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Déviance et société

Introduction : du débat sur le crime et l'insécurité urbaine aux


politiques locales
Monsieur Hugues Lagrange, Renée Zauberman

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Lagrange Hugues, Zauberman Renée. Introduction : du débat sur le crime et l'insécurité urbaine aux politiques locales. In:
Déviance et société. 1991 - Vol. 15 - N°3. pp. 233-255;

doi : https://doi.org/10.3406/ds.1991.1804

https://www.persee.fr/doc/ds_0378-7931_1991_num_15_3_1804

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Résumé
Depuis le milieu des années 1960, la criminalité et la délinquance s'élèvent parallèlement de part et
d'autre de l'Atlantique, bien que leurs niveaux soient fort différents. Les appréhensions concrètes et la
préoccupation pour la sécurité augmentent aussi sensiblement, de sorte qu'il paraît hasardeux de
vouloir dissocier l'interprétation des deux séries de phénomènes. Par ailleurs, tant les interprétations
que les politiques publiques menées depuis une vingtaine d'années passent par des phases
communes. De la notion de violence dans sa dimension collective et sociale, on passe au sentiment
d'insécurité provoqué par la délinquance, pour revenir aujourd'hui à la violence des ghettos urbains.
Parallèlement émergent, avec les approches globales liant délinquance, incivilités et peurs, un souci
des victimes et une promotion des politiques de prévention conçues et organisées au plan local et
appuyées sur la réhabilitation des régulations communautaires.

Abstract
Since the mid-60s', crime and delinquency grow parallel on both sides of the Atlantic, although at very
different levels. Concrete fears and concern for crime also rise noticeably, so that it seems hazardous
to dissociate interpretations of the two series of phenomena. Moreover, proposed interpretations as
well as public policies followed in the last twenty years have been through common phases: in 70s'
they were focused on the concept of collective and social violence; they turned in the 80s' towards the
feeling of insecurity prompted by crime, and are back today to the problems raised by urban ghettos'
violence. At the same time, global perspectives linking crime, incivilities and fear, a concern for victims,
the promoting of community crime prevention policies based on restoration of community control are.
all emerging.

Zusammenfassung
Seit Mitte der goer Jahre wachsen Verbrechen und Deliquenz zu beiden Seiten des Atlantiks, auch
wenn ihr Niveau sehr verschieden ist. Auch konkrete Angste und die Sorge um die Sicherheit steigen
bemerkenswert an, so dass es gefâhrlich scheint, die Interpretation beider Reihen von Phänomenen
trennen zu wollen. Weiter durchlaufen sowohl die vorgeschlagenen Interpretationen als auch die
durchgeführten öffentlichen Politiken seit etwa zwanzig Jahren gemeinsame Phasen. Vom Begriff der
gewalt in seiner kollektiven und sozialen Dimension geht man zum Gefiihl der von der Delinquenz
provozierten Unsicherheit über, um heute zur Gewalt der städtischen Ghettos zuriickzukommen.
Parallel dazu ensteht, mit den umfassenden Ansatzen, die Delinquenz, Unzivilisiertheiten und Angst
verbinden, eine Sorge un die opfer, und eine Forderung der auf lokaler Ebene entwickelten und
organisierten und auf die wiederherstellung der gemeinschaftlichen Regeln gestutzten Politiken der
Vorbeugung.

Sinds de tweede helft van de jaren zestig stelt men aan beide zijden van de Atlantische Oceaan een
gelijktijdige stijging vast van van de criminaliteit en de misdadigheid, alhoewel hun respektievelijke
niveau's sterk uiteenlopen. Concrete gevoelens van vrees en de bezorgdheid over de veiligheid
kennen eveneens een gevoelige groei, zodat het gewaagd lijkt de interpretatie van deze twee feno-
menen te willen scheiden. Anderzijds hebben zowel de voorgestelde verklaringen als de openbaar
sinds een twintigtal jaren gevoerde politieken een gemeens-chappelijke ontwikkeling doorgemaakt.
Van de notie van geweldadigheden in hun collectieve en sociale dimensie is men overgegaan naar het
gevoel van onveiligheid teweeggebracht door de misdadigheid, om tenslotte vandaag terug te vallen in
het geweld van de stedelijke getto's. Met de globale benaderingen, die misdadigheid, brutaliteit en
vreesgevoelens binden, komen ook de bezorgdheid voor de slachtoffers en de promotie van
preventiebeleid te voorschijn. Zij zijn ontworpen en georganiseerd op het lokaal vlak en steunen op de
rehabilatatie van de regelsystemen in de gemeenschap.
Déviance et Société, 1991, Vol. 15, No 3, pp. 233-255

INTRODUCTION: DU DÉBAT SUR LE CRIME


ET L'INSÉCURITÉ AUX POLITIQUES LOCALES

H. LAGRANGE* et R. ZAUBERMAN**

Sous le titre «Espace urbain, habitat, sécurité/insécurité», des chercheurs


se sont réunis à Paris en juillet 1990, dans le cadre de la Conférence
Internationale sur le Logement1. Le titre même de l'atelier établissait un lien entre la
préoccupation pour l'insécurité et le cadre de vie. Il invitait aussi à s'intéresser
à la façon dont les politiques urbaines posent la question de l'insécurité. Ces
deux aspects seront abordés dans ce numéro2. L'étendue et l'imbrication des
problèmes soulevés par le crime, la violence et l'insécurité en milieu urbain sont
immenses. Nous aimerions en préambule situer les phénomènes et les
interprétations dans une perspective temporelle en nous appuyant sur ce qui s'est passé
et dit en France et aux Etats-Unis. Nous nous excusons par avance d'une
approche trop franco-centrique.
Au cours de leur histoire récente, les pays d'Europe et d'Amérique du Nord,
alors même qu'ils n'étaient pas en guerre sur leur propre territoire, ont connu
selon les moments et les lieux un ensemble de phénomènes qu'on appelle crime,
violence, insécurité. A chaque moment, l'ensemble de ces phénomènes est
présent, à des degrés divers dans tous ces pays. Ainsi en France, dans les années
1960 — et jusqu'en 1968 qui inaugure les années 1970 — la délinquance
inquiète: on s'intéresse beaucoup aux bandes, on parle alors des blousons noirs
et des banlieues. Il y a par ailleurs quantité de manifestations de violence —
OAS3 à la fin de la guerre d'Algérie, mouvements de grève violents et réquisition
dans les houillères du Nord en 1963. Quant au sentiment d'insécurité, les
réflexions du Colloque d'Arras (Darras, 1966), celles de «Plans et Prospectives
1985» (Delouvrier, 1972), montrent qu'il est aussi très présent.
Il ne paraît pas évident qu'un phénomène domine les autres. Si les périodes
se distinguent dans notre esprit, est-ce dû à une évolution manifeste des
phénomènes ou à une interprétation accentuant tel aspect puis tel autre? Comment se

• OSC-CNRS, Paris.
*• CESDIP-CNRS, Paris.
1 Co-organisée par le Plan-Construction et le Plan-Urbain.
3 Qui a laissé de côté un certain nombre d'autres contributions qui abordaient moins directement
ces questions.
3 Organisation Armée Secrète, association terroriste formée de Français d'Algérie et de
militaires, opposés à l'indépendance algérienne.

233
fait-il que la question de la violence occupe à certains moments le devant de la
scène médiatique ou intellectuelle, qu'à d'autres moments elle en disparaisse?
Comment se fait-il qu'on parle à certains moments des criminels et des
délinquants, qui deviennent l'énigme pour tout un chacun, un thème discursif pour
les responsables publics et l'enjeu de constructions théoriques pour les
sociologues? Comment expliquer que l'insécurité ne parviennent pratiquement jamais
en Amérique du Nord à devenir la bannière sous laquelle se mènent les débats
publics?
Bref, quels sont les rapports qui se nouent entre l'émergence et le
développement des phénomènes tels que les décrivent les divers instruments de mesure
(statistiques administratives, sondages), les débats politiques ou sociaux et les
catégories intellectuelles sous lesquels ils sont interprétés par les sociologues?
Dans un premier temps, nous avons essayé de faire un point rapide de
l'évolution des phénomènes de violence, de criminalité, d'insécurité tels qu'ils sont
décrits par les statistiques administratives et les sondages. Puis nous nous
sommes interrogés sur l'interprétation de ces phénomènes, de part et d'autre de
l'Atlantique, et sur leurs échos dans un certain nombre de contributions au
Colloque.

I. Des mots et des chiffres

Sécurité est en français le doublet savant de sûreté. Dans un premier sens,


sécurité désigne l'état d'esprit confiant de celui qui se croit à l'abri du danger;
dans un second sens, il désigne l'absence de danger elle-même; dans un
troisième sens, le mot désigne l'organisation matérielle et institutionnelle de la
société propre à créer et à maintenir une telle absence de danger4. Sûr possède
un double sens subjectif «qui envisage les événements avec confiance» et, par
dérivation «qui est certain (assuré) de ne pas se tromper». Un sens objectif est
venu s'ajouter: «qui est à l'abri du danger».
Pour ces deux mots, il y a antériorité chronologique et priorité du sens
subjectif (XIIe siècle) sur le sens objectif (XVIIIe siècle). Parler de sécurité, c'est
donc partir du sujet, de la manière dont il éprouve le monde — environnement
immédiat ou société — et c'est seulement par suite une manière de définir la
qualité des lieux et des situations (Katzenbach, 1967). Des mots équivalents
existent en anglais : safety et security. Security est plus souvent employé pour
désigner une position subjective, a sense of security, que safe qui qualifie les
lieux: a safe place, a safe neihborhood, safe havens et seulement, par extension,
le sentiment de quiétude que l'on peut éprouver en de tels endroits : feel safe.
Certes, et nous y reviendrons, on rencontre aux Etats-Unis dans les années
1970 un autre lexique: on parle de violence, de civil desobedience, de domestic
turmoil (Gurr, 1988). On désigne alors des phénomènes qui impliquent des

4 Cf. dictionnaire Robert, p. 1982.

234
atteintes et des appréhensions mais qui sont pour l'essentiel collectifs (les
émeutes), qui ont une fonction expressive et politique et ne sont guère motivés par
des buts de profit, de vengeance ou de passion individuels.
Si l'on dispose de part et d'autre de l'Atlantique du même lexique, il y a une
autre similitude qu'il nous semble utile de rappeler, sans céder à un «mondia-
lisme facile»5: c'est la parenté des évolutions du crime et des composantes du
sentiment d'insécurité.
Avant d'examiner leurs interprétations, on va rappeler quelle description
schématique l'on peut faire, de part et d'autre de l'Atlantique, d'abord de la
préoccupation pour le crime — dont témoigne l'attitude en faveur de la peine
capitale — et des peurs personnelles, ensuite de la criminalité. Bien
évidemment, le fait de retenir pour la criminalité l'image qu'en donnent les statistiques
policières et, pour le sentiment d'insécurité, celles qu'en apportent les sondages
d'opinion est un choix. Disons en un mot que la statistique policière de son côté,
les sondages d'opinion du leur ont joué un rôle décisif comme instruments
d'objectivation et de référence dans les dernières décennies.
Aux Etats-Unis, on dispose d'informations continues et comparables sur les
attitudes à l'égard de la peine capitale pour les meurtriers6. Cela permet de
tenter une périodisation très approximative sur plusieurs décennies puisque des
données homogènes existent de 1960 à nos jours (Graphique 1).
De 1960 à 1965-1966, la faveur pour la sentence capitale chute de 509b à
40%. Dans les années 1967-1969, il y a une élévation de près de 10 points du
pourcentage. Après une courte pause en 1970-1971, la faveur de la peine capitale
progresse de 1972 à 1977 où on dépasse 65 % d'opinions favorables. De
nouveau, une courte pause. La progression enregistrée en 1980-1981 fait passer la
barre des 70% d'opinions favorables. De 1982 à 1986, la peine capitale reçoit
plus de 70% d'opinions favorables (pointes en 1982 et 1985); à la fin des années
1980, elle se stabilise autour de 70%. On peut noter que les jugements énonçant
la volonté que la sévérité des tribunaux soit renforcée possèdent un profil
analogue dans la période 1965 à 1988. La distribution socio-démographique du
pourcentage des opinions en faveur de la peine capitale est très affectée par
l'appartenance ethnique. Dans les années 1975 à 1980, les Noirs et les Hispaniques
donnent 45 à 50% de jugements favorables contre 70 à 78% parmi les Blancs non-
hispaniques. Cette fracture raciale dans la distribution sociale et culturelle des
jugements n'empêche donc pas que l'évolution temporelle des opinions en
faveur de la peine capitale manifeste un rigoureux parallélisme entre Blancs et
minorités afro- et hispano-américaines.
Prenons également une vue de la peur personnelle. Stéréotypée mais
révélatrice, la peur de sortir seul le soir est un bon indice d'une appréhension
personnelle dans les espaces publics. Cette appréhension proche de 30-35% dans les

5 Pour reprendre l'expression de Ph. Robert à ce colloque.


' Source Gallup, 1986.

235
60 62 64 66 68 70 72 74 76 73 80 82 84 86 88
61 63 65 67 69 71 73 75 77 79 81 83 85 87 89

Graphique 1: Etats-Unis: Opinions en faveur de la peine de mort.

années 1965-1967 s'élève au début des années 1970 et atteint 45%. Ce niveau
d'appréhension se maintient inchangé de 1976 à 1985-1987. Là encore, laissons
de côté les variations fines et les inflexions, contentons-nous de noter cette
généralisation de l'appréhension à sortir seul le soir au cours des années 1970 aux
Etats-Unis.
Comment évolue dans cette même période la criminalité enregistrée aux
Etats-Unis? La commission Katzenbach avait observé que chaque époque
enregistrait de nouveaux records de la violence et de la criminalité, depuis la
fondation de l'Union. Le fait qu'il y ait toujours eu beaucoup de crimes «ne signifie
pas que le niveau des crimes ne varie jamais» (Katzenbach, 1967, p. 23). Les
tendances aux Etats-Unis sont nettement à la hausse depuis le début des années
1960. Les rythmes de la progression des crimes7 enregistrés pendant deux
décennies (de 1960 à 1980) furent les plus élevés de l'après-guerre. Depuis le début des
années 1980, l'index connaît des fluctuations importantes, autour de son
maximum historique relatif de 1981 (Graphique 2).

7 Les sept crimes qui forment l'index du FBI sont: 1. contre les personnes: meurtre et homicide
volontaire, viol, vols à main armée, agressions; 2. contre les biens: cambriolage, vol de véhicule
à moteur, vols qualifiés.

236
■property
tx/million
-violent
tx/10Q000
60 62 64 66 68 70 72 74 76 78 80 82 84 86
61 63 65 67 69 71 73 75 7? 79 81 83 85 87

Graphique 2: Etats-Unis: Evolution de la criminalité d'après PUniform Crime Index (FBI).

En France, proches de 37% dans les années 1960, les opinions en faveur de
la peine capitale8 augmentent rapidement au tournant des années 1960 et 1970
où elles dépassent 50%. A la fin des années 1970 et au début des années 1980,
la moyenne des sondages donne plus de 55 °/o d'opinions favorables* et, de
nouveau, à la fin des années 1980, la moyenne des opinions oscille autour de 51 °/o.
L'abolition de la peine de mort en août 1981 n'a pas affecté durablement
l'opinion qui, dans les premières années de la législature socialiste, est
majoritairement favorable à son rétablissement (Graphique 3).
On ne dispose, en France, ni d'une distribution temporelle de l'hésitation
à sortir seul le soir, ni du «sentiment d'insécurité à domicile». Toutefois, les
quelques jalons posés en 1976, 1982, 1984 et 1986 dans les grandes villes
montrent que l'appréhension a augmenté de 1976 à 1984 10 et a décru de 1984 à
1987.

préoccupati
préoccupation
préoccupations
Nous
1990) ons sociales
qui
avons
pour
posait
leécarté
comme
chômage
envisagées.
la question
à les
dessein
sont
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alors
ou
l'indicateur
l'insécurité
le les
chômage;
premiers
du
enen
baromètre
termes
déterminants
effet, relatifs
les valeurs
SOFRES
des
par valeurs
rapport
et (voir,
les variations
etàpar
variations
d'autres
exemple,
de ladesRobert,
autres

Pour une discussion détaillée des formulations, cf. S. Roche, 1991.


L'insécurité à domicile revendiquée par 19% des habitants des villes de plus de 100.000
habitants en 1976 est énoncée par plus de 36% des gens interrogés en 1974. Par ailleurs, les enquêtes
menées à Grenoble indiquent une réduction de 25% à 17% de 1982 à 1986.

237
'/. -favorables

70

60 62 64 66 68 70 72 74 76 78 80 82 84 86 88
61 63 65 S? 69 71 73 75 11 13 81 83 85 87
Graphique 3: France: Opinion sur la peine de mort (IFOP puis SOFRES) (d'après Roche, 1991).

Parallèlement, les infractions enregistrées contre les personnes et les biens


— les mêmes qui sont rassemblées dans l'index du FBI — ont connu de 1963
à 1984 une progression rapide qui s'est opérée en deux vagues. De 1963 à 1975,
le rythme de progression des atteintes s'accélère: après une courte rémission en
1975-1976, la progression augmente de nouveau entre 1977 et 1982 et continue
sur un rythme moins soutenu jusqu'en 1985. Depuis cette date, à l'exception des
viols, le nombre des infractions enregistrées a diminué jusqu'en 1987. Il connaît
depuis des fluctuations autour du niveau atteint alors (Graphique 4).
Laissons de côté ici la question des corrélations entre les composantes du
sentiment d'insécurité, la préoccupation sécuritaire et la peur personnelle. Il
reste qu'on observe en France comme aux Etats-Unis une correspondance
globale entre le développement des infractions violentes et des atteintes aux biens ' '
d'une part, la diffusion d'une appréhension et d'une préoccupation pour le
crime d'autre part. Ou plus exactement, les degrés de prévalence dans la
population de la préoccupation et de la peur personnelle concordent assez pour qu'on
ne puisse écarter l'idée qu'existent des liens entre les deux ordres de
phénomènes.

11 Ceux mêmes qui composent l'index nord-américain de l'Uniform Crime Report.

238
nombres absolus
10000

7500 A

Graphique72
4: 73
Evolutions
7475 76 de 11
quelques
78 79 infractions
80 81 82 en83 France
84 85 (d'après
86 8788les statistiques
—cambriola,
—homicides
—viols
vols
main
(x 100)
dearmée
àpolice).

Il n'est pas inutile de préciser la nature des relations entre les statistiques
criminelles et la prévalence des inquiétudes dans l'opinion. H. Bergson (1982) s'est
élevé contre une tendance à conférer une étendue aux émotions, et à la peur en
particulier, qui seraient grandes ou petites, qui augmenteraient ou
diminueraient. Il préférait, citant Darwin, voir dans la peur la préfiguration — en partie
inconsciente et en partie consciente — d'un état d'alerte que nous saisissons en
différents points de notre organisme. Sa démarche critique fournit une analogie
utile pour comprendre ce qui se passe dans la société.
La statistique du crime est une production interactive des délinquants, des
victimes, de la population et des appareils de contrôle et de répression qui
conduit à compter des actes. Par ailleurs, ni la préoccupation pour le crime, ni
la peur, ne se mesurent au nombre des réactions: on ne dénombre pas des
inquiétudes ni des peurs mais des gens inquiets ou apeurés, on enregistre la
diffusion de cette préoccupation ou de ces peurs dans divers segments de la société.
La «montée» du sentiment d'insécurité s'apparente à un processus de
saturation relative des différentes strates sociales par la préoccupation et la peur. Ainsi
dans la population d'origine européenne aux Etats-Unis, le jugement en faveur
de la peine capitale atteint un niveau proche de 80% au début des années 1980.
Le compteur social s'est en quelque sorte bloqué à ce niveau de prévalence,
exactement de la même manière qu'un liquide, dans lequel on a trop versé de sel,
ne parvient plus à dissoudre les cristaux qu'on y a mis.
Il y a donc des liens complexes entre les préoccupations, les peurs et la crimi-
' nalité enregistrée, en raison de la différence dans la nature des mesures et en
raison de l'existence de nombreuses médiations. Cette complexité invita aux Etats-
Unis à se pencher sur toutes ces médiations qui participent à la construction de
la peur et de la préoccupation, alors qu'en France elle a plutôt dissuadé de le faire.

239
1. — La nature de ces liens va nourrir en France et aux Etats-Unis (auxquels
sans doute on peut rattacher le Royaume-Uni) des réactions opposées tant dans
le débat politique que parmi les interprètes professionnels (sociologues). Aux
Etats-Unis, la réflexion s'inscrit dans une logique de l'expérience (Roche, 1991).
Le paradigme dominant est le lien entre le crime et les peurs ou préoccupations
qu'il suscite. En outre, peur et préoccupation ne se rassemblent pas en un thème
unique que recouvre en France le syntagme «sentiment d'insécurité».
Une revue de la littérature montre que les mots safety et security n'ont guère
été utilisés aux Etats-Unis et au Royaume-Uni pour désigner ce mélange
d'infractions, d'appréhensions et de préoccupations pour l'ordre qu'ils
évoquent en France. En Amérique du Nord, dans les années 1975 à 1990, le crime
est la notion centrale autour de laquelle se décline une série de phénomènes :
a) une peur du crime (fear of crime), b) une préoccupation pour le crime
(concern for crime) comme phénomène social, c) des réponses (public reaction to
crime, neighborhood mobilisation, redevelopment and response to crime).
Même la Commission Katzenbach n'a introduit le vaste mouvement de
recherches de victimation que pour mieux connaître le crime. Chargée de faire
le point des connaissances et d'élaborer de nouvelles orientations pour la
politique pénale, elle écrit à la quatrième ligne du rapport: Every american is, in a
sense, a victim of crime (1967, p. 1). Plus précisément, ayant constaté les limites
inhérentes aux statistiques pénales dans le processus de connaissance de la
criminalité, la Commission, avec le lancement des premières enquêtes de
victimation, promeut la victime au rang d'informateur privilégié sur le phénomène:
c'est auprès d'elle qu'on placera le compteur qui doit permettre d'en évaluer
l'ampleur réelle.
Dans le monde anglo-saxon, on s'est interrogé avec passion sur les processus
concrets de la peur, de la préoccupation pour le crime, des réactions au crime,
des réponses. On a réfléchi sur les styles de vie, la vulnérabilité, on a réintroduit
la victime et le rôle de la community — au Royaume-Uni, celui des voisinages.
Mais l'amarrage des inquiétudes à la criminalité et à la violence a rarement,
nous semble-t-il, été rompu.

2. — En France, le paradigme dominant, particulièrement du milieu des


années 1970 au milieu des années 1980, est l'affirmation d'une insécurité vécue
dont la «montée» apparaît évidente à presque tous les observateurs et
responsables publics. Presque tous ont dit «par avance» que cette insécurité vécue —
réalité première autant qu'incertaine — pourrait bien être partiellement ou
totalement déconnectée de l'évolution de la criminalité et de la délinquance12. De
plus, si la plupart des observateurs s'inscrivent dans le débat chiffré, la
confrontation reste largement rhétorique» (voir par exemple Dubet, 1982, pp. 34-35).

On retrouve sur ce constat au milieu des années 1970 la gauche et plus curieusement la droite
politique (cf. Alain Peyrefitte), beaucoup d'observateurs (cf. Akerman et al. (1983), Dubet et
al. (1982)).

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Corrélativement en France, l'insécurité vécue, puisqu'elle n'est pas reliée au
crime, est conçue comme une réalité diffuse. Elle doit être unifiée
intellectuellement ou politiquement. L'insécurité, comme sentiment public, est un vote et
plus même, c'est une émotion érigée en suffrage. Elle est d'avance justifiée, non
dans l'ordre de la raison pratique, de la logique de l'expérience mais sur les plans
politique et affectif. Dès lors, en France, jusqu'au milieu des années 1980, où
la pression des phénomènes enregistrés a de nouveau inversé la vision des
choses, le sentiment d'insécurité existe comme entité déconnectée de la criminalité
et de la délinquance. «Lorsqu'on assiste à des phénomènes aussi divers et de
nature aussi variable, peut-on en parler d'un point de vue unique: celui du
sentiment d'insécurité? Tout l'intérêt de conserver un tel concept réside dans son
flou. Le sentiment d'insécurité n'est rien, ses corrélats sont tout, ou plutôt ses
corrélats ne sont rien sans liens entre eux. Le sentiment d'insécurité est un
processus de mise en ordre du monde» (Roche, 1991, p. 14).

IL Les promenades du débat: de la sécurité à l'insécurité en passant


par la violence

Si une notion ou un concept porte la tonalité intellectuelle d'une époque,


on aurait tort de croire que la succession des concepts est une succession de
réalités discontinues dont l'émergence serait énigmatique. Pour suivre le débat
intellectuel, il faut prendre en vue une définition assez extensive des domaines
auxquels on applique la notion de sécurité. Nous avons retenu trois notions de
sécurité dans la vie sociale. La notion de sécurité comme garantie de l'intégrité
de la personne privée et de ses biens, c'est-à-dire l'élimination ou la réduction
des atteintes directes — physiques, ou indirectes — concernant les biens. En
second lieu, le mot sécurité peut être utilisé pour désigner une assurance d'ordre
social et économique concernant le revenu, l'emploi, la maladie et la vieillesse.
En troisième lieu, même si l'usage en est moins courant, on peut concevoir sous
le mot de sécurité la garantie d'une permanence de positions hiérarchiques, la
pérennité des statuts sociaux professionnels et des identités sociales, ethniques
ou nationales.
Il nous paraît également utile de distinguer les moments où l'on s'intéresse
à la production des phénomènes qui sont conçus ou reçus comme menaces et
ceux où les questions qui se rapportent à la perception et à l'expression d'une
inquiétude.

A. Le futur menacé

L'interrogation sur la sécurité change de sens. Si l'on se limite à la France


au début des années 1960, alors que le chômage est extrêmement bas, que la
croissance économique est vive, l'invocation de la sécurité paraît tourner autour

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de l'idée de prévisibilité de l'avenir et de maintien des statuts acquis face à
l'ouverture des frontières, à l'abandon du protectionnisme. Tout se passe
comme si le plein-emploi et le revenu étant assurés pour le présent, c'était
l'avenir qui portait toute la charge de menace.
A l'occasion du colloque d'Arras, en 1965, P. Bourdieu et A. Darbel
intitulent une section de leur chapitre sur la fin du malthusianisme «sécurité et
sentiment d'insécurité». Au titre de résultante des attentes de sécurité, écrivent-ils,
et des facteurs objectifs de sécurité, le sentiment de sécurité n'a pu que croître
dans les années qui ont suivi la guerre en raison à la fois de l'abaissement des
exigences de sécurité (sous diverses influences dont la moindre n'est pas
l'expérience continue de l'inflation13) et du renforcement de cet ensemble de
garanties et de protections de tous ordres qui tendent à atténuer l'anxiété devant
l'avenir» (Darras, 1966, p. 148). Pour Bourdieu et Darbel, en matière de
sécurité, la demande ne cesse de s'élever à mesure que la sécurité réelle croît.
Cependant, on comprend à les lire que, depuis la seconde guerre, l'intensité de cette
attente a cru moins vite que les garanties et protections. En sorte que le
sentiment de sécurité, c'est-à-dire la réduction de l'écart entre les attentes et les
satisfactions, s'est élevé.
Ils considèrent qu'en dehors des sous-prolétaires qui sont, en somme, en
dehors du débat car privés d'horizon temporel et de projet, la sécurité ne dérive
pas d'une position sociale plus ou moins élevée, d'une plus ou moins grande
richesse matérielle mais des perspectives associées à la position professionnelle
à un moment donné: «la sécurité c'est tout le devenir de cette position, dont
le présent est gros» (Darras, 1966, p. 148). La sécurité implique une régularité
et l'existence d'une perspective dans laquelle on se sent à l'abri du besoin. Elle
n'est référée ni à une réduction de la violence, ni à celle de la criminalité14.
Si, dans cette période, la sécurité est associée à une capacité de prévoir et
aux garanties s 'agissant du futur, la valorisation de la sécurité est aussi assise
sur l'appréciation de ce qui est stable, la hiérarchie des statuts que le mouvement
économique menace13. Pour les auteurs, la sécurité c'est encore l'autonomie

La phrase de Bourdieu et Darbel est très obscure, puisque l'inflation est censée avoir abaissé
la demande de sécurité. Or l'inflation, en chargeant le futur d'incertitude (on ignore quel sera
la valeur des actifs en t+n), devrait précisément contribuer à élever le besoin (les attentes) de
sécurité et par conséquent, relativement, le sentiment d'insécurité.
Le même Alain Darbel fait ailleurs le portrait de la France comme une société cohesive. Il
associe à la régression de la proportion des célibataires, à la croissance économique, à l'élévation
du niveau de vie des individus et à leur meilleure insertion dans l'appareil économique, une
élévation des seuils au-delà desquels apparaissent les manifestations pathologiques de
désagrégation qui engendrent un sentiment de sécurité. Quant à la délinquance et au crime, qui sont
étudiés spécifiquement, ils apparaissent comme plutôt en régression.
«Le profit, considéré comme le fruit de pratiques mercantiles peu honorables, a été méprisé.
En revanche les ressources liées, non à une activité économique, mais à un titre de propriété,
ont été recherchées dès l'époque des bénéfices ecclésiastiques attribués par l'Etat en la personne
du Roi. Cet héritage historique, joint au désir de sécurité, a fait que les deux aspirations
économiques fondamentales de la bourgeoisie ont visé l'accession à la propriété et, ce qui est souvent
un corollaire, la garantie (sécurité) d'une rente stable et régulière» (Réflexions pour 1985, 1970,
p. 137).

242
professionnelle, l'indépendance matérielle que garantissent la fortune et plus
modestement une profession libérale16. La sécurité est liée à l'entreprise
individuelle, au fait d'être son propre patron donc indépendant de la volonté d'un
tiers. L'association entre autonomie et sécurité individuelle peut paraître un peu
paradoxale. Il y a dans la sécurité évoquée plus haut, dans le goût des rigidités
statutaires un idéal fonctionnaire, qui apparaît bien distinct de celui de
l'entreprise ou des professions libérales. En fait, ce sont sans doute deux formes
complémentaires très semblables. Les fonctionnaires sont en quelque sorte, en
France, les «propriétaires de l'Etat», ils ont réinvesti dans les institutions
administratives et politiques l'esprit de propriété.
En ce milieu des années 1960, ce qui est donc au cœur des propos en France,
c'est la sécurité plus que l'insécurité. Cette sécurité possède une double
dimension socio-économique: prévisibilité et certitude du futur, stabilité des statuts
et indépendance professionnelle. A la différence de la France et des états
sociaux-démocrates de l'Europe continentale, les Etats-Unis et le Royaume-Uni
ne valorisent guère la sécurité comme garantie économique et sociale. S'il n'y
a guère eu jusqu'au milieu des années 1970 de dénonciation du Welfare state en
France, la critique de la protection sociale est constante aux Etats-Unis, en
particulier de la part des entrepreneurs qui y voient un mécanisme qui tue
«l'initiative privée et l'esprit d'aventure» (Fromm, 1988).

B. De la sécurité menacée à la violence

Le passage du thème de la sécurité à celui de l'insécurité ne sera pas direct.


Car l'insécurité n'est pas seulement un degré négatif de la sécurité. C'est
l'expression d'une menace et non la faiblesse ou l'échec d'une satisfaction. La
violence va devenir le thème central au cours des années 1970. Comme
expression d'une frustration ou réponse à une injustice, la violence va constituer le
thème de transition entre la sécurité économique menacée des années 1960 et
l'insécurité, associée au crime, des années 1980.
Les grands changements sociaux et politiques, liés entre autres à la
décolonisation, ont préparé l'émergence de ce thème. La violence est associée à la
critique prévalente de la société industrielle. A la violence des anciennes puissances
coloniales, dont l'emblème est la guerre menée au Vietnam par les Etats-Unis,
répond une violence des opprimés et des dominés à l'extérieur et à l'intérieur
de ces états (Fanon, 1963). Aux révoltes et révolutions dans les pays du tiers
monde, révolution chinoise, guérilla en Amérique latine, répondent à
l'intérieur, les émeutes raciales qui ont déferlé aux Etats-Unis de 1965 à 1968 (mort

«La valorisation de l'autonomie et de la sécurité individuelle explique le développement


remarquable des professions indépendantes, leur grand poids politique, et les réactions très vives
que suscitent toute menace pesant sur leur avenir» (Bourdieu & Darbel, in Darras, 1966,
p. 146).

243
de Martin Luther King Jr), la violence ouvrière dans les grèves et la révolte
étudiante en Europe, et particulièrement en France et en Italie. La violence
intérieure17 accuse une société injuste. Elle pose un problème d'ordre en
manifestant l'incapacité de la société à régler les conflits sociaux par la négociation et
l'accord concerté. Sa caractéristique centrale est d'être une réalité collective qui
met aux prises des institutions, principalement les forces de l'ordre dans l'Etat,
la hiérarchie dans l'entreprise et les établissements scolaires, et de multiples
entités sociales: ouvriers, étudiants, groupes ethniques.
Témoins de l'émergence de cette nouvelle thématique de la violence, les
travaux américains et principalement les travaux préparés par et pour la
commission Kerner18 constituent une vaste réflexion sur la violence aux Etats-Unis.
C'est en 1970 que paraît le livre de T.R. Gurr Why men rebel. A l'Université de
Brandeis (Massachussets) a été mis en place un centre d'étude sur la violence
(Lemberg Center). Les historiens nord-américains se penchent sur l'histoire
pour faire ou affiner cette généalogie de la violence qui remonte quasiment à
la fondation de l'Union.
Au seuil des années 1970, ce thème de la violence est très présent aussi dans
les réflexions européennes. On en trouve de nombreuses expressions qui, par
exemple, ont donné lieu à des débats dans les milieux catholiques (Collectif,
1967, 1968).
C'est parfois dans ce schéma d'une tension entre aspirations et satisfactions
individuelles que s'inscrivent les interprétations de la violence. F. Legendre écrit
dans un livre collectif publié par Economie et Humanisme: «L'homme moderne
est de plus en plus bombardé, agressé par des modes d'utilisation des
techniques, par leurs envahissements du temps et de l'espace humains, de l'intimité
et du privé. (...) Dans ces conditions où le moi est violenté, l'intimité est violée,
la situation qui est faite à l'homme, qu'il le sache ou non, est une situation de
violence, où il est subrepticement forcé à être autre chose que lui-même» (1969,
p. 46).
Témoin encore cette tendance des années 1970 à appréhender les problèmes
sociaux sous l'angle privilégié de la violence. Ainsi le livre de Cl. Durand,
Chômage et violence, décrit à chaud les grèves et manifestations des sidérurgistes
lorrains en 1979. Ce mouvement19 sera un des derniers conflits du travail de
l'après-guerre en France où se manifeste de manière nostalgique une identité
ouvrière ou pour mieux dire une condition sociale formée dans la fin du XIXe
et la première moitié du XXe siècle: ce que traduit la banderole «Vivre,
travail er, décider à Longwy» apposée sur la façade de la mairie.

Domestic turmoil dans le vocabulaire nord-américain.


National Advisory Commission on Crime and Violence (Washington).
Après les mouvements de 1974 dans l'industrie horlogère (LIP), où s'exprimait le plus
fortement cette utopie ouvrière, dans un climat de crise et de reconversions, c'est-à-dire cette
affirmation contre la résignation d'un ailleurs, d'une alternative.

244
Comme la plupart de ceux des années 1970, ce conflit durci par le caractère
irrévocable des fermetures d'usines, pose des problèmes d'ordre public. Le
minerai déversé sur les voies de chemin de fer, les occupations d'usines, mettent
en cause le fonctionnement des services publics et la liberté du travail. C'est
pour rétablir l'ordre et l'autorité de l'Etat que les C.R.S. sont envoyés sur place.
Dans ces grèves et ces manifestations, à l'époque, la violence ouvrière se pose
comme une réponse à la violence économique du capitalisme: les licenciements
ont été massifs. Elle est perçue comme l'expression de l'autonomie ouvrière qui
rattache ce conflit à tous ceux de la décennie écoulée20.
On pense sous la rubrique violence un conflit social qui va être une des
premières manifestations de l'insécurité ouvrière. On ne voit pas à la fin des années
1970 que ce conflit, et quelques autres, annoncent un changement de registre,
le retour d'une réalité oubliée depuis un peu plus d'une génération (les années
1930-1939): l'insécurité. Pourtant le thème de l'insécurité traverse les entretiens:
«on vit au jour le jour.» «Ce qui est inquiétant, c'est l'avenir. On ne peut faire
aucun projet que ce soit: voiture ou améliorer sa maison» (...) «On essaye
davantage de se débrouiller.» Cl. Durand ajoute: «ce sentiment d'insécurité
change à la longue la mentalité et le comportement»; il se demande où est «la
frontière entre la débrouillardise et la délinquance» (1981, p. 203). Bien que
toute l'introduction de son livre soit imprégnée par le thème de l'insécurité: «le
chômage, ce n'est plus la misère, c'est l'insécurité et la dépendance de la famille:
c'est l'abandon des projets, la démoralisation et l'angoisse (...)» (1981, p. 16),
ce thème n'est pas nommé, reconnu, il ne fait pas sens pour l'observateur de
l'action ouvrière à la fin des années 1970.
En cette fin des années 1970, le mot violence est encore celui qui paraît le
plus capable d'ordonner la réflexion menée par le gouvernement sur la montée
de la délinquance: presque toutes les contributions du Comité Peyrefitte
déclinent dans leur titre le mot violence. Il sert de manteau à tout: «Evolution
comparée des différents types de violence», «Relations entre l'évolution
économique et les formes extrêmes de la violence (homicide et suicide)», etc. En d'autres
temps, on aurait invoqué des pathologies sociales ou des altérations du tissu
social, ou plus sobrement des infractions et des atteintes.

C. De la violence à l'insécurité

Que s'est-il passé au cours des années 1970? D'un côté la délinquance
enregistrée a augmenté dans des proportions très fortes. De l'autre, la récession
économique associée aux deux chocs pétroliers de 1973 et de 1979 a provoqué

L'intitulé des chapitres du livre de Cl. Durand est très caractéristique de cette perspective: «1.
Les nouvelles formes d'action, 2. Violence et combattivité, 3. Démocratie et organisation de
la lutte.»

245
un développement considérable du chômage et une désintégration du tissu
industriel.
Dans une période d'expansion et de plein-emploi, la violence s'autorisait des
frustrations des plus démunis devant la prospérité. Mais à partir du milieu des
années 1970, les salariés se mettent à vivre sous la menace du chômage, certes
à des degrés divers suivant les systèmes de protection sociale dont ils
bénéficient; mais globalement, la certitude de conserver son emploi s'amenuise
considérablement. Parallèlement, pour la première fois depuis 1900, les ouvriers
voient leur place relative diminuer dans la population active (cf. les
recensements de 1975 et 1982 en France).
On observe un affaiblissement, plus ou moins sensible selon les pays, de la
légitimité des atteintes à l'ordre au nom de la justice sociale. Avec le déclin du
syndicalisme, l'effondrement du parti communiste et des organisations qu'il
animait, des pans entiers de ce qui constituait la classe ouvrière — comme
réalité (en soi) et comme projet (pour soi) s'écroulent. Cette crise d'identité est
générale, la classe ouvrière comme réfèrent collectif susceptible d'ordonner une
appartenance au monde disparaît.
Comme l'avait noté E. Fromm, vingt ans avant aux Etats-Unis, l'altération
des identités collectives est la source d'un sentiment d'insécurité (1988)21. Dans
ce contexte de désagrégation d'un certain lien social la violence devient
insécurité. Les phénomènes perdent leur dimension de protestation collective, ils
s'émiettent et perdent leur légitimité expressive, passant du politique au droit
commun.

D. Du criminel à la victime: virtuelle ou réelle

Les années 1960 sont encore les héritières de la question classique de la


criminologie «pourquoi deviennent-ils délinquants» (Mucchielli, 1986; Robert,
1973). A partir des années 1970, les interrogations se déplacent: vers la société
dans laquelle on cherche les représentations de la déviance, du crime, des
appareils de justice pénale chargés de les gérer. De cette société globale réceptrice du
phénomène criminel au public particulier des victimes et à la peur, le pas est
progressivement franchi. La question de la production du crime sera moins
posée. C'est ainsi qu'au cours des années 1980, en France, on va voir les mots
délinquance et criminalité remplacés dans le vocabulaire des sondages
d'opinion et des sociologues par cette réalité double, cejanus bifrons, qu'est
l'insécurité.
Si l'on excepte quelques journaux, dans les années 1975 à 1979 la presse
distingue la délinquance et le crime du sentiment d'insécurité. Dans cette période
les journaux accordent, selon leur orientation et leur style, plus ou moins de

21 Cf. aussi Crozier, 1959 et Goldthorpe, 1972.

246
place aux manifestations de cette inquiétude, rarement ils l'identifient à la
délinquance.
C'est à partir de sa trace psychique qu'on s'interroge sur le fait objectivable.
On part de l'évidence d'une inquiétude partagée par des fractions larges de la
population pour comprendre, c'est-à-dire pour coordonner les faits. Ce
qu'avaient vu assez tôt les auteurs du Rapport Peyrefitte lorsqu'ils énonçaient,
en 1977, que l'insécurité est le fil conducteur (qui permet de s'orienter dans le
labyrinthe des phénomènes désignés par la violence et le crime). Avec quelques
années de recul, il paraît douteux que cet emploi du mot insécurité, n'ait pas
orienté la démarche française. Cet effet de sens peut être résumé par deux
propositions. 1. Ce qui importe au début des années 1980, ce sont les expressions
symboliques — principalement discursives, parfois pragmatiques (i.e.
autodéfense) de la violence et du crime. 2. Ces expressions ne résultent pas de
manifestations ou de mouvements collectifs mais de processus de contagion
interindividuels; l'insécurité est vue comme la rumeur de la violence. C'est un
processus social très particulier à travers lequel la diffusion des peurs atteint les
individus de proche en proche, en quelque sorte par contiguïté, sans qu'il y ait
reprise intentionnelle ou appropriation collective de cette réponse à la
perception d'une menace.
Le livre de Akerman, Dulong, Jeudy, Imaginaires de l'insécurité, publié en
1983, est emblématique de cette façon de saisir les faits. Il rompt à la fois avec
les analyses de la criminalité et de la délinquance des années 1960 et avec les
études sur la violence des années 1970 qui supposent presque toujours des acteurs
collectifs dotés d'une stratégie institutionnelle, d'une légitimité tirée des
injustices ou des effets de domination et d'exploitation du capitalisme. On est passé
d'une violence conflictuelle située dans l'univers politique à des atteintes situées
dans la sphère privée. Mais les éléments de continuité des phénomènes, par
exemple le fait que grévistes d'hier soient, pour une bonne part, les nouveaux
porteurs du sentiment d'insécurité ne sont pas immédiatement perceptibles. A
la fin des années 1970 et au début des années 1980, ce qui rend possible cette
dissociation entre criminalité et sentiment d'insécurité ce sont deux
observations appuyées par plusieurs études22: 1. l'appréhension vécue ne s'adosse pas
à une expérience personnelle de victimation et surtout 2. une distorsion est
observée entre les lieux du crime et l'emprise de l'inquiétude. En 1976, ce
sentiment d'insécurité est plutôt plus fort parmi les ruraux que parmi les urbains,
il n'est pas plus élevé dans les grands ensembles péri-urbains que dans les zones
pavillonnaires. Bref, il y a alors un tel fossé entre l'écologie de l'inquiétude et
celle des atteintes qu'on peut facilement écarter les interprétations de
l'inquiétude fondées sur une logique de l'expérience.
Plus tard, au milieu des années 1980, alors que les atteintes aux biens et aussi
certaines infractions violentes (vols avec violence) atteignent un maximum

22 Dont l'enquête de l'IPOP pour le Comité Peyrefitte, Lech et Labrousse, 1977; et Lagrange,
1984.

247
historique relatif, depuis la fin de la seconde guerre, le discours qui fait de
l'insécurité un fantasme détaché du réel devient difficile à tenir. L'analyse montre que
l'inquiétude a progressé le plus entre 1976 et 1984 dans les grandes villes, parmi
les ouvriers et qu'elle touche beaucoup plus les habitants des grands ensembles
que ceux des zones pavillonnaires. Si la compréhension des relations entre victi-
mation et appréhension vécue doit être menée avec prudence sans omettre les
médiations qu'instaurent les formes de sociabilité et les orientations normatives
cette appréhension vécue — par ailleurs fortement liée en milieu urbain à une
préoccupation sécuritaire — traduit dans ses variations écologiques les
variations mêmes de l'importance des atteintes enregistrées par les statistiques
policières. Au milieu des années 1980, le procès d'irrationalité souvent intenté à
l'opinion publique paraît assez mal fondé et au demeurant stérile. Il véhicule
un mélange idéologique assez bizarre, oscillant entre une tentation de voir dans
l'opinion l'expression d'une mentalité primitive — mue par les passions — et
une volonté éducative débordant parfois en une rage institutrice. Les avocats de
ce procès, souvent issus de la gauche, croient toujours qu'une explication
patiente peut délivrer l'homme de l'empire des affects, des normes et des désirs,
comme si la référence aux affects était étrangère à la compréhension des actions
et des jugements.
D'ailleurs, même en enfourchant le cheval de la rationalité, on peut trouver
dans les statistiques pénales un autre élément susceptible de fonder un sentiment
d'insécurité. Si la diffusion de biens mobiliers à forte valeur symbolique et
marchande, peu surveillés, facilement transportables et négociables sur des marchés
parallèles, qui multiplient les occasions de vol; si la généralisation de l'assurance
et la diffusion de biens immatriculés (voitures, chéquiers, cartes bancaires) qui
poussent à la plainte; si le changement séculaire de statut de la plainte devenue,
de mode exceptionnel, mode normal de traitement des contentieux; si tous ces
phénomènes ont concouru à amener la criminalité enregistrée et notamment les
vols qui en composent les deux tiers à un niveau sextuple d'il y a seulement 30
ans, ils ont eu un autre effet qui a son importance pour notre propos.
L'engorgement du système ainsi produit se traduit par une baisse considérable du taux
d'élucidation des affaires par la police, en particulier celui des vols, qui a été,
semble-t-il, divisé environ par trois (Robert, 1985; Intérieur, 1989). Il n'est pas
abusif d'imaginer qu'une telle chute d'un indicateur d'efficacité policière dans
la prise en charge de la criminalité ait quelque écho dans une population séculai-
rement habituée à en référer à l'Etat pour le traitement de ces problèmes.
Un autre signe du déplacement des interrogations est, comme on l'a dit,
l'entrée en scène des victimes. Depuis le milieu des années 1960 déjà23, elles
jouent un rôle dans la réflexion sociologique nord-américaine; avec elles on met
au point un nouvel indicateur de criminalité (Zauberman, 1982). Par ailleurs,
le mouvement féministe notamment, en réfléchissant sur la situation des fem-

Elles avaient certes fait après la seconde guerre mondiale, une première entrée sur la scène cri-
minologique sous les espèces des théories de la criminogénèse.

248
mes victimes de violences familiales et sexuelles, a contribué à donner à la
notion de victime un statut autonome, à en faire un sujet de débat public et
politique (Vallières, 1983).
En France, l'intérêt pour les victimes s'est amorcé bien plus tard. Est-ce
parce que le pénal comme forme juridique et comme ensemble particulier
d'institutions s'est historiquement créé sur l'exclusion de la victime et que la
construction juridique en faisait traditionnellement un acteur de peu de poids dans
le procès pénal? Toujours est-il qu'il a fallu attendre la deuxième moitié des
années 1970 pour qu'avant même de faire l'objet de recherches, elles deviennent
un enjeu majeur des politiques pénales. Elles commencent alors à apparaître en
contrepoint du délinquant comme objet de sollicitude des pouvoirs publics. Ce
qui apparaissait en France et outre Atlantique comme l'échec des tentatives des
politiques pénales axées sur la resocialisation des délinquants, le besoin de
donner une nouvelle légitimité à un système pénal chroniquement en crise, peut
permettre de comprendre cet intérêt tout neuf.
Au début des années 1990, on assiste de nouveau en France à un changement
dans l'ordre des manifestations de violence et d'insécurité et des
préoccupations, mais aussi du cadre d'interprétation.

E. De la galère à la territorialité: une recollectivisation du problème

Alors que les émeutes de l'été 1981 aux Minguettes, dans la banlieue
lyonnaise, sont restées pendant près de dix ans presque sans postérité, brusquement
l'automne et l'hiver 1990-1991 ont connu des mouvements violents: émeutes à
Vaux-en-Velin24 et à Montfermeil, violences à l'occasion des manifestations des
lycéens (venus de banlieue) durant l'automne à Paris, scènes d'émeutes encore
à Sartrouville en mars 1991 et à Mantes en mai-juin. Dès qu'une brèche s'ouvre
dans l'ordre légal, quels qu'en soient les détonateurs — bavures policières,
agressions des vigiles ou l'occasion fournie par les manifestations lycéennes —
on voit se multiplier, pour un temps limité et dans un espace circonscrit, des
actions ordinairement constitutives d'infractions. Ainsi, la casse pendant les
manifestations lycéennes s'autorise de la légitimité de la protestation des
adolescents.
Quant aux interprétations des phénomènes, on peut en sentir la teneur dans
un numéro de la revue Esprit intitulé «Le retour des banlieues». Dans une
société fortement hiérarchisée, dit A. Touraine, on passe graduellement des
marges aux statuts reconnus ou prestigieux, comme en témoigne l'absence de
différence marquée, au XIXe siècle, entre la classe laborieuse et la classe
dangereuse. Les sociétés libérales détruiraient ce continuum vertical sur lequel s'éta-
gent les statuts, pour donner naissance à un clivage brutal: «La société libérale

Les trois V: Vaux-en-Vélin, Vénissieux, Villeurbanne ont une réputation forte.

249
porte en soi le ghetto»25: «On est en train de passer de la working class à
V underclass, caractérisée par l'alternative brutale du in and out.»26
Il faut noter dans ce propos la continuité des analyses de Touraine. Il voit
moins une rupture par rapport aux années 1965 à 1975 qui avaient connu, selon
lui, un développement des conflits sociaux, qu'un élargissement et une
recomposition. La crise économique inaugurée en 1974 opère une coupure sociale
située plus bas et plus profond; elle sépare un sous-prolétariat (appelé Lumpen-
proletariat, under-class ou out-cast selon les lieux et les traditions) du reste de
la société mais c'est le même processus de clivage qui est à l'œuvre. Les conflits
ethniques et culturels liés à l'immigration sont ramenés à un conflit social plus
familier: le ghetto ne serait qu'une forme renouvelée du conflit de classe.
Ce qui se passe dans les banlieues peut-il être pensé sans les notions de
délinquance, d'insécurité, de violences racistes, d'affirmation d'une identité ethnique?
Qu'est-ce qui change sous nos yeux? Quand il décrit la galère, Dubet (1987)
affirme que ce n'est ni un mouvement social, ni une sous-culture, ce serait en
quelque sorte une condition dans laquelle la délinquance est banalisée. Depuis
quelques années dans les banlieues, apparaît précisément une sous-culture
déviante, individuelle ou organisée, qui ne peut être identifiée ni à la galère, ni
à la délinquance. A travers des manifestations très diverses dont les «tags» est
une des plus visibles, s'affirme un mouvement qui a tous les traits d'une sous-
culture.
Les bandes ne sont pas ordinairement organisées autour d'un projet
délinquant. Certains groupes et mouvements ont certes recours symboliquement et
pratiquement à une délinquance, éventuellement violente, mais elle ne suffit pas
à les caractériser. Les années récentes ont vu naître des groupements dans
lesquels l'expression a une part centrale27. Il y a un continuum entre les taggeurs
anonymes et les Keith Harring ou J.M. Basquiat. Le Rap, la Break-dance, le
mouvement Hip-hop sont des revendications culturelles qui n'existaient pas
comme telles au début des années 1980. On peut, nous semble-t-il, parler à leur
propos de sous-culture, pas de sous-culture de la violence.
Si cette nouvelle dimension sociale et culturelle est parfois reconnue, à
l'opposé, certains observateurs mettent encore l'accent exclusivement sur les
processus de désintégration et de déstructuration sociale à l'œuvre dans les
banlieues: il n'y aurait pas affirmation communautaire mais éclatement de la
communauté immigrée. O. Roy, connaisseur du monde musulman, écrit: «Les
bandes naissent de l'ennui, de la destruction de la famille immigrée, avec la perte

«Ainsi tout d'un coup réapparaît la mot banlieue», écrit A. Touraine, Esprit, février 1991, p. 7.
A. Mine, dans la Machine égalitaire (1987) explique ce processus d'exclusion de façon
strictement inverse: l'exclusion vient précisément de l'excès des protections collectives dont se bardent
ceux qui disposent déjà d'un emploi et d'un revenu. C'est cette rigidité, dont l'emblème est
l'esprit des fonctionnaires, qui conduit à la société duale du in ou out.
Expressions transgressées, des techniques de l'esquive à l'écrit éphémère, on connaît peu
d'expressions qui ne soient telles dans l'art contemporain.

250
totale de prestige du père, de la recherche du lieu identitaire impossible à trouver
au niveau de la communauté et qui donc ne peut qu'apparaître au sein du petit
groupe, de la fascination pour l'argent facile, encouragée par le monde des
dealers (...) enfin des valeurs de violence et de force qui fondent la hiérarchie du
groupe et sa mythologie.»28
Cette analyse paraît un peu unilatérale: précisément, la revendication
ethnique des beurs des banlieues, comme celle des Noirs ou des Hispaniques aux
Etats-Unis, a pour prémisse un double détachement: un affaiblissement des
liens avec le milieu familial qui ne constitue plus qu'une référence passive;
ensuite des conflits avec les jeunes métropolitains. Unis il y a encore quelques
années dans une même exclusion, les jeunes originaires d'Afrique noire, des
Antilles, du Maghreb et les métropolitains sont aujourd'hui désunis par la
recherche et l'expression de marques identitaires spécifiques. D'où les conflits
endogènes dans l'espace des banlieues ou dans les centres villes.
On enregistre des appréhensions dans la jeunesse du fait de la violence qui
se développe dans les cités de banlieue. Mais cette violence, qui implique bien
des atteintes personnelles, ne paraît pas pouvoir constituer ou entretenir le
sentiment d'insécurité au sens de cette conjonction de peur personnelle et de
préoccupation pour l'ordre qui s'est manifesté fortement dans les années 1977 à 1987.
Expressives autant qu'instrumentales, ces violences visent, semble-t-il, les
jeunes eux-mêmes et leurs biens plutôt que ceux de la société adulte. Cette violence
produira-t-elle chez les jeunes un sentiment d'insécurité spécifique?
Dans les quartiers et les cités périphériques, enclavés, repliés sur eux-mêmes,
dénués d'aménités, c'est moins un déficit de communauté qu'un manque des
capacités à s'adapter à un monde en rapide mutation qui paraît prévaloir. Le
«malaise des banlieues» dans sa forme la plus aiguë, dénonce, à travers
l'impossibilité de cohabiter, cette exclusion. Le poids politique de cette dénonciation
a été considérable en Europe et en Amérique du Nord, il a engendré une forte
volonté de restaurer l'urbanité à partir d'actions conçues et menées au niveau
des communautés de voisinage.

III. Les politiques locales

Au point d'arrivée de ces débats, on s'étonnera peu de l'orientation des


contributions que nous avons retenues pour ce numéro spécial. Si les
contributions françaises n'ont pas toujours privilégié les questions portant directement
sur le logement et l'habitat, comme cela a été le cas pour les communications
anglo-saxonnes, insécurité ou politiques de la sécurité ont néanmoins fait une
large place à l'appréhension des phénomènes au niveau local — communautaire
dans le vocabulaire anglo-saxon. Habituelle dans les pays à tradition politique
décentralisée, cette politique est issue en France d'un double désenchantement:

u O. Roy, Esprit, 1991, p. 43.

251
1. à l'égard de politiques de gestion sectorielle des populations qui découpent
en tranche la vie des administrés, faisant d'eux successivement des logés, des
nourris, des transportés, des protégés, ; 2. à l'égard de politiques pénales visant à
contrôler le phénomène criminel en agissant sur le délinquant, sur les
conditions qui le produisent. Des politiques tentant de dépasser l'alternance de
démarches répressives et éducatives sont apparues : les programmes d'aide aux
victimes, de médiation et de conciliation en sont des mises en forme.
Entre les prestations de caractère socio-économique et les services qui
garantissent la sécurité et la protection des citoyens, un espace énorme a été laissé
vacant où sont venues s'engouffrer les incivilités, les difficultés de cohabitation,
le racisme. En témoignent la dégradation des espaces communs (cf. Duprez,
Damer-Hartshorne) et les conflits dans les lieux intermédiaires ouverts ou
public (galeries marchandes, grands magasins). Ces incivilités ne sont
véritablement traitées ni par les assurances et autres procédures d'indemnisation, ni par
les sanctions pénales (soit que les auteurs restent inconnus, soit plus encore que
la réponse judiciaire s'avère inadéquate et trop tardive).
La prise en compte de ces phénomènes interdit une démarche trop
fonctionnelle, elle remet en cause les divisions administratives et politiques au nom
desquelles le logeur fournit le bâti, l'Etat garantit contre le crime, tandis que les
collectivités locales assurent les transports, la voirie, les locaux scolaires.
L'usager, l'habitant est porteur d'un vécu que l'administration a tendu à ignorer. Le
passage d'une prise en charge sectorielle à une prise en charge globale implique
une logique du bas vers le haut, partant des formulations concrètes des besoins
de ceux auxquels les services administratifs sont destinés. Elle a conduit à
redéfinir l'action administrative au niveau local.
Les notions de quartier, voisinage, communauté locale, traversent presque
tous les articles. Elles revêtent des significations bien différentes d'un pays à
l'autre. Community désigne selon les contextes un quartier, une unité d'habitat
pourvu d'une certaine homogénéité, ou un groupe ethno-culturel (Noirs,
Hispaniques) ou encore une identité élective (la communauté homosexuelle).
Le vocable community n'implique généralement pas une référence directe à
la distinction analytique, faite par Tônnies, entre communauté — groupe de
sociabilité dense, aux connections fortes — et société — vaste collectivité fondée
sur une histoire commune plus ou moins profonde, sans liens denses. Selon
cette définition, le voisinage constitue, dans des cas de plus en plus rares, le seul
vestige de la communauté en milieu urbain. Pour d'autres sociologues, la
communauté continue pleinement d'exister dans les sociétés urbaines (Cohen,
1985). La communauté est alors conçue comme une construction symbolique,
dont les débats et les combats autour du local et de l'ethnicité témoignent. Il
suffirait pour s'en rendre compte de voir l'attachement des gens pour leur
communauté, pour défendre son identité et ses «frontières». Une telle communauté
n'est pas entretenue par des interactions en face à face, mais par des actes
symboliques et par la mémoire.
Aux Etats-Unis, la référence à la community est aussi courante
qu'équivoque; elle 'semble jouer un rôle particulièrement important dans la dernière

252
décennie. C'est l'acception forte de la communauté comme groupe dense et
homogène que visent à travers des démarches politiques fort différentes
Shearing et Spence. L'idée de safe-havens (Spence) de community policing (Shearing)
impliquent la prise en charge des problèmes par les acteurs institutionnels
locaux et les habitants qui cherchent à renforcer l'homogénéité et la qualité de
l'espace public local.
En France, la notion de communauté est beaucoup moins courante. Elle
traverse les débats hexagonaux sous deux chefs principalement: communauté
ethnique, sous la pression d'une confrontation culturelle et d'une ségrégation
des espaces urbains sur une base ethnique qui est nouvelle29; communauté-
village, invoquée parfois sur un mode nostalgique, parfois comme réalité
historique qui illustre un mode de régulation sociale fondé sur l'interconnaissance.
La nature des unités territoriales prises en compte dans l'analyse des
phénomènes et dans la mise en œuvre des politiques publiques soulève des
problèmes30. Depuis une dizaine d'années, des savoirs et savoir-faire se sont mis
en place aux Etats-Unis concernant les unités pertinentes. Certains projets sont
conçus et mis en œuvre à l'échelle d'une ville ou d'une zone urbaine, la plupart
sont articulés en programmes d'action de quartier ou de voisinage
(neighborhood), et des actions spécifiques par blocs d'habitations (block watching).
Cette descente vers le micro-local est concommitante de la réhabilitation des
patrouilles de police à pied (footpatrol), du développement des boutiques de
police (storefront), c'est-à-dire du mouvement vers une police de proximité31. Le
neighborhood est aussi devenu au Royaume-Uni une unité territoriale
privilégiée pour l'intervention et pour l'analyse. En France, c'est encore au niveau du
quartier qu'ont été mises en place des politiques dites de développement social;
il a été envisagé seulement ultérieurement d'articuler les actions de quartiers
dans des programmes de développement social concernant l'ensemble d'une
ville (Bailleau-Garioud).
Parallèlement, on a assisté à un processus de déjudiciarisation et de
développement de la médiation, à une extension du rôle des organismes logeurs
(réhabilitation, mise en place de régie de quartiers, renouvellement et extension du rôle
des gardiens (Elsinga-Wassenberg)). Par un mouvement de balancier
idéologique, on a tendu à réduire l'importance accordée aux déterminismes de
l'environnement familial, social et économique, au profit de la responsabilité
individuelle: «La notion de punition a de nouveau supplanté celle du traitement»
(Brodeur, 1991). La notion de médiation et de réparation dans le conflit est

Si Gervaise, dans ce numéro, décrit une sorte d'extra-territorialité sociale du quartier des
Passages, celle-ci n'a guère de base ethnique.
Ils n'ont pas été envisagés expressément dans l'atelier.
Les recherches évaluatives réalisées aux Etats-Unis montrent précisément que le community
policing ne peut être une panacée: 1. les actions ne concernent pas en général les zones les plus
touchées par le crime; 2. les résultats les plus positifs ont été observés là où une coopération
entre la population et la police s'est organisée; le résultat en est plutôt une réduction du
sentiment d'insécurité qu'une diminution de la criminalité enregistrée (Rosenbaum, 1986).

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ancienne. Ce qui est nouveau, dans une certaine mesure, c'est qu'on éprouve le
besoin de recourir à la médiation dans un système juridique où le domaine civil
et le domaine pénal se sont depuis longtemps séparés. La logique de la
conciliation est radicalement opposée à celle du procès pénal. Elle passe par la mise
en présence des parties en conflit qui ne peuvent plus être considérées comme
agresseur et victime.
Quels sont les rapports que peut entretenir la conciliation et la médiation
avec une police de proximité (îlotage), avec le gardiennage tel qu'il s'est
renouvelé (Elsinga-Wassenberg) et avec ce l'on pourrait appeler la justice de paix?
Marginale dans le traitement de la délinquance, la médiation ne peut viser
qu'une catégorie de litiges très particuliers: ceux qui mettent au jour des
incivilités plutôt que des infractions qualifiées. Dans quelle mesure le développement
de la médiation et de la conciliation, qui répond au besoin de rétablir les liens
sociaux, est-il compatible avec une conception moderne du droit et des libertés
publiques? En se préoccupant de rendre plus efficaces les politiques visant la
sécurité, ne s'éloigne-t-on pas de leur fondement, la sûreté comme garantie de
chacun devant l'arbitraire du pouvoir?
Hugues Lagrange
C.N.R.S.
7, rue Richepanse
F-75008 Paris

Renée Zauberman
C.N.R.S./C.E.S.D.I.P.
4, rue de Mondovi
F-75001 Paris

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