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Littérature

L'écrivain et le désir de voir


Max Milner

Abstract
Literary criticism and psychoanalysis have been rather blind to the eye. And yet, if the unconscious is structured by a "sexual
sight" , the scopic impulse is fundamental to art's attempt to recreate presence beyond representation and knowledge.

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Milner Max. L'écrivain et le désir de voir. In: Littérature, n°90, 1993. Littérature et psychanalyse : nouvelles perspectives. pp. 8-
20;

doi : 10.3406/litt.1993.2636

http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1993_num_90_2_2636

Document généré le 01/06/2016


Mcjx Milner, l'niversité de la Sorbontw Xoureiie

L'ÉCRIVAIN

ET LE DÉSIR DE VOIR

entre
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d'après-coup) ; c'est, par conséquent, renoncer pour une large part


aux ambivalences, condensations, substitutions qu'autorise la
polysémie du langage. Par lui passe, avant tout, l'expression du désir
inconscient, et s'il est souvent nécessaire de recourir aux images,
aux « représentations de choses » pour le repérer et pour décrypter
ses signaux, c'est toujours dans la mesure où, dans la littérature
comme dans la cure, le langage les réorganise pour les constituer en
signifiants. Le regard qui les présentifie ou qui les élude, le désir
inconscient, auquel elles correspondent en tau! que pur spectacle,
entrent rarement en ligne de compte.
1 res significatii, a cet égard, est 1 cnscrnoic o étucics puoiiees par
Jean Starobinski sous le titre L'Oeil vivant ' . Oeuvre inaugurale,
œuvre fondatrice dans le domaine qui nous occupe, L'Oeil vivant
réunit des textes s'échelonnant de 1951 à I960. Les premiers en
date, qui concernent Stendhal et Racine, se situent sur un plan
exclusivement phénoménologique (bien que la notion de
voyeurisme soit rapidement évoquée à propos de Stendhal). Hn revanche,
celui qui concerne Rousseau, daté de I960, met en jeu toute une
série de mécanismes psychiques où l'inconscient a largement sa
part : la relation originaire entre plaisir et culpabilité, les
connotations orales de ce qui fait l'objet de la convoitise, l'interdépendance

1. Gallimard, 1961.
littérature et psychanalyse

entre le voyeurisme, l'exhibitionnisme et le masochisme — toutes


attitudes qui permettent au désir de se satisfaire sans que le sujet ait
à s'engager dans une relation qui mettrait en danger son
autonomie — -, le rôle du miroir dans la scène exemplaire où Rousseau, par
l'intermédiaire de celui-ci, fait connaître à Mme Basile son désir sans
avoir à sortir de la passivité que réclame son narcissisme ----- et à
partir de là se dessine l'idée, essentielle pour notre propos, que les
dispositifs mettant en jeu le regard peuvent ne pas être des thèmes
parmi d'autres, mais des modèles de ce que réalise l'acte d'écrire.
Pourtant, on chercherait en vain, dans ce texte où affleure sans cesse
une connaissance profonde de la psychanalyse, un seul terme
appartenant en propre à son vocabulaire, ou même une seule
référence à la notion d'inconscient. Peut-être y a-t-il là un certain
souci d'élégance, Jean Starobinski ayant à cœur de prouver que le
critique peut mettre en œuvre un savoir sur le psychisme humain
puisé dans la psychanalyse sans s'encombrer de son lourd appareil
conceptuel. Mais peut-être aussi cette prudence s'explique-t-elle par
le fait que la psychanalyse ne disposait pas à l'époque, pour les
raisons que nous verrons dans un instant, d'instruments assez
élaborés pour permettre, en ce qui touche aux problèmes du regard,
une lecture des textes aussi fine et aussi sensible aux rapports
interhumains que l'analyse existentielle 2.
Il est cependant un genre littéraire qui se prête mieux que les
autres à une exploration psychanalytique du regard : c'est le
fantastique. Jean Bellemin-Noël a attiré l'attention, dans un article
qui fit date, sur les liens entre le fantastique et le fantasmagorique 3.
Là, le rapport du visible avec la conscience s'estompe ; non
seulement les images s'organisent selon des constellations où le
travail de l'inconscient se donne à lire, mais la manière même dont
elles sont appelées, dont elles s'imposent à l'esprit du lecteur, mime
ce travail, qui est, toutes choses égales, analogue à celui du rêve.
Personnellement, c'est par le biais du fantastique que j'ai abordé, en
m'appuyant sur la psychanalyse, le thème et les fonctions du regard
dans l'œuvre littéraire, ayant remarqué combien les dispositifs
optiques dont usent généreusement les auteurs fantastiques
favorisent le repérage de ce qui se passe sur « l'autre scène », avec laquelle
ils jouent, en quelque sorte, le rôle d'« échangeurs » 4. Mais ce rôle
n'est-il pas celui du regard lui-même, placé dans des conditions telles

2. On s'en convaincra peut-être en prenant en considération un autre ouvrage, également


fondateur à sa manière, la Psychanalyse de I "ictor Hugo de Charles Baudouin (1943)- On y trouve
un excellent repérage des principaux thèmes optiques chez l'auteur de La Légende des Siècles,
mais leur rattachement à des « complexes » passe-partout et leur interprétation à la lumière d'un
biographisme un peu sommaire ne rendent pas compte de la complexité du regard hugolien,
ni de ses véritables enjeux.
3. « Des formes fantastiques aux thèmes fantasmatiques », Littérature, 1972, n° 2.
4. Cf. La Fantasmagorie, P.U.F., 1982.

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J'écrivain et le désir de voir

que se révèle et se communique au lecteur son ancrage pulsionnel ?


Or, ces conditions, qui débordent de loin le cadre apparemment
privilégié du fantastique, des développements relativement récents
de la réflexion psychanalytique permettent de les mieux définir.

SUSPICIONS Pourquoi si tard ? Il vaut la peine de s'étendre quelque peu sur


la réponse à cette question, car elle permettra de comprendre la
difficulté toujours actuelle de la psychanalyse à dire ce qu'il en est
du regard et de ses enjeux inconscients. Le fait est que la
psychanalyse a un vieux compte à régler avec le visuel, et ce depuis
ses origines. On peut en effet dater sa naissance du moment où
Freud se détache, en face des hystériques, de l'attitude de Charcot,
« un voyant (ein Seher) » s, qui s'appliquait à enrichir un « tableau »
toujours plus précis de la maladie et invitait ses malades à une
véritable exhibition de leurs symptômes 6, et où il se met au lieu de
cela à écouter ses patientes dérouler le fil des associations verbales
ayant trait à l'origine de leurs troubles. Cette méfiance de Freud
envers le visuel, qui se marque, comme l'a montré Jean Michel
Rey 7, par l'abondance, dans son œuvre, de termes impliquant un
retour sur ce qui a échappé à la vue (Kikksicht, Rikkschluss,
Nachdenken, etc.), a entraîné, dans la pratique de la psychanalyse,
une série de dispositions qui sont encore, à l'heure actuelle,
respectées de façon quasi universelle. La situation de l'analyste
derrière le divan rend impossible tout échange de regards entre lui
et son patient. Sur un plan moins directement matériel, les analystes
se montrent très soucieux de ne pas se placer en position de voyeurs
et de ne pas donner prise aux tendances exhibitionnistes de leurs
patients, ce qui priverait le transfert de toute efficacité.
Mais ce refus de faire confiance à ce qui s'offre au regard vient
buter sur le caractère irréductiblement visuel des principales
représentations qui donnent accès, notamment dans les rêves, au travail
de l'inconscient. Irréductiblement ? C'est ici que se situe une
ambiguïté dont un texte important de |.-B. Pontalis permet de bien
prendre la mesure <s. D'une part, en effet, il est bien entendu que ce
n'est pas sur l'image en tant que telle que se fixe l'attention de
l'analyste, mais (comme lorsqu'on déchiffre un rébus) sur le travail
dont elle témoigne : « figurer, commente Georges Didi-I luberman,
consiste non nas à nroduire ou inventer des figures, mais à modifier
des figures, et donc à mener le travail insistant d'une défiguration

5. L'expression se trouve dans la notice nécrologique sur Charcot publiée par Freud en
1895- Reproduite dans Cahiers Confrontation, n°8, printemps 1983, pp. 18-19.
6. Cf. Georges Didi-Huberman, Invention de l'hystérie. Charcot et l'Iconographie photographique
de la Salpêtrière, Kd. Macula, 1982.
7. jean-Michel Rey, Pe.\ mois à i'tritrre, Aubier-Moniaigne, !9~*9.
8. 11 s'agit du texte intitulé « Perdre de vue », qui constitue le dernier chapitre de
l'ouvrage portant ce titre général (Perdre de vue, Gallimard, 1988, pp. 2~"S-298).

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Littérature et psychanalyse

dans le visible » 9. Mais réduire l'image du rêve à ce rôle de


signifiant, ou plus exactement de signifiance, est-ce pleinement
rendre compte de son attrait ? Si régression vers l'image il y a, faute
pour le désir de pouvoir s'exprimer et se satisfaire, la satisfaction
vers laquelle pointe le désir d'image n'est-elle pas, dans un certain
sens, irréductible à toute autre, plus proche, peut-être, à cause de
son immédiateté et de son intemporalité, de cette appréhension
directe de l'être même des choses, au-delà de laquelle il n'y aurait
pour l'homme plus rien à désirer ? « L'image visuelle, et même
toute représentation qui se donne à voir, écrit Pontalis, tendrait,
sans jamais l'obtenir, vers la possession de la chose même telle que
peut la figurer, la fixer, une scène figée pour l'éternité. Telle l'icône,
elle serait moins représentation dérivée que figure de la présence
réelle. » 10 Cette invitation qu'offre l'image à renouer un contact
perdu avec l'être, à « posséder la vérité dans une âme et dans un
corps », selon le vœu formulé par Rimbaud à la fin d'Une saison en
enfer, Daniel Bougnoux, dans un article précisément consacré à
l'icône, la retrouve dans « l'art, le rêve et l'imaginaire en général »,
dont il oppose la valeur « indicielle », c'est-à-dire en prise directe sur
l'objet, faisant corps avec lui, à l'abstraction symbolique et combi-
natoire dont se nourrit la culture : « l'œil, écrit-il, se souviendra de
l'indice qui fut son premier registre : toute l'erotique du regard, qui
s'efforce au toucher et à la prise, proteste contre la culture et révèle
à quels gisements indiciels, à quels trésors de contacts perdus tend
la vue » n.
Cette « erotique du regard », qui est à l'œuvre dans les textes
littéraires aussi bien que dans la peinture, la sculpture ou le cinéma,
quels instruments nous offre actuellement la psychanalyse pour en
comprendre le fonctionnement ? Plutôt que de passer en revue les
ouvrages — nombreux dans une période relativement récente —
qui, par des biais différents, en facilitent l'approche 12, je dirai ceux
qui ont ouvert les voies où j'ai tenté de m'engager.

HYPOTHÈSES Tout part, bien entendu, des textes rares, mais essentiels, où
FREUDIENNES Freud parle de ce que nous traduisons bien imparfaitement par la
« pulsion scopique » 13. C'est, d'abord, le texte de la Métapsychologie

9. Devant l'image. Question posée aux fins de l'histoire de l'art, éd. de Minuit, 1990, p. 247.
10. Op. cit., p. 280.
11. Daniel Bougnoux, «L'efficacité iconique », Destins de l'image, Nouvelle Revue de
Psychanalyse, n° 44, automne 1991, p. 269-
12. Parmi lesquels il faut citer au moins ceux de Sami Ali, de Guy Rosolato, tie Piera
Aulagnier.
13. Sur ce problème de traduction, voir Bruno Bettelheim, « Freud trahi par ses
traducteurs », Psychanalyse à /''Université, n° 34, mars 1984, p. 212. Bettelheim s'y élève contre le
« terme monstrueux » de scopophilia inventé par les traducteurs anglais de Freud. « Pulsion
scopique » n'est guère moins monstrueux. La traduction la plus exacte, selon cet auteur, serait
« the sexual pleasure in looking », c'est-à-dire « le plaisir sexuel qu'on trouve à regarder »

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L'écrivain et le désir de voir

intitulé « Pulsions et destins des pulsions » l4 ; ensuite l'article sur


« Les troubles psychogènes de la vision », reproduit dans Névrose,
psychose et perversion l5 ; enfin l'étude sur Un souvenir d'enjance de
Léonard de Vinci l6 ; à quoi il faut ajouter les considérations sur les
dimensions visuelles de la scène primitive dans l'analyse de
l'Homme aux loups (Cinq psychanalyses) '7 et la petite note sur « La
tête de Méduse » 18.
L'idée commune à tous ces textes est que l'objet de la pulsion
scopique est de nature sexuelle, qu'il s'agisse du « membre sexuel »
dans le cas du voyeurisme et de l'exhibitionnisme, des « attraits »
(Rei^e) de la personne contemplée dans le cas de la cécité
hystérique, du coït des parents dans la scène primitive, du sexe de
la femme dans la vision de la tête de Méduse, ou, dans le cas de
Léonard, d'un ensemble de souvenirs ou de fantasmes déclenchant
une puissante activité d'investigation relative à la sexualité. Il est
évident que si l'on enferme la pulsion scopique dans ces étroites
limites, la littérature et l'art en général ne seront que très
partiellement concernés. Il y a, bien sûr, des voyeurs et des exhibitionnistes
dans les textes littéraires, de Rousseau et de Restif de la Bretonne à
Proust ; les entrevisions du sexe maternel existent, mais elles se
compteraient sur les doigts d'une main, et le nombre des « scènes
primitives » proprement dites ne serait sans doute pas beaucoup
plus élevé. Quoi qu'il en soit, le repérage et la prise en compte de
telles aberrations ne présenteraient que peu d'intérêt pour la
critique.
Mais deux choses sont à noter, dont les continuateurs de Freud
tireront des conséquences très importantes. La première est que la
liaison étroite établie dans l'étude sur Léonard entre le désir de voir
et le désir de savoir, et la sublimation de l'un et de l'autre en activité
artistique, pourraient bien ne pas se limiter au cas du peintre de la
Joconde. L'acharnement de bien des romanciers et de bien des
poètes à percer le secret des choses, à soulever les apparences de
l'être, ne relève pas d'une spéculation purement intellectuelle, mais
garde les traces de la curiosité passionnée avec laquelle l'enfant
s'interroge sur les origines de la vie et la différence des sexes —
d'autant que l'angoisse de castration qui accompagne
inévitablement cette investigation et son débouché possible dans le fétichisme
neuvent iouer un rôle dans la création de l'œuvre d'art.

expression qui aurait pourtant l'inconvénient d'occulter l'aspect dynamique inhérent à la


notion de pulsion. Faute de mieux, et pour ne pas faire trop compliqué, force est bien
d'accepter le terme consacré de « pulsion scopique ».
14. Gallimard, 1968.
15. P.U.F., 1973.
lu. Gaiilmaru, 1977.
17. P.U.F., 1977.
18. Résultats, idées, problèmes, P.U.F., 1985.

12
Uttérature et psychanalyse

La seconde est que la distinction entre les deux fonctions de


l'activité visuelle établie par Freud à propos de la cécité hystérique,
l'une appartenant aux pulsions d'autoconservation, et l'autre,
s'étayant sur celle-ci, aux pulsions sexuelles, a une portée beaucoup
plus vaste que ne le laisserait supposer le cas pathologique ayant
occasionné cette observation. Si tous ceux qui usent de leur vue non
pour mesurer les distances et faire face aux nécessités vitales, mais
pour en tirer un plaisir, ne sont pas victimes de cette sorte très
particulière de cécité, il y a, dans certaines modalités du voir, une
dimension libidinale qui échappe à la conscience et que le terme de
Schaulust exprime parfaitement. « Dans l'inconscient ils voient »,
écrit très mystérieusement Freud à propos de ces aveugles. Mais n'y
a-t-il que les aveugles qui voient dans l'inconscient ?

VOIR DANS C'est à partir de cette interrogation que Gérard Bonnet, après
L'INCONSCIENT avoir consacré sa thèse au voyeurisme et à l'exhibitionnisme 19, a
élaboré une théorie originale dont il me semble que l'étude de la
littérature peut tirer profit. 11 l'a développée dans un article de
Psychanalyse à l'Université intitulé « Regarder, contempler, s'abîmer.
Trois conceptions du voir en psychanalyse. » 20 Fidèle à la position
freudienne, Gérard Bonnet considère que le voir inconscient a pour
objet le sexe, ou plus exactement le sexuel, c'est-à-dire « toutes les
représentations inconscientes marquées par la vision de la différence
sexuelle » 2i, la matrice de ces représentations étant le regard de
l'enfant sur le parent du sexe opposé (regard marqué par l'écart
entre ce que voit l'adulte et ce que l'enfant ne voit pas qu'il voit).
Dans une première partie, sur laquelle je ne m'attarderai pas, car elle
concerne exclusivement le regard dans la cure, Gérard Bonnet
étudie comment le couple formé par l'analyste et l'analysant utilise
cet écart pour construire, dans un mouvement dialectique où
intervient également l'œil de la théorie ou de la culture, un regard
moins aveuglé, moins aliéné par la béance qu'il vise sans le savoir.
La deuxième partie, intitulée « Voir à partir de l'inconscient, c'est
créer », envisage directement l'activité artistique, et considère
comment l'artiste peut, à partir de ce voir inconscient orienté sans le
savoir sur le sexuel, et par là-même équivoque, répétitif, partiel,
engendrer des œuvres qui nous séduisent par leur nouveauté et par
la richesse inépuisable de leur contenu. Ce qu'il importe à mon sens
de souligner, pour éviter tout malentendu, c'est que le statut du
visuel n'est pas du tout le même dans le « voir inconscient » et dans
ce que l'œuvre artistique, qu'elle soit picturale, plastique ou
littéraire « donne à voir ». Le « voir inconscient » ne fonctionne

19. J 'uir Être vu, P.U.F., 1981, 2 vol.


20. N° 50, avril 1988, pp. 181-232.
21. Ibid., p. 190.

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L'écrivain et le désir de voir

absolument pas selon les lois de l'optique qui régissent notre


perception de la réalité, même si Freud et Lacan ont pu utiliser des
schémas optiques pour en expliquer le fonctionnement, et l'œil
engagé dans la cure, que ce soit celui du patient ou celui de
l'analyste, est un œil fantasmatique, n'ayant que des rapports
d'analogie avec celui qui, même dans la littérature fantastique,
participe au spectacle du monde 22. Il reste que le regard « réel »,
dont use l'artiste et qu'il nous invite à partager, peut demeurer
hanté par son « voir inconscient », et que l'une des tâches du
critique peut être d'essayer de déceler sa présence, comme j'ai tenté
de le faire dans On est prié de fermer les yeux 23.
L'article de Gérard Bonnet comporte une troisième partie,
intitulée « Voir pour l'inconscient, c'est mourir », dont l'application
à la littérature ne s'impose pas moins, bien qu'il en explore surtout
les aspects cliniques, c'est-à-dire les cas où le désir de voir conduit
le patient non seulement à se voir mort, mais à mourir réellement.
}'ai consacré une part importante du même ouvrage à ce pouvoir
mortifère du regard, et j'aurai l'occasion d'y revenir. Notons
seulement que la littérature révèle là, peut-être plus qu'ailleurs, sa
fonction cathartique.

AYANCKKS Une autre voie, différente à bien des égards, que nous propose
l.ACANIKNNKS la psychanalyse pour comprendre ce qu'il en est du désir de voir, a
été ouverte par Jacques Lacan. Différente, et, du moins à mon sens,
moins directement rentable, car elle exige le détour par une théorie
du psychisme où l'aspect « indiciel », au sens de Daniel Bougnoux,
de ce qui relève de la vue est rejeté du côté de l'imaginaire, au sens
lacanien du terme, ce qui n'implique pas forcément, d'ailleurs,
que l'importance en soit déniée. Deux points de la théorie laca-
nienne iettent une lumière particulièrement intéressante sur les
phénomènes relatifs à la vue tels qu'on les rencontre dans les œuvres
littéraires.
Le premier est le stade du miroir. Si l'étape originelle de la
constitution du je de l'enfant est la vision tie son corps, retotalisé
dans l'image mobile que lui en offre le miroir -', et saisi dans le
même mouvement comme objet possible du regard de l'Autre, il est
naturel de se demander si certaines aberrations visuelles,
représentées notamment dans la littérature fantastique, ne constituent pas

11. On aura une idée de cette différence en lisant Les ) eux de I uiiire, de |uan David Nasio
(Aubier, 1987).
2.1 (iallimaid, 199!.
24. Ktape qui faut-il le préciser ? n'est pas exactement une étape dans le sens de la
psychologie génétique, de même c|ue la rencontre avec un miroir matériel n'est pas
iriuispeiis.i'jlL pour que l'évolution décrite se produise, surtout si l'on admet, avec \\ innicwit,
que le premier miroir offert à l'entant est le visage de sa mère (et. 1).\\ Winnicott, « Le rôle
de miroir de la mère », in jeu el réalité, Gallimard, 1975).
.

14
Littérature et psychanalyse

des régressions en-deçà du stade du miroir, ou des ratés


catastrophiques de sa constitution, tenant, comme l'indique Lacan, à la
capture du je par un moi-idéal, résistant à toute insertion possible
dans le registre du symbolique. On est ici, bien entendu, à l'origine
de l'hallucination du double, très souvent représenté comme un
reflet se détachant du miroir pour mener une existence autonome et
persécutrice pour le sujet 2\ Même lorsque le double n'est pas mis
en relation avec une surface réfléchissante, son apparition
correspond toujours, comme l'explique Eric Blumel, à un « manque du
manque » 26, c'est-à-dire au fait que le je qui s'est constitué au stade
du miroir n'a pas pu s'évader de sa capture par le regard de l'Autre,
faute de percevoir cet Autre, la mère, comme manquante à son désir
parce qu'habitée par le désir, faisant Loi, d'un Autre que son enfant.
Dans son beau commentaire de la nouvelle d'Henry James intitulée
Un coin plaisant 27, André Green montre que l'acharnement du
héros, Spencer Brydon, à voir son double est rendu possible par cet
équivalent du miroir qu'est la vieille maison new-yorkaise où il a
passé son enfance 2H. Peu de chose nous est dit qui nous permette de
conjecturer comment ce double s'est constitué, mais tout nous
indique que dans la mesure où le héros tend à s'identifier à lui, sur
un mode alternativement sadique et masochiste, il se coupe de toute
possibilité de s'ouvrir au désir de l'Autre, représenté par sa vieille
amie Alice Staverton — ce que la « happy end » de la nouvelle
réalisera in extremis 29. (Et dans la mesure où ce double représente la
part de sexualité brutale et prédatrice que Spencer Brydon a
refoulée, nous pouvons facilement retrouver dans son apparition le
« voir inconscient », qui vise le « sexuel » sans voir qu'il le voit.)
Le second point de la théorie lacanienne, qui ne peut pas être
sans influence sur la prise en compte de l'inconscient dans les
phénomènes de la vision, se trouve exposé dans la deuxième partie
du Séminaire XI, intitulée « Du regard comme objet petit a ». Bien
que les exemples sur lesquels il s'appuie appartiennent au domaine
de la représentation picturale, il est évident que le voir dans les
textes littéraires est également concerné. Sans entrer dans le détail

25. Cf. les Aventures de la nuit de la Saint-Sylvestre d'Hoffmann, le film L 'Étudiant de Prague,
Onuphrius de Gautier, et l'ensemble des textes que j'ai étudiés au chapitre III de ha
Fantasmagorie.
26. Cf. Eric Blumel, « L'hallucination du double », Ornicar ? Analytica, 22, 1980,
pp. 48-49.
27. « Le double fantôme. À propos du Coin plaisant d'Henry James », in Corps Création.
Entre lettres et psychanalyse, publié sous la direction de Jean Guillaumin, Presses Universitaires
de Lyon, 1980, pp. 139-154.
28. Ibid., p. Ii2.
29. Solution qui, comme le montre Jean Perrot (Henry James. Une écriture énigmatique,
Aubier, 1982, pp. 304-305), ne résout pas le problème fondamental de James, qui est de
concilier l'exhibition obscène de son « soi caché », pour employer l'expression de Masud Khan,
avec les exigences, en un sens protectrices, d'un surmoi victorien. Seule l'écriture de la
nouvelle, avec les effets d'« anamorphose » qu'elle autorise, réalise cette conciliation.

15
U écrivain et le désir de voir

de la démarche de Lacan, fort complexe et, de surcroît, souvent


commentée, je dirai ce que j'y ai trouvé, pour ma propre réflexion,
de plus éclairant. L'intuition centrale de ce texte est, me semble-t-il,
la distinction entre l'œil et le regard, c'est-à-dire entre une
organisation optique centrée autour d'un organe et donnant l'illusion
d'une maîtrise sur le monde visible, et une configuration
inconsciente faisant en sorte que le désir de voir manque par essence son
objet, et le manque d'autant plus sûrement que le regard n'est pas
localisable en un point de l'espace, mais préexiste, en tant que voyure,
à toute manifestation visible, y compris celle de mon corps, qui en
est inéluctablement enveloppé. D'où la part de leurre qu'il y a dans
toute image qui est censée occulter ce manque (désigné en dialecte
lacanien par l'algorithme (p, symbolisant la castration). Si cette
présence-absence du regard (sa présence comme absence, pourrait-
on dire) fonde, en peinture, le plaisir de contempler un tableau — et
d'être contemplé par lui -, elle marque, en littérature, beaucoup de
scènes où la relation amoureuse se fonde sur l'« échange » des
regards. Ainsi, dans L'Homme au sable d'Hoffmann, l'automate
Olympia, cette poupée sans regard, dans la mesure où elle comble
l'œil de Nathanaël, où elle le remplit à ras bord de plaisir optique,
constitue le leurre par excellence, celui qui, en flattant sa
mégalomanie narcissique, lui masque efficacement la castration dont il a été
menacé, au début de la nouvelle, par une agression contre cet œil
comme organe 30. De même, le rôle ambivalent des échanges
optiques dans les couples stendhaliens tient, pour une part, à ce que
le voyeurisme des héros de Stendhal accepte difficilement de
renoncer à une prise de possession par l'œil, qui est à la fois une
prédation et une défense contre ce qui, dans le regard, menace ce
qu'ils croient être leur intégrité31. Il me paraît également possible
de prolonger, au-delà du problème de la relation amoureuse,
l'application des considérations de Lacan, confortées par Le Visible
et l'invisible de Merleau-Ponty, sur « la dépendance du visible à
l'égard de ce qui nous met sous l'œil du voyant », sur cette « pousse
du regard », qui fait que « je ne vois que d'un point, mais dans mon
existence je suis regardé de partout » 32, et que « le spectacle du
monde, en ce sens, nous apparaît comme omnivoycur » 33. I! y a là
un aspect de notre relation au visible auquel un poète comme Victor
Hupo a été oarticulièrement ouvert 34. tandis qu'un autre Doète.

30. Cf. d'autres exemples de cette fonction leurrante de l'oeil dans le dernier chapitre de
] m fantasmagorie, intitulé « Amours optiques ». Ajoutons que le regard trop transparent de la
bourgeoise Clara ne réussit pas plus à préserver Nathanaëi de cette phobie du manque, qui
l'empêche de se constituer comme sujet.
31 Cf. On est prié de fermer les yeux, pp. 1 35-164.
32. l.t Sémmuire, livre XI, Seuil, 1973, p. 69.
.

33. Ibid., p. 71.


34. Cf. On est prié de fermer les yeux. pp. 188-189.

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Littérature et psychanalyse

Yves Bonnefoy (mais on pourrait, dans une certaine mesure, en dire


autant de Victor Hugo), avant tout sensible au caractère élusif de la
source à partir de laquelle nous sommes regardés, constate «
l'essentiel manquement de l'être dans les images » 35, et se rend attentif
aux fractures du visible à travers lesquelles se devine une Présence
qui se dérobe à toute vision comme à toute nomination. Nous
aurons l'occasion d'y revenir en terminant.
Je ne voudrais pas en finir avec l'apport des théories lacaniennes
aux problèmes de la vision sans (me) mettre en garde contre une
certaine tentation d'œcuménisme. Mise en garde que je formulerai
sous la forme de deux questions auxquelles je ne prétends pas avoir
de réponse. La première est celle-ci : y a-t-il analogie ou identité
entre le « voir inconscient » tel que le définit Gérard Bonnet et le
voir de l'enfant dont se soutient la scène primitive, et le « sexuel »
intervient-il, dans la perspective lacanienne, à ce moment-là ou plus
tard ? La seconde, qui n'est pas sans rapport avec la première,
concerne le statut de l'image dans le circuit de la pulsion scopique
tel que Lacan le décrit. Est-elle vouée à n'être que le leurre
permettant au sujet de faire l'impasse sur le regard, c'est-à-dire sur
le fait qu'il ne voit pas (ce) qu'il voit, comme il n'est pas ce qu'il a
conscience d'être — et c'est ce que je suggérais en disant qu'elle
perd alors son aspect « indiciel » ? Ou bien est-il possible de lui
assigner, au-delà de son rôle leurrant de représentation, un rôle de
« représentance » — ce que Georges Didi-Huberman appelle, à
propos de la peinture, le « symptôme » ou le « pan », c'est-à-dire
l'irruption, dans les fissures de la représentation, de ce Tout-Autre,
de ce non-humain véhiculé pourtant par les sens qu'a cautionné,
durant des siècles d'art religieux, une théologie de l'incarnation ?

FETICHISME Il est un terrain, en tout cas, de grande conséquence dans le


champ littéraire, sur lequel les différents courants influencés par la
pensée de Lacan — et même d'autres qui s'en sont tenus
relativement éloignés — n'ont pas trop de peine à se retrouver : c'est celui
du fétichisme. Il serait intéressant de se demander pourquoi les
perversions ont, comme les psychoses, bénéficié durant ces
dernières années de l'attention que le XIXe siècle finissant, obsédé par le
refoulement, accordait aux névroses. Le fétichisme se détache parmi
elles par le rôle capital qu'y jouent les éléments visuels. Guy
Rosolato est sans doute celui qui a le plus insisté sur l'aspect
génétiquement visuel du fétiche et sur ses affinités ambivalentes
avec l'« objet de perspective », en fonction duquel s'ordonnent,
selon lui, tous les mécanismes de substitution propres à la pensée

35. Un rêve fait à Mantoue, Mercure de France, 1967, p. 19. Cité par Michel Collot,
1 .'Horizon fabuleux, Corti, 1988, t. II, p. 159.

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l, 'écrivain et le désir de voir

inconsciente M\ Quand, dans un texte littéraire, une description


procure des gratifications visuelles qu'il est possible de mettre en
relation avec une structure psychique marquée par un recul devant
ce qui, dans la différence des sexes, constitue une menace de
castration, il est difficile de ne pas y reconnaître un fonctionnement
de l'image sous le régime du fétichisme. Celle-ci joue d'autant plus
facilement le rôle d'occultation du manque souligné par Lacan que
l'espace, comme la nature, a horreur du vide. Le continuum qu'il offre
à l'œil et la brillance qui peut s'y manifester grâce à la couleur et à
la lumière constituent le piège idéal pour arrêter, sous la forme d'un
fétiche, la prolifération du sens propre à l'objet de perspective ou au
petit a lacanien. L'œuvre de Théophile Gautier offre de nombreux
exemples de cette situation, non seulement parce qu'on y trouve des
personnages de fétichistes, dont le désir sexuel se fixe sur un objet
partiel métonymiquement lié à un être féminin, comme une
cafetière, un pied de momie ou le moulage d'un sein, mais parce que le
corps entier de la femme, électivement chéri sous la forme d'une
statue, d'un portrait ou d'un idéal de beauté intemporel, pourvu
d'un rayonnement qui plonge dans l'ombre la réalité environnante,
constitue la seule compensation du manque-à-être dont tous les
héros de Gautier sont affectés 37.
J'ai parlé des personnages et des structures inconscientes que le
texte donne à lire, non de l'auteur. Quoi qu'il en soit de son
inconscient, et même si l'on a de bonnes raisons de supposer qu'il
n'était pas exempt de tendances fétichistes, je crois — et cette
conviction déborde largement le cas de Gautier — qu'il serait tout
à fait erroné de considérer quelque œuvre d'art que ce soit comme
l'équivalent d'un fétiche. Ce serait faire bon marché de la
sublimation, qui, si elle n'annule pas la pulsion sexuelle, comme on le dit
parfois, constitue, selon l'expression de Jean Laplanche. un tressage.
dans lequel le sexuel et le non-sexuel contribuent à la création d'une
œuvre 38. Ce serait méconnaître aussi que l'œuvre d'art, si fétichiste
qu'en soit le sujet, est précisément, par le jeu de reflets et de renvois
qu'elle comporte, le lieu où l'objet de perspective exerce à plein son
pouvoir multiplicateur. Des images-fétiches, il y en a beaucoup sur
le marché, audiovisuel comme littéraire, mais c'est précisément dans
la mesure où l'art y fait défaut.
Rsr-ce à dire que le désir de voir qui circule dans l'œuvre ne
puisse pas être rapporté à l'auteur, et ne trouve pas une complicité

36. Cf. surtout « Le fétichisme dont se dérobe l'objet », Objets du fétichisme, Nouvelle Kerue
de Psychanalyse, n° 2, 1970, pp. 31-39 ; « L'objet de perspective dans ses assises visuelles », Le
Champ visuel, Nouvelle Kerue de Psychanalyse, n° 3^, 19H7, pp. 143-164, et « Fitude des perversions
sexuelles à partir du fétichisme », in Le Désir et la perversion, Seuil, 1967, pp. 9— *0.
37. Cf. On 0/ prié de je) mer les ytux, pp. î OS- ï 33-
38. «Faire dériver la sublimation», Psychanalyse à /'Université, n°8, septembre 1977,
p. 609.

18
littérature et psychanalyse

ou un écho dans le lecteur ? Le fétichisme n'est qu'un des « destins »


de la pulsion scopique. Si l'œuvre, littéraire ou picturale, ne nous la
donne à saisir que sublimée, elle n'en imprime pas moins sa forme
propre au travail de l'inconscient dont la critique inspirée par la
psychanalyse s'efforce de retrouver les traces. Selon quelles voies et
quelles méthodes ? Sans ouvrir ici une programmatique de
recherche, je me bornerai, pour finir, à donner un exemple et à poser un
problème.

HORIZONS Un exemple : les travaux de Michel Collot sur la « structure


d'horizon » l'ont amené à prendre en compte, entre autres
paramètres relevant de la philosophie, de l'histoire culturelle ou de la
poétique, le désir inconscient qui se fait jour dans les limites que
l'écrivain assigne à son champ de vision, soit pour les assumer, soit
pour les transgresser 39. Cette démarche s'inscrit d'autant mieux
dans la perspective que je viens d'évoquer que, s'agissant
exclusivement de textes poétiques, le rapport à l'espace dont il est question
n'intervient pas, le plus souvent, dans des rapports entre
personnages, entretenant avec l'inconscient de l'auteur des relations toujours
problématiques, mais traduit une attitude existentielle fondamentale
qui intéresse directement l'instance productrice du texte. Michel
Collot parvient ainsi, en étudiant les configurations spatiales
propres à un certain nombre de poètes, à écrire l'histoire des
« réponses que le sujet s'efforce tout au long de son existence
d'apporter aux exigences et aux énigmes de son désir, venues de son
passé le plus lointain » 40. Exigences et énigmes qui se réfèrent le
plus souvent à une fantasmatisation, propre à chacun, de la scène
primitive, au conflit entre un désir régressif de refuge dans le corps
maternel et l'appel d'un ailleurs, rapporté à une imago paternelle
interdictrice ou mythiquement idéalisée, au refus ou à l'acceptation
d'un enfermement, vécu sur un mode dysphorique ou euphorique.
Entrent en ligne de compte dans ce décryptage non seulement les
images visuelles qui, en vertu du principe de jigurabilité,
représentent le désir inconscient, mais aussi les aspects visuels du texte
poétique : fréquence et répartition des blancs, typographie, et même
— notamment à propos des extraordinaires divagations de Claudel
dans Les mots ont une âme — configuration des lettres de l'alphabet.
C'est là, assurément, une voie féconde pour accéder aux
motivations inconscientes du désir de voir. Il en est d'autres, moins
frayées et peut-être moins frayables. Qu'en est-il, en particulier, du
désir d'image qui est à la source de la convoitise optique de beaucoup
d'écrivains ? Certes, dans la mesure où l'image est une représenta-

39- Cf. notamment L'Horizon fabuleux et La Poésie moderne et la structure d'horizon, P.U.F.,
40. L'Horizon fabuleux, t. I, p. 120.

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/ - 'écrivain et le désir de voir

tion, des clefs sont à notre disposition, dans le trousseau déjà bien
fourni que nous otfre la psychanalyse. Mais n'est-il pas possible de
remonter plus haut ? Comment expliquer l'attrait du visible, non
pas en fonction de ce qu'il représente, mais du seul fait de son
apparaître ? Comment rendre compte de cet enivrement de la forme
et de la couleur dont Baudelaire crédite le jeune enfant, et auquel se
rattache son propre «culte des images»"? Freud a effleuré la
question à propos de Léonard de Vinci : « Léonard, écrit-il, émerge
pour nous, hors la pénombre lointaine de ses premières années, déjà
artiste, peintre et sculpteur, grâce à un don inné, que le précoce éveil
en lui, dès la première enfance, des tendances visuelles, dut venir
renforcer » '-. Mais comment imaginer un « don inné » pour la
peinture et la sculpture qui n'ait rien à démêler avec l'attrait du
visible ? Peut-être faut-il, pour expliquer cet attrait, penser au jeu du
fort-da, à ce cacher-montrer (dont la littérature constitue un
prolongement plus direct que la peinture), à la peur du noir ; ce qui nous
renvoie, en fin de compte, au premier voir gratifiant, au premier
« voir sexuel » de l'enfant : celui du visage de sa mère --- et, du
coup, les deux étapes distinguées par Freud n'en font plus qu'une.
Mais, si tel est le cas, pouvons-nous oublier que ce visage est avant
tout, pour l'enfant, un visage qui s'offre ? Peut-être est-ce en
réponse à cette toute première offre de spectacle que les enfants et les
artistes scrutent les formes et les couleurs, non pour s'en rassasier,
mais pour y retrouver une présence, pour substituer à la fascination
régressive par le visible l'exploration prospective du visuel, pour
répondre par leurs questions, comme le montre Merleau-Ponty, aux
questions que le monde leur pose.

■li. «Rien ne ressemble plus à ee qu'on appelle l'inspiration que la joie avec laquelle
l'enfant absorbe la forme et la couleur » (Le Peintre de la rie moderne, in Oeuvres completes, Pléiade,
t. II, p. 690)- )'ai posé le problème, sans aboutir à une solution qui me satisfasse pleinement,
dans « Baudeiaiic et le plaisir ut voir >>, SULuges Simon Jeune, Bordeaux, Société des Bibliophiles
de Cuvenne, 1990, pp. 293-308.
■\1. l 'n souvenir d'enfance de Léonard de I 'inci, p. 203.

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