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LA TRACE, LE SIGNE'

Abdelwahab MEDDEB

Dans son Interprète des nr&nts désirs (Tajurnrûn al-achu!âq)(l),Ibn


'Arabî (1160-1240) utilise les termes de l'amour courtois pour dire son expé-
rience du divin. Ce recueil est placé sous l'égide de son inspiratrice, Nidhâm
(Harmonia), support de l'épiphanie divine, demoiselle d'origine persane ren-
coiitrée à la Mecque, parmi d'autres jeunes filles arabes, symbole du croisement
entre la prornotioii arabe et l'ancienneté perse, croisemerit. fondateur du
classi cisrne islamique.
Entre la gloire de la présence et la mélancolie de l'absence, la nostalgie est
la couleur dominante du recueil. Après l'introduction dédicatoire, le premier
poème commence dès son ouverture par évoquer le départ, cortége se déplaçant
dans le désert. L'expatriement est une douleur qui ravive le désir du retour.
Entre partir et revenir, Ibn 'Arabî utilise telles quelles les conventions de la
poésie antéislamique (VI> VIïe sihcles) dont les odes s'ouvrent sur le culte de la
trace. Le poète interroge les campements désertés; il se lamente face aux
demeures abandonnees ; il voudrait doter de paroles les vestiges muets. Iniitant
les poètes de l'origine, Ibn 'Arabî dit :
-1Rien ne te guide si tu t'égares à les poursuivre
Sinon les eflluves de leurs traces (atlzar)qui sentent bon WXXVlIT, 2 ).
Il dit encore :
.#Désque mon cœur observe des traces,
Il désire suivre leur voie (XXIX, 32 ).
Cet usage intentionnel des expressions figées, qui est plus près de la
citation que de la réminiscence, engendre un texte littéraire où le désert se
déploie coniine une représentation. I,e site où se réalise l'expérience de la
nostalgie, devient un espace mythique destiné à accueillir la trace en sa ft.agilité
même, entre son inscription et son effacement. Bien qu'inspirés dans une cité
du désert (La Mecque), ces poèmes rapportent un désert qui renvoie plus à la
mémoire litt.éraire qu'au paysage. Ils reproduisent le désert tel qu'il fut
représenté par la poésie originelle des Arabes. Par la force de la convention qui
neutralise la séduction de l'image et déroule un texte en apparence fairiilier, l b n
'Arabî instille ses audaces doctrinales en chantant son relativisme religieux et

LTiie première version du texte a étf publiée dans la revue I,ztel.signes du printemps 1990.
(11 Beyiu~itl-i,1966. Trad. anglaise par R.A. Nicholson. 1911. Londres. Trad. fi.ançaise partielle
(avec un classemen1 dcs poèmes qui n'est yas ccIui de f'original) par Snmi Ali :Ide clLunt de l'nrderit
désir. Palis, 1989.
SR visite. heui+cuseet souveraiiie, des scènes qu'habitent d'autres croyances. Il
t.rai-isinute ces poèmes de l'imitation yai*une lecture qui leur apporte uiie gloire
spirituelle, par l'intermédiaire d'un commentaire qui ajoute au sens apparent
une interprétation 6sotéiique rigoureuse mettant en e u w e s a théorie de
l'unicité de l'être.
Derrière le texte coiiventionnel, gi.ouillent les lettres qui rév6lciit un
autre texte, d'une neuve port.ée. Le désert se change e n palimpseste où la
rhétorique de la trace peut servir un autre sens. Pour cetLe raison, Ibn 'Arabi ne
collabore pas avec les chantres de la revoliition poétique qui n'ont qiic dédain
pour ce thèine et pour le désert qui lui a donne naissance. Avec le Tarjunlùrz SC
réalise le retour au désert. Ibn 'Arabi n'accorde aucun soutien aiix poètes qui
s'en détournèreni; pour forger le code auiique e t citadin. Il y a loin entre lui et
Abû Nuw5s (ri-iortvers 1815) dcclamant :
Oublie les vestiges des maisons et. les ruines
Désct'te les campements effacés et stériles
As-tujriiliais \ules maisoiiç répondre R qui les inteiroge
Auti.enici-itque par I'Ccho de leur question .-.
Par ce traitenierit. négatif et ces accents poléiniques, Ab6 Niiwâs cherche
à exclure la conveiitioii di1 désert hors Ie champ poétique. 11 assimile cette
coii\v,nt.jon à 1111 archaïsine qui eût pu être en correspondance avec un mode de
vie priii~itif.Il dit :
.-Sènie lcs reiits qui effacent les traces
Et laisse les pluies pleui.civsui*leur soi? ...
il dit encore :
Ami: que faire de ces vestiges dépeuplés? ,)
t.

II reconimaiide de noyer le chagrin de la séparation e t la douleur du


dépai-t dans Ie vin. La musjque, le chant, l'amour des éphèbes e t des femmes, les
Bchailsons, le cabaret, le jardiil, le palais : tels sont les plaisirs, les acteurs e t les
lieux hedonist.ec; de cette poésie qui aura destitué le désert,. La profusion des
nourritui'es t,el-restres i'emplacera la frugalité des origines.
L'appel à la joiiissanee
..qiie lepliisdialoqw
est dssii-able. plus agrcable
avec la poussi+~e les pierres
et .,.

Ahii Nuwhs va jusqu'à traiter de dPnient celui


.. qui pleurc sui. les vestiges de la d~mcui'e
et se Irtnieilte sui*les ruines ... ( 2 )
Lc i.ct,our d'Ibn 'Arabi et la rupture &AbCi Nuwàs ne sont pas de ~ilèine
natiire. Le consei.vatisnie. le néo-classicisme du premier est secondaire d a n s la
diachi*onie 1ittéraii.c. L'efficiente inscription d'Ibn 'Arabi dans la culture arabe
deplie son chapiti-e sous la rubrique de la n-iétaphÿsique, non de la 1ittérai;ui-e.
C'est pour cette raisori que nous ne pouvoiis l?enchainerA la régression littBraii-t?
qui a succ6d6 à la révolution poét,ique d'Abû Nuwas. J e coiivoque des matériaux
LA TRACE, LE STGNE 109

de nature différente, je les confronte pour éclairer la question de la trace et sa


relation au si.gne dans le cadre g4néral d'une culture.
Revenons en arrière e t scrutons la geiiÈsc du thèine de la trace, ce à quoi
Ibn 'Arabî fit retour, et pour quoi hbû NuwAs prôna s a rupture.
La trace est un paradimgme dans la poésie antéislamique. Elle honore
l'ouverture de l'ode. Autour d'elle s'ordonnance la scénographie d u désert.. Entre
l'inscription du signe et son effacementl elle constitue un indice intermediaire.
Le destin du signe dans l'écologie du désert est épl-iéinère. Sitôt iiiscrit, si vite
effacé, pour qu'éveiltuellernent n'en demeure que la trace. 4 partir de celle-ci
est-il possible de reconstituer le signe? TelIe question est en rapport avec le
nomadisme cornnie mode de vie scandé par le déplacement e t avec Yécologie d u
clésert dont Ica paysages sont mobiles, par enèt de dunes et de vents. Les
repères se brouillent, Les pistes apparaissent, disparaissent. La tcnte est la
demeure d'un sbjour provisoire. Les lieux où elle fut plantée sont effiicbs h
jamais. Ce sont des lieux aussi éphénières que les instants. Dans le désert se
r6alisc a nu la consubstaiitialité de l'espace e t du temps. L'espace est. à l'instar
d u temps, en mouvement perpétuel. Il change con tiriiiment. Con1ii-ie le t.ernps
passé, l'espace qui accueille ton séjour est à janiais révolu. Aussi dépose-t-il
dans l'intimité de ton 6ti.e des traces intérieures. Le cheminement de ce qui est
déposé en dedans sublime cet-espace quand il serait pour toujours perdu. L)ans
le déplacetnent incessant? les lieux ne se retrouvent plus, mais ils se gravent
dans la mémoire comnie les itistants du passé. Quiconque entre dalis le désert
approche cette expésieiice. .Ainsi ci1 est-il de Fromentin. Dans Un éte' dans le
Salz.ara, il écrit ; Après des années. le petit espace oii j'ai niis ma t,ente un soii.
et d'où je suis parti le lerideinain'm'est présent avec tous ses détails. Kendroit
occupé par mon lit, je le vois; il y avait là de l'herbe ou des cailloux, une touffe
d'oii j'ai vu sortir un lézard, des pierres qui m'empêchaient de dormir. Personi-ie
autre que moi peut-être n'y était venu et n'y viendra, e t moi-nièrne, aujourd'hui?
je ne saurais plus le retrouver P.
Daris ce règne du révolu, le poète est aux aguets. Il ne voudrait. pas se
cont,enter du temps où les traces deviennent intérieures. L'urgence est de
, son extérioiité, avant soli évaiiouissement définitif. Le dPfi
capturer la t ~ a c een
est d'en témoigner malgré la fragilité qu'instaure la mobilité de l'espace et
qu'évoque ImrU' al-Qays dans s a ~ ? ~ ~ ~ ' n l(3)l c t qoii
u il parle de <$vestigesnoil
épargnés parce que les vents du sud au nord ont tissé (vers 2 i. 11 dit encore, vers
7 : .(Qu'attendre d'un vestige évanoui?.> (rasni d8ris : il serait l'inventeur de
cett,e expression desormzis figée).Tandis que 'A~ltaraexprime sa lassit,ude (vers
2 1, facc à des vestiges hermétiques qui ne parlent plus ,).Il prolonge 1'intei.i-o-
tq

gation du premiers vers, se demandant s'il par.vie11di.n b i.ecorii-iaîti.e 1~


deriieure. Fiilalement le vcçtige se reconstitue en signe par allusion. coiilme se
serait exprimé un sourd-muet. Cette quête de la trace ne se contente pas de la
vanité qui creuse la mélat-icolie. Dès qir'elle porte une bribe de significatiori, elle

1 3 i Piiui les aritcurs cies i i i i ~ a l l o r ~ citls


f i t iIrniii'al-Qays. 'Alitala. Yiibigfia. '[araTa. Zuliayi jbii
Abi SaIrna, Labid:, vuil. Fnmxi r\.r.\\~\.i.al-;VirirlictclFit cil-àchr-.Heyroutli. 1969.Ti-ad. fiaiivii?e : .Jacques
Bel-que, Les d i x gi.u~ldcnnclr~rirnh~,sde i l ~ i i t t ' i s l « ~Paris.
~ i , 1979.
peut. muer en signe et permettre un enracinement minimum dai-rsle sens. Mais
les bribes qu'elle propose peuvent créer l'illusion et induire en erreur. Ainsi se
débat le poèt,e antéislamique en ses haltes pour dire la brutalité du temps, qui
broie la vanité de l'existence condamnée à subir une série d'effacements. Du
sejour de l'ainlée il ne reste que des traces quasi-indéchiffrables, dans le désert
i~iuetet vide de Nâbigha, lequel essaie d'explorer tel site méconnaissable d'où
n'émergent que des cordes enfouies.., à peine identifiables qu'une rigole...
l(

pareille à un bassin ». Ce sont ces images qui sont déléguées pour évoquer la
,a, -
trace, laquelle n'est pas nommée comme notion.
11 arrive au poète d'affroi~t.erla lisibilit,é de la trace en se référant à des
systèmes de signes, conimc 1c tatouage ou l'écriture. Si Tarafa coiripare les
vestiges B <.un reste de tatouage Zuhnyr ibn Abî Salma les assimile à .<la
bb,

résurgence d'un tatouage n ;ces rnou\remeiits contraires exptiment d'égale façon


la virtualité de l'effacement pour une inscription autrement plus coriace
concrétisée par l'&preuve du sang, sur un corps préparé a devenir un support
pour la gloire d'un signe où se reconnaîtrait au moins les liens de I'apparte-
nance. En jouant l'équivalence entre le sable et la chair, le poète antéislamique
voudrait croire que même l'inscription la plus tenace était vouée à l'effacement.
Pendant que Labid évoque le vestige qui se dénude <<jusqu'à la masse comme la
piei-i-e qui recèle une inscription P. La trace est associée a la capacité de
i'ésistance d'une stèle épigraphique. 11 suffirait d'une perspicacité dans le
decl~iffretnentpour que le vestige archéologique pût recouvrer son statut de
sic;ne. Et Salârna ibn Jandal poète peut-être moins important, nous rapporte
explicitement l'identité de la t,race et du signe :
1,La caravane de l'aimée a traversé vite les stat-ions
Il en reste des traces, des signes >,

Le même poète file, dans une autre pièce, une m6tapl-iore entre la trace et
Pacte d'écriture qui aura un destin particulier dans notre développement : il dit :
A qui ces marques pareilles à un livre élégamment trace
ce

Marques abandonnées dans Ic désert entre Colayb et Muti-iq


Uri scribe s'y pencha ave-csoi1 encrier
Nouveau pour I ' c ~ i lcomme une page blanche toute fraiche ( 4 )*>.

Ainsi se trouve scellke la solidarité entre la trace et le signe. Dès que la


trace résiste. cies qu'elle survit h l'effacen-ient, dès qu'elle se structui.e en
discours et procure le sens, elle se ineut en signe. Sa lisibilité lui accorde une
dignité textuelle, consacrée par un acte d'éciiture.
Pour quitter le thème poétique de la trace, symbole d u déplaceinent, de la
shparation, cle la nostalgie, tout en restai1t dans le désert. qui accorde support à
la trace, je voudrais rappeler que les Arabes nomades ont élevé le déchiffremenl
des tracts 21 un art qu'ils appellent qiyâfat al-athar et qu'évoque Fakh ad-Dîii
RAzi !mort cn 1209) dans son Daité [Le P ~ ) ~ s r o , g 1 z o n t o iparmi
t ~ ~ 5 )les sciences

1 41 Snlama ibn r l s n ~ DiicpOii.


~. trad. Clément Huait. Palis, 10S3. Ma tr.adurtioii diffire.
15 i Teste arabe ct ti-ad. finn~aisepar Youssef ATci~.l;.ui~Paris, 1939. Testc arabe. p. 12-14; trad.
ft-atiçaise. p . 81-SJ.
J..A TRACE. LE SIGNE 111

initoyennes à cet autre art qui, de trace en indice, en signe, déduit par inférence
(en s'appuyant sur le dnlill le cal-actère caché. La qiycîfat ai-clthar consiste à
déchiffrer et à suivre les traces des pieds et des sabots sur les pistes capables de
recevoir l'enipreinte. L'expert, grâce à cet art, peut marcher sur les traces
imprimées jusqu'à atteindre les lieux où se cache l'homme qui s'est enfui ou
l'animal qui s'est égaré. Tel expert rend aux autres un service éminent en les
aidant à récupérer les bêtes perdues. X,a science sur laquelle il s'appuie iiiobilise
la faculté visuelle, l'imaginative et la mémoire. La lecture des traces appartient
a u savoir necessaire à la formation du guide, lequel reconnaît son chemin quand
même il emprunterait les sentiers inconnus ou les directions non balisées de la
terre ou de la mer. Les Arabes disaient des bons guides qu'ils sont capables de
voir à travers le chas de l'aipillc pour repérer la plus infime trace et en extraire
u n signe qui indique la voie à suivre. Sans eux, les caravanes auraient péri et
les armées auraient @tédécimées. Ni le commerce, ni la guerre n'eussent été
possibles. La conquête et Ia fondation de l'Empire auraient été différées.
Cette yiyârut al-athar aura produit en langue arabe une expression figée.
En tant que telle, on peut la reconnaître à travers les travestissements des
retouches 1itt.éraires. Quatre exemples en illustrent l'usage. D6jà le Coran
utilise cette expression pour affirmer la cohérence de la concaténation prophéti-
que : Jésus, fils de Marie, est envoyé a sur les traces des prophètes (qaffczyna, ,b

'ala âthârihinz, V, 461, et les confirme. La même expression est remployée pour
évoquer ceux qui ont marché dans la voie de la prophétie, sur les traces de Noé
et d'Abraham (LVII, 27). Ibn Moqaffa' (mort en 757) s'en sert d'après le sens
moral dans ses fameuses fables de Knlila wu Dimnza. où te sage Bidpaï conseille
à son interlocuteur le monarque : «le plus convenable pour toi est que tu
empruntes la voie de tes aïeux, que tu mettes tes pas dans les traces (tnttnbik
âthâr) des rois qui t'ont précédé, que tu suives (taqffiwa)les vertus qu'ils t'ont
lépées,b(6). Ibn Tofayl (XII. siècle) y a recours dans son non moins célèbre
roman philosophique Hayy ibn Ykqdhân.; en fin de récit, Hayy, héros jusque-lh
solitaire, rencontre Asâl, Ie nouveau venu, qui, en crise spirituelle, quitta son
pays et embarqua dans cette île déserte, pour vivre le retrait et se concentrer
sur lui-même ; n'ayant jamais aperçu un être pareil, Hayy va vers Asàl, lequel le
prend pour un anachorète et le fuit à grandes enjambées pour ne pas troubler
sa solitude ; Hayy le rattrape en i c suivant ses traces * (iqtnfiiHayy atharahrr )(?).
Et Ibn 'Arabî, sur qui nous aurons à revenir, utilise cette même expression au
commencement de ses amples Futûhfit : ((Nesais-tu pas que, suivant les traces
de quelqu'un (malt taqfC athai.ahzi), pour en obtenir des nouvel!cs, t u ne vois
pas sur le chemin ce qu'il a lui-même vu?l~(8).Cette remarque épouse une
incidente destinée à confirmer le parcours d'Ibn 'Arabî,lequel tend à démontrer
que le saint héritier du prophhte, ne peut voir ce que celui-ci a vu quand inènie

(61 Ibn MOQAFFA',Kalila rca Dinl~iia,p. 29-30. Beyouth. 1969. R a d . française par André
Miquel. Paris. 1957.
(7) m n TOFAIZ. 1fa.y ibn Yuqdhkrt, p. 91. Beyrouth. 1986. lkad. f~.an~aise
par Léon Gniithiei:
leoucl traduit notre expressioi, figée par l'anodin : w se mit B sa poursuite p. 135..4lgei, sd.
p..

=.. l:lm:.,11'1 I F . l 1 1 :,
il aurait pose son pied où ledit prophète l'a posé, en tel lieu de proximité qui
doniie accès à la vision du Grand Autre.
Mais i.ellenons à la poésie. Lorsque celle-ci devient le moyen privilégié de
I'expressioii spirituelle, elle peut parfois emprunter I'iiiventioi-i de la poésie
antéislainique en la chargeant de la référence coranique e t en déplaçant la
pratique de Ia trace de la topographie à l'étre. Cette surdéterinination réactive
la convei-ition antéislamique et se détourne de la lecon qu'asséna Abû Nuwâs
qui, à travers son décor aulique et citadin, rkpudia Ie désert et le chant
inaugural de Ia trace. emblème de la poésie ancienne raillé dans plusieiirs de
ses poi.mes. Eacuité de l'expérience intérieure de Hallâj (mort en 922! ne
l'ainèrie pas à cingler dans le sillage de ce mepris. Le thème de la trace agit chez
lui sur un modc plus dramatique e t plus urgent. I,e mystique est dans le regret,
à cause de la vision éclipsée. De la présence divine, il ne reste plus rien. Pour
exprimer son désespoir, le poète reprend les accents de ses émules archaïques.
II revivifie leurs notions pour dire la fragilité de l'expérience, où les aspirants,
en leurs mouve~nents,prennent le risque d'être décirilés.
-.Ils sont tous passés, ni puit;s, ni trace
Passée la tribu des 'Ad, perdue la cite d'lram
Laissant deribière eux un peuple divagiiant
Plus kpuisé q u e les bêtes?plus épuisé que les chamelles ,, (9).
En cette dernière citation! la mutation du thème n'est pas intégrale. Elle
le sera en u n autre contexte, où la notion de trace, active entre l'inscription et
l'effacement, rejoindra le lexique -technique rigoureusement établi dans le
soufisme. Hallàj avance sur telle voie, disant :
.-
Dans l'effacement (nzahtu)de mon nom et le vestige ( i a s m )de. mon corps
J'ai d e m a n d é après inoi et c'cet Toi que j'ai trouve-.
Ce dialogue entre soi e t l'Autre qui loge en soi a pour perspective
l'annihilation de son propre moi, poui* que soit abolie la dualité dans la
jouissance de l'unité. Ce procès de l'anntilation de soi dans l'expérience
commence par l'effacement du nom, et du corps, piincipe d'individuation. ne
demeure qu'un vestige incapable de s'interposer coinme voile qui sépare, en
dedans, le inoi et le Grand Autre.
Dès leurs premiers traités, les soufis ont théorisé la notion de trace et
celle d'eficement. Dans le Kif&b al-Lz~7,l.a'de Sarr5j (inort en 9881, vestige
( I * u s ~ trace
~ L ) , (ati-iar),effacement (muizw)sont intégrés au lexique établi pour
décrire avec rigueur e t consensus, l'expérience mystique. L'explicatioil de ces
t,ernies corrobore l'utilisation haliajienne dans le contexte de I'identité abolie au
gré de la naissance à l'altérité. I3e ra.snz, Abîi Nasr Sarrâj dit : cc Le vestige c'est
ce qui fut apparemment inscrit sur le support. de la créature, trace de son savoir.
Celte trace s'efface avec la manifestation du pouvoir. de Dieu sur sa créa-
ture1>!10).Cette définition est illustrée par une anecdote dont le protagoniste
est J u n a y d (mort en 911) ri~aîtt-eà qui disciple demanda avis coilcernanl un

('3) Di~cBii,édité pal- Kamil M. al-Shaibi. Beyrouth-Raghdad. 1973. p. 374. Ti-ad.fi-anraise de


L. Massignon. Paris, 1955. p. 15.
1101 Kitri6 n l - L ~ ~ i néd.
n ' . pal. Nicholson. J ~ i d e n 1914.
. p. 351.
I,A TRACE,LE SIGNE: 113

compagnon dorit le noin s'est occulté ., et dont les vestiges se sont effaces .).a u
ai

point qu'il ne dispose plus de savoir pour décrire son identité; de soi à soi
s'instaure l'énigme ; en cette personne, I'eficement est total : elle ne parvient
plus à reconnaître soi1 propre nioi; eIle est aveude à elle-niême, tel le poète
antéislainiyue devant le peu qui reste de la deineure revisitée. La réponse dc
Jiinayd est sans équivoque : le savoir e t les actes de cette personne se sont
effacés, 5 cause du séjour permanent de Dieu en elle. E t le terme athar, dans le
lexique soufi. semble plus cornniun, moins initiateur, soumis qu'il est 5 rcl.s,n,
vestige : c'est, dira Sarrâj, -la n-iaiaque qui subsiste quarid la chose dispa-
raît ~(11). 'Tandis que ,~za.lzu,effacement, n'agit pas, comme nous l'avons vu,
seulement su.r lc vestige tel qiie défini plus haut. Son champ d'action recouvre
aussi la trace, la inarque, quand elle vient, ii son tour. de disparaître.
Vestige, trace, effacement (rusni, utiicrr, r n a h ~ v:) nous avons suivi la
genPsc de ces terines à travers une sensibilité informée par le désert; nous
avons suggéré Icui. devenir conceptuel qui les destine à exprimer certains états
de I'expérience intérieure. Comme le Corail est, en tant qu'écriture, It livre en
lequel s'ensourcc la culture islamique dans la pluralité de ses supports, il ne
serait pas inutile de signaler Ia présence coranique des notions avec lesquelles
nous dérivoris. Curieusement cle rusnzlvestige, le Coran se détourne. Il ne
l'emploie pas. II en est de même pour talfil/ruine. Ce sont les deux termes les
plus utilises dans le paradigme de la trace en poésie antéislamique. Leur
occultation serait une façon de mener à son terme la polémique qu'engage la
parole révélée avec le pouvoir concurrent de la poésie, verbe contre verbe ( 12 i.
Tandis que le mot utlzar est maintes fois utilisé, trace s'orientant vers sa riche
polysémie, associéle tantôt aux actes et a m ceuvres des individus et des peuples
(cf. XL, 21, 82, etc.), tantôt au signe distinctif iiiarquant ie front des pieux,
assidus en leurs prières : une marque sur leur. front. trace de leurs prosterna-
qc

tions >. (XLVII, 29), tantôt enfin à une forme d'inscription signalant la fertilité
qui colore les feuillets de la nature : (<Dieuest celui qui déchaîne les vents.
Ceux-ci soule\~entu ~nuage;
i il l'étend ensuite dans le ciel conitne il veut, et il le
met en morceaux : tu vois aIors l'ondée sortir de ses profondeurs...Considère les
traces de la miséricorde de Dieu et comment il fait vivre la terre aprhs sa mort
(XXX, 48-50'1.
L'usage coranique du mot a trace ,, oscille entre l'interprétation sPmiotique
et éthique. Cette ambivalei-ice teinte nombre de vocables coraniques. Les
traducteurs optent souvent pour la charge bthique et négligent le sens qui
tourne autoiir de la plage sémantique dont l'axe est le signe. Al'occasion de cette
reniarque, je me permets d'ouvrir une parenthhse, a propos de ces insuffisances
de traduction repérkes er-i un verset et un terme cardinal, clalîl, indice,
indicateur, relais dans le procès de l'inférence, dont nous avons sigriaIé
l'i~nportanceen citant le fiuite de p/z~~siog~lor~zo~zie de Râzi. et que iious
rcnconti'er.or-is encore lorsque rious reviendrons h Ibn 'Arabi. <<Nevois-tu pas

( I l I Ibicl.. p. 356.
:121 170ii Coi.ai?. XXI. .5: XXXVIT. 36: LII. 30: LYI?;! 41 oii le prophète est assiniil6 par ses
riiiirniis B un poètr fou. inspiré. Voir en oiitw Ç o i n ~ ?XS\'I.
. 224-226 oii les poètes soiit accusés d'èt1.e
d i u n ~ l a i i t ç .ii'arcordant pas I'acte et la parole.
comment Dieu étire i'ombre? S'il l'avait voulu, il l'aurait rendue immobile. Mais
nous avons fait du soleil l'indicateur (dalil)de I'oinbre » (XXXV, 451. La plupart
des traducteurs proposent guiden, teinte éthique, pour dalîl. Cette option
atténiic, nul dout,e,la virtualité sémiotique de l'original.
Pour ce qui concerne muhui, le Coran emploie trois fois le verbe dont tel
substa~itifdérive. Ce terme semble appartenir au pouvoir de Dieu, lequel
authentifie et confirme le message pr6sent par rapport aux ïévéll~t~ions

-
antéirieures : <(Dieuefface (yanzhû:)l'erreur et authentifie la vérité (XI,II, 24);
ce qu'il veut (XIII, 39).Ce verset ultime
Dieu efface lyarnkû ) ou fixe (yr~th.bifu) PP

propose le sccond terme (itlzbât : confirmation, fixation) qui, avec nluhw


(abolition, effncen~ent),fonde le duo d'opposition qui régira le procès de
l'inscription et qu'utilisera Ibn 'Arabîi.13).Si ces deux citations privilégient le
sens moral de nirahw, le troisième verset. accorde à ce terme un sens exclusive-
merit physique qui, articulé au signe, le pare d'uiie fonction sémiotique : <. Nous
avons fait de la nuit et du jour deux signes. Nous avons effacé (inalzawn-â)Ie
signe de la nuit et nous avons rendu visible (inubsira) le signe du jour (XVII, ))

12). En ce verset fort cité et coniinenté, le signe scintille entre son effacenient
dans la ténèbre iiocturne et sa mise en évidence sous l'éclairage de la franche
lumière diurne. Tel procès passe, on s'en doute, par des gradations; entre
l'effacement et l'éclat du signe, se module, dans l'ét.at intermédiaire, I'appari-
tion du vestige, de la trace.
Afin de coilfirmer cette coIlabol-ation entre le vestige Ira.sna), la ti-nce
(atlzar) et le signe (@a),je finirai cet itinéraire par un détour via la philologie.
Les sens multiples sur lesquels veillent les racines d'où sont forgés vestige,
trace et signe conforteront nos idées. A ce stade nous rencontrerons ce que
Heidegger appelle la langue qui pense, dans la pure résonance de la suggestion
poétique.
En r.s.m. succède à l'ensemble qui veut dire tracer, faire des marques,
celui qui signifie dessiner et écrire. De trace, marque, vestige, empreinte, trait,
on permute a dessin, plan. On passe ainsi de I'inscription adventice à
l'inscription de propos délibéré. En ce dernier domaine, rasin al-niaçhaf (lit.
fi ,b

Katranscriptioi~des feuillets rassemblés en volume n, c'est-à-dire du Livre par


excellence, entendez le Coran) désigne l'ai%de copier le Coran. Cet art propose,
au-delà de la transcription des lettres, un système de notations destiné a guider
la voix a travers les pauses et les changements de registre sonore qui
n'obéissent pas toujours à la division des versets. C'est un art qui exc&dela
calligraphie et qui propose les rudiments d'uri système de notations vocales tel
qu'il pourrait figurer dans les partitions musicales.
Tandis que dans a.th.r., le sens immédiat rode au tour de la notion d'éclat,
d'bvidence, ce qui le rapproche du signe. D'ailleurs, athar, de marque à trace,
peut prendre le sens de signe. Je retiens en outre deux acceptions qui
contribuent à en étendre la vocation. Le ntthrûb, si privilégié dans l'architecture
-- . - .- -
(13)UII des noms du prophPte est Mâhi : <.Celiii par qui Dieu efface et abolit lyciinhiii
I'iiicrogance ., voir TAR.UII.
Tai.ikh, III, p. 178. TR Caire. 4 e éd. par M. A. F. Ibrahim ; trad. fi-ançaisepar
Hermann Zotenberg. sous le titre Mohanied. scenu d e s p r v l ~ i ~ ~p. s . Paiis. 1980.
t e 336.
LA TRACE. LE SIGNE 115

des mosquées, est appelé atlzar sli.urif ,, (a noble œuvre,.), suppoi-t où palpite-
6~

rait, en tant que trace, la projection de l'icône inentale qui se présente à l'orant
pendant qu'il prie orienté vers la qibla que rend justement manifeste tel
r,tihrâb, niche qui poiiite son chevet en direction de la Mecque, E t atlzâr., au
pluriel, annonce les monuments des civilisations révolues, d'où, exploits que
consigne la chronique, de là aussi, la somnie des dits et des actes du prophète,
trSansniispar la Tradition, ct qui ont un rôle second à l'ombre du hadîtlz..
Aya est un vocable féminin qui dit le signe : Elle est synonyme de la
'alânla qui fait flotter haut la bannière du sens. Aya est ce qui enseigne ct
indique. Au corur du signe. nous entendons résonner le double registre éthique
ct sémiotique. D'une part âyu désigne ce qui est laissé ou élevé à dessein pour
signaler quelque chose (d'où signaux de route, pierre s6pulcrale) ; par prolonge-
ment, elle est associée au principe d'individuation : elle est ce qui distingue et
singularise. D'autre pal-t. elle veut dire le miracle divin, signe céleste qui
authentifie le message transcendant; elle instruit aussi par I'exemplc, elle
avertit pour le salut Cibrcrl. Ce duuble registre résonne conjointement quand
par ûya, on nomme les versets coraniques. Ceux-ci sont soumis à ce vocable car
ils forment des mots constituant des entités séparées (d'après Abîl Bakr). Ils
sont en outre des signes distinctifs qui orienteiit vers la voie de la droiture, tels
les signaux sur les routes ( 14).
En suivant pas à pas les notions qui nous concernent, nous avons, de halte
en station, visité In poésie des origines ; nous avons jeté regard dans la derr~eure
in y stique ; nous avons encadré quelques tableaux du paysage coranique ; nous
avons contemplé le spectacle du sens à partir des loges du lexique. Nous aurions
pu continuer notre voyage et traquer ces mêmes notions en leur adaptation
formelle à d'autres contrées, telles la grammaire, la logique, la philosophie.
Nous aurions pu chaque fois les suspendre hors des sens multiples qui les
métamorphosent, pour les iminobiliçer dans l'efficacité technique qui les laisse
croître à la faveur- du climat qui enveloppe leur transport. Quand Farabi (mort
en 9501 traduit le syrnbolo~zaristotélicien par athar(l51,quand il transpose la
définition de la chose par le propre et le diffgrent en rasut, cela ne constitue pas
une opération neutre, cela acclimate la logique au désert des origines. Une telle
coloration n'oriente-t-elle pas les formes de la pensée vers une esthétique?
Entre l'inscription et l'effacement, le signe révèle la fragilité du réel. Face
a u sens qui se dérobe, l'homme est confronté au manque. La mélancolie lui
assombrit le cœur. La trace lui permet de se ressaisir. Elle proposerait le moyen
de se réconcilier avec le sens abîmé. A partir de ce vestige, la reconstitution du
signe s'avère plausible malgré le risque de succomber à ses errements. C'est
peut-être en cette jnterrogation, hantée par les spectres de la vanité, que le
désert comme représentation se découvïe en son attrait universel. La tablette
de sable du rarnmâl? devin qui trace des signes, les lit, les efface, pourrait
devenir la représentation de la représentation. Te1 désert second symboliserait,

i 14 1 Ibii MAVZCRi r n o i t en 13111.Lisrifi al-Xrob, voii+lesentrées r.s.m.. a.tl1.i:. a.y.


(151 A-FxR.AR~, Le lit're des ta-ines i~tilistiseii logiqire, éd. par Mohsen Mahdi. Reyroutli, 196s.
3 12-40.
b l'échelle du microcosiiie, la situation des étants en leur sejour moridain. 'Attâr
(inort vers 1230)(16)se saisit de la figure du rnnzmâl pour animer l'une de ses
paraboles : sdN?as-tujaniais vu un sage plein d'intelligence mettre dcvaill lui
une tablette recouverte de sahle? 11 y trace des f i ~ l r e ets des dessiiis 1 il y place
les étniles e t les planlites, le ciel et la terre. Tantôt il tire un présage du ciel,
t.ant3t de la terre ; il trace aussi sui. cet,tetablette les consteHatioiis et les signes
dti zodiaque, lc lever et le coucher des astres, e t il en déduit de bons et de
inauvais augures; il en tire la maison de la naissance et de la mort. Lorsquc,
d'après ces signes, il a fait l'horoscope du bonheur ou du rnalheiir, il prend cette
tablette par un coiil e t il en répand Ic sable, en sorte qu'on dirait que toutes les
figures qui y étaient n'ont jamais existé. La surface accidentée de ce monde est
pareille la surface de cette tablette*.
De jalon en i.epèi-el cette perégriiiatioi~ nous amène a reprendre le
dialogue avec Ibn 'Arabi. Son texte est profondément eni'aciné en tel sol
culturel. Dans sa fictlon théorique qui décrit l'avènement de l'être (ijûd), la
notion de trace lathur) agit d'une manière centCrale.Nous verrons cornilient
I'allusioii à la procédrire sémiotique a laquelle participe cette notion recueille
son authentique légitimité, à la inesure de l'ampleur en laquelle elle s'insère.
Suivons gîte après gîte le dé\~eloppenientde la section 12, incluse dans le
chapitre CXCVIII des fistiilzut ( 1'7): « D u nom divin al-Rrt'ith (Le Causateuri r t
de sa vocatioil à faire advenir la Table Conservée o. D'abord, le principe général
qui préside, chez Ibn 'Arabi, à l'avènement de l'être accompagne l'expir divin
provenant de ce nom, lequel se prolonge dans les étants et constitue comme ses
autres noms, un gisement où ce qui est à être puise poiir muter de la virtualité
d'être A la réalité d'être. Le non1 ut-Bâ'itlz est celui qui régit la Résui~ectionau
Jour du Jugement ; il est celui qui est capable de susciter la seconde création .),
appelée selon les termes du Coran <<créationnouvelle rlthalq jcr.c/îd)(l8).Ce t)
-
nom couvre en outre lc sens de mobile, de cause: d'origine : il est celui qui donne
l'impulsioi~à quelque processus. Sache que la Table Conservée, qui s'assimile à
l'Arne Utiii~ei.selle,est le premier ctre suscité linarr:jÙd iiibiüthî), preinier étre
ayant acquis s a dignité d'être à la suite d'un moyen, d'une cause (snbub)qui
n'est. autre que le Calame, assimilé à l'intellect Premier, et qui. lui, est le
premier être crée ex-~?.ihilo! salis cause, ni modèle, sous l'égide d u nom al-RnclF
(l'Inventeur), à la suite du f i a t , de l'impératif divin kurt.
L,e C;jlame/Intellect est donc le tout premier être rrbé. 11 constitua la
répoiiçe à une question urgent,e. Dieu en assura 1?avénemeilt par le truchement
de I'expii. divin émanniit du norn al-Raclî, quaiid le moiide n'était pas cncore
créé, quand il était nearit ('adam), quand Dieu baignait dans la nuée ('crnzcî').
Cette fiction métaphysique d'un Dieu soli t.aii.c, existant lien qu'en lui-même,
Ilors de toute chose: dans IAtEnèbre et 17infoi.mede la nuée: constituant à lui

i 16i S . Sindbad. Paris. 1982, ti-ad, fi*ançaisp a , Goicin de Tassy. p. /&M.


lrrn,on,?e ~ ' P SC I I S ~ Q I I ed.
( 17 i Ed. du Caire. II, p. 427-429.
I 18) Tprnip cliii revient h u i t fois dans le r-ni-ail: XII1. 5 : ?(IV. 19 : AXII, 49. 98 ; X?;.XlL. 10:
W l V . 7 : XX. ..
16: L. 15. Voir l'analyse q i i ~fait Tnshihiko Tzr~rzrlde cette notion : I,e conccpt de
c i w t i n n perpét.iiell~en mystique islaniique et daris le houddhisine zen ; i r i 1:i~iciféde 1'Ksisterlc.e....
Paiis, 1OR0. p. 85-120.
I..4 THACE, LE SIGNE 117

seil1 l'intégrité de l'être, telle fiction prend sa source dans le 11adîtl-i qui dit :
.<Dieuexista d'abord seul; rien n'était e n dehors de lui; son ti76ne flottait sur
l'eau; ensuite Dicu écrivit sur la Table toute chose; puis il créa les cieux et la
tei-re ... (19).J e cite le liadith, car on verra qu'Ibn 'Arabi, en la circonstance, s'en
1>

inspire. Conirne toujours daiis ses œuvres, cet auteur. put'té par l'élan de son
iniagiiiation, amplifie la mémoire islan~iquecoinme elle est déposée dans le
Coi-arr et le hadith. 11 emporte vers des fictioris achevées les inorceaiLx e t les
fragments, les bribes et les amorces d e récit, les propositions sybillii-ies et les
fori-i~uleslapidaires que rapporterit les sources scripturaires.
Dans la jonction du Calarne/Iritellect Premier et de ia Tnble/Anie Univer-
selle s e réalise le processus ci-éateur. La Cr6atioii est assimilée B un acte
dléci.iture, nianiant les instruments ménies de !'écriture. Le noni aura étc avant
la chose, la lettre avant l'objet. Ce procks d'écriture, cette séance d'inscription
entraîne une chainc causale, u n système de relation. Il y a, d'une part, celui qui
est a l'origine de la cause, l'agent, cn l'occui-rence le CalaineAntellect ; et il y a ,
d'autre part, celle qui subit l'effet que produil la cause, c'est-à-dire la Table-Arne
Universelle, laquelle doit manifester sa disponibilité à recevoir In trace (qobEi2
cd-aiharl qu'engeildre tel pi-ocès. Sans cette disposition d'accueil, aucune
inscr-iption n'est possible. I:agt.rit, le CalamelIntellecl. ne pourrait imposer son
obligation de transmettre si la Table!.4mc Universelle n'avait confii*mé sa
volonté de recevoiti Lorsque Dieu crEa cet Iiltellect sous la forme d'un calame,
l'intellect a exigé, en s a vérité, un support qui aurait à accueillir les traces qu'il
aui.rrit à transcrire (~nnzodhi'athâ~- Li-kifclbatihi),lui, en tarit que Calame. S ~ u t e
à cette réclamation, f ~ suscitée
~ t la Tabie Conservée qui est l'Arne Universelle et
qui fut le premier être incité à èt.re après la deinande d'un autre ctre. Comnie la
puissance dont disposait le Calame/Intellect n'était pas assez autonoine pour
faire provenir par ses propres moyens la Table, il s'appuya sur le nom a l - B i I f l i
pouin e n assurer l'avènenieilt.
Dès lors, le Calarne/Intellect émit b la Table!Ame tout ce dont il disposait
en une écriture soun-iise aux règles de la composition et de l'harnioriie
in~rrsnl'tc~rc~rz ~ t z a r ~Cinan)
dh et constituant l'ensemble de la Création jusqu'au
Jour du Jugement. Cette écriture, qui rassemble l'intégrité de la Création,
advient en troisième lieu, après l'avènement du Cala~i-ieet de la Table. Dieu fit
du Calanie 1"iristi.umentde l'émission (al-ilqcî'ià cause de tout ce qu'il a créé en
lui. Il fit de la Table le lieu de réception (al-qabii!)capable d'accueillir tout ce qui
lui est. émis. Dans ce cii*cuitparfait de la communicatio~i,divise entre un pôle
émetteur e t u n support récepteur (actif en sa passivité i n h e puisqu'il capte le
message qui lui est transrnisl, la trace une fois ii-isci.ite se pare des attributs du
signe. C'est comme si la trace ne demeurait telle qu'à l'instant où la pointe du
Calanie marqrie de son empreinte la Tablette d'argile fraîche. Par la suite, elle
s'itnpiinie en tant que signe participant à l'élaboration du sens. Ce troisième
dans l'ordre de la proveiiancc glisse imperceptiblement de la notion de trace
iatha1.j à la notion de signe ictya). A croire que nous 1-ecueillons ici la

i 191 Bu.;~,ia.lr.SuIiiIi. ILr. p. 129. Le Caire. 1311 ! I ~ @ I Y . Traductiori fiaiifaise pni. O. Houda-: et
W. M:ii.çnis. II. p. 433. Paris. 1903.
II': ~ I ' ; I I .ra',tt
* I 1:' 1'1.III II:I'I

réminiscence du premier témoignage historique de l'écriture. En cette essentia-


Iité se déchiffre I'écrituïe cunéiforme, en laquelle la trace se transforme en
si,gne.
Au cours de cette opération d'inscription, adviennent à I'être tous les
signes qui auront à se manifester A travers la mobilité de l'espace et du temps.
L'être se réalise une seconde fois lors de son avEnement dans le paraître : la
chose manifestée est une trace qui porte en elle la latence du signe. Mais avant
d'anticiper, constatons, de nouveau, cette indéfect,iblesolidarité entre la trace et
Ic signe. Nous l'avons déjà relevée dans la texture poétique et dans l'écologie du
désert où la trace dans sa façon de conduire a u sens se convertit en signe. Ici
meme, lc troisième terme, engendré par la conjonction entre le Calame et la
Table, est nommé en un premier temps trace. Telle trace, une fois inscrite sur la
Table, change en signe, nous l'avons dit. La descente d'un tel signe dans Ic
paraître produit une t.race qui exige un prolongement vertical aboutissant à la
célébration du signe dont elle est la copie. Mais cette trace, copie du signe,
change elle-même en signe dès que le monde du paraître qui accueille
l'avènement second de l'être est perçu comme une représentation magnifiée par
une interprétation. Sur cela, nous reviendrons, en affinant.
Masculiri/fi.minin, actiflpassif, pôle positif réclamant l'urgence d'émettre,
support capable de capter et consentant à recevoir, de l'un en jonction avec
l'autre, de la relation entre deux qui engendre un troisième : iI est nomma1 que
face à un tel dispositif, Ibn 'Arabi fasse référence à l'amour (nznhabba);le
décalque en est évident; le processus créateur qui engage le Calame et la Table
est analogique a u coït ; les instruments qui assurent l'inscription convoquent la
métaphore amoureuse.
Reste à décrire le procédé par lequel un signe déposé dans la transcription
intégrale de la Table vienne à se manifester sur la surface de la terre. 11 faut
avoir Yaudace d'imaginer la chaîne causale qui aura à intervenir auprès de
l'Arne Universelle pour l'amener à agir de manière à ce que le signe provieniie
dans la chose. Imaginez la quantité de pluie, la diversité des mouvements des
astres, I'ampleur des processus naturels qui doivent être rnis en branle pour que
le signe .fleur)' quitte la Table sur laquelle il est transcrit, descende jusqu'à
notre hauteur, devienne fleur, étant sur la surface de la terre, trace d'un ordre
divin. L'étant, tel qu'il se manifeste dans l'apparence, est une trace de l'essence.
Pour cette raison, le spectacle d u monde réclame, en sa juste interprétation, le
recours à 1a science de l'inférence (dalàla),laquelle exige une remontée menant
d'un second vers un premier. La trace est seconde. A tout second il y a un
premier. Le second s'éclaire dès qu'on découvre le premier dont il émane.
LA manifestation des étants de par le monde se i4éalise a travers les traces
que I'inference ramène à la dignité du signe. Les étants, en leurs divers règnes,
habitent le monde dans I'attente du prolongeinent qui les illumine. Cette fiction
théorique art.iculée sur la question de Ia trace, mobilisant le principe de
l'inférence, faisant remonter la chose au signe, supposant un émetteur et un
récepteur, dont les interprètes sont la Table et le Calame, telle fiction, qui narre
le double avénernent de l'être, est représentative. Le monde, qui reçoit le second
avènement de l'être se réaIisant dans le paraître, devient lui-même une
LA TRPCE. LE SIGNE 119

représentation. La beauté naturelle se fond dès lors dans la beauté esthétique.


La trace se renouvelle en signe. Pareille théorie restaure l'islam dans le culte de
la beauté qui fonde l a jouissance esthétique rien qu'à travers la contemplation
du monde, lequel vous propose en chacune de ses manifestations la remontée de
la trace à l'essence, de la fleur à Dieu. En cette immanence épiphanique, il
convient de jouir des fragments du inonde comme de représentations plasti-
ques
Le procès de l'inférence n'est pas efficace en tout état. La remontée
jusqu'a Dieu ne se réalise pas dans l'ontologie veillée par le tanzih, où Dieu,
abstrait et transcendant, demeure inatteignable, inaccessible. Ce Dieu i i ~ e p r é -
sentabIe renoue avec sa condition d'avant la Creation, où il se passait des
mondes. Cette panne de la remontée présuppose que le procès de l'inférence, où
par la trace on découvre le signe pour parvenir a Dieu, est à tester dans
l'ontologie du tashbîh, dans l'état anthropomorphe et figura1 qui cohabite avec
le principe métaphorique aidant à ôter le masque de l'objet et à débusquer en
quelque second l'indice qui conduit à un premier.
Sache que les signes transcrits sur l a Table traduisent la parole de Dieu
teile qu'elle a été portée par l a vapeur de son expir lorsqu'il avait informé le
Calame, pour honorer la vocation de son nom al-Badî : l'inventeur. Ces signes
rappellent les versets-signes (âyât)des livres révélés, Coran e t autres. Il sont,
tels qu'en ces livres, rassemblés en sourates, comme les versets-signes rassem-
blent des mots et les mots des lettres. Les signes, traces inscrites s u r la Table,
se répartissent en dix sourates qui sont : la sourate du principe (asl),laquelle
préserve les signes qui se réfèrent à une essence propre; la sourate du prédicat
{al-nzahrnûl),laquelle protPge les signes qui ne peuvent être hors l'alliance du
sujet; l a sourate du temps (ad-Dahr)qui n'entraîne aucun commentaire; la
sourate de la posture de majesté (al-istiw&'),ainsi nommée par référence à la
double posture de Dieu ;celle de la nuée (où Dieu se suffisait à lui-même) e t celle
du Trône (où Dieu est reconnu par l'autre qu'il a créé); l a sourate des états
(al-alzwâl);la sourate de la proportion, de l'estimation (al-rniqdâr);la sourate
des rapports (an-nisab);la sourate du discours, de l'intelligibilité entre les
locuteurs, des noms que Dieu a enseignés à Adam ; l a sourate des traces de l'être
(al-iithâr al-i'zawniyya),c'est-à-dire des premiers effets engendrés par l'avène-
ment initial de l'être; enfin la dernière sourate englobe tous les étants
(al-kâ'inût)produits par l'avhnement de l'être dans le paraître. Les titres de ces
sourates, h eux seuls, rdvèlent les grandes conquêtes du savoir comnie elles se
sont répandues dans la tension entre la logique et la grammaire (le principe, le
prédicat, le discours, l'intelligibilité, le nom) dans l'alliance entre la rnathéinati-
que et l'art ( I R proportion, l'estimation, les rapports), dans la fusion de la
psychologie et de la métaphysique (les deux postures de Dieu, le temps, l'être,
les états, les étants).
Ce qui advient de l'être qui aura à se manifester dans le monde se réduit
à un ensemble de signes qui emprunte ses multiples images à l'écrit. II semble
que cette référence suit l'évolution historique de l'écriture : au dispositif qui est
à l'origine de son invention (le Calame, la Table) succède le Livre sacralisé par
les ecritures retenant I'infini en ses versets-signes e t e n ses sourates. Cette
exaltation de la lettre e t du livre aurait confirmé Mallarmé, lequel estime <<que
tout, au monde, existe pour aboutir à un livre r (20). Cette reinarque entre en
résonance avec un autre mouvement de la présente fiction. Pour l'heure, celle-ci
suggère que tout ce qiu est destiné à exister dans le monde est déjà celé dans le
secret du Livre. Tandis que la méditation mallarméenne exhorte à l'exil de
l'écriture loin des étants, à transfigurer en des lettres orgueilleuses dont le
rangement, transparent au regard, compose des livres qui auraient a plaider
pour remonter vers le Livre et retrouver l'original dont ils sont la copie.
Les signes réunis dans les sourates plus haut mentionnées figurent dans
le livre de toute éternité, prGts à se manifester. C'est l'Arne Universelle qui
contribuera à fixer ces sourates : n'était-elle pas le support qui avait requ le
message du Calame? Ne fut-elle pas la première à s'être accouplée avec ce mâle
cosniique? Le reste n'aura été que le résultat d'un engendrement.
Chaque signe appartenant A ces sourates a pour père l'Intellect Premier
et pour mère l'Arne Universelle. Ici Ibn 'Arabi propose sa conception de la
Création permanente, à travers son amplificatioii du terme coranique <r création
nouvelle (kJialiqjadîcl)(21). Dans le co~itextecoranique cette expression n'est
bb

appliquée que pour la résurrection des morts. Son amplification entraîne


l'élargissement du domaine dans lequel s'exerce l'autorité du nom al-Bûlfh,
dont il a été question au début de notre fiction, et qui a pour vocation de laire
advenir la Table; al-Ba'th ajoute B cela, désormais, la maîtrise et la régie de la
Création perpétuelle, change permanent, énergie par laquelle la vocation
part.iculière d'un tel nom se généralise pour qu'enfin se réalise sous son égide
I'avèneinent de l'être, en son intégrité. En cette boucle qui se ferine se clôt la
fiction que nous raconte Ibn 'Arabî d'après une trajectoire circulaire où la fin se
joint au comrncncement.
La réflexion sur la trace et le signe s'avère centrale en poésie, en
mystique, commc cn métaphysique. A partir de l'origine physique du mot, don
écologique du désert, s'élabore te thème poétique qui prêtera son terme à la
notion technique fixée en soufisme, a u concept philosophique agissant en
métaphysique. C'est la communauté esthétique fondée sur la constante réfé-
rence à la métaphore de l'écriture, qui semble donner sa cohdrcnce à ces termes
sollicités en des domaines aussi divers.
En rappelant les étapes d'un tel itinéraire qui aboutit la fiction
théorique que l'on sait, en suivant pas à pas les avatars qu'ont subis le signe et
la trace, en constatant qu'à travers ses diverses métamorphoses, lc signe
s'incarne davantage dans la lettre que dans l'image, l'on recueille les déments
qui justifient le r6le majeur qu'a assumé, par imitation, la calligraphie arabe,
comme représentation plastique. Le dispositif de la Table et du Calame rend
visible les instruments memes de w I'imit.ation calligraphique. Au-delh dc son
apparition en poésie, nous avoris rencontré ce dispositif et la description de ses

-.
130) M.+LL;\R~IE. %Quantau livre .-,CEitr:>-esconzpl@tes.p. 378, Paris, 1945.
i 2 1I Voir suprn. note 16.
LA TRACE. 1, E SIGNE 121

variables à travers les mouvenients de la fiction théorique que nous venons de


conter. Outre la référence cardinale et explicite au Calame, à la Table et au
Livre, la pratique calligraphique se situe au caeur même de l'acte créateur
assimilé a un coït entre un masculin et un féminin, un actif et uii passif. un
émetteur et un récepteur, un instrument et un support, coÏt entre l'Intellect et
l'Arne engendrant la trace, le signe, dont le déchiffrement est efficace dans la
scquence anthropomorphe et figurale, celle qui est hospitalière pour l'image et
la niétaphore, celle qui favorise l'inférence pour parvenir par le trucherncnt du
signe à l'icône où palpite la présence de Dieu. Telle voie ascendante est
interrompue lors de la transcendance toute. Il convient de rappeler ici que
l'exercice plastique devient inopérant en cette séquence dominée par la
tran~cend~ance toute.
L'art qui, de la langue, exalte la station .debout dans l'œil du n1ot,,(22),
ne s'exerce que lors de la séquence anthropomorphe dans le mème lieu figura1
où s'édifie la scène de la peinture. Par rapport à l'image, la lettre ne pénètre pas
dans la voie de l'abstraction, du tanzîh, quand même elle se serait ingéniée à
exhiber son profil dépouillé. La lettre r6vèle l'icône. Elle est la trace qui permet
à la méditation de n'êt1-e pas évanescente et de fabriquer son icône mentale.
Les lettres transcrites sont le troisième terme produit par la jonction
entre le Calame et la Table. A les déchiffrer, nous nous découvrons contempo-
rains a l'avknement de l'être. De telles lettres, par leur manifestation sur les
parois du monde, sont lues comme des copies des lettres conservées dans la
Table ou dans le Livre. L'accès à la réalité de la lettre en s a pureté rêvée
demeure une promesse. Les lettres qui décorent le monde ne sont que la trace
des lettres gravées sur la Table ou cachées dans le Livre. L'œuvre calligraphi-
que convie le lecteur à remonter de la trace aff~chéejusqu'au signe invisible.
Telle est la double instance que propose le spectacle calligraphique ; d'une part,
l'on jouit d'une imitation de l'acte créateur où se réalise l'avènenient de l'être :
et dc ce point de vue la transcription de l'etre se goûte dans la trace qui acquiert
la dignité du signe; d'autre part, cet a r t se prolonge par l'inférence : les lettres
a1.borci.e~ne sont qu'un produit second qui se rapporte à une antécédente; ces
lettres ne sont que des traces qui réclament une remontée jusqu'au signe. Aussi
les lettres qui fleurissent sous le calame ou le burin du calligraphe sont-elles, en
tant que traces, des signes seconds. copies des signes premiers conservées dans
la Table, dans le Livre. En d'autres inots, la lettre (confondue avec la trace, le
signe) se dissout dans le troisième terme engendré par la jonction du Calame et
de lit Table, Ce troisiénie terme subit une triple conversion : dans l'avènenient
initial de I'être, il est une trace; inscrit sur la Table, il se transforme en signe,
lorsque 1'être advient dans lc paraître, tel signe redevient trace, laquelle, en
proposant de remonter du paraître à l'être, se modifie de iiouveau en signe.

I I I I ~ ~ O C L I C ~ aI OlaI I triélctpliysiqite. p. 74. Paris. 1967,trad. fraiiçaise par Gilbert


12'21 HEIDEL:GKK,
Kahn.
122 ABDELWAHAR MEDDEB

FIG.1. - Lehnert et Landrock, Le désert, Tunis, 1905.

Sans cette interprétation! l'on ne comprendrait pas Ie débordement de la


lettre e t son invasion monumentale et spectaculaire qui la rend présente sur
tant de supports. Cet accord entre l'esthétique et la métaphysique éclaire la
position que s'approprie la calligraphie dans ln topique des arts, en civilisation
islamique. Le premier rang qu'elle occupe ne Iui est pas attribué par défaut. Il
ne correspond pas à une compensation due à l'iconophobie. ]L'hégémonie de la
lett.re ne s'exerce pas à cause de la désertification des autres régions artistiques.
Les multiples activités plastiques, notamment picturales, devraient être scru-
tées a partir d'une iconologie dérivant des mêmes principes métaphysiques.
Telle approche expliciterait une large part de la miniature, qui associe la lettre
et l'itnage, et qui soumet le geste, l'action du corps qui colore et dessine, à la
posture du calligraphe. Ce n'est; pas un hasard si l'enlumineur et le calligraphe
se confondaient souvent en une seule et même personne. Admirez cette peinture
persane représentant un jouvenceau abîmé dans la méditation que lui procure
un brin de narcisse. C'est comme si cette miniature illustrait l'exemple de la
fleur que nous avons rencontré chez Ibn 'Arabi. Devant le personnage peint est
d6roulée l'échelle de l'inférence. Il lui suffit d'en emprunter les degrés pour qu'il
remonte de la trace au signe,de la chose à l'essence, de la fleur à Dieu. 11 aura
cheminé ainsi dans un état anthropomorphe, propice à l'éclosion du figural. Cet
état permet de traduire l'invisible dans les termes du visible. Il favorise Ia
fréquentation des arcanes de l'être; il aide à pénétrer le mystère rien qu'en
contcrnplant le splendide éclat du paraître. C'est en ces prolongements que les
limites du familier se trouvent trarisgressées. Les quatres hémistiches calligra-
phiées en nasta'iq et encadrant l'image du jouveilceau étoffent notre interpreta-

C ' e s t dire que corps et âme à toi je pensais


au polo tu étais e t la balle et le maillet
Ainsi à chaque nuit en tel état j'étais
tantôt lune pleine tantôt croissant à son périgée
J e voudrais finir par une autre image, plus parlante. Telle photographie
par Lenhert et Landrock peut être I'einblème qui ornerait le frontispice de notre
texte 123). Sa contemplation se passerait des mots. Regardez ces lettres écrites
sur le sable. Que sont-elles sinon des empreintes que le nioindre vent
effacerait? (fig. l i Tel intantané immortalise une trace immensément fragile.
Ces marques imprimées sur le flanc meuble du désert n'auraiei-it-elles pas
disparu dès la rupture de rang qui aurait suivi la f i i l de la pause? Quand même
elIcs déclineraient une locution triviale, ces lettres réunissent un verset-signe
conservé en la huitième sourate, enclose dans le Livre céleste. Leur avènement
aura été accéléré par l'énergie de Ia création permanente émanant du Causa-
teur. Ces traces se sont nianifestées dans le règne de l'apparence pour orienter
notre méditation qui nous élève en nous ravissant aux spirales du rien. En cette
iinage, la physique de la trace et la métaphysique du signe ilequel prend la
forme de la lettre) conjuguent leur effet d'éternité dans Ia précarité d'un rapt de
lumière.

Lolient d'un photogmphe : Leuhwrt et Landrock. Lausarine, 1987


(23) Philippe CARDINAL,

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