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LA SAINTETÉ EN ISLAM*
Michel Chodkiewicz
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris
Ibn Hanbal mangeait-il du melon? A ceux qui brûlent d'entendre une réponse
catégorique à cette question, je dois confesser mon embarras. Si l'on en croit Ibn
al-Jawzi (m. 597/1200-1), (1) Ibn Hanbal (m. 241/855-6) « n'achetait ni grenade,
ni coing, ni aucun fruit à l'exception du melon ». Voilà qui est clair, penserez-
vous. Mais une tradition très répandue, que nombre d'auteurs éminents ont
considérée comme fondée (2) veut que l’imâm Ahmad se soit rigoureusement
abstenu de consommer du melon parce qu'il ignorait de quelle manière le
Prophète le mangeait. (3) Je soupçonne, sans en être sûr, que la vérité historique
est à chercher chez Ibn al-Jawzî. Mais, pour le besoin de cet exposé, c'est l'autre
version que je retiendrai. Elle illustre, en effet – d'une façon qui peut paraître
dérisoire à l'incroyant – un aspect, mais un aspect seulement, du thème
omniprésent dans la culture islamique de l’imitatio prophetae.
Laqad kâna lakum fî rasûli llâhi uswatun hasana. Ce verset coranique, qui
appartient d'ailleurs à une sourate – Al-ahzâb (Coran 33:21) – dont le caractère
prophétologique est fortement marqué, (4) institue sans ambiguïté le paradigme
auquel devra faire référence en Islam toute forme concevable de perfection.
Cette référence – si abondamment invoquée dans les écrits et les propos – peut
être l'expression d'une foi sincère. Elle peut aussi, bien sûr, n'être qu'un simple
gage de conformité voilant des intérêts, des calculs ou des peurs. Mais il reste
qu'on ne peut comprendre l'historie des sociétés islamiques sans prendre en
considération le rôle central qui est le sien dans la constitution des normes
individuelles et communautaires et dans la définition de l'idéal auquel ces
normes sont ordonnées : car cette imitatio prophetae, sous quelque aspect qu'elle
se présente, est toujours une asymptote. Elle ne peut que tendre, sans jamais
l'atteindre, à la plénitude insurpassable du « modèle excellent ».
Pour la ‘amma – pour le commun des croyants – cette imitation gardera souvent
un caractère relativement extérieur : au-delà du respect des formes légales qui
découlent de la pratique ou des propos du Prophète et s'imposent à tous, le pieux
musulman s'efforcera, entre plusieurs comportements également licites, de
choisir celui pour lequel le Prophète a marqué une préférence et donc de
privilégier par exemple certains gestes, certains vêtements, certaines nourritures.
Que cette conformité puisse se réduire à un conformisme est trop évident.
Qu'elle ouvre la porte à une casuistique inépuisable, qu'elle laisse le champ libre
au zèle bruyant des chasseurs d'innovations est amplement démontré par
l'histoire ancienne ou récente. Mais Muhammad a été envoyé par Dieu pour
« parfaire » les makârim al-akhlâq, les « nobles vertus » (5) et l'imitatio
prophetae ne saurait se limiter à une scrupuleuse observance des conduites
apparentes dont la tradition livre l'exemple. Elle doit viser aussi, dans la mesure
du possible, à conformer l'être intérieur du croyant au modèle prophétique. De
ce principe découle, non pas à proprement parler un système de valeurs éthiques
– ces dernières se trouvent déjà énoncées dans le Coran – mais un mode de
représentation de ces valeurs, fondé sur l'existence historique d'un homme qui
les incarne.
Ces deux débats sont assurément fort différents. Le premier se conclut par
l'anathème lancé contre un hérétique. Le second – qui n'est pas clos – remet en
cause les résultats communément admis d'une investigation historique. Les
personnages dont les écrits ou les actes sont au point de départ de ces débats –
Ibn Idrîs ou Ahmad Tijânî d'une part, Muhammad ‘Uthmân de l'autre –
présentent en outre bien des traits distinctifs. Ils ont cependant en commun une
même attitude fondamentale : pour eux, les formes ordinaires d'adhésion à la
uswa hasana n'épuisent pas les virtualités du modèle muhammadien. La
personne du Prophète, à leurs yeux, est à la fois ce que, dans le langage de la
scolastique, on appellerait la cause formelle et la cause efficiente de toute
sainteté. La walâya a en Muhammad sa source et son exemplaire achèvement.
Autre trait significatif, le statut d'orphelin, fort commun chez les awliyâ. Leur
enfance porte souvent aussi l'empreinte du modèle prophétique. Puer senex
(« quand as-tu su que tu étais un saint ? » demande-t-on à Jilanî, « quand j'avais
dix ans » réplique-t-il), le saint est d'une pudeur exigeante (à peine sorti du
ventre de sa mère, al-Rifâ’i couvre son sexe de sa main gauche), (15) il fuit les
dissipations et les jeux, garde les troupeaux. Sa parole est droite : comme le
Prophète, il est amîn, il inspire confiance à tous. Il connaît, en songe au moins,
des expériences dont l'évident symbolisme lustral évoque la purification du cœur
de Muhammad par les mains des anges. Parfois même, il revit à l'identique cet
épisode de la sîra. C'est le cas, selon un récit détaillé que rapporte Yâfi’i, d'Abû
Rabî’ al-Malaqî et, selon la Salwat al-Anfas. de Sîdî ‘Umar al-Kattânî. (16) La
rencontre avec Bahîrâ a souvent aussi sa réplique : un personnage mystérieux,
tel l'énigmatique baqqâl qui envoie Ibn al-Fārid (m. 632/1234-5) à La Mecque,
(17) instruit par Dieu de la destinée du futur walî, oriente sa vocation. Il s'agit
fréquemment d'un vieillard et il n'est pas rare que ce géronte providentiel soit
moine, comme Bahîrâ. Le rôle du râhib dans l'hagiographie appellerait d'ailleurs
un commentaire étendu. (18)
La retraite - dans une grotte, au désert, dans les cimetières, parmi les ruines – est
une étape habituelle de l'apprentissage du saint. S'il n'y peut recevoir une
révélation – la prophétie étant close – il y est gratifié de ces visions qui sont la
quarante sixième partie de la nubuwwa, la seule subsistante. Il y entend un hâtif,
une voix surnaturelle. Puis vient la « descente de la montagne » – au sens propre
pour un Abu al-Hasan al-Shâdhîlî (m. 657/1258), par exemple, (19)
métaphoriquement pour d'autres : sur une injonction divine, le walî revient vers
les hommes pour les guider. Sa mission l'expose à des épreuves. Il est contraint à
l'exil. Ses persécuteurs seront finalement confondus: à l'hégire succédera le fath,
la conquête victorieuse des cœurs.
L'historien, certes, sait bien qu'il ne peut jamais saisir que des représentations du
saint, y compris dans la couche primitive des témoignages, y compris dans les
documents autobiographiques eux-mêmes. Mais, si le sirr de la sainteté échappe
à son regard, il doit pourtant tenter de s'en approcher au plus près. Les écrits des
awliyâ, quand ils décrivent leur propre itinéraire ou quand ils s'appliquent à
définir la walaya, méritent donc d'être scrutés avec attention : c'est d'eux qu'on
peut tirer quelques lumières sur les deux controverses que j'ai mentionnées. Un
tel examen permet notamment de constater que les thèses réputées scandaleuses
de la Tabri'at al-Dhimma ont cours depuis bien des siècles et que le shaykh
Muhammad ‘Uthmân ne peut d'ailleurs être considéré comme l'auteur de ce livre
que lato sensu. Il ne s'agit en effet, pour l'essentiel, que d'un assemblage de
longues citations – des dizaines de pages parfois – dont j'ai pu vérifier point par
point l'exactitude. Elles sont extraites d'ouvrages dont quelques-uns sont inédits
mais dont la plupart sont imprimés et se trouvent au Caire sans grande difficulté
– ce que les censeurs du fondateur de la Burhâniyya ne peuvent évidemment
ignorer. Je reviendrai sur la nature de ces textes.
C'est cependant dans des ouvrages de caractère plus théorique que l'on trouvera
les formulations les plus explicites du modèle prophétique de la sainteté. Ibn al-
‘Arabî, par ses propres livres et, indirectement, par ceux qu'écriront ses
disciples, joue à cet égard un rôle capital en donnant son expression la plus
complète à la doctrine qui fait du Prophète l'homme parfait (insân kâmil),
l'image de Dieu (nuskhat al-haqq). (30) Or cette doctrine a des conséquences
importantes et clairement précisées par le shaykh al-akbar quant aux modalités
de la réalisation spirituelle : « La plus parfaite vision de Dieu », écrit-il, « c'est
celle que l'on obtient dans et par la forme muhammadienne ». (31) « Ne cherche
à contempler Dieu que dans le miroir du Prophète » lit-on aussi dans un traité
dont l'attribution à Ibn al-’Arabî n'est pas certaine mais qui appartient
manifestement à l'école akbarienne. (32) La relation de cette notion avec une
pratique effective résolument prophétocentrique est soulignée par le fait que,
dans le premier passage cité, c'est à propos d'un saint andalou, forgeron de son
métier, qui s'était exclusivement voué à la récitation perpétuelle de la « prière
sur le Prophète » qu'lbn al-‘Arabî la formule. (33) Si les fuqahâ' préservent les
statuts légaux institués par le Prophète, déclare-t-il encore dans un autre passage
des Futûhât, d'autres hommes – et il nomme à titre d'exemple Dhû l-Nûn al-
Misrî et Bistâmî – préservent ses « états » et ses « secrets ». (34) Qashânî, dans
ses Ta'wîlât, explique de même un peu plus tard que la conformité à la uswa
hasana ne se limite pas à l'imitation des actes du Prophète mais à celle de ses
« états » (ahwâl) et de ses théophanies (tajalliyât). (35)
‘Abd al-Karîm al-Jîlî au huitième/quartorzième siècle développera superbement
ce thème dans tous ses écrits et notamment dans le Nasîm al-Sahar, l'une des
parties subsistantes d'un vaste traité, le Nâmûs al-A’zam. (36) Le Nasîm est
composé de douze sections dont chacune se rapporte à un événement de la vie
de Muhammad : son voyage en Syrie, sa retraite au Jabal al-Nûr, ses dernières
paroles, etc. Pour al-Jîlî, chacun de ses événements doit être intériorisé par le
viator et non pas seulement médité par lui. Il ne s'agit plus ici d'adhésion mais
proprement d'adhérence, en donnant à ce mot toute la force qu'il a dans le
vocabulaire d'un cardinal de Bérulle : le sulûk implique une adhérence de l'être
tout entier aux états du Prophète. Le sâlik doit donc – selon le Qâb Qawsayn,
autre fragment du Namûs – actualiser en permanence la forme (sûra) et la réalité
intime (haqîqa) de Muhammad. Ne voir là que des énoncés prescriptifs serait
une erreur : al-Jîlî s'appuie sur une expérience personnelle lui révélant l'insân
kâmil dans toute sa gloire et dont il nous fait part à diverses reprises dans ses
œuvres : en 796/1393, à Zabîd, il voit le Prophète revêtu des sept attributs de
l'Essence divine puis identifié à cette Essence même. (37) Une vision analogue
lui est accordée à Médine en 802/1399. (38) Il n'est donc pas sans intérêt de
relever que la « scandaleuse » Tabri'a du shaykh Muhammad ‘Uthmân, qui
reproduit scrupuleusement des longs extraits bien choisis des Futûhât d'Ibn al-
‘Arabî (de la p. 221 à la p. 252), donne intégralement le texte des parties
retrouvées du Namûs al-A’zam de al-Jîlî (pp. 37 à 74) et se borne donc à offrir
du vin vieux dans des outres neuves. (39)
Sans attendre ‘Abd al-Karîm al-Jîlî, un auteur réputé plus orthodoxe et dont
l'œuvre a connu, toutes turuq confondues, une très vaste diffusion, Ibn ’Atâ
Allâh (m. 709/1309) affirmait déjà que « la haqîqa muhammadiyya est comme le
soleil et que les lumières des cœurs des awliyâ sont pareilles à des lunes ». (40)
La muqaddima de ses Latâ'if al-Minan est un traité d'hagiologie qui, sous une
forme abrégée, reflète clairement les thèses d'Ibn al-‘Arabî bien que son nom n'y
soit pas mentionné. Plus significatives encore me paraissent, parce qu'elles
soulignent le rôle du Prophète dans l'existence de saints précis, des indications
comme celles qu'on relève à la fin du chapitre 1 des Latâ'if où sont décrits
quelques-uns des compagnons d'Abû l-Hasan al-Shâdhilî : « Nul autre que
l'Envoyé de Dieu ne m'a éduqué (mâ rabbânî illâ rasûl Allâh) » déclare Makln
al-Din al-Asmar. ‘Abd
al-Rahîm al-Qinawî revendique expressément lui aussi le Prophète comme son
maître unique. Quant à Abû l-‘Abbâs al-Mursî, successeur de al-Shâdhilî, il
déclare: « depuis quarante ans, aucun voile ne m'a séparé de l'Envoyé de Dieu ».
(41)
Avec Shiblî, nous remontons au troisième siècle et cela suffit à montrer qu'une
hagiologie où le Prophète est proprement al-shaykh al-haqiqî s'enracine dans
une longue tradition. Que ce prophétocentrisme puisse conduire plus loin encore
– à ce que l'on appellera dans le soufisme ultérieur « l'extinction dans le
Prophète » (al-fanâ fî l-nabî) – est illustré par une curieuse anecdote que relate
Suyûtî dans l'une de ses fatwâ (48) et selon laquelle un des sahâba, après la mort
de Muhammad, se rendit chez l'une des épouses de ce dernier. Elle lui tendit le
miroir qu'utilisait le Prophète : or ce n'est pas son propre reflet mais le visage de
l'Envoyé qu'il y vit paraître. Ce récit très factuel, livré sans commentaires,
préfigure un type d'expérience spirituelle que vivront, de diverses manières,
beaucoup d'autres personnages. Racontant une vision qu'il eût dans la Mosquée
de Médine l'émir ‘Abd al-Qâdir déclare: « La noble personne du Prophète se
confondait avec la mienne au point que nous étions devenus un seul être ». (49)
Ces mots sont écrits à la fin du treizième/dix-neuvième siècle. Mais, j'y insiste, il
ne faut pas y voir l'expression de quelque néo-sufism qui aurait introduit dans
certaines turuq des modes inédits d'accès à la walâya : toute tarîqa, avant
comme après l'époque où certains voudraient voir un changement radical
s'opérer, est en réalité une tarîqa muhammadiyya même si cette dénomination
n'y est pas couramment en usage. En revendiquant, à côté des silsila-s longues
qu'ils possèdent tous sans exception, une silsila courte, c'est à dire une relation
immédiate au Prophète, les réformateurs du dix-huitième siècle ne sont pas en
rupture avec la tradition : chez tous les shuyûkh qui ne sont pas de simples
gestionnaires du sacré mais sont considérés comme des awliyâ authentiques, la
jonction ou, mieux, l'union (irtibât) avec la ruhâniyya de l'Envoyé est une
condition de l'accomplissement spirituel. L'expérience de cette union est vécue
de diverses manières, formulée en usant des multiples ressources du répertoire
symbolique de la culture islamique. Mais elle est jugée indispensable parce que
fondée en doctrine et vérifiée par le témoignage des maîtres. Même un disciple
d'Ibn Taymiyya comme le soufi et faqîh hanbalite ‘Imâd al-Dîn al-Wâsitî (m.
712/1312) l'affirme. (50) Dans le Maghreb du quinzième siècle, Jazûlî, l'auteur
des Dalâ'il al-Khayrât, et ses principaux disciples exerceront dans ce sens, et
bien au-delà du cercle des lettrés, une influence considérable. Ghazwânî,
troisième shaykh de la Jazûliyya, intitulera l'un de ses écrits, de façon
caractéristique, « Le Point éternel, sur le secret de l'essence muhammadienne »
(Al-nuqta l-azaliyya fî sirr al-dhât al-muhammadiyya). Abu Amr al-Qastâlî,
autre shaykh Jazûlî, parlera de l'empreinte de l'image du Prophète dans le cœur
de l'initié. (51) Il est bon de rappeler aussi qu'lbn Idrîs, en qui l'on est tenté de
voir le père fondateur du néo-soufisme, se rattache, par l'intermédiaire de son
maître ‘Abd al-Wahhâb al-Tâzî, à un grand saint de Fès, ‘Abd al-‘Azîz al-
Dabbâgh. (52) Or ce dernier affirme expressément que l'homme qui bénéficie
d'une illumination (al-maftûh ‘alayhi) est en grave danger et qu'il est proche de
la perdition (khatar ‘azîm wa halak qarîb) « aussi longtemps qu'il n'a pas
contemplé la station spirituelle (maqâm) de l'Envoyé » car, « en la noble essence
du Prophète réside une force qui lui est propre et par laquelle il tire [la créature]
vers Dieu ». (53) La médiation muhammadienne apparaît donc, là encore,
comme un point de passage obligé du parcours initiatique.
Parmi les épisodes de la vie du Prophète, il en est un, capital, que je me suis
abstenu de mentionner en signalant les topoi hagiographiques inspirés par la sîra
nabawiyya : je veux parler de son ascension céleste (mi’râj)) car sa réplication
dans l'existence des awliyâ est attestée par des textes autobiographiques assez
nombreux pour qu'on y voit la transcription d'une réelle expérience intérieure et
non pas – dans la plupart des cas – un simple calque littéraire. L' « adhérence »
aux états du Prophète trouve son fruit le plus accompli dans cette récapitulation
par le walî du « voyage nocturne » qui conduit Muhammad jusqu'au seuil de la
présence divine. La relation la plus ancienne d'une telle expérience est celle,
bien connue, d'Abû Yazîd al-Bistâmî. (54) Néanmoins, sur ce mi’râj al-awliyâ,
c'est, une fois de plus, chez Ibn al-‘Arabî que l'on découvrira les exposés
doctrinaux les plus précis (55) mais également le témoignage personnel le plus
développé quant aux étapes et au terme de cette montée vers Dieu dans les pas
du Prophète dont il donne plusieurs relations. (56) Semnânî, (57) ‘Abd al-Karîm
al-Jîlî (58) livreront de même quelques-uns des secrets de cette ascension
extatique. Beaucoup d'awliyâ dont la renommée est moins étendue voyageront
comme eux, de sphère céleste en sphère céleste, vers le mystère divin : tel, par
exemple, le marocain ‘Abd al-Rahmân al-Khazrajî (59) ou encore le saint patron
de Louxor, Abû l-Hajjâj al-Uqsurî, réputé avoir obtenu cette faveur surnaturelle
pendant la nuit du milieu de Sha’bân.
L'imitation du modèle prophétique, si parfaite qu'elle soit, n'est cependant
jamais, je l'ai dit, qu'une asymptote. Cela se vérifie dans le cas du mi’râj des
saints. « Notre mi’râj n'est pas identique au sien » (inna mi’râjanâ laysa ka-
mi’râjihi) déclare al-Jîlî. (61) L'ascension corporelle demeure un privilège
muhammadien : « les awliya’, écrit Ibn al-‘Arabî dans un passage que reproduit
la Tabri'a, « ont des voyages nocturnes en esprit (isrâ’ât ruhâniyya)... leurs
déplacements célestes ne se font pas en mode sensible. » Et, concluant le récit de
son propre parcours de ciel en ciel jusqu'à ce qu'il nomme « la station
muhammadienne », il précise : « c'est en moi-même que j'ai voyagé ». (62) Il
n'en reste pas moins que l'idée qu'un walî prétende avoir reçu en partage ne fût-
ce qu'une fraction de la grâce éminente accordée au Prophète scandalise les
‘ulamâ'. C'est ainsi qu'en Inde, au seizième siècle, Muhammad Ghawth
Gwalyorî, auteur d'une Risâla Mi’râjiyya, fut condamné à mort comme
blasphémateur et ne dût son salut qu'à une fuite précipitée. (63) Plus fortunés ou
plus discrets, des shuyûkh nombreux qui, selon les mêmes critères, auraient
encouru une sentence identique ont échappé au regard des censeurs. Il est vrai
que l'on touche, avec le mi’râj, à l'extrême limite de la très réelle mais très
poreuse frontière qui sépare la walâya de la nubuwwa. Mais comment s'étonner
que, dans une mystique dont la haqîqa muhammadiyya est à la fois la cime et le
centre, l'aventure intime que constitue pour le walî l’itinerarium in Deum se vive
et se dise en épousant le schéma de ce qu'un texte médiéval occidental appelait
« l'échelle de Mahomet » ?
Nous voici parvenus loin, très loin de notre point de départ – le melon que
mangea ou que ne mangea pas Ibn Hanbal. Je vous ai fait parcourir au galop
plusieurs siècles d'histoire et, d'ouest en est, un nombre considérable de
kilomètres carré. Simple vue cavalière, donc, et non point dossier exhaustif. Une
exploration plus méthodique de sources arabes serait d'ailleurs insuffisante.
L'enquête devrait s'étendre à l'Asie centrale (où, dès ses origines, la
Naqshbandiyya en particulier offre de précieux témoignages), à l'Inde que je
viens de mentionner en passant, au monde malais où la doctrine de l'insân kâmil
a trouvé des expressions originales... Je me risquerai pourtant à avancer
quelques conclusions que plusieurs de mes remarques ont, en vérité, largement
anticipées.
Que l'on ait fait, en Egypte, un mauvais procès au shaykh Muhammad ‘Uthmân
est, je crois, assez clair : quoiqu'on puisse penser de l'orthodoxie de son
enseignement – ce n'est pas le problème que doit se poser la présente assemblée
– il n'est en rien provocateur. L'un de ses premiers disciples déclara fort
justement à Valérie Hoffman, en lui remettant un exemplaire de la Tabri'a:
« Muhammad ‘Uthmân n'a pas écrit ce livre. Il est l'œuvre de plus de quatre-
vingts auteurs ». (64) Ce qui est significatif, ce n'est pas que les adversaires
habituels du soufisme aient attaqué avec violence cette banale compilation : c'est
que les dignitaires qui composent le très officiel « conseil suprême soufi » l'aient
dénoncée avec la même véhémence. A travers la personne du shaykh soudanais,
ce sont en fait les maîtres dont il se réclame qui sont visés, c'est un immense et
prestigieux héritage qui est jeté pardessus bord. De cette attitude – qui répond
par une surenchère suicidaire aux critiques des mouvements intégristes – on
trouve, entre autres exemples, la confirmation dans une interview publiée en
1992 du chef de la tarîqa muhammadiyya shâdhiliyya, (65) Muhammad Zakî
Ibrahim : pour lui, des auteurs comme Ibn al-‘Arabî ou al-Jîlî représentent un
soufisme « étranger à l'islam ». Mais, assure-t-il avec satisfaction, « ils n'ont
plus aujourd'hui ni disciple ni héritier ». Affirmation évidemment fausse, comme
le démontre l'existence même de la Burhaniyya, et, plus discrètement, celle de
turuq moins bruyantes et d'une légitimité insoupçonnable. Mais affirmation
révélatrice, aussi, du divorce entre les apparences d'un soufisme institutionnel
inhibé par les épigones d'Ibn Taymiyya et les très vieilles certitudes qui, dans les
profondeurs de la umma, ne cessent d'inspirer des ferveurs nouvelles.
Ces certitudes, ces ferveurs, les pères putatifs du « néo-soufisme » les avaient
eux-mêmes reçues en héritage. Réformateurs, ils le furent sans aucun doute.
Mais l'histoire des turuq, comme celle des ordres monastiques, est-elle autre
chose que l'histoire de réformes sans cesse recommencées ? Renversant l'adage
bien connu qui, en occident, illustre l'exception cartusienne, on pourrait dire de
la règle originelle de toute tarîqa qu'elle est semper deformata, semper
reformata. Chaque siècle voit surgir des maîtres qui, dans les conditions propres
à leur époque et à leur milieu, s'appliquent à ranimer l'élan initial, à remettre en
évidence les charismes spécifiques qui sont la raison d'être de leur Voie. Inqilâb,
plutôt que thawra. Répondre aux défis du moment impose de mettre l'accent sur
tel aspect des croyances ou des pratiques, de trouver d'autres mots pour dire les
mêmes choses. Mais l'apparition d'une tarîqa pourvue d'une désignation inédite
ne doit pas nous abuser. Le « néo-soufisme » n'est pas un mythe si l'on entend
par là que la fin du dix-huitième siècle et le début du dix-neuvième ont été
marqués par la présence d'éponymes prestigieux – Tijânî, Sanûsî, Mirghânî,
Mawlâna Khâlid, Mawlay al-‘Arabî l-Darqawî – qui donnent un souffle nouveau
à de très anciennes traditions. Il n'est qu'une fiction si l'on prétend le couper de
racines que ces maîtres n'ont jamais reniées.
Je ne discuterai pas ici les neuf particularités qui, selon l'analyse de Radtke et
d'O'Fahey, définissent l'originalité que certains chercheurs veulent à tout prix
découvrir dans ce néo-soufisme. Un seul point intéresse directement mon propos
: le caractère essentiel de la référence prophétique dans l'enseignement de ces
réformateurs. Les exemples que j'ai cités montrent assez, me semble-t-il, que,
sous des formes frustes ou savantes, précautionneuses ou explicites, cette
référence a toujours été fondamentale pour la raison bien simple que, sans elle,
la sainteté n'est pas pensable en islam. Entre Dieu et l'homme, le Prophète est le
barzakh, l'isthme qui conjoint les réalités créaturelles et les réalités célestes et
permet de passer des unes aux autres. (66) En lui resplendit cette image visible
du Dieu invisible que tout fils d'Adam est appelé à rétablir en lui-même.
Restaurer ce théomorphisme oblitéré par la chute ne peut donc consister qu'à se
configurer au Prophète, seul véritable maître, seul modèle sans défaut. S'unir à la
ruhâniyya de l'Envoyé, s'éteindre en elle est l'unique chemin par lequel on
parvient à s'éteindre en Dieu. Au-delà des naïves décalcomanies de
l'hagiographie, la uswa hasana demeure par conséquent pour l'historien de la
sainteté en Islam un indispensable point de repère. Elle n'explique pas tout mais,
sans elle, on n'explique rien. L'attention portée à cet invariant ne doit pas certes
conduire à négliger les variables. Mais, inversement, les idiosyncrasies du walî,
les traits de son environnement, les contingences de l'histoire locale ne suffisent
jamais à rendre compte du phénomène de la walâya dès lors qu'on oublie qu'en
Islam, si le Prophète est le miroir de Dieu, le saint est le miroir du Prophète.
Notes