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Entretien (vec M(rcel G(uchet : Autour de Le nouve(u Monde

Entretien (vec M(rcel G(uchet : Autour de Le nouve(u Monde


Lʼ#vènement de l# démocr#tie
lundi 28 m#i 2018, p#r Hocine R#hli
Avec Le Nouve#u Monde, qu#trième tome de LʼAvènement de l# démocr#tie,
M#rcel G#uchet clôt un cycle philosophique singulier p#r son #mbition et son
#mpleur : peindre lʼ#venture trisécul#ire de notre modernité démocr#tique,
#vec ses rebondissements, ses tr#nsitions, ses obscurités et ses tensions.
D#ns cet entretien, il revient sur les concepts-clé de lʼouvr#ge et ses
réson#nces #vec notre présent.

Actu-philosophi( : Votre ouvr#ge [1] est dʼune #mbition r#re d#ns le monde


#c#démique : vous conjuguez lʼex#ctitude empirique de lʼhistoire #vec
lʼherméneutique propre Q l# philosophie. F#ites-vous œuvre dʼhistorien ou de
philosophe ? Et ne cr#ignez-vous p#s, en ces temps dʼultr#-spéci#lis#tion
#c#démique, Q vouloir trop embr#sser, de m#l étreindre ?
M(rcel G(uchet : M# dém#rche est cl#irement philosophique sur l# b#se dʼun
m#téri#u historique. Elle vise une intelligibilité dʼun ordre que sʼinterdit
dʼenvis#ger lʼhistorien. Celui-ci sʼefforce dʼét#blir comment les choses se sont
p#ssées. Je p#sse p#r lQ, m#is je v#is bien #u-delQ. Je cherche Q en dég#ger
l# signific#tion fond#ment#le d#ns le c#dre dʼune théorie de l# modernité.
Autrement dit, je prends un risque interprét#tif de n#ture philosophique, en
ess#y#nt de montrer que les qu#tre dernières décennies de lʼhistoire
occident#le ont vu le p#r#chèvement du processus de sortie de l# religion qui
lʼ#nime depuis le XVIème siècle. Av#ncer une telle proposition ne signifie p#s
pour #ut#nt sʼ#utoriser Q dire nʼimporte quoi. Il y # des g#rde-fous Q cette prise
de risque. L# règle de méthode m#jeure est l# non-contr#diction #vec les f#its
génér#lement jugés signific#tifs de l# période. Je nʼ#v#nce de thèses quʼ#ssuré
quʼelles ne se heurtent Q #ucune objection f#ctuelle fl#gr#nte. Hors cel#,
évidemment que je ne p#rle p#s de tout. Mon livre tient en 700 p#ges. Il #ur#it
pu en f#ire 7000. Je ne suis p#s sûr que le lecteur y #ur#it g#gné be#ucoup du
point de vue de lʼintelligence du fond. Jʼ#i cherché Q être Q l# fois #ussi précis
et synthétique que possible d#ns ce qui est une interprét#tion philosophique
du présent. 
Si le risque de l# synthèse doit être pris, cʼest que ceux qui prétendent sʼen
exempter le pr#tiquent Q leur insu. Il nʼest p#s difficile de montrer que les
esprits forts qui décrètent lʼentreprise impossible sʼ#ppuient en ré#lité sur des
présupposés quʼils ne questionnent p#s Q lʼég#rd de cet objet décl#ré hors
dʼ#tteinte. Je pourr#is vous citer bien des études qui se veulent scientifiques,
pointues, objectives et qui véhiculent des grilles de lecture # priori dont les
#uteurs nʼont même p#s lʼ#ir conscients. Je revendique #u contr#ire dʼ#v#ncer
dém#squé. Il y # toujours interprét#tion. Aut#nt quʼelle soit explicite. Cʼest
pourquoi l# dém#rche philosophique est irrempl#ç#ble : elle oblige Q #ller #u
bout des présupposés qui vous guident.
AP : Quʼentendez-vous p#r «  domin#nce néo-libér#le  » ? Vous dites que l#
révolution néolibér#le est une «  révolution silencieuse  », quʼelle se f#it s#ns
heurts, et que cʼest en r#ison de ce silence quʼelle est plus d#ngereuse que les
révolutions tonitru#ntes du p#ssé. Pourriez-vous préciser ce point ?
MG : Sép#rons tout dʼ#bord domin#nce et néolibér#lisme. L# « domin#nce »
relève dʼune grille de lecture du phénomène idéologique : ce concept est
destiné Q remédier #ux déf#uts fl#gr#nts de l# c#tégorie dʼ « idéologie
domin#nte » – idéologie que je définis comme discours politique succéd#nt #u
discours religieux. 
A mon sens, il nʼy # p#s dʼ « idéologie domin#nte de l# cl#sse domin#nte »,
m#is il y # domin#nce rel#tive et conjoncturelle de cert#ines idéologies.
Lʼidéologie est p#r essence plurielle – p#r exemple, m#lgré l# domin#nce
néolibér#le, il y # toujours Q lʼheure #ctuelle des soci#listes, des conserv#teurs
et des libér#ux cl#ssiques. Sʼil se trouve quʼune des idéologies surcl#sse les
#utres d#ns cet esp#ce concurrentiel, cʼest en fonction de lʼ#ppui quʼelle trouve
d#ns les données dʼune conjoncture historique précise, en fonction dʼun critère
qui nʼest #utre que s# plus gr#nde pl#usibilité. Elle est celle qui p#r#ît le plus
crédible #u reg#rd de l# m#rche du monde. Depuis le tourn#nt des #nnées
1970, le néolibér#lisme sʼest imposé comme le discours le plus en ph#se #vec
l# m#nière dont se présente le fonctionnement des sociétés.
Venons-en donc #u néolibér#lisme, qui nʼ# rien Q voir #vec
« lʼultr#libér#lisme ». On peut le définir #insi : cʼest lʼ#pplic#tion des principes
du libér#lisme cl#ssique Q l# situ#tion créée p#r glob#lis#tion économique et
politique. Le libér#lisme cl#ssique comport#it un impensé. Lʼesp#ce des
libertés individuelles quʼil voul#it protéger des empiétements du pouvoir
politique sʼinscriv#it dʼévidence, pour lui, Q lʼintérieur des Et#ts-n#tions. Cʼest
ce présupposé que f#it s#uter le néolibér#lisme. Il sort l# sphère des contr#ts
et des droits individuels de lʼesp#ce st#to-n#tion#l pour en f#ire l# norme dʼun
esp#ce glob#l homogène. Cel# ch#nge tout du point de vue des
conséquences. Les libertés éch#ppent #ux c#dres politiques. Les principes de
b#se sont les mêmes, m#is le ch#mp dʼ#pplic#tion est différent. Si le tourn#nt
qui # déterminé cette réorient#tion de l# m#rche des sociétés mérite dʼêtre
qu#lifié de révolution, cʼest p#r lʼ#mpleur de ses retombées. Lʼorigin#lité de
cette révolution est de ne p#s #voir procédé dʼun projet conscient et ne p#s
être p#ssée p#r une rupture violente. Elle # été insensible sur lʼinst#nt, ce
pourquoi je l# dis « silencieuse » ou « invisible ». Elle est née de lʼeff#cement
de ce qui subsist#it de structur#tion religieuse d#ns le méc#nisme collectif.
Cette présence ét#it devenue indiscern#ble. Elle nʼen ét#it p#s moins forte,
nous le mesurons #vec le recul. Le cœur de l# « révolution de 1975 » se situe
d#ns l# dissolution de ces #tt#ches qui continu#ient de relier nos sociétés Q
lʼ#ncien monde religieux. Ce « rest#nt » sʼest év#noui s#ns bruit, m#is dʼune
f#çon si r#pide, si in#ttendue, quʼil en est résulté des effets c#t#clysmiques Q
lʼéchelle du globe ! En quelques #nnées, nous sommes p#ssés du monde de l#
volonté politique #u monde de lʼ#utom#tisme soci#l. Au monde de l# volonté
m#téri#lisée d#ns des org#nis#tions, # succédé l# régul#tion #utom#tique de
m#rchés bktis #utour de l# c#p#cité des #cteurs Q nouer des #ccords
indépend#mment de tout c#dre collectif.
AP : Vous p#rlez de « l# » démocr#tie. Ne pensez-vous p#s quʼil f#ille
introduire des nu#nces, not#mment entre le modèle #nglo-s#xon, plus libér#l ;
et le modèle fr#nç#is, plus républic#in ?
MG : Tout dépend du nive#u dʼ#n#lyse où vous vous situez ! Lorsque je p#rle
dʼ#vènement de « l# » démocr#tie, jʼ#i en tête le phénomène génér#l qui se
c#r#ctérise p#r lʼ#utonomie structurelle des sociétés, qui en f#it des sociétés
c#p#bles de sʼorg#niser de p#rt en p#rt selon des règles de r#ison, dont les
sociét#ires sont m#îtres. A cet ég#rd, il y # bien une identité foncière du f#it
démocr#tique.
Après #voir dit cel#, il f#ut bien sûr redescendre #u nive#u des v#ri#ntes de ce
phénomène glob#l. Vous #vez tout Q f#it r#ison : il y # une origin#lité
#méric#ine très import#nte, #insi quʼune spécificité européenne ; et Q lʼintérieur
de cette spécificité européenne, il y # une concurrence entre le modèle #ngl#is
– sous lʼégide, depuis le XVIIe siècle de Hobbes et de Locke – et le modèle
fr#nç#is quʼinc#rne, pour le meilleur et pour le pire, Rousse#u. Dʼun mot : l#
Glorieuse Révolution de 1688 et l# Révolution fr#nç#ise de 1789. Nous pouvons
résumer ces distinctions d#ns les termes simples que vous #vez utilisés : dʼune
p#rt, lʼ#ccent sur l# liberté individuelle et s# protection, le modèle lockéen, et
dʼ#utre p#rt lʼ#ccent sur l# souver#ineté popul#ire et l# volonté génér#le, le
modèle rousse#uiste. 
M#is #u-delQ de ces trois gr#nds modèles– #méric#in, #ngl#is et fr#nç#is –,
nous pouvons encore descendre un cr#n en-dessous, p#rticul#riser
d#v#nt#ge. Au fond, il y # #ut#nt de concepts de liberté que de démocr#ties
concrètes : ch#que culture p#rticulière modèle Q s# m#nière le concept de
liberté. L# dém#rche philosophique, justement, cherche Q #rticuler ces
nive#ux ! Il sʼ#git de f#ire tenir ensemble le singulier et le génér#l.
AP : M#lgré cette révolution, lʼ#utonomie #chevée est en ré#lité, dites-
vous, «  tronquée  » ; et de «  solution  », elle est devenue un «  problème  »,
c#r nous sommes p#ssés dʼun pouvoir liberticide Q une liberté s#ns puiss#nce.
«  Lʼhistoire de l# libér#tion est derrière nous ; lʼhistoire de l# liberté
commence  ». Pourriez-vous revenir sur ce p#r#doxe ?
MG : Précisons tout dʼ#bord ce que jʼentends p#r « #utonomie ». Elle nʼest p#s
quʼun f#it de conscience et de pensée ; elle est dʼ#bord un f#it dʼorg#nis#tion
des commun#utés hum#ines. Ce pourquoi je p#rle dʼ« #utonomie
structurelle ». Le concept désigne les #rticul#tions fond#ment#les de cette
org#nis#tion du monde collectif : l# forme politique ; le principe de légitimité ;
lʼorient#tion temporelle. En lʼoccurrence : l# forme Ét#t-n#tion, les droits
fond#ment#ux, l# production de lʼ#venir. M#is lʼ#utonomie structurelle –
politique, juridique et historique – ne définit p#s le tout de lʼ#utonomie : #ussi
sʼ#ccommode-t-elle dʼune « hétéronomie fonctionnelle ». Cʼest ce hi#tus qui
#utorise un reg#rd critique sur le monde d#ns lequel nous sommes. Nous ne
doutons p#s que le monde soci#l où nous vivons est notre œuvre collective.
Pour #ut#nt, l# m#îtrise effective de ses rou#ges p#r ses #cteurs est de moins
en moins #ssurée – cette dépossession nous donne lʼimpression de moins en
moins gouverner ce monde… que pourt#nt nous f#isons. Nos démocr#ties ne
sont p#s pleinement ép#nouies – cʼest le moins que lʼon puisse dire ! VoilQ
pourquoi il nous reste Q p#sser de « lʼ#utonomie structurelle » Q « lʼ#utonomie
subst#ntielle ». L# modernité # été une lutte const#nte contre lʼhétéronomie,
t#nt subst#ntielle que fonctionnelle – contre l# subordin#tion Q des pouvoirs
inquestionn#bles, contre les inég#lités des droits et st#tuts, contre
lʼobéiss#nce Q une tr#dition irr#tionnelle. En cel#, ce fut lʼkge de l#
« libér#tion ».M#is ce que nous sommes en tr#in de découvrir, une fois quʼil
sʼ#chève, cʼest que l# « liberté » reste Q #ccomplir.
Une fois le principe de l# démocr#tie #cquis, nous devons #pprendre Q l# f#ire
fonctionner, elle qui est encore d#ns lʼenf#nce. Cʼest une tkche nouvelle : non
plus critiquer des domin#tions #ntidémocr#tiques, des #lién#tions extérieures,
m#is notre propre inc#p#cité Q f#ire fonctionner l# démocr#tie.
AP : Vous dites que nous #vons entrepris une « sortie de l# religion ».
Quʼentendez-vous ex#ctement p#r religion ? Et comment #ccordez-vous ce
const#t #vec l# persist#nce du f#it religieux d#ns le monde ? Le plus étonn#nt
est votre #ffirm#tion selon l#quelle le XXe siècle nʼét#it p#s sorti de l# religion,
#lors que ses idéologies – communisme et n#zisme, not#mment – ét#ient des
#théismes.
MG : Des #théismes… en #pp#rence seulement ! Disons, des #théismes
revendiqués, m#is qui nʼempêch#ient nullement l# mobilis#tion inconsciente
dʼun fond religieux ! Entre ce que les gens croient penser et ce quʼils pensent
réellement, il y # p#rfois un gouffre. Il# été p#rticulièrement profond d#ns le
c#s de ces « #nti-religions religieuses », comme jʼ#i proposé de les #ppeler du
moment tot#lit#ire. .
Si nous prenons le concept de « religion » d#ns son #cception philosophique
rigoureuse, #bstr#ction f#ite des religions p#rticulières, elle désigne
lʼ#ttribution, p#r lʼhum#nité, de l# c#us#lité de son monde Q un principe
extérieur et supérieur. L# religion, cʼest le r#pport de lʼhum#nité Q elle-même
p#r lequel elle se dépossède de l# respons#bilité de lʼordre selon lequel elle vit
#u profit dʼun fondement qui l# dép#sse. Cel# se concrétise d#ns une
org#nis#tion des commun#utés hum#ines, d#ns un mode de structur#tion des
sociétés quʼil est justifié de nommer « hétéronome ». L# religion ne s#ur#it se
réduire Q un système de croy#nces, Q un contenu spirituel p#rticulier. Cʼest
pour nous quʼelle est devenue cel#, sous lʼeffet, justement, de l# sortie de l#
religion. Historiquement, le mode dʼorg#nis#tion p#r#ît #voir compté bien
d#v#nt#ge que le contenu spirituel.
Qu#nd je p#rle de sortie de l# religion, je ne p#rle p#s de « fin » de l# religion :
l# religion survivr# Q l# sortie de l# structur#tion religieuse. Simplement, elle
ch#nge de sens : l# religion ét#it l# chose collective p#r excellence, elle
#ssur#it une fonction soci#le clé ; t#ndis quʼ#ujourdʼhui, elle devient l# chose
individuelle p#r excellence. Elle survit, certes, m#is Q lʼéchelle des individus, qui
ne croient plus en s# prétention de j#dis Q structurer l# société. De ce point de
vue, nous ne sommes p#s #u bout de nos surprises ! Le sens de l# religion
continuer# Q se tr#nsformer, en f#is#nt toujours d#v#nt#ge le dép#rt #vec l#
politique, pour entrer d#ns le monde personnel, d#ns lʼintimité des individus.
M#inten#nt, l# diffusion du phénomène est très inég#le selon les #ires
culturelles. Il # s# pointe #v#ncée en Europe occident#le, m#is p#r exemple,
lʼAmérique reste plus religieuse que lʼEurope, même si, sur notre continent, il y
# #ussi des nu#nces Q ét#blir – l# Pologne et lʼIrl#nde, p#r exemple, ne sont ni
l# Tchéquie, ni l# Fr#nce. Si les Améric#ins font encore pl#ce #u religieux, cʼest
en r#ison de leur histoire. Les conditions de fond#tion des Et#ts-Unis ont
permis une #lli#nce entre l# religion et l# liberté, ce quʼ# très bien noté
Tocqueville. Les Européens, #u contr#ire, y ont vu deux ordres #nt#gonistes.
Le f#it qui crée l# confusion, #ujourdʼhui, en cré#nt lʼillusion dʼun « retour du
religieux », est lʼ#ctiv#tion de divers fond#ment#lismes, plus ou moins
#gressifs, d#ns toutes les tr#ditions religieuses, et spéci#lement d#ns lʼisl#m.
En ré#lité, il sʼ#git dʼun choc en retour de l# diffusion de l# sortie de l# religion
Q l# f#veur de l# mondi#lis#tion. Il nʼy # rien de très extr#ordin#ire Q ce que l#
pénétr#tion des données de l# structur#tion #utonome d#ns des sociétés
encore l#rgement pétries dʼhétéronomie tr#ditionnelle provoque en ré#ction
des effervescences religieuses dont les fond#ment#lismes sont l#
m#nifest#tion l# plus r#dic#le. Ce sont en f#it be#ucoup plus des
ré#ffirm#tions identit#ires que des mouvements spirituels ou des retours vers
l# structur#tion hétéronome.
AP : Comment expliquez-vous que le monde #r#bo-musulm#n se soit #ut#nt
isl#misé, #lors quʼQ lʼépoque de l# « révolution de 1975 », une telle r#dic#lité
religieuse ét#it tout bonnement impens#ble : t#ncée dʼ#rch#ïsme, elle ét#it
mise #u r#nc#rt de lʼhistoire. Lʼesprit du temps ét#it encore celui du
p#n#r#bisme, du soci#lisme #r#be.
MG : Lʼillusion # été de croire Q une synchronis#tion des histoires sous le signe
de l# construction dʼun #venir soci#liste. Le « soci#lisme #r#be »# été un
échec tot#l. Plus l#rgement, le m#rxisme tiers-mondiste # f#it long feu. Ce
fi#sco de l# projection d#ns le futur # r#mené l# référence #u p#ssé religieux.
De ce point de vue, l# révolution isl#mique en Ir#n de 1979 # été le sign#l du
b#sculement.
AP : En dépit de ces considér#tions, ne pensez-vous p#s que les démocr#ties,
et not#mment l# démocr#tie #méric#ine, reconduisent l# notion de s#cré
#utrement, en le sécul#ris#nt ? Je pense #ux tr#v#ux de Régis Debr#y, qui
montrent que l# force des Et#ts-Unis sur lʼUnion européenne tient en leur s#cré
divin, plus enthousi#sm#nt que le juridicisme européen. L# n#tion ne reconduit-
elle p#s lʼUn-s#cr#l ?
MG : L# n#tion # pu être pénétrée de religiosité, en Europe, jusque d#ns les
#nnées 1970. Ce nʼest plus le c#s. Cel# reste vr#i, en rev#nche, #ux Ét#ts-Unis,
où le schém# de l# « n#tion élue », #vec s# « destinée m#nifeste », continue
de jouer un rôle essentiel. Je ne suis p#s dʼ#ccord cepend#nt #vec l# m#nière
extensive dont Régis Debr#y m#nie le concept de « s#cré ». Elle me semble
plus #n#logique que rigoureuse. Il y # « s#cré », #u sens strict, lQ où il y #
m#téri#lis#tion de lʼ#u-delQ d#ns lʼici-b#s. Il y # en ce sens des lieux s#crés,
des objets s#crés, des personnes s#crées. Ce qui les f#it tels, cʼest dʼêtre
h#bités p#r une présence t#ngible du surn#turel dép#ss#nt leur ré#lité
n#turelle. M#is toute ré#lité supérieure qui vient sʼinc#rner d#ns un lieu, un
objet ou une personne nʼest p#s forcément dʼordre religieux. On ne peut p#s ne
p#s être s#isi sur le site de Verdun p#r l# mémoire de ce qui sʼest joué lQ de
terrible. Cʼest vr#i # fortiori du site dʼAuschwitz. Cel# ne f#it p#s de cette
présence spirituelle très spéci#le une présence religieuse. Après, l# confusion
vient du télescop#ge entre cette s#cr#lité et l# disposition hum#ine #u
s#crifice. Ser#it « s#cré » tout ce pourquoi on est prêt Q se s#crifier. De
nouve#u, cʼest un #bus de mots : il y # des s#crifices qui nʼont rien de s#cré,
qui se produisent en dehors de toute justific#tion hétéronome – nous pouvons
nous s#crifier pour notre p#ys, pour nos proches, tout en s#ch#nt que notre
#dhésion est purement r#tionnelle ou subjective. Lʼ#bnég#tion s#crificielle peut
être religieuse comme elle peut être « l#ïque ». Au lieu dʼuser du concept de
s#cré de m#nière indiscriminée, p#rlons dʼune disposition hum#ine génér#le Q
préférer #utre chose Q soi-même, dont le religieux # été un véhicule m#jeur,
m#is qui est indépend#nte de lui et qui est destinée Q lui survivre.
AP : Justement, quel sort f#ites-vous ex#ctement Q l# notion de « crise » ?
Dʼune p#rt, vous le dites, elle est épuisée, éculée, et dʼ#utre p#rt, l# crise doit
désigner un phénomène ponctuel : or, nous nʼen sommes toujours p#s
vérit#blement sorti.
MG : Revenons Q son sens premier : l# crise désigne un ét#t de déséquilibre
entre des compos#ntes qui doivent, h#bituellement, fonctionner de f#çon
h#rmonique. D#ns le contexte économique, cʼest rel#tivement cl#ir : sʼil y #
surproduction p#r r#pport Q l# consomm#tion, il y # crise.
D#ns le reste des phénomènes soci#ux et politiques, lʼus#ge devient plus
complexe et soulève un problème de méthode. Si je lʼemploie, cʼest dʼ#bord
p#rce quʼil nʼy # p#s dʼ#utre mot disponible : les concepts ne sʼinventent p#s Q
volonté, m#lheureusement pour moi ! Jʼ#ur#is pu puiser d#ns le dictionn#ire
étymologique pour créer un néologisme, m#is jʼ#ur#is s#ns doute perdu en
lisibilité pour le lecteur. Lʼexigence minim#le, qu#nd on recourt #u terme, est de
préciser : crise de quoi ? En quoi et pourquoi ? Il y # crise de l# démocr#tie
qu#nd il y # discord#nce entre les #ttentes des citoyens et le fonctionnement
du système politique. Nous y sommes, Q nʼen p#s douter. Jʼess#ie dʼen écl#ircir
les r#isons.
AP : Votre livre f#it droit Q l# « réticul#tion numérique », qui #ccomp#gne l#
« société de l# conn#iss#nce ». Êtes-vous optimiste qu#nt Q l# possibilité
quʼelle offrir#it Q l# société de « se reconstruire de p#rt en p#rt, pièce Q pièce,
en fonction dʼelle » ?
MG : Pour le moment, je ne vois #ucun motif dʼêtre optimiste ou pessimiste.
Ces nouvelles technologies sont un outil extr#ordin#ire, porteuses de
potenti#lités multiples. Cepend#nt, un outil nʼest que ce quʼen font les
utilis#teurs ! Nous devons #b#ndonner lʼidée dʼun outil qui définir#it son propre
mode dʼemploi. Il nʼest ni bon ni m#uv#is : il dépend de lʼus#ge de ce quʼon en
f#it. DéjQ #ujourdʼhui, Internet est ce quʼen f#it l# liberté hum#ine : Q l# fois
esp#ce de violence où ch#cun peut insulter l# terre entière et son voisin, où les
virus peuvent pulluler d#ns les circuits, m#is en même temps formid#ble outil
de conn#iss#nce.
AP : Vous évoquez lʼutopie qui consister#it en une « #uto-production du
monde hum#in », en un « technocosme suffis#nt ». Pensez-vous #u
tr#nshum#nisme, et si oui, quel rôle, en t#nt que mythologie, et en t#nt
quʼéventuelle ré#lité, vous semble-t-il jouer ?
MG : Le tr#nshum#nisme relève dʼune dimension presque méc#nique : dès que
sʼouvrent de nouve#ux possibles, lʼhum#nité y projette un nouvel im#gin#ire.
Cepend#nt, l# production littér#ire est très inég#le en l# m#tière : ce nʼest p#s
p#rce quʼun livre est écrit sous une forme scientifique que son contenu suit.
Prenez Homo Deus, de Yuv#l No#h H#r#ri : cʼest Jules Verne #ppliqué #u
numérique ! Chez les deux, vous trouvez Q l# fois des #bsurdités et de
pénétr#ntes prospectives. Lʼhistoire juger#.
Le tr#nshum#nisme nʼen est p#s moins porté p#r un désir d#ngereux : l#
constitution de surhum#ins – et, en toute logique – bien que les
tr#nshum#nistes sʼen défendent –, de sous-hum#ins, sinon de sous-hommes.
Comme toutes les idéologies, le tr#nshum#nisme se f#it une idée de ce que
lʼhomme doit être. En cel#, les C#liforniens nʼont rien de r#ssur#nt ! Ils
p#rticipent de l# dyn#mique qui met en br#nle nos sociétés : pousser Q
lʼextrême lʼ#rtifici#lis#tion du monde hum#in. Artifici#lis#tion dʼ#ut#nt plus
effic#ce quʼelle est silencieuse, dʼ#ut#nt plus pernicieuse quʼelle est
#utom#tique : elle nʼest p#s lʼeffet dʼun gr#nd projet tot#lit#ire et volont#ire,
m#is dʼiniti#tives décentr#lisées, Q lʼéchelle individuelle. Cet im#gin#ire me
semble tourner le dos Q une vérité essentielle : ce monde, pour être le nôtre,
doit être voulu comme hum#in, et #d#pté Q l# plur#lité de ses #cteurs.
AP : Vous #nnoncez, d#ns le sill#ge de Fukuy#m#, «  l# fin de l# guerre  » et l#
fin des récits téléologiques, l# fin des fins de lʼhistoire. Pourriez-vous précisez
votre position vis-Q-vis de l# fin de lʼhistoire ?
MG : L# thèse de Fukuy#m# mérite mieux que les s#rc#smes stupides qui
croient l# réfuter en lui object#nt les guerres en Afgh#nist#n, en Ir#k, en Lybie
ou en Syrie : Fukuy#m# nʼ# j#m#is voulu dire quʼil nʼy #ur#it plus dʼévènements
ou de conflits #près « l# fin de lʼhistoire ». Son idée est que le monde tend,
d#ns son ensemble, vers l# démocr#tie libér#le et lʼéconomie de m#rché
comme les seules formes dʼorg#nis#tion soci#le et politique #ccept#bles. Je le
dir#is #utrement, m#is je pense que sur ce point de fond, il # r#ison. Cʼest ce
que jʼexplique de mon côté en p#rl#nt du dég#gement complet de lʼ#utonomie
structurelle.
En rev#nche, je me distingue de lui p#r m# distinction entre une « #utonomie
structurelle » et une « #utonomie subst#ntielle ». Ce nʼest p#s p#rce que nous
pouvons nous entendre sur les règles génér#les de l# démocr#tie libér#le et de
lʼéconomie de m#rché que nous #vons l# recette pour les f#ire fonctionner de
m#nière s#tisf#is#nte, il sʼen f#ut de be#ucoup. Tout reste Q penser et Q f#ire
d#ns ce c#dre. Nous #vons dev#nt nous une tkche historique qui ouvre un
horizon s#ns précédent. Aucune « fin » nʼest en vue. Une histoire sʼ#chève,
une #utre commence.
AP : Quʼil sʼ#gisse du Brexit, de Trump, des populismes européens ou des
« hommes forts » (Erdog#n, Jinping ou Poutine), on peut lire d#ns ces
événements l# v#lid#tion de l# thèse développée p#r Christopher L#sch
d#ns L* révolte des élites, voilQ un qu#rt de siècle. Comment vous situez-vous
p#r r#pport Q cette thèse ? Pensez-vous que l# perte de sens vient de ce quʼil y
# divergence dʼintérêts entre l# cl#sse élit#ire du « nouve#u monde », libér#le-
libert#ire, et l# cl#sse popul#ire, #tt#chée Q lʼ « #ncien monde » ?
MG : L# thèse de L#sch est très intéress#nte, encore quʼil nʼ#v#it p#s #nticipé
l# révolte des peuples consécutive Q l# révolte des élites ! Il y # une gr#nde
vérité d#ns s# thèse, qui suit l# vérité de l# mondi#lis#tion. Les élites sont
plutôt du côté du mondi#l, t#ndis que les peuples sont plutôt du côté du loc#l
et du n#tion#l. De m#nière génér#le, le problème de fond de nos sociétés est
devenu celui de lʼ#rticul#tion entre l# sphère glob#le et les commun#utés
n#tion#les. Cʼest #utour de ce foyer de tensions que nous #vons Q définir un
nouve#u compromis historique, #près celui quʼ# représenté lʼEt#t-providence
dʼ#près 1945 – compromis entre le c#pit#l et le tr#v#il, #ujourdʼhui dép#ssé.
Nous devons trouver le compromis de notre présent, entre, dʼune p#rt,
lʼélitisme #politique des élites ; et dʼ#utre p#rt l# surpolitis#tion des peuples, l#
foi n#ïve que l# politique n#tion#le, ou que le p#tron de l# boîte loc#le peut tout
– #lors quʼ#ujourdʼhui, le p#tron nʼ# plus besoin de p#sser des compromis #vec
les tr#v#illeurs, il lui suffit de déloc#liser lʼusine. T#nt que nous oscillons entre
l# dém#gogie surpolitique et lʼ#politisme élitiste, nous nʼ#rriverons Q rien. Notre
première tkche, cʼest dʼécl#irer cette contr#diction, pour définir ensuite un
compromis #ccept#ble entre ouverture et protection.
AP : Bouclons l# boucle de cet entretien en reven#nt #u titre de ce dernier
tome, « Le nouve#u monde ». Depuis lʼélection dʼEmm#nuel M#cron, dʼ#ucuns
glosent sur lʼopposition entre lʼ#ncien et le nouve#u monde. Nʼy voyez-vous
quʼune homonymie #mus#nte, ou bien une synonymie profonde ?
MG : Disons que jʼy entends une cert#ine réson#nce h#rmonique, même si les
expressions ne jouent évidemment p#s sur le même pl#n. Je mʼefforce de
donner un contenu précis Q ces notions que le discours politique tr#ite plutôt
comme des « m#rqueurs » que comme des concepts. Ces m#rqueurs ont #u
moins le mérite de souligner quʼil sʼest p#ssé quelque chose de décisif, qui
oblige Q réviser de fond en comble nos f#çons de penser et dʼ#gir. Une
révolution # eu lieu, une révolution invisible, dont be#ucoup dʼ#cteurs d#ns nos
sociétés nʼont p#s encore vr#iment conscience. L# « Révolution » dont p#rl#it
Emm#nuel M#cron d#ns le livre p#ru sous ce titre est l# révolution Q f#ire pour
se mettre Q l# h#uteur de l# révolution qui # eu lieu et qui nous # sép#rés Q
j#m#is de lʼ#ncien monde. Cʼest un premier p#s d#ns l# bonne direction. M#is il
reste be#ucoup de chemin Q f#ire pour prendre toute l# mesure de l#
tr#nsform#tion qui sʼest produite et en tirer les conséquences.
Notes
[1] M#rcel G#uchet, Le nouve*u Monde. Lʼ*vènement de l* démocr*tie IV,
G#llim#rd, NRF, « Bibliothèque des sciences hum#ines », 2017.

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