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La Force du Destin

A propos de La Conversation de Bolzano


de Sándor Márai

Avant d’aborder le livre de Sándor Márai, quelques


mots en préambule sur son titre. Il se trouve que j’ai lu
ce roman d’abord dans sa traduction anglaise, dont le
titre est « Conversations in Bolzano », mettant donc le
mot « Conversations » au pluriel. En français, le titre
est « La conversation de Bolzano », au singulier. J’ai
donc interrogé une personne parlant hongrois, pour
savoir ce qu’il en était du titre original, « Vendégjaték
Bolzanóban ». Voici ce que j’en ai tiré.
« Vendégjáték » est un mot composé, venant de
« vendég », qui signifie : invité, hôte, convive, et de
« játék » qui a une connotation de jeu (comme dans
« vigjáték » = comédie, soit : « vig », joyeux +
« játék », jeu). Le tout implique une réunion d’invités,
d’hôtes qui a lieu à Bolzano. Le titre littéral serait donc
quelque chose comme « le jeu des hôtes de Bolzano »,
les deux racines étant convive et jeu. Ce qui suggère
une double orientation : tragique (Don Juan et le
convive de pierre) et comique (le jeu comme mise à
distance, théâtralisation de la rencontre, à ne pas
prendre au sérieux ; mais aussi comme quelque chose
devant être réalisé selon les règles, notion qui va
revenir à plusieurs reprises dans le livre.)

En 1755 Casanova, âgé de trente ans, est arrêté et


emprisonné aux Plombs de Venise. Il s’en évade en
novembre 1756 et passant par le Tyrol et Munich, il gagne
Paris où il arrive en janvier 1757. Sándor Márai part de cet
épisode réel de la vie du grand aventurier, que Casanova
lui–même a d’ailleurs racontée trente ans plus tard1, pour
situer son roman. Il conserve certains personnages réels : le
moine Balbi, compagnon d’évasion de Casanova, l’usurier
Mensch auquel il emprunte de l’argent, Monsieur de
Bragadin, son protecteur vénitien auquel il fait appel, tous
mentionnés dans le récit du protagoniste. Pour d’autres, il
est plus difficile de se prononcer. Le comte de Parme a-t-il
existé ? Et son épouse Francesca ? Il y avait alors en Italie
1
Giacomo Casanova : Histoire de ma fuite des prisons de Venise, éditions Allia, 2004.

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un duché de Parme et à sa tête en 1756 un Bourbon,
Philippe 1er de Parme. Ce n’est pas la première fois que
Casanova redevient un héros de roman ; Arthur Schnitzler a
écrit en 1918 une nouvelle intitulée « Le retour de
Casanova ».

Si l’histoire est transparente, Casanova n’est toutefois


jamais explicitement nommé dans le roman de Márai. Il est
simplement désigné comme ‘l’étranger’, ‘le gentilhomme de
Venise’ ou encore ‘Giacomo’. Voici comment il est décrit :
« Son visage était grave et laid. C’était un visage d’homme,
ni beau ni agréable, avec un grand nez charnu, des lèvres
fines et sévères, un menton pointu, volontaire ; il était de
petite taille, un peu ventru parce qu’il avait grossi durant
ses seize mois de prison, privé d’air et de mouvement »2. Un
peu plus loin : « … un homme qui n’est pas beau, et même
plutôt laid, dont les traits ne sont pas fins, ni la sihouette
superbe, dont on ne sait rien sauf qu’il est voleur de
chevaux, héros des tripots et des salles de jeux, qu’il n’a
pas de bagages, et dont le nom même est suspect comme
s’il n’était pas vraiment le sien, et dont on dit, comme de
tous les coureurs de jupons, qu’il est insolent, sûr de lui et
détendu avec les femmes… »3

Márai prend quelques libertés avec la vérité historique, en


faisant d’abord de Casanova un homme « de petite taille ».
Le passeport de Giacomo Casanova en 1757 indiquait une
taille de six pieds trois pouces, soit environ 1,91 m (ce qui
est d’ailleurs beaucoup pour l’époque). Peut-être s’agit-il par
là de rendre son aspect moins imposant et moins attirant.
D’autre part, Márai fait dire à son héros « j’ai quarante
ans »4. En 1756, Casanova qui était né en 1725 n’en avait
que trente-et-un. Il commence d’ailleurs son récit de
l’évasion en disant : « Trente-deux ans après l’événement,
je me détermine à écrire l’hsitoire d’un fait qui me surprit à
l’âge de trente, ‘nel mezzo del cammin di nostra vita’
(Dante) »5. Certes, le romancier a tous les droits, et son
personnage est un personnage de roman. « Pour ma
défense, souligne Márai dans son Avertissement, je dirai
seulement que ce n’est pas la vie mais le caractère
romanesque de mon héros qui m’a intéressé. » Mais le parti
pris de l’enlaidir et de le vieillir n’est pas neutre. On verra
par la suite que le vieillissement est en filigrane un thème
secondaire du livre – et peut–être pas vraiment secondaire.
2
La Conversation de Bolzano, Livre de Poche Biblio, 2005, p. 24
3
ibid. p 28
4
ibid. p 66
5
Histoire de ma fuite des prisons de Venise, avant–propos, p. 8

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Quant à la laideur, c’est un artifice un peu évident pour
suggérer la puissance de séduction ; si Casanova était beau,
il n’aurait aucun mérite à tant plaire.

Roman historique ou pas ?

Est–ce pour autant un roman historique ? Quand il veut,


Sándor Márai peut manier aussi bien qu’un autre la panoplie
pittoresque de la fresque d’époque. Ainsi il déploie un
panorama vénitien : « Puis les gens allaient dans les
boutiques, sortaient sur la place du marché, sirotaient le vin
de Vérone dans les tavernes, les usuriers pesaient la poudre
d’or sur leur délicate balance, les apothicaires touillaient les
laxatifs et les philtres d’amour, les poisons violents qu’on
peut réduire en poussière et cacher dans le chaton d’une
chevalière… »6 etc, etc. Il ne manque à la Conversation de
Bolzano aucun des ingrédients du roman d’aventures le plus
échevelé : duels, déguisements, messages et rendez–vous
secrets, bal masqué et autres jeux d’apparences.

Le costume est là aussi pour marquer le temps, ce milieu du


18e siècle dans le Nord de l’Italie, et Giacomo s’étant enfui
sans bagages se fait acheter à Bolzano « des bas blancs,
deux paires de gants de dentelle et de chaussures à
boucle »7. Il se souvient d’autres voyages, « quand il
descendait de sa chambre sur la pointe des pieds, dans ses
souliers noirs à boucles d’or, ses bas de fil blanc tendus sur
ses mollets musclés, en frac violet, avec sa fine épée à
poignée dorée, sa cape de soie noire descendant jusqu’aux
chevilles, les cheveux soigneusement poudrés, des bagues
aux doigts et, dans les poches, des pièces d’or enveloppées
dans une vessie de poisson et des cartes biseautées… »8
Description qui suggère à la fois le luxe, le goût de l’apparat,
et les moyens d’existence douteux qui permettent de se les
offrir.

Dans tout roman d’aventures qui se respecte, le poignard


représente un accessoire essentiel, et celui de Casanova ne
le quitte jamais ; il le désigne comme son « fidèle
compagnon »9. Quand le prisonnier évadé arrive à Bolzano,
à l’auberge du Cerf, il est l’objet de toutes les attentions :
« quel genre de poignard ? demandèrent les espions. Un

6
La Conversation de Bolzano, p. 19
7
ibid. p. 77
8
ibid. p. 142
9
ibid. p 231

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poignard vénitien, répondit l’aubergiste avec dévotion »10.
Ses compatriotes vénitiens, eux, « savaient qu’il n’avait en
tout et pour tout qu’un poignard »11. Teresa, la servante de
l’auberge, le voit comme « un homme qui parlait beaucoup,
faisait de grands gestes avec son poignard… »12 D’ailleurs,
après l’avoir embrassée, « il remarqua qu’il serrait toujours,
machinalement, le poignard dans sa main – dans sa main
gauche, celle avec laquelle il avait enlacé la taille de la
fille »13. Quand l’aventurier appréhende la rencontre
annoncée avec le comte, il est tenté de fuir : « C’est
pourquoi il envisageait d’entrer dans sa chambre, de
prendre son poignard et de sauter par la fenêtre »14.

Enfin, Francesca a bien conscience de l’importance de cet


objet puisqu’en quittant Giacomo, elle lui demande :
« Donne–moi le poignard en souvenir »15. (Impossible,
s’agissant d’un séducteur comme Casanova, de ne pas
penser à l’image phallique du poignard, son fidèle
compagnon, celui sur lequel il peut toujours compter…)

La nécessité de régler ses comptes

Une longue, très longue préparation occupe la première


moitié du livre : on voit Casanova arriver à Bolzano,
s’installer à l’auberge, lutiner la servante, trouver – grâce à
son acolyte le moine Balbi – des moyens précaires
d’existence en attendant que des subsides arrivent de
Venise (il donne des consultations en tant qu’expert en
relations humaines…) On apprend les circonstances de son
emprisonnement et de son évasion. Progressivement, par
petites touches, Marái suggère qu’un personnage encore
invisible va jouer un rôle majeur dans l’histoire, Francesca.
Mais elle–même n’apparaîtra qu’à l’avant-dernier chapitre.
Son nom est d’abord simplement cité : « Et soudain, comme
s’il avait trouvé ce qu’il cherchait, il siffla tout bas. Puis il
prononça ce nom : Francesca »16. Un peu plus loin, Giacomo
« arriva près de l’église juste à temps pour voir une voiture
à l’arrière de laquelle deux laquais tenaient des torches et
pour apercevoir derrière la fenêtre un visage pâle, le visage

10
ibid. p 13
11
ibid. p 18
12
ibid. p 53
13
ibid. p 59
14
ibid. p 148
15
La Conversation de Bolzano, p. 272
16
ibid. p 82

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de Francesca »17. Enfin, avant que l’héroïne elle–même ne
fasse son apparition, nous allons en entendre beaucoup
parler par quelqu’un qui la connaît de près, son mari le
comte de Parme.

J’écrivais à propos des Braises, autre livre majeur de Sándor


Márai :
« Ce livre est le récit d’une longue conversation à huis clos
entre deux amis d’enfance qui ne se sont pas vus depuis
quarante ans. Aujourd'hui ils sont vieux, fatigués, revenus
de tout. Mais ils savent l’un et l’autre que cette rencontre
ultime leur est nécessaire avant de mourir. Il s’agit pour eux
d’affronter la vérité - mais quelle vérité ? » Dans ce livre
aussi, quelque chose n’a pas été réglé, une question est
restée ‘en souffrance’ pendant de longues années : « Il
sentait aussi que ce matin-là (…) rien ne s’était défait ni
arrangé entre eux »18. Pour que les personnages puissent
passer à une autre phase de leur existence, il faut d’abord
que ce contentieux soit liquidé : « Que voulait-il de
Francesca ? Ce nom exprimait quelque chose, rayonnait de
la tristesse inquiétante des expériences inabouties. (…) Et
les jours se remplirent soudain d’une pieuse signification : il
attendait quelque chose. Car attendre, c’est vivre »19. Enfin,
le problème est posé de manière encore plus explicite juste
avant la rencontre-clef entre Giacomo et le compte de
Parme : « Puis il pensa à nouveau : ‘Bien sûr, Francesca.’
(…) quelque chose avait commencé un jour entre Francesca,
le comte de Parme et lui, autrefois, il y a bien longtemps, et
ils poursuivaient à présent la conversation qu’ils avaient
engagée jadis… »20.

Cette rencontre est soigneusement préparée et mise en


scène : par ses acteurs, par son auteur. La visite du comte,
qui a lieu pendant les préparatifs du bal masqué, apparaît à
Giacomo « comme une vision du destin »21. Le comte arrivé
à l’auberge renvoie les laquais et l’aubergiste, ils emportent
la lumière ; les héros vont être face à face, dans la
pénombre, dans un huis clos décisif. C’est là que se situe le
grand discours du comte : assurément peu de romans
contiennent un aussi long développement, qui occupe une
soixantaine de pages, avec très peu d’interruptions, à peine
quelques interjections de Giacomo en réponse. Mais malgré
sa longueur, ce discours n’en est pas moins un moment
17
ibid. p 112
18
ibid. p 94
19
ibid. p 125
20
ibid. p 155
21
ibid. p 152

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important de l’action. Il comprend en effet deux révélations :
la lettre de Francesca, que le comte apporte à Giacomo, et
le contrat qu’il lui propose – après lui avoir expliqué
pourquoi il ne veut ni le tuer, ni le chasser. Enfin, la
rencontre s’achève par la contre-attaque stratégique de
Giacomo : il accepte le contrat, mais sans contrepartie :
« gratis ». Quelques pages auparavant, lors de la
consultation donnée par Giacomo à la ‘femme de la
campagne’ (au moment où il s’improvise ‘conseiller en
relations humaines’ pour gagner quelque argent), sa
réaction avait déjà préfiguré cette volte-face : « je veux que
tu puisses dire qu’un jour tu as rencontré un homme qui t’a
donné quelque chose pour rien »22.

Après le départ du comte, tout est désormais en place pour


que se rencontrent l’homme et la femme, Giacomo et
Francesca, dix ou quinze ans après leur première entrevue.
Ils n’ont pas été amants alors, ils vont peut-être le devenir,
c’est l’enjeu du contrat. Dans le contexte du bal masqué,
Sándor Márai a eu cette idée fabuleuse d’inverser les rôles :
Giacomo est déguisé en femme, avec « une jupe et une
chemise, des bas blancs, (…) une coiffe et un masque de
soie blanche »23 ; il s’est muni d’un éventail et s’est
« rembourré la poitrine » avec des plumes. Franscesca s’est
mise en jeune homme, « en frac, culotte de soie, souliers à
boucle, une fine épée à poignée dorée au côté et un tricorne
à la main »24 (une apparition comme en parodie du portrait
de Giacomo précité) et c’est elle qui commente : « car pour
cette nuit nous avons échangé les rôles du jeu du destin »25.
Après un monologue de Casanova, qui s’efforce de
« digérer » l’impact de cette ultime rencontre, le livre
s’achève sur une lettre de Giacomo au comte, compte-rendu
de mission et bilan d’une vie.

Amour tout-puissant, bonheur impossible

L’objet de cette dernière conversation, c’est évidemment


l’amour, celui qu’elle lui a déclaré par sa lettre, celui qu’il
éprouve peut–être en retour sans le savoir, sans le vouloir.
Lorsqu’au début du livre Giacomo se remet à penser à
Francesca, il s’interroge : « se peut-il que je l’eusse

22
ibid. p 141
23
ibid. p 226
24
ibid. p 233
25
ibid. p 261

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aimée ? »26 Mais son amour–propre de mâle reprend vite le
dessus : « J’ai eu pitié d’elle »27, conclut–il mentalement.

Les paysans ou les marchands de Bolzano qui viennent


consulter le ‘conseiller’ vénitien improvisé veulent tous être
aimés. Mais ils ne savent pas s’y prendre. « L’égoïsme qui
voulait tout et croyait tout donner, quand il gaspillait le
temps et l’argent, la passion et la tendresse pour la femme
ou l’homme aimé, alors qu’il est incapable de faire le
sacrifice suprême, incapable d’offrir la simple et minuscule
capacité à renoncer à tout, à donner son âme et sa vie sans
rien attendre en retour »28. Francesca, elle, le sait. Elle y a
consacré toute sa vie. Le comte son époux s’en est rendu
compte et c’est presque avec admiration qu’il constate :
« elle a appris à écrire pour pouvoir t’écrire »29. Aujourd'hui
le moment est venu pour elle de faire la démonstration de
ce qu’elle est capable de donner à l’homme qu’elle aime. Et
peu importe qu’il ne soit capable que d’avancer un médiocre
« je t’aime effectivement à ma façon, dans les limites de
mon genre… »30 ; elle aime pour deux. Francesca s’offre le
luxe d’une déclaration sans réserves, qui va jusqu’aux
limites ultimes de l’abnégation : « je suis la vie pour toi,
mon amour, je suis la seule femme qui signifie la totalité
dans ta vie »31. Giacomo dépassé par la dimension de cet
amour (« très peu de gens supportent l’amour total »,
constate Márai) tente de s’en sortir en prétendant que
« c’est peu » puis que « c’est trop » avant de s’avouer
vaincu : « c’est assez »32.

Comme le dit Francesca, il a « battu en retrait devant la


force terrible du sentiment »33. C’est qu’il fait partie de cette
catégorie d’hommes dont parlait une autre de ses clientes,
la ‘femme ardente’ de la campagne : « Il y a une sorte
d’hommes dont toute la vertu, tout le charme, tout l’attrait
réside dans l’incapacité au bonheur »34. Il n’y aura donc pas
de happy end, et Giacomo repartira comme le Juif errant,
vers d’autres villes et d’autres femmes.

La vie vécue comme un spectacle


26
ibid. p 89
27
ibid. p 93
28
ibid. p 131
29
ibid. p 182
30
ibid p 236
31
ibid p 246
32
ibid. pp 254, 259, 267
33
ibid p 251
34
ibid. p 138

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Le chapitre consacré à cet affrontement final s’appelle La
Représentation, et tout le récit est marqué par une
théâtralité exacerbée. Il faut voir au début le réveil de
Giacomo, façon Roi Soleil ; alors que les femmes le
regardent par le trou de la serrure ; il se drape dans sa cape
d’un geste « hautain et théâtral »35. Quand il lance sa
grande tirade rancunière contre Venise, son visage
ressemble « à ces masques d’un comique terrifiant que les
bourgeois de Venise portent durant les jours bariolés du
carnaval »36. L’aventurier est un comédien qui fait de sa
propre existence un continuel spectacle : « je t’ai vu il y a
bien des années, à Bologne, au théâtre », avoue le comte à
Giacomo ; « (…) tu es entré dans le théâtre où l’on
murmurait ton nom : ton entrée fut parfaite, meilleure que
celle des acteurs… »37. Cette affectation continuelle, le
comte voudra l’exploiter à son profit, en disant à Giacomo :
« je t’achète comme un chanteur célèbre, un illusionniste,
un hercule de foire, exactement comme un homme de
passage, qui donne une représentation devant le seigneur
de la ville et fait de son mieux pour amuser ses invités »38.
Et Francesca reprendra l’image à son tour : « tout cela n’est
qu’un jeu, la représentation unique d’un grand acteur de
passage, la virtuosité d’un illusionniste engagé »39.

Mais les autres personnages eux aussi jouent des rôles


révélateurs. Le costume du comte pour le bal
masqué comprend une tête d’âne ; allusion au Songe d’une
Nuit d’Eté de Shakespeare dont une des scènes les plus
connues est l'apparition de Bottom, qui porte une tête d'âne,
devant Titania, qui par la magie de Puck en est tombée
amoureuse. Par ce choix, le comte veut à la fois, comme il le
dit, se moquer de lui–même en « amoureux vieillissant » et
désamorcer l’image d’un autre animal auquel il risque d’être
assimilé : le cerf.

Venise, la puissante Venise, dont le souvenir est


omniprésent dans le livre, apparaît aussi comme un
personnage de théâtre ou d’opéra. Lorsque Giacomo lance à
Balbi l’avertissement « N’offense pas Venise ! »40, ne dirait–
on pas qu’il parle d’une grande dame dont il a brigué les
faveurs ? Même s’il lui garde rancune et ne souhaite pas
35
ibid p 31
36
ibid p 69
37
ibid p 178
38
ibid p 205
39
ibid p 267
40
chapitre commençant p 69

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pour le moment revenir à sa ville natale, lui qui naguère
« avait loué un palais à Murano pour la plus belle nonne de
Venise »41.
« Venise est aujourd'hui comme une boîte de verre, tout le
monde est assis derrière une vitrine, on escroque, on vole,
on se remplit la panse et l’on fait l’amour au vu et au su de
tous »42, constate cyniquement Giacomo. Mais c’est aussi un
endroit à valeur symbolique, lorsque « dans le silence
poignant de l’aube que seul le bruit de l’aviron troublait et
seul43 à Venise l’aube salue ainsi le voyageur nocturne : on a
l’impression de naviguer sur le fleuve des Enfers vers des
contrées inconnues »44.

L’écriture et le pouvoir

Sándor Márai n’oublie pas que Giacomo Casanova est sans


doute un aventurier et un séducteur, mais aussi un écrivain.
Ce voyageur connaît et reconnaît le pouvoir des mots : pour
lui, l’écriture « c’est le pouvoir même, le seul et unique
pouvoir », car « l’écriture est la plus grande force, la parole
écrite est plus forte que le pape et le roi, plus forte que le
doge » 45. (On notera la progression qui trahit le Vénitien : le
doge est plus fort que tous les autres). Casanova écrivain
voudrait par son écriture « dire l’enthousiasme de vivre
dans le monde, le bonheur de ne pas être seul – les étoiles,
les femmes et les démons veillent sur nous – et
l’étonnement d’avoir à mourir »46. Il se voit comme un
écrivain et le comte ne s’y trompe pas en lui disant : « tu es
un écrivain qui trempe sa plume successivement dans le
sang et dans l’encre »47. C’est là un statut qui a un rapport
avec la problématique centrale du livre : « le poète et le
lecteur exigent que l’histoire se termine pour de bon,
comme il se doit, selon les règles externes et internes,
qu’on mette un point final à la phrase, et les points sur les
i »48.

Ce pouvoir des mots, Sándor Márai va le faire apparaître


dans les pages bien singulières que le comte, dans son
discours, consacre à la lecture de la lettre de Francesca à
41
ibid p 48
42
ibid p 41
43
Ce « seul » me trouble un peu. Veut–il dire « seulement » ou se rapporte–t–il à l’aube –
auquel cas il faudrait écrire « seule ? »
44
ibid p 98
45
ibid. p 62
46
ibid p 65
47
ibid p. 164
48
ibid pp 167–168

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son amant. Cette lettre ne contient en effet qu’une seule
phrase : JE DOIS TE VOIR49. Conscient du pouvoir fatal des
mots, le comte entreprend une analyse approfondie de ce
message, d’abord mot par mot (par exemple ‘voir’ :
« l’amour veut voir avant tout »), puis globalement ; il
apprécie « la totalité dure et compacte de sa structure, la
logique de sa pensée, le noble élan de la réalisation, la
perfection irréprochable de son expression, laconique,
certes, mais qui dit tout »50. Il mesure l’impact que cette
simple phrase peut avoir, « car vois–tu, l’écriture peut être
aussi terrible et passionnée que le baiser ou l’étreinte »51. Et
Francesca elle-même, quand elle évoquera le même sujet,
avouera que lorsqu’elle a écrit, elle a été « effrayée par tout
ce que peuvent dire les mots »52. Pourtant, elle en connaît
aussi les limites : « les mots, aussi justes soient–ils, ne font
que nommer et dévoiler les secrets des hommes, mais ils ne
les résolvent pas, tu le sais sûrement, toi l’écrivain »53.

De quelques points de détail

Comme le dit le général dans Les Braises, les détails sont


« indispensables, car sans eux, on ne comprendrait pas
l’essentiel »54. Aussi Márai est-il toujours précis, y compris
dans son art de la métaphore : il décrit ainsi une femme
ardente dont la tendresse « … fume en répandant une
odeur âcre comme dans la forêt un feu de fagots que les
rabatteurs ont oublié d’éteindre après un banquet de
chasseurs »55. « Le sourire se propageait comme une sorte
d’épidémie très douce et légère… »56 « Et comme celui qui,
pris de vertige, tombe de la falaise de la réalité et se rend
compte avec étonnement qu'il peut vivre et se mouvoir
dans ce nouvel élément… »57 Ou bien, dans la scène finale,
Giacomo ayant brisé la carafe, Teresa s’en va emportant
« les tessons de cristal dans son tablier »58.

49
Comparons cette injonction à celle qui se trouve dans le livre de Maurice Blanchot,
L’attente l’oubli (Gallimard 1962, coll. L’Imaginaire, p. 20) : « Fais en sorte que je puisse
te parler ». Beaucoup moins directe, beaucoup moins impérative, cette seconde demande
porte toutefois sur la même exigence d’une confrontation devant faire éclater une vérité
majeure.
50
La Conversation de Bolzano, pp 185 à 192
51
ibid p 193
52
ibid p 239
53
ibid p 251
54
Les Braises, p 171
55
La Conversation de Bolzano, p 134
56
ibid p 18
57
ibid. p 59
58
ibid p 285

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Elizabeth Legros Chapuis : La Force du Destin – A propos de Sándor Márai 05/10/2010
Le livre est tout entier emprunt d’une tristesse diffuse, d’une
mélancolie sans amertume. « Son visage était lisse et
insouciant, indifférent, comme celui des morts d’un jour »59.
« La question que leur posait l’étranger était insolente,
effrontée, oppressante et, par dessus tout, effrayante et
triste. Mais le matin, au réveil, ils ne s’en souvenaient
plus. »60 « Son visage s’était rempli d’émotions comme un
paysage désolé que la foudre illumine soudain »61.

Mystère et vérité

« Il l’attira vers lui ; elle se laissa aller et ils s’embrassèrent.


Ils n’en finissaient plus de s’embrasser. Il la tenait par la
taille, très bas, et la pressait contre lui en la soulevant un
peu, en la soutenant, comme doit faire un homme. Elle avait
jeté les bras autour de son cou, elle s’abandonnait, elle
fermait les yeux, comme font les femmes. » Ce passage
d’un roman de Roger Vailland62 m’est venu à l’esprit en
lisant la longue description à laquelle se livre Sándor Márai
au début de la Conversation de Bolzano – elle occupe un
chapitre entier – de l’attitude du baiser entre Giacomo et
Teresa, avec le même souci d’observer l’homme et la
femme dans leurs rôles et dans leur désir de se comporter
comme ces rôles l’exigent : Márai note que Giacomo a
procédé « exactement comme il fallait le faire »63. On peut
rapprocher cette notation de l’auto–satisfaction démontrée
par le personnage « avec une fatuité d’artiste (…) Parce que
dans le théâtre de l’humanité, il y a un art et une manière
pour tout, et lui, il connaissait cet art… »64.

Car le héros, naturellement, connaît aussi le langage secret


qui lui permet d’interpréter un visage de femme « comme
s’il lui fallait déchiffrer une mystérieuse inscription, un mot
écrit avec des signes magiques et cabalistiques, un mot qui
donne son sens à la vie », « le message secret dont il fallait
déchiffrer la signification »65.

Roman de la puissance de l’amour et de l’écriture, la


Conversation est aussi une réflexion sur le temps qui passe,

59
ibid. p 12
60
ibid p 15
61
ibid. p 35
62
Bon Pied Bon Œil, éditions Rencontre, p 359
63
La Conversation de Bolzano, p 59
64
ibid p 86
65
ibid. pp 54–55

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Elizabeth Legros Chapuis : La Force du Destin – A propos de Sándor Márai 05/10/2010
le vieillissement, la perte et le manque. Alors que Giacomo,
disant « j’ai quarante ans » (cf supra), ajoute « c’est à peine
si j’ai vécu », le comte de Parme, lui, s’exprime sans détour :
« Il y a un âge dans la vie, et moi, par un sage décret du
destin et du temps, je vis maintenant les jours et les années
de cet âge où l’on perd tout, vanité, égoïsme, pseudo-
ambition, fausse peur, et où l’on ne veut plus rien d’autre
que la réalité, quel qu’en soit le prix »66. Un langage de
sagesse et d’acceptation qui était aussi celui du vieux
général des Braises. La vérité est nécessaire quand on
approche de la mort. Casanova l’apprendra à son tour.

Elizabeth Legros Chapuis

66
ibid. p 160

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