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dossier
FRÉDÉRIQUE MATONTI

La politisation du structuralisme.
Une crise dans la théorie

ROMAN JAKOBSON, Claude Lévi-Strauss

L
ORSQUE
et Jacques Lacan écrivent les premiers textes de ce
qui sera ensuite rassemblé et unifié sous l’appella-
tion de structuralisme, ils sont au plus loin de produire une théorie
« politique », au sens où elle parlerait d’objets politiques ou bien
encore où elle apparaîtrait politiquement située. Pourtant dès le
milieu des années 1960, et a fortiori après Mai 68, l’usage de thèses
étiquetées comme structuralistes est devenu au contraire un mar-
queur politique, et plus précisément un marqueur de radicalité poli-
tique. Ainsi, et si l’on reprend très librement la définition par Jacques
Lagroye de la politisation comme « requalification des activités
sociales les plus diverses, requalification qui résulte d’un accord pra-
tique entre des agents sociaux enclins, pour de multiples raisons, à
transgresser ou à remettre en cause la différenciation des espaces
d’activités 1 », le structuralisme du milieu des années 1960 au début
des années 1970 apparaît bien comme une théorie « requalifiée » par
des producteurs intellectuels individuels ou collectifs (revues, mai-
sons d’édition, news magazines, etc.).
C’est ce travail de « requalification », que l’on pourrait aussi
désigner comme une crise dans la théorie, que nous voudrions
éclairer ici. Plus exactement, une partie de ce travail de requalifica-
tion. En effet, la réception des thèses structuralistes comme politi-
quement radicales et non plus seulement comme intellectuellement

1. Jacques Lagroye (dir.), « Les processus de politisation », in La politisation, Paris, Belin,


coll. « Socio-histoires », 2003, p. 361.

Raisons politiques, n° 18, mai 2005, p. 49-71.


© 2005 Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
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avant-gardistes suppose un ensemble de conditions sociales et poli-


tiques que nous ne ferons qu’évoquer ici. Tout d’abord, la croissance
de la population scolarisée et plus spécifiquement de la population
étudiante, particulièrement sensible dès le milieu des années 1960,
et les mutations que cette croissance entraîne (notamment sur la
composition du personnel universitaire avec le recrutement en
nombre de jeunes maîtres-assistants) créent un public, et un public
sans doute moins porté que ses aînés vers les ouvrages conformes aux
normes académiques. Ensuite, la réception des thèses structuralistes
prend place dans un double « contexte » politique : la longue série
des « sales guerres » contre les mouvements d’indépendance et la
série débutée en 1956, avec le rapport Khrouchtchev et la répression
de la révolution hongroise, des révoltes à l’Est 2. C’est donc toute une
génération (à commencer bien sûr par les acteurs les plus insérés dans
les réseaux militants, mais pas seulement) qui est ainsi « exposée 3 » à
cette double série qui déstabilise l’ordre international mais aussi
l’ordre de ce qui est politiquement pensable 4.
Enfin, et bien évidemment, ces conditions sont interdépen-
dantes. Ainsi, dans les années qui précèdent directement Mai 68,
l’espace des revues, lieu par définition de médiation entre les produc-
teurs et les lecteurs (on y reviendra), voit d’une part l’apparition de
nouvelles parutions qui entendent incarner une double avant-garde
politique et intellectuelle et, d’autre part, des revues qui, nées apoli-
tiques, interviennent dorénavant dans l’espace politique. Ce que l’on
peut qualifier de « retour à la prophétie 5 » apparaît donc comme le

2. Sur cette double conjoncture, cƒ. Michel Feher, « Mai 68 dans la pensée », in Jean-Jacques
Becker et Gilles Candar (dirs.), Histoire des gauches en France, vol. 2, XX e siècle : à l’épreuve
de l’histoire, Paris, La Découverte, 2004, p. 599-623. Sur la notion de « série » pour penser
du point de vue des sciences sociales, les « ruptures d’intelligibilité » que constituent les
événements, cf. Alban Bensa et Éric Fassin, « Les sciences sociales face à l’événement », Ter-
rains, 38, mars 2002, p. 5-20. Pour une application de ce modèle à la compréhension de
Mai 68, cf. Boris Gobille, « Événements et crises politiques du point de vue d’une histoire
sociale des idées politiques. L’exemple de Mai 68 », communication au séminaire
« Histoire sociale des idées politiques », ENS/EHESS, 28 février 2005.
3. Cf. Karl Mannheim, Le problème des générations, trad. de l’all. par Gérard Mauger et Nia
Perivolaropoulou, Paris, Nathan, 1990.
4. C’est le parti pris qu’adopte notamment Michel Trébitsch, « Voyages autour de la Révolu-
tion. Les circulations de la pensée critique de 1956 à 1968 », in Geneviève Dreyfus-
Armand, Robert Frank, Marie-Françoise Lévy, Michelle Zancarani-Fournel (dirs.), Les
années 68. Le temps de la contestation, Bruxelles, Complexe/IHTP-CNRS, 2000, p. 69-88.
5. Cf. Frédérique Matonti, Intellectuels communistes. Un essai sur l’obéissance politique, La
Nouvelle Critique 1967-1980, Paris, La Découverte, 2005, chap. 1 « Conjoncture poli-
tique et conjoncture intellectuelle : la double position de La NC », p. 29-58.
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résultat de l’« enchevêtrement 6 » entre plusieurs facteurs : par exemple,


l’accroissement du public lettré et l’exposition d’une génération à de
nouvelles configurations théorico-politiques.
Nous nous restreindrons ici aux conditions plus spécifique-
ment intellectuelles de la politisation du structuralisme. Après avoir
évoqué brièvement le cadre analytique qui sera le nôtre, nous nous
attacherons tout d’abord à décrire et à définir l’apolitisme des pro-
ducteurs « cardinaux » du structuralisme, puis à proposer quelques
hypothèses pour rendre compte d’une réception devenue politique,
en nous intéressant aux prises qu’offrent a posteriori leur travail pour
la « requalification » du structuralisme puis, en nous concentrant
plus particulièrement sur deux auteurs, à notre sens déterminants
dans le processus de politisation, Roland Barthes et Louis Althusser.

Mondes de l’art et mondes intellectuels

Le modèle d’Howard Becker 7 destiné à analyser les mondes de


l’art invite à voir dans chaque production artistique certes le résultat
de l’activité « cardinale » de son signataire, mais il conduit également
à la considérer comme le produit de l’activité d’une multitude
d’autres acteurs (par exemple pour une toile : des collectionneurs,
des critiques, des fabricants de couleur, des marchands, des publics,
etc.), acteurs sans lesquels l’œuvre ne pourrait exister et qui contri-
buent en partie à la définir. Insister sur cette dimension collective des
productions artistiques, y compris de celles qui nous apparaissent
spontanément comme les plus personnelles, permet notamment à
Becker et à ses successeurs de montrer que toute œuvre obéit au
moins minimalement à des conventions (notation musicale, conven-
tions typographiques, longueur standard, goûts des publics…) qui
rendent sa réception possible. Utiliser ce modèle comme un guideline
pour décrire le travail de production d’un nouveau paradigme intel-
lectuel comme nous allons le faire ici, invite à en souligner la dimen-
sion collective, à en repérer les acteurs « cardinaux », les personnels
de renfort (à commencer par les « médiateurs »), ainsi que les

6. Nous reprenons ce terme de Max Weber qui, pour éviter tout déterminisme (matériel ou
idéel), parle dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme de « l’énorme enchevêtre-
ment d’influences réciproques entre bases matérielles, formes d’organisation sociales et
politiques, teneur spirituelle des époques de la Réforme ».
7. Howard Becker, Les Mondes de l’Art, Paris, Flammarion, 1988, et notamment chap. 1
« Mondes de l’art et activité collective », p. 27-63.
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conventions communes à un même paradigme 8. Dans cette produc-


tion collective, les médiateurs (auteurs « suiveurs » se réclamant du
paradigme, animateurs de revues, éditeurs, journalistes…) occupent
un rôle stratégique : en effet, en participant activement à la diffusion
et par conséquent aux « cadrages » de la réception d’un paradigme,
ils contribuent de manière décisive à sa définition. Pour ce qui nous
concerne, on peut faire l’hypothèse que c’est centralement dans ce
travail de co-production que la politique vient au structuralisme au
point d’en devenir partie prenante 9.

1966 : un « repère central »

« Année-lumière », c’est ainsi que François Dosse qualifie


l’année 1966 dans son Histoire du Structuralisme 10, avant de
reprendre le jugement de Roland Barthes, qui, en 1971, à l’occasion
d’une reparution de ses Essais critiques, voit dans cette même année
un « repère central 11 ». Ce texte de Barthes mérite d’être cité in
extenso. En effet, se référant à l’historien Lucien Febvre, il définit
ainsi un point « d’où le mouvement puisse sembler irradier AVANT et
APRÈS » puis donne quelques signes de cette « mutation » de 1966, à
commencer par la naissance des Cahiers pour l’analyse, revue « où
l’on trouve présents le thème sémiologique, le thème lacanien et le
thème althussérien 12 ». 1966, même si Barthes ne le rappelle pas,
c’est aussi l’année où paraît au Seuil son Critique et Vérité, réponse à
un pamphlet de Raymond Picard, professeur à la Sorbonne et édi-
teur de Racine dans la Pléiade. Ce texte, Nouvelle Critique et Nouvelle
imposture, édité chez Jean-Jacques Pauvert, l’année précédente, était
lui-même une réponse à deux articles de Barthes, parus au tout début
des années 1960 et rassemblés dans Sur Racine, en 1963. Toujours en

8. Il serait également possible de justifier cette application du modèle de Becker aux


« mondes intellectuels », en suggérant que productions intellectuelles et productions
artistiques ne vont pas sans homologie, à commencer par la croyance commune aux
deux univers en un « créateur incréé ».
9. Pour un réflexion plus large sur la méthode suivie ici, cf. « Remarques provisoires sur
l’histoire sociale des idées politiques », Actes de la Recherches en Sciences Sociales, « Le
Capital militant (2) », à paraître en juin 2005.
10. François Dosse, Histoire du structuralisme, t. 1 : Le champ du signe, 1945-1966, Paris,
La Découverte, 1991, p. 384 et suiv.
11. Essais critiques, « Avant-propos 1971 », in Roland Barthes, Œuvres complètes, t. 2 :
Livres, Textes, Entretiens, 1962-1967, Paris, Seuil, 2002, p. 271.
12. Ibid.
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1966, édités là encore au Seuil, sortent les Écrits de Jacques Lacan qui
rassemblent des textes jusque-là quasi inaccessibles, car parus dans
des revues professionnelles, et, bien sûr, Les Mots et les Choses de
Michel Foucault chez Gallimard. L’année précédente, enfin, Fran-
çois Maspero a édité Pour Marx, recueil de textes de Louis Althusser,
et Lire « Le Capital », ouvrage collectif qu’il avait dirigé.
Plus encore que la concordance des dates qui contribue certes à
unifier le paradigme, c’est la teneur et l’ampleur de la réception qui
importent. Ces ouvrages, et tout particulièrement celui de Foucault,
rencontrent à la fois des succès de librairie – près de 20 000 exem-
plaires des Mots et les Choses sont réimprimés en 1966, alors que
l’ouvrage est paru en avril 13 – et une grande visibilité critique. Les
stratégies des maisons d’édition et la tonalité de la critique contri-
buent à transformer ces productions en autant d’occasions de
controverses, voire d’« affaires », intellectuelles. C’est ainsi que Cri-
tique et vérité est publié avec un bandeau « Faut-il brûler Barthes ? »
et que Renaud Matignon, dans L’Express, non seulement expose les
termes de la polémique avec Raymond Picard, mais encore la pré-
sente comme « l’affaire Dreyfus du monde des lettres », puisque,
écrit-il, « elle avait aussi un Picard à l’orthographe près, et [qu’elle]
vient de donner son “J’accuse” 14 ». De même, la réception 15 des Mots
et les Choses pourrait être décrite comme la mise en scène d’une série
d’oppositions : Foucault vs Sartre, les intellectuels du PCF vs Fou-
cault, Esprit vs Foucault, etc. Les attaques sartriennes (dans L’Arc
notamment) et communistes (dans La Nouvelle Critique, la revue
intellectuelle, alors proche du groupe dirigeant) convergent. L’une et
l’autre présentent en effet le texte de Foucault comme une attaque de
la bourgeoisie contre le marxisme. Enfin, les deux ouvrages
d’Althusser donnent lieu à une controverse interne au PCF. Leurs
thèses autour de l’antihumanisme théorique de Marx mais aussi leurs
références (Bachelard, Canguilhem, Foucault, Lacan…) sont en effet
contestées lors d’une séquence tout à fait particulière de l’histoire du
PCF où le statut des intellectuels est redéfini dans le sens d’une plus
grande autonomie et, conjointement et presque contradictoirement,
l’interprétation du marxisme (l’humanisme scientifique) fixée.

13. Didier Éribon, Michel Foucault, Paris, Flammarion, 1989.


14. Renaud Matignon, L’Express, 2 mai 1966, cité in F. Dosse, Histoire du structuralisme,
t. 1, op. cit., p. 385.
15. Cf. D. Éribon, Michel Foucault, op. cit. et notamment le chapitre « Les remparts de la
bourgeoisie », p. 182-198.
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Plus généralement, le succès de l’étiquette est tel que si l’on en


croit les témoignages recueillis par François Dosse, les termes « struc-
turalisme » ou « structural » sont gages de succès en librairie et se dif-
fusent aux milieux les plus improbables au point, par exemple, que
l’entraîneur de l’équipe de France de football se serait apprêté, décla-
rait-il, à sa réorganisation « selon des principes structuralistes 16 ».

Trajectoires des producteurs « cardinaux »

Comme le montre ce dialogue entre le rédacteur en chef des


Lettres Françaises, Pierre Daix, et Jacques Lacan, au moment de la
sortie des Écrits, les producteurs « cardinaux » s’opposèrent souvent
à cette réception qu’ils présentèrent à la fois comme une ossification
indue du paradigme et une dilution de leur travail :

Pierre Daix : Je voulais justement vous demander ce que vous


pensez du structuralisme puisque aussi bien on écrit ici et là que vous
êtes structuraliste et qu’il y aurait une sorte de conjuration structurale
menée par Lévi-Strauss, Foucault…

Jacques Lacan : … Althusser, Barthes et moi. Oui je sais ! Écar-


tons d’abord le terme de CONJURATION dont il faudrait savoir contre
quoi elle serait tramée. Je ne saurais taire ici mon sentiment sur un
certain numéro de la revue L’Arc que je trouve de fort mauvais ton.
Je n’ai jamais visé que de façon toute incidente, voire accidentelle, la
pensée de Sartre, et seulement au niveau de son éthique. S’il a permis
à la société française après la guerre de se recoiffer, ce n’est pas là une
succession qu’il y ait lieu d’ouvrir, et pour ce qui est de sa pensée, elle
est précisément de celle à qui je ne dois rien, quel que soit le plaisir
que je puisse prendre – et il est vif – à telle de ses analyses. Ceci me
laisse peu de titre à rentrer dans cet amalgame – disons quelque peu
frauduleux – qu’on veut faire d’un ANTISARTRISME et dont le moins
qu’on puisse dire est que certains de ses prétendus tenants n’étaient
pas, lors de la montée de Sartre, des enfants. Laissons donc cette fic-
tion à son sort, et limitons nous à ce qui lie entre eux ces conjurés,
plus ridiculement encore dénoncés comme cabale des dévots [allu-
sion au titre d’un pamphlet de Jean-François Revel]. […] Le structu-
ralisme n’est pas UNE COULEUR, pour des raisons structurales précisé-

16. Témoignage de Jean Pouillon rapporté in Histoire du structuralisme, t. 1, op. cit.,


p. 385.
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ment, ni aucune de ses formes de taches qui progressent par


diffusion. C’est pourquoi je suis opposé finalement à l’emploi de ce
terme dont rien ne dit qu’il ne sera pas détourné aux usages de
l’humanisme humide 17.

Comme le souligne ici Lacan, insistant sur la génération à


laquelle il appartient (la même « biologiquement » que Sartre), il
faut en effet remonter très en arrière, à la rencontre à New York
en 1942, de deux personnes-clés, exilées l’une et l’autre, Roman
Jakobson et Claude Lévi-Strauss, pour retrouver les deux premiers
producteurs cardinaux du « structuralisme 18 ». Si nous désignons ces
deux hommes comme tels, ainsi que Jacques Lacan, ce n’est pas pour
céder à la tentation de faire une histoire des idées limitée à celle des
« grands noms » – tentation contraire à toute la rénovation conduite
par l’École de Cambridge et par Quentin Skinner en particulier 19, et
à ce que l’usage du modèle des « mondes de l’art » essaie d’induire.
C’est tout d’abord parce que l’on peut repérer, au-delà du rôle qui est
assigné à ces trois hommes dans les années 1960 – rôle par ailleurs
mal distingué alors de celui de leurs successeurs immédiats –, une
circulation réelle de leurs « idées » entre eux trois sur laquelle nous
reviendrons brièvement, et c’est ensuite pour essayer d’éclaircir les
processus de cristallisation d’un paradigme qui sont indissoluble-
ment des processus de diffusion, de dissolution, de redéfinition.
Roman Jakobson 20, né en 1896 à Moscou (et décédé aux États-
Unis en 1982), dans une famille de la grande bourgeoisie intellec-
tuelle et artistique, devient très tôt l’ami de Kasimir Malevitch et de
Vladimir Maïakovski ainsi que du linguiste Nicolas Troubetzkoy. Il
participe à la création du Cercle linguistique de Moscou en 1915,
puis, deux ans plus tard, de l’Opioaz, Cercle de Saint-Pétersbourg,
fréquenté par les formalistes et les futuristes russes. Après une courte
expérience d’attaché culturel à Prague, il y reprend ses études et
accède à la chaire de philologie russe et de littérature tchèque

17. Entretien avec Pierre Daix du 26 novembre 1966, Les Lettres Françaises, 1159, 1er-7
déc. 1966.
18. Nous utiliserons par commodité le terme de structuralisme, même s’il est donc le pro-
duit d’un travail d’unification et d’étiquetage.
19. Voir sur ce point par exemple Quentin Skinner, La Liberté avant le libéralisme, Paris,
Seuil, 2000, et notamment, chap. 3 « La Liberté et l’historien », p. 64-77.
20. Sur la biographie de Roman Jakobson, cf. « Entretien avec Tzvétan Todorov », Poétique,
57, fév. 1984, « Portrait », Orbis. Bulletin International de documentation linguistique,
VII, 1, Louvain, 1958, Nicolas Ruwet, « Préface », Essais de linguistique générale, trad.
de l’angl. par N. Ruwet, Paris, Minuit, 1963 [2003].
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ancienne qu’il occupe jusqu’en 1939, date à laquelle il s’exile vers les
pays de l’Europe du Nord, avant de gagner New York. Pendant cette
période, il a participé à la création du Cercle linguistique de Prague
en 1926, dont les thèses sont diffusées dans les congrès européens,
écrit avec le formaliste russe Iouri Tynianov, travaillé sur les écrivains
russes et tchèques et enfin fréquenté les deux linguistes Louis
Hjelmslev et Émile Benvéniste. Après avoir enseigné à l’École Libre
des Hautes Études 21, au moment de la Seconde Guerre mondiale, il
donne des cours à Columbia et Harvard et anime la revue Word. Bien
que certains de ses textes soient parus dès l’avant-guerre en France,
ses recherches sont faiblement reçues dans le monde strictement uni-
versitaire qui, si l’on suit les analyses de François Dosse, aurait été
formé par l’agrégation de grammaire à la différence des pôles les plus
« hérétiques », l’École Pratique des Hautes Études (EPHE), les
Langues Orientales ou le CNRS, et plus ouverts à la linguistique.
Les travaux de Claude Lévi-Strauss sont, quant à eux, précoce-
ment connus et reconnus, au point que les ouvrages de vulgarisation
écrivent dès la fin des années 1960 que « la pensée structuraliste peut
être en fait toute entière définie par l’œuvre de Claude Lévi-
Strauss 22 ». Celui-ci est né en 1908 à Bruxelles dans une famille
d’artistes 23 qui a connu un relatif déclin depuis la Monarchie de
Juillet où l’un de ses arrières grands-pères dirigea les ballets de
l’Opéra. Après être rapidement passé par l’hypokhâgne de Con-
dorcet, Claude Lévi-Strauss entame des études de droit, puis de phi-
losophie qui le mènent jusqu’à l’agrégation qu’il obtient en 1929.
C’est aussi à cette période qu’il suit les cours des sociologues Paul
Fauconnet et Célestin Bouglé, et c’est d’ailleurs ce dernier qui dirige
son DES consacré aux « postulats philosophiques du matérialisme
historique ». Sujet et directeur révélateurs de ce qui constitue alors,
selon ses propres mots, la passion de Lévi-Strauss : la politique. Et,
en effet, c’est plutôt une carrière de professionnel de la politique qu’il
semble entreprendre dans les années 1920 – moment de sa trajectoire

21. Sur l’École Libre des Hautes Études, cf. Laurent Jeanpierre, « Des hommes entre plu-
sieurs mondes. Étude sur une situation d’exil. Intellectuels français réfugiés aux États-
Unis pendant la Deuxième Guerre mondiale », thèse de sociologie sous la direction de
Jean-Louis Fabiani, EHESS, 2004.
22. Cf. entre autres, Jean-Marie Auzias, Clefs pour le structuralisme, Paris, Seghers, 1967,
p. 11.
23. Sur Claude Lévi-Strauss, voir entre autres, Cl. Lévi-Strauss/D. Éribon, De près et de
loin, Paris, Odile Jacob, coll. « Points », éd. augmentée, 1990, Denis Bertholet, Claude
Lévi-Strauss, Paris, Plon, 2003, « Lévi-Strauss », Cahiers de L’Herne, 82, 2004.
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d’autant plus important à souligner qu’il contraste avec l’apolitisme qui


a suivi. Ainsi, après avoir découvert Marx dès ses seize ans, il adhère à
la SFIO, puis devient secrétaire du Groupe d’études des cinq Écoles
Normales Supérieures, puis de la Fédération nationale des étudiants
socialistes, travaille auprès du futur ministre socialiste du Front Popu-
laire, Georges Monnet, et même envisage de se présenter aux élections
à Mont-de-Marsan, lieu de son premier poste d’agrégé. En 1935, grâce
à Célestin Bouglé toujours, il part pour l’Université de São Paulo, où il
enseigne la sociologie et surtout entreprend les expéditions ethnogra-
phiques qui constituent la base de ses futurs travaux. Après avoir orga-
nisé une exposition au musée de l’Homme alors en chantier (et projeté,
en 1939, d’y installer ses collections) et publié un premier article dans
le Journal de la société des américanistes, lors de brefs retours en France,
il est révoqué par Vichy, en raison des lois raciales. Invité à la New
School for Social Research à New York, grâce à Alfred Métraux, il y fré-
quente les surréalistes, eux aussi exilés, fait cours et rédige sa thèse, mais
surtout rencontre Jakobson. Les deux hommes assistent mutuellement
à leur cours respectif (sur la linguistique et sur la parenté) et Jakobson
incite Lévi-Strauss à rédiger les futures Structures élémentaires de la
parenté : « J’étais à l’époque, explique-t-il, une sorte de structuraliste
naïf. Je faisais du structuralisme sans le savoir. Jakobson m’a révélé
l’existence d’un corps de doctrine déjà constitué dans une discipline :
la linguistique que je n’avais jamais pratiquée. Pour moi, ce fut une
illumination 24. »
Même s’il continue à occuper des fonctions ou à avoir des acti-
vités qui ont à voir avec le « pouvoir temporel » (il collabore avec
Pierre Lazareff à l’Office War Information, puis, membre des Forces
françaises libres, travaille dans ce cadre pour la Mission scientifique
française, il devient ensuite secrétaire général de l’École Libre des
Sciences Sociales en 1945, puis conseiller culturel à New York, et
enfin secrétaire général du Conseil international des sciences sociales
entre 1953 et 1959), c’est désormais sa carrière universitaire qui
prime. Une carrière qui se caractérise par une reconnaissance précoce
de ses pairs, mais aussi plus largement du monde intellectuel : il sou-
tient en 1948 sa thèse complémentaire, La vie familiale et sociale des
Nambikwara qui paraît la même année à la Société des Américanistes,
et la thèse elle-même, Les Structures élémentaires de la Parenté, l’année
suivante aux Presses Universitaires de France. De même, est-il pres-

24. Cl. Lévi-Strauss/D. Éribon, De près et de loin, op. cit., p. 63.


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senti très tôt au Collège de France. Battu en 1949 et 1950 (avant d’y
être finalement élu en 1960), il entre au CNRS puis à l’EPHE. Reste
que cette consécration n’est pas exempte d’ambiguïtés. Ainsi, en
1949, Simone de Beauvoir consacre un compte-rendu aux Structures
élémentaires dans Les Temps Modernes (c’est Michel Leiris qui a servi
d’intermédiaire), mais pour y déceler que « [la] pensée [de Lévi-
Strauss] s’inscrit évidemment dans le grand courant humaniste qui
considère l’existence humaine comme apportant avec soi sa propre
raison 25 », c’est-à-dire pour la couler dans l’existentialisme de Sartre.
Ces deux hommes croisent très tôt, dès la fin des années 1940, le
troisième producteur cardinal du structuralisme, Jacques Lacan 26, né
en 1901 (et mort en 1981), dans une famille de la bourgeoisie écono-
mique catholique. Dès l’adolescence, il s’est intéressé à la philosophie,
ce qui lui vaut par la suite de connaître les « passeurs » (Alexandre
Koyré et Alexandre Kojève, notamment) d’une philosophie allemande
alors méconnue. Il fréquente aussi la librairie d’Adrienne Monnier et
la librairie Shakespeare & Co qui l’ont rendu familier de la littérature
d’avant-garde et ont préparé sa rencontre future avec les surréalistes.
Étudiant en médecine, il se spécialise en psychiatrie. C’est dans ce
cadre qu’il est amené à s’intéresser à la langue, à l’« automatisme
mental » de celui qu’il reconnaît comme son « seul maître en
psychiatrie 27 », Gaëtan Gatian de Clérambault, à l’écriture automa-
tique du premier surréalisme, ainsi qu’aux travaux d’Henri Delacroix,
un psychiatre, lecteur de Saussure. Précoce lecteur de Freud, dans une
communauté psychiatrique qui entend le plus souvent promouvoir
une « voie latine 28 », il en traduit un premier texte en 1931. C’est
pourquoi la reconnaissance lors de sa thèse, De la psychose paranoïaque
dans ses rapports avec la personnalité, consacrée à « Aimée » qui a tenté
d’assassiner une comédienne célèbre, ne lui vient pas d’abord et cen-
tralement de ses pairs, mais des milieux politico-littéraires : Paul Nizan
pour L’Humanité, René Crevel dans Le Surréalisme au service de la
Révolution ou Jean Bernier dans La Critique Sociale. Il est ainsi conduit
à écrire dans la revue surréaliste Minotaure, à accueillir chez lui les réu-

25. Cité in F. Dosse, Histoire du structuralisme…, op. cit., p. 44.


26. Sur la biographie de Jacques Lacan, cf. Élisabeth Roudinesco, Jacques Lacan. Esquisse
d’une vie, histoire d’un système de pensée, Paris, Fayard, 1993.
27. « De nos antécédents », in J. Lacan, Écrits 1, Paris, Seuil, coll. « Points-Seuil », nouvelle
éd. 1999, p. 65.
28. Sur la résistance à la pensée freudienne, cf. É. Roudinesco, Histoire de la psychanalyse,
vol. 1, 1885-1939, Paris, Seuil, 1982 et Histoire de la Psychanalyse, vol. 2, 1925-1985,
Paris, Seuil, 1986.
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La politisation du structuralisme. Une crise dans la théorie – 59

nions du groupe « Contre-Attaque » dirigé par Georges Bataille, et à


assister ainsi aux débuts du « Collège de Sociologie ». Parallèlement, à
défaut pourrait-on dire d’être coopté par l’instance internationale nou-
vellement créée de la psychanalyse, l’International Psychoanalytic
Association (IPA) dirigée par Ernest Jones 29, il est reconnu par les
milieux intellectuels dès l’avant-guerre, souligne Élisabeth Roudi-
nesco, comme le montre par exemple sa participation à L’Encyclopédie,
dirigée par Lucien Febvre, et pour laquelle il écrit l’article consacré à la
famille dans le volume dirigé par Henri Wallon. Là encore, cette
reconnaissance ne va pas sans ambiguïtés, des ambiguïtés qui tran-
chent ici également avec l’apolitisme de la suite : Paul Nizan voit en
effet dans la thèse de Lacan une « influence très certaine et très cons-
ciente du matérialisme dialectique 30 », jugement repris par René
Crevel. Amant puis époux de la comédienne Sylvia Bataille, l’ancienne
femme de Georges Bataille, il est désormais lié par des liens amicaux
ou familiaux au peintre André Masson, au futur co-fondateur de Cri-
tique, Jean Piel, ainsi qu’à Michel Leiris. C’est, dès 1949, si l’on en
croit sa biographe, qu’il lit Les Structures élémentaires de la parenté et
rencontre, chez Alexandre Koyré, Claude Lévi-Strauss, et l’année sui-
vante que, grâce à celui-ci, il fait la connaissance de Jakobson.

Citations croisées

Dès lors, les trois hommes se fréquentent amicalement – Lévi-


Strauss rencontre sa troisième femme chez les Lacan et Jakobson loge
chez eux lorsqu’il réside à Paris. Surtout – et c’est bien sûr le point
qui nous importe – tandis qu’ils se présentent fréquemment comme
intellectuellement liés l’un à l’autre, leurs travaux se font rapidement
écho. C’est ainsi dans la revue Word, dirigée par Jakobson, que Lévi-
Strauss publie en 1945 l’un des articles (« L’analyse structurale en lin-
guistique et en anthropologie »), repris ensuite dans Anthropologie
structurale, qui fonde sur l’analogie de méthode entre les deux disci-
plines le « devoir spécial de collaboration 31 » entre elles. Et, c’est en
s’appuyant sur la linguistique en général telle qu’elle a été rénovée 32 et

29. Sur cet épisode de 1936, où il présente la première version du « stade du miroir », voir
les travaux d’Élisabeth Roudinesco.
30. Cité in É. Roudinesco, Jacques Lacan…, op. cit., p. 89.
31. Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, rééd. « Pocket », coll. « Agora », p. 43.
32. Ibid., p. 45 et suiv.
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60 – Frédérique Matonti

sur les travaux de Jakobson en particulier, qu’il entend considérer les


règles de parenté « comme une sorte de langage, c’est-à-dire comme un
ensemble d’opérations destinées à assurer, entre les individus et les
groupes, un certain type de communication 33 », avant de poser, lors
d’un colloque en 1952 où Jakobson est aussi présent, qu’il existe un
certain nombre de corrélations entre les règles de la structure sociale
d’une société donnée et les « caractères fondamentaux » de sa langue 34.
On peut, de même, repérer les citations croisées entre les travaux
de Jakobson et ceux de Lacan. Comme le précisera plus tard Jakobson,
« [leur] collaboration porta surtout sur le problème de la métaphore et
de la métonymie, à savoir les deux pôles de la sémantique et de son
expression qui étaient l’un des thèmes de nos discussions 35. » Ainsi,
l’article de Jakobson, « Deux aspects du langage et deux types
d’aphasie 36 », paru en 1956 et écho des travaux de l’entre-deux-
guerres, texte qui, dans sa dernière partie aborde « l’art du langage 37 »,
c’est-à-dire les genres littéraires mais aussi plastiques, cinématogra-
phiques…, est repris et commenté par Lacan, l’année suivante 38.
Enfin, dans « Fonction et champ de la parole et du langage en
psychanalyse », Lacan se réfère à Lévi-Strauss 39. Référence d’autant
plus importante que cet écrit, issu du « Discours de Rome » de 1953,
prononcé au moment où commence le processus complexe de ten-
sions et de scissions qui aboutira à sa rupture avec la Société française
de psychanalyse, à son départ contraint et forcé de Sainte-Anne où il
donnait son séminaire, et à la création de l’École freudienne de Paris,

33. « Language and Analysis of Social Laws », American Anthropologist, vol. 53, avril-
juin 1951, repris sous le titre « Langage et société », ibid., p. 76.
34. « Conference of Anthropologists and Linguists », Bloomington, Indiana, 1952, repris
sous le titre « Linguistique et anthropologie », ibid., p. 96-97.
35. « Entretien avec Robert Georgin », Les Cahiers Cistre, Lausanne, 1978, cité in
É. Roudinesco, Jacques Lacan, op. cit., p. 362.
36. R. Jakobson, Fundamentals of language, La Haye, 1956, repris dans Essais de linguis-
tique générale, op. cit., p. 43-67.
37. Ibid., p. 62.
38. « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », in J. Lacan,
Écrits I, op. cit., p. 490-526.
39. Cette référence n’est évidemment pas isolée. Ainsi Lacan commente entre autres Lévi-
Strauss dans « Intervention sur un exposé de Claude Lévi-Strauss, “sur les rapports
entre la mythologie et le rituel” » devant la Société française de philosophie, Bulletin de
la Société française de philosophie, 3, 1956, p. 113-119. De même, selon Élisabeth Rou-
dinesco qui ne précise pas à quelle période, mais juste qu’il y intervint en 1967,
Jakobson assiste aux séminaires de Lacan. Lévi-Strauss paraît en revanche plus
« distant », insistant dans De près et de loin sur son amitié avec Lacan mais précisant que
leurs conversations portaient sur l’art et la littérature et non pas sur la psychanalyse ou
la philosophie (cf. p. 107).
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La politisation du structuralisme. Une crise dans la théorie – 61

peut être considéré comme une véritable « rupture épistémolo-


gique 40 ». L’usage de « l’anthropologie actuelle » (avec celui de la phi-
losophie) a, en effet, aux yeux de Lacan, pour fonction d’épurer les
« concepts théoriques » freudiens de « l’ambiguïté de la langue
vulgaire » qu’ils « conserv [ent] 41 » encore. C’est ainsi qu’à partir
notamment d’une relecture des expériences fondatrices de la psycha-
nalyse, il insiste sur « la mise en paroles » de « l’événement » qui
conduit à « la levée [du symptôme] 42 » pour Anne O. et sur
l’« assomption par le sujet de son histoire, en tant qu’elle est consti-
tuée par la parole adressée à l’autre 43 », pour « l’homme aux loups ».
Cette insistance sur le langage, destinée à éloigner la psychanalyse de
toute la dimension normalisatrice de l’ego psychology 44 américaine
contemporaine du discours de Lacan, le conduit alors à se montrer
attentif à la « rhétorique » du rêve, à l’« acte manqué » comme
« discours réussi 45 », et bien sûr au Mot d’esprit et l’Inconscient, autant
de préfigurations de la formule de 1960 appelée à devenir célèbre :
« l’inconscient est structuré comme un langage ». Pour élucider les
règles de cette parole, il souligne enfin, faisant ainsi le lien avec les
deux autres producteurs cardinaux, combien « les philologues et les
ethnographes [Lévi-Strauss est cité quelques pages plus loin] nous en
révèlent assez sur la sûreté combinatoire qui s’avère dans les systèmes
complètement inconscients auxquels ils ont affaire 46. »

Apolitisme et prises pour la politisation

Cette brève description des trajectoires des producteurs cardi-


naux et des inspirations et citations croisées de leurs textes invite à
quelques remarques pour éclairer en quoi les unes et les autres offrent
a posteriori (mais a posteriori seulement) des prises à la politisation
future. On pourrait tout d’abord remarquer combien par leur famille
et/ou leurs fréquentations, voire par leurs textes eux-mêmes, ces trois

40. Nous utilisons volontairement ce concept de Canguilhem, popularisé par Althusser,


tant le « retour à Freud » de Lacan est comparable au retour à Marx d’Althusser.
41. « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », in J. Lacan, Écrits I,
op. cit., p. 238.
42. Ibid., p. 253.
43. Ibid., p. 255.
44. L’ego psychology entend renforcer le moi du sujet, voire lui permettre de s’adapter à la
société telle quelle.
45. « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », op. cit., p. 266.
46. Ibid., p. 268.
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62 – Frédérique Matonti

hommes s’apparentent aux membres des avant-gardes esthétiques.


Ainsi Lévi-Strauss accepte-t-il, comme ici, le rapprochement qui a
pu être fait entre les œuvres des surréalistes et son propre travail :
« C’est des surréalistes que j’ai appris à ne pas craindre les rapproche-
ments abrupts et imprévus comme ceux auxquels Max Ernst s’est plu
dans ses collages. L’influence est perceptible dans La Pensée Sauvage.
[…] Dans les Mythologiques, j’ai aussi découpé une manière
mythique et recomposé ces fragments pour en faire jaillir plus de
sens 47. » De même, Lacan prend le soin de souligner dans « De nos
antécédents » l’accueil de ses premières recherches par les surréalistes.
Enfin, le travail de Jakobson est sans doute d’autant plus susceptible
d’être rapproché d’une avant-garde artistique que la critique littéraire
n’est pas loin de passer alors pour une activité créatrice 48.
Ces proximités constituent la première prise pour la politisa-
tion tant il est d’usage en France de poser une équivalence entre
avant-gardes esthétiques et avant-gardes politiques. La deuxième est
constituée par la place que ces producteurs cardinaux occupent dans
l’espace académique. En effet, ces trois hommes (comme certains de
leurs successeurs dans les années 1960) sont des « hérétiques », voire
des « hérétiques consacrés » 49, appartenant à des « disciplines nou-
velles », enseignant dans des « institutions universitaires marginales »
(ou, comme Lacan, en délicatesse avec les institutions psychiatriques
et psychanalytiques), par conséquent « libres du sujet de leur cours »
et pouvant « explorer des objets nouveaux », échappant à la plupart
des obligations temporelles des universitaires plus canoniques…
Cette position peut aisément passer pour une posture « politique »
au sens large, et ce d’autant plus que, bien souvent, les textes de ces
producteurs cardinaux contestent 50 les autorités (personnes ou insti-

47. Cl. Lévi-Strauss/D. Éribon, De près et de loin, op. cit., p. 54.


48. Voir sur ce point, par exemple, le témoignage de Foucault sur le rôle de la critique dans
D. Éribon, Michel Foucault et ses contemporains, Paris, Fayard, 1994.
49. Sur cette analyse, cf. Pierre Bourdieu, Homo Academicus, Paris, Minuit, 1984, et
notamment p. 140 et suiv.
50. Cette contestation consiste le plus souvent à proposer des modèles alternatifs aux
connaissances consolidées, mais elle peut prendre des formes plus virulentes. On lira
par exemple cette « postface au chapitre XV » de l’Anthropologie Structurale qui com-
mence ainsi : « M. Gurvitch, que j’avoue comprendre de moins en moins chaque fois
qu’il m’arrive de le lire » (p. 379). Elle répond à la fois sur ce ton et sous la forme de
leçons de linguistique, de sociologie ou de marxisme, à différentes « puissances », à
Georges Gurvitch, alors professeur à la Sorbonne, mais aussi à Maxime Rodinson, alors
membre de l’EPHE, spécialiste du Proche-Orient, mais surtout membre du PCF et
interpellant Lévi-Strauss à ce titre, ou à Jean-François Revel, auteur alors de l’un de ses
premiers pamphlets critiques des intellectuels contemporains, Pourquoi des philosophes ?
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La politisation du structuralisme. Une crise dans la théorie – 63

tutions) en place au sein de leurs univers respectifs, voire au début


des années 1960 les avant-gardes consacrées, comme Sartre critiqué
par Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage. Il faudrait de plus mesurer
les effets cognitifs de la posture de « nomothète 51 » endossée par ces
trois hommes et des conventions (recours aux modèles mathéma-
tiques, aux graphes, relecture créatrice des auteurs canoniques…),
qui l’accompagnent. Elle entraîne en effet des effets d’autorité qui
ont, sans doute, à voir avec la séduction intellectuelle de ses thèses.
Reste que ces travaux, au moment où ils sont publiés, sont
perçus (lorsqu’ils sont connus bien sûr) comme intellectuellement
novateurs sans qu’ils prennent pour autant une signification poli-
tique – à l’exception de Race et Histoire, plaquette de commande
écrite par Lévi-Strauss à la demande de l’UNESCO en 1952, dont la
réception très élargie, notamment scolaire, et les attaques qu’elle a
subies mériteraient une étude en soi. De même, leurs auteurs ne
recourent qu’exceptionnellement 52 au répertoire d’action tradition-
nel des intellectuels. Par exemple, ni Lévi-Strauss, ni Lacan 53 n’ont
signé le « Manifeste des 121 ». Enfin, et c’est sans doute l’élément le
plus important, si la Guerre et la Libération ont dévalué certaines
valeurs (« l’art pour l’art », la « tour d’ivoire ») fondatrices au
19e siècle des métiers artistiques et, au-delà, des activités intellec-
tuelles au profit de la « littérature engagée » et de la figure de
l’« intellectuel total » 54, progressivement d’autres postures et d’autres

51. Nous reprenons ici librement le terme de Pierre Bourdieu dans Les Règles de l’Art.
Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, Paris, 1992.
52. Claude Lévi-Strauss a signé en novembre 1955 une pétition pour la Paix en Algérie, à
l’appel du Comité d’Action contre la poursuite de la Guerre en Afrique du Nord, péti-
tion très large et qui rassemble des intellectuels appartenant à des pôles très différents
du monde intellectuel. Voir le commentaire de Claude Lévi-Strauss sur ce point ainsi
que sur le Manifeste des 121, dans De près et de loin, op. cit., p. 255 et suiv. Jacques
Lacan a signé un télégramme adressé au chef de l’État bolivien, lors de l’incarcération
de Régis Debray, dont l’éventail des signataires est, là aussi, très large. En revanche, il a
signé une pétition beaucoup plus « radicale » du point de vue de la « couleur » des
signataires, le 8 mai 1968. Cf. Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises.
Manifestes et pétitions au XXe Siècle, Paris, Fayard, 1999 et sur l’analyse de la pétition du
10 mai 1968, Boris Gobille, Crise politique et incertitude : régimes de problématisation et
logiques de mobilisation des écrivains en Mai 68, Paris, EHESS, 2003.
53. La belle-fille de Lacan, Laurence Bataille, modèle et actrice de Balthus, membre des
réseaux de « porteurs de valise » pendant la guerre d’Algérie, a été incarcérée et jugée.
54. Sur l’après-guerre, cf. entre autres Anne Simonin, « Le droit à l’innocence. Le discours lit-
téraire face à l’épuration », Sociétés & Représentations, n° 11, « Artistes/politiques »,
p. 121-141 et Gisèle Sapiro, « De l’usage des catégories de “droite” et de “gauche” dans le
champ littéraire », ibid., p. 19-53. Sur l’« intellectuel total », cf. P. Bourdieu, Les règles de
l’Art, op. cit., Anna Boschetti, Sartre et « Les Temps Modernes », Paris, Minuit, 1985.
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64 – Frédérique Matonti

lieux de consécration viennent concurrencer cette logique de politi-


sation. Et ce sont, par exemple, de nouvelles revues détachées dès
leur fondation du politique, comme Critique, ou nées en opposition
à la littérature engagée, comme Écrire, Tel Quel ou Les Lettres Nou-
velles 55 qui conquièrent progressivement une position prestigieuse et,
pour ce qui nous concerne, participent (et parfois très activement
dans le cas de Critique) à la consécration des producteurs cardinaux
du « structuralisme » puis de leurs successeurs immédiats.

La politique vient au structuralisme

Au milieu des années 1960, les équilibres au sein de cet espace


des revues se modifient. Tel Quel se politise, à la fois en prenant parti
dans l’espace politique, par exemple par la signature de pétitions
contre la guerre du Vietnam, et en usant de catégories politiques
(« Le code de ce qu’émet Sartre est bourgeois 56 », écrit par exemple
Philippe Sollers) dans ses querelles littéraires et intellectuelles. De
même, deux revues se créent autour des normaliens de l’Union des
Étudiants Communistes (UEC) : Les Cahiers Marxistes-Léninistes
(qui deviennent en 1967, la revue de l’UJCml maoïste), puis sa scis-
sion Les Cahiers pour l’analyse. Ces nouvelles parutions participent à
la diffusion de thèses structuralistes, au même titre que les revues
intellectuelles plus consacrées, les news magazines, tout particulière-
ment Le Nouvel Observateur, et les revues à l’intersection du champ
intellectuel et du champ universitaire que sont, entre autres,
L’Homme, Scilicet, Langages, Communications.
Surtout, se voulant doublement (politiquement et intellectuel-
lement) à l’avant-garde, elles sont révélatrices de la manière dont le
structuralisme est devenu un marqueur de radicalité politique. C’est
le cas tout particulièrement des Cahiers pour l’Analyse, pris par
Roland Barthes (on s’en souvient) comme l’un des signes de ce que
1966 est bien un « repère central » et qui entendent, comme le pré-
cise cet extrait de leur « avertissement », « constitu[er] […] une
théorie du discours » et soulignent que « cette recherche importe au

55. Cf. Notamment Sylvie Patron, Critique : 1946-1996, une encyclopédie de l’esprit
moderne, Paris, IMEC, 2000 ; Anne Simonin, Les Éditions de Minuit. 1942-1955. Le
devoir d’insoumission, Paris, IMEC, 1994.
56. Philippe Sollers, « Un fantasme de Sartre », Tel Quel, 28, hiver 1967, p. 86, article paru
à la suite des attaques de Sartre contre les auteurs « structuralistes » dans L’Arc et dans
La Quinzaine Littéraire.
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La politisation du structuralisme. Une crise dans la théorie – 65

matérialisme historique » 57. Jacques Lacan, dont le séminaire est


désormais abrité rue d’Ulm, est omniprésent dès la première année
de la revue. Directement, par la publication de la leçon d’ouverture
de son séminaire dans le premier numéro et par ses « Réponses à des
étudiants en philosophie sur l’objet de la psychanalyse » dans le troi-
sième. Et plus ou moins directement, par les quatre fondateurs (les
« philosophes » Alain Grosrichard, François Régnault, Jacques-Alain
Miller, le « grammairien » Jean-Claude Milner), membres de l’École
française de psychanalyse, école lacanienne, par la publication
d’articles consacrés à son travail ou d’exposés faits à son séminaire,
par le sujet de certains numéros, ou par l’accueil de ses proches,
comme Serge Leclaire. La revue consacre ensuite, toujours cette pre-
mière année, un numéro à Lévi-Strauss, où intervient entre autres
Jacques Derrida. Enfin, les références à Louis Althusser sont nom-
breuses (ne serait-ce que parce que beaucoup de ces rédacteurs ont
été ses élèves). C’est le cas, tout particulièrement de l’intervention
de Thomas Herbert 58 (pseudonyme du jeune althussérien Michel
Pêcheux) dans le numéro intitulé, en référence à une intervention
de Georges Canguilhem, elle-même republiée, « Qu’est-ce que la
psychologie ? »
Si ces revues comme, après Mai 68, Les Cahiers du Cinéma,
incarnent (et créent dans le même temps) le structuralisme le plus
« politisé », si cette politisation est possible en raison des prises
qu’offrent a posteriori les œuvres des producteurs cardinaux, et de la
polémique avec ceux qui risquent de perdre leur position, reste que
l’on peut faire l’hypothèse que c’est par les successeurs immédiats –
Barthes, Foucault, Althusser 59 – que la politique vient aussi au struc-
turalisme. Pour la tester, on s’en tiendra ici aux cas de Barthes et
d’Althusser, le premier parce qu’il fut sans doute un des successeurs
immédiats avec lequel les rapports des producteurs cardinaux (et
tout particulièrement de Lévi-Strauss) furent les plus difficiles, signe

57. Jacques-Alain Miller (pour le conseil de rédaction), « Avertissement », Cahiers pour


l’Analyse, 1, janv.-fév. 1966.
58. Thomas Herbert, « Sur la psychologie sociale », Cahiers pour l’analyse, 2, mars-
avril 1966.
59. On pourrait par ailleurs montrer comment ces trois hommes ont des liens entre eux en
partie comparables à ceux des « auteurs cardinaux » : amitié entre Foucault et
Althusser, qui fut son « caïman » et dura jusqu’à la mort de Foucault, et véritable inti-
mité entre Foucault et Barthes entre 1955 et 1960, Foucault présentant la candidature
de Barthes au Collège de France en 1975. Cf. notamment D. Éribon, Michel Foucault
et ses contemporains, Paris, Fayard, 1994 et Yann Moulier Boutang, Louis Althusser, une
biographie, t. 1, Paris, Grasset, 1992.
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66 – Frédérique Matonti

sans doute de ce que l’étiquetage ou « l’amalgame », pour reprendre


les termes de Lacan, n’allait pas de soi. Le second parce qu’il offre
l’exemple d’une application des concepts et des méthodes du struc-
turalisme à des objets qui n’étaient pas initialement les siens.

Barthes/Brecht

Plusieurs points de la trajectoire de Barthes permettent de com-


prendre comment son entrée en structuralisme contribua à la politi-
sation du paradigme. Né en 1915 (et décédé en 1980) dans une
famille de la bourgeoisie de province, ayant connu un « appau-
vrissement général 60 », il voit sa scolarité compromise par la tubercu-
lose. Il ne peut donc passer l’ENS, sa « vocation 61 » pendant l’ado-
lescence, doit interrompre ensuite des études de médecine et
renoncer finalement à passer l’agrégation. Dès lors, sans ressources
académiques importantes (son diplôme le plus élevé est, semble-t-il,
un DES de lettres classiques consacré à la tragédie grecque), il
devient lecteur à l’étranger, travaille à la Direction générale des
affaires culturelles, puis aux Éditions de l’Arche, avant d’entrer au
CNRS, puis à l’EPHE, et enfin d’être élu au Collège de France, trois
institutions d’« hérétiques ». Encore faut-il préciser qu’il perd par
deux fois la bourse que lui a attribuée le CNRS et qu’il est élu très
tard (en 1975) au Collège de France. Sa trajectoire professionnelle
accentue donc les caractéristiques qui rendaient les carrières des
auteurs cardinaux atypiques, et par conséquent obligent de manière
plus pressante encore à « l’audace 62 ».
Hérésie et audace prêtent bien évidemment à une réception poli-
tique. Mais d’autres traits plus saillants encore la préparent. Ainsi, les
premiers textes de Barthes sont des recueils de ses chroniques parues
principalement dans le quotidien Combat pour Le Degré zéro de l’Écri-
ture en 1953, et dans la revue Les Lettres Nouvelles, animée par Maurice
Nadeau, pour Mythologies en 1957. Ces supports sont politiques

60. Roland Barthes, « Réponses », Tel Quel, 47, automne 1971, repris in Œuvres Complètes,
t. 4, Paris, Seuil, 2002, p. 1023.
61. Ibid., p. 1025.
62. Sur les « coups d’audace » de ceux qui ont peu à perdre, cf. Alain Viala, Naissance de
l’écrivain, Paris, Minuit, 1985, chap. 7. « De l’audace », p. 217-238 et pour une ana-
lyse relativement différente de l’audace, cf. P. Bourdieu, Homo Academicus, op. cit.,
notamment à propos de Claude Lévi-Strauss, p. 143 et suiv. et de Roland Barthes,
p. 302 et suiv.
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La politisation du structuralisme. Une crise dans la théorie – 67

(Combat est issu de la Résistance, Maurice Nadeau vient du trots-


kisme…) et conduisent à situer Barthes à la gauche du champ litté-
raire. Mais c’est aussi le contenu de sa production qui invite à le situer
ainsi. Comme l’a rappelé Éric Marty dans son travail éditorial sur les
Œuvres Complètes, Barthes dans Roland Barthes par Roland Barthes en
1975, a découpé non sans humour les phases de son existence selon
l’« intertexte » et le « genre » dominants. Dans cette première phase,
trois auteurs politiques constituent l’intertexte : Jean-Paul Sartre, Karl
Marx et Bertolt Brecht. Et ce sont ces trois auteurs qui permettent à
Barthes dans cette période qu’il fait s’étendre jusqu’en 1961, d’analyser
(voire de critiquer) l’écriture 63, la littérature, le théâtre « bourgeois » :
ainsi (certes a posteriori), Barthes définit le projet du Degré zéro comme
politique : « j’essaie d’“engager” la forme littéraire (dont j’ai eu le sen-
timent vif avec L’Étranger de Camus) et de marxiser l’engagement
sartrien 64 ». Son assignation à une position de gauche tient également
au contenu des chroniques des Lettres Nouvelles, les futures Mytholo-
gies, puisque Barthes traite – souvent par le prisme de l’écriture – du
Tour de France, du catch, de la lessive, de la DS, mais aussi de l’actua-
lité. Ainsi il présente le langage de Poujade comme celui par excellence
de la petite bourgeoisie 65 ou la « grammaire africaine » (c’est-à-dire
coloniale) comme « n’[ayant] aucune valeur de communication, mais
seulement d’intimidation » 66.
Enfin, on peut faire l’hypothèse que ce sont l’intérêt de Barthes
pour Brecht et ce que l’on pourrait quasiment qualifier de l’inven-
tion par Barthes du Brecht de la distanciation qui contribuent tout
particulièrement à constituer ensuite les textes de Barthes « structu-
ralistes » (et en particulier les textes sur Racine) comme autant de
matières à affaires littéraires. Ces textes sont par conséquent sans
doute les prises les plus efficaces pour la politisation future du struc-
turalisme. Passionné par le théâtre dès l’adolescence, Barthes écrit
des critiques dans Les Lettres Nouvelles, France-Observateur, mais sur-
tout dans Théâtre populaire 67. Sans entrer dans la complexité de l’his-

63. Barthes définit l’écriture, comme n’étant ni la langue (produit du Temps), ni le style
(« produit […] de la personne biologique », « part privée du rituel », mais comme « le
choix d’un ton, d’un éthos », ou encore comme un « acte de solidarité historique », Le
Degré zéro de l’écriture, in Œuvres Complètes, t. 1, op. cit., p. 178-179.
64. « Réponses », art. cité, p. 1026.
65. « Quelques paroles de M. Poujade », Mythologies, in Œuvres Complètes, t. 1, op. cit.,
p. 736-738.
66. « Grammaire africaine », Mythologies, in Œuvres Complètes, t. 1, op. cit., p. 777.
67. Sur cette revue, cf. notamment Marco Consolini, Théâtre Populaire 1953-1954, his-
toire d’une revue engagée, Paris, IMEC, 1988.
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68 – Frédérique Matonti

toire de cette revue, il faut néanmoins rappeler qu’elle fut d’abord


conçue comme une « émanation directe 68 » du TNP avant de
prendre ses distances avec Jean Vilar pour mieux s’opposer au théâtre
dit bourgeois. Bertolt Brecht, quant à lui, était méconnu en France
avant la tournée de sa troupe, le Berliner Ensemble, en 1954. Ainsi,
par exemple, les réseaux communistes le dédaignaient pour des rai-
sons esthético-politiques – absence d’orthodoxie politique de Brecht,
goût du PCF pour des œuvres édifiantes et nationales, en vertu du
réalisme-socialisme de la période… 69
Ce qui intéresse Barthes dans Brecht, c’est tout ce qui permet
de refuser le théâtre de l’imitation, de la « vision psychologique du
rôle 70 », de l’« incarnation 71 », mais aussi pour ce qui concerne les
objets sur la scène, tout ce qui permet de s’éloigner de la « maladie
esthétique » et de « l’hypertrophie de la somptuosité 72 ». Ainsi,
comme Lacan et comme (nous allons le voir) Althusser, Barthes en
nomothète invente lui aussi « son » auteur, le Brecht du « dis-
tancement » de « la distance du regard » 73, capable de reléguer à
l’arrière-garde politiquement et esthétiquement tous les autres
théâtres.

Althusser : le retour à Marx

Le cas d’Althusser est finalement le plus simple. En effet, celui-


ci applique à l’œuvre de Marx les clés de lecture de la méthode struc-
turale. Ce faisant, et même si l’on pourrait argumenter que Barthes
a peu à peu inventé un Brecht « structural » 74, d’une part, Althusser

68. Ibid., p. 17
69. Cf. Benoît Lambert et Frédérique Matonti, « Les “forains légitimes”. Élus communistes
et metteurs en scène, histoire d’une affinité élective », in Vincent Dubois (dir.), Poli-
tiques locales et enjeux culturels. Les clochers d’une querelle. XIXe-XXe siècles, Paris, La
Documentation française, 1999, p. 333-360 et « Un théâtre de contrebande. Quelques
hypothèses sur Vitez et le communisme », in Sociétés & Représentations, 11, fév. 2001,
p. 379-406.
70. « Le Comédien sans paradoxe », France-Observateur, 7 oct. 1954, repris in Œuvres
Complètes, t. 1, op. cit., p. 513.
71. Ibid., p. 514.
72. « Les maladies du costume de théâtre », Théâtre populaire, 11, 1955, repris in Essais
Critiques, Œuvres Complètes, t. 2, op. cit., p. 317.
73. Selon les termes qu’il emploie régulièrement, à la différence de distanciation qui s’est
finalement imposée.
74. C’est notamment le cas dans « Littérature et signification », paru initialement dans Tel
Quel en 1963 et repris in Essais Critiques, Œuvres Complètes, t. 2, op. cit., p. 508-525.
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La politisation du structuralisme. Une crise dans la théorie – 69

élargit en général la gamme des objets susceptibles d’être traités grâce


à ce paradigme et d’autre part les applique à un auteur d’emblée poli-
tique.
La trajectoire d’Althusser contribue elle aussi à la requalifica-
tion de la théorie. En effet, professionnellement, il est un marginal,
(l’ENS est un lieu prestigieux mais sans grand lien avec l’Université)
et politiquement, il est un hétérodoxe : bref il est doublement héré-
tique. Louis Althusser 75 est né en Algérie en 1918 (et mort en 1990),
dans une famille issue de la paysannerie par sa mère et de la bour-
geoisie économique par son père. Reçu à l’ENS en 1939, mais mobi-
lisé puis fait prisonnier, il n’y accomplit sa scolarité qu’après-guerre,
avant de devenir en 1948 agrégé-répétiteur (« caïman ») de philoso-
phie. D’abord militant catholique, il entre au PCF la même année.
C’est relativement tardivement qu’il travaille sur Marx : il traduit en
1960 les Manifestes philosophiques de Feuerbach puis consacre son
séminaire au « jeune Marx », l’année scolaire 1961-1962. Ses pre-
miers travaux sur Marx dont certains, avant d’être repris dans Pour
Marx, paraissent dans La Pensée et ce qu’ils esquissent progressive-
ment – l’antihumanisme de Marx, la coupure épistémologique entre
un jeune Marx et un Marx scientifique – valent à Althusser d’impor-
tantes difficultés au sein des institutions intellectuelles communistes.
Son interprétation de Marx entre en effet en contradiction, d’une
part avec celle du philosophe officiel d’alors, Roger Garaudy, d’autre
part, est jugée difficilement compatible avec la politique menée par
le PCF, (le groupe dirigeant raisonne souvent en se demandant
« quelle politique on peut faire avec ça ? », en l’occurrence avec
l’antihumanisme théorique) quand elle n’est pas suspectée d’être
proche du maoïsme 76.
Le « retour à Marx » a, on le voit, des effets directement poli-
tiques, au sens le plus étroit du terme, d’abord parce qu’il est pris
dans ces querelles internes du PCF, ensuite parce que les étudiants
d’Althusser, qui ont participé à l’ouvrage collectif Lire le Capital,
sont membres de l’UEC et participent à ce que l’on appelle tradi-
tionnellement sa « crise ». Une partie d’entre eux, en effet, ceux qui
animent Les Cahiers Marxistes-Léninistes, créent l’UJCml maoïste, en
1966.

75. Cf. Entre autres, Yann Moulier-Boutang, Louis Althusser, op. cit., Louis Althusser,
L’Avenir dure longtemps suivi de Les Faits, Paris, Stock-IMEC, 1992 et Lettres à Franca.
1961-1973, Paris, Stock-IMEC, 1998.
76. Cf. Frédérique Matonti, Intellectuels communistes…, op. cit.
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70 – Frédérique Matonti

Enfin, Althusser apparaît comme un médiateur du structura-


lisme pour un double public, celui de ses élèves (futurs créateurs des
Cahiers Marxistes-Léninistes et des Cahiers pour l’Analyse) et celui des
intellectuels communistes : il consacre son séminaire à Lévi-Strauss
puis à la pensée structuraliste, accueille celui de Lacan, chassé de
Sainte-Anne, rue d’Ulm et publie « Freud et Lacan ». Cet article,
centré sur le « retour à Freud », est le premier dans la presse commu-
niste à aborder la question de la psychanalyse depuis la Guerre froide
où elle fut étiquetée comme « science bourgeoise ».

À la veille des événements de mai et juin 1968, l’usage du para-


digme structuraliste originairement apolitique est dorénavant un
signe de radicalité politique. Pour comprendre cette crise interne au
paradigme, il faut tout d’abord en mesurer les conditions sociales de
possibilité. Ensuite, et même si les auteurs cardinaux du structura-
lisme ont produit une théorie apolitique dans une configuration
intellectuelle où la lutte pour la conquête d’une position avant-gar-
diste suppose de déclasser les tenants de la « littérature engagée »,
leurs trajectoires mais aussi les conventions de leurs textes offrent de
quoi saisir a posteriori le structuralisme comme un paradigme politi-
quement radical. Néanmoins, comme nous l’avons vu avec le cas de
Barthes et d’Althusser ce sont avant tout les successeurs immédiats
de ces auteurs cardinaux et les médiateurs qui font advenir la poli-
tique au structuralisme. Ces hypothèses mériteraient d’être
vérifiées par l’examen des cas de Michel Foucault et de Jacques Der-
rida notamment, mais aussi par la multiplication des objets doréna-
vant abordés sous cet angle : cinéma, théâtre, jazz. 

Frédérique Matonti est professeur de science politique à l’université


Paris I-Panthéon-Sorbonne et membre du CRPS. Elle a publié récemment
Intellectuels communistes. Essai sur l’obéissance politique : La Nouvelle Cri-
tique, 1967-1980 (Paris, La Découverte, 2005), et a dirigé l’ouvrage col-
lectif La démobilisation politique (Paris, La Dispute, 2005).
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La politisation du structuralisme. Une crise dans la théorie – 71

RÉSUMÉ

La politisation du structuralisme. Une crise dans la théorie


Au milieu des années 1960, le structuralisme (en tout cas les productions intellec-
tuelles étiquetées comme telles) est à la fois une théorie consacrée par le monde
intellectuel et par le grand public cultivé et synonyme d’avant-garde politique. Or,
les textes originaires des « auteurs cardinaux », Jakobson, Lacan, Lévi-Strauss, sont
apolitiques, ne serait-ce que par démarcation d’avec la figure et la production de
Sartre. Comment la politique est-elle advenue au structuralisme ? Après avoir rap-
pelé les conditions sociales et politiques de cette politisation, l’article s’intéresse
aux « prises » qu’offrent les textes et les carrières des fondateurs pour cette opéra-
tion, avant d’examiner comment la réception, notamment des productions
d’Althusser et de Barthes, permet cette requalification du structuralisme.

The Politicization of Structuralism: Theory and Crisis


In the mid-1960s, structuralism (or at least texts labelled as such) was at once a theory
widely acclaimed by intellectuals and the educated public, and a movement associated
with the political avant-garde. But it appears that the texts of the “founding fathers”
of structuralism (Jakobson, Lacan, Levi-Strauss) are apolitical, if only by contrast with
the life and works of Jean-Paul Sartre. How did politics come to permeate structu-
ralism ? After retracing the socio-political context of the process, this article pinpoints
“handholds” for this politicization in the writings and careers of those “founding
fathers”. It then proceeds to examine how the reception of Althusser and Barthes’works
in particular led to this reinterpretation of structuralism.

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