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Bibliothèque de l'école des

chartes

Des Enfances Guillaume à la Prise d'Orange : premiers parcours


d'un cycle
Nelly Andrieux-Reix

Résumé
Nelly Andrieux-Reix, Des « Enfances Guillaume » à la « Prise d'Orange » : premier parcours d'un cycle. — Bibliothèque de
l'École des chartes, t. 147, 1989, p. 343-369.
Les manuscrits dits « cycliques » se caractérisent par une ordination, une réécriture et un réagencement de textes jusqu'alors
épars, parfois très éloignés dans le temps de leurs compositions respectives, mais traitant tous de la même matière. Ceux de la
geste de Guillaume d'Orange représentent l'ensemble le plus achevé et le plus cohérent de tous les cycles épiques ; à ce titre,
ils permettent le mieux d'approcher ce travail d'élaboration d'un nouvel objet littéraire, dont la visée nous échappe en partie.
L'article porte sur le parcours inaugural que se donne le cycle de Guillaume avec la séquence formée par les Enfances
Guillaume, le Couronnement de Louis, le Charroi de Nîmes, la Prise d'Orange, qui constituent un tout narratif.
Le manuscrit Bibl. nat. fr. 1448 assène d'une façon caricaturale le sens qu'il veut donner à ces histoires de Guillaume en
mettant à nu les mécanismes de l'écriture cyclique communément pratiquée par les autres manuscrits, même si elle n'y est pas
toujours aussi évidente. Marginale, la leçon de ce manuscrit devient ainsi exemplaire.

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Andrieux-Reix Nelly. Des Enfances Guillaume à la Prise d'Orange : premiers parcours d'un cycle. In: Bibliothèque de l'école
des chartes. 1989, tome 147. pp. 343-369;

doi : 10.3406/bec.1989.450539

http://www.persee.fr/doc/bec_0373-6237_1989_num_147_1_450539

Document généré le 22/05/2017


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DES ENFANCES GUILLAUME A LA PRISE D'ORANGE


PREMIERS PARCOURS D'UN CYCLE

par
Nelly ANDRIEUX-REIX

Au moment où, sans se taire, la production de geste cède le chant à


d'autres types de discours, une grande activité scripturaire a voulu
consigner cette production, déjà bien agencée dans les esprits en quelques
matières dominantes 1 ; elle en a constitué le Trésor, elle l'a enserré dans
l'arche du livre qu'est le manuscrit dit « cyclique ». Ainsi, des chansons
parfois très éloignées dans le temps de leurs compositions, jusqu'alors
éparses ou déjà regroupées seulement en tout petits ensembles, se sont-
elles trouvées réunies sur un même support, ordonnées et subordonnées,
refaites à la mesure de ce nouvel objet. Car le produit de ce travail
d'assemblage et de (ré)écriture est un objet littéraire individué, où ce qui pouvait
être originellement une chanson distincte se trouve définitivement engagé
dans la conjointure et le sen de l'ensemble narratif dont il relève désormais.
Tout cela est bien connu, de même que la précellence de l'exemple qu'en
est le « cycle de Guillaume d'Orange » 2, le plus achevé et le plus cohérent
de tous ces trésors de la geste. Son travail de conjointure notamment,
externe et matérielle comme interne aux récits, a déjà été mis au jour dans
ses moindres détails 3. A propos de ce roman* de Guillaume et à travers le

1. Comme en témoigne, dès la fin du XIIe siècle, le début devenu célèbre de Girart de
Vienne (éd. Wolfgang van Emden, Paris, 1977 [Société des anciens textes français], v. 8-21,
46-47).
2. Et, plus précisément, ce qui est appelé « le petit cycle », uniquement consacré à
l'histoire de Guillaume et le seul à être consigné en totalité dans un vaste ensemble de sept à dix
manuscrits ; ce « petit cycle » est constitué de dix chansons : Enfances Guillaume,
Couronnement de Louis, Charroi de Nîmes, Prise d'Orange, Enfances Vivien, Chevalerie Vivien,
Aliscans, Bataille Loquifer, Moniage Rainouart, Moniage Guillaume.
3. Maurice Delbouille, Le système des incidences, dans Revue belge de philologie et
d'histoire, t. 6, 1927, p. 617-641 ; id., Dans un atelier de copiste : en regardant de plus près les
manuscrits Bl et B2 du cycle épique de Garin de Monglane, dans Cahiers de civilisation
médiévale, t. 3, 1960, p. 14-22; Duncan Me Millan, Les Enfances Guillaume et les Narbon-
nais dans les manuscrits du grand cycle, dans Romania, t. 64, 1938, p. 313-327; id., Lecture
sous les rayons ultra-violets, Bibl. nat., fr. 24369, dans Romania, t. 69, 1946-1947, p. 93-
95; Madeleine Tyssens, La geste de Guillaume dans les manuscrits cycliques, Paris, 1967;
voir aussi les éditions citées à la n. 5.
4. La dénomination elle-même li roumans est employée par deux des manuscrits cy-

Bibliothèque de l'Ecole des chartes, t. 147, 1989.


344 NELLY ANDRIEUX-REIX
parcours inaugural qu'il se donne dans la suite constituée par les Enfances
Guillaume, le Couronnement de Louis, le Charroi de Nîmes, la Prise
d'Orange5, je voudrais seulement apporter ici une autre contribution, d'un
ordre qu'on pourrait dire « sémiotique »6, à l'étude de ces objets cycliques
dont la visée nous reste en partie cachée ; biographique, elle l'est de façon
avouée : les chansons y figurent en ordre et place assignés par la
chronologie relative de la vie de Guillaume, à commencer par ses Enfances pour
s'achever par son Moniage; mais il y a plus, de toute évidence : la pensée
cyclique, diversifiée en autant de variables qu'il y a de versions, voire de
manuscrits, ne se manifeste pas seulement dans une ordination matérielle
et dans les raccords internes qui s'ensuivent, elle regroupe les chansons en
ensembles fonctionnels ; à ce titre, forment groupe non seulement le
Couronnement de Louis, le Charroi de Nîmes et la Prise d'Orange, déjà bien
reconnus comme tels 7, mais aussi les Enfances Guillaume qui ne peuvent
en être dissociées 8 parce qu'elles en sont le prologue et non seulement
biographique : cette chanson peut avoir relevé originellement d'une série
différente — celle des chansons d'Aymeri9 — , la forme qu'elle a dans les
manuscrits (variable au reste selon chacun d'eux) la montre entièrement

cliques, pour l'un en explicit (Boulogne-sur-Mer, B. M. 192, fol. 334v), pour l'autre en inci-
pit du Moniage Guillaume (Berne, Bibliothèque de la ville 293, fol. 168).
5. Textes cités dans les éditions suivantes : [Enfances Guillaume] Clara Akainyah, Edition
critique des Enfances Guillaume dans la rédaction AB (thèse de doctorat d'université... sous
la direction de Claude Régnier), Paris, 1969 [dactylographiée]. Les Enfances Guillaume,
chanson de geste du XIIIe siècle, publiée par Patrice Henry, Paris, 1935 (Société des anciens
textes français) [édition de D, variantes de C]; pour les lettres utilisées dans les désignations
des manuscrits, voir la n. 11. — [Couronnement de Louis] Les rédactions en vers du
Couronnement de Louis, éd. avec une introduction et des notes par Yvan G. Lepage, Genève, 1978
(Textes littéraires français) [édition synoptique de la version A (variantes de B) et de C ; en
appendice, édition de D]. — [Charroi de /Vîmes] Le Charroi de Nîmes, altfranz. Epos,
Handschrift D, mit Sprachwiss. Kommentar und Glossar, hgg. v. Ernst-Erwin Lange-Kowal,
Berlin, 1934 (Inaugural Dissertation). Le Charroi de Nîmes, chanson de geste du Xlf siècle,
édition du manuscrit de Boulogne-sur-Mer [par] Jeanne Hanchard, Louvain, 1955 [mémoire
dactylographié]. Le Charroi de Nîmes, chanson de geste du XW siècle, éditée d'après la
rédaction AB avec introduction, notes et glossaire par D. Me Millan, Paris, 1972 (Bibliothèque
française et romane). — [Prise d'Orange] Claude Régnier, Les rédactions en vers de la Prise
d'Orange, Paris, 1966.
6. Parce que essayant de prendre en charge toutes les composantes du texte ainsi produit.
7. Voir, par exemple, M. Tyssens, op. cit., chapitre V, Un premier noyau cyclique, p. 153-
162, ainsi que Philippe-Auguste Becker, Das Werden der Wilhelm und der Aimerigeste,
Leipzig, 1939 (Abhandlungen der Sächsischen Akademie der Wissenschaften, Philologische-
historische Klasse, 44-1), p. 34-36.
8. Comme l'ont déjà mis en évidence M. Tyssens, op. cit., p. 49, 75 et D. Me Millan, La
Prise d'Orange et le manuscrit français 1448, dans Société Rencesvals, VIe Congrès
international (Aix-en-Provence, 1973), Actes, Aix-en-Provence, 1974, p. 541-560.
9. Voir à ce sujet M. Tyssens, op. cit., p. 78-79, 419-420.
DES ENFANCES GUILLAUME A LA PRISE D'ORANGE 345
liée à la réécriture cyclique des trois autres. Le segment de texte qui va des
Enfances Guillaume à la Prise d'Orange représente pour le cycle, pour ce
qu'il veut signifier de Guillaume, un premier parcours au terme duquel
l'enfant d'Aymeri est devenu le défenseur de la royauté, un homme fieffé,
marié, courtois, désormais pourvu de toutes les qualités et fonctions qui en
sont la caractéristique jusqu'à la fin de ses histoires. Le Couronnement de
Louis, le Charroi de Nîmes, la Prise d'Orange sanctionnent successivement
chacune des étapes de ce parcours, programmé dès les Enfances Guillaume
qui y introduisent, en même temps qu'elles disent l'entrée de Guillaume en
chevalerie. Cette confirmation de parentés déjà observées se fonde non
seulement sur les frontières matérielles entre les textes, sur l'étude des
articulations de ceux-ci et de leurs transformations narratives 10, mais aussi, qui
s'y insèrent et s'y confondent parfois, sur les espaces de la joie de
Guillaume dont les Enfances disent explicitement l'acquisition; elle se fonde
enfin sur une leçon marginale, mais qui demeure exemplaire, celle du
manuscrit D n.

* * *

Les lieux de la joie, c'est-à-dire les expressions des causes et des


circonstances auxquelles les textes associent celles de joies de toute sorte, se
répartissent dans le cycle de Guillaume en deux grands types d'espaces :
un d'ordre géographique, toujours défini dans une matérialité (ex. le champ
de bataille, le verger...); un autre, plus divers, qui n'est pas assorti d'un
cadre spatial défini (ex. la grande chère) et qui peut être d'ordre seulement
psychologique (ex. l'affectivité, la spiritualité...). Le premier type est
toujours conjoint à l'autre, mais non l'inverse : le champ de bataille est le lieu
privilégié de manifestations de la joie guerrière, mais celle-ci peut
néanmoins s'exercer ailleurs; et l'aboutissement parfait de ces associations est le
locus amœnus, soit un espace précisément défini matériellement,
exclusivement affecté à une joie particulière et qu'il suffit de nommer pour dire cette
joie : le verger d'amour en est un exemple commun à bien des types de

10. Déjà étudiées, pour le Charroi et la Prise, par Jean-Pierre Tusseau et Henri Wittmann,
Règles de narration dans les chansons de geste et le roman courtois, dans Folia linguistica, t. 7,
1975, p. 401-402, puis Larry S. Crist, Remarques sur la structure de la chanson de geste.
Charroi de Nîmes-Prise d'Orange, dans Société Rencesvals, VIIe Congrès international (Liège,
1976), Actes, Université de Liège, 1978, t. II, p. 359-371.
11. D = Paris, Bibl. nat., fr. 1448; les lettres utilisées ici pour désigner les manuscrits
sont celles qui sont maintenant bien établies dans l'usage de la critique : A 1 Bibl. nat.,
fr. 774; A2 Bibl. nat., fr. 1449; A3 Bibl. nat., fr. 368; A4 Milan, Trivulzienne 1025; B 1
Londres, B. M. Royal 20DXI; B 2 Bibl. nat., fr. 24369-24370; C Boulogne-sur-Mer,
B. M. 192; E Berne, Bibliothèque de la ville 296; a Paris, Arsenal 6562.
346 NELLY ANDRIEUX-REIX
textes, dont fait partie celui-ci, qui en donne en outre une variante à lui
propre avec le curtil tracé dans le désert 12 et réservé à la joie divine.
Dans la totalité des chansons de Guillaume, les espaces très largement
dominants par la fréquence de leur mention et par le volume de texte qui
leur est affecté sont, pour le premier type, le champ de bataille et la fête de
cour, pour le deuxième l'honneur, l'ardeur guerrière et l'aventure
chevaleresque, souvent associés. Le type particulier dont relève le locus amœnus
y est représenté, outre le verger d'amour et le curtil de l'ermite, par la
conjonction de l'arbre et de l'eau 13, par le feu de cuisine pour Rainouart 14.
La répartition et l'importance relative de ces espaces sont évidemment très
variables selon les chansons, écho sans doute des écarts temporels qui en
séparent les compositions respectives : les joies affectives par exemple, qui
ont une fonction dominante et dynamique dans la Prise d'Orange et les
Enfances Vivien, ne sont quasiment pas représentées dans la Bataille Loqui-
fer et le Moniage Rainouart ; certains domaines sont réservés à quelques
chansons seulement, tel le bien-être de la vie courtoise pour la Prise
d'Orange et la Bataille Loquifer, telle l'exaltation mystique pour la
Chevalerie Vivien et le Moniage Guillaume, le feu de cuisine pour le « sous-cycle
de Rainouart » 15. Et, dans l'ordonnance matérielle des chansons que
donnent les manuscrits cycliques, on peut suivre une évolution de ces
espaces, indice peut-être du but poursuivi dans la mise en cycle : ainsi,
quant à la joie guerrière, la succession des chansons de Guillaume mène-
t-elle de la prédominance absolue de cette joie dans les Enfances Guillaume
(où elle investit jusqu'à la fête de cour) à sa désertion totale dans le Moniage
Guillaume (où la guerre, devenue source de culpabilité, n'est plus acceptée
que par devoir).
De ce point de vue, le Charroi de Nîmes fait groupe avec le Couronnement
de Louis plus encore qu'avec la Prise d'Orange avec laquelle il est le plus
souvent associé matériellement 16 : le Couronnement de Louis et le Charroi
de Nîmes ont en commun une quête obsessionnelle de l'honneur qui y est la
source essentielle des joies, alors que dans la Prise d'Orange — articulant
en cela les deux premières au reste des chansons — s'observe une éclosion
de quasiment tous les espaces de joie attestés dans le reste du cycle, mais

12. Dans le Moniage Guillaume.


13. Ainsi dans Aliscans pour la mise en scène, en plein champ de bataille, du lieu que
Guillaume assigne et réserve à la mort douce de Vivien : « Car vos aies sor cel estanc coucier I
Desos cel arbre que voi la onbroier » (éd. Erich Wienbeck, Wilhelm Hartnacke, Paul Rasch,
t. I, Halle, 1903, v. 145-146).
14. Spécificité constante dans toutes les chansons de Rainouart.
15. Constitué par Aliscans, Bataille Loquifer et Moniage Rainouart.
16. Voir le tableau donné en annexe.
DES ENFANCES GUILLAUME A LA PRISE D'ORANGE 347
où l'honneur n'occupe qu'une place mineure 17. Il demeure que les trois
textes font partie d'un procès unique, celui qui assure à Guillaume
l'attribution progressive et définitive de tous les traits constitutifs de son
individualité ainsi que de ses fonctions. Les Enfances Guillaume, d'une
composition plus tardive comme tout récit d'Enfances, introduit ce procès en en
annonçant les étapes et en posant les espaces de la joie de Guillaume
comme les qualifications acquises par celui-ci.
L'objet de cet article, limité au premier ensemble narratif du cycle, est
précisément de confronter ces relations internes entre les chansons avec
l'enseignement complémentaire de leurs frontières matérielles externes et
variables selon les manuscrits 18 ; pour appréhender le « faire » cyclique
dans toutes ses composantes, dont le manuscrit D donne à sa façon une
leçon éclatante.
* *

Les liens qui unissent le Charroi de Nîmes à la Prise d'Orange ont été
depuis longtemps détectés, reconnus, étudiés dans leurs moindres
détails 19 : les deux chansons correspondent respectivement à deux étapes
du chasement du chevalier Guillaume, à Nîmes puis Orange, conjointes dès
les premiers vers du Charroi de Nîmes avec le double don potentiel de
Louis20; la prise d'Orange-Orable parachève l'installation de Guillaume
non seulement dans ses fiefs mais en outre dans la vie conjugale, la quête
de la dame ajoutant aux traits précédemment acquis et confirmés par
Guillaume celui de l'homme courtois; ce qui se trouve le plus souvent
sanctionné matériellement par l'absence de toute démarcation entre les deux
récits 21.
L'inclusion du Couronnement de Louis dans ce groupe a, par ailleurs, été
très généralement admise, dès les premiers travaux sur la genèse du
cycle 22 ; l'étude littéraire confirme cela d'une façon indubitable : la chan-

17. A la fois restreinte en importance et subordonnée à d'autres espaces : d'abord oublié


pour l'amour de la dame, l'honneur n'apparaît pas, dans la Prise, de façon autonome comme
espace de joie, entièrement associé qu'il est aux plaisirs ou aux affections.
18. Voir le tableau donné en annexe.
19. Voir ci-dessus les références données dans les n. 7 et 10.
20. En réponse à la demande de Guillaume : « vos demant Espaigne le régné I et Tortolose
et Portpaillart sor mer I si vos demande Nymes celé cité I après Orenge, qui tarît fet a loer »
{Charroi, AB 481-484); « C'est Glorïete et Pourpaillart sor mer I les tors de Nimes, celé bone
cités I celles d'Oranges, de Narbone sor mer» (D 529-531).
21. Dans les manuscrits A et C, d'une moindre façon dans le manuscrit B 2; voir le
tableau donné en annexe.
22. Notamment Joseph Bédier, Les légendes épiques, recherches sur la formation des
chansons de geste, 3e éd., t. I, Paris, 1926, p. 305; Ph. A. Becker, op. cit.
348 NELLY ANDRIEUX-REIX
son non seulement relève de la même « mentalité » (d'honneur) que le
Charroi de Nîmes, mais elle fait bien partie du même parcours narratif que
les deux autres, en attribuant à Guillaume la fonction de vassal fidèle qui
sera mise à l'épreuve avec le Charroi de Nîmes, pour demeurer permanente
dans le reste du cycle, et qui sera complétée dans la Prise d'Orange par
l'accès à la qualification d'homme courtois et marié.
Les deux chansons du Couronnement de Louis et du Charroi de Nîmes sont
entièrement dominées par le souci de l'honneur, honneur du roi
exclusivement dans le Couronnement de Louis ; c'est aussi celui qui clôt le Charroi de
Nîmes, mais après y avoir été relayé par celui de Guillaume, de son lignage,
comme du groupe des jeunes bachelers, appelés et entraînés dans
l'aventure méridionale. Dans le Couronnement de Louis l'honneur n'est pas
véritablement l'objet d'un manque, seulement d'une menace qui pèse sur Louis à
cause de sa faiblesse et, partant, sur ses fidèles. De ce fait, il n'y a pas dans
cette chanson de réelle dynamique associée à cet espace ; elle apparaît, en
revanche, avec le Charroi de Nîmes, qui vient confirmer les traits actualisés
dans la chanson précédente en y apportant la contrariété et la
contradiction. Le groupe Couronnement de Louis-Charroi de Nîmes (d'ailleurs
indissocié dans le manuscrit D) dit la confirmation voire la restauration par
Guillaume de tous les honneurs menacés ou déchus.
De tout le cycle, le Couronnement de Louis est la seule chanson où le souci
de l'honneur se réduise quasiment à l'honneur du roi 23. C'est aussi la seule
où ne s'observe pas de dynamique narrative. Pesant sur tout le récit,
l'honneur du roi, quoique devoir constamment renouvelé, tend à être aussi le
moteur de toute joie 24. Il est une passion et l'attribution à Guillaume de
cette passion le fait accéder à la tête des légitimistes, soit à l'excellence vas-
salique. Le Couronnement de Louis actualise ainsi un trait qui, dans le
déroulement biographique du cycle, sera une permanence de Guillaume,
celui du parfait vassal, fidèle serviteur du roi25; mais cela ne confère
23. Qui assure aussi l'unité de la chanson; au sujet de cette unité, longtemps
controversée, voir Jean Frappier, Notes sur la composition du Couronnement de Louis, dans Le Moyen
Age, t. 69, 1963, p. 281-287; id., op. cit., p. 116-120; David G. Hoggan, L'unité artistique
du Couronnement de Louis, dans Romania, t. 89, 1968, p. 313-339; Karina H. Niemeyer,
Le Couronnement de Louis et le mythe de Guillaume, dans Société Rencesvals, VIe Congrès
international (Aix-en-Provence, 1973), Actes, Aix-en-Provence, 1974, p. 639-650; David
P. Schenk, Li Coronement Looïs : a mythic approach to unity, dans Revue romane, t. 69,
1978, p. 159-171 ; d'une autre façon, Jean Batany, Home and Rome. A device in Epic and
Romance : le Couronnement de Louis and Me et Galeron, dans Yale French Studies, t. 51,
1974, p. 42-60; id., Rome dans un schéma narratif bipolaire au Moyen Age, dans Influence
de la Grèce et de Rome sur l'Occident moderne, actes du colloque des 14, 15, 19 décembre
1975 (Paris, E. N. S., Tours), Paris, 1977, p. 43-51.
24. Associé à diverses mentions de la joie, sous-jacent à d'autres, l'honneur du roi en
anime directement la plupart des formes.
25. L. S. Crist (op. cit., p. 365 et n. 12) considère que, pour Guillaume, le « sémème
DES ENFANCES GUILLAUME A LA PRISE D'ORANGE 349
aucune dynamique au récit. L'enchaînement des diverses séquences
narratives apparaît partout — quel qu'en soit le nombre, variable dans les
manuscrits — plus comme le fait d'additions que de transformations 26 : le
premier départ pour Rome n'est pas motivé par un quelconque événement
surgi à la cour ; le retour en France ne l'est pas plus d'une nécessité née du
séjour à Rome ou ressentie là-bas, mais d'un besoin externe, importé,
comme l'est celui qui arrive à Orléans de repartir à nouveau pour Rome
conjurer le danger allemand. Le seul élément qui semble susceptible
d'engendrer une dynamique du récit ne le fait pas : dans le Couronnement
de Louis l'honneur n'est pas l'objet d'un manque, ce dernier n'existant qu'à
l'état endémique de menace ; et il n'y a pas de réel affrontement avec ce qui
pourrait s'opposer au souci de cet honneur à maintenir : les aspirations
personnelles de Guillaume au repos campagnard — sur lesquelles le récit ne
fait que de rares entrebâillements 2T — s'effacent sans aucun conflit devant
les obligations vassaliques 28. Ce n'est qu'à la fin de la chanson et à propos
des mêmes aspirations au délassement campagnard que s'ébauche, avec le
verbe cuidier et la déception qu'il signifie 29, la dynamique qui sera celle du
Charroi de Nîmes. Le Couronnement de Louis ne fait qu'actualiser quant à
Guillaume la fonction de vassal fidèle ; le Charroi de Nîmes dit l'épreuve de
cette fonction.
Le moteur de l'aventure narrée par le Charroi est que l'excellence vassa-
lique de Guillaume n'est pas gratifiée comme telle par le roi : les deux

/chevalier/ » est « une donnée du texte Charroi-Prise; le procès d'acquisition de cette


qualification est raconté dans le Couronnement »; il y distingue trois « sèmes » : /homme d'armes/,
/serviteur du roi/, /nourri du roi/ ». Or, /homme d'armes/, Guillaume l'est depuis les
Enfances Guillaume, /serviteur du roi/ aussi ; ce qu'il devient dans le Couronnement, c'est le
vassal excellent, parce que inconditionnellement fidèle.
26. C'est une observation comparable et très anciennement faite qui a entraîné
l'hypothèse d'une composition fragmentée en autant de branches que de séquences narratives;
voir à ce sujet Ernest Langlois, p. IV-LXXV de l'introduction à son édition : Le Couronnement
de Louis, chanson de geste publiée d'après tous les manuscrits connus, Paris, 1888 (Société des
anciens textes français) ; Alfred Jeanroy, Etudes sur le cycle de Guillaume au Court Nez, le
Couronnement de Louis, dans Romania, t. 25, 1986, p. 353-380; Jean Rychner, La chanson
de geste: essai sur l'art épique des jongleurs, Genève-Lille, 1955 (Société des Publications
romanes et françaises, vol. LUI), p. 145; M. Tyssens, op. cit., p. 89; Paul Zumthor, Essai de
poétique médiévale, Paris, 1972, p. 337.
27. Le seul esbanoiement ou déduit vécu par Guillaume dans le temps du Couronnement
de Louis est celui qu'il s'accorde au bord de l'eau entre deux combats (A B 2079-2080,
C 1882-1889); quant aux deux autres, reste implicite celui qui précède l'arrivée de
Guillaume à la cour (d'une forest repaire de chacier, A 114, D 105), l'autre est projeté dans un
rêve toujours différé : Or se cuida Guillelmes reposer I Déduire en bois et en riviere aler
(AB 2 2632-2633).
28. « En son servise vueill majovente user » AB 2649 (m. vie u. B 1).
29. Voir ci-dessus la dernière citation de la n. 27.
350 NELLY ANDRIEUX-REIX
chansons ne peuvent être dissociées, quelles qu'en soient les délimitations
matérielles 30. Le Charroi de Nîmes débute par l'ingratitude de Louis à
l'endroit de Guillaume et se poursuit par la restauration de tous les
manques éprouvés, y compris en définitive celui de l'honneur du roi. Car le
Charroi de Nîmes est bien, comme la chanson précédente, entièrement
dominé par l'honneur, unique souci, qui tend aussi à être source de toute
joie 31 mais qui se diversifie et s'épanouit quant à ses affectations et ses
formes : ce n'est plus seulement l'honneur du roi, qui demeure en filigrane
et surtout clôt la chanson, mais, pour l'essentiel du récit, l'honneur
individuel de Guillaume, dans une moindre mesure celui de son lignage et celui
des bachelers32 qu'il invite à l'accompagner, ainsi que de toute sorte
d'autres gens occasionnels 33; et ce souci de l'honneur à conquérir,
maintenir ou restaurer, revêt ici les multiples formes que lui confèrent sa
contrariété et sa contradiction, parfaitement représentées dans cette chanson. Les
seuls déshonneurs qui y soient dits à réparer sont antérieurs au temps de
référence de cette chanson : celui qui est révélé par la dame de Saint-Gilles,
concernant les désastres causés par les Sarrasins; celui du nez de
Guillaume, raccourci au cours d'une bataille passée34; ces deux déshonneurs
sont réactualisés dans la première partie du Charroi par le rappel qu'en fait
Guillaume à Louis 35. Apparaît une forme de non-déshonneur ou de
déshonneur évité : celui des hommes du jeune Béranger dont Louis propose la
terre à Guillaume, lequel la refuse avec indignation 36. La forme qui est de
beaucoup la mieux représentée dans cette chanson est celle du non-
honneur, absence vite devenue manque :
— de Guillaume et de son neveu Bertrand, oubliés dans la distribution
des faveurs royales ; cet oubli peut être interprété originellement à la fois
comme un non-honneur et un non-déshonneur; mais le caractère d'absence
d'honneur prédomine dès l'interprétation qu'en donne Bertrand et se
transforme en manque à réparer 37 ;
30. Voir le tableau en annexe.
3 1 . Exclusive de toute autre dans la première partie (la scène à la cour royale) ; dans la
deuxième (l'expédition elle-même vers Nîmes), la diversité des occasions de joie n'enlève
rien à cette prédominance.
32. Associés à l'aventure de Guillaume dès le Couronnement dans le manuscrit D (v. 105-
107); voir Jean Rychner, Observations sur le Couronnement de Louis du manuscrit Bibl. nat.,
fr. 1448, dans Mélanges Maurice Delbouille, t. II, 1964, p. 641.
33. Voir ci-après.
34. Dont le temps relève de l'histoire du Couronnement de Louis.
35. AB 139-148, C 178-186, D 165-173.
36. AB 378-379, C 446, D 438.
37. La prédominance de l'absence d'honneur me semble aussi déterminante que
l'obtention de ce que L. S. Crist (op. cit., p. 361) appelle un « non-bienfait », voyant dans ce dernier
le seul élément à être dynamique (voir la n. 116).
DES ENFANCES GUILLAUME A LA PRISE D'ORANGE 351
— des povres bachelers, non chasés, à la recherche de terres et d'avoir;
Guillaume conjoint ce manque au sien propre et s'assimile ainsi le groupe
des « jeunes » qu'il entraîne avec lui dans l'aventure méridionale 38.
— du vilain rencontré en chemin près de Nîmes, qui se dit povre
(AB 905, C 905), debareté (D 902) et n'ayant pas de quoi acquitter le droit
d'entrée dans la ville ; ce manque servira de relais à celui de Guillaume, ce
qui engendrera la ruse adoptée pour leur réparation commune ;
— de Louis lui-même, le seul à n'en avoir pas conscience, mais dont la
carence d'honneur, vivement éprouvée tant par Guillaume que par les
barons et accusée dans la version D 39, se trouve réparée par le succès de
l'expédition de Nîmes et la restauration générale qui s'ensuit.
Ces facettes multiples d'un unique objet de quête sont elles-mêmes enjeu
dans le mode déceptif caractéristique du Charroi de Nîmes, sous lequel elles
apparaissent par deux fois : dans la farce d'honneur montée par Guielin et
Bertrand qui jouent à n'être pas les dignes neveux de Guillaume en faisant
semblant de refuser l'aventure à laquelle ils sont les premiers conviés40;
dans le déguisement adopté par les hommes de Guillaume lorsque, pour la
bonne cause de la conquête, ils jouent à être à la fois non-chevaliers et
antichevaliers, puisque se transformant en marchands ou marchandises. Struc-
turellement dominante, c'est cette « déception » d'honneur 41 qui confère au
récit sa dynamique : elle l'engendre et le rythme. C'est le constat d'une
absence d'honneur 42 qui ouvre la séquence inaugurale de la chanson avec
la colère indignée de Guillaume contre l'ingratitude royale. Car, dans le
code féodal qui gère les devoirs réciproques entre seigneur et vassal, un
oubli de rendre au vassal l'honneur qui lui est dû n'est pas un élément
neutre ; c'est une faute, au sens étymologique de manque, à la limite même
de l'outrage, ressentie comme telle par Guillaume qui a toujours fidèlement
servi son roi envers et contre tous43. Et ce manque suffit à lui seul44 à
engendrer le récit avec ce qui est destiné à combler cette déception : le
projet de partir arracher aux Sarrasins les fiefs potentiels du Midi. Mais il est,
dès son origine, associé aux méfaits commis antérieurement par les mêmes
Sarrasins, dont Guillaume dit avoir eu la révélation chez son hôtesse d'un
jour; dans l'impulsion donnée à l'avenir de Guillaume, la conscience de ce

38. AB 641-648, C 729-748, D 646-656, 661-681.


39. En D, l'aventure du Midi ne cesse d'être vécue pour la joie du roi et de la chrétienté
(D 1167-1170).
40. AB 604-611, C 678-683, D 600-602.
41. Saturée dans la version D; voir le dernier paragraphe de cet article.
42. Au double sens médiéval de « terre » et de « considération ».
43. Comme il le rappelle longuement au roi : AB 65-277, C 95-332, D 562-591.
44. Pour le mobile lui-même de l'expédition de Nîmes, qui sert de relais à ce manque,
voir les n. 111 et 116.
352 NELLY ANDRIEUX-REIX
méfait, réel et passé, vient relayer le constat présent d'un manque
d'honneur 45. Si cette aventure ainsi provoquée ne concerne originellement que
Guillaume, elle s'ouvre vite à tous les déçus qui se trouvent là : aux neveux
d'abord, immédiatement associés à Guillaume dans l'oubli dont il est
l'objet, puis aux jeunes bachelers dortt le manque, expressément signifié par
l'adjectif povre, vient nourrir et relayer celui de Guillaume comme le fait, au
moment précis de la conquête, celui qui est énoncé par le vilain rencontré
sur le chemin de Nîmes. La quête d'honneur de Guillaume en vient à
intégrer la réparation de toutes les carences et frustrations qui se présentent
devant lui, y compris celle du désastre sacrilège, antérieur au temps de
référence du Charroi, mené par les Sarrasins dans les environs de Saint-
Gilles 46, enfin et pour finir la restauration de la gloire royale.
Ouvert par la nécessité de réparer un affront individuel, le récit du
Charroi de Nîmes aboutit à une définition et reconnaissance par le fait de
Guillaume lui-même de tous les oubliés et exclus de l'honneur, ainsi qu'à une
restauration du non-honorable Louis. Rapportée à l'histoire de Guillaume
telle que la recompose le cycle, cette chanson dit la confirmation par
l'épreuve de la fidélité vassalique (attribuée à Guillaume dans la chanson
précédente) en même temps que l'acquisition d'un autre trait entièrement
associé au premier, celui de vassal chose : non gratifié par le roi comme
vassal fidèle, Guillaume ne cesse pourtant de l'être, tandis que la réparation
de son oubli s'identifie avec la quête d' honor dont Nîmes représente la
première étape, la seconde étant Orange (annoncée d'ailleurs dès le début du
Charroi), objet de la chanson suivante.
Le constat est devenu banal que la Prise d'Orange relève d'une veine tout
autre que le Couronnement de Louis et le Charroi de Nîmes; mais,
complément nécessaire et attendu du Charroi, cette chanson assure à plusieurs
titres l'articulation des deux précédentes au reste du cycle.
C'est la Prise d'Orange qui est la réponse définitive au début du Charroi
de Nîmes et, partant (puisque les deux chansons sont liées), au
Couronnement de Louis 47 : la victoire de Guillaume à Nîmes n'achève pas le parcours
qui doit le mener à un chasement, Orange étant aussi incluse dans le
programme de conquête qui lui a été accordé par le roi 48 ; mais cette chanson

45. Pour la fonction de cet épisode (AB 548-579, C 619-654, D 562-591), voir le
dernier paragraphe de cet article au sujet de la version du manuscrit D.
46. Ou de Montpellier; voir à ce sujet Reine Mantou, Note sur les v. 548-579 du Charroi
de Nîmes, dans Mélanges Jules Horrent, Liège, 1980, p. 275-278.
47. D'ailleurs, si elle ne s'accomplit que dans la Prise, l'obtention d'une femme est
ébauchée dès le Couronnement lorsque Guillaume reçoit en épouse — mais qui restera au futur —
la fille du roi Gaifier (AB 1338-1366, C 1030-1059).
48. Au début du Charroi de Nîmes; voir la n. 20.
DES ENFANCES GUILLAUME A LA PRISE D'ORANGE 353
dit plus qu'une seule installation dans la dernière terre à gagner, puisque la
conquête de la ville est entièrement conjointe à celle qui en est la dame :
par Orange-Orable le chevalier oublié au début du Charroi parfait, avec le
mariage, son chasement commencé à Nîmes, tandis qu'il s'élève à la qualité
d'homme courtois. Cette dernière est évidemment une nouveauté totale par
rapport aux deux chansons précédentes 49 : du souci obsessionnel de
l'honneur qui était quasiment sa seule possibilité de joie dans le Couronnement
de Louis et le Charroi de Nîmes, Guillaume accède brusquement à la joie
d'amour dont il s'approprie le locus amoenus qu'y est Glorïete, tour des
dames et verger d'amour enclos dans la ville 50. L'acquisition de cette autre
qualité, courtoise, destinée comme les autres à rester une caractéristique de
Guillaume 51, assure aussi une confirmation apothéotique des précédentes
par la contradiction puis la régénérescence qu'elle leur apporte : pour
l'amour de sa dame, qui de loin le destraint etjostise 52, Guillaume choisit de
n'être plus rien de lui-même et non seulement de ce à quoi il venait
d'accéder; il ne s'approche pas d'Orable en flamboyant chevalier français, mais
sous le sombre déguisement d'un vulgaire espion sarrasin ; l'homme
d'honneur qu'il est arrive devant elle com pautonnier en atapinement (AB 1710,
C 1901) et c'est pour elle qu'il accepte de se vergoignier et honnir
(AB 363, 364, D 191, 192), de souffrir tel hontage (C 1749); il en est,
avant même le temps de son déguisement, jusqu'à refuser ses pratiques de
chrétien, comme d'homme civilisé : il jure de n'a/er a messe ne entrer en
moustier (A B 375) comme de ne plus consommer de pain fet de farine
(A 354, C 332), de char salée ne de vin viez sor lie (A 355) ; jusqu'à son être
physique qui est occulté dans son instinct vital : mielz voil morir et a perdre
la vie (AB 353), ne puis ne boivre ne mengier (AB 373). Ce n'est qu'une
fois l'essentiel acquis, l'amour d'Orable, que Guillaume se régénère, du fait
même de cette dame qui lui fournit les moyens matériels d'être à nouveau
la Fierebrace : c'est elle qui sauve Guillaume (et ses neveux) de la prison,
qui l'arme, tandis qu'il recouvre le sentiment de Dieu, de l'honneur perdu
et de la vie menacée : « Dex », dist li cuens, « glorïeus rois del ciel I Com
somes mort, traï et engignié! I Par quel folie fu cistplez commenciez I De quoi
nos somes honi et vergoignié I Se cil n'en pense qui tot a ajugier » (A B 1569-

49. Mais non par rapport aux Enfances Guillaume, chanson faite a posteriori pour
annoncer celle-ci; voir ci-après.
50. Dans l'espace déjà clos de la ville d'Orange, la tour de Glorïete est un lieu
exclusivement féminin, où Orable et ses dames mènent une vie luxueuse de douce oisiveté ; le jardin
intérieur qui y est subtilement aménagé (AB 601-602, C 629-631, D 524-525) fait de cet
espace un locus amœnus destiné à la joie d'amour : illuec avoit un vergier avenant, C 629.
51. Vivement réactualisée dans Aliscans (v. 1969-2004, 2066), elle est encore
mentionnée au début du Moniage Guillaume (Ca 35-36, AB 31).
52. Texte de AB 359 (CE 469, D 168).
BIBL. EC. CHARTES. 1989. 23
354 NELLY ANDRIEUX-REIX
1573, C 1764-1768); « Dex », dist li quens, livrés sui a pechiet I ... I Ans
m'ocirront Sarrazin et paien » (D 1242, 1244). C'est Orable conquise qui
rend possible la prise de la ville, assurant ainsi dans sa réalisation
triomphale la résurgence du guerrier, du chevalier et de la conjonction initiale 53
d'armes et d'amours. Mais si Guillaume y est bien le principal restore, cette
chanson accomplit aussi la réparation exhaustive de tous les manques qui y
ont été signifiés 54, depuis celui de fête courtoise et de belles dames, celui de
Sarrasins à combattre, manques énoncés au tout début de la chanson55,
jusqu'à celui d'amour qui cristallise et subordonne vite tous les autres.
A cette irruption brutale de l'amour correspond, dans cette chanson et
toujours par rapport aux deux précédentes, une éclosion de tous les autres
espaces de joie attestés dans le reste du cycle, mais absents ou à peine
ébauchés dans le Couronnement de Louis et le Charroi de Nîmes : outre
l'honneur, occulté puis redonné/regagné, outre le verger d'amour et la joie
qui y affère — d'une importance particulière ici — , les deux grandes fêtes
épiques y sont représentées, même inégalement : celle, réduite 56, de la
belle bataille et surtout — caractéristique et nouveauté de cette chanson —
la fête courtoise, toutefois essentiellement limitée à sa forme quotidienne de
douceur de vivre, d'abondance de biens et de plaisirs, de luxueuse oisiveté.
Ainsi marginale dans l'ensemble narratif qu'elle constitue avec le
Couronnement de Louis et le Charroi de Nîmes, la Prise d'Orange assure par là même
le lien entre ce groupe de chansons et le reste du cycle. Dans le premier
parcours de Guillaume, elle fait notamment écho aux Enfances Guillaume,
composée a posteriori pour l'annoncer.
Le seul intitulé des Enfances Guillaume57 postule le cycle, indice d'une
pratique d'écriture que le texte ainsi nommé est fait pour inaugurer. Donné
comme introduction à une plus ou moins longue suite biographique, il est
inévitablement, quant au temps de sa composition58, postérieur aux chan-
53. Dans le même désir, formulé par Guillaume au début de la chanson : AB 55-66, 87-
100, C 55-66, 88-95, D 15-22, 41-52); voir n. 55.
54. Sauf celui du Sarrasin Thibaut, même dans le manuscrit E qui, avec le siège
d'Orange, donne de ce manque une ébauche de réparation, mais non couronnée de succès.
55. « De France issimes par moût grant povreté I n'en amenâmes harpeor ne jugler I ne
damoisele por noz cors deporter /.../Et Dex confonde Sarrazins et Esclers I qui tant nos lessent
dormir et reposer I quant par efforz n 'ont passée la mer I si que chascuns s 'i peiist esprover! I Que
trop m'enuist ici a sejomer », AB 55-66.
56. Il n'y est guère qu'une seule belle bataille, celle qui clôt la chanson (A 1814-1816,
B1810 + 11-14, AB 1825-1828, CE 2106-2111, 2129-2130, D 1503-1507, 1515-
1517) : Et cil dehors vont par dedenz entrant I Montjoie escrïent et denier et devant; I de celé
joie sont paien esmaiant. /.../La veïssiez un estor si pesant I tant hante fraindre et tant escu
croissant..., A 1814 sq.
57. Donné en explicit, mais qui, toutefois, n'apparaît que dans les manuscrits A : Ci
/aillent les Enfances Guillaume, A 3330.
58. Généralement distinct lui-même du temps de la mise par écrit.
DES ENFANCES GUILLAUME A LA PRISE D'ORANGE 355
sons narrant les gestes de l'âge mûr; dès lors qu'il est consigné dans un
manuscrit cyclique, l'écriture — ou réécriture — ne peut en être séparée de
celle qui a produit les autres. Ce faisant, tout écrit d'Enfances apparaît
comme un texte qui connaît son avenir, qui l'anticipe, qui le pré-dit. Les
Enfances Guillaume ouvrent le cycle de Guillaume proprement dit, le « petit
cycle » auquel se limitent plusieurs manuscrits. Elles en signent le contrat
générique, tout spécialement celui de la Prise d'Orange, soit du premier
ensemble narratif dont cette dernière assure la clôture : dans son
prologue 59, la version B annonce les deux grands termes de la vie de
Guillaume, que marquent respectivement la Prise d'Orange (avec l'installation
dans un fief et dans le mariage) et le Moniage Guillaume (avec la retraite au
désert puis la mort), mais elle est la seule à le faire 60; partout ailleurs c'est
uniquement la Prise d'Orange qui est annoncée, et ce au début des
Enfances Guillaume : Par moi orroiz comment conquist Orenge I Etprist Gui-
bor, la damoiselle, a fame... (A 14-15, B 8-9, C D 9-19). Les Enfances
Guillaume affirment ainsi a priori la fonction qu'a dans le cycle le groupe
Couronnement de Louis-Charroi de Nîmes-Prise d'Orange de constituer un
premier parcours narratif; elles sèment les jalons de ce parcours, elles le
complètent par l'avant : une donnée commune aux trois autres chansons —
qui n'y est jamais remise en question — est que Guillaume est chevalier; en
racontant l'adoubement en cour royale des fils d'Aymeri, les Enfances
Guillaume préposent, en outre, pour Guillaume un ensemble de traits (« vassal
fidèle du roi », « homme courtois », voire « chasé »), dont chacun sera
successivement (ré)actualisé dans les chansons suivantes 61. Somme de tout ce
qui se trouve explicité dans la suite, cette chanson dit l'accès de Guillaume
à ses qualifications, à sa prééminence, à ses joies.
Au début de la chanson, Guillaume n'est rien, qu'un jeune homme, l'un
des nombreux fils d'Aymeri de Narbonne, qui rêve pour eux tous de
chevalerie et de hauts faits de guerre contre les païens 62 ; mais cette situation bien
affirmée de non-chevalier63, comme d'ailleurs l'absence de toute autre
qualification, ne crée pas de manque ; ce qui confère au récit sa dynamique

59. S'est de Guillelme qui ot euer de lyon, I qui prist Orenge, de voir le set on /puis ot
Orable a la clere façon I et le toli roy Thibaut l'Esclavon I ... I En sa legende ses fais trouveroit
on I et moût des autres dont ne fas mencïon I es granz desers ou il ot sa meson I de Monpellier
.III. lieues i conton, B 7-10, 19-22.
60. Même D ne le fait pas, qui donne aussi le « grand cycle ».
61. L'acquisition du « sémème/chevalier/ » n'est pas le fait du Couronnement (comme le
dit L. S. Crist, op. cit., p. 365), mais celui des Enfances Guillaume; voir ci-dessus, n. 25.
62. « Se sains et saux les poïons tenir I tant qu'il peiissent chevalier devenir I etfere guerre as
païens maleïz I et des espees sus els granz cops ferir »... A 50-53 (B 44-47, C D 48-50).
63. Implicite dans V enfance que nomment les manuscrits A (v. 12), explicite et référée à
tous les enfants d'Aymeri en D : mais il ne porent chivalier devenir (v. 33).
356 NELLY ANDRIEUX-REIX
n'est pas une nécessité de réparer, mais un désir à accomplir : celui du
père d'abord, Aymeri, de voir ses fils devenir chevaliers et bons guerriers;
puis, quelque peu disjoint du premier, celui de Guillaume qui, lui, n'aspire
initialement qu'à la joie des armes et de la grande bataille hors toute
intronisation officielle qu'il commence par dénigrer et refuser64; mais Aymeri,
au nom de l'affection filiale 65, voire (dans A B) de son propre devoir vassa-
lique 66, convainc rapidement Guillaume d'accepter l'invitation à la cour
royale, donc de subordonner son désir d'armes et de guerre au service du
roi. Dès la première séquence narrative 67 se trouvent ainsi posées, même
sous une forme encore de potentiel, les qualités auxquelles Guillaume est
appelé : de guerrier, de vassal du roi, de chevalier, dont la conjonction est
désormais acquise définitivement au point de faire refuser à Guillaume,
quand l'occasion s'en présentera, toutes armes autres que celles qui
doivent lui être remises par Charlemagne 68.
Le chemin qui se trace dès lors vers Paris et Saint-Denis est vite 69
l'occasion d'une ébauche brutale et inattendue de la qualité d'homme courtois,
qui, dans l'ordonnance cyclique, ne sera pas réactualisée avant la Prise
d'Orange. En route vers le Nord, les « Narbonnais » s'affrontent à l'impro-
viste avec des païens, messagers du roi sarrasin Thibaut, revenant
d'Orange où ils étaient allés demander Orable en mariage ; cette rencontre
et cette bataille sont pour Guillaume l'occasion de sa première réelle joie
guerrière70, qu'accroît la découverte puis la prise du cheval Baucent71,
l'occasion aussi de ses premiers émois et joie d'amour 7* grâce à la
rencontre de loin avec Orable 73 par la description qu'en fait un Sarrasin, par le
message et Fépervier que celui-ci accepte de transmettre.
64. Et dist Guillelmes : « Certes, aler n'i quier I servir . VI. anz, ci a trop grant dangier I car,
par ce Dieu qui le mont doitjugier I aler voudrai sur la gent Vavressier... », B 90-93 (A 82-89,
CD 85-88).
65. « Filz », dist li pères, « et ja vos aim ge si I c'onques au soir celé riens ne vosis I que ne
l'eusses volentiers au matin, I ma volenté doiz tu fere autresi », A 131-134 (B 161-163,
CD 107-109).
66. « Quar ge doi bien l'empereor servir I Ge tieng de lui ma terre et mon païs », A 147-148
(B 178-180).
67. Qui va jusqu'au départ des « Narbonnais » pour la cour royale : A 41-220, B 30-261,
CD 34-191.
68. Guillaume en vient jusqu'à refuser les armes prises aux ennemis avant d'en recevoir
de Charlemagne lui-même : « Cil me dorra armes a mon talant I s 'il les me done, mout en serai
joiant I et plus dotez de la paienne gent », A 446-448 (B 512-514, CE 451-454).
69. Avec le premier affrontement guerrier et l'acquisition du premier objet
chevaleresque, le cheval Baucent.
70. Qui n'est toutefois explicitée que dans la version AB (A 347, B 410).
71. A 450 sq., B 516 sq., CE 456 sq.
72. A 563, B643, CE 577.
73. A 525 sq., B 596 sq., CD 515 sq.
DES ENFANCES GUILLAUME A LA PRISE D'ORANGE 357
La cérémonie de l'adoubement en cour royale, objet central du récit, ne
fait que réaliser, en la consacrant officiellement, cette intronisation, dans la
chevalerie et dans la vassalité du roi, que Guillaume a déjà faite en esprit.
Car, dès le temps du voyage vers Paris, l'attribution est déjà acquise pour
Guillaume d'un ensemble de traits qui, dans la suite des chansons à lui
consacrées, le caractériseront désormais : de valeureux guerrier, de chevalier,
de vassal du roi, d'homme courtois, la conjonction de cet ensemble
correspondant au moment — qu'elle semble autoriser — où Guillaume commence
à s'approprier successivement toutes les aventures, toutes les fêtes, à en
devenir le maître.
Dès l'instant où a été posée la totalité de ces traits comme acquise ou
destinée à l'être, la primauté de Guillaume est abondamment signifiée 74,
constamment renouvelée. Lorsque, au cours de sa première rencontre avec les
païens, Guillaume s'approprie Baucent, le cheval de Thibaut, il usurpe
définitivement75 la relation sentimentale entre Orable et Thibaut, dont le
cheval est le signe et que Guillaume gouverne désormais 76. Lui-même
s'approprie l'aventure guerrière : Sarrasins et nombre qui por moi sontfer-
vestu et armé (A 823-824, B 938-939), Por moi sont sa fors contremonté
(D 867); les autres la lui reconnaissent : C'afet Guillelme, certes, lui et ses
frères (A 1174, B 1356); une fois armé lui-même, il la distribue, appelant à
le suivre les autres jeunes adoubés, puis déléguant son frère Bernart au
premier rang du combat 77. Il devient vite enfin le maître de cette autre fête
des armes qu'est, sur le mode mondain, la cérémonie de cour à laquelle il
est convié pour son adoubement 78; à peine arrivé, Guillaume commence par
la troubler en revendiquant pour lui l'honneur de porter l'épée 79, puis il

74. L'explicitation varie selon les versions; CD, par exemple, amoindrit la primauté de
Guillaume en lui associant son frère : Ce fist Bernars et Guillames ses freire, CD 1344.
75. Ce qu'explicite le seul manuscrit D : « Car vos l'aveis, ne puet ores autre estre »
(v. 524).
76. Baucent est le cheval gardé et chéri par Orable, qu'elle envoie à son futur époux par
l'intermédiaire du messager Aquilant ; en s'emparant du cheval, puis en chargeant Aquilant
de son propre message auprès d'Orable, Guillaume se substitue à Thibaut, opérant une
disjonction définitive entre les deux promis, consacrée dans la fausse fête des noces (sur celle-
ci, voir plus loin).
77. « Et ou sont ore li legier bacheler? I Viegnent o moi, je lor donrai assez... », A 2648-
2649 (B 2988-2989, D 2765-2767) ; « Le confenon que ge lifis douer I ... I segenel voi de
sanc ensanglanté I a moi n'a vos mar sera retorné, A 2743-2747 (B 3089-3094, C D 2821-
2824).
78. Puisque entièrement investie par la remise solennelle de leurs armes aux jeunes
adoubés.
79. A 2092 sq., B 2357 sq., CD 2282 sq.; cette appropriation est explicitée dans les
manuscrits B et D : « li fiés est miens » (B 2365), « ceu est mes drois » (D 2287).
358 NELLY ANDRIEUX-REIX
l'autorise en éliminant le deuxième trouble-fête à se présenter, le Breton
venu lancer un défi au roi 80, enfin il se l'approprie en distribuant lui-même
armes et largesses à ses compagnons 81, puis en réglant sa propre remise
d'armes 82.
Au moment où le groupe des « Narbonnais » doit quitter la cour, appelé
au secours d'Ermengart assiégée dans Narbonne, Charlemagne confie
Louis à Guillaume qui lui promet aide et fidélité 83. A la fin de la chanson,
Guillaume est donc déjà pourvu de tous les traits de son individualité; le
Couronnement de Louis et le Charroi de Nîmes qui le suivent immédiatement
réactualisent séparément celui de « vassal fidèle », la Prise d'Orange
assurant l'épanouissement de celui de « courtois ».
Dans le premier ensemble que les Enfances Guillaume ont pour charge
d'introduire, c'est de la Prise d'Orange que cette chanson apparaît la plus
proche; c'est la seule qu'elle annonce explicitement partout84. D'une veine
comparable, ces deux chansons enchâssent le Couronnement de Louis et le
Charroi de Nîmes — dont elles se distinguent communément — dans un
même parcours narratif. Termes extrêmes d'un premier vecteur
biographique qui mène du fils d'Aymeri à Guillaume d'Orange, de l'aspirant
guerrier au chevalier courtois, les Enfances Guillaume et la Prise d'Orange
sont entièrement faites pour se répondre. Plus ou moins explicite selon
les manuscrits, le lien entre les deux chansons est évident partout : les
premières aventures de l'enfant Guillaume non seulement annoncent et
préfigurent la conquête d'Orange-Orable, elles appellent la ville à sa vérité. Car,
dans les Enfances Guillaume, Orange est un espace faux. Les noces que
Thibaut y précipite, par crainte de Guillaume, ne sont fête que pour
l'époux; elles désolent l'épousée qui les transforme vite en désastre, puis,
tout simplement, en fiction : s 'annonçant pourtant comme toute autre fête

80. La victoire sur le géant assoit toujours l'appropriation d'un lieu, en l'occurrence celui
de la fête ; elle assoit en outre, ici, la primauté de Guillaume dont les Français veulent faire
leur sénéchal : « Seneschaus soit de France le roion I Gonfennonnier et nos le sojferron »,
A 2324-2325 (B 2621-2622, C D 2535-2536).
81. Alors que Charlemagne ne semble songer qu'à donner des armes à Guillaume, celui-
ci commence par faire adouber ses frères (A 2243 sq., B 2639 sq., CD 2545 sq.), puis un
damoiseau qui tardait à l'être (A 2406-2408, B 2707-2709, C 2598 + 1-2), enfin soixante-
dix autres jeunes auxquels il distribue lui-même de son avoir.
82. Guillaume décide de la bénédiction des armes, à faire dans l'église (A 2513-2514,
B 2840-2841, CE 2671), tandis que la cérémonie lui est, selon AB, à lui seul dédiée :
.IIII.C. messes ont H moine chantées I tot pour Guillelme a la chiere quarree (A 2552-2553).
83. A 2684-2790, B 3030-3035, CD 2792-2796.
84. Même si les deux autres y sont aussi en germe implicitement : le Couronnement dans
le fait que Charlemagne confie Louis à Guillaume (voir la note précédente), le Charroi dans le
fait que Guillaume fait appel aux jeunes bachelers (voir la n. 77).
DES ENFANCES GUILLAUME A LA PRISE D'ORANGE 359
mondaine85, ces noces sont dès leur début animées par des jeux
inquiétants 86 qu'offre à son époux Orable, magicienne et désespérée ;
l'enchantement — celui du non-amour — est ici semeur d'épouvanté et de
mort; ces jeus d'Orange sont essentiellement faux, comme est faux le
deduit-deport que Thibaut croit avoir pris dans la chambre nuptiale, alors
qu'il y a été transformé en pommeau d'or fin 87. Désertée par Orable, la fête
païenne dérive aussitôt vers la contre-fête. La seule vérité d'Orange est
celle du verger, contigu peut-être, mais défini dans son extériorité et cette
vérité est celle de l'amour qui y naît; dès le defors où Orable sesbanoie,
apparaît l'authenticité 88. Face à la cité qui semble définitivement close et
gelée dans ses artifices 89, ce locus amoenus du verger est, fiction dans la
fiction, le seul élément naturel attaché à Orange et ici, parce que verger
d'amour, affecté aux préludes d'une joie spécifique à laquelle il confère son
authenticité : c'est là qu'Orable reçoit, avec le message et l'épervier de
Guillaume, ses premiers émois sentimentaux 90, annonce de la seule vérité à
naître à Orange, qui y frelate toute autre fête, avant que l'ensemble n'en
soit transformé par l'irruption du même Guillaume et du même amour, par
une réconciliation et une imbrication de tous les espaces de la ville; ce qui
ne sera réalisé qu'avec la Prise d'Orange où la ville entière, parce qu'elle
l'intègre, devient elle-même verger d'amour.
Lorsque, dans les Enfances Guillaume, Guillaume prévoit de conquérir
en même temps Orange et Orable 91, il annonce — ce qui s'opérera dans la

85. Ciljugleour demainent molt grant feste I notent et herpent et chantent et vïelent / grant
joie mainent ne finent ne ne cessent, C 1796-1797 + 1.
86. Un cerf qui, poursuivi par une meute de chiens et une foule de chasseurs, saccage la
table du festin et des narines duquel jaillissent une série de monstres portant chacun des
arbalétriers qui tirent sur les convives ; puis quatre cents ou trois mille moines noirs comme
l'encre, cracheurs de feu et portant chacun un homme mort dont ils frappent Thibaut; puis
quelque quatre-vingts ours et lions qui font force dégâts dans l'assistance ; enfin (sauf en D)
une inondation qui engloutit bon nombre de païens (A 1644-1734, B 1857-1946,
CD 1876-1972).
87. A 1741, CD 1979; Mahomet d'or fin, B 1952.
88. Orable trueve defors en ./. vergier I ou il avoit et pins et oliviers, I en sa compaigne MIL
paiens moût fiers I et .X. puceles qui moût font aproisier. I A la fontaine se vont esbanoier I qui
soz les arbres coroit par le gravier..., A 570-575 (B 652-656, CD 588-591).
89. Au palais d'Orange, la nature n'existe qu'en image sur les murs, comme la fête gravée
dans l'ivoire d'un banc : Par animent sont li entaillement : I ours et lions et porceaus ense-
ment I ... / si est le ciel fet par enchantement I soleil et lune et l'estoile luisant I si sont li bois
foillu et verdoiant I ... I Et Clarïaus l'a assis en ./. banc I tot fet d'yvuire, painturé a argent; I li
pecol sont doré moût richement I a chascun ot ./. folet en estant. I Harpent et notent, saillent
menuement, A 1521-1536 (B 1725-1738, CD 1705-1727).
90. Ele le prent que moût l'a goulousé, A 647 (B 741); Quant l'ot Orable, lo sant cuide
chiengier I trois fois se paime sus l'onbre dou pomier, CD 651-652.
91. Partout signifiée (A 549-557, B 626-736), c'est dans la version CD que cette con-
360 NELLY ANDRIEUX-REIX
Prise d'Orange — la réinsertion de la dame et de la fête dans la ville, qui,
dans cette autre chanson, s'identifiera d'ailleurs à l'une comme à l'autre 92.
En se donnant pour introduction au cycle et, plus précisément, au
premier parcours de celui-ci qui s'achève avec la Prise d'Orange, les Enfances
Guillaume n'avaient à faire qu'une simple pré-position des traits et
fonctions de Guillaume : la qualité de « chevalier », donnée commune à toutes
les autres chansons et acquise dans celle-ci, ne sera jamais ailleurs remise
en question ; celle de « vassal du roi » sera réaffirmée dans le Couronnement
de Louis à l'occasion de la faiblesse du jeune roi, puis mise à l'épreuve et à
nouveau réaffirmée dans le Charroi de Nîmes du fait du manque ressenti par
Guillaume d'un honneur mérité; enfin la confirmation et épanouissement
des qualités courtoises seront l'essentiel de la Prise d'Orange, qui assurera
en outre la restauration plénière de tous les manques.
Dès lors, plusieurs logiques de l'agencement matériel étaient possibles à
partir de la fin des Enfances Guillaume, toujours séparée de l'ensemble qui
y fait suite 93 :
— d'unir le Couronnement de Louis au Charroi de Nîmes et d'en séparer
la Prise d'Orange, ce que fait le manuscrit D, qui valorise ainsi la qualité de
« vassal du roi » en la dissociant de celle de « courtois » ;
— d'unir le Charroi de Nîmes à la Prise d'Orange et d'en séparer le
Couronnement de Louis ; ce que font les manuscrits A, dissociant l'attribution
d'une qualité (celle de « vassal du roi », dite dans le Couronnement de Louis)
de l'épreuve qui en est faite (au début du Charroi de Nîmes) avec les
conséquences successives qu'elle entraîne (la conquête de Nîmes et Orange,
objet du Charroi de Nîmes et de la Prise d'Orange).
— d'adopter une solution mixte et de fragmenter en deux le récit de la
conquête de Nîmes, en associant au Couronnement de Louis la première
partie (où se trouve malmenée la position de « vassal du roi »), la seconde
partie (celle de la conquête) à la Prise d'Orange; ce que fait le manuscrit C,
ainsi que, mais d'une façon moins patente, le manuscrit B 2 94.

jonction est la plus explicite : « Puis la ferai leveir et batisier I ... I Dedans Orange me vodrai
herbegier. I Crestianteit i ferai asasier » CD 567-570.
92. L'assimilation d'Orange et Orable est inscrite dans leur paronymie; quant à
l'identification de la ville à la fête, elle se fait par la médiation du motif printanier ; voir à ce sujet ci-
dessous, le dernier paragraphe de cet article.
93. Voir le tableau donné en annexe.
94. Dans C, le récit intitulé ensi conme Guillaume maine le carroi en Nimes (fol. 38) va
jusqu'au moment où, déjà entré dans la ville mais non encore démasqué, Guillaume
s'affronte au roi Harpin qui lui tire la barbe; ce qui suit est enchaîné sans démarcation
aucune avec la conquête d'Orange. Le manuscrit B 2 partage différemment le récit, isolant
de la scène en cour royale l'expédition elle-même de Nîmes, en revanche à peine séparée de
celle d'Orange ; mais le lien du début avec la chanson précédente n'est pas clair, par suite de
DES ENFANCES GUILLAUME A LA PRISE D'ORANGE 361
— d'adopter une solution extrême en isolant l'actualisation narrative de
chaque trait; ce que fait le manuscrit B 1 95.
Ces découpages matériels sont évidemment assortis de réagencements
internes, eux aussi variables selon les manuscrits96 et dans lesquels D
témoigne d'un raffinement de la pensée et du faire cycliques. Non qu'il
faille voir en D la « meilleure » leçon 97, mais l'exemple presque caricatural
de ce manuscrit ne peut qu'être l'indice d'une pratique spécifique
d'écriture, qui invite à chercher un sens dans toutes ces diverses mises en cycle
et non seulement une accumulation plus ou moins bien ordonnée
d'éléments biographiques dont l'agencement se limiterait à quelques raccords
frontaliers.

La marginalité du manuscrit D (Bibl. nat., fr. 1448) n'est plus à


découvrir : pour les quatre chansons envisagées ici, D pratique des délimitations
matérielles qui lui sont propres, intégrant une version courte des Narbon-
nais à la fin des Enfances Guillaume 98, unissant totalement sous le même
intitulé " ce qui est distingué et appelé ailleurs Couronnement de Louis et
Charroi de Nîmes, séparé ici de la Prise d'Orange; le contenu narratif lui-
même des trois dernières constitue toujours une version à part dans
l'ensemble de leur tradition manuscrite 10°, la différence la plus
spectaculaire étant celle du Couronnement de Louis, pour lequel D ne donne qu'un
texte réduit à quelque trois cents vers 101. Quelles que soient l'origine et la
nature, déjà longuement discutées 102, de cette marginalité, cette version

l'absence d'un feuillet; toutefois, du fait des parentés qui unissent les deux manuscrits de la
version B, tout conduit à penser que B2, comme Bl, isole du Couronnement le début du
Charroi.
95. Voir le tableau donné en annexe.
96. Ibid.
97. Notion qui est elle-même souvent à revoir lorsqu'il n'y a pas de filiation directe entre
les copies.
98. Intégration différente de celle que pratiquent les manuscrits B, donnant eux aussi le
« grand cycle »; voir le tableau annexe.
99. Com coronna Loey hauteman, D, fol. 88v.
100. Voir les éditions correspondantes (n. 5) et M. Tyssens, op. cit., p. 381-405.
101. 315, édités à part dans l'édition d'Y. G. Lepage, op. cit. (contre 2670 pour AB,
2717 pour C).
102. Issu d'une transmission orale pour certaines chansons, D pourrait reproduire un état
antérieur à l'organisation cyclique : voir M. Tyssens, Le Couronnement de Louis et la Prise
d'Orange dans le manuscrit Bibl. nat., fr. 1448, dans Cahiers de civilisation médiévale, t. 3,
1960, p. 98-106; id., La geste de Guillaume..., p. 390-391; J. Rychner, op. cit.;
362 NELLY ANDRIEUX-REIX
révèle une pratique cyclique particulièrement élaborée qui,
paradoxalement peut-être, est amenée à informer des autres mises en cycle dont elle
se démarque : la version D semble asséner d'une façon caricaturale et sans
doute souvent très maladroite 103 le sens qu'elle veut donner au cycle, qu'il
soit ou non le même que celui des autres écritures cycliques, qu'elle invite
en tout cas à chercher sous des apparences peut-être moins explicites;
ainsi, par exemple, pour la forme et le contenu qu'elle donne au
Couronnement de Louis : extrêmement court par rapport aux autres manuscrits 104, le
texte de D se réduit au récit de la transmission de la couronne, à celui, qui
est propre à cette version, de la mort de Charles, à la mention des services
vassaliques rendus par Guillaume à la royauté légitime et à l'annonce de
l'ingratitude du roi Louis, alors que, dans les autres versions, le texte a
pour unique objet le détail des prouesses accomplies par Guillaume pour
préserver l'honneur du roi; mais, dans le premier parcours cyclique allant
jusqu'à la Prise d'Orange, ces successions d'événements narrées par le
Couronnement de Louis — dans lesquelles s'insère sans doute un va-et-vient sté-
réotypique entre la France et Rome 105 — ne servent à rien d'autre, on l'a
vu, qu'à poser l'attribution à Guillaume de l'excellence vassalique. En n'en
fournissant que la seule mention et en se limitant ouvertement à la fonction
d'introduire les événements du Charroi de Nîmes, la version D n'en dit pas
moins. Outre ces différences éclatantes, D se caractérise plus subtilement
par une façon exceptionnelle de saturer les informations à tirer de
l'agencement cyclique : elle tend fortement à accentuer la dynamique narrative
jusqu'à la caricature, à révéler certains des mécanismes producteurs du
sens en en multipliant les rouages. Elle tend aussi à resserrer d'un lien
continu les chansons de ce premier groupe. Sont, à ce titre, les plus probants 106
l'exemple du Charroi de Nîmes ainsi que la comparaison entre les Enfances
de Guillaume et la Prise d'Orange.
Dans le Charroi de Nîmes, on l'a vu, la dynamique du récit est partout
assurée par la « déception » d'honneur. Les marques s'en trouvent encore
accentuées dans le manuscrit D : en début de texte 107, une occurrence

C. Régnier, Les rédactions..., p. 28, 83-86; id., La Prise d'Orange dans le manuscrit Bibl.
nat., fr. 1448, dans Travaux de linguistique et de littérature, t. 16, vol. 1, 1978, Mélanges
J. Rychner, p. 501-518; D. McMillan, compte rendu de l'édition de C. Régnier, dans
Romania, t. 94, 1973, p. 117-139; id., La Prise d'Orange...
103. C'est cette maladresse qui a souvent focalisé l'essentiel des critiques émises sur la
valeur de ce manuscrit (voir les références données dans la note précédente).
104. Voir n. 101.
105. Entre home et Rome, comme l'a excellement démontré J. Batany, op. cit.
106. Pour passer sur d'autres, moins spectaculaires, comme, par exemple, la récurrence,
plus forte en D, du motif printanier dans la Prise d'Orange.
107. V. 13-15.
DES ENFANCES GUILLAUME A LA PRISE D'ORANGE 363
propre à D du motif printanier, qui introduit au herser de Guillaume en
forêt, trace d'emblée un écart entre cet ailleurs de divertissement et la feste
de cour où ne l'attend aucun plaisir ni joie, prédisant ainsi le manque subi
par Guillaume, explicité quelques vers après; plusieurs expressions elles-
mêmes de manque se trouvent valorisées dans cette version : ainsi l'appel
lancé par Guillaume aux jeunes bachelers y est-il expressément limité aux
pauvres 108 ; ainsi la mauvaise situation du vilain rencontré en chemin
est-elle accentuée : non seulement il est povre, mais sans feme 109. Il est enfin
deux éléments communs à l'ensemble de la tradition manuscrite mais
auxquels D donne une forme qui lui est propre et qui contribue à expliciter
les mécanismes de la dynamique narrative : ce sont, d'une part, le récit fait
par Guillaume d'une hospitalité à lui donnée par des gens de Saint-
Gilles 110, d'autre part la description de la ville de Nîmes.
Le vrai mobile de l'expédition, avoué et explicité comme tel seulement
dans C et D m, est partout la révélation faite à Guillaume par son hôtesse
d'un jour; celle-ci, alors que son mari est parti au bois esbanoier112, prend
Guillaume à part pour lui montrer la dévastation sacrilège menée par les
Sarrasins dans le pays environnant. Les manuscrits A, C et D s'accordent à
signifier (par le verbe cuidier) la méprise de Guillaume sur les intentions de
son hôtesse U3 : Cuidai, beau sire, qu'el queïst amistiez I ou itel chose que
fame a home quiert (A 560-561, C 626, D 577). Seul le manuscrit D
parachève la constitution de la méprise en faisant du lieu de celle-ci non pas,
comme ailleurs, un solier (AB 559, C 628), mais un vergier114, soit un faux
verger d'amour, qui accuse donc l'opposition entre la signification
apparente et la signification réelle du comportement de l'hôtesse, accentuant
ainsi par contraste l'expression du manque signifié :

Par la main destre me saisit sa moillier


se me mena tout droit en un vergier
desos une ante, n'ot plus belle sos ciel
ancortinee d'un brun paille ploies
108. Opposés de façon insistante aux dus, contor (v. 662) et princiers (v. 673).
109. C ne donne rien de cela, AB seulement #une occurrence de povre (v. 905).
110. Localité non précisée, toutefois, en D.
111. « Ne savés pas por coi vous voel laissier? », C 618, « Or ne seis, rois, comment l'ai con-
mancié? », D 562.
112. D 570.
113. La version B omet l'ensemble des quelques vers (560-565 de A) fournissant le
processus de la méprise.
114. Les manuscrits B et D sont, de tous, les plus cohérents dans les versions qu'ils
donnent respectivement de l'épisode, B en mentionnant le solier et omettant la méprise
(comme Y esbanoiement du mari), D en conjoignant le lieu du vergier à l'élaboration de la
fausse apparence.
364 NELLY ANDRIEUX-REIX
car ge cuidai que dust querre amistiés
com autre dame seult faire a chevalier

Je vi .VIL moines atraper et loier


.VII. mostiers ardre et chaoirs les clochiers
bâtant les vont de fus et de leviers
braient et crient cil chaitif prisonier
cuidiés vos don ne m'en presist pitiés?
D 573-578, 585-589.

Quelle que soit la vraisemblance du lieu ainsi décrit 11S, D veut de toute
évidence saturer l'information de « déception », justifiant explicitement le
mécanisme de l'hypothèse née dans l'esprit de Guillaume. Cette
accentuation du mode déceptif — qui, dans toutes les versions, tend à caractériser
l'ensemble de la chanson — apparaît ici dotée d'une importance
fonctionnelle particulière : le désastre constaté par la médiation de l'hôtesse
servirait, sinon exactement de « transfert d'un méfait » 116, du moins d'un relais
au manque éprouvé par Guillaume, que, bien tangible, il inscrirait dans sa
réalité ; la fausse apparence d'amistiez, qui est le médiat opérant ce relais,
fait en quelque sorte série 117 avec le simulacre de don accordé par Louis et
la situation fausse qui s'ensuit pour Guillaume quant à sa condition de
chevalier vassal du roi; le manuscrit D, qui en donne la version la plus élabo-

115. Voir à ce sujet précis l'édition de D. McMillan, op. cit., p. 139-141, et R. Mantou,
op. cit. Pour la vraisemblance et la fonction de toute description de verger, voir Ernst Robert
Curtius, La littérature européenne et le Moyen Age latin, traduit de l'allemand par Jean Bré-
joux, Paris, 1956, p. 226-247, et Marie-Françoise Notz, Le verger merveilleux : un mode
original de la description?, dans Mélanges Jules Horrent, Liège, 1980, p. 317-324.
116. Pour reprendre les termes de L. S. Crist (op. cit., p. 370) : « L'épisode de la dame
de Saint-Gilles ne sert... que de déchargeur (ou d'opérateur de transfert) pour passer le
blâme du /méfait/ aux Sarrasins ». Dans cette interprétation, l'oubli fait par Louis de
Guillaume n'est pas vraiment un méfait, maïs plutôt à la fois un non-méfait et un non-bienfait, de
même que ce que Guillaume arrache à Louis est « à la fois un don et un non-don » ; il y aurait
ainsi « passage à l'axe des sous-contraires, à un état neutre, un état de manque d'action
(positive), ce qui pourrait faire avorter ici le récit » (op. cit., p. 360-361); le seul méfait
susceptible d'engendrer une punition par la conquête du midi serait ainsi celui des Sarrasins.
Par la suite, L. S. Crist revient sur cette première interprétation pour adopter le complexe
fonctionnel du /méfait/ proposé par Algirdas Julien Greimas (Sémantique structurale, Paris,
1966, p 192-203), ce qui le conduit à voir un méfait dans l'attitude de Louis envers
Guillaume; d'où le terme cité plus haut de « transfert » de méfait; celui-ci peut, en fait, être
conservé même dans la première interprétation qui me semble préférable si on l'infléchit
quelque peu : il y aurait transfert d'un manque/faute, donc non tangible, de Louis au méfait
tangible des Sarrasins ; ce qui serait bien la transformation engendrée à partir de « l'axe des
sous-contraires » (expression citée plus haut et empruntée aussi à la terminologie
d'A. J. Greimas, rassemblée dans A. J. Greimas et Joseph Courtes, Sémiotique, dictionnaire
raisonné de la théorie du langage, Paris, 1979, p. 32).
117. Celle de la « déception ».
DES ENFANCES GUILLAUME A LA PRISE D'ORANGE 365
rée, focalise ainsi particulièrement le dynamisme de la transformation
narrative sur cet épisode.
Quant au premier terme choisi de l'aventure, la ville de Nîmes devient
elle-même, vers la fin du voyage et dans le seul manuscrit D n8, une valeur
attractive, cristallisant par les apparences d'objet précieux sous lesquelles
elle surgit, toutes les aspirations de Guillaume et de ses bachelers,
consacrant en dernier lieu le sens de leur quête :

Tant chevalcha a force et a barné


qu'il vint a Nimes, l'amirable cité.
Les hautes tors, la maistre fermetés
et l'escharboucle qui par desore pert,
de .1111. lues et de lonc et de lés
en puet on veoir, c'est fine vérités
s'oient lou fraint de la bone cité
et ces destriers et henir et grater
et ces falcons par ces perches crier!
D 1077-1085.

A la fois ville-phare et ville-printemps 119, la Nîmes décrite dans le


manuscrit D y trace déjà l'image de ce qu'est Orange dans la chanson suivante.
Car ce manuscrit, plus encore que les autres, tisse un lien continu entre
les quatre chansons de cette même chaîne narrative : de même que la
forme prise par la description de la ville à conquérir rapproche le Charroi
de Nîmes de la Prise d'Orange, de même l'insertion dans le Charroi d'un
verger d'amour répond, même sur un mode différent, à celui des Enfances
Guillaume et de la Prise d'Orange, tandis que l'écho entre ces deux
dernières est ici plus fortement assuré qu'ailleurs. Les Enfances Guillaume
sont faites pour introduire au cycle, plus précisément au premier parcours
de celui-ci, qui est clos par la Prise d'Orange. Dans le manuscrit D, les deux
termes de ce parcours sont très fortement balisés. L'introduction que sont
les Enfances y est explicitement assénée dès le début de la chanson, lorsque
Guillaume dit préférer la bataille à l'intronisation officielle et annonce
Orange comme premier terme de sa quête : Juc 'ai Orange ne panrai onkes
fin, D 91 120. La réponse qu'est la Prise d'Orange aux promesses des En-

118. Du moins de façon patente : les manuscrits B tendent aussi à la même présentation,
mais dans une bien moindre mesure car c'est une simple ébauche de locus amœnus qui y est
faite, sanctionnant une pause des Français à l'approche de la ville : Une fontaine i sourt... B,
laisse XXXV bis, v. 10.
119. Réduit à la mention des rumeurs animales, le motif printanier se trouve inséré dans
la perception qui est faite de la ville, d'une façon comparable à celle qui apparaît dans la
Prise d'Orange et qui assimile Nîmes, comme Orange, au printemps.
120. C donne Arrabe à la place d'Orange.
366 NELLY ANDRIEUX-REIX
fonces Guillaume est consacrée dans la forme prise par la fête de cour qui
termine, avec la Prise d'Orange, le premier temps du cycle et dont le
raffinement semble dire la volonté d'une écriture cyclique, sinon sa perfection.
Dans tous les manuscrits, la grande fête du baptême d'Orable-Guibourc
puis de son mariage avec Guillaume couronne solennellement la
satisfaction de tous les désirs formulés, la réparation exhaustive de tous les
manques ; mais, dans les manuscrits AB et C E, elle n'est que très
brièvement relatée121, seul D lui accordant un récit de quelque ampleur; et la
forme que le manuscrit donne à ce récit de fête officielle et mondaine
parfait la définition de l'ensemble narratif constitué des Enfances Guillaume à
la fin de cette Prise d'Orange. Deux éléments distinguent des autres
versions la relation que fait D de cette fête : la présence des monstres et le
transport terminal de la fête sous Orange.
Dans tous les manuscrits des Enfances Guillaume, les monstres font
partie des enchantements inquiétants offerts par Orable à Thibaut afin de
troubler la cérémonie de leurs noces à Orange. Dans la Prise d'Orange, seul
le manuscrit D intègre les monstres à la fête, qui se déroule aussi à Orange
et qui est aussi une fête des noces; mais c'est Guillaume qui réclame lui-
même à Orable-Guibourc ses enchanteurs, hideusement figurés 122 ; réponse
éclatante à la transformation d'Orange, à sa réconciliation avec la joie : non
seulement promus comme réels constituants de la fête de cour et non plus
comme troubles de celle-ci, les monstres en deviennent en outre les maîtres
puisque ce sont eux qui, une fois la fête déplacée hors les murs, l'enferment
encore mieux dans la clôture magique de leur enchantement, achevant celle
qu'opérait, quelques vers avant, la fiction du locus amoenus :

Desos Orenges s'alerent deporter


une fontaine i essordoit moût cler

Desos Orenge s'alerent deporter


H Sarrazin furent andui o pré
li uns s'an va tot antor la cité
et tint une herbe de vielle antiquité;
ne s'i tenist un destrier sejornés.
Au conpaignon est revenus o pré :
« Conpainz », dist il, « tos les ai enchantés
et ceaus dedens, ceaus defors la cités ».
Prise d'Orange, D 1555-1556, 1607-1614

121. AB 1864-1885, CE 2275-2282, correspondant à D 1544-1617.


122. Li paien orent .II. bouches et .11. nés, I longues sorcilles et les iolz ancrotés I et gros
jenolz et les pies devent lés, D 1593-1595.
DES ENFANCES GUILLAUME A LA PRISE D'ORANGE 367
L'inachèvement de cette chanson dans le manuscrit D ne permet pas
d'interprétations définitives; mais la volonté qu'il semble révéler en tout
lieu d'écrire un cycle autorise quelques ébauches. Dans la totalité du cycle,
toutes les fêtes mondaines sont toujours des fêtes enserrées dans l'espace
protégé et clos sur ses plaisirs, d'une ville, d'un château, les seules à
s'ouvrir étant les fêtes d'adoubement, telle celle des Enfances
Guillaume123; celle des noces qui se déporte desos Orenge constitue donc
une exception qui est une exclusivité de la Prise d'Orange dans le seul
manuscrit D. Entre le clos intérieur et l'ouvert du defors, un dynamisme
tend à se créer, qui double parfois celui des transformations narratives;
c'est le cas dans la Prise d'Orange 124 où, en outre, à la fin de la chanson les
actualisations de ce dynamisme se diversifient selon les versions, dont
chacune donne sa leçon ; celle de D se démarque une fois de plus de toutes les
autres, apparaissant comme la plus subtilement sophistiquée.
Dans la dernière séquence de la chanson 125, les manuscrits présentent
une dynamique différente des espaces respectifs de la belle bataille et de la
fête de cour :
— les manuscrits A privilégient l'espace intérieur d'Orange, où tout se
déroule, la bataille comme la fête;
— les manuscrits B et la version C opposent le lieu de la belle bataille,
affectée à l'extérieur, et de la fête, réservée à l'intérieur de la ville, pour
conclure par ce dernier;
— la version D fait s'enchaîner la bataille qui se livre à l'intérieur de la
ville, d'abord close puis ouverte, avec la fête qui se transporte à l'extérieur
pour finir enfermée dans le cercle magique tracé par les enchanteurs.
Raffinant à l'extrême la dynamique partout attestée, D offre toutes les
possibilités de concordance entre les termes respectifs des deux
oppositions, clos/ouvert et intérieur /extérieur 126 pour aboutir à l'enfermement
d'un espace ouvert dans la clôture d'un enchantement, au heu même (sous
Orange) où les Enfances Guillaume opposaient radicalement la vérité du
verger d'amour à la fausseté régnant à l'intérieur de la ville. Dans toutes les
versions, les Enfances Guillaume sèment et appellent, outre celles de Guil-

123. Qui s'ouvre à la champaigne pour le joyeux bohort à la quintaine : Enfances


Guillaume, A 2567-2575, B 2896-2904, D 2731-2733 (vers manquants en C).
124. Où la dynamique des transformations narratives est assurée par la récurrence du
motif printanier.
125. Qui narre le deuxième parcours de Nîmes à Orange, effectué celui-ci par Bertrand :
AB 1660sq., CE 1891 sq., D 1374sq.
126. clos + intérieur — ouvert + intérieur — ► ouvert + extérieur — - clos + extérieur

dans Orange sous Orange


368 NELLY ANDRIEUX-REIX
laume, une transformation d'Orange-Orable, une réintégration de leur joie;
D seul en parfait l'achèvement.

* * *

La marginalité du manuscrit D ne fait pas de son enseignement une


exception 127 : dans son obstination souvent maladroite et brutale — qui
n'exclut pas le raffinement — à vouloir asséner le sens qu'il donne à ces
histoires de Guillaume, il ne fait que mettre à nu les mécanismes de
l'écriture cyclique 128 communément pratiquée par les autres manuscrits, même
si elle n'y est pas toujours aussi évidente. Le cas extrême du Couronnement
de Louis l'a montré : les trois cent quinze vers de D apportent, semble-t-il,
la même information que les quelque trois mille vers des autres manuscrits ;
dans la totalité du cycle, ces volumes narratifs si variables ont tous
exactement la même fonction, celle de poser pour Guillaume une qualité au
superlatif, l'excellence vassalique. Le manuscrit D est sans doute le seul à unir
matériellement le Couronnement de Louis au Charroi de Nîmes; l'examen
interne de ces chansons dans toutes les versions montre qu'elles sont
partout indissociables, comme elles le sont aussi de la Prise d'Orange, les trois
constituant un seul et même ensemble narratif dont les Enfances Guillaume,
aussi indissociables des autres, sont l'introduction : du début de ces
Enfances à la fin de la Prise d'Orange, tout se dit de l'accès de Guillaume à sa
personnalité, à ses fonctions; ce premier parcours achevé, le cycle peut
passer à autre chose, ce qu'il fait avec le « sous-cycle de Vivien » 129 qui se
termine en Aliscans, puis celui de Rainouart qui y commence, la présence
permanente de Guillaume sous-tendant le tout.
Les pièces de cette encyclopédie guillaumienne relèvent, c'est certain,
d'âges et de mentalités bien différents ; mais un jour et peut-être après
plusieurs étapes, elles ont été rassemblées, sélectionnées, réagencées voire
entièrement réécrites dans une perspective autre, celle du livre nouveau,
du roman de Guillaume. Et cette écriture totalisante, cyclique, n'est pas le
fruit d'une simple collation matérielle ni même événementielle.
On a fait l'archéologie du cycle 13°, on a fouillé l'avent de toutes ces
chansons, de leurs premiers voire hypothétiques assemblages. On sait encore

127. Comme l'a déjà remarqué M. Tyssens, op. cit., p. 105 : « D se révèle... malgré ses
bizarreries comme un excellent témoin et un moyen de contrôle efficace ».
128. Ce qui a été mis en valeur par J. Rychner, op. cit., p. 640.
129. Constitué par Enfances Vivien, Chevalerie Vivien, Aliscans.
130. Voir les travaux cités dans les n. 3 et 7, ainsi que, pour une toute autre approche,
Joël H. Grisward, Archéologie de l'épopée médiévale, Payot, 1981.
DES ENFANCES GUILLAUME A LA PRISE D'ORANGE 369
peu de la dernière main, celle qui a fixé à tous ces fragments narratifs épars
une forme et un ordre définitifs, qui a immobilisé le texte dans sa globalité.
Et dont le sens nous échappe sans doute en partie.
Nelly ANDRIEUX-REIX.

ANNEXE

DÉLIMITATION DES CHANSONS DANS LES MANUSCRITS

Al A2 A3 A4 Bl B2 c D

EG(1) EG EG EGd EG EG (EG

EGf N (N(2)

CL(1) CL CL(1) CL CL CL(1) CL (CL(2)

CN(1) /CN CN(1) CN CNd CNd(l) CNd (CN(2)

) CNf CNf CNf


«« ««
PO(1) PO PO(1) PO PO PO PO(1)

Légende
««« « démarcation forte, de type variable selon les manuscrits, mais servant,
dans le système de chacun d'eux, à délimiter les grands ensembles
narratifs, soit ceux qui répondent globalement à l'appellation de « chanson »
(par exemple, dans les manuscrits B, une rubrique + une miniature +
une grande lettre ornée + un prologue).
démarcation moindre.
démarcation à peine tracée : par exemple, la fin des Narbonnais n'est,
dans B 2, signalée que par l'utilisation de grandes lettres ornées qui ne se
trouvent nulle part ailleurs dans le manuscrit,
(rien) récits enchaînés sans discontinuité,
d début,
f fin.
N Narbonnais.
(1) texte incomplet.
(2) texte représentant une version très différente des autres.
BIBL. ÉC. CHARTES. 1989. 24

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