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Editions Léo Scheev

Avecla
Participation de la Fondation d ’ E n trep rise R icard
Direction: MarkAmzART et Christophe Kihm
Iconographie: Le Com m issariat
Conception graphique: Le Théâtre des Opérations
(www.theatre-operations.com )
C o u vertu re: Thomas Lélu
Traductions: Claude A lbert , A udrey Norcia,
Adrien Qu en ette , A ude Tin celin .

Directeur de la p u b licatio n : Léo Scheer

w ww.freshtheorie.fr

© Éditions Léo Scheer, 2.006


C a th e r in e M a l a b o u
L?autre monde

Du monde, il est sans doute vain


de tenter de donner une défini-
tion autre que tautologique en
apparence, comme Ta fait Hei-
degger en risquant la célèbre
formule «Die Welt weltet», «le
monde fait monde ».
332 l ’a u t r e monde

dès q u ’i l s ’a g i t de l’ i n t e r p r é t e r cepen d an t ,
cet énoncé perd son évidente simplicité. «Die Welt wel­
tet» peut s’entendre en deux sens au moins, lesquels
sont antagonistes, sinon contradictoires. Cette formule
peut être tout d’abord comprise comme Fexpression
résumée et achevée de toute philosophie de l’histoire.
Hegel Fa puissamment montré: il n’y a pas d’histoire
qui ne soit histoire du monde, Weltgeschichte, histoire
universelle. Et pas de monde qui ne soit en chemin
vers son faire monde, c’est-à-dire vers la réalisation de
FIdée ou Faccomplissement de l’esprit. «Le monde fait
monde » signifierait alors, d’un point de vue hégélien,
que le monde n’est rien d’autre que le sens du monde,
l’histoire apparaissant comme mouvement de réconci-
liation du monde et de son sens.
Mais «die Welt weltet» désigne aussi le monde
en tant qu’il cesse précisément d’être interprété à la
lumière de ce que la tradition métaphysique nomme le
sens et Fhistoire. C’est cet être du monde que Heideg-
ger vise en fait par sa formule. Pour Heidegger, on le
sait, le sens de Fêtre, c’est-à-dire la dispensation (Ges-
chick) des époques de Fêtre, n’est pas historique à pro-
prement parler. Du même coup, le sens ne s’ordonne
plus à une téléologie. Le monde est ce qu’il est, il «s’est
(west)» en quelque sorte, et ce que Fon a appelé «his­
toire» ne repose peut-être, au fond, que sur 1’occulta-
tion de la constitution d’être du monde. Constitution
d’être que Fon ne peut que laisser être, ce que dit la
Gelassenheit, ou « sérénité », qui vient nécessairement
après Fhistoire.
II n’est pas question ici de développer la pensée
heideggerienne du monde, mais d’insister simplement
sur le fait que «die Welt weltet» peut se lire à lafois
selon un sens historique et selon un sens historiai. C’est
justement dans 1’entre-deux de ce qui s’est longtemps
appelé «histoire » et de ce qui ne peut plus désormais
porter ce nom que se situera Fanalyse.
L’un des phénomènes qui donne le plus évidemment
à voir et à penser cet entre-deux est le phénomène
C A T I I E R I N E MA L A BOU 333

de la mondialisation. Le mot même de «mondialisa-


tion», Globaliesirung, peut servir à la traduction de la
formule heideggerienne pour laquelle on a parfois pro-
posé «le monde se mondialise.» Et de fait, la mondiali­
sation semble bien articuler les deux significations de
l’afíirmation «die Welt weltet», signification historique
et signification post-historique.
D’un côté en effet, la mondialisation peut et doit
être pensée comme accomplissement de Fhistoire
conçue comme Weltgeschichte, histoire universelle.
Fukuyama énonce précisément la coincidence entre
mondialisation et concept hégélien du savoir absolu.
Mais cette coincidence ainsi affirmée apparait comme
purement et simplement occidentale. La globalisation
serait 1’achèvement de 1’occident. Et la question est
bien alors de savoir si le vocable «mondialisation» peut
signifier autre chose que «domination occidentale », et
si le monde, lorsqufil «fait monde (weltet)» peut mon-
trer autre chose que le visage du «First World».
La mondialisation est donc en elle-même un pro-
cessus contradictoire qui tend vers une homogénéi-
sation tout en révélant et dissimulant à la fois les
hégémonies économiques, culturelles et linguistiques
de FEurope de Fouest et des États-Unis.
En même temps, il est clair que la mondialisa­
tion est un phénomène qui ne peut se laisser réduire
à cette logique dominatrice. Son mouvement implique
en effet nécessairement un autre régime d’événement,
un autre devenir, un autre avenir, une autre marche
de Funivers que ceux que présuppose le concept tra-
ditionnel de Fhistoire. Sous le nom de mondialisation,
c’est aussi une nouvelle internationalité qui se cher-
che, internationalité qui n’est plus Weltgeschichte, qui
rompt justement avec Funiversalisme historiciste. Les
signes de cette émergence, même sporadiques, sont
liés en particulier aux revendications du droit interna-
tional, à Faffirmation sans cesse renouvelée et enrichie
des droits de Fhomme, à la mise en place d’instan-
ces pénales internationales (en particulier depuis
334 l/a u t r e m o n d e

rapparition en 1945 du concept de crime contre Thu-


manité, lequel comprend le crime de guerre et, le plus
souvent, le crime de génocide). Ces instances permet-
tent la remise en cause du príncipe téléologique qui
anime la souveraineté des États-nations. La mondiali-
sation, comprise à partir de Texigence de cette supra-
nationalité, préparerait peut-être, après Lhistoire,
quelque chose comme une Gelassenheit politique, une
ouverture non dominatrice à 1’autre.
Dès lors, dans cet entre-deux du monde qu’est la
mondialisation, il y a à la fois solidarité et adieu du
monde à lui-même. Comme si le monde afíirmait son
avenir en portant son propre deuil. Et c’est bien jus-
tement sur le deuil qufil faut insister ici, en montrant
qufil n’y a pas de «faire-monde», pas de monde non
plus, pas d?histoire, pas d’historialité sans deuil, et que
le passage d?une signification de la mondialisation à
1’autre implique le passage d’une signification du deuil
à une autre. Je montrerai en un premier temps en effet,
à partir de Hegel mais aussi de Freud, que Fhistoire
en son concept traditionnel et le processus du deuil
dit «deuil réussi» sont inséparables et conditionnent
une certaine vision du monde dont le phénomène de
la mondialisation porte encore la trace. Je montre­
rai ensuite qu’une supra-nationalité véritable, c’est-à-
dire une internationalité non hégémonique suppose
une autre conception du deuil, délivrée de Tobsession
de la réussite ou de la normalité. C’est entre ces deux
conceptions du deuil, et ces deux compréhensions du
monde, que sera présenté le concept de plasticité en sa
valeur temporelle.

4-
CATH ERINE MALABOU 335

le deuil de la famille. La cinquantième année seulement


délivre de Vexcessive sévérité du deuil, afin que Vaffligé ne
shmaigrisse pas; la soixantième Vadoucit encore davan-
tage et la soixante-dixième la réduit entièrement à la cou-
leur des vêtements. [...] C ’est une condition indispensable
que la tombe des parents soit visitée tous les ans. [...] Le
cadavre du père défunt est souvent conservé trois ou qua-
tre mois à la maison et pendant ce temps, nul ne doit shs-
seoirsur une chaise ou dormir dans le lit.1»
Quittons la Chine pour aborder les pratiques funé-
raires hindoues. Les Indiens, contrairement aux Chi-
nois, ne conservent pas, ils brülent. La religion de
Brahm est «dirigée négativement contre tout le con­
creta» Pour cette raison, il «coutepeu» au peuple de
«se sacrifier à [...] Vanéantissement, et la coutume par
exemple qui veut que les femmes soient brülées après la
mort de leur mari, se rattache à cette conception.3» Se
«rattache à cette conception » également le fait que les
corps des défunts soient nécessairement incinérés.
La caractéristique de 1’Inde, pour Hegel, est Y«éva-
nescence ».
Deux peuples, deux cultures. Deux types de rites
mortuaires. Leur description est loin d’être anecdo-
tique. Les Leçons sur la philosophie de Vhistoire font
droit à ces rites dans toutes les cultures qu’elles étu-
dient: hindoue, égyptienne, grecque, chrétienne...
Pour Hegel, Fhistoire universelle s’enracine tout
entière dans le rapport que civilisations et peuples
entretiennent à la mort dans la mesure oü Vhistoire,
en elle-même, estun deuil. Et c’est bien la manière dont
chaque culture met en oeuvre le travail du deuil qui
permet selon Hegel d’appréhender la structure de sa
conscience historique. Chaque culture a un temps de
deuil propre, et c’est à la mesure de cette temporalité
du deuil que l’on peut juger de sa plasticité historique,
c’est-à-dire de son processus d’adaptation à 1’esprit
du monde et de création d’un style du monde. Rappe-
lons que la «plasticité» désigne à la fois 1’aptitude à
recevoir et à donner la forme. D’un côté, toute culture
336 l ’a u t r e monde

est malléable, comme une terre glaise, elle se laisse


former et informer par Pesprit. Mais de Pautre, elle a
aussi un pouvoir formateur, comme un art plastique:
elle imprime sa singularité, comme une empreinte,
sur le texte de Phistoire mondiale. Or ce double pou­
voir plastique - réception et donation de forme - se
mesure à la manière dont toute civilisation met en
oeuvre le processus du deuil. Pourquoi? Parce que le
deuil est une opération qui nécessite à la fois sup-
pression et conservation, adieu et souvenir, perte et
mémoire, YAufhebung en un mot. Or pour Hegel, c’est
la juste mesure entre suppression et conservation qui
se cherche, et se trouve, avec et dans Phistoire, avec et
dans la mondialisation.
II est donc possible d?affirmer que rhistoire et le
processus du deuil sont co-originaires et se condi-
tionnent Pun l’autre. Les pratiques funéraires chinoi-
ses et hindoues permettent de mettre en lumière deux
extrêmes. Deux extrêmes que Pon pourrait caractéri-
ser d’une part comme Pexcès de conservation: le deuil
chinois est interminable; d’autre part comme excès de
suppression: le deuil hindou est trop court, trop radi
cal; la dévoration par le feu ne permet pas la sauve-
garde véritable de Pesprit du dispara. Le deuil n’est
vraiment possible que lorsque la bonne mesure de
la suppression et de la conservation est trouvée. Or
la recherche de cette bonne mesure du deuil se con-
fond avec le mouvement même de Phistoire. De 1’orient
à 1’occident, au cours de la longue journée de Pesprit,
Phistoire se cherche et se trouve comme juste propor-
tion entre maintien et anéantissement. Est à Poeuvre,
dans Péquilibre entre les deux processus constitutifs
du travail du deuil, le moteur même de la dialectique.
L’histoire n’est possible qu’à s’assurer du réglage
d’un dispositif, celui de la mémoire, qui exige néces-
sairement que le rapport au passé se constitue d’une
sauvegarde et d’une perte à la fois. Dans Pentre-deux
du souvenir obsédant et de Poubli total. Dans Pentre-
deux, dit Hegel, de deux négations « abstraites ».
C AT H ER INE MALABOU 337

Freud affirmera plus tard la même nécessité. Le


deuil ne peut échapper à la dépression mélancolique
que si le souvenir, dit encore «trace mnésique» du
disparu, ne donne pas lieu à la répétition d’un affect
ancien, ne permet pas de «maintenir 1’objetpar unepsy-
chose hallucinatoire de désirS» Le deuil exige le déta-
chement, présuppose une capacité de suppression et
d’oubli: la libido, dit Freud, doit se détacher des liens
qui la retiennent à Pobjet. Mais le deuil exige aussi
bien sür une forme de conservation: «.1’existence de
Vobjet perdu se poursuit psychiquement.5» C’est donc là
encore entre excès de conservation et excès de sup­
pression que se situe le travail du deuil. En fait, les
deux excès reviennent au même: que le disparu soit
excessivement conservé, qu’il soit abusivement nié,
c’est au fond la même chose. Un mort qui n’en finit pas
de mourir - obsession mélancolique - ne meurt jamais
et se voit donc en même temps nié puisque sa dispa-
rition est perpétuée. La suppression interminable se
confond avec la conservation infinie.
D’une culture à Pautre, la bonne mesure se cherche.
Ici ou là, trop ou pas assez de conservation. Pyramides,
momies, büchers, temples, cryptes, trop ou trop peu;
le deuil tâtonne à la recherche de lui-même pour s’ac-
complir enfin en occident, à la pointe même de Pocci-
dent, là ou Phistoire à la fois commence et s’achève.
L’histoire achevée, accomplie suppose la possi-
bilité non pathologique du retour. Comment le dis­
paru peut-il revenir sans envahir Fesprit, c’est-à-dire
sans le détourner de Peffectivité présente? Cette exi-
gence d’une itération non obsessionnelle passe par la
distinction entre deux types de vestiges: le monument,
qui permet la commémoration et donc le retour, mais
un retour délivré du poids écrasant de Fêtre-là, dirait
Hegel, et la blessure, qui suscite 1’incessant recommen-
cement de Fémotion ancienne.
Cette différence entre deux types de traces corres-
pond à la distinction que fait Freud, dans Cinq leçons
sur la psychanalyse, entre «symboles commémoratifs»
338 l ’a u t r e monde

et «sgmboles hystêriques »: «Les monuments dont nous


ornons nos grandes villes sont des sgmboles commémo-
ratifs [...]. Ainsi, à Londres, vous trouverez, devant une
des plus grandes gares de la ville, une colonne gothique
richement décorée: Charing Cross. Au XIIF siècle, un des
vieux rois Plantagenêt quifaisait transporter à Westmins-
ter le corps de la reine Éléonore, eleva des croix gothiques
à chacune des stations oü le cercueiljutposé à terre. Cha­
ring Cross est le demier des monuments qui devaient con-
\

seruer le souvenir de cette marche junèbre. A une autre


place de la ville, non loin du London Bridge, vous remar-
querez une colonne modeme très haute que Von appelle
“The Monument”. Elle doit rappeler le souvenir du grand
incendie qui, en 1666, éclata tout près de lui et détrui-
sit une grande partie de la ville. Ces monuments sont des
“sgmboles commémoratifs” comme les sgmboles hystéri-
ques, la comparaison est donc soutenable jusque-là. Mais
que diriez-vous d’un habitant de Londres qui, aujourd’hui
encore, sbrrêterait mélancoliquement devant le monu­
mentJunèbre de la reine Éléonore, au lieu de sbccuper de
ses affaires avec la hâte qubxigent les conditions moder-
nes de travail, ou de se réjouir de la jeune et charmante
reine qui captive aujourd’hui son propre coeur? Ou d’un
autre qui pleurerait devant “le monument” la destruc-
tion de la ville de ses pères, alors que cette ville est depuis
longtemps renée de ses cendres et brille d’un éclatplus vif
encore quejadis?
Les hgstériques et autres névrosés se comportent
comme les deux Londoniens de notre exemple invraisem-
blable. Non seulement ils se souviennent d’événements
douloureux passes depuis longtemps, mais ils y sont
encore effectivement attachés; ils ne se libèrent pas du
passé et négligentpour lui la réalité duprésent.6»
Ces hystêriques et ces névrosés ont déjà des noms
chez Hegel. Le philosophe ne cesse de décliner dans
toute son ceuvre les figures de ceux qui ne se relè-
vent pas, au sens dialectique du terme, de la dispari-
tion, qui en font à la fois toute une histoire et un néant
d’histoire. Une petite histoire et non un monument.
CA TH ER IN E MALABOU 339

Ces formes du deuil manqué, qui tiennent à ce que la


conscience est dans une perpétuelle oscillation entre
conservation et sacrifice, dans un perpétuel écartè-
lement des deux significations de YAufhebung, sont
donc incarnées plastiquement, pour Hegel par les dif-
férentes civilisations qui n’ont pas encore et ne par-
viendront en un sens jamais à Taccomplissement de
leur concept, c’est-à-dire justement au faire-monde
de leur monde.
Comment Poscillation, 1’hésitation, caractéristiques
du deuil manqué, se résolvent-elles? Elles se résol-
vent grâce au processus que Hegel nomme le proces-
sus d’idéalisation (das Idealisiereri). Idéaliser, c’est bien
supprimer et conserver à la fois, en un mot faire son
deuil. I/idéalisation est le résultat de YAufhebung, qui
suppose que l’on soit capable de garder en soi ce dont
on endure la perte. Hegel a un autre mot pour désigner
1’idéalisation, c’est Yassimilation (Assimilation): «En
tout processus vital, naturel ou spirituel», dit-il au $345
de YEncyclopédie, «Vessentiel est Vassimilation7. » Idéali­
ser, c’est assimiler, faire sien, s’approprier un objet, ce
qui suppose toujours aussi qu’on s’en sépare ou qu’on
le détruise. L’idéalisation apparaít alors comme possi-
bilité d’une commémoration libérée de toute menace
de retour hystérique.
VAufhebung incarne donc bien la forme de ce deuil
que Freud appelle le deuil réussi. Et si c’est en Occident
que cette forme se trouve et s’accomplit, c’est parce
que deux deuils exemplaires viennent s’y inscrire,
nous dit Hegel, comme paradigmes mêmes de la pen-
sée: la mort de Socrate - fondatrice, en tant que telle,
de la philosophie -, et la mort du Christ, fondatrice de
la conception proprement historique du travail de l’es-
prit. Tout sujet Occidental porte symboliquement ces
deux deuils à la fois, qui révèlent précisément la juste
proportion entre suppression et conservation et impri-
ment leur marque sur la conscience historique.
Plastique serait donc pour Hegel ce deuil réussi, qui
trouve la bonne mesure entre fixité et évanescence,
340 l ’a u t r e m o n d e

obsession et oubli absolu. Et c’est peut-être encore


une telle conception du deuil qui soutient les pro-
pos de Nietzsche dans la Seconde Inactuelle: «II y a un
degré d ’insomnie, de rumination, de sens historique, au-
delà duquel un être vivant se trouve ébranlé etjinalement
détruit, qu’il shgisse d ’un individu, d ’un peuple ou d’une
civilisation. Pour déterminer ce degré, et par là, la limite
à partir de laquelle le passé doit être oublié, si Von ne veut
pas qu’il devienne lefossoyeur duprésent, ilfaudraitsavoir
précisément quelle est la force pias tique de l ’individu, du
peuple, de la civilisation en question, je veux parler de
cette force qui permet de développer de manière originale
et indépendante, de transformer et d ’incorporer les choses
passees ou étrangères, qui permet de guérir ses blessures,
de réparer ses pertes, de reconstituer sur son proprefonds
les formes brisées.8» La «force plastique» apparait bien
là aussi comme puissance de cicatrisation qui guérit du
ressentiment et donc encore de la mélancolie.
On ne peut qu’être frappé, en lisant Hegel, par le
caractère normatif, gréco et christiano-centré pour-
rait-on dire, de la conception du deuil qui dans son
ceuvre accompagne la marche de Fhistoire. Et l’on
retrouve à ce point de Fanalyse le m otif de la coinci-
dence entre mondialisation et occidentalisation. Tout
se passe comme si Tesprit tel que Hegel le conçoit
n’était pas pensable en dehors d’une certaine norma-
lité du deuil, d’une certaine leçon de m émoire impo-
sées aux autres peuples et aux autres cultures. De fait,
ne sommes nous pas aujourd^hui encore toujours prêts
à juger les résistances opposées à la m ondialisation:
intégrismes, revendications identitaires, fermeture
des frontières, réactivité à la technique, comme des
formes non plastiques, pathologiques, de m élanco­
lie, d’hystérie, d’incapacité à renoncer aux fantômes, à
liquider le passé pour s’engager, effectivement, dans le
monde? Ne sommes nous pas encore prompts à déci-
der que telle ou telle culture, tel ou tel régime politi-
que ou modèle social se trouvent encore au seuil de
Fhistoire? Que certains peuples vivent aujourd’hui à la
CATHERINE MALABOU 341

fin de 1’histoire sans jamais en avoir connu ni expéri-


menté le com m encem ent?
Le travail du deuil dit depuis Freud «réussi» ou
«normal» est conçu lui aussi comme mouvement d’in-
tériorisation idéalisante qui prend en elle 1’altérité
du dispara, se 1’approprie et nie ainsi, précisément,
son altérité. Le «deuil normal» est ce procès qui fait
de l’autre une partie du moi et tend à banaliser cette
assimilation. Mitford, dans son ouvrage The American
Way of D eath9, a bien décrit cette banalité du deuil
en Occident, ces efforts faits pour raccourcir le temps
du deuil, pour en effacer les signes, pour condamner
et cacher tout débordem ent mélancolique. II est cer-
tain qu’à beaucoup d’égards, la mondialisation impose
cette banalité à la planète entière, en demandant sou-
vent à des peuples de renoncer à certaines de leurs
particularités culturelles les plus marquantes. Ce pro-
cessus de banalisation mondiale marque 1’achèvement,
au double sens du terme, de l’histoire10.
La question est de savoir si et comment il est pos-
sible de renoncer à ce modèle normatif, ce qui revient
du même coup à se demander s’il est vraiment possi-
ble de réussir un deuil. Dans son livre Mémoires, pour
Paul de Man, Jacques Derrida oppose au travail du
deuil dit «normal» ce qu’il appelle le deuil impossible,
qui ne repose plus sur une idéalisation conçue comme
Auffiebung. Le deuil impossible est celui qui, «ZaZs-
sant à Vautre son altérité, en respecte Véloignement infini,
refuse ou se trouve incapable de le prendre en soi, comme
dans la tombe ou le caveau d ’un narcissisme,n»
Le deuil impossible présente une autre alternative
que 1’alternative freudienne entre liquidation et mélan-
colie dans la mesure oü un tel deuil renonce à la fois à
1’appropriation de Pidée de 1’autre et à la pure et sim-
ple déploration ou lamentation. Ce deuil est, selon un
paradoxe qui n’est qu’apparent, une affirmation. D er­
rida: «Za seule affirmation qui soit affirmative, c’est celle
qui doit affirmer Vimpossible [...]. L’impossible ici, c’est
Vautre, tel qu’il nous arrive: mortel, à nous mortels.**»
34 2 l ’a u t r e m onde

Entendue depuis cette affirmation de Fimpossible


la mondialisation du monde apparaít alors comme cet
accueil de Fautre qui ne le met pas à mort, qui ne l’em-
baume pas à 1’avance, avant même de l’avoir rencontré.
Cet accueil, condition d’une mémoire non prescriptive,
qui ne préjuge pas du destin de la trace originaire de
Fautre en nous, peut seul guider la marche de la nou-
velle internationalité et des institutions politiques et
pénales supranationales délivrées de Fobsession du
deuil normal et de sa banalité. Cette délivrance pour-
rait alors apparaitre comme Gelassenheit, sérénité d’un
monde qui porte son propre deuil, le deuil de sa figure
historique, c’est-à-dire le deuil du deuil sans jamais en
même temps Festimer réussi, sans en garder non plus
la nostalgie.
Comment une telle «affirmation de Fimpossible»
est-elle possible? Le deuil impossible est accueil non
intériorisant de Faltérité de Fautre, ce qui présup-
pose une autre plasticité, comprise comme souplesse
non intégrative. Or, et Fon revient ainsi au problème
de Fhistoire, ne faut-il pas, pour que ce deuil impossi­
ble ait lieu, que le monde recèle en lui-même un autre
possible, un autre concept du possible que le possible
historique, une possibilité non réalisée, non réalisable,
non actualisable en un événement? Ne faut-il pas que
le monde recèle en lui-même un possible impossible,
à savoir un possible qui reste à jamais possible, sans
sfincarner en une effectivité? Ce possible-là serait jus-
tement le nom de Fautre, du tout autre, autre que tout
ce qui a eu lieu, autre que tout ce qui s’est déjà produit
dans Fhistoire, Fautre de Fhistoire, sans référence à un
événement fondateur.
Tout aurait pu avoir lieu autrement n’est-ce pas,
être autre, avoir une tout autre chance. Ce vertige de
la tout autre origine n’est ni une ombre, ni un fantôme,
elle n’est pas appropriable ni idéalisable par la psy-
ché. Pourtant ü double le présent d’un deuil, le deuil
du possible justement, tout ce que le présent chasse
dhnaccompli et qui demeure, Bergson dirait virtuel-
CATHERINE MALABOU 343

lement, com m e trace de 1’autre. Cette trace est, pour


utiliser de nouveau un co n cep t freudien mis au jour
dans Inhibition, symptôme, angoisse et qu’il convient
ici encore de co u p er de sa connotation pathologique,
cette trace, donc, est celle du « non advenu » ou du « non
airivé13». Le m onde porte donc le deuil de ce qui n?est
pas arrivé. M ais com m e le non arrivé n’a précisém ent
jamais eu lieu, n’est par définition pas historique, son
deuil ne peut être de 1’ordre de 1’idéalisation. Le deuil
du p ossible, au double sens du génitif, ne peut être que
la sauvegarde du possible lui-m êm e qui ne le réifie pas
en une im age ou un fantasm e. Ainsi sauvegardé, le p o s­
sible dem eure à jam ais possible et dans cette m esure,
le non arrivé est aussi la ressource de ce qui peut arri-
ver, la ressource de toute foi en Favenir, de tout crédit
en un autre devenir du monde.
«Die Welt weltet», le monde fait monde, le monde
se m ondialise. D ’une com préhension à 1’autre de cette
form ule, c’est le sens du possible qui est en jeu, p os­
sible qui ne se laisse figer ni en un monument, ni en
une blessure. Ce possible perm et de penser les condi-
tions d?une identité qui ne soit pas égoisme destruc-
teur de soi et de Fautre, d ’une identité qui diffère dhvec
soi et ne soit aífectée ni d’une tendance à Fauto-célé-
bration d ’elle-m êm e (forme du monument), ni d’une
souffrance narcissique (forme de la blessure). La plas-
ticité de cette nouvelle identité, qui n’aurait plus rien à
voir avec Faccom plissem ent d’une forme ou la réussite
d’une idéalisation, perm ettrait peut-être de voir dans
la m ondialisation autre chose qu’une hégémonie mal
dissim ulée et de penser Fouverture infinie du sens à sa
m étam orphose.
NOTES
1 G.W.F. Hegel, Leçons sur Ia philosophie de 1'histoire, tr. Gibelin, Paris,
Vrin, 1963, p. 96-97. 2 Ibid., p. 115. 3 I b i d p. 116. 4 5. Freud, Deuil et
m éloncolie, Métopsychologie, tr. Laplanche et Pontalis, Paris, Folio, Galli-
mard, 1968, p. 148. 5 Ibid. 6 5. Freud, Cinq leçons de psychanolyse, Paris,
Payot, coll. « P e tite Bibliothèque», p. 15. 7 G.W.F Hegel, Encyclopédie
des Sciences philosophiques, Philosophie de Io noture, tr. Gibelin, Vrin,
Paris, 1967, p. 201. 8 F. Nietzsche, Considérations inoctuelles, tr. Rusch in
ilu v re s philosophiques com pletes, NRF Gallimard, Paris, 1990, t. II, p. 97.
9J. Mitford, The American Woy o f Deoth, Simon and Shuster, New York,
1 9 6 3 .10 Sur les rapports entre histoire, deuil et politique à 1’époquede Ia
mondialisation, voir Touvrage de judith Butler, Precorious Life, The Powers
o ftlo u rn in g and Violence, Verso, New York, 2004.1 1 J. Derrida, Mémoires,
p o u rP a u l de Man, Galilée, Paris, 1988, p. 29. 12 Ibid., p. 52.13 5. Freud,
In h ib ition, sym ptôm e e to n g o iss e , t r . Doron, PUF, Paris, 1993, pp. 34 sq.
Frédéric N e y r a t
L?A nti-H um anism e

Uhumanisme, écrivait Foucault en 1966,


«promet rhomme à Vhomme ».
388 I ,’A N T I - H U M A N Í S M E

IL SEMBLERAIT QUE CETTE PROMESSE AIT ÉTÉ (;N


peu trop bien tenue. Au-delà de toute esperance. Com
trevenant à Fannonce foucaldienne d’une «mort do
rhomme», on peut dire que celui-ci ne s’est jamais
porté aussi bien que depuis qu’il est mort, il ne s’est
jamais autant ex-porté, trans-porté, jusqu’aux limites
du monde1.

l’ h u m a n ism e so u s r e s p ir a t io n artificielle

L’humanisme s’est mondialisé. II s’est exporté comme


modèle majoritaire télé-techno-Occidental dont la
«figure» de Fhomme n’est que 1’image avancée. Et non
le masque, ou le surplus idéologique. Car la figure de
Fhomme n’est que Félément privilégié au sein de la
composition globale orientée par le schème huma-
niste, qui fait du monde le résultat d’une interpréta-
tion, au sens nietzschéen du terme: «nous humanisons
le monde à notre usage, nous le rapprochons de notre sen-
timent.xy> CFest cet usage du monde - cette interpré-
tation, cette création dont le capitalisme n’est qu’un
aspect - qui s’est non seulement exporté, mais inten-
sifié. Cette intensification est 1’effet du retournement
du monde sur lui-même, bouclage topologique3se tra-
duisant par la confrontation de 1’humanité avec elle-
même, par la réalisation de ce que Marx avait annoncé
dans les Manuscrits de 44: 1’identification de F«être
générique» et du monde, la possibilité pour Fhomme
de se «contempler dans un monde qu’il a lui-même créé.»
Ce que Marx n’avait pas prévu, c’est que cette con-
templation ne serait pas de tout repos. L’auto-con­
frontation de Fhumanité se fait dans la douleur: en
redoublant dfintensité, Fhumanisme n’accouche pas
de F«homme nouveau», ou de F«homme au carré»,
mais de Fhomme mutilé. Cette mutilation atteint
Fhomme ainsi que toutes les formes de vie. Le para-
digme de cette situation historique est le change-
ment climatique: les hommes passent plus de temps à
F R É D É R I C NEYRAT 389

vérifier l’état de leur climatiseur qu’à se regarder les


yeux dans les yeux. Et peuvent constater à chaque ins-
tant les effets de leurs «interprétations». Pour paro-
dier la formule d’un journaliste, 1’humanisme fait rage,
il intensifie le rapport que 1’humanité mondiale entre -
tient avec elle-même. Un système bio-politique global
s’est mis en place pour assurer cette information per­
manente du soi-mondial sur lui-même. Par humanité
ou soi-mondial, nous n’entendons aucun super-suj et,
aucun super-corps autonome, mais bien plutôt le lieu
d’une projection inconsciente et technique - infra-cons­
ciente et sur-consciente - qui nous renvoie par la force
des choses à ce que nous faisons et ce que nous ne fai-
sons pas, à ce que nous produisons et à ce que nous ne
produisons pas. Par la force des choses, nous sommes
mis en présence de nous-mêmes. II n’y a pas de quoi
se vanter d’une telle prise de conscience. Là oü croit le
péril, croit le péril, et rien de plus. Ce qui nous revient
en pleine figure, c’est ce dont 1’Occident est forclos - à
quelques exceptions près. Un Occident qui maintient
désormais 1’humanisme sous respiration artificielle.
Mais il est peut-être possible de retourner la mondia-
lisation contre elle-même, de profiter de cette occasion
du grand désir de monde pour ouvrir une brèche dans
1’homo-généité. Pour rompre avec la promesse huma-
niste, et non avec toute forme de promesse. Cette rup-
ture exige le déploiement d’un nouvel anti-humanisme.
Car il ne suffit pas de critiquer 1’humanisme, si l’on
ne fait que déplacer ce qui le conditionne dans autre
chose que 1’homme - la «structure», la «société»,
l’c<inhumain», voire le «post-humain». L’anti-huma-
nisme n’est parfois que 1’étape intermédiaire condui-
sant vers un surhumanisme. Et il ne suffit pas non plus
de mettre en cause 1’anthropocentrisme au nom d’un
vitalisme, d’un bio-centrisme ou d’un naturalisme si
cette remise en cause a pour effet d’annuler les diffé-
rences qui distinguent les formes de vie. En dépit de
leur opposition apparente, ces deux anti-humanis-
mes peuvent être considérés comme de véritables et
390 l/ A N T I - I I U M AN I S ME

dangcreuses machines àproduire de Vindemne: par une


opération consistant à séparer de l’être afin de le pré-
munir contre la mort, la vie et le changement, ou par
une immersion de l’être dans un Grand Organisme
sans cesse renaissant. Ontologiquement, c’est préci-
sément cette production de 1’indemne que véhicule
Yhumanisme transhistorique, c’est elle qui, paradoxa-
lement, rend possible les formes d’auto-destruction
capitalistes, qui semblent s’effectuer aux yeux de cer-
tains comme si de rien ríétait.

l’ h u m a n is m e d e l ’a u t o - p r o d u c t i o n
INDUSTRIELLE, D’APRÈS MARX

La réalisation du schème humaniste dans la mondiali-


sation capitaliste, cette auto-confrontation de Fhuma-
nité à partir de laquelle devient pensable ce que Ulrich
Beck nomme la « société du risque », c’est Marx qui Fa
d’abord pensée. Le dit «jeune» Marx des Manuscrits
de 44. Celui de F«Humanisme théorique» qu’Althus-
ser prend pour cible. Mais nous allons modifier quel-
que peu les contours de cette cible, en insistant sur le
rapport de cet humanisme à la thématique d’une auto-
production de 1’humanité comme monde. Nom primitif
du communisme, 1’auto-production est pour le Marx
de cette époque motif à enthousiasme; disons que cela
nous rend aujourd’hui un peu plus soucieux.
Les Manuscrits de 44 sont un chant à la gloire de
r«être générique», la «misère» de 1’ouvrier étant «en
raison inverse de la puissance et de la grandeur de sa
production4: «cfesf précisément enfaçonnant le monde
objectif que Vhomme s’affirme réellement comme un être
générique [...]. Grâce à cette production, la nature appa-
rait comme son oeuvre et sa réalité ». La nature, c’est ici
le «corps non organiquey> de 1’homme, son «moyen de
subsistance immédiaty> et la « matière, Vobjet et Voutil de
son activité sociale». L’objet du travail est ainsi «l’ob-
jectivation de la vie générique de Vhomme car il ne s’y
F R É D É R IC NEYRAT 391

dédouble pas idéalement, dans la conscience, mais active-


ment, réellement, et il se contemple ainsi dans un monde
qu’il a lui-même créé». Le dit «travail aliéné», c’est
ce qui arrache à 1’homme sa vie «générique», ce qui
le rend «étranger à son propre être générique », ce qui
brise le miroir de l’auto-production. Dans ce disposi-
tif, «Vhomme vit de la nature: cela signifie que la nature
est son propre corps avec lequel il doit rester constam-
ment en contact pour ne pas mourir. Dire que la vie phy-
sique et intellectuelle de Vhomme est liée à la nature, c’est
dire tout simplement que la nature est liée à elle-même,
car Vhomme est une partie de la nature ». Autrement d it:
í/la nature est «produite» par rhomme; 2 /l’homme
est une «partie» de la nature; 3/la nature est ainsi
«liée à elle-même» par la médiation humaine. Le pro-
blème, c’est de savoir jusqu’oü Marx parvient à tenir
en même temps ces trois formules de la vie généri­
que; il semble en effet que la seconde et la troisième
formule soient 1’objet d’une éclipse.
Cette éclipse apparait au coeur du projet fon-
damental des Manuscrits de 44: le «communisme
achevé» comme «réappropriation réelle de 1’essence
humaine par rhomme et pour 1’homme », « retour com-
plet de 1’homme à lui-même» en tant qu’«être social,
humain». En tant que «naturalisme achevé», précise
Marx, «ce communisme est humanisme (Humanismus) ;
en tant qu’humanisme achevé, il est naturalisme»: telle
est la «1'raie solution de Vantagonisme entre Vhomme et
la nature, entre Vhomme et Vhomme». Mais ce «natu­
ralisme », par oü subsistent la seconde et la troisième
formule de la vie générique, vient à se dissoudre à la
pointe du projet marxiste des années 1843-1844: «Un
être n’est considéré comme indépendant que lorsqu’il
repose sur ses pieds, et il ne repose sur ses pieds que lors-
qu’il n’est redevable qu’à lui-même de sa propre existence ».
Voilà qui s’oppose à toute thèse de type créationniste:
la terre, nous dit Marx, n’a pas été créée, la Science
nous a en effet montré qu’elle a été formée, qu’elle a un
devenir, que ce devenir est un «processus», un «auto-
392 l ’a n t i - h u m a n i s m e

engendrement»: «la generatio aequivoca (génération


spontanée) est la seule réfutation pratique de la théorie de
la création». Suit la fameuse formule: «ce qubn appelle
histoire universelle ríest rien d ’autre que la production de
rhomme par le travail humain», mais la suite de cette
célèbre sentence nous intrigue: « ... que le devenir de la
nature pour rhomme. II a donc la preuve évidente, irréju-
table de sa naissance par lui-même ainsi que du processus
quilejítnaitre». Dans le socialisme, «rhomme humanisé
(der MenschJür den Menschen) en tant que présence con-
crète (ais Dasein) de la nature et la nature humanisée (die
Naturjur den Menschen) en tant que présence concrète de
rhomme sont devenus des faits pratiquement, matériel-
lement perceptibles. Dès lors, il est pratiquement impos­
sible de se demander s’il existe un être étranger (Jremden
Wesen) au-dessus de la nature et de l’homme. » Inutile,
precise Marx, de revendiquer un athéisme, car celui-
ci ne serait que la «négation» d’une «inessentialité».
Deux conclusions: 1/ on n’est plus dans la saine dia-
lectique de l’humanisation de la nature et de la natu-
ralisation de rhomme, on est, partout et de tout côté,
pour Thomme; 2/ cette humanisation totale conduit à
une disparition de toute altérité non seulement «supé-
rieure», mais interne au monde. Ce qu’on pourrait
nommer une hyper-humanisation du monde. Ainsi
rabolition de la propriété privée conduira-t-elle non
pas à la simple «jouissance immédiate » de ce qui aura
été réapproprié - Marx montre bien que le sens de
Yavoir vient de la propriété privée - mais à r «appro-
priation sensible de la vie et de 1’essence humainey> sous
la forme d’un «homme total», faisant la somme sensi­
ble des «rapports humains» avec le monde par la vue,
le toucher, 1’odorat: «la suppression de la propriété privée
est donc 1’émancipation totale de tous les sens [...]. Vceil
est devenu 1’oeil humain de même que son objet est devenu
un objet social, humain, un objet venant de rhomme et
destine à rhomme.» En note on peut lire: «Pratique­
ment, je ne puis me comporter humainement envers Ibbjet
que si Ibbjet se comporte humainement envers moi.»
F R É D É R I C NEYRAT 393

Ce qu’Althusser appelle r«Humanisme théori-


que» du jeune Marx, c’est Yhumanisme de Vauto-pro-
duction industrielle: l’industrie est en eífet le «vrai
rapport historique de la nature, donc des Sciences de la
nature, à 1’homme. Lorsqubn comprendra que Vindus-
trie est la révélation exotérique des forces essentielles de
Vhomme, Von comprendra également Vessence humaine
de la nature ou Vessence naturelle de Vhomme». L’in-
dustrie, c’est ici le mode de la relation - du rap­
port (Verhãltnifi). Pour 1’humanisme de la production
industrielle, la société est la «consubstantialité ache-
vée de Vhomme avec la nature, la vraie résurrection de la
nature», le naturalisme achevé de 1’homme et 1’huma-
nisme achevé de la nature. Certes, comme nous pou-
vons le constater, la nature ne s’absente pas totalement
du projet marxiste, mais elle n’apparait qu’intégrée
dans le dispositif industriei d’une humanisation inté-
grale du monde, d’un humanisme (Humanismus) pour
1’homme, das Mensch, identifié au monde. Gérard Gra­
nel a montré comment L’idéologie allemande accentue
cette liquidation de la nature, réduite au statut d’être
produit. Revenant sur le romantisme de la vie généri-
que, Marx affirme en eífet en 1845 que la nature n’est
jamais donnée telle quelle à l’homme, qu’elle est tou-
jours «leproduit de Vindustrie et de Vétat de la société.5»
L’homme, comme la nature, sont des produits, et la
production est «la base de tout le monde sensible ». Cette
critique du romantisme de 1844 conduit Marx, écrit
Granel, à proférer des «énormités6» au sujet du sen­
sible : réduite, écrit Marx, à n’exister «nulle part, sauf
peut-être dans quelques atolls australiens de formation
récente », la nature, écrit Gérard Granel, est «ridiculi-
sée». Production, pour Marx, «ne signifie pas plus le
travail au sens intramondain que la nature ne signifie la
virginité contingente des atolls. Production est, dans Von-
tologie marxiste des années 44-45, le terme qui désigne le
sens même de Vêtre.» Et ce qu’il s’agit de produire, c’est
la «subjectivité» comme «subjectité»; tel est le projet
fondamental de la «métaphysique du sujet».
394 I/a NT I - 11 u M A N IS M E

l ’ h u m a n is m e MÉTAPHYSIQUE,
SELON H E ID E G G E R

La lecture de Granel fait fond sur Finterprétation de


rhumanisme que Heidegger a proposé en 1946, dans
cette fameuse «Lettre» oü Heidegger articule rhu­
manisme sur une thèse ontologique engageant la
métaphysique tout entière - soit, pour lui, 1’Occi-
dent. L’humanisme, écrit Heidegger, a perdu son sens
aujourd’hui. Lorsqufil en avait, il signifiait: «effort
visant à rendre Vhomme libre pour son humanité et à lui
faire découvrir sa dignité,7» Cet effort consiste à distin-
guer rhomme «parmi» les animaux, en lui accordant
une «différence spécifique»: Fhomme sera Fanimal-
avec-quelque-chose-en-plus (la raison, la parole, la
politicité). La production de cette différence ne pourra
jamais s’effectuer hors d’une forme - politique, reli-
gieuse - arrachée de Fanimalité, une forme méta-phy-
sique au sens littéral. Sera méta-physique le processus
consistant à désigner - choisir - la fin supérieure qui
engagera la production d’une différence sur fond
d’animalité. En fonction de cette fin - salut de Fâme,
émancipation, bonheur individuel - diffèrent les huma-
nismes, qui produiront Fhomme-en-tant-que-citoyen,
ou Fhomme-en-tant-que-croyant, ou Fhomme-en-
tant-que-consommateur etc. L’on voit ici à quel point
Fhomme n’est que Félément privilégié d’un dispositif
ontologique engageant à peu près tout ce que la méta­
physique a tenté de penser: au-delà d’une thèse sur
Fhomme, Fhumanisme métaphysique implique une
thèse sur Fêtre. CFest pour cela qu’un anti-humanisme
centré sur Fhomme, son savoir, son pouvoir et les limi­
tes infligées à sa puissance et ses connaissances sera
toujours indigent. Même lorsqufil pense la finitude,
Heidegger ne la pense pas comme une «limite» impo-
sée à Fhomme, mais comme condition ontologique
touchant tout être ne produisant pas directement la
matière de sa perception.
F R É D É R IC NEYRAT 395

II devient dès lors possible d’identifier la singula-


rité de r«humanisme de Marx». A ce dernier Heideg-
ger accorde la capacité d’avoir pensé, sous la catégorie
d’aliénation, une «dimension essentielle de Phistoire»
- «la conception marxiste de l’histoire est supérieure à
toute historiographie ». La thèse ontologique traversant
cette conception de rhistoire s’énonce ainsi: «tout
étant apparait comme matériel de travail», y compris la
subjectivité. Envisagé comme «expérience élémentaire
du devenir historique du monde», le communisme est
ainsi, sous la forme du « collectivisme », la «subjectivité
de Vhomme sur le plan de la totalité. II accomplit la propre
affirmation inconditionnée de cette subjectivité». C’est là
oü 1’analyse se durcit. Car cette «affirmation incondi­
tionnée» - que Heidegger avait d’ailleurs, quelques
années auparavant, imputée à Nietzsche - conduit au
plus grand oubli de 1’être au profit d’une conception de
1’homme comme produit (oú nous retrouvons la thèse
de Granel): «partout Vhomme, exilé de la vérité de Vêtre,
toume en rond autour de lui-même comme animal ration-
nel». Cette mise en orbite de la subjectivité, Marx l’ex-
plicite comme «retour complet de Vhomme à lui-même »
dans les Manuscrits de 44 - mais Heidegger pense peut-
être aussi à la Critique de laphilosophie du droit de Hegel,
écrit à la même époque que les Manuscrits, oú Pon peut
lire: «La religion n’est que le soleil illusoire, qui se meut
autour de Vhomme, tant qu’il ne se meut pas autour de
lui-même.8» Heidegger aggrave son diagnostic en 1973,
à 1’occasion d’un commentaire de la formule de Marx:
«Etre radical, c’est prendre ce dont il s’agit par la racine.
Mais la racinepour Vhomme, c’est Vhomme même.9» Yoilà
qui met à jour la <.<position du plus extrême nihilisme».
C’est en effet que placer 1’homme comme « Vêtre le plus
hautpour Vhomme» signifie que «Vêtre en tant qu’être»
n’est (.(.plus rien pour Vhomme». Heidegger précise que
cet énoncé du jeune Marx, il ne 1’entend pas politi-
quement, mais bien métaphysiquement: «comprendre
politiquement la phrase de Marx, c’est doncfaire de la poli-
tique Vun des modes de Vautoproduction - ce qui est par-
396 i / a n t i - i i u m /y n i s m e

faitement cohérent avec la pensée de Marx». Mais cela ne


fait. que décrire un processus; pour 1’expliquer, il faut
faire ressortir une béance, un «saut» entre les deux
parties de la formule marxienne. Car en soutenant que
1’homme est la racine de 1’homme, Marx 1’impose par
la force: «d ’avance, pour Marx, est décidé que 1’homme
et uniquement Phomme (et rien d’autre) [nous souli-
gnons], est ce dont il s’agit. D ’oú cela est-il décidé? Com-
ment? De quel droit? Par quelle autorité?y>. Ce qui serait
devanee décidé, pré-com pris, c’est un certain sens
de 1’être gravement appauvri au sens de 1’homme. Un
appauvrissement ne se réduisant pas à un problème
de signification, mais se traduisant dans la forme que
nous donnons à la subjectivité, aux objets et au monde,
rendus disponibles, consommables, sans réelle pré-
sence - en un m ot: le nihilisme incarné comme Capi­
tal. Ce que Heidegger, commentant toujours la même
formule sur laquelle est censée «repose[r] tout le
marxisme », résume ainsi: «Vautòproduction de Vhomme
produit le péril de lhutodestruetion.10»
«Tout le marxisme»? Certainement pas. Nous
avons eu Foccasion ailleurs de montrer la façon dont
Marx a pu s’extirper de ce «fantasme » de 1’autoproduc-
tion, interrogeant la «continuité» et les «coupures» à
Poeuvre dans sa pensée qui, comme toute pensée, est
une trajectoire, elle ne peut en rien se réduire, comme
le soutient Granel à la suite de Heidegger, aux textes
des années 1843-1845. Mais la question est ici diffé-
rente, il ne s’agit pas de penser la pensée de Marx en
intériorité, dans son trajet singulier, mais de consta-
ter à quel point les énoncés du «jeune» Marx décrivent
le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui - «le
marxisme est la pensée d ’a ujourd’huiy> affirme Heideg­
ger, «oà effectivement règne Vautoproduction de Vhomme
et de la société ». Plus encore le jeune Marx que celui du
Capital. Car Fanalyse ultérieure des modes et des rap-
ports de produetion économ iques permettra certes de
montrer sur quelle «extorsion», quelle « expropriation
primitive » repose Fappareil de capture capitaliste - ce
FRÉDÉRIC NEYRAT 397

en quoi le nom de Marx est, pour la politique, insubsti-


tuable - mais il ne permettra pas de rendre compte de
son «humanisme» - si ce n’est dans le fameux chapitre
sur le «fétichisme» de la marchandise dont Althusser
et sa suite ont rendu, en France en tous cas, la lecture
improbable. Le fétichisme de la marchandise, c’est la
poursuite de Lhumanisme de 1’auto-production indus-
trielle par d’autres moyens. On pourra changer tant
qu’on veut les rapports de production et les rapports
de propriété, on ne changera rien au monde, on n’aura
pas d’autre monde tant que le projet ontologique qui le
sous-tend n’aura pas été clairement nommé.

HUMANISME, SURHUMANISME, NATURALISME

La politique sous condition du Capital, comme forme


d’autoproduction autodestructrice, suppose donc la
décision préalable, l’archi-décision consistant à valori-
ser 1’homme, et lui seul. Et c’est bien le paradoxe d’une
valorisation destructrice que nous voulons éclaircir.
L’humanisme de 1’autoproduction est 1’humanité se
voulant elle-même, et rien qu’elle même, en s’excep-
tant - mais de quoi précisément?
Tout dépend du statut qu’on donne, ou qu’on ne
donnera pas à la spécificité, la différence humaine.
Lhumanisme métaphysiquement pensé signifie que
cette différence n’est pas donnée, mais à faire, por-
tant ainsi à sa plus haute extrémité 1’énoncé d’Erasme:
«Vhomme ne nait pas homme, il le devient». Elle est à
faire parce que l’être humain se définit dès lors par un
manque originei d’identité. Uhumanisme métaphysi-
que considère Thomme comme l’être qui, par essence,
est sans essence, un «caméléon», pour reprendre
cette métaphore qui rattache la Poétique d’Aristote
au De la dignité de Vhomme de Pic de la Mirandole. Ce
transformisme de l’être humain est précisément 1’effet
du défaut d’identité que met en scène le mythe d’Epi-
méthée, que Platon retranscrit dans le Protagoras, et
398 i/ a n t i - i i u m a n i s m e

que Pic de la Mirandole met au prologue de son


1 homme est «sans visage», et doit, tel un «sculn
teur» ou un «peintre», «acheuer sa forme librement»
La modernité insistera sur cette liberté, qui se déploiè
entre Yindétermination originelle comme fondement
sans fondement (jusqu’à Pexistence précédant toute
essence chez Sartre) et la fin que 1’homme ne peut pas
ne pas se donner, sous peine de rester à demeure dans
cette absence de demeure qu’est 1’indétermination -
ce que signent les Lumières sous le concept d’autono-
mie. Quand on pense, comme le fait 1’humanisme, à
partir de Vêtre Vhumain, le risque est de considérer que
ce qui précède 1’humanité n’est rien, c’est-à-dire: nile
vivant, ni Panimal. Certes, les monothéismes placent
Dieu à la place de ce rien, comme créateur. Mais le
scénario monothéiste ne fait ici qu’absolutiser la cou-
pure radicale qui pose Phumanité dans sa différence
à nulle autre pareille, la succession de ce geste enga-
geant tous les avatars du surhumanisme. Le problème,
c’est que le néant qui précède cette supposée diffé­
rence humaine absolue n’est pas qu’un terme descrip-
tif, il est aussi performatif, il conduit à tenir pour rienle
vivant - la « nature », les animaux. On nommera huma-
nisme transhistorique cette production de la «dignité»
humaine non pas sur fond d’animalité, comme le sou-
tient Heidegger dans sa définition de 1’humanisme
métaphysique, mais surfond de son effacement.
En effet, la critique anti-humaniste de 1’huma­
nisme métaphysique est insuffisante. II s’agira cer­
tes toujours de montrer en quoi la place de 1’homme
est «usurpée11», mais 1’exceptionnalité de 1’homme
sera à chaque fois pensée de façon distincte. Ou bien
l’on programmera la nécessité de défaire une différence
surfaite en repensant l’être humain à partir du vivant,
des autres espèces animales, en tant qu’une espèce
«parmi» les autres. L’on insistera ici sur la spécificité
de Yespèce humaine et le continuum des espèces vivan-
tes dans lequel elle s’inscrit. Vanti-humanisme aura ici
pour programme la critique de Vanthropocentrisme. Ou
FRÉDÉRIC NEYRAT 39 9

bien l’on considèrera que cette diíférence est surfaite


par défaut, et Pon soutiendra que c’est précisément
à 1’absence d’une vraie diíférence, radicale, entre les
êtres humains et les autres êtres vivants qu’il faudrait
remédier. Cet anti-humanisme a en fa it pour véritable
objet la critique de Vanimalocentrisme. CPest alors une
différence supérieure, une diíférence pure, c’est-à-dire
purifiée qu’il s’agira de constituer, une diíférence qui
n’aurait plus rien à voir avec Phumanité en tant qu’es-
pèce, terme rappelant de façon trop massive ce que
1’être humain doit au vivant. Diíférence pure qui nous
permet d’aífirmer que ce deuxième anti-humanisme
est la voie privilégiée vers un surhumanisme, là ou le
premier tend à détruire Phumanisme au nom d’un ani-
malisme, d’un bio-centrisme ou d’un naturalisme (qui ne
résument en rien les courants les plus riches de 1’éco-
logie politique radicale). Là oü le surhumanisme inten-
siíie Phumanisme, et ne traverse Panti-humanisme que
comme un moment, au fond dépassable, c’est-à-dire
dialectique, le naturalisme ne s’atteint que par la des-
truction non dialectique de Phumanisme. Le premier
accentue la transcendance, le second est un opérateur
dfimmanence.
Le surhumanisme remet en cause Pexception
humaine d’un côté (anti-humanisme) pour n’aífirmer
qu’avec plus de force son attache à de 1’être qui n’aurait
plus rien à faire avec du vivant - ce que nous appe-
lons lafabrique de Vindemne. II renforce ainsi parfaite-
ment le déni du vivant propre à Phumanisme. Et c’est
précisément ce que fait, au final, Heidegger, en affir-
mant Pexistence d’un «abyme» entre Phomme et 1’ani-
mal, en séparant absolument 1’essence de Phomme,
en tant qu’elle est «requise» par PEtre, et Panima-
lité12- il pourra ainsi opposer la liberté « authentique »,
la pure «possibilité» du Dasein, P«accès» à 1’être en
tant qu’être, etc. - à Panimal. Mais c’est aussi ce que
font tous les philosophes qui opposent PImmortel à
l’animalité-sans-valeur, susceptible d’être détruite au
nom d’une Idée. Pourtant, le nihilisme ne consiste pas
400 l ’a n t i - i i u m a n i s m e

cTabord à supprimer toutes les valeurs transcendantes,


mais à poser une Valeur supérieure à 1’aune de laquelle
le reste sera considéré comme indifférent. Pour cette
raison, nous n’interprétons pas comme le fait Alain
Badiou 1’énoncé de Paul selon lequel: «Si les morts ne
ressuscitent pas, mangeons et buvons, car demain nous
mourronsP3» La société de consommation, ou le capi-
talisme mondialisé, ne s’inscrit pas dans le défaut des
Dieux ou des Idées, mais dans le monde dévalorisé par
la création même de ces Idoles - leur destruction ne
faisant que révéler un monde d’ores et déjà dévasté. II
ne servira dès lors à rien de critiquer le naturalisme,
ou Fanimalisme, si ceux-ci s’avèrent être les rejetons
d’une civilisation portée par le schème humaniste14.

CONTRE UN SALE TYPE ...

On Paura compris: nous ne tirons pas de cette criti­


que des anti-humanismes la nécessité d’un retour à
Phomme, à Phumanité conquérante, à 1’autonomie
du sujet, mais plutôt Pexigence d’un anti-humanisme
supérieur. Comme nous Favons vu, cet anti-huma­
nisme doit remonter jusqu’aux procédures consis-
tant à fabriquer de Findemne, dans la mesure oü c’est
cette fabrique qui rend possible le mépris du monde,
Pauto-destruction capitaliste, la mutilation des for­
mes de vie. Autrement dit, il ne suffit pas de réussir le
programme de « dissolution» de Phomme si Pon main-
tient ce qui le conditionne ontologiquement (d’oü le
retour humaniste, chez le dernier Foucault, des «tech-
nologies du soi»). Ce programme a été interrompu; il
faut le poursuivre.
Cet élargissement du programme de dissolution est
cependant insufíisant: jamais aucune attitude de soup-
çon métaphysique n’est parvenue à bâtir un monde
habitable. Mort de Phomme, eífacement du sujet, cela
fait le vide, mais cela ne permet pas de recomposer
les formes de vie. La question fondamentale de Panti-
FRÉDÉRIC NEYRAT 401

humanisme, c’est désorm ais de savoir com m ent allier la


recomposition des form es de vie avec la critiqu e de l’in-
demne. On ne pourra répondre à cette q u estio n q u ’en
interrogeant les m écanism es d ’an th ro p o -g en èse, p ar
lesquels 1’homme à la fois s’iden tifie com m e hom m e
dans un type, un m odèle de civilisation, et se d istin ­
gue des autres espèces anim ales. Le schèm e h u m an iste
consiste à fixer 1’indéterm ination dans u n typ e déta-
ché du vivant - un sale type en qu elqu e s o r te ... S ’agit-
il là d’une nécessité propre à toute a n th ro p o -g e n è se ?
Ce point est crucial. Notre réponse est n égative. O n
peut opérer une dé-fixion du schèm e h u m an iste en
repensant 1’espace des relations dans leq u e l les h o m -
mes s’inscrivent à leurfaçon. A utrem ent dit, 1’a n th ro p o -
genèse ne se réduit pas à l’auto-production.
Ce qui ne signifie pourtant pas q u ’il faille en a p p e -
ler à une hétéro-genèse, qui réin trodu irait u n e fo rm e
de transcendance pour le m oins réactive. N i tra n s-
cendance, ni autonomie du sujet donc, m ais p lu tô t le
schème d’une co-production, m ieux e n co re : d ’u n e co-
opération. Encore un schèm e, certes. C ep en d a n t, n o u s
1’avions dit, il ne s’agit pas d’en finir avec to u te fo rm e
de promesse, mais de proposer une n o u velle in te rp ré -
tation du monde. Notre anti-hum anism e sera d o n c : u n
anti-humanisme en relations. A vec de n o m b re u x vo i-
sins, des co-locataires. Proches, ou lo in tain s. V ivan ts,
ou artificieis, parfois hybrides. Tout u n m on d e.
NOTES
1 Ce texte presente Ia première partie d’un livre en cours d écriture, Ia
deuxième portant sur «L’anti-humanisme de Ia structure» (Lacan, Fou-
cault, Althusser, Lévi-Strauss), Ia troisième sur «L’anti-humanisme post-
structuraliste» (Derrida, Lyotard, Badiou), Ia quatrième sur Nietzsche:
«Le surhomme est le sens de Ia ferre». 2 F. Nietzsche, Fragments pos-
thumes T.X - Printemps - automne 1884, Paris, Gallimard, 1982, p.125.
3 Nous avons tente de penser ce boudage topologique dans Surexposés,
Paris, Lignes - Manifeste, 2005. 4 K. Marx, La première oritique de 1’éco-
nomie politique [Manuscrits de 44J, Paris, Editions Sociales, 1972, p.149.
5 K. Marx, iidéologie allemande, Paris, Editions Sociales, 1976, p.82.
6 G. Granel, Traditionis traditio, Paris, Gallimard, 1972, p.218. 7 M. Hei-
degger, «Lettre sur rhumanisme» in Questian III et IV, Paris, Tel - Galli­
mard, 1990, p.76. 8 K. Marx, Critique de Ia philosophie du droit de Hegel,
Paris, Aubier, 1971, p.55. 9 Heidegger, Q. III et IV, op. cit., pp.480-481.
10 Ibid., p.475.11 Que I’ «empire» de Phomme «soit usurpe si l’on veut,
11 n’en est pas moins une preuve de Ia supériorité de ses moyens, et par
conséquent de sa nature» écrit Oiderot pour Particle «Homme» de L'En-
cyclopédie. 12 «Le corps de 1’homme est essentiellement autre qu'on
organisme animal.» Vouloir penser cette essence à partir de 1’organisme,
ce serait comme « prétendre enfermer dans Yénerqie atomique Fessence
de Ia nature» (Lettre sur 1'humanisme, pp.80-81). 13 Cf. A. Badiou, Saint
Paul - Ia fondation de Puniversalisme, Paris, P.ll.F., 1997. 14 Nous dis-
cutons ici, très succinctement, certaines thèses développées par Badiou
dans L'Ethique (Hatier, 1993) et dans Le siècle (Seuil, 2005).
Patrice M a n i g l i e r
Du con cep tu el dans l’art
et dans la ph ilosop h ie en p articu lier

On posera ici une question très


simple, puisqu’elle est réflexive:
se pourrait-il que le concept de
concept fasse lui-même partie de
ces entités mortes en pensée, ou
défraíchies, qu’il y a lieu ici, dans
ce volume, de revitaliser, voire de
ressusciter, afin que leurs spec-
tres fassent résonner les murs
trop silencieux de notre temps ?
492 D U C O N C E P T U E L D A N S l ’A R T . . .

A P R I O R I , L’ l D É E P A R A I T I M P R O B A B L E 1.
Si 1’on mobilise tant d’esprits autour d’un pro-
gramme dont 1’énoncé contient notamment Pinstruc-
tion de choisir un concept qui a Pair mort et bien mort,
et de le remettre en usage, c’est donc qu’on admet
im plicitem ent que le concept désigne 1’élément de
toute pensée, 1’unité élémentaire de Pactivité spécu-
lative ou intellectuelle* A cette conviction d’ailleurs,
Gilles Deleuze n*a-t-il pas donné la caution de son
im m ense vitalité, en définissant explicitement la phi-
losophie comme création de concepts, et en laissant
toute son oeuvre en défense et illustration de cette
thèse ? Et quelle pensée, vraiment, est plus vivante
que celle de Gilles Deleuze, vivante au sens ou elle ne
cesse dfinspirer activement, et dans le détail, toute une
génération, vivante au sens oü elle n’est pas encore
com prise, pas encore assimilée, oü elle reste une pen­
sée d’avenir qui n’a pas encore totalement trouvé ce
que Foucault appelait son « siècle », c’est-à-dire Pépo-
que oú elle aura conquis son évidence...
Mais réjouissons-nous: nous avons le bonheur
d’avoir, avec le concept de concept, une entité qui
n’est pas simplement ou vivante ou morte, mais qui
dispose de deux états, mort et vivant, et, mieux, dont
Pétat mort ne succède pas à 1’état vivant, mais le côtoie.
Car si le concept philosophique de concept se porte au
m ieux merci, il n’en va pas de même du concept artis-
tique de concept - celui que développa ou explicita ce
qui s’est appelé précisément a r t c o n c e p t u e l dans
les années 6o - et dont on peut aller fleurir la tombe
sans crainte d’arriver en avance. Non pas, entendons-
nous, que rien de conceptuel ne se fasse plus dans Part
de nos jours, ni que d’immenses figures historiques de
Part conceptuel ne poursuivent pas leur oeuvre avec
autant de créativité, dfimagination, de capacite à sur-
prendre, que jadis. Au contraire : les connaisseurs vous
diront que la très large majorité des oeuvres eréées
aujourd’hui ont une dimension conceptuelle et sout
incompréhensibles si Pon rPest pas, ne serait-ee que
,V V r i * »CI2 MA n k j l i r k 4 í kj

Par l ’art c o n c e p tiV é ^ d ^ «pportées


dans ia probiém atique dê 1 ^
p na p us cette capacité à discriminer, à sélection-
nei, a choisir, qui caractérise le vivant. II n’agit plus,
il est acquis. On verrait avec étonnem ent des artis-
tes revendiquer au jourd^ ui à trave rs leurs oeuvres le
droit au concept, au fait conceptuel, au geste concep-
tuel ,* ils auraient Pair d ’enfoncer des portes ouvertes.
Le concept comme procédé artistique n’est pas plus
vivant aujourd^ui que la technique de la perspective
ne l’était pour Watteau ou Ingres : on en a retenu les
leçons, il fait partie désorm ais partie d u p a ssif de notre
culture, de ce sur quoi nous som m es assis. Fondam en-
tal, certes, mais au re p o s...
Ainsi, Fintérêt du concept de con cept, est q u ’on a
en circulation deux états sinon de la m êm e n otion -
comment le décider dfevance ? - du m oins du m êm e
mot. Or, nos instructions pou r cette p u b lica tio n étan t
ce qu’elles sont, il sugira ici non p as de ré v e ille r le
mort par le vif, mais au contraire de sa isir le v i f p a r
le mort. Aussi soutiendrons-nous la th èse su ivan te : il
n’y a pas eu jusquà présent le moindre concept en p h ilo -
sophie; et il est temps d ’e n introduire en s ’inspirant des
artistes, qui s’y connaissent m ieux que nous. C a r s ’il y a
bien un domaine de la culture h u m ain e q u i so it p a rti-
culièrement résistant au co n cep t, c ’est la p h ilo s o p h ie .
Certes, j’ai bien con scien ce, en d isa n t c e la , d ’a v o ir
1’air de vouloir contredire tel ou tel. Je tie n s p o u rta n t
à protester de mes bonnes in ten tio n s. II n e s'a g it p a s
notamment de contester la c o n c e p tio n q u e D e le u z e a
développée dans Qtfest-ce que la p h ilo so p h ie ?, e t d e lu i
opposer une vérité nouvelle su r Tart o u s u r la p h ilo s o ­
phie. Car on voit bien que, co n fo rm é m e n t à 1’a n tiq u e
définition donnée par A ristote, c o n tre d ire s u p p o s e -
rait quon dispose du m êm e c o n c e p t d e c o n c e p t q u e
Deleuze. Or dans ma p ro p o sitio n , il s ’a g it d u c o n -
eept au sens mort, du co n cep t « a rtis tiq u e », e t d o n c
Pas du concept dans son é ta t v iv a n t, d o n t p a rle
494 DU C O N C E P T U E L D A N S i/ART...

Deleuze, et je ne suis p as sü r qu e les morts contr^


disent les vivants. II ne s ’agit d o n c pas d’opposer une
thèse à une thèse, m ais de cré e r un couple étranr/e
une petite m achin e à p e n se r q u i serait faite de Pétat
mort et de Fétat vivan t d ’u n e m êm e entité. II s’agit de
confier Fétat vivant d ’u n e ch o se à son état mort, de
faire en sorte que ce d e rn ie r p ren n e soin du premier.
II y a bien, évid em m en t, q u e lq u e ch ose de tendu dans
ce couple q u ’un vivan t e st co n tra in t de faire avec son
propre cadavre, et oú de su rcro it ce dernier est censé
se m ontrer plein de so llicitu d e p o u r le premier. Mais
ce n’est pas de la n égation . Le m ort ne veut pas la peau
du v i f ; il est au con traire p le in de tendresse, veut
Faider à agir, à vivre sa vie, u n e vie pleine de rebon-
dissem ents et d’aventures, il v e u t lui apporter quelque
chose, être sa prothèse, son instrum ent, sa combinai-
son de com bat. Qu’il y arrive ou non, reste une ques-
tion ouverte. Mais ce n’est plu s u n e question logique:
c’est une question expérim en tale, et on ne peut juger
qu’à Fusage, sur les effets q u ’elle aura produit.

II me faut donc com m en cer p a r parler du mort. Ne


vous attendez à aucune révélation . Com m e je ne cher-
che guère à lui red on n er la m oin dre vitalité, comme
je ne veux que Fadjoindre à un vivan t sur lequel seul
je com pte p o u r ap p orter du m ouvem ent, comme je
tiens juste à le restitu er tel q u ’en lui-m êm e enfin la
mort le conserve, je m e gard erai b ien de proposer, de
Fart conceptuel, une in terp rétatio n qui en renouvelle-
rait un tant soit p eu la p ortée, et lu i ouvrirait comme
une nouvelle carrière a u -d e là d es versions dépassées,
mais inexactes, don t il au rait fait Fobjet. Je nfefforce-
rai donc de dire de Fart co n ce p tu e l les choses les plus
évidentes, les plus triviales, les p lu s immédiates et les
plus directes - et don c au ssi les p lu s contestables, car
telle est leur vertu. Je p arlerai du m ort comme on doit
toujours parler des m orts : à la fois p ou r ceux qui ne
PATRICE M AN IGLIER 49 5

Pont pas connu, afin qu’ils sachent qui il fut, et pour


ceux qu’ils l’ont connu, afin qufils s’émeuvent aux évo-
cations familières de leur cher disparu.
II me semble qu’on ne peut rien dire de plus intro-
ductif à l’art conceptuel, à ce qu’il a changé de la
manière dont on aborde les ceuvres d’art en général, à
ce que nous avons dü revoir de nos attentes pour 1’ac-
cueillir, sinon ce qu’en a dit Sol LeWitt, un des pre-
miers à s’en revendiquer, à savoir qu’il s’agit d’un art
pour lequel « Vexécution est chose superficielle2». Certes
superficiel ne veut pas dire superflu et tous les artistes
conceptuels ne pensent pas qu’ils peuvent se dispen-
ser tout à fait de produire des oeuvres, d’ajouter une
réalité de plus à cette terre déjà bien chargée d’objets;
tous ne cherchent pas à faire des oeuvres qu’on puisse
radicalement se passer de percevoir, pour se contenter
de s’en faire rapporter le príncipe, Pidée, le protocole
de fabrication. LeWitt lui-même, s’il estimait sa voca-
tion d’artiste achevée dès lors qu’il avait fourni à ses
assistants des instructions pour produire des oeuvres3,
affirmait cependant que, sans 1’exécution, « le cycle
ríétait pas complet». Mais malgré leurs innombrables
divergences, différences et parfois - ce qui est pire -
indifférences, tous revendiquent pour leurs oeuvres
ce que Sol LeWitt a appelé un « intérêt mental», ce
qui veut dire qu’ils ne comptent pas sur 1’éblouisse-
ment des sens pour obtenir 1’approbation esthétique.
Ce ríest pas Pobjet perceptible comme tel qui peut être
évalué et dont on est censé jouir, mais bien Pidée qu’il
incarne, qu’il communique, qu’il évoque, qu’il réa-
lise. Si vous voulez faire plaisir à un artiste concep­
tuel, essayez non pas : « Quel trait merveilleux ! », mais
plutôt: « Quelle bonne idée ! » ... Ce que crée Partiste,
Yobjet d’art, est purement intelligible. Ou du moins
sensible à peine assez pour que vous puissiez recons-
tituer Pidée qu’il s’efforce à déterminer. Ce pourquoi
d’ailleurs on a souvent dit de Part conceptuel qu’il
aspirait à traiter les formes uniquement comme des
informations. Ce pourquoi, aussi, il a beaucoup usé
496 DU C O N C E P T U E L D AN S U A R T . . .

du langage, et parfois s’y est réduit. L’art conceptuel


sépare en somme les deux éléments qui furent noués
étymologiquement au moment de la création même du
terme d’ « esthétique », celui qui le renvoie à la sensa-
tion (aiesthesis), et celui qui le renvoie au goüt. II ima­
gine une esthétique de la pensée pure... II ne s’attarde
pas, comme Part jusqu’à lui, aux signes, mais va droit
aux significations. Un autre artiste conceptuel majeur,
Joseph Kosuth, le d isait: «Vart conceptuel, en clair,
a pour príncipe de base l’idée que les artistes travaillent
sur le sens, et non sur lesformes, les couleurs ou les maté-
riaux.» Ce qui importe, ce n’est pas ce qu’une oeuvre
est, mais ce qu’elle dit.
Cette relativisation du sensible est ce qu’on peut
dire de plus immédiat sur Part conceptuel, car c’est
bien ce qui frappe au premier abord : les oeuvres con-
ceptuelles sont souvent des oeuvres qui ne paient pas
de mine, qui n’ont rien de spectaculaire et qui, pour
celui qui serait venu pour s’en mettre plein les per-
cepts, s’avèrent franchement décevantes: elles ne se
donnent pas à contempler, mais à comprendre. II n’y a
même, parfois, littéralement rien à voir. Un exemple
très simple, mythique et extrême à la fois, permettra
de mieux comprendre. En 1954, Robert Rauschenberg
obtint du peintre expressionniste américain de Koo-
ning, qu’il admirait sincèrement, un dessin de sa main
qu’il puisse effacer. Celui-ci accepta et 1’oeuvre existe
sous le titre Erased de Kooning Drawing. Lorsque quel-
ques années plus tard le critique d’art Leo Steinberg
lui demanda s’il était utile, à son avis, qu’il se déplace
pour la voir, Partiste répondit: « je crois que non »... II
n’importe guère qu’en Poccurrence, Rauschenberg ait
eu probablement tort, et que la contemplation appli-
quée de cette oeuvre soit une source irremplaçable
d’émotions. Car cette jouissance elle-même n’est pos-
sible quhccompagnée du savoir que cette feuille jau-
nie et piquetée est 1’effacement d’un dessin unique,
et est aussi jouissance à 1’idée d’une oeuvre qui n’est
que Peffacement d’une autre, avec les questions sur
P A T R I C E MA N I G L I E R 497

l’art, sur 1’héritage, sur le deuil, sur lbbjet, qu’elle sou-


lève. Bonheur d’un art qui aurait substitué, à la tâche
ingrate de produire des objets, la vocation plus légère
d’en dessiner le programme, d’un art dans lequel il y
aurait parfaite substituabilité entre la réalité d’un
objet et sa description, entre ce qu’il est et ce qubn en
pense, et même, plus précisément ce qubn en dit,
entre les occurrences d’un événements et les relations
qubn peut en faire, entre une ceuvre et son commen-
taire. On pourrait sans doute fournir de l’art concep-
tuel - et à travers lui d’une grande partie de la création
contemporaine - une présentation raisonnée en l’ex-
posant comme autant de solution à la question: com-
ment produire des oeuvres qui valent avant tout pour
les idées qublles incarnent. Quelques exemples rudi-
mentaires suffiront à notre évocation.
Ainsi celui de Lawrence Weiner dont les oeuvres
sont des énoncés comme celui-ci:
Un marqueur indélébile standard jeté
dans la mer
À quoi bon jeter effectivement un marqueur indé­
lébile dans la mer ? Ne suffit-il pas de le dire ? Toute la
poésie de ce geste ne tient-elle pas à ce qui peut être
rapporté en lui ? Cela rapproche 1’art conceptuel de la
littérature de Borges, qui écrivait dans le bref prolo-
gue de Fictions: « Délire laboríeux et appauvrissant que
de composer de vastes livres, de développer en cinq cents
pages une idée que Von peut très bien exposer oralement
en quelques minutes. Mieux vaut feindre que ces livres
existent déjà, et en offrir un résumê, un commentaire.
[...] Plus raisonnable, plus incapable, plus paresseux,
j ’ai préféré écrire des notes sur des livres imaginaires4. »
Une partie de l’art conceptuel est même allée jusqu’à
réaliser le cauchemar de Paul Valéry: un art si intelli-
gent qu’il se contenterait de fournir des définitions du
beau, qui substituerait, à des oeuvres réellement pro-
duites, les règles esthétiques qublles sont censées
satisfaire, et, à 1’expérience des belles choses, Tidée
du beau... Lorsque, en effet, dans 1’éditorial du pre-
498 DU C O N C E P T U E L D A N S i / ART . . .

mier numéro de la revue Art & Language, le collectif


éponyme déclare que ce texte est lui-même une ceuvre
d’art, et que la distinction de la théorie de 1’art et de
l’art doit disparaitre, car tout oeuvre d’art est en même
temps une définition de l’art, ne démentent-ils pas le
poète écrivant que parmi les esthéticiens « aucun d’eux
neprétendra qu’il pourrait, grâce à sesformules, se diver­
tir à exécuter, - ou du moins à definir en toute précision -
d’incontestables chefs-d’oeuvre, sans y mettre au chose de
soi que rapplication de son esprit à une sorte de calcul5»?
- Tel serait donc 1’art conceptuel: un art qui ne croit
plus à la mystique de la perception pure, un art qui
n’aspire pas à 1’ivresse des sens, mais à la joie de l’es-
prit - ce pour quoi il tient souvent du mot d’esprit -, un
art qui va droit au sens et ne se réjouit plus de le mys-
tifier dans des codes, des symboles, des aíFects.

*■

Mais si l’art conceptuel est un art qui se donne pour


tâche exclusive d’avoir des idées, et ne demande à être
évalué qu’à la qualité de ces idées, et non pas à Féclat
de leur manifestation, cela veut-il dire qu’il s’agit d’un
art qui se veut didactique, démonstratif, pédagogique ?
d’un art en somme qui réclame d’avoir quelque chose
à dire, des messages à transmettre, des vérités à sau-
vegarder ? d’un art qui veut convaincre, éveiller, ins-
truire ? II s’inscrirait parfaitement en cela dans 1’épopée
de l’art moderne, qui revendiqua pour l’Art une plus
haute fonction que de «décorer des appartements»
(comme le disait Picasso à propos de Guemica) ? On se
souvient du plaidoyer de Kandinsky dans Du spirituel
dans Vart et dans la peinture en particulier. Loin d’être un
produit de luxe par lequel des hommes repus amélio-
rent la surface extérieure de leur environnement, Fart
répondrait à un besoin profond et qui ne serait pas
sensible : il serait appelé à fournir ce que Kandinsky
appelait le pain de 1’esprit; il aurait à satisfaire une
faim aussi élémentaire, aussi intraitable, aussi vitale
PATRICE M AN IG LIER 499

que celle de 1’estomac, que « l’art pour Tart » ne comble


tnière: « Les connaisseurs admirent lafacture comme on
admire un danseur de cordes et goütent la peinture comme
ongoüte un pâté. Les âmes affamées s ’en vont affamées6. »
Doit-on donc penser que, si 1’art conceptuel peut se
passer d’oeuvre perceptible, c’est parce qu?il radicalise
Fappel kandinskyen à exprim er les tendances spirituel-
les des hommes et les intensifier ?
Non, précisément pas. Sol LeWitt e n c o re : « Mais
Vart conceptuel n’est pas théorique, il n’illustre pas de
théorie. C’est un art intuitif, un art qui a trait à toutes sor­
tes deprocessus mentaux et quipréserve sa gratuité. » Oui
sa gratuité : car en même temps qu’il déplace Testhéti-
que du sensible vers Fintelligible, il ramène Tintelligi-
ble vers la simple jouissance esthétique. Aussi n’est-ce
pas, évidemment, un art à thèses. II s’agit bien d’être
intelligent, mais d’être intelligent pour rien, c’est-à-
direpourleplaisir. La valeur des idées ne leur vient pas
d’ailleurs, de leur fonction, de leur usage. L’art concep­
tuel est gratuit en ceei qu’il s’intéresse aux idées pour
elles-mêmes, et non pour leurs effets, qu’ils soient
théoriques ou afFectifs, qu’ils concernent le monde
extérieur ou la tonalité intérieure, Tobjectivité ou la
subjectivité. Voici donc des idées, mais des idées qui,
si vous les avez, ne vous rendront pas plus riches. Vous
ne serez pas plus instruit, pas plus intelligent peut-
être non plus; vous n’y gagnerez pas en profondeur,
ni, comme 1’aurait voulu Kandinsky, en authenticité par
rapport à la tonalité spirituelle qui vous habite. Une
connaissance scientifique vous rend plus savant. Une
pensée philosophique vous rend peut-être plus pro-
fond. Un tableau abstrait vous ouvre davantage à votre
propre âme et de lui aussi vous êtes plus riche. Mais
une oeuvre conceptuelle ne fait rien de tout cela. Elle
vous offre juste une nouvelle idée. Et la valeur de cette
idée se consomme là, sur place. Inutile de Temporter
avec vous pour la mettre à profit, comme on fait nor-
malement des idées, dans tel ou tel autre contexte. Elle
ne vous sera d’aueune utilité. Sinon, évidemment, pour
500 DU C O N C E P T U E L D A N S L’A R T . . .

Ia transmettre à d’autres et les faire jouir, comme vous,


d’une idée. Ni Logos, donc, ni Pathos, Foeuvre concep-
tuelle est une pensée, mais une pensée qui ne vaut pas
pour ce qu’elle promet, pour ce qu’elle ouvre comme
perspective, mais comme événement, et dans les exac-
tes frontières de son propre avènement, comme pur
fait de pensée. Cette pensée en quoi elle consiste n’est
pas ce qui cherche à se dire, Finforme au seuil de la
forme, mais ce qui est effectivement dit, ce qui est là, tout
entier donné.
Cette manière de traiter la pensée comme sim-
ple factum est ce qu’il y a de plus novateur dans Fart
conceptuel. Loin de prétendre que les ceuvres d’art
doivent avoir quelque chose à dire, il y a en lui au con-
traire une profonde exigence de littéralité. Joseph
Kosuth disait que Fart conceptuel travaille sur le sens
et non sur les formes, certes ; mais le sens n’est préci-
sément pas ici ce à quoi Foeuvre renvoie, mais ce dont
elle estfaite. Tout Fart de Fart conceptuel est de trouver
le point oú le sens, 1’intelligence, au lieu d’être au Ser­
vice d’une rumination du monde, d’une interrogation
sur la réalité, au lieu d’être une proposition, une hypo-
thèse, une suggestion à creuser, une direction, une
promesse à accomplir, le regret d’un je ne sais quoi de
perdu et toujours à retrouver, se neutralise, s’arrête,
interrompí le mouvement en avant, le travail de diffé-
rence et de reprise qui est le propre de Fesprit en géné-
ral, et se contente d’advenir. Et telle est sa prouesse:
d’avoir trouvé une technique pour littéraliser le sens lui-
même. Car qu’est-ce que le sens (aussi généralement et
formellement défini que possible), sinon ce plus qu’il
y a dans ce qui est donné sur ce qui est donné ? cette
réserve d’avenir par lequel le présent devanee en quel­
que sorte, et espère diriger son propre dévalement?
ce mouvement de sortie de soi par lequel ce qu’on
doit appeler dès lors signe invite ce qu’il faut peut-
être appeler Fesprit à aller voir ailleurs ? Or, dans une
ceuvre conceptuelle, le sens n’est pas tant la finalité de
Foeuvre que sa matière, moins ce qu’elle promet, que
PATRICE MANIGLIER 501

ce qu’elle donne effectivement. Le sens est ici comme


arrêté, comme gelé, traité comme une chose, comme
un objet, comme un signe. Il s’agit non pas dhrrêter de
penser mais de penser à 1’arrêt. Penser en mouvement,
n’importe qui peut faire ça. Certains philosophes
n’ont-ils pas défini la pensée, toute pensée, par ce dont
elle nous rend capables7. Mais ne pas bouger, lais-
ser la pensée absolument paralysée, apaisée, presque
orientale, et avoir, soudain, dans le silence gelé de Fes-
prit, une idée, ça c’est fort. Laisser les pensées tom-
ber comme des goütes d’eau, à qui on ne demande rien
d’autre que d’advenir, 1’une après Fautre, et dont on
jouit pour leurs propriétés de timbre, de durée, d’écho
-cela abien, comme le disait aussi Sol LeWitt, quelque
chose de « mystique ». L’art conceptuel est, bizarre-
ment mais radicalement, un art contemplatif. Le sens
n’y intervient pas comme réponse sérieuse à un pro-
blème nécessaire, un problème qui se pose et surgit de
la vie, mais comme événement en soi, qui ne vaut pas
comme sens de quelque chose, comme réponse à quel­
que chose, mais comme sens virtuose. C’est un sens,
un sens parmi d’autres, qui peut être plus ou moins
intéressant que d’autres, mais qu’on ne peut évaluer
que dans son rapport aux mouvements que 1’esprit
doit faire pour 1’attraper, comme figure (au sens choré-
graphique ou gymnastique) de 1’esprit. C’est pourquoi
l’art conceptuel est si proche de Phumour: car qu’est-
ce que 1’humour sinon précisément une manière de
défaire les prétentions au sérieux, à la communication
d’un message, à Pinstrumentalisation d’une pensée ?
Qu’est-ce que Phumour sinon une pure consommation
de sens, une fête ou Pon brüle de la signification ?
En ce sens, Part conceptuel accomplit le mouve-
^nent exactement inverse de celui que réclame Kan-
dinsky dans Du spirituel dans Vart. Au lieu d’élever la
Peinture à Pidée, il traite 1’idée comme phénomène
fà contempler). Au lieu de traiter les effets sensibles
c‘omme extériorisation de forces intérieures, il traite
^ pensée comme matière à effets tout en extériorité:
502 D U C O N C E P T U E L D A N S L’a R T . . .

pensée dénuée de tout secret, sans développement


possible, tout entier contenue dans la surface oü elle
se déploie, sans double fond ni coeur ni noyau. Pas do
génie dans la lampe. Rien de plié dans les froissements
du sensible. Pas de substantifique moelle... Tout est
là. Au lieu de déclarer que sous les phénomènes, ou
plutôt en eux et à travers eux, ce sont des pures idées -
forces spirituelles, valeurs politiques, expériences sub-
jectives qui sont comme réservées et intensifiées, et
qui acquièrent les moyens de leur révélation, Part con-
ceptuel fait des idées des manifestations qui n’ont pas
d’autre valeur ni d’autre fonction que de se manifester.
Cela, en un sens, Partiste Mel Bochner 1’avait bien com-
pris, quand il eut cette phrase énigmatique: «Lesdéfi-
nitions aussi sont des phénomènes. » II parlait alors de
Part minimal, et de cet étrange engouement qui s’était
emparé de certains « sculpteurs» américains (Carl
Andre, Donald Judd...) pour la disposition, sur le sol
des galeries, d’austères tuyaux rouges ou bleus acidu-
lés, ou de simples plaques de métal quasiment sans
aucune verticalité, qui semblaient défier Pidée mêrae
que cela püt avoir rapport avec des oeuvres d’art et
encore moins des sculptures. Or Donald Judd eut alors
cette phrase célèbre : « si quelqu’un décide que son tra-
vail est de l ’art, alors c’est de Vart. » Mel Bochner com-
prit vaguement que ce n’était pas tant le retournement
tautologique qui importait ici, Phorizon d’un éternel
ressassement par Part de la question de son essence,
la rumination faussement habile sur sa propre nature
- avec laquelle, hélas, on a trop souvent confondu Part
conceptuel mais que ces oeuvres étaient des affir-
mations, des phrases, ou que ce qui était oeuvré ici,
la véritable création, c’était la thèse ou la proposition
produite. Que la forme, en sonnne, était le sens.
Une pensée pleinement manifestée, une pensée
toute en extériorité, une pensée arrachée à cette dia-
lectique du contenu et de Pexprimé, de Pintériorisa*
tion et de 1’extériorisation, une pensée sans systole et
sans diastole, une pensée qu’on pourrait; se c o n te n to r
PATRICE MANIGLIER 503

de constatei• et non pas de juger, de reprendre, d’éva-


luer, de déduire, une pensée, en somme, qui se satis-
ferait d'avoirlieu - n’est-ce pas cela que Paul Valéry cru
voir soudain quand il eut sous les yeux le poème de
Mallarmé, Un coup de dés jamais nhbolira le hasard ? «II
me sembla de voir lafigure d ’une pensée, pour la première
foisplacée dans notre espace. [...] Lhttente, le doute, la
concentration étaient choses visibles8. » L’art concep-
tuel semble s’être installé et être déterminé à expio-
rer et à remplir cet espace que Foucault a appelé, dans
un texte célèbre, la pensée du dehors. Ce dehors qui
n’est pas l’au-delà de la pensée, ce qu’elle vise et vers
quoi elle se transcende, mais 1’espace même ou. elle
se déploie, espace sans intériorité en ce double sens
que le dit, 1’énoncé, n’exprime aucun sujet et ne cache
aucun contenu, mais se contente d’advenir. Etrange lit-
téralité, dont Foucault avait compris qu’elle ne con-
sistait pas à replier le langage sur sa « matérialité »
- imaginaire au demeurant car rien de plus immaté-
riel que le langage -, que ce n’est pas le signifiant dont
on constate Papparition, mais bien la signification
comme tel ,*c’est le sens qui a eu lieu, et non pas la let-
tre, et c’est bien là que se trouve la « révolution con-
ceptuelle ». Dans 1’accès à ce pur avoir-lieu du sens, ce
qui se fait sentir, ce n’est pas que 1’effort spirituel des
hommes retombe sans cesse dans la poussière miné-
rale de leurs signes inertes, mais que le sens lui-même
peut être saisi comme pur mouvement et non pas
comme terme satisfaisant la « visée », déterminé hors
de son point de départ et de son point d’arrivée, en vol,
pure attente, dit Foucault en commentant Blanchot,
«attente qui n’est dirigée vers rien car Vobjet qui viendrait
la combler ne pourrait que 1’effacer », « endurance d’un
mouvement qui n’aurait pas de terme et ne se promettrait
jamais la récompense d ’un repos9 », promesse qui vaut et
qu’on désire comme promesse alors même que ce qui
estpromis ne peut, par nature, être tenu... Loin donc
d’inféoder les oeuvres d’art à leur sens, Fart conceptuel
a instruit un espace dans lequel le sens lui-même est
504 D U C O N C E P T U E L D A N S L*ART. . .

ceuvré, traité com m e p h én om èn e, aussi opaque, aussi


factuel et aussi factice que n’im porte quel phénomène
sur cette terre.

Mais on com prend alors p ou rq u oi nous disions que la


philosophie est le dom aine de la culture le plus rétif à
1’introduction d’une dim ension conceptuelle. Car que
restera-t-il à un philosophe s’il confesse n’avoir riem
à dire, aucun m essage à transm ettre, aucune modifi-
cation profonde des hom m es à opérer, aucun salut à
assurer, aucune révélation à partager ? La littérature,
on 1’adm ettra relativem ent aisém ent, peut être con­
ceptuelle. On pensera sans doute à Queneau, à Perec, à
B orges... Mais c’est Pessoa, peut-être qui, avec Caeiro,
a inventé le prince des poètes conceptuels: poésie
pensante qui n’a rien à dire sinon que le monde n’a pas
besoin d’être dit, que l’être n’a pas besoin de sens, et
qui le dit non pas avec des mots colorés, sonores, évo-
cateurs, mais par une inlassable tautologie; unique
pensée m atérialiste de Fhistoire qui a compris que le
matérialisme ne pouvait être une philosophie, car un
philosophe m atérialiste tire déjà trop de leçons de ce
qui est, alors qu’il s’agit d’apprendre à percevoir, de
sorte que le vrai m atérialism e ne peut être que poé­
sie, mais poésie tautologique, qui n’enrichit pas notre
expérience, mais nous renvoie à sa nudité10... Maisles
savants, eux aussi, cobayes ingrats s’il en est pour les
apôtres du conceptuel, ont appris à être conceptuels,
en ce sens du m oins qu’ils n’ont pas besoin de com-
prendre leurs propres théories : ils calculent des rap-
ports, écrivent des équations, vérifient des mesures.
On l’a souvent d i t : ils ne savent pas de quoi ils parlent
quand ils parlent de m asse, sinon que c’est le signe qui
entre dans 1’équation E=Mc2.... Et le mathématicien?
qui est plus conceptuel que le mathématicien ? On peut
même penser qu’il a devancé les artistes sur cette veie
avec la démarche axiomatique. On a une géomótrie, on
PATRICE MANIGLIER 505

change un axiome et on voit ce qu’on ça donne, comme


espace... N’est-ce pas typiquement une manière de
s’intéresser moins à la vérité d’une possibilité de pen-
ser, qu’à son intérêt propre, qu’à sa consistance ? Mais
il est vrai que les mathématiciens ont la contrainte for-
melle pour évaluer leurs effets. Qu’ont donc les philo-
sophes pour évaluer leurs créations sinon le fait que
des consciences se sentent interpellées par des idées
comme pour la conduite de leurs vies ? Comment ima-
giner une philosophie conceptuelle ?
Une philosophie conceptuelle serait une philoso­
phie qui ne s’intéresserait pas à la philosophie pour
ses effets sur le monde, sur le sujet ou sur 1’histoire,
mais pour elle-même. Une philosophie qui ne pré-
tendrait pas dire la vérité, ni même approfondir notre
expérienee du monde, ni répondre à des problèmes
radicaux, immédiats, indépassables, ni simplement
en explorer notre compréhension. Une philosophie
qui ne chercherait pas à être la plus radieale, ni à res-
tituer l’intuition centrale d’une vie. Une philosophie
qui ne serait habitée que par 1’amour de la philoso­
phie. Qui aurait donc le même respect pour toutes les
idées philosophiques, vraies, ou non vraies, profondes
ou superficielles, et qui ne jugerait une pensée philo-
sophique qu’à sa qualité philosophique, à la grâce des
opérations qu’elle demande à 1’esprit d’effectuer pour
la reconstituer mentalement. Une philosophie, aussi,
qui, puisqu’elle ne cherche que des effets de philoso­
phie, et ne prétend pas restituer des pensées volées
aux frontières de 1’Etre, ne craindrait pas de recourir à
des dispositifs aveugles pour émettre de la philosophe.
Une philosophie qui n’a pas nécessairement besoin de
dépenser des trésors de méditations austères, d’éru-
ditions sévères, d’épurations ascétiques, et qui verrait
d’un bon oeil le montage de quelques petites machines
à produire de la philosophie sans y penser, machina-
lement, convaincue de toute manière que c’est 1’effet
qu’il faudra évaluer, et non pas 1’authenticité de 1’expé-
rience qui l’aurait motivéu.
506 D U C O N C E P T U E L D A N S L’A R T . . .

Mais qu’est-ce que « la qualité philosophique d’une


idée philosophique » ? Est-ce la qualité de sa fabri-
cation? S’agit-il d’apprécier le métier, la facture ? Ce
serait bien éloigné d’une philosophie conceptuelle,
qui se moque de 1’exécution pour elle-même, et met
tout son orgueil dans l’idée, la lointaine, azuréenne et
légère idée. La qualité philosophique d’une idée philo­
sophique tient sans doute, comme toute idée, à sa per-
tinence par rapport au monde spirituel ou symbolique
dans lequel elle s’inscrit. Tout jeu qui se veut un jeu de
1’esprit se doit de tenir compte d’un contexte, et fonc-
tionne un peu comme une répartie. Elle est pertinente
ou impertinente, et elle dépend donc d’une culture.
Dès lors que vous avez renoncé à la mystique de la per-
ception pure, que vous ne vous laissez plus émouvoir
aux charmants récits qui vous rapportent comment
un paysan de la Beauce est tombé par hasard un jour
sur un livre appelé Ethique, pour devenir un des plus
purs spinozistes de notre temps, dès que vous admet-
tez que c’est par la médiation d’une idée qu’on peut
jouir même d’une idée, vous êtes obligé de vous situer
dans une culture. Une ceuvre de Kosuth proposée à des
nômades sur un plateau des monts Altai en Mongolie
risque de ne pas paraitre vraiment pleine d’esprit...
Ainsi la qualité philosophique d’une idée philosophi­
que tiendra à sa capacité à faire la différence, à ima-
giner une possibilité philosophique qui a la fois n’est
pas évidente à concevoir - il n’y aurait guère d’inté-
rêt à offrir comme concept « une philosophie matéria-
liste », car l’idée nous en est si familière que ce sont là
les réalisations qui pourraient seules avoir éventuel-
lement un intérêt -, et qui en même temps continue
d’entretenir un dialogue tendu avec des philosophies
déjà existantes, envers qui elle se pose comme une
alternative, un renversement, un interlocuteur éven-
tuel... Par exemple, l’idée d’une philosophie première
est elle-même une idée philosophique. Et elle est inté-
ressante. Est-il nécessaire de fabriquer une philoso­
phie première pour observer 1’intérêt de cette idée,
PATRICE M AN IGLIER 507

comme idee ? Non. On peut im aginer une oeuvre de


philosophie conceptuelle qui s’intitulerait « Philoso-
phie première » et développerait l’idée de philosophie
première, sans prendre la peine d’en com poser effecti-
vement une, plus « raisonnable » donc, comme aurait
dit Borges, que le très raisonnable D escartes...
II est vrai qu’il existe déjà des projets de philo­
sophie conceptuelle, et que l’idée de la philosophie
comme activité purem ent créatrice, orientée ni vers le
Vrai, ni vers le Bien, ni vers le Fondam ental, mais vers
1’effet philosophique com m e tel, n’a plus rien d’origi-
nal. Après tout, Deleuze ne dit-il pas de la philosophie
qu’elle est création? N ’in siste-t-il pas lui aussi sur le
fait que le philosophe n’a pas à répondre à des problè-
mes déjà donnés, com m e s’il avait une sorte de mis-
sion ou de destin tracé d’avance, mais qu’il fabrique
lui-même ses problèm es ? Et ne trouve-t-il pas préci-
sément, dans le concept de concept, 1’élém ent créatif
de la philosophie, ce qui perm et de penser que toute
philosophie se fabrique ? Mais justem ent. D eleuze
ne peut approcher de 1’esprit con cep tu el en philoso­
phie qu’en soutenant que la philosophie n’est pas faite
de thèses. C’est évidem m ent plus facile, car c’est au
niveau de la thèse, de la proposition , et pire, de l’ar-
gumentation, que le philosoph ie sem ble dire quelque
chose, se commettre dans une afíirm ation, une prise
de position. Mais est-il n écessaire de réduire la phi­
losophie à la création de co n cep ts, c ’est-à-d ire à une
forme de nomination, p o u r la d élivrer du sérieux de la
signification ? Nous ne le croyons pas. On peut traiter
de manière con cep tu elle au ssi b ie n les concepts, que
les thèses, les argum en tation s (les raisonnem ents),
ou les systèmes. Ce qui im porte, c ’est sim plem ent de
ne les évaluer que p o u r eu x-m êm es, dans leur intérêt
relativement aux o p ération s de 1’esp rit qu’ils convo-
quent. Deleuze est b ien u n p ré cu rse u r de la philoso­
phie conceptuelle, m ais c ’est un p récu rseu r partiel. II
en est d’autres. Paul Valéry, sans doute, quand il range
la philosophie parm i les b eau x-arts. D errida bien sür,
508 DU C O N C E P T U E L D A N S ^ A R T . . .

si on le déleste de la grande geste héroique oú il veut


se placer lui-même. Henry Flynt, plus proche de Tart
conceptuel au sens strict. Mais je ne connais guère de
plus pur philosophe conceptuel sans doute que Joseph
Mouton. II s’agit au demeurant d’un philosophe con­
ceptuel ambitieux, puisqu’il commence par Dieu. Son
livre, Misère de Dieu, est incontestablement un chef
d’ceuvre de la philosophie conceptuelle. II fournira
1’exemple dont nous avons besoin. Que veut donc dire
que Dieu soit un concept, et une matrice à concepts ?
Cela veut dire d’abord qu’il y a bien des choses à
penser au sujet de Dieu qui n’ont rien à voir avec les
usages que nous pourrions faire de cette idée dans
notre vie, éthiques, religieux, philosophiques, scienti-
fiques, artistiques, que Dieu est intéressant indépen-
damment de ses instrumentations, qu’on peut donc
contempler la pensée de Dieu pour elle-même: la
théologie conceptuelle apparait ainsi comme la pre-
mière théologie véritablement sécularisée, dégagée
de toute pratique. Mais cela veut dire aussi quelque
chose de plus précis : qu’autour du nom de Dieu ou de
la pensée de Dieu, se sont développées toutes sortes
de réflexes mentaux, de gestes de pensée, qui méri-
tent d’être relevés pour eux-mêmes. Autrement dit,
Dieu est un haut lieu gymnastique de 1’esprit. Si Dieu
est une chose follement intéressante à penser, ce n’est
pas parce qu’il serait le nom insistant de toutes les
grandes interrogations des hommes, celui vers lequel
convergeraient les énigmes les plus pressantes, mais
parce qu’il capture et condense toutes sortes de pro-
cessus intellectuels d’une grande subtilité. Des plus
grossiers : (« “Après le sport et la politique, venons-en
à la métaphysique (= et Dieu dans tout ça ?)”12. »), aux
plus subtils voire finassiers («Parlons d’abord de ce
que vous entendez par ce mot ? », demande le philoso­
phe), en passant par celui de la foi, dont Joseph Mou­
ton démonte le mécanisme avec soin (« Credo in utiuni
Deum ne signifie pas “Je pense qiCil g a un seul Dicu'\
[•••] pas plus que “Je dósire, j ’ai cotifiance, j espere qinlU
PATIM C E M A N I G L I E R 509

//l( seul Dieu”, mais plutôí “Je pense à toutes ces phra-
e$comme à des synonymes” »), etc. Et ce sont ces
opérations comme telles qui in téressen t le philoso-
phe conceptuel, leur relevé, leu r disposition, leur ren-
c0ntre. Chaque chapitre restitue, dans le graphism e de
leur mouvement saisi com m e m ouvem ent et non dans
son résultat (assez indifférent), une de ces figures que
le nom de Dieu ou la p en sée de D ieu ram asse. « Dieu
existe-t-il ? », « Croyez-vous en D ieu ? », « Penser, pra-
tiquer», « Enfance », « Journalism e », « Logique »,
((Philosophiè », autant de proeédés, m ouvem ents de
pensées, actes, possibilités de Fesprit, trajets, séquen-
ces, opérations, chorégraphies, qui sorit isolés, nom-
més, appréhendés, répertoriés, listés, sinon classés
du moins orientés, mis en série, bouclés. Au passage,
des concepts sònt inveiités (ainsi Yexistetilence dési-
gne la propriété d’une éntité pour laquelle la question
de son existence est sõn mode m ême de présencej ce
pour quoi on en parle), des thèses sont avaiicées (ainsi
que la foi est fabrication des synonymes, òu que « le
concept doit être pense comme Vensemble des opérations
sur la langue qui empêchent les noms de fu ir vers le riom
propre »H), des raisonnements sorit mis à Fépreuve, des
systèmesmême sont ébauchés, montés, dém on tés...
Pourtant, le régime de fonctionnem ent de ce livre
n’est pas exactement celui de la philosophiè auquel
nous sommes habitués. II n’y a pas comme ce sup-
plément imperceptible qui fouette chaque énoncé
d’un inaudible : « Je le déclare ». Non les phrases se
déploient pour elles-m êm es, à la surface du texte, sans
que personne en particulier ne sem ble vous les jeter
à la figure comme ses pensées, elles shvancent comme
d’aimables araignées d’eau, qui gardent pourtant une
sorte de capacité facétieuse telle qu’un jour, vous le
sentez, elles peuvent très bien faire ce pas de côté par
taquel elles se trouveront à dire effectivement quel-
que chose à quoi vous serez inopiném ent contraint
^accorder examen. Faut-il appeler cela de Pironie ?
f ironie supposerait qu’on ne sait pas si Tauteur croit
510 DU C O N C E P T U E L D A N S l / A R T . . .

ce qu’il dit, ou s’il veut nous faire penser autre chose


par la médiation ou le détour de ce qu’il dit. Or il n’est
guère question de cela ici, pas même de cette ironie
absolue, métaphysique, qui a été si joliment théorisée
par Friedrich Schlegel, celle du sujet qui manifesterait
la parfaite et inutile liberté de sa pensée au-delà de
tout contenu particulier, cette « manière, comme disait
Hegel, quh la conscience subjective d ’en avoir fini avec
toutes choses15». Loin d’être une philosophie blasée, il
s’agit avec la philosophie conceptuelle de conquérir
une nouvelle naiveté. II s’agit bien de dire les choses. Et
cette suspension de jugement - jamais posée comme
telle, à peine pressentie dans la joie même à écrire -
ne sert qu’à laisser les pensées se déployer pour elle-
même. Manière de se redonner le droit de penser, de
penser quand même, de penser alors même qu’on sait
bien qu’il ne sert à rien de penser, ou qu’il y a quel-
que chose d’écoeurant dans le désir de troubler par sa
seule pensée ce monde déjà bien mal en point.
Tel est donc le programme, tel est donc Fexem-
ple, d’une philosophie conceptuelle. Ainsi le Concept,
mort et vif à la fois, philosophique et artistique en
même temps, méritant sa majuscule désormais, s’in-
troduit parmi nous et se propose comme source d’une
étrange et insituable fertilité. Etrange fertilité en effet,
car nous serons grâce à lui, si nous lui faisons con-
fiance, plus riches de philosophies - mais ces philoso-
phies quant à elles ne nous rendront pas plus riches
d’autres choses que d’elles-mêmes. Sans doute les cho­
ses ne pouvaient-elles se passer autrement: quand les
morts se mettent à faire des enfants auxvivants... Est-
ce donc un bon investissement que la philosophie con­
ceptuelle? Je laisse à chacun faire ses comptes. Mais
il n’y a sans doute pas de réponse globale à une telle
question. Cette tentative pour caractériser aussi bien
une attitude fondatrice de l’art contemporain qu’une
démarche philosophique encore programmatique, par
le concept de concept, par l’idée d’une idée neutre,
d’une opération gelée, n’a d’intérêt, comme toutes les
PATRICE MANIGLIER 511

tontatives de ce genre, que parce qu’elle ne rassemble


que pour mieux differencier: elle est vraie de chaque
ceuvre, mais différemment; il y a peut-être presque
autant de pratiques du concept qu’il y a d’artistes. Dès
lors la question devient: comment, en chaque cas, le
concept fonctionne-t-il dans le montage de la petite
machine esthétique en quoi consiste une ceuvre con-
ceptuelle? de quelle manière singulière, selon quel dis-
positif original, sommes-nous, devant telle «oeuvre»,
conduit à passer par la médiation de l’idée ou du con­
cept? Multiplier ces questions permettrait peut-être
de proposer un autre regard sur 1’art contemporain,
et d’ouvrir un nouveau terrain pour sa rencontre avec
la philosophie. Car pour elle aussi nous devrons alors
demander: quelle est, en chaque cas, la pratique du
concept mise en ceuvre. Et peut-être pourrions-nous
aller établir des rencontres, des homologies, des soli-
darités, entre artistes et philosophes, non pas au
niveau du contenu de leur pensée, mais au niveau de
leurtechnique, de leur pratique même de la pensée...
Si les programmes peuvent tenir lui de concept, nous
avonsrempli le nôtre en aboutissant à celui-ci...

NOTES
1Cetexte montre entre autres choses, sans doute, le peu de profit que
j'ai suFaire des précieuses conversations que pai eues avec Elie Üuring
et Joseph Mouton, qui n’ont pourtant pas ménagé leur temps, et que je
femercie de tout coeur. 2 Sol LeWitt, «Alinéas sur l'art conceptuel», in
t. Harrison et P. Wood, A r t e n t h é o r ie , 1 9 0 0 - 1 3 9 0 , U n e a n th o lo g ie , Paris,
Hazan, p. 910. 3 « O e s lig n e s , n i t r o p c o u r te s , n i tr o p d ro ite s , se c ro i-
sa n tets e touch an t, tr a c é e s a u h a s a r d , à 1 'a id e d e q u a t r e c o u le u rs [ja u n e ,
512 DU C O N C E P T U E L D A N S l ’A R T . . .

n o ir, ro u g e , b le u ), c o u v r a it t o u t e Ia s u r f a c e d u m u r a v e c u n e d e n s ité maxi-


m u m .» (cité in T. Godfrey, L 'a r t c o n c e p t u e l, Phaidon, Paris, 2003, p. 153).
4 InH u v r e s C o m p le te s , I, «Bibliothèque de Ia Pléiade», Paris, Gallimard,
1983, p. 451. 5 «Discours sur 1'esthétique», Pléiade, p. 1302. Voir aussi
p. 1245: «5i 1'esthétique pouvait être, les arts s'évanouiraient devant
elle, c’est-à-dire - d e v a n t l e u r e s s e n c e . » 6 D u s p ir it u e l dans Cart et
d a n s Ia p e in t u r e e n p a r t i c u l i e r , Paris, Denoél, «Médiations», 1969, p. 36.
7 On parlera en langage savant d'une théorie dispositionnelle de Pesprit.
En langage vernaculaire on dira: une idée, c’est un pouvoir, une capacite,
une habitude... Avoir Pidée de chien, c’est pouvoir se comporter d’une
manière relativement déterminée à chaque fois que je croise un chien.
Cette réduction - béhavioriste - de Pesprit est relativement recente; on
Ia trouver par exemple chez Wittgenstein, Ryle, Quine, et bien d’autres.
Mais déjà le pragmatisme de Peirce, James ou üewey, donnerait accès à
des tormulations semblables. 8 «Le coup de des, Lettre au directeurdes
M a r g e s » , in H u v r e s I, Pléiade, p. 624. On trouvera dans Laurent jenny,
La f i n d e l ’i n t é r i o r i t é , PUF, 2002, une étude précise de Ia constitution de
cette problématique de Ia figuration des pensées dans 1’esthétique en
France de Ia On du xixe siècle aux années 30. 9 M. Foucault, «La pensée
du dehors», in D its e t é c r it s , 1.1, Paris, Gallimard, «Quarto», p. 566. Ce
texte mériterait d’être lu ici en écho avec celui que Foucault à consacréà
Magritte («Ceei n'est pas une pipe», Ib id ., p. 663 sq.), ou il montre que
Pespace oú se juxtaposent le dessin en style graphique d'une pipe et les
lettres dessinées «ceci n’est pas une pipe» est ce même «dehors» dans
lequel les textes de Blanchot se déploient et oú les significations arrivent
comme de purs événements. 10 F. Pessoa, L e g a r d e u r d e tro u p e a u x , Gal­
limard, «Poésie», Paris, 1987, par exemple ces strophes: « C r â c e à D ie u
le s p ie r r e s n e s o n t q u e d e s p i e r r e s / e t le s f l e u v e s n e s o n t q u e des fleuves
/ e t le s f l e u r s t o u t b o n n e m e n t d e s f l e u r s . / / P o u r m o i, j'é c r is Ia prose de

m e s v e r s / e t j ' e n s u is t o u t c o n t e n t , / p a r c e q u e j e s a is q u e j e comprends

Ia M u r e d u d e h o r s ; / e t j e n e Ia c o m p r e n d s p a s d u d e d a n s /p a r c e que
- / s a n s q u o i e l l e n e s e r a i t p a s Ia N a tu re.»
Ia N a t u r e n 'a p a s d e d e d a n s
(p. 79). 11 Lauteur de ce texte s’est jadis risqué, avec son ami Elie During,
à Pinvention de tels dispositifs. Voir « L'orgue à philosophies», Fin , n°8,
mars 2001, pp. 6-14, et «Manifeste pour les détournements automati-
ques», M u s ic a F a ls a , n° 13, Hiver 2000, pp. 46-49. 12 J. Mouton, tlisère
d e D ie u , Aubier, Paris, 1996, p. 9. 13 Ib i d ., p. 11. 14 Ib id ., p. 171-172.
15 G. W. F. Hegel, L e ç o n s s u r 1’h i s t o i r e d e Ia P h ilo s o p h ie , t. II, trad. P.Gar-
niron, Paris, Vrin, p. 280.

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