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Revue du monde musulman et de

la Méditerranée

L'État, le territoire et les relations internationales, nouvelles


approches géographiques
Denis Retaillé

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Retaillé Denis. L'État, le territoire et les relations internationales, nouvelles approches géographiques. In: Revue du monde
musulman et de la Méditerranée, n°68-69, 1993. Etats modernes, nationalismes et islamismes. pp. 41-64;

doi : https://doi.org/10.3406/remmm.1993.2553

https://www.persee.fr/doc/remmm_0997-1327_1993_num_68_1_2553

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Denis Retaillé

L'ETAT, LE TERRITOIRE
ET LES RELATIONS INTERNATIONALES
NOUVELLES APPROCHES GÉOGRAPHIQUES

En 1988, alors que, depuis quelques années déjà, courrait l'idée commode de dé-territorialisa-
tion, P. R. Baduel dénonçait la négligence dans laquelle les analyses politiques internationales
tenaient le "paramètre spatial". Il pensait bien sûr à la nécessité d'un renvoi aux ancrages
géographiques, pour une bonne compréhension des "territorialités closes" (P. R. Baduel, 1988). La réponse
à cette exigence pourrait conduire à un travers tout aussi regrettable que son oubli. Elle
consisterait à placer cette "donnée", comme la plupart des auteurs la nomme sans prudence, trop
rapidement au centre du jeu, en expédiant les questions par l'utilisation d'une pensée prête à l'usage et
sans nuance : la géopolitique.

Soixante-dix et surtout quarante-cinq ans d'affrontement idéologique au bord de la guerre, ont


fait du couple idéologie et géopolitique, l'enveloppe explicative du monde ou au moins la
délimitation du champ de l'international (interétatique). La Geopolitik ayant disqualifié un membre du
dyptique, il n'en est plus resté qu'un : l'idéologie. Cela ne signifie pas que la géopolitique ait
disparu de l'action : les fusées de Cuba, les dominos ou la distribution de l'aide au développement en
relevaient totalement. Mais elle est devenue l'affaire des stratèges et des diplomates. L'analyse des
relations internationales s'est contentée d'entériner un ordre géographique sans le soumettre à
l'examen critique : le découpage de l'espace terrestre entre les hommes.

Que Y idéologie s'effrite, que l'on atteigne la "fin de l'histoire" (F. Fukuyama, 1992) suivant cet
irréfragable mouvement de mode intellectuelle, et l'on voit refleurir la commodité géopolitique. Ce
qui ne s'exprime plus par l'affrontement idéologique se manifeste par la prédation : Bosnie,
Somalie, Palestine,Timor sont affaires de territoires. Pourtant, ni plus ni moins qu'avant 1989, l'action
politique "nationale" menée par le medium de l'espace terrestre se transforme en guerre et comme
en 1919, les seules analyses qui ont cours aujourd'hui, les seules solutions qui sont envisagées aux
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problèmes qui enflamment le monde, relèvent de la géopolitique par le découpage de l'espace. C'est
une recherche perpétuelle, et probablement vaine, du module terrestre qui s'accorde le mieux avec
chaque... ethnie ? peuple ? nation ? église ? civilisation ? Les organisations territoriales varient autant
que les modalités qui gouvernent les relations inter-sociétales. Or, par renonciation d'eux-mêmes,
les différents acteurs qui se rencontrent dans le champ international - le mot qui exprime le concept
est significativement impropre - ne se définissent pas sur des plans communs. Il y a plus de "nature"
dans l'affirmation de l'ethnie (même si cela est tout à fait contestable à l'analyse), plus d'histoire
dans la nation, plus d'idéologie dans une Eglise, etc. Les organisations spatiales en diffèrent
d'autant. Les ramener à la surface exclusive délimitée par une frontière, c'est-à-dire au territoire
pris dans son sens le plus courant, c'est raccourcir considérablement les chaînes explicatives de la
relation sociale et politique par l'espace, et surtout s'interdire d'imaginer d'autres configurations
que le découpage terrestre comme solution à la recherche de l'identité. Dans les explications
géopolitique et idéologique se pratique la méthode simple du tout ou rien qui est responsable de l'effet
de balancier.

Comment répondre, alors, au souci exprimé par P. R. Baduel sans faire ressurgir les
commodités réductrices qui sont contenues dans l'héritage disciplinaire des géographes ? En géographie, comme
dans l'ensemble des sciences sociales et politiques, on ne peut plus considérer que l'État soit le seul
acteur des enjeux "internationaux" ni la seule unité de description ou d'identification des
problèmes. Cela conduit à la conséquence que le territoire, comme surface exclusive et délimitée,
n'est pas le seul module spatial des sociétés. La question politique pouvant s'exprimer dans l'espace
autrement que par des totalités, l'utilisation d'autres métriques qui ne soient pas liées aux
découpages est nécessaire. La pensée géopolitique est bien courte qui se limite à la mesure des aires,
distances, situations, configurations... Je voudrais montrer comment son dépassement est possible en
politisant la géographie et dégéopolitisant le politique, en organisant une rencontre inter-disicipli-
naire qui permette aux géographes de ne plus se contenter d'une vision sommaire du politique et
aux politistes de se dégager d'une représentation sommaire de l'espace géographique.
.*
Après un rappel de l'image et des habitudes de la géographie puis de la position qu'y occupe la
géopolitique, j'essaierai de relever les impasses de l'entrée par État qui est largement privilégiée
dans tout tableau du monde. Pour en sortir, quatre modèles géographiques sont combinés, adaptés à
quatre formes de relations intra et inter-sociétales. Les conséquences méthodologiques de cette
modélisation sont tirées pour finir. Elles touchent à la complexité de l'espace, poussant au constat que toute
description "géographique" du monde est une représentation, un concept, une "invention". Il en est
ainsi des territoires bien qu'une définition complaisante de la géographie comme synthèse ou
carrefour des sciences de la terre et des sciences de l'homme fasse accroire que ses objets relèvent de la
nature en dernière instance : l'explication comme justification ! Les auteurs contemporains luttent contre
cette dérive qui a été initiée par les géographes eux-mêmes mais dont la voie a été largement suivie
par les utilisateurs imprudents, ou trop contents de s'appuyer sur la certitude de faits présents dans la
société mais incommensurables à leur échelle. Ils font ainsi l'économie du doute final.

1. Représentations de la géographie

Je ne reviendrai pas sur la stabilisation moderne de la science géographique (V. Berdoulay,1981)


mais rappellerai deux traits qui ont pris quelque importance dans sa définition même. La
géographie, comme discipline, a donné son nom à une matière scolaire dont les contenus sont très variés
et dépassent largement le strict cadre disciplinaire ; la matière informe ainsi désignée a été liée, en
France du moins, à l'enseignement de l'histoire. La finalité scolaire dominante et la représentation
qui ressort de cette position en ont fixé le caractère édifiant.
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philosophique"
1-1. Géographie et "histoire

La géographie humaine est l'histoire au présent ; la géographie dans son ensemble dresse le tableau
final des histoires conjuguées de la terre et des hommes, le résultat de l'histoire. Le finalisme de
l'éducation sociale et politique dispensée aux jeunes Français par l'enseignement de l'
Histoire-Géographie, est aisément établi si l'on veut bien observer le couplage, dans sa progression, du programme
des deux matières jumelles qui effacent, par leur ancienneté, les formations plus spécifiques encore
mal définies. Par une autre face, celle des méthodes naturalistes héritées du siècle passé
(observation, classement, systématisation), la géographie apporte la stabilité, et jusqu'à des règles, aux
objets d'une discipline qui est globalement historique (au sens de Piaget). Ainsi la preuve est-elle
établie : le déroulement de l'histoire est bien tel qu'il est présenté puisqu'il aboutit à ce monde que
la géographie présente en tableaux ; mais les tableaux du monde sont dressés dans des cadres tirés
du déroulement de l'histoire. Le tout conduit "naturellement" aux États solidairement ancrés dans
un vaste décor dont les pièces sont les éléments d'une structure primordiale : les plaines de
l'invasion, les montagnes du refuge et du morcellement, les fleuves frontières, les mers de
communication. Dans cet inventaire tout peut se trouver, et son contraire, selon les besoins.

Cependant, les rapports qui lient le couple histoire-géographie par le territoire, sont souvent pris
en défaut par les modifications incessantes des frontières. Aucune leçon n'en est jamais tirée. Seuls
les contenus "factuels"sont révisés sans qu'il soit pris conscience de la fonction des méthodes dans
la définition d'une discipline. Comment construire le temps et les objets géographiques en
mutation, à la fin du vingtième siècle ? Le tableau qui semble pertinent pour toujours, auquel on s'attache
par facilité et qui dessine des objets "naturalisés" n'a de valeur que dans une représentation
géopolitique du monde qui a été dominante pendant la période de constitution de la géographie moderne
mais qui n'est ni universelle ni éternelle. Une illusion coutumière en sciences humaines doit être
détruite, celle de la stabilité du cadre dans lequel l'humanité développe son histoire.

1-2. L'illusion de la stabilité et de V équilibre


L'incommensurabilité de la liaison des sciences historiques et des sciences naturelles par la
géographie, réside dans l'échelle de temps. La généalogie des hommes n'est qu'épiphénomène dans
le temps géologique de la terre. L'histoire rapportée à l'existence physique de la planète n'est
qu'un clapotis d'événements - l'histoire politique qui peut s'organiser en courants -, l'histoire des
civilisations -, le fond du lit, et a fortiori la vallée, sont permanents. Quelques crues provoquent
parfois des remaniements, roulent trois cailloux ou renversent un rocher ; les équilibres physiques se
rétabliront. Ainsi en va-t-il, métaphoriquement, du cadre géographique comme le conçoivent les
historiens : la scène du théâtre de l'histoire (Ch. Grataloup, 1986 : 71-76).

La première critique fondamentale, au plan des faits eux-mêmes, porte sur le formidable
anachronisme qui reporte cent, deux cents, quatre cents, mille, deux mille ans en arrière, les rapports
à la nature qui ont été décrits à la fin du siècle dernier dans les "genres de vie". Les sociétés et même
la terre ont changé durant ces siècles. Rien n'est plus faux, dans les temps longs, que le tableau des
genres de vie dressé pour le monde encore rural qui s'éveillait à l'industrie dans la deuxième
moitié du dix-neuvième siècle. Avant, la dynamique des équilibres est fonction d'un rapport société-
nature qui est filtré par les activités primaires dominantes ; depuis, de nombreux artefacts ont été
interposés, qui ont bouleversé les représentations des contraintes physiques. Et lorsque certaines
voix s'élèvent pour la préservation de l'environnement, la nature pré-humaine, terriblement dure
aux hommes, est rarement revendiquée. C'est une une image déjà humanisée qui domine, celle du
monde rural et agricole parfaitement ordonné en terroirs (M. C. Robic, 1992). Quant aux rapports
de développement, établis entre les différents genres de vie naturalisés par régions et domaines, ils
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se sont plusieurs fois inversés. La comparaison des civilisations arabe et chrétienne occidentale du
huitième au douzième siècle est célèbre bien que peu développée par notre historiographie.

Un autre effet de l'illusion concerne la durée comparée des constructions humaines et des
constructions de la nature. Certains produits et phénomènes sociaux, physiques ou non, ont été
parfois plus résistants que bien des pseudo "données" naturelles : le réseau urbain hérité de Rome est
toujours fonctionnel alors que toutes les formations végétales qui couvraient l'Empire ont été
transformées comme la qualité relative des sols agricoles ; les sols agricoles les plus "naturels" de la Chine
contemporaine sont aussi les plus éphémères (loess) alors que les plus constants sont ceux qui ont
été construits par le travail de centaines de générations. Quelques phénomènes physiques imputés
à la nature relèvent même d'interventions humaines ou d'abandons : salinisation des sols, ensablement
des oasis signalent des crises de société et non des crises de la nature dont les malheureux hommes
seraient les victimes. Cette dernière touche arrive à dessein. En même temps que la géographie et
surtout les utilisateurs de géographie s'enferrent dans l'illusion de la stabilité du cadre, un principe
général d'organisation et de compréhension se manifeste subrepticement : l'idée d'équilibre lorsque
ce mot est synonyme d'harmonie et que la permanence est la première valeur conservatrice.

1-3. La confusion de ce qui est et de ce qui devait être


Le finalisme général du discours historique qui prend le tableau géographique comme
problème et comme preuve à la fois, se trouve éclairé par la croyance qu'il existe un équilibre entre
l'humanité (ou les humanités) et la terre, sans que son expression ni son niveau ne soient jamais
précisés. Dans tous les cas, l'explication finale de l'état du monde tient dans la nature, celle des
nommes qui tirent leur sel de la terre et en prennent la couleur ou le génie mais aussi celle de la
terre comme justification :
"L'homme ne vit pas seulement sur le sol, il naît aussi de la terre ; il en est le fils ainsi que le disent
toutes les mythologies des peuples... Quant aux harmonies supérieures provenant des rapports de
l'humanité avec la planète qui lui sert de théâtre, c'est à l'histoire qu'il est réservé de les décrire" (E. Reclus,
1984 : 46).
Stabilité des cadres, équilibres (sur)naturels et mythiques de surcroît, l'adaptation tendancielle
de tout individu et de toute société aux contraintes physiques externes, est présentée comme un
processus de l'"évolution des espèces". Les géographes se sont divisés dans ce débat du "déterminisme"
par lequel la discipline a progressé. Mais, aux yeux du public, la géographie est toujours définie
comme une charnière des sciences de la terre et des sciences humaines. Les échos des disputes et
les avancées qui en ont résulté, n'ont été que très faiblement perçus à l'extérieur du cénacle. Aussi
le tableau du support terrestre des sociétés est-il toujours appelé à l'explication de leur évolution
et de leur niveau de développement, quand ce n'est pas à une véritable justification. Il est transmis
intégralement par l'enseignement, malgré quelques précautions contenues dans les textes
programmatiques qui sont d'un bien faible poids face aux habitudes.

Si les dispositions sociales sont inscrites à la surface de la terre et interprétables à travers les signes
de la nature, toutes les dérives sont possibles. Elles ont d'ailleurs été testées ! On ne peut pas
délivrer un message idéologique sous couvert de science sans prendre quelques risques : l'illusion de
la stabilité et de l'équilibre naturel n'est pas seulement une impasse scientifique.

1-4. L'impossible tableau géographique


L'idée commune de la géographie présente un autre inconvénient, prosaïque celui-là. Comme
auxiliaire de l'histoire ou de la politique, la discipline est appelée à dresser des inventaires de
lieux, organisés en tableaux raisonnes. Les modèles d'élaboration des tableaux sont masqués, on
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l'a saisi, au profit d'une transcendance de la nature placée en relais de la transcendance de


l'histoire (les deux "explications" géographiques que sont l'explication historique et l'explication
physique). Que l'on cherche les modèles implicites de construction de l'espace, et l'assemblage des
tableaux s'effondre.

Pensons à l'exemple d'une situation très proche : la contiguïté France-Allemagne. Ce sont deux
États. Ils s'ajustent par leur frontière. Rien que de très normal. Considérons plus subtilement les
fondements d'identité de ces États. Une nation est à la base de chacun d'eux, mais l'une est formée par
un peuple dont la définition est ethnique et l'autre par un peuple dont la définition est purement
politique, voire juridique. Une nation "organique" et une nation "élective" se sont fait face au cours du
dernier sièce, mais ne se sont rencontrées - et comment ! - que par le truchement d'un artefact,
l'État, car elles-mêmes ne se plaçaient pas sur un même plan et ne pouvaient pas se reconnaître comme
adversaire. Il en ressort que le Rhin n'est pas une frontière naturelle, pas plus qu'aucune autre
frontière découlant d'un arbitrage entre des États et recouvrant des formules socio-politiques variées. Sans
État, il n'y a pas de nation française (mais la nation "universelle") alors qu'il existe toujours une nation
allemande. L'immuable tableau géographique en perd une partie de ses couleurs.

La faiblesse méthodologique de cette approche est beaucoup plus dramatique, pour l'heure,
dans d'autres lieux mais sur les mêmes thèmes : comment peut-on être bosniaque ? S'il existait une
réponse à cette question, différente de la subtilité qui a consisté à identifier un peuple singulier en
inventant une majuscule à "Musulman", et qui a permis de dresser un tableau ethnique, bon
support de purification, alors les Serbes ou les Croates de Bosnie n'eussent pu identifier l'autre à
abattre. Eux-mêmes eussent été bosniaques. Il faut en tirer la conclusion grave et lourde de la
responsabilité des "savants" autant que des ethnarques et autres guides. Quand le tableau est
impossible on l'invente ; par l'action il devient réalité. Ainsi le monde se conforme aux représentations
qu'on en donne. Est-ce l'inverse de la proposition initiale ? Pour peu que l'on réussisse à cacher
les processus de production du réel et les modèles qui les sous-tendent, il apparaîtra toujours que
ce qui est n'est guère que ce qui devait être. Et géographes ou diplomates en seront encore à
chercher l'impossible découpage et la carte qui s'accorderont avec la configuration des identités sociales
et politiques, tout en permettant la viabilité économique (Y. Lacoste, 1992).

Les sentiments de solidarité qui fondent les communautés, les systèmes économiques, les
allégeances et loyalismes politiques ne s'ajustent jamais parfaitement. Tous les tableaux territoriaux
fondés sur l'une quelconque de ces homogénéités sont des commodités qui n'ont de pertinence que
dans une représentation géopolitique du monde car l'État est leur meilleur compromis. Pour tout
le reste ils ne sont qu'illusion. On peut estimer, au pire, que c'est une perversion de la réalité et
rappeler la finalité d'éducation civique qu'a toujours supporté la géographie. Quels sont donc les
mérites de 1' "impossible tableau géographique" (G. Bertrand, 1975) ?

1-5. Un plan de lisibilité


Transposons l'idée qui est ressortie de la question franco-allemande ou de la question
bosniaque, à des phénomènes moins sanglants mais aussi beaucoup plus globaux. Sachant que les
tableaux géographiques sont établis sur la base de caractères localisés, l'identité est donnée par le
lieu, et la "valeur" par la mesure d'un caractère. Tentons alors de répondre à quelques benoîtes
questions. Qu'est-ce que l'industrie américaine ? Où est-elle localisée ? Les ressources de l'économie
japonaise (en termes de matières premières) se résument-elles à ce que peut fournir l'archipel ? Le
Royaume-Uni est-il une périphérie de l'Europe ou l'ancien centre du Commonwealth ou encore un
archipel voire une île et rien de plus ? L'Amérique latine est-elle latine ou américaine, ne serait-
elle pas, tout simplement, te seul véritable exemple d'europe (alors nom commun) quand les iden-
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Territoires et réseaux

Réseau
Etat à forte Réseau chinois.
identité
culturelle.

WM Diffusion de l'Islam.

Semi-périphérie. Puissance mondiale.

Economie- ^'IlllllV^
monde
Aire d'influence Le réseau mondial.
du réseau mondial.
Société- r\
monde
L'État, le territoire et les relations internationales... /'47

tités particulières mutent au contact d'autres cultures et se fondent en de nouvelles références


(A. Valladao, 1991-1992 : 59-61). Ces questions appellent des réponses multiples qui peuvent être
totalement contradictoires. "Cela dépend, cela dépend du temps..."

L'identification et la localisation simples de phénomènes et d'acteurs politiques, économiques


ou culturels, à l'échelle et dans la diversité du monde, est impossible comme il est impossible de
placer en contiguïté une unité spatiale définie par une économie et une autre unité spatiale définie
par une culture, ou encore une religion, et prétendre ajuster le tout. N'est-ce pas pourtant ce qui est
couramment pratiqué ? Qui hésite à juxtaposer (et donc opposer) l'Islam, une aire religieuse dont
l'unité est déjà problématique, à T'Occident", ensemble géopolitique adapté à la guerre froide et
défini par un modèle politique et économique ? Comment et où se rencontrent ces deux entités ?
Dans le Golfe ? Mais fut-ce bien une rencontre Islam-Occident ou Irak-Etats-Unis ? Le Koweit a-
t-il disparu dans l'affaire ? Quelle est la place de l'Arabie Saoudite ? J'appellerai géographismes
toutes ces simplifications d'acteurs qui sont fondées sur une étendue, une situation et une configuration
(fondées sur la géographie donc) et qui vont apparemment de soi sans jamais satisfaire à l'examen
de contenu.

Le tableau géographique est pratiqué, malgré les défauts qu'on peut lui deviner maintenant, parce
qu'il tient ses mérites de ses artifices. Qu'il soit tableau régional (établi à diverses échelles) et
prenne son unité dans un "paysage" homogène et selon des critères comparables aux tableaux
qu'on lui oppose (les milieux zonaux par exemple), ou qu'il soit tableau "national" et prenne son
unité dans l'homothétie du cadre, la comparaison externe est rendue possible malgré la diversité
des contenus. Le Vatican et la Chine n'ont rien de commun mais ils sont justiciables d'une même
approche parce qu'États tous les deux. Ils sont même comparables à ce titre. Voilà le mérite du tableau
géographique : à chaque niveau d'échelle, à chaque niveau d'analyse, la méthode permet d'atteindre
une illusoire exhaustivité qui est confondue avec une parfaite visibilité du monde.

L'évaluation de la puissance, la comparaison des systèmes, toute espèce de classements,


rapprochements ou différenciations sont, semble-t-il, méthodologiquement acceptables. Voilà qui
convient bien à l'analyse des relations internationales limitées à la guerre ou à la diplomatie.

2. De la géographie en tableaux
à la géopolitique

La géopolitique est à la mode. Il n'est que de recenser les titres des publications qui traitent de
l'état du monde. C'est le nouveau prêt à penser de tous ceux qui font et disent les relations
internationales sans préciser ni leurs méthodes ni leur objet : ce sont le plus souvent les politiques et leurs
hérauts médiatiques. L'approche est aisée quand chacun croit savoir ce qu'est la géographie après
en avoir subi l'enseignement obligatoire non problématisé. Quelques certitudes "géographiques",
un peu de "bon sens" et la géopolitique est devenue un sujet aussi adapté au zinc qu'au marbre. Les
résultats ne sont pas très reluisants.
"A côté d'un dogmatisme théologique qui rend la science inutile et lui enlève sa dignité, il faut
placer un autre dogmatisme encore plus étroit et plus absolu, celui d'un bon sens superficiel, qui n'est
au fond que suffisance et nullité, et qui, ne voyant pas la difficulté des problèmes, trouve étrange qu'on
en cherche la solution en dehors des routes battues" (E. Renan, 1992 : 72).
Ce n'est pas le lieu de retracer l'histoire du développement et des avatars de la géopolitique ?
De bons ouvrages y pourvoient (P. M. Gallois, 1990). Je ne veux revenir que sur la dérive qui l'a
conduite dans les mêmes impasses scientifiques que le racisme ou maintenant dans les terrains vagues
de la stratégie.
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2-1. "Atouts et contraintes"


La puissance de l'ensemble spatial est la mesure de toute chose, placée au cœur du
raisonnement géopolitique d'analyse ou d'action. On y retrouve les habitudes du tableau géographique. En
quoi consiste, en effet, cet exercice de recension des informations localisées ? Soit une portion de
la surface de la terre (Landschaft en allemand, landscape en anglais, improprement transposé par
paysage en français alors qu'il devrait donner terroir) : on peut en évaluer l'aire, le peuplement,
la production domestique, autant d'éléments d'un milieu qui se transforme en théâtre dans
l'interprétation géopolitique.
"La géopolitique combine une schématisation géographique des relations diplomatico-stratégiques
avec une analyse démographico-économique des ressources, avec une interprétation des attitudes
diplomatiques en fonction du mode de vie et du milieu (sédentaires, nomades, terriens, marins)" (R. Aron,
1962).
Schématisation est bien le mot ; analyse me semble moins propre quand il ne s'agit que d'une
simple description. En effet, les unités de la réflexion géopolitique sont des ensembles spatiaux.
Cela est de grande conséquence car c'est le lieu d'un tour de passe-passe.

Le passage du milieu au théâtre se réalise par la confusion de faits (la dimension, la


configuration du terrain, les ressources, la population dans son nombre, etc.) et d'acteurs (l'État, l'armée,
l'économie par ses agents, le peuple mobilisé, etc.). Les faits et les acteurs réunis servent à créer une
nouvelle catégorie d'analyse, bien fragile si on la déchiffre, mais bien commode et parfaitement
adaptée aux illusions de stabilité du tableau géographique : les "facteurs". Dessiner a priori des ensembles
spatiaux pour ensuite limiter leur analyse à la description de ce qui est dedans, conduit tout droit
à un déterminisme "dérivé" qui ne relève plus tout à fait du déterminisme physique (environne-
mentaliste) de la géographie classique mais caractérise la géopolitique : les facteurs introduisent
le politique dans le géographique par une voie détournée qui évite d'affronter les acteurs. Pourtant
rien ne dit que les acteurs sociaux et politiques se mobilisent bien sur la base de la surface
exclusive découpée a priori, leur territoire. C'est que l'analyse géopolitique ne différencie pas ensemble
spatial et système spatial.

Dans l'ensemble spatial géopolitique, les lieux sont réunis à l'intérieur d'une limite, la frontière,
sans que l'on sache s'ils forment un lieu collectif, s'ils sont liés et solidaires dans un système
d'interactions. Les plans de livres, d'articles, ou autres pensum portant sur le monde sont accablants.
Les facteurs à l'œuvre dans l'espace (donc les explications) sont presque toujours placés en tête de
démonstration, avant même que soit posée la question de l'effectivité des ensembles géographiques
(si jamais elle est posée). Les explications d'abord ?! Où sont les problèmes ? Comment sont
identifiés les niveaux d'analyse, les modèles pertinents par lesquels les acteurs, en plein jour cette fois,
peuvent être mis en scène ? Les précautions sont inexistantes et les mauvaises habitudes acquises
fort précocement : les annales du baccalauréat en géographie, les malheureux plans dits de réflexion
qui sont proposés aux préparationnaires par leurs manuels, n'échappent que rarement aux "atouts
et contraintes" comptabilisés par territoires préconçus. C'est là que le bon sens est le plus souvent
pris en défaut. Les arguments sont réversibles et nuisent au partage des opinions qui n'atteignent
jamais l'unisson. Nous pouvons en prendre un exemple à travers la notion de position»

2-2. Le schématisme géographique : la position


Si la puissance des États est la mesure de toute chose en géopolitique externe, un facteur de son
efficacité lui est toujours accolé : la position occupée sur la scène du théâtre. Napoléon, déjà,
pensait qu'on ne pouvait que mener la politique de sa géographie. La position déterminerait des
conduites spécifiques, selon qu'on occupe le centre ou la périphérie, le continent ou les océans, la
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plaine ou la montagne... Les contenus de ces "positions" appartiennent à deux registres différents.
Ils sont topologiques dans l'ordre abstrait de la terre et topographiques dans l'ordre concret. La
distinction ne doit jamais être oubliée d'autant qu'au moment de la schématisation - nous dirions
aujourd'hui la modélisation - du monde géopolitique, la question de l'identité et de la définition
territoriales sont réglées depuis longtemps en Angleterre et en France. Les ensembles géographiques
traités y sont le plus souvent abstraits. Ce n'est le cas ni dans la tradition américaine ni dans la
tradition allemande.

La notion de position est à la base de l'analyse proposée par Mackinder pour expliquer
l'histoire universelle et prévenir une guerre de même niveau (H. Mackinder, 1907). Topologie et
topographie y sont combinées dans la définition de deux concepts géopolitiques : world island et
heartland. Mais ces entités physiques n'ont de sens géopolitique qu'après avoir été animées par les
bâtisseurs d'empires qui maîtrisent le mouvement à travers ces deux types d'étendues : les marins
et les nomades. Chez Mackinder, la maîtrise géopolitique est soumise à la circulation, dans ses
techniques et ses objectifs. Il n'est pas d'atouts ou de contraintes absolus et seul le schéma global des
positions relatives permet de comprendre les stratégies.

En revanche, le glissement de l'analyse des positions vers les métriques plus purement
topographiques autorise les retrouvailles du milieu et du théâtre. C'est dans l'école allemande, après F.
Ratzel (1988), qu'il est le plus manifeste et aboutit à la Geopolitik, terme qui doit être réservé au
dévoiement d'une pensée vers une action tirant ses justifications d'un segment scientifique du
savoir en systématisant les déterminismes à portée idéologique. La définition générale de la
position y est claire : un "élément constant ancré dans le sol. Un endroit donné de la terre... influe
toujours de la même façon sur les Peuples et les États..." (F. Ratzel, 1988 : 231). L'idée de position
relative est aussi présente chez Ratzel, mais la distinction qu'il a établie entre position générale et
position spécifique fut beaucoup plus riche d'avenir. Hélas.
"On applique péjorativement à un État l'expression d'entité géographique lorsqu'il n'exploite pas toutes
les ressources politiques propres à sa position naturelle" ... "si l'importance numérique d'une
population dépend de l'espace qu'elle occupe, c'est la position qui détermine son influence" (F. Ratzel,
1988 : 235-242).

Il est impossible de tout relever dans un cadre réduit mais il faut rendre justice à Ratzel dont les
arguments sont plus nuancés que l'utilisation qu'on en a faite : il n'est pas le vilain idéologue de
l'espace vital. Cependant, la multitude de "positions" (angle, zone, voisinage, seuil, écart, tampon,
etc.) qu'il décrit, ont ce caractère commun d'être topographiques pour la plupart. C'est ainsi que
l'environnementalisme a pu prendre toute sa force. En cela, la Geopolitik est un avatar de la
pensée de Hegel qui achevait la "Raison dans l'histoire" par un tour géographique du développement
de 1' "Esprit" :

"Ce qui importe n'est pas de connaître le sol comme terrain extérieur mais le type naturel de l'endroit,
qui coïncide exactement avec le type et le caractère du peuple qui est le fils de ce sol" (G. W. F. Hegel :
218).

Les positionsr les valeurs, les destinées des territoires sont inégales ; certaines ont la vocation
de commander et les autres d'être commandées. Mais lorsqu'on dit territoire, on dit État et en
amont encore, peuple. La théorie de la diffusion géographique dont Ratzel est l'inventeur, et que
l'on peut rattacher à la migration du centre de l'histoire interprétée par Hegel, est exclusivement
appuyée sur le mouvement de contagion et non sur la circulation. La relation topographique l'a emporté
sur la relation topologique et la géographie est devenue idéologie dans cette réduction marquée par
la fatalité qui superpose les notions d'espace, de théâtre et d'enjeu. La géopolitique est née de la
Geopolitik . Des théoriciens de l'action qui ont relayé les savants, la pratiquent toujours.
50 /Denis Retaillé

2-3. La distinction des faits et des valeurs


L'idéologie, dont la Geopolitik est une forme, place les valeurs au rang des faits ou certains faits
au rang des valeurs, dans une opération d'amalgame à peu près semblable à celle qui lie faits et acteurs
en facteurs. Nous trouvons chez quelques auteurs les antidotes à ces poisons du raisonnement.
Alors que dès le début du siècle un Durkheim (1976 : 226) s'élevait contre la fixation du caractère
des sociétés dans le sol, affirmant que les relations sont à la base de leur fonctionnement plutôt que
le territoire, il faut attendre Jacques Ancel (1930-1938) et surtout Jean Gottmann (1952), parmi les
auteurs français, pour entendre défendre une utilisation radicalement différente du savoir
géographique en matière politique et internationale (remarquons que ces deux géographes ont été
marginaux dans l'Université française).
Jacques Ancel dans sa description des Balkans, ne prend pas les peuples par entité "géographique"
mais par "association humaine", en en recherchant la base de relation et les fonctionnements
économiques, avant que de les replacer sur la scène qui, il est vrai, a été préalablement décrite. Mais
enfin, ces textes datent de 1930. On peut en outre y lire, à propos des Balkans, que "ce serait
puérilité (de) tracer des sentiments dans le rigide cadre des frontières" (J. Ancel : 167). Les races, les
empires, les ethnies, les religions, les sociétés paysannes sont observés comme des modes sociaux
puis les constructions territoriales sont abordées après la définition des différents types de "cellules"
de territorialisation, de h polis grecque safiss albanais et à la joupa slave. Alors les États et les nations
apparaissent pour ce qu'ils sont :
"Les nombreuses révoltes... soustraient une partie des groupes paysans à l'exploitation des féodaux,
à la surveillance des garnisons ottomanes. Des États se constituent, embryons des nations futures...
La route est toujours la ligne de croissance de ces États nouveaux-nés : phénomène qui n'a rien de
spécifiquement balkanique ; il n'y a guère d'État au monde qui ne soit pas une dromocratie..." (J. Ancel,
1992 : 152-153).
Il est des jeux puérils qui finissent dans le drame. Pierre Georges ne s'y trompe pas dans la
préface à la réédition du petit livre de Jacques Ancel, notant que, pour l'auteur,
"La notion de frontière n'est pas du domaine de l'étude des délimitations naturelles ou même de la
cartographie - sinon a posteriori. Elle procède de l'évolution de l'imaginaire des peuples et des
étapes d'une mobilité et de communication de tous ordres et de tous temps".
Sur ce propos, le livre oublié et pourtant magistral de Jean Gottmann doit être réouvert.
"Le fait fondamental est bien entendu le cloisonnement du monde habité" (J. Gottmann, 1952).
Notons le fait.
"Mais lorsque l'on parle du milieu dans lequel vit une communauté humaine, il serait bien étrange
de le réduire à la nature fixe et stable" ... "Le caractère premier et capital est cette fluidité, ce
mouvement perpétuel qui anime la masse, mouvement qui se décompose en une infinité de mouvements
paticuliers"... (J. Gottmann, 1947 : 1, 12).
Notons le processus.
Jean Gottmann voit dans la tension entre l'ouverture et la fermeture, la circulation et le terroir,
l'échange et Y "iconographie", le principe central que doit étudier la géographie et, dans le même
temps, la raison d'être de l'art des Relations Internationales. La position résulte alors d'un certain
état de la circulation et non plus d'une nature fixe (on retrouve là le schéma topologique de Mac-
kinder). La "géopolitique" devient l'étude de la représentation politique du territoire, de ses limites,
de ses variations et des stratégies mises en œuvre pour y agir sur la société. Elle est géographie du
politique. En rejoignant Georges Balandier, on peut dire que :
"Le politique se trouve sur son véritable terrain... celui des actions qui visent le maintien ou la
modification de l'ordre établi" (G. Balandier, 1984).
L'État, le territoire et les relations internationales... / 51

Et que le géographique, comme écriture de la terre, désigne une mise en forme spatiale de
l'environnement, une pensée de l'espace terrestre, qui rendent possible l'action et même la société.
Déjà chez Ratzel cette porte était ouverte :
"On trouve dans l'Etat le produit le plus individualiste de la création, l'homme, qui ne sacrifie aucune
des fibres ou des cellules de son être au tout auquel il s'incorpore, capable à tout moment de s'en
détacher et d'affirmer son indépendance" (F. Ratzel, 1988 : 20).

Ainsi se présente un choix méthodologique dans l'étude géographique des relations


internationales. Il porte sur la définition des objets par lesquels on entre dans la réflexion : doivent-ils être
des choses matérielles - en géographie c'est le territoire - ou bien des relations spatiales ? Dans le
premier cas l'objet est défini en même temps qu'il est délimité ; les deux opérations se contiennent
l'une l'autre, amenant quelques tautologies (cela reste sans gravité dans les discours mais peut aussi
conduire à l'incompréhension qui mène à la guerre). Dans la seconde proposition, aucun territoire
total n'est dessiné, mais des hypothèses de relations sociales territorialisantes sont formulées et si
possible évaluées. Des espaces de natures différentes apparaissent alors, dont les cloisons ne se
chevauchent pas et qui peuvent même se tendre sur des structures qui ne sont pas surfaces. Deux idées
à suivre.

3. L'entrée par État


"Cette notion du monde que vous ne trouvez pas en vous, vous la remplacez par des constructions.
Vous voulez un monde cohérent" (A. Malraux, 1926 : 80).
Le propos qu'André Malraux fait tenir à Monsieur Ling renvoie à une théorie du réel qui
remplace l'objet par sa représentation (à laquelle l'objet est éventuellement adapté) et qui comble les
vides de l'expérience par des concepts. Le concept central de la "science internationale" est l'État
et nous avons vu comment l'objet du même nom était le module le plus utilisé dans la géographie
du monde dont les tableaux alimentent l'analyse des puissances et des positions en informations
empiriques.

3-1. Définition d'un phénomène géographique


L'assemblage du plan de lisibilité universel et du discours de nature idéologique se réalise
autour d'un objectif commun : le découpage. Pour le premier c'est un moyen d'analyse dont nous
avons vu la commodité à défaut d'une pertinence parfaitement établie ; pour le second c'est une
base d'identité. Tout est prêt pour le fonctionnement tautologique. L'analyse se fonde sur des
identités discrètes marquées par leur simple nom tandis que la mobilisation identitaire va chercher
dans la description "scientifique" une justification qui découle de l'évidence. Par malheur pour ce
bon confort, le concept ne réussit pas toujours à fonder l'objet ou à le maîtriser parfaitement.
L'économie mondiale, par exemple, n'est ni la somme des économies nationales, ni l'ensemble des
échanges internationaux de produits et de services. Sa définition échappe au niveau de l'État :
c'est le lieu de la concurrence généralisée. Au simple plan politique, certains États disparaissent,
d'autres se créent ou sont revendiqués, en contradiction avec les découpages admis. Enfin, bien que
les surfaces continentales soient toutes affectées, au moins nominalement, à un État, des taches
blanches sont apparues sur les cartes qu'il avait été si difficile de colorier au siècle dernier.
Malgré les apparences la trame des surfaces ne couvre pas l'objectif d'exhaustivité. La parfaite
contiguïté des frontières et le tableau des ensembles spatiaux délaissent bon nombre de faits et d'ordres
géographiques. Encore faut-il s'entendre sur les sens.

Bien que cela paraisse incongru, je pense nécessaire d'exprimer nettement comment et pourquoi
on peut dire d'un fait ou d'un phénomène qu'il est géographique. J'écarte dès l'abord le "tout est
52 /Denis Retaillé

géographique puisque tout est localisé". On reproche l'impérialisme d'une telle définition ; j'y vois
plutôt une dilution complète. A l'opposé, la réduction habituelle du géographique au physique est
tout aussi inacceptable. C'est le signe de la seule spécificité que l'on retienne de la matière informe
enseignée quand ^explication de toute chose, la richesse comme le génie des peuples par exemple,
se logent, en dernière instance, dans son environnement terrestre. Cette "théorie des climats" qui
s'est développée d'Hippocrate à Montesquieu et Hegel, a quitté la pensée philosophique mais a été
rénovée par les géographes déterministes les plus marqués par l'idéologie naturaliste. Elle revient
sur le devant de la scène par la mode verte et l'écologie politique. Réduire le spécifiquement
géographique au physique mais étendre, dans le même temps, le contenu géographique à tous les faits
sociaux qui sont localisés, c'est implicitement se référer à une théorie causale assez scabreuse
puisque les "causes" et les "conséquences" n'appartiennent pas au même ordre de phénomènes.

Dans ces deux manières d'imaginer la géographie, aucune place n'est faite à ce qui se trouve
au cœur de tous les résultats de cette discipline : une représentation de la terre ou d'une portion de
l'espace terrestre. Porter attention à cette production, la reconnaître, contribue à progresser vers une
réponse plus ferme à la question posée. Un fait ou un phénomène est géographique en ce qu'il
contribue à signifier un ou des lieu(x), c'est-à-dire à différencier l'espace terrestre. La géographie
étudie les variations et les covariations des caractères physiques, économiques, sociaux, politiques des
lieux dans leur position spatiale, en proposant des schémas d'ordre qui répondent aux questions où
et pourquoi là et pas ailleurs (F. Durand-Dastès, 1984 : 8-21). Autrefois l'accent était placé sur la
connexité1 ; on parle plus volontiers aujourd'hui d'interaction spatiale. Les lieux s'expliquent
d'abord par les relations qu'ils entretiennent ("entre eux"), même s'ils ont une histoire ou sont posés
sur un "sol". Un objet localisé n'est lieu qu'en ce qu'il fait sens en tant que tel ; il ne peut faire sens,
en tant que tel, que par rapport à d'autres lieux eux-mêmes reconnus dans leur altérité. Et si toutes
les représentations de l'ordre du monde ne sont pas que scientifiquesy car il en subsiste qui relèvent
de l'opinion ou de l'idéologie, toutes sont justiciables de la même attention ,

3-2. L'État est-il un phénomène géographique ?


Le problème de l'entrée par État peut maintenant avancer. L'État est-il un phénomène
géographique ? Indéniablement ; sa frontière est un facteur (la limite est le fait, l'État est l'acteur)
puissant d'organisation et de différenciation de l'espace. Est-il un phénomène géographique total ?
Assurément non. L'entrée par État pèche par cette négligence. Elle soumet à son canon tous les ordres
géographiques et toutes les représentations de la dimension spatiale de la terre ou des sociétés. Nous
avons tous en mémoire - sinon il suffit de parcourir lies manuels contemporains - ce plan
d'exposition qui pose la surface d'un État, en décrit la forme, la position en latitude, longitude et
voisinage pour poursuivre par le relief,, le climat, la répartition de la population, les activités - d'abord
l'agriculture -y les villes, les transports et pour finir, les régions et le commerce international. La
farce peut être prolongée lorsque l'étude des régions reprend la même démarche. La caricature est
hélas à peine forcée. Il y a là un empilement, une sédimentation de faits dont on affecte de croire
le caractère géographique dans la mesure où ils sont localisés. En fait, seule l'étude des limites et
seuils est proprement géographique. Mener une véritable analyse géographique d'un État consiste,
selon moi, à suivre le gradient spatial de ses caractères afin de sélectionner ceux qui s'accordent
le mieux avec la démonstration de la limite-frontière (passage de seuils quantitatifs ou qualitatifs)
pour définir enfin la "nature" géographique dudit État Alors s'installe un malaise : la frontière d'État
n'est pas une limite totale. Bien des faits ne se comprennent pas par leur inscription dans ce cadre
préétabli, l'État fût-il détenteur d'un pouvoir universel sur la surface qu'il détient. En bref, on ne
peut faire de la géographie en fixant au préalable un cadre pour dire ensuite ce qu'il contient. La
fixation des seuils, la localisation des limites ne peut qu'être le résultat de l'analyse géographique,
non son préalable.
L'État, le territoire et les relations internationales... / '53

Dans l'étude des relations internationales, l'entrée par État et l'inventaire "géographique" qu'elle
autorise, ont constitué le pilier du paradigme dominant. Ce passage obligé a sans doute contribué
à séparer totalement les ordres externe et interne jusqu'à constituer des disciplines d'études
différentes ? Il en résulte des approximations et une grande difficulté à lier les logiques internes des
sociétés à l'ordre interétatique. L'"Etat importé" (B. Badie, 1992) impose l'observation des formes
sociales et territoriales non occidentales à la mesure d'un modèle historiquement et géographiquement
très localisé en Europe moderne. Or une grande majorité de la population du monde, une majorité
de ses "États" aussi, ne sont pas justiciables d'une entrée d"évidence par ce module. L'État y
constitue le problème plus que l'objet ; sa légitimité est en cause et les canaux de sa diffusion ne
sont pas parfaitement élucidés, loin s'en faut (A. Kazancigil, 1987 : 189-209). Comment admettre,
dans ces conditions, de démarrer par un tableau des situations convenues ? La critique ne vaut pas
que pour la géographie. Un grand flou méthodologique couvre les sciences sociales et politiques
à leurs charnières interdisciplinaires. Pour en rester dans le champ "géographique" et esquiver
ainsi les critiques argumentées sur l'illégitimité, voyons comment des théories du développement
sont facilement réduites à des modèles (exemples) comme la voie chinoise ou le modèle japonais,
qui ne sont que des paradigmes, au sens propre. L'efficace de ce glissement est nulle dans la mise
au point des boîtes à outils intellectuels et conceptuels, les paradigmes au sens de Kuhn. Ces
géographismes conduisent vers des particularismes ce qui était théorie et généralisation en économie.
Les hypothèses ont dispara au bénéfice de l'évidence des choses décrites.

3-3. A la poursuite de V actualité


Le défaut général du tableau géographique relevé plus avant et le défaut particulier de l'entrée par
État, très réductrice, sont partagés par toutes les disciplines. Chacune se rempare de multiples précautions
dans son champ mais s'empare aveuglément des conjectures et des résultats problématiques des
voisines en les prenant pour assurés ! Les géographes prétendant travailler àl'éeheHe du inonde ne
doivent pas croire que l'État en est l'atome ; d'autres acteurs s'y agitent. Les politistes ne doivent pas
retenir de la géographie une seule des structures spatiales possibles, le maillage ou pavage, qui
permet de découper des unités parfaitement discrètes bien accordées à leur idée qu'un territoire est
nécessairement une surface et qu'il existe quelques ancrages physiques dans lesquels toutes les
sociétés fixent universellement les mêmes symboles (l'idée de la frontière naturelle ou de la vocation).

Un signal des insuffisances de l' entrée par État est révélé par les mutations qui touchent quelques
ans de ces objets géographiques globaux. L'expression politique la plus courante de cette crise est
la revendication exprimée par des groupes mobilisés sur la base d'autres identités que la
citoyenneté, souvent formulées pour la création de nouveaux États. A ce titre, l'utilisation de la notion de
"minorité" est éloquente (A. L. Sanguin, 1993). Le cadre de référence est l'État et le niveau de dignité
politique est compris dans l'énoncé : en géographie comme en sciences politiques la simplicité du
monolithe semble un but constant. Plus grave encore, la méthode du tableau n'est jamais bouleversée
par la victoire d'une mobilisation politique et identitaire ou d'une mobilisation économique ou
financière. On se contente d'ajuster les frontières, d'identifier et "nationaliser" les acteurs. Les amalgames
spontanés font le reste et le plan canonique de la description se remplit ou se vide sans changer de
structure : les ensembles spatiaux peuvent s'emboîter sans précaution spécifique, ils ne perdent jamais
leur qualité d'évidence même quand leurs fondements ne sont pas établis sur des plans
homogènes. C'est assez dire qu'ils ne contiennent pas d'explication. La division des sciences politiques
sur les questions endogènes et exogènes répond à cette coutume héritée de la pseudo géographie
qui consiste à poser le résultat avant le problème. Une autre conséquence en découle.

Devant le mouvement du monde, l'entrée par État, qui est une application de la méthode des
ensembles spatiaux, conduit à une course poursuite. D'un côté l'idée de l'équilibre et de la permanence
54 /Denis Retaillé

ou de la stabilité relève de représentations idéologiques, de l'autre un mouvement constant, sauf


épisode de gel, oblige à des révisions permanentes et déchirantes puisqu'un nouvel équilibre, tout
aussi stable et permanent, "doit" succéder au précédent. Cette course à l'actualité qui est vouée à
entériner le passé, rejette la géographie et la science politique dans les sciences "historiques" de
reconstitution. Elle se prête mal à l'action ou à la décision sauf à croire en la présence réelle du passé dans
tous les événements et problèmes contemporains ou futurs. Une autre option s'offre pourtant qui
consiste à prendre les mouvements comme informations ou faits mesurables. Ils remplacent
avantageusement les états. Plaisant jeu de lettres qu'il faut expliquer car le renversement est total.

4. L'entrée par le monde


Les États sont les unités de compte des géographies universelles et des relations internationales
même lorsque des propositions nouvelles sont avancées pour envisager le monde dans sa totalité
et dans la diversité des structures spatiales qu'on y reconnaît (R. Brunet, 1991). Les déclarations
d'intention débouchent difficilement sur des applications. Je me hasarderai pourtant à formuler une
proposition dédoublée : le seul objet géographique total incontestable est le monde et les
problèmes, que nous y localisons dans leur dimension spatiale, relèvent des processus de
représentation. En effet, les éléments qui sont donnés comme des faits sont le plus souvent, sinon toujours,
attachés à des valeurs : l'ethnie, la nation, l'État, la religion et les appartenances qu'on en infère
sont fonction de sentiments ou de croyances. Il est alors impossible de séparer les valeurs et les faits :
tous les discours deviennent idéologiques. La plus anodine des affirmations comme par exemple :
"il n' y a pas un mais des mondes", constitue l'aporie majeure responsable du désarroi dans lequel
la science internationale est plongée depuis la "fin de l'histoire". Le relativisme poussé à l'absurde
aboutit à son contraire, l'essentialisme. L'affirmation qui est d'abord fondée sur la critique des thèses
développementalistes, accouche ainsi d'un cloisonnement qui ne touche pas seulement les objets
mais l'ensemble des paradigmes. Prendre, à l'inverse, le monde comme unique totalité empiriquement
verifiable peut légitimement effrayer, rappeler les "Big Brothers" et autres "meilleurs" futurs.
C'est la preuve que, par habitude, on ne distingue plus les valeurs et les faits. C'est pourtant
réalisable à ce niveau.

Une analyse réellement distanciée prend le cloisonnement du monde comme un problème et le


passage d'une valeur à une autre pour/aiï - le changement d'état des valeurs dans le temps ou dans
l'espace. Les compartiments idéologiques qui ne peuvent être investis qu'en leur opposant d'autres
systèmes de valeurs, sont alors réservés. Seuls les acteurs des mobilisations sont observés dans les
structures sociales et territoriales qu'elles expriment et dont elles procèdent. Un cloisonnement résulte,
il est vrai, de celles qui s'établissent en "pavages" mais elles ne sont pas les seules. De plus, une
superposition de plans brouille la représentation cloisonnée car les limites sont rarement franches :
les délimitations ethniques, religieuses, économiques, politiques ne coïncident pas nécessairement.

Pour éclaircir le paysage du monde, une autre méthode d'investigation amène quelques
satisfactions. Elle consiste à établir les relations entre les éléments et les organisations apparaissant sur
chacun des plans. Cette méthode qui relie au lieu de décomposer, s'appelle la systémique. Son
ascension a été foudroyante ; le retour de mode tout autant, avant même que le filon en ait été totalement
exploité. Quelques erreurs d'expérimentation ont probablement été commises. Des confusions se
sont installées.

4-1. Du tableau des États aux systèmes territoriaux


Le tableau était le moyen d'exposition des surfaces découpées a priori ; comme lui, le système
relève de la catégorie des outils. Voilà une première précaution qui détermine la validité de la
L'État, le territoire et les relations internationales... / 55

suite : le système n'est pas un objet mais une représentation et de manière plus restrictive encore,
une méthode de représentation. L'expression système-monde qui dérive de la famille des
économies-mondes et autres empires-mondes que Fernand Braudel (1979) puis Immanuel Wallerstein (1980-
1984) ont fondée, a connu un tel succès que son acception s'est ramollie au point de signifer le monde
tout simplement, dominé, expliqué, réduit à une forme de fonctionnement économique : le système
capitaliste de développement. Pire encore, le système-monde est devenu un objet comme dans le
traitement des programmes de géographie des classes terminales françaises. Ce n'est qu'une
nouvelle manière d'introduire et justifier le tableau des puissances (États). Les enjeux de l'heure ne sont
toujours pas problématisés mais surgissent ici ou là, au gré des besoins, quand la démonstration de
la position des États l'exige.

Pourtant, quand on a dit système rien n'est encore résolu. Ce n'est pas une formule magique. Il
reste à en bâtir les modèles en donnant la priorité aux relations et à leurs effets. Alors seulement,
les corrélations phénoménales dans l'espace permettent d'établir seuils et limites puis de caratéri-
ser les lieux : lieux et hommes compris dans un système d'interactions mesurées constituent un
système spatial. Lorsque certaines relations du système spatial ont une qualité d'identification ou plus
précisément, pour éviter la dérive vers les valeurs, une qualité de représentation de la société par
son espace, je parlerai de territoire, ici de système territorial : de la même manière qu'une société
se définit par les relations inter-individuelles, un territoire se définit par des interactions spatiales
productrices d'identité. La proposition n'est pas encore suffisante. Si le territoire est un système,
il se délimite également par l'examen des effets internes-externes. Quand une information fait
collectivement réagir les "lieux", la limite de cette action représente aussi la limite du territoire ; à l'inverse
une information qui n'atteint des lieux proches les uns des autres que de manière sélective désigne
d'autres territorialités que la proximité ou l'appartenance à un ensemble quelconque. La
distinction entre distance topographique et distance topologique se retrouve là.

En première vérification, l'intérêt de ces propositions se révèle rapidement dans l'application


des caractères d'un système territorial à l'État. Elle se réalise par une combinaison particulière des
deux mesures. Une métrique topologique binaire est d'abord établie : inclusion-exclusion, dedans-
dehors. C'est le principe de la frontière. Il en découle une conséquence topographique, la fameuse
continuité territoriale même sans continuité physique. L'artefact juridique supplée alors les
défaillances de la "géographie". Nulle nature là dedans mais une oganisation politique de l'espace.

De ces différentes considérations, il découle que tous les États ne sont pas ou imparfaitement
représentables sous la forme de systèmes territoriaux ; à l'inverse des systèmes territoriaux qui fonctionnent
et fournissent matière à identité ne sont pas des États. Plus généralement, tous les ensembles
spatiaux ne sont pas, loin s'en faut, des systèmes. A l'inverse, bien des systèmes spatiaux ne constituent
pas des ensembles. Cet état du monde très contemporain qui n'est plus exclusivement dominé par
les enjeux des relations interétatiques, nous pousse, me semble-t-il, à la révision méthodologique.

4-2. Plans et modèles (figure 1)


Prenons donc le monde comme la seule totalité géographique. Sur quels plans pouvons-nous
observer les jeux d'acteurs, les relations qui permettront de dresser la structure des représentations à peu
près valides du monde ? Un travail collectif, dont le résultat provisoire a été publié, propose d'en
sélectionner quatre : le plan géopolitique des États, le plan de la transaction économique, le plan
de l'identité culturelle et enfin le plan du monde comme société (M. F. Durand et ai, 1993). Sur
chacun de ces plans nous avons tenté de formuler l'hypothèse d'un modèle capable d'ordonner les
deux dimensions diachronique et synchronique. Nous estimons d'abord que les sociétés se sont
formées ici ou là en s'ignorant (polygenèse) et ont pu vivre longtemps sans contacts. La diversité de
56 / Denis Retaillé

1 . Un modèle diachmnique.

isolement
1. Ensemble enclavement
do mondas.
repH

fragmentation
affirmation 2. Champ
do forces. déconnexion

insertion
3. Réseau différenciation
Inclusion hiérarchie.

gtobaiiaetion
unification 4. Société.
intégration
L'État, le territoire et les relations internationales... /57

fondement des cultures en découle, l'incommunicabilité ou même l'irréductibilité de certaines


valeurs porteraient cet héritage préhistorique jusque dans les sociétés contemporaines. Sur ce plan,
le monde serait fait d'un ensemble de mondes organisés selon un principe de fermeture. En s'éten-
dant, ces mondes qui s'ignorent arrivent à se frôler puis à se concurrencer, d'abord pour le contrôle
des ressources et partant des territoires, puis de celui des hommes par delà leur culture-nature. Des
universaux se construisent et le monde devient un champ de forces ou s'exerce la violence de
groupe sur des territoires maintenant finis. Le monde interétatique relèverait de ce modèle qui est
aussi fondé sur le principe de la fermeture.

Cependant que la prédation par la guerre est une source de puissance et de richesse, l'activité
de reproduction de la société organisée peut trouver intérêt à négocier l'échange des compétences
et des ressources. En contrôlant les ouvertures, les États n'ont pas peu contribué à structurer
l'assiette de l'économie, reportant dans ce champ une part de l'affirmation de puissance. Les
positions dans l'échange marchand qui s'est peu à peu généralisé jusqu'à devenir le mode dominant de
relation intersociétale, peuvent se traduire par un modèle en réseau hiérarchisé qui prend en
compte la variété interne des États et l'inégale participation de leurs éléments à l'économie
mondiale. Enfin, la globalisation qui suit l'entrée de toutes les régions du monde dans le même système
de concurrence généralisée, la tendance au rapprochement des États dans des marchés communs
ou dans des accords spécialisés, l'intégration de la diversité des valeurs culturelles dans les plus petits
dénominateurs communs (les thèmes du cinéma mondial américain) poussent les acteurs du monde
à se situer dans les référentiels les plus globaux (universels ?). C'est la fin des cloisonnements et
la domination du principe d'ouverture. Alors le monde obéirait au modèle de la société : une
société-monde.

Chacun des modèles construit pour chacun des plans d'étude permet d'établir la part de ce qui
définit chaque lieu. En chaque lieu réside un souvenir de l'ensemble des mondes porté par ses
habitants, en chaque heu se transmet un héritage culturel qui se transforme par l'évolution .endogène
mais aussi par l'échange des schemes et des hommes. Chaque lieu est situé dans un territoire d'État
et se trouve, de ce fait, dans des positions géographiques plus ou moins géopolitiques. Enfin il n'est
plus de lieu au monde qui ne soit concerné par la concurrence économique mondiale. Les logiques
d'État s'effacent peu à peu et un lien direct local-mondial s'établit. Je crois que l'économie
informelle, la mal nommée, constitue le meilleur exemple de cette connexion quand les structurations
les plus "traditionnelles" de la famille permettent l'entretien des travailleurs sans contrat dans les
campagnes ou les bidonvilles des pays sous-développés, au bout d'une chaîne de production qui
est mondiale (confection, montage en tous genres ou travail saisonnier) et s'accrochent, par là
même, aux circuits monétarisés.

Les parts respectives des différents modèles dans la définition du lieu caractériseraient sa
position. Le vieux concept de la géopolitique prend alors un sens nouveau que je propose sans
garantie, réservant le vocable situation à la "position spatiale". La position se trouve ainsi inscrite dans
un gradient qui court de la fermeture à l'ouverture selon que la distance culturelle, la tension
géopolitique, la transaction économique ou la légitimité mondiale l'emportent dans l'identité et la
fonction du lieu. Alors les représentations du monde apparaissent comme telles. Comment les
circonscrire ? Il faut, en vérité, réussir à mesurer l'effet des forces de connexion par lesquelles les acteurs
joignent les différents plans : les forces de globalisation, unification et intégration l' emportent-elles
sur les forces de différenciation, de fragmentation et de repli ? Les acteurs sont en jeu plutôt que
les "facteurs" et la logique qui domine leurs relations structure les images du monde. Leur
reconnaissance n'étant possible qu'à la condition d'effacer tous les filtres qui masquent la relation directe
de chaque lieu à l'ensemble le plus vaste, je propose d'entrer par le monde dans l'étude des
relations internationales tout comme dans la géographie. Ce monde "méthodologique" est représenté
58 / Denis Retaillé

comme un système de systèmes, examiné à travers des processus de niveau mondial plutôt que par
l'analyse d'éléments dont l'existence et la pertinence supposent réglées les questions qui sont
justement les plus ouvertes et les plus débattues : identités et organisations ; et c'est ce monde
"méthodologique" qui peut éventuellement supporter l'appellation de "système-monde".
Pour dresser de telles représentations du monde, une condition finale s'impose, qu'il faut
maintenant affirmer très fortement. Elle contient une bonne part de la proposition qui est avancée dans
ces pages. La première opération de l'analyse géographique consiste à identifier puis hiérarchiser
les acteurs et les relations qu'ils entretiennent, entre eux d'abord, puis avec le medium que
constitue l'espace ; la seule mesure possible porte sur les effets localisables de leurs jeux, dont certains,
les facteurs, constituent eux-mêmes un maillon dans les systèmes de relation mais jamais des
"causes". Prenons l'exemple d'une revendication territoriale fondée sur l'identité et l'histoire d'un
groupe. L'opposition d'autres forces suffit à lui donner corps et la portion disputée du territoire
prend le caractère de celui qui l'énonce contre le caractère de celui qui le contrôle. Territoires
ethniques et territoires nationaux sont ainsi fréquemment placés face à face ; ils n'existent pas en soi.
Très couramment encore, la localisation des établissements industriels d'origine étrangère ne se
conforme que rarement aux politiques d'aménagement du territoire des États qui les reçoivent et
provoque des effets de polarisation qu'en général les politiques d'égalisation essaient de combattre. La
mobilisation des "masses" peut enfin proclamer des appartenances indépendantes de tout support
terrestre et faire de "Dieu" le medium de la relation sociale en ne retenant que la proximité des
individus entretenue par une foi commune. Ces quelques exemples deposition définissent des logiques
de relation et des contenus spatiaux très différents qui doivent être reconnus pour être mesurés.

4-3. Métriques et espaces (figure 2)


Le croisement des relations socio-politiques internes et externes qui dépasse la coupure
disciplinaire classique, présente un grand intérêt dans l'investigation géographique du politique. Il ne
concerne pas seulement le niveau État, trop commode, mais toutes les identifications de groupes
ayant un contenu spatial, auxquels sont appliquées des métriques adaptées à la nature des liens
interne/externe (relation avec l'extérieur) et intra-social (contenu de l'espace social et politique).
Une métrique topographique désigne une chaîne continue de lieux dont les distances sont
mesurées en unités physiques d'écart ; une métrique topologique s'attache au contraire aux variations
brutales qui changent le sens des valeurs. Ainsi, entre deux villes peuvent se mesurer des distances
topographiques (kilométrage, temps, coûts) et des distances topologiques (écart hiérarchique,
itinéraire direct ou indirect). Deux Etats peuvent être à la fois voisins (proximité topographique) et
très éloignés par l'existence d'une frontière hermétique (distance topologique infinie) comme les
deux Allemagnes à l'époque du rideau de fer. En reprenant l'exemple des trois positions
contradictoires présentées au paragraphe précédent, nous pourrons donner un peu de vie à ce tableau
hermétique au premier abord.

Figure 2 . Métriques et espaces

Contenu
Tbpographique Ibpologique

Relation Tbpographique horizont rhizome espaces flous


intérieur/
extérieur Tbpologique pay» network espaces dura

territoires réseaux
L'État, le territoire et les relations internationales... / 59

Les revendications territoriales à fondement ethnique sont innombrables dans la trame des États
contemporains. La définition d'une aire touareg au Mali, au Niger et en Algérie se dessine à
partir de noyaux centraux localisés dans l'Adrar des Ifoghas, l'Air et le Hoggar. Mais les limites
externes sont floues du fait du nomadisme, des mouvements migratoires et de l'inexistence d'un .
contrôle institutionnel propre aux Touaregs. Le territoire constitue un horizon fonction de la
proximité physique des centres d'identification mais ouvert vers la périphérie. L'allégeance et les loya-
lismes n'ayant encore jamais fonctionné au niveau "ethnique" mais seulement au niveau tribal et
épisodiquement à celui des confédérations, c'est l'affrontement avec une représentation d'origine
externe qui donne force à la mobilisation. Le passage à l'extérieur se fait donc graduellement et
l'extension du phénomène qui pourra devenir territoire, varie selon les circonstances et les degrés
d'identification.

L'identité spatiale et territoriale des Serbes dans l' ex- Yougoslavie est très différente bien qu'elle
soit aussi fondée sur une appartenance ethnique. Le contenu de l'espace "serbe" ne peut se
mesurer que dans une métrique topologique : la nouvelle haine ethnique aboutit à trancher entre
l'appartenance et la non appartenance. Pourtant, les positions topographiques relatives à l'extérieur sont
très variables et font l'objet du conflit. On peut être Serbe en Serbie, Serbe dans une commune serbe
de Bosnie, Serbe dans un quartier serbe d'une ville musulmane, Serbe dans un immeuble
"cosmopolite". La combinaison d'un sentiment d'appartenance à un réseau social fort et de la dilution
dans un gradient topographique forme un rhizome. Les diasporas, les "Églises" et autres sectes en
sont, à la condition que le contact soit conservé.

La réalisation d'une unité géographique parfaitement isolée du reste du monde dans son
identité, introduit la métrique topologique dans la mesure des surfaces. L'État en est le prototype, mais
pour ne pas renvoyer à un cas spécifique d'organisation spatiale des sociétés, nous préférons
qualifier cette position de pays. Dans cette optique, les lieux réunis à l'intérieur d'une telle unité sont
formellement égaux puisque la relation qui les groupe est l'appartenance à un même ensemble. L'idée
s'illustre bien par le découpage administratif et politique interne : il y a égalité en dignité entre le
département de la Lozère et celui des Hauts de Seine (M. V. Ozouf-Marignier, 1989) que
l'aménagement du territoire tente de prolonger dans les faits. Pourtant, les lieux ne s'inscrivent pas tous
dans un écheveau de relations de densité équivalente. La circulation, les échanges privilégient les
centres et laissent à l'écart de vastes surfaces qui ne sont atteintes que par relais successifs.

La hiérarchisation des lieux selon le degré d'intégration dans les systèmes de communication
et de transport superpose aux différentes formes de territoires déjà évoqués, une structure nouvelle
qui est bâtie selon une métrique topologique en ligne, et non plus en surface comme dans le cas du
pays. Les contenus spatiaux sont eux-mêmes définis selon des distances hiérarchiques. C'est le pur
réseau appelé ici network pour une distinction nette d'avec le rhizome qui est un réseau dans lequel
l'éloignement physique contribue au gradient de centralité.

5. Espèces d'espace
Identifier et surtout hiérarchiser les acteurs des relations sociales dans la production d'espace,
observer les effets de leurs jeux sur l'identité des lieux et sur l'identification des groupes sociaux
aux lieux, sont les deux opérations de l'étude géographique des relations internationales et plus
généralement de la géographie politique quand on ne les limite pas au tableau des États. La première
est largement conditionnée par l'auto-énonciation des acteurs et comprend le risque de ne pas
pouvoir sortir des représentations ; la seconde fait du territoire un objet social total quelle que soit sa
structure. Dans cette double condition, l'utilisation des diverses métriques permet de mesurer la
validité des modèles dans le rendu des lieux et des sociétés qui s'y identifient. Elle révèle l'efficacité
60 / Denis Retaillé

des acteurs dans le maintien ou la transformation d'un ordre spatial et politique établi . La géographie
du politique renferme, on le voit des ressources infiniment plus variées que la simple géopolitique.
C'est la raison de la formule brutale : dégéopolitiser l'étude des relations internationales en
politisant la géographie. Cette discipline deviendrait alors une science politique après avoir été tour à
tour une science naturelle puis une science historique tant par ses méthodes que par ses objets
privilégiés.

A quelle première généralisation pouvons-nous maintenant prétendre ? La géographie du


politique se construit dans le domaine des représentations qui guident les actes. Mais jusqu'à quel
point les sujets politiques sont-ils en interaction ? Jusqu'où pouvons-nous dire qu'ils évoluent bien
dans le même jeu ? Je préconisais précédemment une entrée par le monde pour des motifs logiques :
ne pas clore les questions avant leur examen et se placer au seul niveau commun. Cela n'amène pas
-obligatoirement à considérer l'échelle de la planète mais les visions du monde, même "lacunaires".
En effet, toutes les représentations de l'environnement terrestre et humain sont des représentations
du monde y compris dans les sociétés les plus fermées. Ce sont aussi, parfois, des cosmogonies.
Ces représentations varient selon les finalités que l'activité sociale et politique leur assigne et
peuvent coexister dans leur diversité. La partition idéologique du globe en trois continents adaptés à
la généalogie de Noë n'a pas empêché de dresser des portulans ni de répertorier les terres nouvelles ;
dans la tradition géographique arabe les secteurs géopolitiques (iqlim) qui désignent les
civilisations périphériques sont aussi les découpages de l'empire pour sa gestion administrative. Seuls les
Chinois ont préservé, jusqu'à une époque tardive, la confusion des représentations idéologique et
pragmatique. Mais aujourd'hui et partout, trois familles de conceptions du monde semblent se
former en conjugaisons singulières des modèles de la distance culturelle, du champ de force
géopolitique, de la transaction économique et de la société monde. Elles s 'établissent à leur intersection,
faisant ressortir trois espèces d'espace mondial.

A l'intersection de r ensemble de mondes qui s'ignorent et du champ de force, l'espace


mondial est l'espace de la guerre, Fespace ouvert de la prédation encore possible. Le monde réel de
l'expérience est limité à celui que l'on possède ; le reste de la planète constitue une réserve, un espace
transcendantal. La reconnaissance de l'existence de l'autre par les progrès d'une philosophie rela-
tiviste puis surtout la mise en place historique d'un ordre géopolitique fondé sur l'État moderne fit
sa puissance, ont contribué à "éclaircir" le tableau, en le rendant lisible, même si la trame ne
s'ajustait pas exactement à ses contenus sociaux. Cet espace est celui de l'ordre, entièrement construit,
transparent, mesuré et pesé. On comprend que les représentations qui sont fixées sur cette base très
"rationnelle" aient contribué à ouvrir le champ d'une économie mondiale, c'est-à-dire d'une
exploitation globale des ressources matérielles et humaines. Atteindre une gestion globale plutôt qu'une
exploitation pourrait être une autre phase de l'histoire du monde. Elle est suspendue à la pensée d'un
espace d'une autre espèce politique, l'espace de la légitimité au regard de tous les hommes
solidaires. En fait l'espace d'une société-monde.

L'espace de la guerre, l'espace de l'ordre, l'espace de la légitimité existent tous les trois à
l'échelle du monde comme à tous les ordres de grandeur et dans tous les temps. Aujourd'hui, la
politique mondiale (nous ne pouvons plus dire internationale) consiste à mobiliser les individus et les
groupes pour jouer sur l'un ou l'autre de ces terrains. La politique, du local au mondial, se fonde
en dernier ressort sur une manière de dire ce qui conduit le monde : la force, la contrainte "légale"
ou la légitimité politique. Rien de tout cela ne signifie la fin de l'État ou celle du territoire (M. Ron-
cayolo, 1993 : 27-33) mais l'insuffisance d'une méthode fondée sur un découpage simple de
l'espace terrestre qui, en géographie du politique, conduit tout droit à une aporie (Espaces Temps,
1993).
L'État, le territoire et les relations internationales... / 61

6. En guise d'illustration, une application


au Sahel occidental et central

'Tribalisme et sécheresse sont les deux maux dont souffrent les populations du Sahel" : les
analyses courantes manquent singulièrement d'imagination et d'autonomie ; les mêmes thèmes sont
répétés depuis l'exploration de cet espace de liaison entre les populations nomades et sédentaires.
Du reste, elles permettent de se défausser sur la nature : la violence des hommes soumis à
l'instinct du regroupement lignager ou la violence du ciel et de la terre peu prolixes, "expliquent" conv
modément l'instabilité du peuplement, les migrations incontrôlées, les guerres de survie, le
laminage de cultures, la surpopulation, la dégradation des milieux, la faim, la fuite... la guerre,
l'instabilité du peuplement... Les boucles en spirale tournent selon des logiques infernales ; les ressorts
rebondissent pour la définition et la délimitation d'un pays "damné de la terre". Les
manifestations de "crise" sont nombreuses et sont bien des faits mesurables comme je les ai définis plus haut :
des changements d'état. La sécheresse, le niveau et l'ordre de peuplement, les découpages
d'entités variées sont, quant à eux, les représentations (ou bien encore les modèles) de la société, de la
région, du monde, touchées par l'effet de crise. Il n'existe pas de valeur absolue de l'humide ou
du sec mais seulement des seuils définis par les systèmes techniques d'exploitation primaire. Les
densités ne sauraient non plus mesurer le sur ou le sous-peuplement qui sont fonction des modes
de répartition de la richesse à l'intérieur de la société et des rapports entretenus avec la ressource
primaire que constitue le "sol". L'ordre du peuplement lui-même, c'est-à-dire la modalité
d'établissement des individus composant la population est fonction de l'échelle d'observation.
Opposer peuplement nomade et peuplement sédentaire c'est opérer un recul si considérable que les espaces
envisagés ne sont plus comparables, en dimension, aux espaces sociaux. Les "crises" illustrent le
franchisement de seuils dans le système des interactions - dont les relations spatiales - qui
organise la société.
'T utilise le terme de crise pour désigner une circonstance rare, une circonstance dans laquelle un
système historique a évolué au point que les effets cumulés de ses contradictions internes font qu'il ne
peut plus résoudre ses dilemmes par des ajustements à l'intérieur de ses structures traditionnelles"
(I. Wallerstein, 1988:581).

Cela rend parfois nécessaire l'invention de nouvelles représentations du monde (D. Retaillé, 1993a :
20^22).

A la recherche des acteurs sahéliens pour comprendre les mobilisations qui se fondent et
s'argumentent très souvent sur le territoire, il me semble avoir réussi à utiliser la combinaison des modèles
proposée pour l'évaluation des positions (D. Retaillé, 1993b). Le glissement du mot devient même
plus riche sans tomber dans l'ambiguïté pour autant. Imposition construite par les acteurs politiques
et sociaux oriente leurs positions dans les débats et enjeux. Au Sahel, elles sont fortement
antagoniques, les choix étant grands ouverts entre le cloisonnement et l'ouverture. Les mobilisations
sociales et politiques s'opposent sur ces thèmes jusqu'aux diverses formes du territoire ou diverses
options du réseau : crise signifie décision.

L'ensemble de mondes étrangers s'inscrit au Sahel dans une géographie naturaliste


caractérisée. La description systématique et "naturaliste" des genres de vie a pris une part considérable dans
la fixation des représentations : nomades et sédentaires y sont affrontés le long d'une limite
physique. A moins de 300 mm de précipitations annuelles, l'agriculture est impossible sans irrigation.
Cela est vrai. Mais la transposition en territoire suppose que les sociétés organisées ne sauraient
déborder un cadre écologique prédéfini, que ni l'irrigation ni l'échange n'existent, que chaque société
soit parfaitement indifférenciée à l'intérieur de ses limites, etc. Moyennant quoi l'inacceptable sert
de base aux analyses et aux discours. Nomades et sédentaires s'opposent par nature et entrent en
62 / Denis Retaillé

contact le long d'une ligne de conflit qui se balance selon les circonstances climatiques ou
militaires. Caricature de géographie (D. Retaillé, 1989 : 19-34).

Après la colonisation et surtout la décolonisation, le principe de cloisonnement est rendu par l'État
qui, superposé aux clivages tribaux et ethniques, doit les dépasser. Cela ne s'est pas produit et les
positions sahéliennes, comme partout en Afrique, sont fortement marquées par les conflits internes
plus encore que par les conflits externes. Le découpage des territoires d'Etats n'est pourtant pas aussi
fantaisiste que la critique facile de l'héritage colonial pourrait le laisser croire. En effet les
configurations géopolitiques suivent des structures de communication et d'échange "organique" établies
bien avant la colonisation. Chacune s'appuie sur un noyau de peuplement sédentaire dense au sud
et une piste de circulation saharienne orientée selon les méridiens. Or, malgré l'exhortation des
premiers responsables militaires organisateurs des territoires, l'accent a été rapidement mis sur
l'exploitation économique2. Une autre conception de l'espace a rempli la structure territoriale : l'espace de
production organisé zonalement s'est substitué à l'espace méridien de circulation dans les
représentations dominantes. La concurrence des modes d'exploitation et les conflits d'orientation en
résultent. Et ce choix est déjà crise, accentuée dans le contexte de contrainte physique qui règne ici.
Transformer le territoire en ressource primaire est assez aléatoire au Sahel et amplifie les conflits
en en faisant une question de vie ou de mort. Le contrôle de l'État apparaît donc comme la
condition d'existence du groupe de solidarité. On peut ainsi mesurer l'importance des représentations de
l'espace dans les décisions politiques pour le développement.

Dans le classement mondial des positions économiques, établi sur la base des échanges
généraux - réseau hiérarchisé -, le Sahel apparaît globalement comme une périphérie délaissée. Quelques
lieux émergent de temps à autres pour la durée d'une exploitation primaire rentable : périphérie
exploitée des mines de fer ou d'uranium. Il n'assurent cependant pas véritablement un rôle
d'entraînement et la connexion du local au mondial entretient plutôt une véritable réserve que les mouvements
migratoires internationaux laissent à voir. Pourtant, des fractions de la société participent de ces
fonctionnements mondiaux dans des positions assez centrales : les grands commerçants de l'import-export
sont à la charnière des plans économique et géopolitique. Même modestes par l'envergure, leur
position est comparable, toutes choses égales, à celle des multinationales qui assurent cette fonction dans
les régions plus riches. Mais leurs réseaux s'inscrivent aussi dans la conception de l'espace de
circulation qui s'accorde bien à la structuration "traditionnelle" de l'espace mais mal à celle du
territoire de production de l'État.

L'ouverture réussit beaucoup mieux par les thèmes de la société-monde, aussi paradoxal que cela
puisse paraître, avant même que soit atteinte la stabilisation politique et économique. La
chronologie des temps du monde ne suit pas une ligne directe comme le croient les développementalistes
et la "succession" des quatre modèles ne doit pas être interprétée dans ce sens. Le constat de la crise
voire de la faillite de l'État au Sahel, est replacé dans les sphères de réflexion les plus globales :
gestion du milieu physique, développement, identité par la religion universelle (islamisation). Cette
dernière formule l'emporte assez largement, je pense, comme cadre général d'expression des
positions, au sein duquel se définissent les options pour le développement et les options géopolitiques.
Cela retentit encore sur les groupes "socio-ethniques" internes qui sont en fait des mobilisations plus
ou moins massives selon les combinaisons qui alimentent les conflits politiques. La tentative
mauritanienne de supersposition parfaite des plans de coupe "ethnique", géopolitique, économique
dans les cadres plus vastes du domaine arabe et de l'islam, l'opposition nigérienne ou malienne entre
"fonctionnaires" et "commerçants" puis entre "sédentaires" confondus et "nomades" touaregs, les
interminables guerres tchadiennes ou soudanaises et, au delà, les crises qui sévissent dans la Corne
de l'Afrique, sont exemplaires des multiples jeux exprimés par les représentations de l'espace
terrestre et du monde : territoires ou réseaux. Il serait bon de ne pas se contenter des évidences mais
L'État, le territoire et les relations internationales... / '63

d'observer sur quels thèmes se bâtissent les options politiques et comment les représentations
disponibles de l'espace sont mises à contribution pour forger le territoire.

Dans l'interprétation la plus globale que permet la combinaison des modèles, je crois possible
d'énoncer les enjeux sahéliens dans un triangle. L'Etat et son personnel hérités de la colonisation
en même temps qu'expression de la modernité africaine par ses interprétations et adaptations,
forment un pôle en tension face à une multitude d'identités fractionnées qui s'expriment par le terroir,
d'une part, et face à une méta-nation, Yumma en son rhizome : la mamlaka, d'autre part. Frontières
floues ou frontières linéaires, territoires d'exploitation et d'identité ou réseaux d'échanges et de
communication, toutes les options sont possibles. Et bien que les richesses bonnes à alimenter le réseau
économique soient faibles, la ligne de partage du monde contemporain qui passe par le Sahel
constitue un enjeu géopolitique expliquant les interventions externes soit sous la forme de l'aide
au développement, qui n'est en fait que le soutien de l'État, soit sous la forme de l'intervention armée.
La sécheresse et le tribalisme sont alors bien peu de choses. A peine des déclencheurs de crise. Tout
juste des prétextes d'action ou des explications commodes d'intervention, un repli sur
l'argumentation géopolitique qui simplifie les problèmes mais éloignent les solutions. Peut-être une analyse
de la complexité, comme elle est proposée ici, permettrait-elle d'envisager d'autres solutions
jusqu'à, pourquoi pas, plusieurs États superposés sur un même territoire, correspondant chacun à
une modalité de l'identité sociale. Espace de la légitimité

NOTES

1. Paul Vidal de la Blache et Jean Brunhes, deux maîtres fondateurs de la géographie française moderne,
insistent beaucoup sur cette relation.
2. D. Retaillé, 1993b, livre 6, "La mise en forme du territoire, textes d'archives commentés", 92 pages.

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