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Elizabeth Legros Chapuis : La Force du Destin – A propos de Sándor Márai 05/10/2010
un duché de Parme et à sa tête en 1756 un Bourbon,
Philippe 1er de Parme. Ce n’est pas la première fois que
Casanova redevient un héros de roman ; Arthur Schnitzler a
écrit en 1918 une nouvelle intitulée « Le retour de
Casanova ».
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Quant à la laideur, c’est un artifice un peu évident pour
suggérer la puissance de séduction ; si Casanova était beau,
il n’aurait aucun mérite à tant plaire.
6
La Conversation de Bolzano, p. 19
7
ibid. p. 77
8
ibid. p. 142
9
ibid. p 231
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poignard vénitien, répondit l’aubergiste avec dévotion »10.
Ses compatriotes vénitiens, eux, « savaient qu’il n’avait en
tout et pour tout qu’un poignard »11. Teresa, la servante de
l’auberge, le voit comme « un homme qui parlait beaucoup,
faisait de grands gestes avec son poignard… »12 D’ailleurs,
après l’avoir embrassée, « il remarqua qu’il serrait toujours,
machinalement, le poignard dans sa main – dans sa main
gauche, celle avec laquelle il avait enlacé la taille de la
fille »13. Quand l’aventurier appréhende la rencontre
annoncée avec le comte, il est tenté de fuir : « C’est
pourquoi il envisageait d’entrer dans sa chambre, de
prendre son poignard et de sauter par la fenêtre »14.
10
ibid. p 13
11
ibid. p 18
12
ibid. p 53
13
ibid. p 59
14
ibid. p 148
15
La Conversation de Bolzano, p. 272
16
ibid. p 82
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de Francesca »17. Enfin, avant que l’héroïne elle–même ne
fasse son apparition, nous allons en entendre beaucoup
parler par quelqu’un qui la connaît de près, son mari le
comte de Parme.
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important de l’action. Il comprend en effet deux révélations :
la lettre de Francesca, que le comte apporte à Giacomo, et
le contrat qu’il lui propose – après lui avoir expliqué
pourquoi il ne veut ni le tuer, ni le chasser. Enfin, la
rencontre s’achève par la contre-attaque stratégique de
Giacomo : il accepte le contrat, mais sans contrepartie :
« gratis ». Quelques pages auparavant, lors de la
consultation donnée par Giacomo à la ‘femme de la
campagne’ (au moment où il s’improvise ‘conseiller en
relations humaines’ pour gagner quelque argent), sa
réaction avait déjà préfiguré cette volte-face : « je veux que
tu puisses dire qu’un jour tu as rencontré un homme qui t’a
donné quelque chose pour rien »22.
22
ibid. p 141
23
ibid. p 226
24
ibid. p 233
25
ibid. p 261
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aimée ? »26 Mais son amour–propre de mâle reprend vite le
dessus : « J’ai eu pitié d’elle »27, conclut–il mentalement.
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Le chapitre consacré à cet affrontement final s’appelle La
Représentation, et tout le récit est marqué par une
théâtralité exacerbée. Il faut voir au début le réveil de
Giacomo, façon Roi Soleil ; alors que les femmes le
regardent par le trou de la serrure ; il se drape dans sa cape
d’un geste « hautain et théâtral »35. Quand il lance sa
grande tirade rancunière contre Venise, son visage
ressemble « à ces masques d’un comique terrifiant que les
bourgeois de Venise portent durant les jours bariolés du
carnaval »36. L’aventurier est un comédien qui fait de sa
propre existence un continuel spectacle : « je t’ai vu il y a
bien des années, à Bologne, au théâtre », avoue le comte à
Giacomo ; « (…) tu es entré dans le théâtre où l’on
murmurait ton nom : ton entrée fut parfaite, meilleure que
celle des acteurs… »37. Cette affectation continuelle, le
comte voudra l’exploiter à son profit, en disant à Giacomo :
« je t’achète comme un chanteur célèbre, un illusionniste,
un hercule de foire, exactement comme un homme de
passage, qui donne une représentation devant le seigneur
de la ville et fait de son mieux pour amuser ses invités »38.
Et Francesca reprendra l’image à son tour : « tout cela n’est
qu’un jeu, la représentation unique d’un grand acteur de
passage, la virtuosité d’un illusionniste engagé »39.
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pour le moment revenir à sa ville natale, lui qui naguère
« avait loué un palais à Murano pour la plus belle nonne de
Venise »41.
« Venise est aujourd'hui comme une boîte de verre, tout le
monde est assis derrière une vitrine, on escroque, on vole,
on se remplit la panse et l’on fait l’amour au vu et au su de
tous »42, constate cyniquement Giacomo. Mais c’est aussi un
endroit à valeur symbolique, lorsque « dans le silence
poignant de l’aube que seul le bruit de l’aviron troublait et
seul43 à Venise l’aube salue ainsi le voyageur nocturne : on a
l’impression de naviguer sur le fleuve des Enfers vers des
contrées inconnues »44.
L’écriture et le pouvoir
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son amant. Cette lettre ne contient en effet qu’une seule
phrase : JE DOIS TE VOIR49. Conscient du pouvoir fatal des
mots, le comte entreprend une analyse approfondie de ce
message, d’abord mot par mot (par exemple ‘voir’ :
« l’amour veut voir avant tout »), puis globalement ; il
apprécie « la totalité dure et compacte de sa structure, la
logique de sa pensée, le noble élan de la réalisation, la
perfection irréprochable de son expression, laconique,
certes, mais qui dit tout »50. Il mesure l’impact que cette
simple phrase peut avoir, « car vois–tu, l’écriture peut être
aussi terrible et passionnée que le baiser ou l’étreinte »51. Et
Francesca elle-même, quand elle évoquera le même sujet,
avouera que lorsqu’elle a écrit, elle a été « effrayée par tout
ce que peuvent dire les mots »52. Pourtant, elle en connaît
aussi les limites : « les mots, aussi justes soient–ils, ne font
que nommer et dévoiler les secrets des hommes, mais ils ne
les résolvent pas, tu le sais sûrement, toi l’écrivain »53.
49
Comparons cette injonction à celle qui se trouve dans le livre de Maurice Blanchot,
L’attente l’oubli (Gallimard 1962, coll. L’Imaginaire, p. 20) : « Fais en sorte que je puisse
te parler ». Beaucoup moins directe, beaucoup moins impérative, cette seconde demande
porte toutefois sur la même exigence d’une confrontation devant faire éclater une vérité
majeure.
50
La Conversation de Bolzano, pp 185 à 192
51
ibid p 193
52
ibid p 239
53
ibid p 251
54
Les Braises, p 171
55
La Conversation de Bolzano, p 134
56
ibid p 18
57
ibid. p 59
58
ibid p 285
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Le livre est tout entier emprunt d’une tristesse diffuse, d’une
mélancolie sans amertume. « Son visage était lisse et
insouciant, indifférent, comme celui des morts d’un jour »59.
« La question que leur posait l’étranger était insolente,
effrontée, oppressante et, par dessus tout, effrayante et
triste. Mais le matin, au réveil, ils ne s’en souvenaient
plus. »60 « Son visage s’était rempli d’émotions comme un
paysage désolé que la foudre illumine soudain »61.
Mystère et vérité
59
ibid. p 12
60
ibid p 15
61
ibid. p 35
62
Bon Pied Bon Œil, éditions Rencontre, p 359
63
La Conversation de Bolzano, p 59
64
ibid p 86
65
ibid. pp 54–55
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le vieillissement, la perte et le manque. Alors que Giacomo,
disant « j’ai quarante ans » (cf supra), ajoute « c’est à peine
si j’ai vécu », le comte de Parme, lui, s’exprime sans détour :
« Il y a un âge dans la vie, et moi, par un sage décret du
destin et du temps, je vis maintenant les jours et les années
de cet âge où l’on perd tout, vanité, égoïsme, pseudo-
ambition, fausse peur, et où l’on ne veut plus rien d’autre
que la réalité, quel qu’en soit le prix »66. Un langage de
sagesse et d’acceptation qui était aussi celui du vieux
général des Braises. La vérité est nécessaire quand on
approche de la mort. Casanova l’apprendra à son tour.
66
ibid. p 160
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