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UN DIALOGUE INTERROMPU ?
P
as de données statistiques dis- ces vieux couples qui ne sauraient se
ponibles au niveau national ; passer l’un de l’autre, mais n’ont plus
un seul colloque, en 1993 1 ; pas grand-chose à se dire.
de synthèse de la part des administra- Pourtant, il reste encore des livres
tions centrales depuis 1996 2 ; des re- dans les bibliothèques, et même quel-
Noëlle Balley commandations techniques publiées ques bibliothécaires chargés de prépa-
Noelle.Balley@univ-paris1.fr il y a dix ans 3 ; pas de mémoire de rer et contrôler des trains de reliure.
l’Enssib depuis 1997 4 ; pas de rapport Et lorsqu’on interroge les relieurs
Archiviste paléographe de formation, de l’Inspection générale des bibliothè- eux-mêmes, on s’aperçoit qu’ils ont
docteur ès lettres, Noëlle Balley est ques ; pas de formation spécifique ; beaucoup à dire au monde des biblio-
conservateur chargée de mission pour la une pléthore d’ouvrages et de mani- thèques. Faute de pouvoir présenter la
gestion des collections et la numérisation
festations centrés sur la reliure d’art, synthèse nationale qu’on est en droit
à la bibliothèque Cujas après avoir été
responsable de la mission patrimoine
à des kilomètres de la réalité de la re- d’attendre dans un article du BBF, ten-
au service scientifique des bibliothèques liure et des bibliothèques ; un Institut tons au moins de réamorcer le dialo-
de la ville de Paris. Membre du comité pour la reliure en bibliothèque, en gue, sur le thème du « ils m’ont dit de
de rédaction et collaboratrice régulière sommeil depuis des années ; pire en- vous dire… »
du BBF, elle est également secrétaire de core : rien dans le BBF ! À l’heure de
l’association Bibliopat. la documentation électronique, tout se
passe comme si relieurs et bibliothè- Les relieurs :
ques, qui ont une si longue histoire des activités distinctes
commune 5, fonctionnaient comme
Qui sont-ils ? Dernier maillon de
la chaîne de fabrication du livre, la
1. Reliures et bibliothèques : actes du colloque
international « Reliure : la renaissance », Nancy, reliure-brochure-dorure se divise en
7, 8 et 9 octobre 1993, réunis par Jean-Paul quatre activités bien distinctes, qui
Oddos, Paris, Bibliothèque nationale de toutes, à des titres différents, sont
France, 1994. prestataires du monde des bibliothè-
2. Ministère de la Culture et de la
Communication, Direction du livre et de la
ques :
lecture, La reliure et le renforcement des ouvrages • La finition industrielle (reliure
dans les bibliothèques : étude 1996, Paris, de série, brochage, encartage, façon-
Direction du livre et de la lecture, 1996. nage) : une vingtaine d’entreprises
3. Claude Adam, Jean-Marie Arnoult,
pour le brochage et cinq pour la re-
« La reliure des livres usagés, principes et
méthodes », in Ministère de la Culture et liure, directement touchées par les
de la Communication, Direction du livre et conséquences de la mondialisation,
de la lecture, Protection et mise en valeur du travaillent pour le compte des édi-
patrimoine des bibliothèques : recommandations
techniques, Paris, Direction du livre et de la
lecture, 1998, p. 51-54. trouver ; si ce n’est qu’on vueille pour contenter
4. Élisabeth Bailly, « Reliures en de quelque apparence les yeux des spectateurs,
bibliothèques : enquête sur les pratiques faire recouvrir tous les dos de ceux qui seront
de reliure et de renforcement dans les reliez tant en bazane qu’en veau ou marroquin,
bibliothèques », Villeurbanne, Enssib, 1997 de filets d’or & de quelques fleurons, avec le nom
(malheureusement pas disponible en ligne). des autheurs : pourquoy faire on aura recours
5. Voir par exemple Gabriel Naudé, Advis pour au doreur qui aura coustume de travailler pour
dresser une bibliothèque, Paris, Rolet le Duc, la bibliotheque, comme aussy au relieur pour
1644, p. 145-146 : « Je dis premierement qu’il refaire les dos & couvertures escorchées, reprendre
n’est point besoin pour ce qui est des livres de les transchefils, accomoder les transpositions,
faire une despense extraordinaire à leur relieure, recoler les cartes & figures, nettoyer les fueilles
estant plus a propos de reserver l’argent qu’on y gastées & bref entretenir tout en l’estat necessaire
despenseroit pour les avoir tous du volume plus à l’ornement du lieu & à la conservation des
grand et de la meilleure edition qui se pourra volumes. »
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teurs et imprimeurs. Leur production core l’encollage au pinceau, la couture Sans enjeu esthétique, sans objectif de
annuelle se compte en dizaines de main et la passure en carton – le pa- conservation au sens patrimonial du
millions de livres reliés, en centai- tron, en Père Noël des bibliothèques, terme, la reliure aux plats « muets »,
La bibliothèque et ses prestataires
nes de millions de fascicules brochés effectue lui-même sa tournée, son sac couverte d’une toile enduite connue
ou façonnés, par grandes séries de de grosse toile sur le dos. Il travaille sous le nom de Buckram, destinée au
centaines ou de milliers d’objets tous généralement peu avec les bibliothè- stockage en magasins, porte toute son
identiques 6. Elles sont indirectement ques, mais la raréfaction de la clien- identité sur son dos : cotation et titrage
fournisseurs des bibliothèques, et la tèle privée le rend d’autant plus fragile y sont souvent très sophistiqués. L’as-
fragilité croissante de leurs produits, aux aléas de la commande publique. semblage doit résister à une utilisation
où les volumes à pages coupées, col- On lui confie plus volontiers les docu- prolongée, mais étalée dans le temps,
lées à chaud, et à couverture plastifiée ments anciens, rares ou précieux, pour effectuée (du moins on l’espère) par
souple, l’emportent désormais sur les une reliure artisanale à l’ancienne, ou des gens civilisés qui ont gardé un mi-
cahiers cousus à couverture rigide, ont des documents plus récents dont la nimum de respect du livre… L’un des
des conséquences lourdes, dès le très couvrure luxueuse doit participer au enjeux majeurs d’une telle reliure est
court terme, sur la conservation des prestige d’un grand établissement pa- la solidité et la capacité d’ouverture
documents contemporains : la quasi- trimonial. de l’assemblage, qui doivent garantir,
totalité des ouvrages neufs entrant en • La reliure d’art : une toute petite sur une longue période, un très grand
bibliothèque justifierait, par leur fa- élite, qui relève davantage de la pro- nombre de photocopies parfaitement
çonnage et leur utilisation prévisible, fession artistique que de l’artisanat, lisibles sans dépeçage du document.
un renforcement systématique. travaille ponctuellement avec quelques L’emboîtage d’une couverture sur
• La reliure pour bibliothèques ou bibliothèques à la création de reliures un corps d’ouvrage cousu ou encollé
pour collectivités, dite reliure semi- exceptionnelles sur des documents est la solution la mieux adaptée pour
mécanisée : une petite quinzaine d’ate- prestigieux. concilier ces objectifs intrinsèquement
liers, employant entre dix et soixante contradictoires.
personnes, spécialisés dans la réalisa- • Les fonds patrimoniaux : ma-
tion de travaux de consolidation et de Les bibliothèques : nuscrits, livres anciens, ouvrages de
reliure à l’unité adaptés à une utilisa- des pratiques adaptées bibliophilie, recueils d’estampes…
tion collective intensive. Il s’agit, en Le façonnage original étant en lui-
réalité, d’une « re-reliure», dont la pre-
aux usages même porteur d’informations qu’il
mière opération va consister à défaire ne convient pas de détruire – et les
le façonnage d’origine et le remplacer Du côté des bibliothèques, une ty- crédits de conservation étant ce qu’ils
par une protection mieux adaptée aux pologie tout aussi grossière, mais qui sont – les bibliothèques patrimonia-
usages particuliers des documents de tente de dépasser les habituels cliva- les privilégient de plus en plus, à
bibliothèques : consultation, prêt à ges institutionnels, pourrait regrouper juste titre, des politiques alternatives,
domicile et photocopie, conservation. (y compris au sein du même établisse- allant du simple conditionnement à
Malgré son nom, la reliure semi-méca- ment) les pratiques de reliure en fonc- la restauration, sujet dont l’ampleur
nisée reste une pratique artisanale : si tion des usages des documents : nous interdit de traiter ici. Une poli-
le travail s’effectue sur un grand nom- • Les fonds très utilisés sur le court tique de reliure sur de tels documents,
bre de documents, chacun d’eux est terme, documents en libre accès et lorsqu’elle existe, privilégie instincti-
un cas unique – ne serait-ce que par fonds récents destinés au prêt. Sur vement le recours aux techniques les
ses dimensions – qui requiert un trai- ces ouvrages dont les points forts doi- plus traditionnelles, dans l’idée que
tement particulier. Les bibliothèques vent être la disponibilité rapide, l’at- toute mécanisation, toute simplifica-
représentent plus de la moitié de leur tractivité par lisibilité immédiate de la tion des procédés traditionnels sont
clientèle (voir tableau 1). couverture d’éditeur, la solidité à toute en soi préjudiciables à la conservation.
• La reliure-dorure manuelle : de épreuve sur une courte période, sont Elle s’attache au respect des pratiques
300 à 400 tout petits ateliers (chif- privilégiées des opérations rapides et ancestrales, à la qualité des matériaux,
fre en forte baisse depuis deux dé- peu coûteuses, telles que la plastifi- à leur innocuité et à l’esthétique de la
cennies), dont la majorité n’emploie cation des plats, le renforcement des couvrure, qui doit rester « dans l’es-
qu’une ou deux personnes, parfois couvertures souples, la couture latérale prit » du document original sans pour
quatre ou cinq, et reste globalement dite « à la chinoise », la reliure par- autant constituer un faux ou un pas-
fidèle à l’image d’Épinal de l’artisanat. lante. Le comportement des matériaux tiche.
Fier de son inscription dans une tradi- et des ouvrages sur le long terme n’est
tion pluriséculaire – on y pratique en- pas considéré comme un enjeu.
• Les fonds non patrimoniaux des- Irruption du code
tinés à l’étude et à la recherche : fonds
6. Intervention de Maurice Cossard d’étude et de recherche des biblio- Pendant fort longtemps, les rela-
au colloque international « Reliure : la
renaissance », op. cit., p. 27-29. Chambre
thèques municipales, documents de tions entre les bibliothèques et leurs
syndicale de la reliure, enquête RBD 2002 et niveau recherche dans les bibliothè- relieurs furent marquées par une tra-
Bulletin de liaison,
liaison, juin 2006. ques universitaires ou spécialisées… dition de long compagnonnage : on
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Relieurs et bibliothèques :
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Ce que tout bibliothécaire
titre, de cote et de tomaison qui permettront
La bibliothèque et ses prestataires
doit savoir pour ne pas être tranche, c’est la partie du livre qui se trouve à
l’opposé.)
à son relieur ce qu’une Ces procédés ne sont pas exclusifs les uns des
autres : des cahiers cousus n’impliquent pas
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compter que la personne publique
aime imposer à ses fournisseurs les Tableau 2 Dépenses de reliure 2001-2005 : données annuelles
délais les plus serrés, sans grand souci cumulées – Bibliothèques de lecture publique : BM et BDP
La bibliothèque et ses prestataires
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gences des marchés de la Bibliothèque plus. Il est devenu impossible de trou- Les bibliothécaires ne savent pas
de France se sont révélés gagnants. ver des cuirs qui répondent aux exi- toujours non plus sortir d’un discours
Elle diversifie ses activités en propo- gences de la conservation, et difficile de déploration et utiliser les contrain-
La bibliothèque et ses prestataires
sant désormais des livres pré-reliés, de se procurer des cartons de bonne tes administratives et budgétaires qui
ce qui l’a amenée à développer des qualité. Et quand le relieur a réussi leur sont imposées, sinon comme une
compétences en librairie, et travaille à se procurer, et à stocker dans sa ré- chance (restons crédible), du moins
à améliorer l’ergonomie de ses postes serve, ses peaux de chagrin pour deux comme un tremplin pour acquérir des
de travail. ans, c’est la bibliothèque qui lui an- compétences supplémentaires, diversi-
Face à ce prestataire, très présent nonce que, en raison des restrictions fier leurs pratiques, fixer des priorités.
sur tous les gros marchés, des ateliers budgétaires, elle ne fera plus relier On ne saurait trop plaider pour da-
de taille moyenne entreprennent de qu’en demi-toile… vantage de curiosité, dans une profes-
se regrouper. On parle d’innovations sion qui s’enorgueillit d’habitude de la
technologiques, de nouvelles colles, sienne, envers des partenaires côtoyés
de reliures semi-rigides, prometteuses Un réveil retardé depuis si longtemps, dont la qualité
mais qui demandent un investisse- du travail a des conséquences directes
ment considérable. La reliure française En 1993, on annonçait que les sur la durée de vie des collections et la
reste très attachée à des traditions de grands marchés lancés par la Biblio- qualité du service rendu au public.
qualité, à laquelle les relieurs d’autres thèque de France, le changement En quinze ans d’expérience au
pays ont renoncé pour des techniques d’échelle qu’elle exigeait des ateliers, contact des relieurs, je n’en ai jamais
plus simples, plus rapides et moins les moyens financiers ainsi injectés vu un seul qui ne soit enchanté de
chères. La recherche de reliures plus sur le marché, allaient réveiller la re- faire visiter son atelier, de donner des
économiques, acceptables par les bi- liure française, incitant les relieurs à explications techniques, de prodiguer
bliothèques, est devenue une néces- se regrouper, à se moderniser, à s’in- des conseils et de parler inlassable-
sité. formatiser, à accélérer les délais tout ment de ce métier qui le passionne
Quelques ateliers de taille mo- en baissant les coûts 9. Quinze ans et des difficultés qu’il y rencontre. Un
deste, ayant compris avant les autres plus tard, force est de constater que ce dialogue avec son relieur est très éclai-
que les fourches caudines des mar- réveil n’a pas eu lieu. Les raisons en rant pour quiconque est amené à pren-
chés publics étaient incontournables, sont complexes, et si cette situation a dre des décisions dans l’espoir de pro-
ont fait le choix de présenter systéma- suscité chez beaucoup de relieurs une longer la vie de plus en plus éphémère
tiquement des offres pour tous les lots amertume qu’on peut comprendre, il des documents qui nous sont confiés.
à leur portée, et d’accepter les travaux faut aussi que la profession assume La reliure de bibliothèque idéale,
dont leurs collègues ne veulent pas : une part de responsabilité dans cette solide, peu coûteuse, rapide, non nui-
les très grands formats, les papiers du occasion manquée. sible, permettant une ouverture par-
xixe siècle... D’autres enfin se spécia- faite, réitérable et quand même un
lisent dans la restauration des reliures peu esthétique, est encore à inventer.
et des papiers, créneau qui demande Il serait paradoxal que les bibliothè-
un très grand savoir-faire, beaucoup 9. « La Bibliothèque de France vient de ques ne participent que de très loin à
de temps et un équipement particulier.
La situation de la reliure française est
bouleverser le monde sommeillant de la reliure
pour bibliothèques : cette industrie, encore
son élaboration. • Janvier 2008
largement artisanale, a été réveillée par l’appel
d’autant plus précaire que la clientèle d’offres lancé par la nouvelle institution. D’ici à
privée, toujours assez confidentielle, 1996, date de son ouverture, il lui faudra pour son
se raréfie actuellement, et que les ca- espace grand public […] près de 450 000 volumes
reliés. Un appel d’offres européen a donc été
binets des professions libérales, tra-
ouvert au printemps […]. L’importance du
ditionnellement gros clients, font de marché et les délais (moins de 3 mois) ont
moins en moins relier. Les bibliothè- permis d’abaisser considérablement le prix moyen
ques sont devenues pour bien des re- du traitement des ouvrages, passé de 200 F
lieurs la seule source de revenus à peu en moyenne à 90 F HT […]. Ce programme
devrait permettre de dynamiser l’ensemble du
près sûre. Perdre une partie de notre marché français de la reliure pour bibliothèques.
budget reliure, changer de prestataire Ce dernier […] représente potentiellement 4 à
à l’occasion d’un nouveau marché, 5 millions de volumes sur les 10 millions acquis
c’est aussi découvrir notre (tout petit) par les bibliothèques. Mais celles-ci ne font relier
pour l’instant que 1,2 million de volumes. » * Cet article doit beaucoup aux nombreux
pouvoir de nuisance sur le marché de
Emmanuel de Roux, « Les reliures de la relieurs que j’ai côtoyés au cours de ma
l’emploi… Bibliothèque de France », Le Monde du 5-6 carrière, et en particulier à Mmes Laureline
Les relieurs font aussi état de gros- septembre 1993, cité par Louise-Mirabelle Havel (bibliothèque Cujas), Michèle Martin
ses difficultés d’approvisionnement et Biheng-Martinon, Voyage au pays des relieurs (Chambre syndicale de la reliure), MM. Denis
de stockage des matières premières. ou l’évolution du métier de relieur en France Brignon (société Renov’Livres, Ludres),
au xxe siècle, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 16 Louis de Fouchier, Jean-Luc Bianchon (atelier
Certaines fournitures, encore couram- n. 13. Voir aussi l’intervention de Dominique Viallette, Rungis), Frédéric Riollet (atelier
ment demandées dans les cahiers des Jamet au colloque « Reliure : la renaissance », Mabs, Beaugency) qui ont bien voulu répondre
charges, n’existent tout simplement op. cit., p. 19-21. à mes questions.
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