Sie sind auf Seite 1von 45

Entretien entre Michel Foucault

et Claude Bonnefoy, 1968

Claude Bonnefoy: Je ne voudrais pas dans ces entre-


tiens, Michel Foucault, vous amener à redire autre-
ment ce que vous avez parfaitement exprimé dans vos
livres ni vous obliger à commenter une fois de plus
ces fivres. Ces entretiens, j'aimerais qu'ils se situent,
sinon en totalité, du moins pour une grande part
dans la marge de vos livres, qu'ils nous permettent
d'en découvrir l'envers et comme leur trame secrète.
Ce qui m'intéresse d'abord, c'est votre rapport à
l'écriture. Mais nous voilà déjà dans le paradoxe.
Nous devons parler, et c'est sur l'écriture que je vous
interroge. Aussi me semble-t-il nécessaire de poser
une question préalable: comment abordez-vous ces
entretiens que vous avez l'amabilité de m'accorder
ou, plutôt, comment concevez-vous, avant même d•en
jouer le jeu, le genre même de l'entretien?

Michel Foucault: Je commencerai par vous dire que


j'ai le trac. Au fond, je ne sais pas très bien pourquoi
j'appréhende ces entretiens, pourquoi je crains de ne

-2s-
Entretien entre Michel Foucault
et Claude Bonnefoy, 1968

Claude Bonnefoy: Je ne voudrais pas dans ces entre-


tiens, Michel Foucault, vous amener à redire autre-
ment ce que vous avez parfaitement exprimé dans vos
livres ni vous obliger à commenter une fois de plus
ces livres. Ces entretiens, j'aimerais qu'ils se situent,
sinon en totalité, du moins pour une grande part
dans la marge de vos livres, qu'ils nous permettent
d'en découvrir l'envers et comme leur trame secrète.
Ce qui m'intéresse d'abord, c'est votre rapport à
l'écriture. Mais nous voilà déjà dans le paradoxe.
Nous devons parler, et c'est sur l'écriture que je vous
interroge. Aussi me semble-t-il nécessaire de poser
une question préalable: comment abordez-vous ces
entretiens que vous avez l'amabilité de m'accorder
ou, plutôt, comment concevez-vous, avant même d•en
jouer le jeu, le genre même de l'entretien?

Michel Foucault: Je commencerai par vous dire que


j'ai le trac. Au fond, je ne sais pas très bien pourquoi
j'appréhende ces entretiens, pourquoi je crains de ne

-2s-
pas en venir à bout. En réfléchissant, je me demande
si ce n'est pas pour la raison que voici: peut-être
parce que je suis universitaire, je dispose d'un cer-
tain nombre de formes, en quelque sorte statutaires,
de parole. Il y a les choses que j'écris, qui sont desti-
nées à former des articles, des livres, de toute façon
des textes assez discursifs et explicatifs. Il y a une
autre parole statutaire qui est celle de l'enseigne-
ment: le fait de parler à un auditoire, d'essayer de lui
apprendre quelque chose. Enfm une autre parole sta-
tutaire est celle de l'exposé, de la conférence que l'on
fait en public ou à des pairs pour tenter d'expliquer
son travail, ses recherches.
Quant au genre de l'entretien, eh bien, j'avoue
que je ne le connais pas. Je pense que les gens qui
se meuvent plus facilement que moi dans le monde
de la parole, pour qui l'univers de la parole est un
univers libre, sans barrières, sans institutions préa-
lables, sans frontières, sans limites sont tout à fait à
l'aise dans l'entretien et ne se posent pas trop le pro-
blème de savoir ce que c'est ou ce qu'ils ont à dire.
J'imagine qu'ils sont traversés par le langage et que
la présence d'un micro, la présence d'un question-
neur,la présence d'un livre futur formé de ces paroles
mêmes qu'ils sont en train de prononcer ne doivent
pas l'impressionner beaucoup et que dans cet espace
de la parole qui leur est ouvert, ils se sentent tout à
fait libres. Moi, pas du tout 1Et je me demande quelle
sorte de choses je vais pouvoir dire.

-26-
C.B.: Cela, nous devons le découvrir ensemble.

M.F.: Vous m'avez dit qu'il n'était pas question dans


ces entretiens de redire ce que j'avais dit ailleurs. Je
crois que j'en serais en effet rigoureusement inca-
pable. Pourtant, ce que vous me demandez, ce ne sont
pas non plus des confidences, ce n'est pas ma vie ni
ce que j'éprouve. n faudrait donc que nous arrivions à
trouver tous les deux une sorte de niveau de langage,
de parole, d'échange, de communication qui soit ni
tout à fait de l'ordre de l'œuvre, ni de celui de l'expli-
cation, ni non plus de la confidence. Alors essayons.
Vous parliez de mon rapport à l'écriture.

C.B;: Quand on lit L'histoi.re de la folie ou Les mots et


les choses, ce qui frappe, c'est de voir une pensée
analytique extrêmement précise et pénétrante sous-
tendue par une écriture dont les vibrations ne sont
pas uniquement d'un philosophe mais révélant un
écrivain. Dans les commentaires qui ont été écrits sur
votre œuvre on retrouve bien les idées, les concepts,
les analyses qui sont vôtres, mais il manque ce fré-
missement qui donne à vos textes une dimension
plus grande, une ouverture sur un domaine qui n'est
plus seulement celui de l'écriture discursive, mais de
l'écriture littéraire. À vous lire, on a l'impression que
votre pensée est inséparable d'une formulation à la
fois rigoureuse et modulée, que la pensée serait moins
juste si la phrase n'avait pas trouvé aussi sa cadence,
si elle n'était pas aussi portée et développée par cette

-27-
cadence. J'aimerais donc savoir ce que représente
pour vous le fait d'écrire.

M.F.: Je voudrais d'abord préciser ceci. Je ne suis


pas, personnellement, très fasciné par le côté sacré
de l'écriture. Je sais qu'actuellement il est éprouvé par
la plupart des gens qui se vouent soit à la littérature,
soit à la philosophie. Ce que l'Occident, sans doute,
a appris depuis Mallarmé, c'est que l'écriture a une
dimension sacrée, qu'elle est une sorte d'activité en
soi, non transitive. L'écriture est érigée à partir d'elle-
même, non pas tellement pour dire, pour montrer
ou pour enseigner quelque chose, mais pour être là.
Cette écriture, c'est actuellement en quelque sorte, le
monument même de l'être du langage. Au niveau de
mon expérience vécue, j'avoue que ce n'est pas du tout
comme ça que, pour moi, l'écriture s'est présentée.
J'ai toujours eu à l'égard de l'écriture une méfiance
presque morale.

C.B.: Pouvez-vous expliquer cela, montrer comment


vous avez abordé l'écriture? Je vous rappelle que ce
qui m'intéresse ici, c'est Michel Foucault écrivant.

M.F.: La réponse que je vais vous faire risque un peu


de vous surprendre. Je sais faire sur moi -même- et il
me plait de faire avec vous sur moi-même -un exer-
cice bien différent de celui que j'ai fait sur les autres.
J'ai toujours essayé, lorsque je parlais d'un auteur, de
ne pas tenir compte de ses facteurs biographiques ni

-+2S-
du contexte social et culturel, du champ de connais-
sance dans lesquels il a pu naitre et se former. J'ai
e88ayé toujours de faire comme abstraction de ce que
l'on appellerait d'ordinaire sa psychologie pour le
faire fonctionner comme un pur sujet parlant.
Eh bien, ma foi, je vais protiter de l'occasion que
vous m'offrez en me posant ces questions pour faire
sur moi-même exactement le contraire. Je vais faire
palinodie. Je vais retourner contre moi- même le sens
du discours que j'avais tenu à propos des autres. Je
vais essayer de vous dire ce qu'a été pour moi, dans
le til de ma vie, 1'écriture. Un de mes plus constants
souvenirs- certainement pas le plus ancien, mais le
plus obstiné - est celui des difftcultés que j'ai eues à
b!en~écrire. Bien écrire au sens où on l'entend dans
les écoles primaires, c'est-à-dire faire des pages
d'écriturebienlisibles. Je crois, je suis même sûr que
j'étais dans ma classe et dans mon école celui qui était
le plus illisible. Cela dura longtemps, jusque dans les
premières années de l'enseignement secondaire. En
sixième, on me faisait faire des pages spéciales d'écri-
ture tellement j'avais des difficultés à tenir comme il
faut mon porte-plume et à tracer comme il fallait les
signes de l'écriture.
Voilà donc un rapport à l'écriture un peu compli-
qué, un peu surchargé. Mais il y a un autre souvenir,
beaucoup plus récent. C'est le fait qu'au fond, je n'ai
jamais pris très au sérieux l'écriture, l'acte d'écrire.
L'envie d'écrire ne m'a pris que vers ma trentième
année. Certes, j'avais fait des études qu'on appelle

-29-
littéraires. Mais ces études littéraires -l'habitude de
faire des explications de texte, de rédiger des disser-
tations, de passer des examens-, vous pensez bien
qu'elles ne m'avaient donné en aucune façon le goQt
d'écrire. Au contraire.
Pour arriver à découvrir le plaisir possible de
l'écriture, il a fallu que je sois à l'étranger. J'étais alors
en Suède et dans l'obligation de parler soit le suédois
que je connaissais fort mal, soit l'anglais que je pra-
tique avec assez de peine. Ma mauvaise connaissance
de ces langues m'a empêché pendant des semaines,
des mois et même des années de dire réellement ce
que je voulais. Je voyais les paroles que je voulais dire
se travestir, se simplifier, devenir comme des petites
marionnettes dérisoires devant moi au moment où je
les prononçais.
Dans cette impossibilité où je me suis trouvé d'uti-
liser mon propre langage, je me suis aperçu, d'abord
que celui-ci avait une épaisseur, une consistance, qu'il
n'était pas simplement comme l'air qu'on respire, une
transparence absolument insensible, ensuite qu'il
avait ses lois propres, qu'il avait ses corridors, ses
chemins de facilité, ses lignes, ses pentes, ses côtes,
ses aspérités, bref qu'il avait une physionomie et
qu'il formait un paysage où l'on pouvait se promener
et découvrir au détour des mots, autour des phrases,
brusquement, des points de vue qui n'apparaissaient
pas auparavant. Dans cette Suède où je devais parler
un langage qui m'était étranger, j'ai compris que mon
langage, avec sa physionomie soudain particulière,

-3o-
je pouvais l'habiter comme étant le lieu le plus secret
mais le plus s1ir de ma résidence dans ce lieu sans lieu
que constitue le pays étranger dans lequel on se trouve.
Finallement la seule patrie réelle, le seul sol sur lequel
on puisse marcher, la seule maison où l'on puisse
s'arrêter et s'abriter, cest bien le langage, celui qu'on a
appris depuis l'enfance. Il s'est agi pour moi, alors, de
réanimer ce langage, de me bâtir une sorte de petite
maison de langage dont je serais le maitre et dont je
connaîtrais les recoins. Je crois que c'est cela qui m'a
donné envie d'écrire. La possibilité de parler m'étant
refusée, j'ai découvert le plaisir d'écrire. Entre plaisir
d'écrire et possibilité de parler, il existe un certain
rapport d'incompatibilité. Là où il n'est plus possible
de piO"ler, on découvre le charme secret, di:fti.cile, un
peu dangereux d'écrire.

C.B.: Pendant longtemps, avez-vous dit, écrire ne


vous a pas paru être une activité sérieuse. Pourquoi?

M.F.: Oui. Jusqu'! cette expérience, l'écriture n'était


pas pour moi quelque chose de bien sérieux. C'était
même quelque chose de parfaitement léger. Écrire,
c'était faire du vent. Là je me demande si ce n'est pas
le système de valeurs de mon enfance qui s'exprimait
dans cette dépréciation de l'écriture. J'appartiens à un
milieu médical, un de ces milieux médicaux de pro-
vince qui par rapport à la vie un peu endormie d'une
petite ville est sans doute un milieu relativement
adaptatif ou, comme on dit, progressiste. n n'en reste

-+31-
pas moins que le milieu médical en général, parti-
culièrement en province, demeure profondément
conservateur. C'est un milieu qui appartient encore au
XIX" siècle. nyaurait une très belle étude sociologique
à faire du milieu médical dans la France provinciale.
On s'apercevrait que c'est au xzx<' siècle que la méde-
cine, plus précisément, que le personnage médical
s'est embourgeoisé. Au xix<' siècle, la bourgeoisie a
trouvé dans la science médicale, dana le souci du corps
et de la santé une espèce de rationalisme quotidien. En
ce sens, on peut dire que le rationalisme médical s'est
substitué à l'éthique religieuse. C'est un médecin du
XIX" siècle qui a prononcé cette phrase très profonde :
«Au XIX" siècle, la santé a remplacé le salut.»
Je crois que ce personnage du médecin ainsi formé
et quelque peu sacralisé au XIX" siècle, qui a pria la
relève du prêtre, qui a rassemblé autour de lui pour les
rationaliser toutes les vielles croyances et crédulités
de la province, de la paysannerie, de la petite bour-
geoisie françaises dea xvme et :uxe siècles, je crois que
ce personnage est demeuré assez tigé, assez immo-
bile, assez semblable à lui-même depuis cette date.
J'ai vécu dans ce milieu où la rationalité revêt presque
un prestige magique, dans ce milieu dont ces valeurs
sont opposées à celles de l'écriture.
En effet le médecin - et particulièrement le
chirurgien, or je suis tils de chirurgien-, ce n'est pas
celui qui parle, c'est celui qui écoute. ll écoute la parole
des autres, non pour la prendre au sérieux, non pour
comprendre ce qu'elle veut dire, mais pour traquer 1

-32-
travers elle les signes d'une maladie sérieuse, c'est-à-
dire d'une maladie du corps, d'une maladie organique.
Le médecin écoute, mais c'est pour traverser la parole
de l'autre et rejoindre la vérité muette de son corps.
Le médecin ne parle pas, il agit, c'est-à-dire il palpe,
il intervient. Le chirurgien découvre la lésion dans le
corps endormi, il ouvre le corps et le recoud, il opère;
tout cela dans le mutisme, dans la réduction absolue
des paroles. Les seules paroles qu'il prononce, ce sont
les paroles brèves du diagnostic et de la thérapeutique.
Le médecin ne parle que pour dire d'unmot la vérité et
prescrire l'ordonnance. n nomme et il ordonne, c'est
tout. En ce sens, la parole du médecin est extraordi-
nairement rare. Sans doute est-ce cette dévalorisation
profonde, fonctionnelle de la parole dans la vieille
pratique de la médecine clinique qui a pesé sur moi
pendant longtemps et qui a fait que jusqu'à il y a une
dizaine, une douzaine d'années,la parole, pour moi,
était encore et toujours du vent.

C.B.: Quand vous avez commencé à écrire, il y a donc


eu renversement par rapport à cette conception pre-
mière et dévalorisante de l'écriture.

M.F.: Le renversement venait évidemment de plus


loin. Mais on tomberait là dans une autobiographie à
la fois trop anecdotique et trop banale pour qu'il soit
intéressant de s'y arrêter. Disons que ce fut par un
long travail que j'ai fmalement donné à cette parole
si profondément dévalorisée une certaine valeur et

-33.-
un certain mode d'existence. Actuellement, le pro-
blème qui me préoccupe, qui en fait n'a pas cessé de
me préoccuper depuis dix ans, est celui-ci : dans une
culture comme la nôtre, dans une société, qu'est-c:e
que c'est que l'existence des paroles, de l'écriture, du
discours? Il m'a semblé qu'on avait jamais attaché tel-
lement d'importance au fait que, après tout, les dis-
cours, ça existe. Les discours ne sont seulement une
sorte de pellicule transparente à travers laquelle on
voit les choses, ne sont pas simplement le miroir de
ce qui est et de ce q~Pon pense. Le discours a sa consis-
tance propre, son épaisseur, sa densité, son fonc-
tionnement. Les lois du discours existent comme les
lois économiques. Un discours, ça existe comme un
monument, ça existe comme une technique, ça existe
comme un système de rapports sociaux, etc.
C'est cette densité propre au discours que j'essaie
d'interroger. Ceci, bien sûr, marque une conversion
totale par rapport à ce qu'était pour moi la dévalorisa-
tion absolue de la parole lorsque j'étais enfant. Il me
semble-jepensequec'estlàl'illusiondetousceuxqui
croient découvrir quelque chose- que mes contem-
porains sont victimes des mêmes mirages que mon
enfance. lls croient eux aussi trop facilement, comme
je l'ai cru jadis, comme on le croyait dans ma famille,
que le discours, le langage, ce n'est au fond pas grand-
chose. Les linguistes, je le sais bien, ont découvert que
le langage, c'était très important parce qu'il obéissait
à des lois, mais ils ont surtout insisté sur la structure
de la langue, c'est-à -dire sur la structure du discours

-34-
possible. Mais ce sur quoi je m'interroge, c'est sur le
mode d'apparition et de fonctionnement du discours
réel, sur les choses qui ont été effectivement dites.
U s'agit d'une analyse des choses dites en tant que ce
sont des choses. Voilà qui est à l'opposé de ce que je
pensais quand j'étais enfant.
Malgré tout, quelle que soit ma conversion, j'ai dû
garder de mon enfance, et jusque dans mon écriture,
un certain nombre de filiations qu'on doit pouvoir
retrouver. Par exemple, ce qui me frappe beaucoup,
c'est que mes lecteurs s'imaginent assez volontiers
qu'il y a dans mon écriture une certaine agressivité.
Personnellement, je ne l'éprouve absolument pas
ainsi. Je crois n'avoir jamais attaqué réellement, nom-
mément quelqu'un. Pour moi, écrire est une activité
extrêmement douce, feutrée. J'ai comme une impres-
sion de velours quand j'écris. Pour moi, l'idée d'une
écriture veloutée est comme un thème familier, à la
limite de l'affectif et du perceptif, qui ne cesse pas
de hanter mon projet d'écrire, de guider mon écri-
ture lorsque je suis entrain d'écrire, qui me permet à
chaque instant de choisir les expressions que je veux
utiliser. Le velouté, pour mon écriture, est une sorte
d'impression normative. Je suis donc trè étonné de
voir que les gens reconnaissent plutôt en moi l'écri-
ture sèche et mordante. À la reflexion, je pense que
c'est eux qui ont raison. J'imagine qu'il y a dans mon
porte-plume une vieille hérédité du bistouri. Peut-
être, après tout: est-ce que je trace sur la blancheur
du papier ces mêmes signes agressifs que mon père

-3s-
traçait dans le corps des autres lorsqu'il opérait? J'ai
transformé le bistouri en porte-plume. Je suis passé
de l'efficacité de la guérison à l'inefficacité du libre
propos ; j'ai substitué à la cicatrice sur le corps le
graffiti surle papier; j'ai substitué à l'ineffaçable de
la cicatrice le signe parfaitement effaçable et raturable
de l'écriture. Peut-être même me faudrait-il aller plus
loin. La feuille de papier pour moi c'est peut-être le
corps des autres.
Ce qui est certain, ce que j'ai tout de suite éprouvé
lorsque, vers ma trentième année, j'ai commencé à
éprouver le plaisir d'écrire, c'est que ce plaisir a tou-
jours communiqué un peu avec la mort des autres,
avec la mort en général. Ce rapport entre l'écriture
et la mort, j'ose à peine en parler car je sais combien
quelqu'un comme Blanchot a dit sur ce sujet des
choses beaucoup plus essentielles, générales, pro-
fondes, décisives que ce que je;ms dire maintenant.
Je parle ici au niveau de ces impressions qui sont
comme l'envers de la tapisserie que j'essaie de suivre
actuellement et il me semble que l'autre côté de la
tapisserie est aussi logique et après tout aussi bien
dessiné, en tout cas pas plus mal dessiné que l'endroit
que je montre aux autres.
Avec vous j'aimerais m'arrêter un peu sur cet envers
de la tapisserie. Et je dirai que l'écriture, pour moi, est
liée à la mort, peut-être essentiellement à la mort des
autres, mais cela ne signine pas qu'écrire serait comme
assassiner les autres et accomplir contre eux, contre
leur existence, un geste déflnitivement meurtrier qui

-36-
les chasserait de la présence, qui ouvrirait devant moi
un espace souverain et libre. Pas du tout. Pour moi,
écrire, c'est bien avoir affaire à la mort des autres,
mais c'est essentiellement avoir affaire aux autres en
tant qu'ils sont déjà morts. Je parle en quelque sorte
Slll" le cadavre des autres. Je dois l'avouer, je postule
un peu leur mort. Parlant d'eux, je suis dans la situa-
tion de l'anatomiste qui fait une autopsie. Avec mon
écriture, je parcours le corps des autres, je l'incise,
je lève les téguments et les peaux, j'essaie de décou-
vrir les organes et, mettant à jour les organes, de faire
apparaître enfm ce foyer de lésion, ce foyer de mal, ce
quelque chose qui a caractérisé leur vie, leur pensée
et qui, dans sa négativité, a organisé fmalement tout
ce qÙ'ils ont été. Ce cœur vénéneux des choses et des
hommes, voilà au fond ce que j'ai toujours essayé
de mettre au jour. Aussi je comprends pourquoi les
gens éprouvent mon écriture comme une agression.
Ils sentent qu'il y a en elle quelque chose qui les
condamne à mort. En fait, je suis beaucoup plus naïf
que cela. Je ne les condamne pas à mort. Je suppose
simplement qu'ils sont déjà morts. C'est pourquoi je
suis bien surpris quand je les entends crier. Je suis
aussi étonné que l'anatomiste qui sentirait brusque-
ment se réveiller sous son bistouri l'homme sur lequel
il a voulu faire une démonstration. Brusquement les
yeux s'ouvrent, la bouche se met à hurler, le corps à se
tordre et l'anatomiste s'étonne: «Tiens, il n'était donc
pasmorti»C'est,jepense,cequim'arriveavecceuxqui
me critiquent ou qui crient contre moi après m'avoir

-37-
lu. Il m'est toujours très difficile de leur répondre, sauf
par une excuse, excuse qu'ils prendraient peut·être
pour un trait d'ironie mais qui est vraiment l'expres
sion de mon étonnement: «Tiens, ils n'étaient donc
pas morts ! »

C.B.: Je pense ici à ce que peut être le rapport à la


mort pour un écrivain comme Genet Quand il écrit
pour le peuple des morts, quand il veut animer le
théâtre de la mort, se faire le ministre de ce théâtre
d'ombre, il se situe délibérément de l'autre côté,
dans l'envers de notre monde, à la fois pour agres·
ser celui-ci et pour le dépasser. Il y a aussi chez lui
volonté de valoriser le crime, de mettre le lecteur à
la place de la victime. Son attitude est à la fois poé-
tique et passionnelle. Chez vous, il me semble que ce
rapport est extrêmement différent dans la mesure où
le regard que vous portez sur la mort est un regard
clinique, neutre.

M.F.: Oui. Je n'ai pas la prétention de tuer les autres


par mon écriture. Je n'écris que sur fond de la mort
déjà acquise des autres. C'est parce que les autres sont
morts que je peux écrire comme si en quelque sorte
leurs vies, tant qu'ils étaient là, qu'ils souriaient,
qu'ils parlaient, m'avaient empêché d'écrire. En même
temps, le seul hommage que mon écriture puisse leur
rendre, c'est de découvrir à la fois la vérité de leur vie
et de leur mort, le secret maladif qui explique le pas-
sage de leur vie à leur mort. Ce point de vue des autres

-1s-
où leur vie a basculé dans la mort, voilà, au fond, pour
moi, le lieu de possibilité de l'écriture.

C.B.: Cela explique-t-il que la plupart de vos textes


portent sur les systèmes de connaissance et les modes
de discours du passé?

M.F.: Oui, je crois qu'à partir de là on doit pouvoir


expliquer certaines choses. Et d'abord le fait que, pour
moi, Uest toujours très difficile de parler du présent.
Certes, il me semble que je pourrais parler des choses
qui nous sont tout de même très proches, mais à
condition qu'il y ait entre ces choses toutes proches et
le moment où j'écris, cet inôme décalage, cette mince
pel.l.ihule par où s'est instaurée la mort. En tout cas le
thème qu'on rencontre si fréquemment dans toutes les
justiôcations de l'écriture, écrire pour faire revivre,
écrire pour retrouver le secret de la vie, écrire pour
_actualiser cette parole vivante qui est à la fois celle des
hommes et- probablement- celle de Dieu, m'est pro-
fondément étranger. Pour moi, la parole commence
après la mort et une fois cette rupture établie. L'écri-
ture est pour moi la dérive de l'après-mort et non pas
le cheminement vers la source de vie. C'est peut-être
en cela que ma forme de langage est profondément
antichrétienne, qu'elle l'est plus sans doute que les
thèmes que je ne cesse d'agiter.
En un sens, je m'intéresse probablement au passé
à cause de cela. Je ne m'intéresse pas du tout au passé
pour essayer de le faire revivre, mais parce qu'il est

-39-
mort. Il n'y a là aucune téléologie de résurrection,
mais bien plutôt le constat que ce passé est mort. C'est
à partir de cette mort qu'on peut en dire des choses
absolument sereines, complètement analytiques et
anatomiques, non dirigées vers une possible répé-
tition ou resurrection. Pour cette raison aussi, rien
n'est plus loin de moi que le désir de retrouver dans
le passé le secret de l'origine.
D'où pour moi cet autre problème. Quand j'écris,
je ne saurais dire si je fais de l'histoire de la philo-
sophie. On m'a souvent demandé ce que c'était pour
moi d'écrire ce que j'écrivais, d'où je parlais, ce que
ça voulait dire, pourquoi cela et pas autre chose, si
j'étais philosophe ou si j'étais historien ou socio-
logue, etc. J'étais bien embarrassé pour répondre. Si
on m'avait donné une liberté de répondre aussi grande
que celle que vous m'offrez aujourd'hui, je crois que
j'aurais répondu déjà tout brutalement : j.e ne suis
ni l'un ni l'autre, je suis médecin, disons que je suis
diagnosticien. Je veux faire un diagnostic et montra-
vail consiste à mettre au jour par l'incision même de
l'écriture quelque chose qui soit la vérité de ce qui est
mort. Dans cette mesure-là, l'axe de mon écriture
n'est pas de la mort à la vie ou de la vie à la mort, il est
plutôt dans l'axe de la mort à la vérité et de la vérité à la
mort. Je pense que l'alternative à la mort, ce n'est pas
la vie, mais bien plutôt la vérité. Ce qu'il faut retrouver
à travers la blancheur et l'inertie de la mort, ce n'est
pas le frémissement perdu de la vie, c'est le déploie-
ment méticuleux de la vérité. C'est dans cette mesure

-.40-
que je me dirais diagnosticien. Mais le diagnostic,
est-ce l'œuvre de l'historien, du philosophe, de celui
qui fait de la politique ? Je ne sais pas. En tout cas, il
s'agit d'une activité de langage qui est pour moi très
profonde. Au fond je n'écris pas parce que j'ai quelque
chose dans la tête, je n'écris pas pour démontrer ce
que j'ai déjà, par-devers moi et pour moi-même,
démontré et analysé. L'écriture ça consiste essentiel-
lement à entreprendre une tiche grâce à laquelle et au
bout de laquelle je pourrai, pour moi -même, trouver
quelque chose que je n'avais pas d'abord vu. Quand
je commence à écrire une étude, un livre, n'importe
quoi, je ne sais réellement pas où ça va aller ni à quoi
ça aboutira ni ce que je démontrerai. Je ne découvre
ce què j'ai à démontrer que dans le mouvement même
par lequel j'écris, comme si écrire était précisément
diagnostiquer ce que j'avais voulu dire au moment
1 même où j'ai commencé à écrire. Je pense que là je
suis tout à fait fidèle à mon hérédité puisque comme
mon père et mes grands-parents, jeveuxfaireun dia-
gnostic. Seulement, à leur différence- et c'est en cela
que je me sépare d'eux et que je suis retourné contre
em -,ce diagnostic je vem le faire à partir de l'écri-
ture, je veux le faire dans cet élément du discours que
les médecins, d'ordinaire, réduisent au silence.
Je m'excuse d'invoquer ici une autre parenté
qui m'écrase. Je pense que l'intérêt que j'ai toujours
manüesté pour Nietzsche, le fait que je n'ai jamais pu
le placer absolument comme un objet dont on parle,
que j'ai toujours essayé de mettre mon écriture sous la

-41-
parenté de cette figure un peu intemporelle, majeure,
paternelle de Nietzsche est précisément lié à ceci: pour
Nietzsche,la philosophie était avant tout le diagnostic,
elle avait affaire à l'homme en tant qu'il était malade.
Bref, pour lui, elle était à la fois le diagnostic et la vio-
lente thérapeutique des maladies de la culture.

C.B.: Ici deux questions me semblent liées qui doivent


nous permettre de poursuivre cette analyse de votre
démarche. N'est-ce pas pour mieux maîtriser cet ins-
trument de diagnostic qu'est pour vous l'écriture que
vous avez écrit d'abord des livres dont les sujets se
rapportaient à la médecine ou l'incluaient dans leur
champ de perspective comme l'Histoire de lafolie à.
l'âge classique et Naissance de la clinique ? Dans le choix
de ces sujets - valorisés par leur rapport au monde
médical- n'y avait-il pas comme une tentative plus
ou moins consciente de minimiser votre culpabilité
d'écrivain?

M.F.: Dans la perspective où je me place actuellement,


dans la poursuite de ce quasi-récit, je crois qu'il faut
faire une grande différence entre ce que j'ai pu dire sur
la folie et ce que j'ai pu dire sur la médecine.
Si fen reviens à mes histoires d'enfance, à cette
sorte de souterrain de mon écriture, j'ai le souvenir
vif que dans le milieu médical où je vivais, non seu-
lement la folie, mais la psychiatrie avait un statut
très particulier, à vrai dire un statut très péjoratif.
Pourquoi? Parce que, pour un vrai médecin, pour un

-42-
médecin qui soigne les corps, à plus forte raison pour
un chirurgien qui les ouvre, il est évident que la folie
est une mauvaise maladie. C'est une maladie qui, en
gros, n'a pas de substrat organique ou en tout cas à
laquelle un bon médecin ne peut pas reconnaître de
substrat organique bien précis. Dans cette mesure-là,
il s'agit d'une maladie qui joue un tour au vrai méde-
cin, qui échappe à la vérité normale au pathologique.
C'est par conséquent une fausse maladie et c'est tout
près de n'être pas une maladie du tout. Pour arriver à
cette dernière conclusion, que la folie est une maladie
qui se prétend maladie mais qui ne l'est pas, il n'y a
qu'une petite distance à franchir. Je ne suis pas tout à
fait sftr que dans le milieu où j'ai vécu, ce pas n'ait pas
été franchi assez facilement au niveau de la conversa-
tion courante ou du moins au niveau des impressions
que les conversations courantes peuvent laisser dans
un esprit d'enfant.
Si la folie est une fausse maladie, alors que dire
du médecin qui la soigne et qui croit que c'est une
maladie? Ce médecin, c'est-à- dire le psychiatre, est
nécessairement un médecin berné, qui ne sait pas
reconnaître que ce à quoi il a affaire n'est pas une
vraie maladie, donc c'est un mauvais médecin et, à
vrai dire, un faux médecin. De là, toujours au niveau
de ces signi:lications implicites qui s'inscrivent sans
doute plus profondément que les autres dans l'esprit
d'un enfant, l'idée que la folie est une fausse mala-
die qui est soignée par de faux médecins. Je crois
que le bon médecin de province du ne siècle dont

-43-
les valeurs datent du milieu du siècle dernier est
encore plus étranger à la folie et à la psychiatrie qu'à
la philosophie et à la littérature. En m'intéressant à
la folie, j'opérais évidemment une double conver-
sion puisque je m'intéressais à elle et aux méde-
cins qui l'avaient soignée, mais que je ne. le faisais
pas en médecin.
En fait, l'Histoire de la. folie est presque un accident
dans ma vie. Je l'ai écrite au moment où je n'avais pas
encore découvert le plaisir d'écrire. Je m'étais simple-
ment engagé envers un auteur à écrire une petite his-
toire de la psychiatrie, un petit texte rapide et facile
qui aurait été consacré au savoir psychiatrique, à la
médecine et aux médecins. Mais devant la pauvreté
d'une pareille histoire, je me suis posé la question
légèrement décalée qui était celle-ci: quel a donc été
le mode de coexistence, à la fois de corrélation et de
complicité, entre la psychiatrie et les fous? Comment
folie et psychiatrie se sont-elles constituées parallè-
lement l'une à l'autre, l'une contre l'autre, l'une face
à l'autre, l'une pour capter l'autre? Je pense que seul
quelqu'un qui avait comme moi une méfiance quasi
héréditaire, en tout cas très enfoncée dans mon passé
à l'égard de la psychiatrie, pouvait poser ce problème.
Au contraire je ne me serais jamais posé la question
de savoir comment médecine en général et maladie
en général s'étaient constituées en corrélation l'une
avec l'autre. J'appartenais d'une façon trop profonde,
trop insistante à un milieu médical pour ne pas savoir
que le médecin est parfaitement protégé contre la

-44-
maladie et que la maladie et le malade sont pour le
médecin des objets parfaitement tenus à distance.
J'ai nettement souvenir qu'au fond, quand j'étais un
enfant, nul de nous, dans la famille, ne pouvait être
malade: être malade, c'était ce qui arrivait aux autres,
mais non à nous.
L'idée qu'il puisse y avoir une forme de médecine
comme la psychiatrie qui ne soit pas absolument en
surplomb par rapport à son objet, qu'une telle méde-
cine ait pu être dès son origine, dès sa possibilité et
dans tous ses développements et nervures en compli-
cité avec la maladie qu'elle traite, par conséquent avec
son objet, est une idée que la médecine traditionnelle
aurait pu très bien formuler. Je pense que c'est du
fonil de cette dévalorisation de la folie et de la psy-
chiatrie par la médecine traditionnelle que j'ai eu le
projet de décrire à la fois et dans une sorte de réseau
de perpétuelle interaction la psychiatrie et la folie.
Je sais qu'un certain nombre de psychiatres ont été
assez choqués par mon livre, qu'ils y ont vu un achar-
nement méchant contre leur métier. C'est peut-être
vrai. n y avait sans doute cette dévalorisation dont je
parle à l'origine d'Histoire de la folie. Mais après tout
-je m'excuse de prendre un exemple si élevé et un si
haut parrainage -, on sait bien depuis Nietzsche que
la dévalorisation est un instrument de savoir et que
si l'on ne secoue pas l'ordre habituel des hiérarchies
de valeur,les secrets du savoir ne risquent pas de se
dévoiler. Alors, il est possible que mon mépris, ce
mépris très archaique, très enfantin que la réflexion

-4s-
a vite dissous mais qu'elle n'a peut-être pas supprimé
entièrement, m'ait permis de découvrir un certain
nombre de relations auxquelles, autrement, je serais
vraisemblablement resté aveugle. Ce qui me frappe
actuellement, c'est que dans la remise en question
que beaucoup de psychiatres font de leur métier,
de la science psycho-pathologique, de l'institution
psychiatrique, de l'hôpital, je retrouve en beaucoup
mieux élaborés et rationalisés un certain nombre de
thèmes que j'avais croisés historiquement. Eux aussi,
sans doute, ont été obligés, de l'intérieur même de
leur métier, de dévaloriser, en tout cas de désensabler
et d'ébranler un peu le système de valeurs auquel ils
étaient habitués et sur lequel reposait tranquillement
la démarche de leurs ainés.

C.B.: Pour Naissance de la cli.nï.qu.e, vous n'avez pas


rencontré de problèmes semblables, je suppose. Vous
faisiez retour aux sources.

M.F.: Je vous ai dit en quoi mon hérédité médicale


était pour moi présente dans le fait d'écrire. Par rap-
port à cela, c'est d'une façon secondaire et comme
corrélative que je pris la médecine comme objet
d'étude. Dans Naissance de la clinique, c'était préci-
sément l'anatomie, l'autopsie, le diagnostic, le mode
de connaissance médical qui étaient en question. Mais
si ce mode de connaissance médical m'a tant obsédé,
c'est sans doute qu'il était à l'intérieur même de mon
geste d'écrire.

--+46-
C.B.: Alors qu'écrire sur la folie, au contraire, par
le double fait d'écrire et de traiter de la folie c'était
rompre avec ce mode connaissance et de faire un saut
dans l'inconnu. En même temps c'est là, à propos de
la folie, que c'est révélé votre talent d'écrivain.

M.F.: Je ne saurais pas dire pourquoi l'écriture et la


folie sont entrées pour moi en communication. ll est
probable que leur non -existence, leur non- être, le fait
qu'elles soient des activités fausses, sans consistance
ni fondement, des sortes de nuages sans réalité a d1i
les rapprocher. Mais sans doute y a-t-il d'autres rai-
sons. En tout cas, par rapport au monde médical dans
lequel j'ai vécu, je me suis placé franchement dans le
do:rÎI.aine de l'irréalité, du faux-semblant, du men-
songe et presque de l'abus de conflance, en me vouant
à l'écriture d'une part et à la spéculation sur la maladie
etlamédecine mentales d'autre part. Je crois que dans
la culpabilité que j'éprouve à écrire, dans l'obstination
que je mets à éteindre cette culpabilité en continuant
à écrire, il y a toujours de cela.
Je sais bien que je ne devrais pas vous dire toutes
ces choses, ou plutôt il me plait de vous les dire à
vous, mais je ne suis pas sûr qu'elles soient bonnes à
publier. Je suis un peu effrayé à l'idée qu'elles seront
un jour connues.

C.B.: Craignez-vous de trop montrer la face secrète,


nocturne de votre travail?

-47+-
M.F.: Quelqu'un dont les travaux sont, en gros et
malgré tout, des travaux d'histoire, quelqu'un qui
prétend tenir des discours relativement objectifs,
qui pense que ses discours ont un certain rapport à
la vérité, a-t-il vraiment le droit de raconter ainsi
l'histoire de son écriture, d'engager ainsi la vérité
à laquelle il prétend dans une série d'impressions,
de souvenirs, d'expériences qui sont profondément
subjectifs? Je sais bien que, faisant cela, je défais tout
le sérieux dont j'ai essayé de me parer en écrivant.
Mais que voulez-vous, si je me suis prêté avec plai-
sir à ce genre d'entretiens, c'était bien précisément
pour défaire mon langage habituel, pour essayer d'en
dénouer les fùs, pour le présenter tel qu'il ne se pré-
sente pas d'ordinaire. Est- ce que cela vaudrait la peine
que je répète sous une forme plus facile ce que j'ai dit
ailleurs ? n est plus difficile pour moi, mais je pense
plus intéressant, de rendre à sa charpie première, à
son désordre, à son flux un peu impalpable ce langage
que j'ai essayé de maîtriser et de présenter comme un
monument à la fois volumineux et lisse.

C.B. : Il me plaît que vous acceptiez cette aventure,


que vous en défurissiez aussi bien les contours et les
risques. Pour continuer cette exploration de l'envers
de la tapisserie, il est une question que je voudrais
vous poser. Vous avez montré fort bien de quel héri-
tage venait le regard de diagnosticien que vous portez
sur les choses et quel renversement de cet héritage se
manifestait dans votre intérêt pour la folie. Mais ce

-.48-
qui frappe, c'est que dans vos œuvres, même lorsque
vous parlez de la folie et de la médecine, des écrivains
qui ne sont ni médecins, ni philosophes, et aussi des
peintres, ne cessent de nous faire signe. Les intui-
ti ons, les vérités que nous transmettent ces écrivains,
ces peintres que vous avez particulièrement choisis
-je pense à Sade, à Roussel, à Artaud, à Bataille, à
Bosch ou à Goya - semblent avoir été arrachés à un
domaine secret, mystérieux, qui confme à celui de la
folie et de la mort. Par là, votre intérêt pour eux semble
tout à fait justifié par ce que vous m'avez déjà dit.
Mais n'y a-t-il pas plus? Vos fréquentes références
à ces écrivains, à ces peintres ne témoignent-elles
pas d'une tentation pour l'écriture et pour l'expres-
sion artistique, d'une interrogation sur leur pou-
voir? N'y a-t-il pas quelque chose de fascinant dans
cette écriture qui, à force de se replier, de se creu-
ser, de s'enrouler sur elle-même et de se dénouer, à
la fois parvient à une profonde vérité et, y parvenant,
menace de sombrer- ou menace celui qui l'a prati-
quée, portée, de sombrer- dans la folie ou la mort?

M.F.: Vous venez de formuler là le problème que je


me pose depuis longtemps. n est vrai que je porte
un intérêt très constant, très obstiné à des œuvres
comme celles de Roussel ou d'Artaud, comme celle de
Goya aussi. Mais la façon dont je m'interroge sur ces
œuvres n'est pas tout à fait la manière traditionnelle.
En général, le problème qu'on se pose est celui-ci:
comment peut-il se faire qu'un homme qui est un

-49-
malade mental ou qui est jugé comme tel par la société
et la médecine de son temps écrive une œuvre qui tout
de suite ou des années, des décennies, des siècles plus
tard est reconnue véritablement comme une œuvre et
comme une des œuvres majeures de la littérature ou
de la culture ? Autrement dit, la question est de savoir
comment il peut se faire que la folie ou la maladie
mentale puissent devenir créatrices.
Mon problème n'est pas tout à fait celui-là. Je ne
m'interroge jamais sur la nature de la maladie dont
ont pu être affectés des gens comme Raymond Roussel
ou Antonin Artaud. Je ne me demande pas non plus
quel rapport d'expression il pouvait y avoir entre leur
œuvre et leur folie, ni comment à travers leur œuvre
on reconnaît ou on retrouve le visage plus ou moins
traditionnel, plus ou moins codiiié, d'une maladie
mentale déterminée. Savoir si Raymond Roussel était
plutôt un névrosé obsessionnel ou plutôt un schizo-
phrène, ça ne m'intéresse pas. Ce qui m'intéresse
plutôt, c'est le problème suivant: des hommes comme
Roussel et .Artaud écrivent des textes qui, à l'époque
même où ils les donnent à lire, que ce soit à un critique,
à un médecin ou à un lecteur ordinaire, sont immé-
diatement reconnus comme étant apparentés à la
maladie mentale. Eux-mêmes, d'ailleurs, établissent
au niveau de leur expérience quotidienne un rapport
très profond et très constant entre leur écriture et leur
maladie mentale. Jamais Roussel, jamais .Artaud n'ont
nié que leur œuvre se fomentait en eux à un niveau
qui était également celui de leur singularité, de leur

-so-
particularité, de leur symptôme, de leur angoisse et,
finalement, de leur maladie. Ce qui m'étonne ici, ce
sur quoi je m'interroge, c'est ceci: comment se fait ·il
qu'une œuvre comme celle-là, qui vient d'un individu
que la société a déclassé - et par conséquent exclu-
comme malade, puisse fonctionner, et fonctionner
d'une manière absolument positive, à l'intérieur
d'une culture? On a beau dire que l'œuvre de Roussel
a été méconnue, ou invoquer les réticences, la gêne, le
refus de Rivière devant les premiers poèmes d'Artaud,
il n'en reste pas moins que très vite, très tôt, l'œuvre
de Roussel et l'œuvre d'Artaud ont fonctionné d'une
manière positive à l'intérieur de notre culture. Elles
ont immédiatement ou presque immédiatement fait
paPtie de notre univers de discours. On s'aperçoit
alors qu'à l'intérieur d'une culture donnée, il y a tou-
jours une marge de tolérance à la dé:liance qui fait
que quelque chose qui est pourtant médicalement
considéré avec défiance peut jouer un rôle et prendre
une signification à l'intérieur de notre culture, d'une
culture. C'est ce fonctionnement positif du négatif qui
n'a pas cessé de me préoccuper. Je ne me pose pas le
problème du rapport œuvre-maladie, mais du rapport
exclusion-inclusion: exclusion de l'individu, de ses
gestes, de son comportement, de son caractère, de
ce qu'il est, inclusion très rapide et :finalement assez
facile de son langage.
Ici, j'entre dans un domaine que vous appellerez
comme vous voudrez, celui de mes hypothèses ou de
mes obsessions. Je suggérerai ceci: dans une époque,

-s1-
dans une culture, dans une certaine forme de pratique
discursive,le discours et les règles de possibilités sont
telles qu'un individu peut être psychologiquement et
en quelque sorte anecdotiquement fou, mais que son
langage qui est bien celui d'un fou peut- en vertu des
règles du discours à l'époque en question- fonction-
ner d'une manière positive. Autrement dit,la position
de la folie se trouve réservée et comme indiquée en un
certain point de l'univers possible du discours à un
moment donné. C'est cette place possible de la folie,
cette fonction de la folie dans l'univers du discours
que j'ai essayé de repérer.
Prenons un exemple concret. Pour Roussel, mon
problème était celui-ci: que devait être l'état, le fonc-
tionnement, le système de régulation interne de la
littérature pour que les exercices incroyablement
naïfs et parfaitement pathologiques de Roussel - ses
décompositions de mots, ses recompositions de syl-
labes, ses histoires circulaires, ses récits fantastiques
qu'il inventait à partir d'une phrase donnée qu'il
malaxait et dont les sons devaient servir de guide,
de fùs directeurs à la composition de nouvelles his-
toires- aient pu figurer dans la littérature. Non seule-
ment figurer dans la littérature de la première moitié
du D" siècle, mais y exercer un rôle très particulier,
très puissant au point même de préfigurer la littéra-
ture de la seconde moitié dun" siècle. Considérant ce
fonctionnement positif du langage fou dans un univers
de discours et dans une culture qui excluaient les fous,
on en vient à formuler cette hypothèse: ne faut-il pas

-s2-
dissocier la fonction de folie telle qu'elle est prescrite
et définie par la littérature ou d'une façon générale
par le discours à une époque donnée, et le personnage
du fou? Au fond. peu importe que Roussel ait été fou
ou non, schizophrène ou névrosé obsessionnel, peu
importe qu'il ait été Roussel ou non, l'intéressant est
que le système de régulation et de transformation de
la littérature au début du ne siècle était tel que des
exercices comme les siens ont pu y prendre une valeur
positive et réelle, qu'Us ont pu effectivement fonction-
ner comme une œuvre littéraire.
Vous voyez donc que mon problème, qui n'est pas
du tout un problème psychologique, mais un pro-
blème beaucoup plus abstrait - et beaucoup moins
intéressant également-, est celui de la position et
de la fonction du langage fou à l'intérieur même d'un
langage régulier et normatif.

C.B.: Nous avons un peu dévié du problème premier


auquel je voudrais maintenant revenir, qui était celui
de votre rapport à l'écriture. Mais je crois que nous
pouvons très bien le faire en partant de cet écart
même qui vous a permis d'éclairer certaines de vos
recherches. Vous parliez à l'instant des exercices
d'écriture à la fois naïfs et extrêmement compli-
qués que s'imposait Raymond Roussel. Ne peut-on
voir dans la complexité de ces exercices une sorte
d'hypertrophie de l'amour du langage, de la pratique
de l'écriture pour l'écriture qui chez un écrivain
normal, simplement soucieux d'écrire des choses

-s3-
parfaitement pensées dans un langage élégant et
efô.cace, s'appellerait plaisir d'écrire ?Vous-même, à
un moment, avez parlé de votre découverte du « plai-
sir qu'il y a à écrire». Comment ce plaisir peut- il se
manifester dans la pratique d'une écriture dont le
but est d'abord, non pas de s'enchanter d'elle- même,
même si la vôtre nous requiert et, de surcroît, nous
enchante, mais de faire surgir, de révéler la vérité,
d'être plus un diagnostic qu'un chant lyrique?

M.F.: Vous me posez là beaucoup de problèmes.

C.B.: Peut- être trop. Nous décomposerons.

M.F.: Je vais essayer de répondre à ceux qui m'ont le


plus frappé. Vous avez parlé du plaisir d'écrire et vous
avez pris comme exemple Roussel. Cela me parait
être en effet un cas tout à fait privilégié. Tout comme
Roussel a grossi avec un microscope extrêmement
puissant les micro -procédés de l'écriture- tout en
réduisant d'autre part, au niveau de sa thématique,
l'énormité du monde à des mécanismes absolument
lilliputiens -le cas Roussel hypertrophie bien celui de
l'écriture, le problème de l'écrivain à l'écriture.
Mais on parle du plaisir d'écrire. Est-ce que c'est
si drôle que ça d'écrire? Roussel ne cesse pas, dans
Comment j'ai écrit certains de mes ZiPreS, de rappeler
avec quelle peine, à travers quelles transes, au milieu
de quelles difô.cultés, de quelles angoisses il écrivait
ce qu'il avait à écrire; les seuls grands moments de

-s4-
bonheur dont il parle, ce furent l'enthousiasme, les
illuminations qu'il eut après avoir achevé son premier
livre. Pratiquement, en dehors de cette expérience
à peu près unique, me semble-t-il, dans sa biogra-
phie, tout le reste n'a été qu'un long cheminement,
extraordinairement sombre et comme un tunnel. Le
fait même que quand il voyageait, il tirait les rideaux
de sa voiture pour ne voir personne, et pas même le
paysage, tant il était confisqué par son travail, prouve
bien que ce n'était pas dans une sorte d'enchante-
ment, d'éblouissement, d'accueil général des choses
et de l'être que Roussel écrivait.
Cela dit, existe-t-il un plaisir d'écrire? Je ne sais
pas. Une chose est certaine, c'est qu'il y a, je crois,
unè très grande obligation d'écrire. Cette obligation
d'écrire, je ne sais pas très bien d'où elle vient. Tant
qu'on n'a pas commencé à écrire, écrire parait la chose
la plus gratuite, la plus improbable, presque la plus
impossible, celle à laquelle, en tout cas, on ne se sen-
tira jamais lié. Puis il arrive un moment- est-ce à la
première page? à la millième? Est-ce au milieu du
premier livre ou ensuite ? Je l'ignore- où on s'aperçoit
qu'on est absolument obligé d'écrire. Cette obligation
vous est annoncée, sign.i.D.ée de différentes façons.
Par exemple par le fait qu'on est dans une grande
angoisse, dans une grande tension lorsqu'on n'a pas
fait, comme chaque jour, sa petite page d'écriture.
En écrivant cette page on se donne à soi-même, on
donne à son existence une espèce d'absolution. Cette
absolution est indispensable pour le bonheur de la

-ss-
journée. Ce n'est pas l'écriture qui est heureuse, c'est
le bonheur d'exister qui est suspendu à l'écriture, ce
qui est un peu différent. Ceci est très paradoxal, très
énigmatique, car comment se peut-il que le geste si
vain, si fictif, si narcissique, si replié sur lui- même
qui consiste le matin à s'asseoir à sa table puis à cou-
vrirun certain nombre de pages blanches puisse avoir
cet effet de bénédiction sur le reste de la journée?
Comment la réalité des choses -les occupations, la
faim,le désir, l'amour, la sexualité, le travail- est-elle
transngurée parce qu'il y a eu ça le matin, ou parce
qu'on a pu faire ça durant la journée? Voilà qui est
très énigmatique. Pour moi, en tout cas, c'est une des
façons dont s'annonce l'obligation d'écrire.
Cette obligation est signifiée aussi par autre
chose. On écrit toujours, au fond, non seulement
pour écrire le dernier livre de son œuvre, mais,
d'une façon très délirante- et ce délire, je crois, est
présent dans le geste le plus minime de l'écriture-
pour écrire le dernier livre du monde. Avrai dire, ce
qu'on est en train d'écrire au moment où on l'écrit, la
dernière phrase de l'œuvre qu'on achève, c'est égale-
ment la dernière phrase du monde de sorte qu'après
il n'y ait plus rien à dire. Il y a une volonté paroxys-
tique d'épuiser le langage dans la moindre phrase.
Ceci sans doute est lié au déséquilibre existant entre
le discours et la langue. La langue, c'est ce avec quoi
on peut construire un nombre absolument infini
de phrases et d'énoncés. Le discours, au contraire,
aussi long, aussi diffus qu'ü soit, aussi souple, aussi

-s&-
atmosphérique, aussi protoplasmique, aussi sus-
pendu à son avenir qu'on puisse l'imaginer, est tou-
jours fmi, toujours limité. On ne viendra jamais au
bout de la langue avec un discours, aussi long qu'on
le puisse rêver. Cette inépuisabilité de la langue qui
tient toujours le discours en suspens sur un avenir
qui ne s'achèvera jamais, c'est bien une autre manière
d'éprouver l'obligation d'écrire. On écrit pour arriver
au bout de la langue, pour arriver par conséquent au
bout de tout langage possible, pour boucler enfm par
la plénitude du discours l'infmité vide de la langue.
Encore ceci où on verra qu'écrire est bien dif-
férent de parler. On écrit aussi pour n'avoir plus de
visage, pour s'enfouir soi -même sous sa propre écri-
turè. On écrit pour que la vie qu'on a autour, à côté, en
dehors, loin de la feuille de papier, cette vie qui n'est
pas drôle, mais ennuyeuse et pleine de soucis, qui est
exposée aux autres, se résorbe dans ce petit rectangle
de papier qu'on a sous les yeux et dont on est maitre.
Écrire, au fond, c'est essayer de faire s'écouler, par les
canaux mystérieux de la plume et de l'écriture, toute
la substance, non seulement de l'existence, mais du
corps, dans ces traces minuscules qu'on dépose sur le
papier. N'être plus, en fait de vie, que ce gribouillage
à la fois mort et bavard que l'on a déposé sur la feuille
blanche, c'est à cela qu'on rêve quand on écrit. Mais à
cette résorption de la vie grouillante dans le grouille-
ment immobile des lettres, on n'arrive jamais. Tou-
jours la vie reprend en dehors du papier, toujours
elle prolifère, elle continue, jamais elle ne parvient à

-s1-
se tixer sur ce petit rectangle, jamais le lourd volume
du corps ne parvient à se déployer dans la surface
du papier, jamais on ne passe à cet univers à deux
dimensions, à cette ligne pure du discours, jamais
on arrive à se faire assez mince et assez subtil pour
n'être rien d'autre que la linéarité d'un texte et pour-
tant c'est à cela qu'on voudrait parvenir. Alors on ne
cesse d'essayer, de se reprendre, de se confisquer soi-
même, de se glisser dans l'entonnoir de la plume et de
l'écriture, tâche infinie, tâche à laquelle on est voué.
On se sentirait justiné si on n'existait plus que dans
ce minuscule frémissement, cet intime grattement
qui se tige et qui est, entre la pointe du porte-plume
et la surface blanche de la feuille,le point, le lieu fra-
gile, le moment immédiatement disparu où s'inscrit
une marque enfm tixée, défmitivement établie,lisihle
seulement pour les autres et qui a perdu toute possi-
bilité d'avoir conscience d'elle-même. Cette espèce de
suppression, de morti.tication de soi dans le passage
aux signes, c'est cela, je crois, qui donne aussià l'écri-
ture son caractère d'obligation. Obligation sans plaisir,
vous le voyez, mais après tout, quand échapper à une
obligation vous livre à l'angoisse, quand enfreindre la
loi vous laisse dans la plus grande inquiétude, dans le
plus grand désarroi, est-ce qu'obéirA cette loi n'est pas
la plus grande forme de plaisir? Obéir à cette obliga-
tion dont on ne sait ni d'où elle vient, ni comment elle
s'est imposée à vous, obéir à cette loi, sans doute nar-
cissique, qui vous pèse et vous surplombe de partout,
c'est cela, je crois, le plaisir d'écrire.

-sa-
C.B. :Je voudrais ici vous faire préciser une idée qui se
profùait déjà dans votre conception de l'écriture dia-
gnostic. N'y a-t-il pas dans la démarche de celui qui
écrit une autre obligation, celle de découvrir quelque
chose, découvrir peut- être une vérité qu'il pressentait
mais qui n'avait pas encore été formulée? De même,
n'a-t-on pas toujours l'impression, quand on écrit,
que si on avait écrit à un autre moment,la page,le livre
auraient été différents, auraient pris une autre tour-
nure, que l'écriture nous aurait peut-être entraîné vers
la même chose, le même point qu'on pressentait, qu'on
recherchait, qu'on se fixait pour but, mais par d'autres
chemins, d'autres phrases. Avez-vous l'impression de
dominer constamment cette démarche de l'écriture
ou, parfois, d'être conduit par elle?

M.F.: C'est là que l'obligation de l'écriture n'est pas


chez moi ce qu'on appelle d'ordinaire la vocation de
l'écrivain. Je crois fort à la distinction, maintenant
célèbre, qu'a faite Roland Barthes entre les écrivains
et des écrivant&. Je ne suis pas un écrivain. D'abord, je
n'ai aucune imagination. Je suis d'une ininventibilité
totale. Je n'ai jamais pu même concevoir quelque chose
comme le sujet d'un roman. Certes, j'ai eu parfois
l'envie d'écrire des nouvelles au sens presque journa-
listique du terme: de raconter des micro-événements,
de raconter par exemple la vie de quelqu'un, mais en
cinq lignes, en dix lignes, pas plus. Je ne suis donc
pas un écrivain. Je me place résolument du côté des
écrivant&, de ceux dont l'écriture est transitive. Je veux

-s9-
dire dont l'écriture est destinée à désigner, montrer,
manifester hors d'elle- même quelque chose qui, sans
elle, serait restée sinon cachée, du moins invisible.
C'est peut- être là qu'existe, malgré tout, pour moi, un
enchantement de l'écriture.
Je ne suis pas un écrivain car l'écriture telle que
je la pratique, l'infune petit travail que je fais tous les
matins, n'est pas un moment resté érigé sur son socle
et à se tenir debout à partir de son propre prestige. Je
n'ai pas du tout l'impression ni même l'intention de
faire une œuvre. J'ai le projet de dire des choses.
Je ne suis pas non plus un interprète. Je veux dire
que je n'essaie pas de faire apparaître des choses abso-
lument enfouies, celées, oubliées depuis des siècles
ou des millénaires, ni de retrouver derrière ce qui
fut dit par d'autres le secret qu'ils ont voulu cacher. Je
n'essaie pas de découvrir un autre sens qui serait dis-
simulé dans les choses ou les discours. Non, j'essaie
simplement de faire apparaitre ce qui est très immé-
diatement présent et en même temps invisible. Mon
projet de discours est un projet de presbyte. Je vou-
drais faire apparaître ce qui est trop proche de notre
regard pour que nous puissions le voir, ce qui est là
tout près de nous, mais à travers quoi nous regardons
pour voir autre chose. Rendre une densité à cette
atmosphère qui, tout autour de nous, nous assure de
voir loin de nous les choses, rendre sa densité et son
épaisseur à ce que nous n'éprouvons pas comme trans-
parence, c'estlà un des projets, des thèmes qui me sont
absolument constants. Également arriver à cerner, à

-6o-
dessiner, à désigner cette espèce de tache aveugle à
partir de laquelle nous parlons et voyons, à ressaisir
ce qui nous rend possible le regard lointain, à défmir
la proximité qui tout autour de nous oriente le champ
général de notre regard et de notre savoir. Saisir cette
invisibilité ··là, cet invisible du trop visible, cet éloi-
gnement de ce qui est trop voisin, cette familiarité
inconnue est pour moi l'opération importante de mon
langage et de mon discours.

C.B.: Vos livres nous proposent des analyses des


modes de savoir ou de discours du passé. Cela laisse
supposer, avant l'écriture, de nombreuses lectures,
des confrontations, des comparaisons, des choix,
une ·première élaboration du matériau. Tout cela
s'ordonne-t-il avant l'écriture ou bien est-ce l'écriture
qui joue un rôle déterminant dans la manière dont
vous observez et dessinez ce paysage où s'inscrivent
et se révèlent par exemple pensée classique ou insti-
tution psychiatrique ?

M.F. :Vous avez raison de poser cette question car j'ai


l'impression d'avoir été beaucoup trop abstrait. Si
vous voulez, je m'amuse ... enim je lis comme ça, je
m'amuse à lire, un peu par curiosité, en tout cas par
un jeu d'associations qu'il n'y aurait pas grand intérêt
à expliquer ici, des livres de botanique du XVIIe siècle,
des livres de grammaire du XVIIIe, des livres d'éco-
nomie politique à l'époque de Ricardo, d'Adam Smith.
Mon problème -et pour moi la tâche de l'écriture- ne

-61-
consiste pas à réécrire ces livres dans un vocabulaire
qui serait le nôtre. Ce n'est pas non plus d'essayer de
découvrir ce qu'on a l'habitude d'appeler l'impensé
du discours, de savoir ce qui, dans le texte même de
Ricardo, d'Adam Smith, de Buffon, Linné, se trouve
en quelque sorte présent - mais sans avoir été dit
dans les interstices, les lacunes, les contradictions
internes. Je lis tous ces textes en rompant toutes les
familiarités que nous pourrions avoir avec eux, en évi-
tant tous les effets de reconnaissance. J'essaie de les
ériger dans leur singularité, dans leur étrangeté la plus
grande, et ceci afm que surgisse la distance qui nous
sépare d'eux, afm de pouvoir introduire mon langage,
mon discours dans cette distance même, dans cette
différence où nous nous trouvons placés et que nous
sommes par rapport à eux:. Inversement, mon dis-
cours doit être le lieu où cette différence apparaît.
Autrement dit, quand je m'intéresse à des objets un
peu lointains et hétéroclites, ce que je voudrais faire
apparaître, ce n'est pas le secret qui est au-delà d'eux
et qu'ils cachent par leur présence manifeste, c'est
plutôt cette atmosphère, cette transparence qui nous
sépare d'eux: et qui, en même temps, nous lie à eux
et fait que nous pouvons en parler, mais en parler
comme d'objets qui ne sont pas tout à fait nos propres
pensées, nos propres représentations, notre propre
savoir. Ainsi, pour moi, le rôle de l'écriture est essen-
tiellementun rôle de mise à distance et de mesure de la
distance. Écrire, c'est se placer dans cette distance qui
nous sépare de la mort et de ce qui est mort. En même

-62-
temps, c'est ce en quoi cette mort va se déployer dans
sa vérité, non pas dans sa vérité cachée et secrète, non
pas dans la vérité de ce qu'elle a été, mais dans cette
vérité qui nous sépare d'elle et qui fait que nous ne
sommes pas morts, que je ne suis pas mort au moment
où j'écris sur ces choses mortes. C'est ce rapport que
l'écriture, pour moi, doit constituer.
Dans ce sens, je vous disais que je ne suis ni écri-
vain ni herméneute. Si j'étais herméneute, j'essaie-
rais d'aller derrière l'objet que je décris, derrière ces
discours du passé pour retrouver leur point d'origine
et le secret de leur naissance. Si j'étais écrivain, je ne
parlerais qu'à partir de mon propre langage et dans
l'enchantement de son existence aujourd'hui. Je ne
suis Ïti l'un ni l'autre, je suis dans cette distance entre
le discours des autres et le mien. Et mon discours
n'est rien d'autre que la distance que je prends, que
je mesure, que j'accueille entre le discours des autres
et le mien propre. En ce sens, mon discours n'existe
pas et c'est en ceci que je n'ai pas du tout l'intention ni
la prétention de faire une œuvre. Je sais hien que je
ne fais pas une œuvre. Je suis l'arpenteur de ces dis-
tances et mon discours n'est que le mètre absolument
relatif et précaire par lequel je mesure tout ce sys-
tème d'éloignement et de différence. Mesurer la dif-
férence avec ce que nous ne sommes pas, c'est à cela
que j'exerce mon langage, et c'estpour cela que je vous
disais tout à l'heure qu'écrire c'est perdre son propre
visage, perdre sa propre existence. Je n'écris pas pour
donner à mon existence une solidité de monument.

---+63+--
J'essaie plutôt de résorber ma propre existence dans
la distance qui la sépare de la mort, et probablement,
par là même, la guide à la mort.

C.B.: Vous dites que vous ne faites pas une œuvre,


et vous expliquez remarquablement pourquoi. Mais
j'objecterai ceci que votre discours a une singulière
résonance aujourd'hui dans la mesure où, non seu-
lement il nous permet de prendre la distance qui
nous sépare des discours passés, et en cela atteint
parfaitement son but, mais aussi éclaire le présent,
le délivre des vieilles ombres qui pesaient sur lui.
Mais ma question n'est pas là. Quand vous dites que
vous disparaissez dans votre discours, cela me rap-
pelle l'annonce d'une autre disparition que vous
faites à la fm des Mots et les choses, celle de l'homme.
Après une recherche sur la constitution et l'évolution
des sciences humaines, vous montrez qu'au moment
même de leur épanouissement, de leur triomphe, de
leur objet même,l'homme est en train de disparaltre,
de s'effacer dans la trame ininterrompue du discours.
Excusez-moi de poser une question bien imprudente,
peut-être trop personnelle et jouant sur d'apparentes
ressemblances, mais n'y aurait-il pas quelque parenté
entre ces deux disparitions, la vôtre dans l'écriture et
celle de l'homme?

M.F.: Vous avez toutà fait raison d'exposer cette ques-


tion. Si vous voulez, on pourra soit aborder dans un
autre entretien soit vouer à l'oubli le problème de ce

-+64-
que j'ai voulu dire très précisément dans cette fin des
Mots et les choses. Ce qui est certain c'est qu'entre ce
thème de la disparition de l'homme et ce qu'est pour
moi l'obligation d'écrire, le travail même de mon écri-
ture, il y a une parenté. Je sais parfaitement le risque
que je prends en disant cela, car je vois déjà se profiler
l'ombre grotesque du psychiatre qui trouvera dans ce
que je dis là les signes, d'abord de ma schizophrénie,
ensuite du caractère proprement délirant, donc non
objectif, non vrai, non rationnel, non scientifique de
ce que j'ai dit dans mes livres.
Je sais que je prends ce risque, mais je le prends
d'un cœur absolument léger. Ces entretiens que vous
avez eu la gentillesse de me demander m'amusent
beaùcoup dans la mesure où justement je n'essaie pas
à travers eux de m'expliquer mieux et davantage sur ce
que j'ai dit dans mes livres. Je ne pense pas que cela
serait possible dans ces entretiens, surtout dans cette
pièce que je sens déjà peuplée des milliers d'exem-
plaires du livre futur, des milliers de visages qui le
liront, où cette tierce présence du livre et des lee-
teurs futurs est extraordinairement pesante. Ce qui
me plaît, c'est que nous ne savons pas où nous allons.
Je fais avec vous une espèce d'expérience. J'essaie de
décliner pour la première fois, en première personne
ce discours neutre, objectif dans lequel je n'ai jamais
cessé de vouloir m'effacer quand j'écrivais mes livres.
Par conséquent~ la parenté que vous dites entre la
disparition de l'homme et l'expérience que je fais de
l'écriture, elle est évidente. Les gens en feront ce qu'ils

-6s-
voudront. Ils dénonceront sans doute le caractère
chimérique de ce que j'ai voulu affmner. D'autres ver-
ront peut-être dans ce que je vous dis, non pas un vrai
discours sincère, mais une projection sur soi-même
de thèmes plus ou moins théoriques et idéologiques
que j'ai voulu formuler dans mes livres. Peu importe
de quelle façon on lira ce rapport et cette parenté du
livre à moi et de moi au livre. Je sais de toute façon que
mes livres seront compromis par ce que je dis, et moi
aussi. C'est le beau danger, le danger amusant de ces
entretiens. Alors, laissons apparaitre cette parenté,
laissons apparaitre cette communication.

C.B.: Comment éprouvez cette action décrite, cette dis-


parition dans l'écriture au moment où vous écrivez?

M.F.: Quand j'écris, j'ai bien toujours quelque chose


dans l'esprit. En même temps, je m'adresse bien tou-
jours à quelque chose qui est hors de moi, à un objet,
à un domaine à décrire, à la grammaire ou à l'écono-
mie politique du XVIIe siècle, ou encore à l'expérience
de la folie durant la période classique. Et pourtant, cet
objet, ce domaine, je n'ai pas du tout l'impression de
le décrire, de me mettre en quelque sorte à l'écoute de
ce qu'il dit lui-même, de traduire avec des mots sur le
papier et dans un certain style une certaine représenta-
tion que je me serais faite de ce que j'essaie de décrire.
Je vous l'ai dit, j'essaie de faire apparaitre la distance
que j'ai, que nous avons à ces choses, mon écriture
est la découverte même de cette distance. J'ajouterai

-66-
ceci. J'ai en quelque sorte la tête vide au moment où je
commence à écrire bien que j'ai toujours l'esprit dirigé
vers un objet précis. Cela fait qu'évidemment, pour
moi, écrire est une activité très épuisante, très diff:tcile,
très angoissante aussi. J'ai toujours peur de louper; je
loupe, je rate indéfiniment, bien sûr. Cela fait aussi
que ce qui me pousse à écrire, ce n'est pas tellement la
découverte ou la certitude d'un certain rapport, d'une
certaine vérité, mais bien plutôt le sentiment que j'ai
qu'une certaine forme d'écriture, un certain mode de
fonctionnement de mon écriture, un certain style qui
permettra de faire surgir cette distance.
Par exemple, un jour, à Madrid, j'avais été fasciné
par Les Ménines de Velasquez. J'avais regardé ce tableau
pena.ant très longtemps, comme ça, sans penser
en parler un jour, encore moins le décrire - ce qui
m'aurait semblé sur le moment dérisoire et ridicule.
Et puis un jour, je ne sais plus trop comment, sans
l'avoir revu, sans même avoir regardé de reproduc-
tions, l'envie m'est venue de parler de mémoire de ce
tableau, de déirire ce qu'il y avait dedans. Dès que j'ai
essayé de le d~crire, une certaine coloration du lan-
gage, un certain rythme, une certaine forme d'analyse
surtout m'ont donné l'impression, la quasi-certitude
-fausse, peut-être- que j'avais exactement là le dis-
cours à travers lequel pourrait surgir et se mesurer la
distance que nous avons à la philosophie classique de
la représentation et à la pensée classique de l'ordre
et de la ressemblance. C'est ainsi que j'ai commencé
à écrire Les mots et les choses. Pour ce livre, j'ai utilisé

--+67+-
tout un matériau que j'avais amassé les années pré-
cédentes un petit peu au hasard, sans savoir ce que je
ferai, en ayant aucune certitude sur la possibilité d'en
faire jamais une étude. C'était une sorte de matériau
mort que je parcourais un peu comme une sorte de
jardin désertique, comme une étendue inutilisable,
que je parcourais comme j'imagine le sculpteur
d'autrefois, le sculpteur du xvue ou du xvme siècle,
devait contempler, toucher le bloc de marbre dont il
ne savait pas encore quoi faire.
[La. tra.n.scri.ption s'interrompt ici..]

Das könnte Ihnen auch gefallen