : la convention est initialement choisie par les acteurs sur la base
d'une analogie avec des principes pratiques mis en œuvre dans des situations
semblables. Par exemple, la convention « le premier arrivé est le premier servi »
peut s'appliquer à une variété de situations sociales ou économiques dans
lesquelles il est nécessaire de répartir les droits de chacun sans qu'on puisse avoir
recours à des procédés marchands.

933
Revue économique

correspondent pas nécessairement à l'optimum (règle d'or), elles apportent une


solution supérieure à la configuration non coopérative.
La solution de Leibenstein a le mérite de faire émerger la coordination des
comportements sans faire référence exclusivement au contrat. La convention
d'effort, en rupture avec le salaire d'efficience, établit que le niveau d'effort :
— ne dépend pas seulement du salaire. La confiance inhérente à la stabilité
du contrat de travail ne peut être réduite à une incitation financière (le salaire).
Il existe d'autres types de motivations également importants : la démocratie
interne, le sentiment d'équité, etc., et qui sont cohérentes avec l'approche du
don contre-don ;
— fait intervenir une dimension collective. C'est en effet la pression que le
groupe exerce sur un de ses membres qui conduit ce dernier à adopter la
solution coopérative. L'organisation du travail en équipe, développant des
procédures de participation (Aoki [1984, 1990]) ou valorisant la flexibilité
interne à l'organisation (Favereau [1989c]) permet de suppléer à l'équilibre
catastrophique de Nash. La coopération émerge d'une relation inter-groupe et
non d'une simple confrontation entre individus.
Nous indiquerons par la suite en quoi l'interprétation de la convention
d'effort comme don contre-don peut être féconde. Jusqu'ici, il faut le souligner,
la substitution de la notion de motivation à celle d'incitation (la seconde étant
assortie d'une connotation monétaire) permet déjà d'établir la présence de
principes de légitimité non marchands dans la coordination des comportements.
En ce sens, la première caractéristique de la théorie standard, la coordination par
le marché, est dénoncée.

La relation de travail comme échange partiel de cadeaux

Ce qui peut s'entendre à demi-mot chez Leibenstein est par contre tout à fait
explicite dans les travaux d'Akerlof ([1982 et 1984] principalement). L'offre
d'effort contre salaire est, de part et d'autre, l'objet d'un don contre-don. C'est,
selon Akerlof, la réponse adaptée au problème posé à la théorie standard par le
cas des cash posters (rapporté initialement par Homans). Les cash posters
travaillent en équipe et sont attelés à une tâche répétitive et peu qualifiée de
classement de dossiers. Ils1 présentent cette particularité intrigante, contre-
intuitive au regard de la théorie standard, d'offrir volontairement un niveau de
productivité supérieur aux normes minimales exigées par l'employeur. Dans
l'équipe, certains employés se situent juste au niveau de cette norme, tandis que
d'autres la dépassent sensiblement. Le résultat est que le groupe des cash
posters dans son entier « offre » spontanément un niveau d'effort moyen
supérieur au plancher édicté par la firme.

1. En réalité, il s'agit de femmes. Nous conservons l'emploi du masculin pour


garder le degré de généralité qu' Akerlof entend prêter à l'exemple étudié.

934
Philippe Batifoulier, Laurent Cordonnier, Yves Zenou

L'hypothèse d1 Akerlof stipule que le comportement des cash posters est le


premier terme d'un don réciproque entre les employés et leur employeur.
L'échange est schématiquement le suivant. Les employés offrent spontanément
un niveau d'effort collectif supérieur aux exigences de la firme ; en contrepartie,
l'employeur verse de meilleurs salaires et impose une règle d'effort minimale
qui peut être atteinte sans trop de frais par tous les employés (en tenant compte
du fait que certains sont plus lents que les autres). Clémence de la règle d'effort
et salaires honnêtes d'un côté, hausse collective du niveau d'effort de l'autre, tels
seraient les termes d'un don contre-don.
En réalité, on pourrait montrer que la méthode utilisée par Akerlof pour
formaliser ce don contre-don dénature de manière évidente l'intuition du don
réciproque (Cordonnier et Defalvard [1991]).
Qu'il suffise ici d'en donner deux raisons :

- Si, en première lecture, le comportement des salariés paraît bien


régi par une norme de réciprocité1, assimilable à un don contre-don, le
comportement de la firme, quant à lui, est conforme aux hypothèses
traditionnelles de la relation d'agence : maximisation du profit sous les
contraintes de comportement des salariés. Faut-il d'ailleurs s'attendre à autre
chose ? Il serait étonnant de voir une firme faire « des cadeaux » — sans arrière-
pensées — à ses salariés. Si donc il y a don contre-don dans l'échange d'effort
contre salaire, c'est uniquement dans l'esprit des salariés que la relation est ainsi
vécue.
— En second lieu, Georges Akerlof entrevoit dans le comportement
des cash posters une « logique de groupe ». Les salariés se conforment
de manière plus ou moins homogène à une norme collective de travail.
Selon les modèles présentés, cette norme collective dépend tantôt du degré
d'équité avec lequel le groupe se juge traité, tantôt de la norme
minimale de travail exigée par la firme. Dans le premier cas, on vient de la
souligner, le comportement des salariés est légitimement assimilable à un
don contre-don. Dans le second cas, la norme collective de travail réagit
plutôt négativement lorsque la firme augmente de manière trop forte les
quotas minimaux (en sorte qu'ils viennent inquiéter les salariés les plus lents).
La réaction du groupe dans son entier est de condamner cette tentative de la
firme. Là encore, on peut admettre qu'il s'agit d'un comportement de
réciprocité.
L'inconvénient est que, dans les deux cas, cette réciprocité est modélisée
d'emblée comme une action collective. La norme d'action collective est une
donnée du modèle. Sa forme n'est pas déduite des interactions individuelles. Les
individus ne font que l'adopter, soit en s'y conformant de manière pure et

1. Dans les modèles de 1982 et 1990, les employés proportionnent leur


effort au degré d'équité auquel ils s'estiment rémunérés. Ce degré d'équité est défini
par le rapport entre le salaire qu'ils perçoivent et le salaire qui leur sert de
référence (fair-wage) pour apprécier la rémunération « convenable » qu'ils
« devraient » retirer de leur travail.

935
Revue économique

simple, soit en s'y ajustant d'après leur goût plus ou moins prononcé pour
cette norme collective1.
Dans un sens, on peut dire que cette présentation est conforme à la version
sociologique du don contre-don : ce sont des groupes qui échangent et non des
individus. Mais, à l'opposé, on peut regretter, comme le fait Amet Insel
[1991], que ce comportement collectif ne soit pas déduit des dons réciproques
que se font les employés entre eux. À ce sujet, Akerlof passe très rapidement
sur l'idée que le comportement des cash posters est peut-être dû à la sympathie
que les employés se portent mutuellement.
Quoi qu'il en soit, il manque un étage dans le modèle de 1984 : celui de la
théorie micro-sociologique de la norme collective d'effort. Cette impasse
conduit à jeter le soupçon sur l'attitude des cash posters. D'où vient leur
obéissance à la norme d'effort collective ? Dans la formalisation qu'en donne
Akerlof, elle est le produit d'un calcul militariste de la part des employés. Dans
ces conditions, il devient abusif d'interpréter leur comportement en termes de
don contre-don.

Le don contre-don comme signal des caractéristiques individuelles

Colin Camerer [1988] part également de l'idée que l'échange de dons peut
servir à l'émergence de la coopération entre des individus égoïstes, lorsqu'ils
sont confrontés à une situation aux ressorts fondamentalement non coopératifs.
Le cadre de son analyse est le jeu d'investissement (ou jeu des courtisans). Ce
jeu met face à face deux individus qui sont à l'aube d'une relation durable,
laquelle exige de chacun d'eux, pour qu'elle réussisse, une collaboration
poussée. La réussite de l'opération se mesure, pour chaque partenaire, à l'aune
des « dividendes » qu'il pourra en tirer. Ce type de relation est illustrée par des
rapports aussi différents que le mariage, le contrat salarial ou le contrat de
société entre futurs associés. Dans tous ces cas, l'individu égoïste cherchera
toujours à partager le meilleur, rarement le pire.
Dans cette situation, chacun doit donc estimer les chances qu'il a d'être en
face d'un partenaire coopératif, s'il entend ne pas être floué dans son entreprise.
Camerer montre qu'un échange de dons permet de révéler de manière efficiente
le type des individus (coopératif ou non coopératif) à leur partenaire.
Intuitivement, cela se comprend : plus on est coopératif, plus on sera généreux. Mais, à
la réflexion, il s'agit d'une « générosité » un peu spéciale.

1. Une façon de restituer la logique de groupe consisterait à formaliser le


processus de détermination réciproque entre la norme collective de travail et les
offres individuelles d'effort. Comme le résume B. Reynaud ([1991], p. 25), « ce
processus circulaire est résolue dans le second modèle par l'hypothèse selon
laquelle l'effort individuel est égal à l'effort moyen ». C'est bien une faiblesse du
modèle.

936
Philippe Batifoulier, Laurent Cordonnier, Yves Zenou

Le modèle de Colin Camerer répond à deux grandes questions :


— À quelles occasions interviennent les dons entre partenaires ?
— À quelles conditions les dons produisent l'effet signalétique souhaité ?

1. Concernant le premier point, trois cas de figures sont possibles.


— Les partenaires ont mutuellement sous-estimé la volonté de coopérer de
leur vis-à-vis. Dans ce cas, ils doivent tous les deux révéler à l'autre leur vrai
type (s'ils sont coopératifs) en lui faisant un don.
— Un seul partenaire est soupçonné trop fortement d'être tire-au-flanc par
l'autre. C'est à lui de se signaler en faisant un don unilatéral.
— Les deux partenaires se sont attribué réciproquement une probabilité
optimiste d'être du type coopératif. Quel que soit le bien-fondé de cette
estimation, ils s'engagent sans plus tarder dans leur entreprise conjointe. Il n'y
a pas besoin de don inaugural.

2. Concernant l'efficacité des dons, Camerer montre les choses suivantes :


— Un don est efficace, c'est-à-dire qu'il révèle le véritable type d'un joueur,
si son coût pour le donateur est suffisamment élevé pour le dissuader de
simuler le type coopératif. Cela s'obtient à la condition que le prix du cadeau
soit supérieur à l'espérance de gains qu'un joueur non coopératif attend d'une
relation dans laquelle il laisserait son partenaire « collaborer tout seul ».
— Un don est vraiment efficient, si en plus le fait de signaler le type des
partenaires, il dissuade les passants occasionnels de se lancer dans le jeu des
courtisans uniquement pour profiter de la phase inaugurale des cadeaux (le type
de passant qui tombe amoureux dès qu'il a besoin d'une nouvelle cravate...).
Cela s'obtient à la condition que le don soit d'un prix suffisamment élevé pour
le donateur (un bouquet de 500 roses noires, par exemple) mais d'une faible
valeur (ou utilité) aux yeux du destinataire (les fleurs seront très vite fanées).
Ce second point entend rendre compte d'une caractéristique remarquable des dons
échangés : leur sous-optimalité en termes d'allocation des richesses. Par ce
biais, Camerer a bien donné une « fonction efficiente à l'inefficience »
(Camerer [1988], p. 199).
Au total, les dons sont efficaces dans la mesure où ils permettent de détecter
les joueurs non sincères, tout en évitant d'attirer les opportunistes de passage.
En traduisant la volonté de coopérer des donateurs, les dons assurent
l'optimalité des décisions d'engagement des partenaires dans une relation
prolongée. Dans ce cadre, la réciprocité, lorsqu'elle se produit, apparaît comme
le sous-produit d'un équilibre de jeu non coopératif, qui dénoue un problème de
sélection adverse posé aux acteurs.
Ici, la rationalité du don est entièrement déduite de la rationalité
instrumentale des agents. Ces derniers sont des calculateurs avant tout et sont
uniquement orientés vers la recherche de leur bien-être maximal. Les dons
désintéressés (coûteux pour leur donateur), en apparence gratuits, ne se
justifient que dans la perspective du bénéfice ultérieur que l'acteur s'attend à retirer de

937
Revue économique

sa relation avec son partenaire. Là encore, même s'il est vrai qu'il n'existe pas
de don gratuit (Douglas [1990]), l'interprétation de Camerer pose problème.
Peut-on faire du don un phénomène exclusivement intéressé sans perdre tout
de suite l'idée même qu'on voulait suggérer au départ en parlant de don, à savoir
que le geste de donner sous-entend un minimum de désintéressement ?

UN EMPRUNT À LA TRADITION SOCIOLOGIQUE LIMITÉ

Le recours à la notion de don contre-don, pour styliser des formes


d'échanges atypiques du point de vue de la théorie standard, s'effectue en fait
dans une perspective assez limitative.
En premier lieu, la théorie économique ne retient pas grand-chose des
caractéristiques du don contre-don mises en évidence par la tradition
sociologique. Les modèles présentés ne rendent compte que d'aspects parcellaires de
ces pratiques.
— L'aspect collectif de l'échange est certes présent dans les travaux
d'Akerlof et de Leibenstein. Mais la théorie de cet échange collectif n'est pas
abordée. L'apport fondamental de ces travaux est cependant de souligner la
dimension collective du contrat de travail. L'effort individuel dépend en effet de
l'effort du groupe. Dans ce cadre, l'estime mutuelle, les liens de proximité, les
processus d'apprentissage, jouent un grand rôle. Ils conduisent, d'une part,
l'entreprise à privilégier le groupe sur l'individu et, d'autre part, à expliquer
l'inertie de la norme de travail du groupe (Reynaud [1990]). Si certains
travailleurs ne peuvent atteindre la norme, c'est le groupe qui est en échec. Sa
cohésion et, partant, celle de la firme sont menacées.
— Le contenu non utilitaire des dons échangés est clairement traité par
Camerer. L'intérêt de son travail est d'avoir donné une explication à cet «
antiutilitarisme » du don. Mais l'inconvénient de sa présentation est qu'elle fournit
une rationalité utilitariste à cet « anti-utilitarisme ». Le paradoxe, on l'a vu,
n'est qu'apparent.
— Le système de règles (politiques, juridiques, diplomatiques) qui enserre
les pratiques de réciprocité n'est, quant à lui, pas abordé. On ne serait toutefois
le reprocher à la théorie économique : ces dimensions du don contre-don
n'entrent pas de façon naturelle dans le champ de la discipline.
— C'est évidemment au sujet de la réversibilité du don contre-don que les
limites de la théorie économique standard se trouvent atteintes. Par
construction, l'économie ne connaît qu'un moteur possible pour l'échange :
l'optimisation. Dès lors qu'un échange s'est produit, il se trouvera au moins un
des deux échangistes pour refuser de revenir à la situation antérieure. C'est donc
d'emblée au niveau des hypothèses sur la rationalité des acteurs que la
compréhension du don contre-don échappe à la théorie standard de la décision.

938
Philippe Batifoulier, Laurent Cordonnier, Yves Zenou

C'est ce que nous détaillons au paragraphe suivant Nous indiquons ensuite quel
serait, selon nous, le point de départ d'une théorie positive du don contre-don.
À condition de la faire pencher du « bon côté », la convention d'effort à la
Leibenstein fournit une première idée sur la matrice des hypothèses à
concevoir.

La rationalité instrumentale dénature l'idée du don

Nous avons déjà insisté sur la présentation d'Akerlof. Jusqu'à un certain


point, une logique de groupe semble se substituer à la règle de l'optimisation
individuelle. L'intuition du rôle du groupe dans l'adoption d'une norme de
réciprocité par les acteurs est clairement présente dans ses travaux1. Mais, telle
qu'elle est modélisée, cette norme ne s'adresse qu'à la relation employeur-
employés. Qui plus est, elle est asymétrique. Seuls les employés soutiennent
collectivement ce rapport de réciprocité. La firme, de son côté, ne fait que
maximiser son profit.
Le second inconvénient de la formalisation d'Akerlof est qu'elle ne fournit
pas d'indications précises concernant l'émergence de cette norme de réciprocité.
La seule chose que l'on sait est que les employés s'y adaptent une fois qu'elle
est connue. Cette conformation résulte d'un calcul individuel arbitrant entre
l'utilité que procure l'adhésion à cette norme, et le goût plus ou moins
prononcé de chacun pour l'effort personnel. Dans ces conditions, le dernier
ressort du don est arrimé à la rationalité instrumentale standard. La méthode
employée (basée sur une comparaison coût/avantage) fait perdre l'intuition du
don, lequel suggère au minimum une part de non-calcul. Le modèle d'Akerlof
[1982] est plutôt un troc sophistiqué dans lequel les « objets » qui circulent
tranchent avec la conception ordinaire des biens économiques. Mais ce n'est pas
suffisant pour parler de don contre-don2.
La même remarque vaut pour Camerer [1988]. L'offre d'un cadeau, assimilée
à un signal traduisant la volonté de son auteur de s'investir plus à fond dans une
entreprise conjointe, est envisagée comme un investissement minimisant les
pertes en cas de défection de l'autre. Par exemple, l'amoureux qui offre des
fleurs à sa désirée, attend un signal en réponse, sous forme de cadeau également
— si possible le moins coûteux pour elle, sous contrainte qu'il produise l'effet
signalétique souhaité —, cela en vue de déterminer s'il doit entreprendre plus
avant sa conquête, laquelle signifie pour lui de gros frais supplémentaires.

1. Dans un autre article, écrit en collaboration avec J. Yellen, le groupe


n'apparaît plus que comme groupe de référence : les salariés se comparent aux
autres groupes de travailleurs sur le marché (Akerlof et Yellen [1990]).
2. En outre, l'explication de l'apparition à l'équilibre d'un chômage
involontaire est commune à toutes les théories du salaire d'efficience. Akerlof
retient une vision très néoclassique du chômage, dû à des salaires trop élevés.
Dès qu'il aborde la formalisation du modèle, la vision sociologique de l'entreprise
laisse sa place à une vision complètement concurrentielle de la coordination des
actions inter-individuelles.

939
Revue économique

II est clair que le terme « cadeau » est pris dans un sens particulier. La
rationalité des joueurs étant connaissance commune, on peut s'interroger sur le
« romantisme » de cette rencontre1. Toutefois, en dehors des rapports
amoureux, le modèle peut recevoir des applications concrètes. On voit bien
comment, dans les relations de travail par exemple, on peut mesurer la volonté
des différentes parties de s'investir dans une relation, en mesurant l'abnégation
de chacun. Mais, dans ce cas, pourquoi cantonner le don contre-don dans un rôle
signalétique inaugural, alors qu'il peut se poursuivre dans la relation elle-
même?
Cela dit, même si la justification des hypothèses de ces modèles repose sur
une utilisation abusive de concepts sociologiques, l'intérêt des différentes
démarches exposées ici est de poser, d'une manière nouvelle, le problème de la
coopération dans la coordination des actions interindividuelles. Ces modèles de
don contre-don représentent une tentative, différente de la théorie des jeux
répétés, pour faire émerger une coopération indirecte, non intentionnelle, entre
des acteurs préoccupés de leurs seuls intérêts.
Mais le principe de l'explication continue de reposer sur une analogie
marchande, devenue embarrassante. Dans ce qui devient progressivement « la
théorie standard élargie2 », comme le souligne Olivier Favereau [1989a et b],
toutes les institutions sont réduites à un arrangement contractuel bilatéral
choisi parmi toutes les configurations possibles.

Le don contre-don et l'hypothèse de la convention

A contrario, il semble que le travail de Leibenstein permette de concevoir la


réciprocité sans ramener ce type de relation au modèle strictement instrumental
de l'échange marchand. La notion de convention, par opposition au contrat,
suggère que quelque chose n'est pas compté dans les prestations que s'échangent
les protagonistes. Ce que traduit le terme de « convention ».
Cette convention ne nécessite pas pour autant des individus hyper-
calculateurs, dotés de préférences claires et distinctes, capables de prévoir les
résultats, pour eux-mêmes et pour les autres, de leur interaction, et libres de
peser leurs coût et avantages ?
Il semble plutôt que l'existence de la convention se justifie par l'incapacité
de maîtriser tout les états de la nature. Le don réciproque permet justement de
répondre à cette incertitude radicale en garantissant la coopération et ce, malgré

1. J.-P. Dupuy [1988] a montré, en reprenant un raisonnement de Pierre


Bourdieu (Esquisse d'une théorie de la pratique), que l'hypocrisie du don contre-
don peut bien être un secret de polichinelle — chacun peut savoir pour lui-même
que le don est intéressé — , mais ce savoir ne saurait s'étaler sur la place
publique : il ne saurait être common knowledge.
2. ... élargie à la prise en compte de ce qui se passe à l'intérieur de
l'entreprise-organisation.

940
Philippe Batifoulier, Laurent Cordonnier, Yves Zenou

les divergences d'intérêts. En échappant à la négociation perpétuelle, il permet


une économie de savoir et de temps. Le développement des routines n'est
intelligible que si les individus ne peuvent identifier, à l'avance, l'ensemble des
configurations.
C'est donc un individu incomplet (au regard de la théorie standard) qui est
l'acteur du don contre-don, doté de possibilités de calcul limitées ; il ne peut,
face à la complexité, ébaucher de contrat complet.
Dans ces conditions, le don contre-don n'est pas assimilable à une
contrainte1, car il est pratiqué de leur propre chef par les individus. D ne résulte
pas d'un contrat puisqu'il ne repose pas sur un accord explicite, identifiant tous
les états de la nature, entre employeur et employés. Le don réciproque ne relève
ni de la contrainte ni du contrat mais de la convention. Il est « ancré » dans les
relations sociales, les coutumes2, etc. (Granovetter [1985]).
Jusqu'à un certain point, l'équilibre des prestations réciproques est
« conventionnel ». L'idée même de convention contient d'ailleurs celle
d'arbitraire. Dans le cas présent, cet arbitraire s'entend relativement à la
rationalité instrumentale. Mais la convention peut tout à fait se concevoir
comme le résultat d'un autre type de détermination, qui rendrait compte
autrement de son établissement. La démarche serait alors la suivante.
L'interprétation que l'on peut faire de la convention d'effort à la Leibenstein
est qu'elle résulte de l'adoption d'une norme de réciprocité par le groupe des
employés. L'offre d'effort de chaque individu est un don adressé au reste du
groupe, en contrepartie de l'effort offert par tous les autres employés de
l'équipe.
Quel est l'avantage de cette présentation ?
Il est double : le don contre-don permet de rendre compte de l'ambivalence
du comportement des employés et invite par là même à pousser plus loin la
question théorique sur la nature de la convention d'effort. De quelle(s) théorie(s)
de la décision relève l'adoption d'une telle convention ?
On comprend bien que le niveau auquel s'établit la convention d'effort est
situé « quelque part » entre l'équilibre de Nash du dilemme des prisonniers et la
solution coopérative. Mais on ne peut guère déduire davantage de choses de
l'explication fournie par Leibenstein. Le contenu prédictif de sa théorie est
faible. Sans préciser davantage ce qui détermine l'action des employés, le
niveau de la convention d'effort reste en partie inexpliqué.
À cet endroit, l'hypothèse — disons, pour le moment, l'intuition — du don
contre-don suggère que la décision des employés résulte en fait d'un
balancement entre deux principes d'action :

1. Au sens de la contrainte de budget par exemple.


2. G. Akerlof [1983] donne l'exemple d'un tel comportement avec l'analyse
de la transmission d'une valeur : l'honnêteté des parents envers leurs enfants.
Allant à l'encontre de l'intérêt personnel, cette règle est pourtant efficace par son
apparence sociale.

941
Revue économique

— l'intérêt pur, qui conduit à la situation catastrophique de l'équilibre de


Nash ;
— le don pur, qui aboutit à la solution (irréaliste ?) de la coopération
inconditionnelle.
Entre ces deux extrêmes, il y a place pour un type d'action qui résulte d'une
motivation mixte. L'individu du don contre-don est l'objet d'une double
détermination : intéressée, d'un côté, dans la mesure où il cherche à obtenir une
contrepartie valable pour son offre ; morale de l'autre, dans la mesure où son
don n'est pas totalement conditionné (le contraire rabattrait le don contre-don
sur un « donnant-donnant » assimilable à l'échange marchand).
La théorie de cette codétermination de la volonté n'en est qu'à ses débuts.
Elle requiert en particulier que soit élucidé le fonctionnement d'un « moi-
multiple » (Elster [1985]). Cette question, on le sait, est le point d'ancrage
d'une possible socio-économie (Etzioni [1988]). On peut gager que le succès
d'une telle tentative dépendra largement du sort qui sera réservé au « dualisme
théorique » invoqué.
Une codétermination du comportement peut aussi bien signifier la
juxtaposition de deux théories différentes de la décision, qu'une théorie
cohérente de la codécision. Un enjeu majeur de cette dernière piste de recherche
serait précisément de fournir une théorie de l'action coopérative autrement qu'en
postulant l'existence d'un type d'individu coopératif1.
Outre son caractère téléologique, l'hypothèse du « type coopératif » ne
répond pas de manière satisfaisante à la question posée par la convention
d'effort. L'individu coopératif est celui qui coopère si, et seulement si, les
autres coopèrent. De ce fait, si les individus en question sont dans
l'impossibilité d'élaborer des stratégies contingentes, pour la raison, par exemple, que les
probabilités a priori pour chaque employé d'être du type coopératif ne sauraient
être connues des autres (et encore moins être common knowledge), la
confrontation d'individus coopératifs autour de la question du niveau d'effort à fournir
fait ressortir la convention à un pur problème de coordination à la Lewis.
In fine, la détermination du niveau d'effort est renvoyée à des facteurs extra-
économiques, mobilisés tout d'un bloc sous l'emblème du trait saillant
(Schelling [1960], Dupuy [1988, 1989]). Vu du côté de l'économie, qui
n'envisage jamais qu'un seul principe d'action (l'économicité précisément), la
convention (sa sélection, mais non sa stabilité) ne serait qu'un produit
purement arbitraire.
À l'inverse, une hypothèse de type socio-économique, renvoyant à des
motivations mixtes, laisse entrevoir que la convention est le résultat d'une
délibération intérieure, faisant la balance entre des règles d'action morales et des
règles d'action instrumentales. Bien entendu, la théorie de cette délibération
n'est pas faite à ce jour.

1. Au sujet de l'individu coopératif dans la théorie standard, voir A. K. Sen


[1982].

942
Philippe Batifoulier, Laurent Cordonnier, Yves Zenou

S'agit-il d'un calcul supplémentaire tenant compte de l'existence d'au moins


deux systèmes de préférence à l'intérieur d'une même personne, l'un éthique,
l'autre égoïste (Harsanyi [1955], Margolis [1982]) ? Ou bien a-t-on affaire à un
agent « aristotélicien », aux prises avec deux passions différentes, le désir
d'universel d'un côté, son intérêt propre de l'autre, le second étant toujours
subordonné au premier (Berthoud [1990]) ? Ou s'agit-il encore d'une décision
conflictuelle, réalisant un compromis entre plusieurs impératifs de justification
(Boltanski et Thévenot [1989]) ?
La réponse à cette question fournirait une rationalité non contractuelle à
l'établissement de la convention d'effort, en même temps qu'elle poserait les
premiers jalons d'une théorie positive du don contre-don : ni action totalement
intéressée, ni action totalement morale, le don contre-don est l'expression d'un
certain « volontarisme conditionnel », différent de l'idée qu'en donne l'individu
ontologiquement non coopératif de la théorie standard.

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