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l’élément
visionnaire dans
la divine comédie
› Romano Guardini
septembre 2013 99
études, reportages, réflexions
L
I
voyait en elle un donné plein de sens à peu près comme dans la nature,
une sorte de nature au second degré. Il avait à peine conscience du
caractère inquiétant des figures antiques, bien plutôt, leur insertion
dans son univers au même titre que les arbres et les animaux de son
entourage, ou les hommes de son temps, lui paraissait aller de soi.
On serait tenté d’établir une comparaison avec l’auteur que Dante
a considéré comme « le poète » absolument : Virgile. Dans le sixième
livre, déjà cité, celui-ci raconte qu’Énée, instruit par la Sibylle, descend
dans le monde souterrain pour que l’ombre de son père Anchise lui
apprenne le déroulement de son destin. Mais ce qui nous importe se
précise si nous considérons une forme antérieure de la vision antique,
à savoir celle de l’Odyssée. Au onzième chant, Ulysse raconte qu’il des-
cend dans le monde souterrain afin que le devin Tirésias lui dise s’il
lui sera finalement donné de rentrer dans son pays. Il franchit l’Océan
et parvient à l’autre rive. C’est un no man’s land, car l’Océan constitue
la limite de la terre, en sorte qu’à vrai dire, il n’a pas pour l’homme
« d’autre rive ». Cette traversée est donc un « passage » dans l’inacces-
sible. Ulysse aborde et descend « vers la demeure fangeuse de l’Hadès »
(X, 512). Il creuse une fosse avec son épée, répand tout autour des
libations, évoque les morts et jure de leur offrir d’abondants sacrifices
après son retour dans sa patrie. Ensuite, il abat une brebis et un bélier
noirs. Le sang de ces animaux coule dans la fosse.
II
chose soit ici, là-bas, et tout à fait ailleurs ? Dans le rêve. Il supprime
les lois de l’exclusion qui déterminent l’ordre terrestre, qui font que ce
lieu n’est pas un autre lieu, que l’heure présente n’est pas l’heure passée,
que cette forme se distingue de toutes les autres et que l’acte de celui-
ci ne peut pas être l’acte de celui-là. Une puissance cachée règne et a
besoin pour s’exprimer des images qui apparaissent. Mais celui qui rêve
est d’accord avec ce qui s’exprime là de l’intérieur. Il s’étonne de ces
énigmes et sait pourtant qu’elles sont dans l’ordre.
On pourrait nommer bien d’autres particularités semblables dans
la Divine Comédie. Elles montrent que la réalité en question se trouve
dans une situation différente de la nôtre.
Or il ne suffirait pas de dire que cette situation est celle du rêve.
La durée de celui-ci est trop courte, ses connexions immédiates trop
confuses et sa forme trop indéterminée pour que l’on puisse dire que le
contenu de ce puissant poème est constitué par des rêves. Cependant,
il existe un autre mode d’expérience et de perception qui, comme le
rêve, dispose librement du réel et de son contenu, mais avec une signi-
fication d’une densité plus grande : la vision.
Dante dit à la fin de la Vita nuova :
son existence personnelle, ceci à une époque qui signifiait pour lui
le tournant de sa vie intérieure, et en rapport avec la personne de
Béatrice, alors morte, mais qui menaçait aussi d’être perdue intérieu-
rement pour lui : alors qu’il était « au milieu du chemin de sa vie »,
se trouvait « dans une forêt obscure « et « avait perdu la vraie voie »
(Enfer, I, 1-3). Cette expérience aurait eu une relation avec le très
ancien motif dont nous avons parlé en commençant, à savoir que le
vivant ne peut acquérir une manière de voir décisive pour sa vie que
venue de l’au-delà de cette vie. Mais cette connaissance – et là résident
l’originalité et la grandeur de Dante – n’aurait pas été épuisée par un
revirement personnel, ne se serait pas exprimée dans une description
autobiographique : elle serait devenue l’impulsion et le noyau d’une
œuvre d’aussi grandes dimensions que la Divine Comédie.
Quoi qu’il en soit de cette hypothèse, le lecteur doit en tout cas
comprendre tout ce qui apparaît dans ce poème comme ayant été
contemplé en vision. Partout on y trouve la forme terrestre, mais dans
une situation qui se met à la disposition d’un événement plus pro-
fond, afin que celui-ci puisse s’exprimer en elle.
III
Cette puissance visuelle accrue est si intense que les « yeux sont
privés de leur faculté ». Béatrice lui révèle pourquoi il en est ainsi et
ses paroles, interprétation de cette réalité pus haute, lui confèrent une
nouvelle force :
« Et sitôt que le bord de mes paupières y eut bu, je vis que
sa longueur devenait ronde. » (Paradis, XXX, 88-90.)
Les abeilles sont les anges qui plongent dans le lac, portent la plé-
nitude de sa lumière vers les bienheureux et reviennent ensuite dans
l’abîme de lumière, expression d’une communauté d’amour et de vie
qui s’éploie de toutes parts.
Que signifie tout cela ?
Résumons-nous : il s’agit d’un symbole qui exprime une multipli-
cité concentrée en un ordre harmonieux. La rose enferme l’existence
humaine, avec ses personnalités et ses actes, entrée dans sa forme éter-
nelle. Elle est la création retournée à Dieu qui s’accomplit dans la
communion avec lui. Mais la forme de la fleur indique que le caractère
de l’existence accomplie est beauté, épanouissement sacré au-delà de
toute réalisation et de toute utilité. Du lac de lumière à l’intérieur de
la rose, Dante à dit qu’il apparaît tout entier « fait d’un rayon réfléchi
en haut du premier mobile » (Paradis, XXX, 106-107). Les rayons de
la lumière divine qui pénètrent de l’empyrée dans le monde et y pro-
duisent tout ce qui a une valeur et un sensé, se réfléchissent et brillent
depuis la surface de la dernière sphère, c’est-à-dire du bord du monde
vers le large (7). Ce reflet est le lac : la puissance divine de la lumière et
d’amour, qui a accompli son œuvre dans le monde et qui, par les actes
spirituels des créatures, revient en son lieu avec la récolte apportée par
l’œuvre du monde.
Mais où se situe la rose ? Dante sort de la forme sphérique du
monde et se trouve près du lac de lumière. Or la source des rayons
divins, l’empyrée, n’est pas un point, mais l’espace autour du monde
transcendant tout espace ; ainsi, ses rayons enveloppent le monde
comme un manteau et le pénètrent de toutes parts. D’où il ressort
que la rose s’épanouit partout sur la surface du monde et que chacun
l’aperçoit là ou elle le concerne à l’endroit où il se trouve : ici encore,
un élément visionnaire au sens le plus élevé.
Les bienheureux dont les phalanges séjournent en elle sont les
mêmes que Dante a déjà rencontrés lors de son ascension dans les
sphères c élestes. Celles-ci constituent différents lieux d’existence définis
par la valeur des astres où les bienheureuses se trouvent d’après le sens
particulier de leur vie (8). C’est là qu’ils sont apparus à Dante et ainsi,
une contemplation fragmentée lui a-t-elle été possible dans la succession
de l’espace et du temps. Maintenant, il les rencontre dans l’insertion
absolue de la communion avec Dieu qui s’exprime par la rose. Or le
vingt-troisième chant relate un événement étrange : le cortège des bien-
heureux qui vont planant hors des sphères vers l’empyrée. Cela ne signi-
fie pas qu’ils sont émigré pour être là au lieu d’être ici ; le cortège céleste
ne représente pas un événement unique, mais constant. Les êtres qui ont
réalisé leur accomplissement sont là et ici en même temps.
Dante, dont le regard s’est transformé d’un domaine de l’au-delà à
l’autre, et a acquis par son objet chaque fois plus élevé une puissance
de réalisation plus grande, a passé du domaine du monde à la trans-
cendance absolue de l’empyrée. Par les paroles de Béatrice, il acquiert
une nouvelle faculté visuelle et il voit le fleuve céleste avec les fleurs et
les étincelles qui volent. Mais ce n’est là que la première phase de la
vision qui recèle encore en elle-même l’essentiel ; sur l’ordre de celle
qui lui guide, ses yeux boivent dans le fleuve, et la rose, qui s’épanouit
depuis la surface du monde jusqu’à l’empyrée, apparaît là où il est.
Pour s’exprimer selon la terminologie médiévale, il a passé par « la
purification », et « l’illumination » ; désormais, il est préparé pour
IV
Nous remercions les Éditions du Seuil et la Katholische Akademie in Bayern de leur aimable
autorisation de reproduire ce texte.
1. Cf. Erich Auerbach, Dante als Dichter der irdischen Welt, (Dante poète du monde terrestre),
1929.
18. Plus exactement de lumière « jaune », sans doute de la couleur de l’or « nel giallo della
rosa sempiterna » (Paradis, XXX, 124). Le texte chinois parle de « fleur d’or » et Jung rapporte
que, dans les analyses qu’il a faites, la fleur apparaît d’or lumineux : « La fleur d’or est un
symbole de la mandala que j’ai souvent rencontré chez mes malades. » (Idem, p. 24.)
19. Idem, p. 31.
20. Cf. Lucien Lévy-Brühl, les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, 8e édition,
1928, p. 76 et suiv. L’acte indiqué paraît également essentiel pour la contemplation dans le
culte.