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la Méditerranée
Retaillé Denis. L'État, le territoire et les relations internationales, nouvelles approches géographiques. In: Revue du monde
musulman et de la Méditerranée, n°68-69, 1993. Etats modernes, nationalismes et islamismes. pp. 41-64;
doi : https://doi.org/10.3406/remmm.1993.2553
https://www.persee.fr/doc/remmm_0997-1327_1993_num_68_1_2553
L'ETAT, LE TERRITOIRE
ET LES RELATIONS INTERNATIONALES
NOUVELLES APPROCHES GÉOGRAPHIQUES
En 1988, alors que, depuis quelques années déjà, courrait l'idée commode de dé-territorialisa-
tion, P. R. Baduel dénonçait la négligence dans laquelle les analyses politiques internationales
tenaient le "paramètre spatial". Il pensait bien sûr à la nécessité d'un renvoi aux ancrages
géographiques, pour une bonne compréhension des "territorialités closes" (P. R. Baduel, 1988). La réponse
à cette exigence pourrait conduire à un travers tout aussi regrettable que son oubli. Elle
consisterait à placer cette "donnée", comme la plupart des auteurs la nomme sans prudence, trop
rapidement au centre du jeu, en expédiant les questions par l'utilisation d'une pensée prête à l'usage et
sans nuance : la géopolitique.
Que Y idéologie s'effrite, que l'on atteigne la "fin de l'histoire" (F. Fukuyama, 1992) suivant cet
irréfragable mouvement de mode intellectuelle, et l'on voit refleurir la commodité géopolitique. Ce
qui ne s'exprime plus par l'affrontement idéologique se manifeste par la prédation : Bosnie,
Somalie, Palestine,Timor sont affaires de territoires. Pourtant, ni plus ni moins qu'avant 1989, l'action
politique "nationale" menée par le medium de l'espace terrestre se transforme en guerre et comme
en 1919, les seules analyses qui ont cours aujourd'hui, les seules solutions qui sont envisagées aux
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problèmes qui enflamment le monde, relèvent de la géopolitique par le découpage de l'espace. C'est
une recherche perpétuelle, et probablement vaine, du module terrestre qui s'accorde le mieux avec
chaque... ethnie ? peuple ? nation ? église ? civilisation ? Les organisations territoriales varient autant
que les modalités qui gouvernent les relations inter-sociétales. Or, par renonciation d'eux-mêmes,
les différents acteurs qui se rencontrent dans le champ international - le mot qui exprime le concept
est significativement impropre - ne se définissent pas sur des plans communs. Il y a plus de "nature"
dans l'affirmation de l'ethnie (même si cela est tout à fait contestable à l'analyse), plus d'histoire
dans la nation, plus d'idéologie dans une Eglise, etc. Les organisations spatiales en diffèrent
d'autant. Les ramener à la surface exclusive délimitée par une frontière, c'est-à-dire au territoire
pris dans son sens le plus courant, c'est raccourcir considérablement les chaînes explicatives de la
relation sociale et politique par l'espace, et surtout s'interdire d'imaginer d'autres configurations
que le découpage terrestre comme solution à la recherche de l'identité. Dans les explications
géopolitique et idéologique se pratique la méthode simple du tout ou rien qui est responsable de l'effet
de balancier.
Comment répondre, alors, au souci exprimé par P. R. Baduel sans faire ressurgir les
commodités réductrices qui sont contenues dans l'héritage disciplinaire des géographes ? En géographie, comme
dans l'ensemble des sciences sociales et politiques, on ne peut plus considérer que l'État soit le seul
acteur des enjeux "internationaux" ni la seule unité de description ou d'identification des
problèmes. Cela conduit à la conséquence que le territoire, comme surface exclusive et délimitée,
n'est pas le seul module spatial des sociétés. La question politique pouvant s'exprimer dans l'espace
autrement que par des totalités, l'utilisation d'autres métriques qui ne soient pas liées aux
découpages est nécessaire. La pensée géopolitique est bien courte qui se limite à la mesure des aires,
distances, situations, configurations... Je voudrais montrer comment son dépassement est possible en
politisant la géographie et dégéopolitisant le politique, en organisant une rencontre inter-disicipli-
naire qui permette aux géographes de ne plus se contenter d'une vision sommaire du politique et
aux politistes de se dégager d'une représentation sommaire de l'espace géographique.
.*
Après un rappel de l'image et des habitudes de la géographie puis de la position qu'y occupe la
géopolitique, j'essaierai de relever les impasses de l'entrée par État qui est largement privilégiée
dans tout tableau du monde. Pour en sortir, quatre modèles géographiques sont combinés, adaptés à
quatre formes de relations intra et inter-sociétales. Les conséquences méthodologiques de cette
modélisation sont tirées pour finir. Elles touchent à la complexité de l'espace, poussant au constat que toute
description "géographique" du monde est une représentation, un concept, une "invention". Il en est
ainsi des territoires bien qu'une définition complaisante de la géographie comme synthèse ou
carrefour des sciences de la terre et des sciences de l'homme fasse accroire que ses objets relèvent de la
nature en dernière instance : l'explication comme justification ! Les auteurs contemporains luttent contre
cette dérive qui a été initiée par les géographes eux-mêmes mais dont la voie a été largement suivie
par les utilisateurs imprudents, ou trop contents de s'appuyer sur la certitude de faits présents dans la
société mais incommensurables à leur échelle. Ils font ainsi l'économie du doute final.
1. Représentations de la géographie
La géographie humaine est l'histoire au présent ; la géographie dans son ensemble dresse le tableau
final des histoires conjuguées de la terre et des hommes, le résultat de l'histoire. Le finalisme de
l'éducation sociale et politique dispensée aux jeunes Français par l'enseignement de l'
Histoire-Géographie, est aisément établi si l'on veut bien observer le couplage, dans sa progression, du programme
des deux matières jumelles qui effacent, par leur ancienneté, les formations plus spécifiques encore
mal définies. Par une autre face, celle des méthodes naturalistes héritées du siècle passé
(observation, classement, systématisation), la géographie apporte la stabilité, et jusqu'à des règles, aux
objets d'une discipline qui est globalement historique (au sens de Piaget). Ainsi la preuve est-elle
établie : le déroulement de l'histoire est bien tel qu'il est présenté puisqu'il aboutit à ce monde que
la géographie présente en tableaux ; mais les tableaux du monde sont dressés dans des cadres tirés
du déroulement de l'histoire. Le tout conduit "naturellement" aux États solidairement ancrés dans
un vaste décor dont les pièces sont les éléments d'une structure primordiale : les plaines de
l'invasion, les montagnes du refuge et du morcellement, les fleuves frontières, les mers de
communication. Dans cet inventaire tout peut se trouver, et son contraire, selon les besoins.
Cependant, les rapports qui lient le couple histoire-géographie par le territoire, sont souvent pris
en défaut par les modifications incessantes des frontières. Aucune leçon n'en est jamais tirée. Seuls
les contenus "factuels"sont révisés sans qu'il soit pris conscience de la fonction des méthodes dans
la définition d'une discipline. Comment construire le temps et les objets géographiques en
mutation, à la fin du vingtième siècle ? Le tableau qui semble pertinent pour toujours, auquel on s'attache
par facilité et qui dessine des objets "naturalisés" n'a de valeur que dans une représentation
géopolitique du monde qui a été dominante pendant la période de constitution de la géographie moderne
mais qui n'est ni universelle ni éternelle. Une illusion coutumière en sciences humaines doit être
détruite, celle de la stabilité du cadre dans lequel l'humanité développe son histoire.
La première critique fondamentale, au plan des faits eux-mêmes, porte sur le formidable
anachronisme qui reporte cent, deux cents, quatre cents, mille, deux mille ans en arrière, les rapports
à la nature qui ont été décrits à la fin du siècle dernier dans les "genres de vie". Les sociétés et même
la terre ont changé durant ces siècles. Rien n'est plus faux, dans les temps longs, que le tableau des
genres de vie dressé pour le monde encore rural qui s'éveillait à l'industrie dans la deuxième
moitié du dix-neuvième siècle. Avant, la dynamique des équilibres est fonction d'un rapport société-
nature qui est filtré par les activités primaires dominantes ; depuis, de nombreux artefacts ont été
interposés, qui ont bouleversé les représentations des contraintes physiques. Et lorsque certaines
voix s'élèvent pour la préservation de l'environnement, la nature pré-humaine, terriblement dure
aux hommes, est rarement revendiquée. C'est une une image déjà humanisée qui domine, celle du
monde rural et agricole parfaitement ordonné en terroirs (M. C. Robic, 1992). Quant aux rapports
de développement, établis entre les différents genres de vie naturalisés par régions et domaines, ils
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se sont plusieurs fois inversés. La comparaison des civilisations arabe et chrétienne occidentale du
huitième au douzième siècle est célèbre bien que peu développée par notre historiographie.
Un autre effet de l'illusion concerne la durée comparée des constructions humaines et des
constructions de la nature. Certains produits et phénomènes sociaux, physiques ou non, ont été
parfois plus résistants que bien des pseudo "données" naturelles : le réseau urbain hérité de Rome est
toujours fonctionnel alors que toutes les formations végétales qui couvraient l'Empire ont été
transformées comme la qualité relative des sols agricoles ; les sols agricoles les plus "naturels" de la Chine
contemporaine sont aussi les plus éphémères (loess) alors que les plus constants sont ceux qui ont
été construits par le travail de centaines de générations. Quelques phénomènes physiques imputés
à la nature relèvent même d'interventions humaines ou d'abandons : salinisation des sols, ensablement
des oasis signalent des crises de société et non des crises de la nature dont les malheureux hommes
seraient les victimes. Cette dernière touche arrive à dessein. En même temps que la géographie et
surtout les utilisateurs de géographie s'enferrent dans l'illusion de la stabilité du cadre, un principe
général d'organisation et de compréhension se manifeste subrepticement : l'idée d'équilibre lorsque
ce mot est synonyme d'harmonie et que la permanence est la première valeur conservatrice.
Si les dispositions sociales sont inscrites à la surface de la terre et interprétables à travers les signes
de la nature, toutes les dérives sont possibles. Elles ont d'ailleurs été testées ! On ne peut pas
délivrer un message idéologique sous couvert de science sans prendre quelques risques : l'illusion de
la stabilité et de l'équilibre naturel n'est pas seulement une impasse scientifique.
Pensons à l'exemple d'une situation très proche : la contiguïté France-Allemagne. Ce sont deux
États. Ils s'ajustent par leur frontière. Rien que de très normal. Considérons plus subtilement les
fondements d'identité de ces États. Une nation est à la base de chacun d'eux, mais l'une est formée par
un peuple dont la définition est ethnique et l'autre par un peuple dont la définition est purement
politique, voire juridique. Une nation "organique" et une nation "élective" se sont fait face au cours du
dernier sièce, mais ne se sont rencontrées - et comment ! - que par le truchement d'un artefact,
l'État, car elles-mêmes ne se plaçaient pas sur un même plan et ne pouvaient pas se reconnaître comme
adversaire. Il en ressort que le Rhin n'est pas une frontière naturelle, pas plus qu'aucune autre
frontière découlant d'un arbitrage entre des États et recouvrant des formules socio-politiques variées. Sans
État, il n'y a pas de nation française (mais la nation "universelle") alors qu'il existe toujours une nation
allemande. L'immuable tableau géographique en perd une partie de ses couleurs.
La faiblesse méthodologique de cette approche est beaucoup plus dramatique, pour l'heure,
dans d'autres lieux mais sur les mêmes thèmes : comment peut-on être bosniaque ? S'il existait une
réponse à cette question, différente de la subtilité qui a consisté à identifier un peuple singulier en
inventant une majuscule à "Musulman", et qui a permis de dresser un tableau ethnique, bon
support de purification, alors les Serbes ou les Croates de Bosnie n'eussent pu identifier l'autre à
abattre. Eux-mêmes eussent été bosniaques. Il faut en tirer la conclusion grave et lourde de la
responsabilité des "savants" autant que des ethnarques et autres guides. Quand le tableau est
impossible on l'invente ; par l'action il devient réalité. Ainsi le monde se conforme aux représentations
qu'on en donne. Est-ce l'inverse de la proposition initiale ? Pour peu que l'on réussisse à cacher
les processus de production du réel et les modèles qui les sous-tendent, il apparaîtra toujours que
ce qui est n'est guère que ce qui devait être. Et géographes ou diplomates en seront encore à
chercher l'impossible découpage et la carte qui s'accorderont avec la configuration des identités sociales
et politiques, tout en permettant la viabilité économique (Y. Lacoste, 1992).
Les sentiments de solidarité qui fondent les communautés, les systèmes économiques, les
allégeances et loyalismes politiques ne s'ajustent jamais parfaitement. Tous les tableaux territoriaux
fondés sur l'une quelconque de ces homogénéités sont des commodités qui n'ont de pertinence que
dans une représentation géopolitique du monde car l'État est leur meilleur compromis. Pour tout
le reste ils ne sont qu'illusion. On peut estimer, au pire, que c'est une perversion de la réalité et
rappeler la finalité d'éducation civique qu'a toujours supporté la géographie. Quels sont donc les
mérites de 1' "impossible tableau géographique" (G. Bertrand, 1975) ?
Territoires et réseaux
Réseau
Etat à forte Réseau chinois.
identité
culturelle.
WM Diffusion de l'Islam.
Economie- ^'IlllllV^
monde
Aire d'influence Le réseau mondial.
du réseau mondial.
Société- r\
monde
L'État, le territoire et les relations internationales... /'47
Le tableau géographique est pratiqué, malgré les défauts qu'on peut lui deviner maintenant, parce
qu'il tient ses mérites de ses artifices. Qu'il soit tableau régional (établi à diverses échelles) et
prenne son unité dans un "paysage" homogène et selon des critères comparables aux tableaux
qu'on lui oppose (les milieux zonaux par exemple), ou qu'il soit tableau "national" et prenne son
unité dans l'homothétie du cadre, la comparaison externe est rendue possible malgré la diversité
des contenus. Le Vatican et la Chine n'ont rien de commun mais ils sont justiciables d'une même
approche parce qu'États tous les deux. Ils sont même comparables à ce titre. Voilà le mérite du tableau
géographique : à chaque niveau d'échelle, à chaque niveau d'analyse, la méthode permet d'atteindre
une illusoire exhaustivité qui est confondue avec une parfaite visibilité du monde.
2. De la géographie en tableaux
à la géopolitique
La géopolitique est à la mode. Il n'est que de recenser les titres des publications qui traitent de
l'état du monde. C'est le nouveau prêt à penser de tous ceux qui font et disent les relations
internationales sans préciser ni leurs méthodes ni leur objet : ce sont le plus souvent les politiques et leurs
hérauts médiatiques. L'approche est aisée quand chacun croit savoir ce qu'est la géographie après
en avoir subi l'enseignement obligatoire non problématisé. Quelques certitudes "géographiques",
un peu de "bon sens" et la géopolitique est devenue un sujet aussi adapté au zinc qu'au marbre. Les
résultats ne sont pas très reluisants.
"A côté d'un dogmatisme théologique qui rend la science inutile et lui enlève sa dignité, il faut
placer un autre dogmatisme encore plus étroit et plus absolu, celui d'un bon sens superficiel, qui n'est
au fond que suffisance et nullité, et qui, ne voyant pas la difficulté des problèmes, trouve étrange qu'on
en cherche la solution en dehors des routes battues" (E. Renan, 1992 : 72).
Ce n'est pas le lieu de retracer l'histoire du développement et des avatars de la géopolitique ?
De bons ouvrages y pourvoient (P. M. Gallois, 1990). Je ne veux revenir que sur la dérive qui l'a
conduite dans les mêmes impasses scientifiques que le racisme ou maintenant dans les terrains vagues
de la stratégie.
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Dans l'ensemble spatial géopolitique, les lieux sont réunis à l'intérieur d'une limite, la frontière,
sans que l'on sache s'ils forment un lieu collectif, s'ils sont liés et solidaires dans un système
d'interactions. Les plans de livres, d'articles, ou autres pensum portant sur le monde sont accablants.
Les facteurs à l'œuvre dans l'espace (donc les explications) sont presque toujours placés en tête de
démonstration, avant même que soit posée la question de l'effectivité des ensembles géographiques
(si jamais elle est posée). Les explications d'abord ?! Où sont les problèmes ? Comment sont
identifiés les niveaux d'analyse, les modèles pertinents par lesquels les acteurs, en plein jour cette fois,
peuvent être mis en scène ? Les précautions sont inexistantes et les mauvaises habitudes acquises
fort précocement : les annales du baccalauréat en géographie, les malheureux plans dits de réflexion
qui sont proposés aux préparationnaires par leurs manuels, n'échappent que rarement aux "atouts
et contraintes" comptabilisés par territoires préconçus. C'est là que le bon sens est le plus souvent
pris en défaut. Les arguments sont réversibles et nuisent au partage des opinions qui n'atteignent
jamais l'unisson. Nous pouvons en prendre un exemple à travers la notion de position»
plaine ou la montagne... Les contenus de ces "positions" appartiennent à deux registres différents.
Ils sont topologiques dans l'ordre abstrait de la terre et topographiques dans l'ordre concret. La
distinction ne doit jamais être oubliée d'autant qu'au moment de la schématisation - nous dirions
aujourd'hui la modélisation - du monde géopolitique, la question de l'identité et de la définition
territoriales sont réglées depuis longtemps en Angleterre et en France. Les ensembles géographiques
traités y sont le plus souvent abstraits. Ce n'est le cas ni dans la tradition américaine ni dans la
tradition allemande.
La notion de position est à la base de l'analyse proposée par Mackinder pour expliquer
l'histoire universelle et prévenir une guerre de même niveau (H. Mackinder, 1907). Topologie et
topographie y sont combinées dans la définition de deux concepts géopolitiques : world island et
heartland. Mais ces entités physiques n'ont de sens géopolitique qu'après avoir été animées par les
bâtisseurs d'empires qui maîtrisent le mouvement à travers ces deux types d'étendues : les marins
et les nomades. Chez Mackinder, la maîtrise géopolitique est soumise à la circulation, dans ses
techniques et ses objectifs. Il n'est pas d'atouts ou de contraintes absolus et seul le schéma global des
positions relatives permet de comprendre les stratégies.
En revanche, le glissement de l'analyse des positions vers les métriques plus purement
topographiques autorise les retrouvailles du milieu et du théâtre. C'est dans l'école allemande, après F.
Ratzel (1988), qu'il est le plus manifeste et aboutit à la Geopolitik, terme qui doit être réservé au
dévoiement d'une pensée vers une action tirant ses justifications d'un segment scientifique du
savoir en systématisant les déterminismes à portée idéologique. La définition générale de la
position y est claire : un "élément constant ancré dans le sol. Un endroit donné de la terre... influe
toujours de la même façon sur les Peuples et les États..." (F. Ratzel, 1988 : 231). L'idée de position
relative est aussi présente chez Ratzel, mais la distinction qu'il a établie entre position générale et
position spécifique fut beaucoup plus riche d'avenir. Hélas.
"On applique péjorativement à un État l'expression d'entité géographique lorsqu'il n'exploite pas toutes
les ressources politiques propres à sa position naturelle" ... "si l'importance numérique d'une
population dépend de l'espace qu'elle occupe, c'est la position qui détermine son influence" (F. Ratzel,
1988 : 235-242).
Il est impossible de tout relever dans un cadre réduit mais il faut rendre justice à Ratzel dont les
arguments sont plus nuancés que l'utilisation qu'on en a faite : il n'est pas le vilain idéologue de
l'espace vital. Cependant, la multitude de "positions" (angle, zone, voisinage, seuil, écart, tampon,
etc.) qu'il décrit, ont ce caractère commun d'être topographiques pour la plupart. C'est ainsi que
l'environnementalisme a pu prendre toute sa force. En cela, la Geopolitik est un avatar de la
pensée de Hegel qui achevait la "Raison dans l'histoire" par un tour géographique du développement
de 1' "Esprit" :
"Ce qui importe n'est pas de connaître le sol comme terrain extérieur mais le type naturel de l'endroit,
qui coïncide exactement avec le type et le caractère du peuple qui est le fils de ce sol" (G. W. F. Hegel :
218).
Les positionsr les valeurs, les destinées des territoires sont inégales ; certaines ont la vocation
de commander et les autres d'être commandées. Mais lorsqu'on dit territoire, on dit État et en
amont encore, peuple. La théorie de la diffusion géographique dont Ratzel est l'inventeur, et que
l'on peut rattacher à la migration du centre de l'histoire interprétée par Hegel, est exclusivement
appuyée sur le mouvement de contagion et non sur la circulation. La relation topographique l'a emporté
sur la relation topologique et la géographie est devenue idéologie dans cette réduction marquée par
la fatalité qui superpose les notions d'espace, de théâtre et d'enjeu. La géopolitique est née de la
Geopolitik . Des théoriciens de l'action qui ont relayé les savants, la pratiquent toujours.
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Et que le géographique, comme écriture de la terre, désigne une mise en forme spatiale de
l'environnement, une pensée de l'espace terrestre, qui rendent possible l'action et même la société.
Déjà chez Ratzel cette porte était ouverte :
"On trouve dans l'Etat le produit le plus individualiste de la création, l'homme, qui ne sacrifie aucune
des fibres ou des cellules de son être au tout auquel il s'incorpore, capable à tout moment de s'en
détacher et d'affirmer son indépendance" (F. Ratzel, 1988 : 20).
Bien que cela paraisse incongru, je pense nécessaire d'exprimer nettement comment et pourquoi
on peut dire d'un fait ou d'un phénomène qu'il est géographique. J'écarte dès l'abord le "tout est
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géographique puisque tout est localisé". On reproche l'impérialisme d'une telle définition ; j'y vois
plutôt une dilution complète. A l'opposé, la réduction habituelle du géographique au physique est
tout aussi inacceptable. C'est le signe de la seule spécificité que l'on retienne de la matière informe
enseignée quand ^explication de toute chose, la richesse comme le génie des peuples par exemple,
se logent, en dernière instance, dans son environnement terrestre. Cette "théorie des climats" qui
s'est développée d'Hippocrate à Montesquieu et Hegel, a quitté la pensée philosophique mais a été
rénovée par les géographes déterministes les plus marqués par l'idéologie naturaliste. Elle revient
sur le devant de la scène par la mode verte et l'écologie politique. Réduire le spécifiquement
géographique au physique mais étendre, dans le même temps, le contenu géographique à tous les faits
sociaux qui sont localisés, c'est implicitement se référer à une théorie causale assez scabreuse
puisque les "causes" et les "conséquences" n'appartiennent pas au même ordre de phénomènes.
Dans ces deux manières d'imaginer la géographie, aucune place n'est faite à ce qui se trouve
au cœur de tous les résultats de cette discipline : une représentation de la terre ou d'une portion de
l'espace terrestre. Porter attention à cette production, la reconnaître, contribue à progresser vers une
réponse plus ferme à la question posée. Un fait ou un phénomène est géographique en ce qu'il
contribue à signifier un ou des lieu(x), c'est-à-dire à différencier l'espace terrestre. La géographie
étudie les variations et les covariations des caractères physiques, économiques, sociaux, politiques des
lieux dans leur position spatiale, en proposant des schémas d'ordre qui répondent aux questions où
et pourquoi là et pas ailleurs (F. Durand-Dastès, 1984 : 8-21). Autrefois l'accent était placé sur la
connexité1 ; on parle plus volontiers aujourd'hui d'interaction spatiale. Les lieux s'expliquent
d'abord par les relations qu'ils entretiennent ("entre eux"), même s'ils ont une histoire ou sont posés
sur un "sol". Un objet localisé n'est lieu qu'en ce qu'il fait sens en tant que tel ; il ne peut faire sens,
en tant que tel, que par rapport à d'autres lieux eux-mêmes reconnus dans leur altérité. Et si toutes
les représentations de l'ordre du monde ne sont pas que scientifiquesy car il en subsiste qui relèvent
de l'opinion ou de l'idéologie, toutes sont justiciables de la même attention ,
Dans l'étude des relations internationales, l'entrée par État et l'inventaire "géographique" qu'elle
autorise, ont constitué le pilier du paradigme dominant. Ce passage obligé a sans doute contribué
à séparer totalement les ordres externe et interne jusqu'à constituer des disciplines d'études
différentes ? Il en résulte des approximations et une grande difficulté à lier les logiques internes des
sociétés à l'ordre interétatique. L'"Etat importé" (B. Badie, 1992) impose l'observation des formes
sociales et territoriales non occidentales à la mesure d'un modèle historiquement et géographiquement
très localisé en Europe moderne. Or une grande majorité de la population du monde, une majorité
de ses "États" aussi, ne sont pas justiciables d'une entrée d"évidence par ce module. L'État y
constitue le problème plus que l'objet ; sa légitimité est en cause et les canaux de sa diffusion ne
sont pas parfaitement élucidés, loin s'en faut (A. Kazancigil, 1987 : 189-209). Comment admettre,
dans ces conditions, de démarrer par un tableau des situations convenues ? La critique ne vaut pas
que pour la géographie. Un grand flou méthodologique couvre les sciences sociales et politiques
à leurs charnières interdisciplinaires. Pour en rester dans le champ "géographique" et esquiver
ainsi les critiques argumentées sur l'illégitimité, voyons comment des théories du développement
sont facilement réduites à des modèles (exemples) comme la voie chinoise ou le modèle japonais,
qui ne sont que des paradigmes, au sens propre. L'efficace de ce glissement est nulle dans la mise
au point des boîtes à outils intellectuels et conceptuels, les paradigmes au sens de Kuhn. Ces
géographismes conduisent vers des particularismes ce qui était théorie et généralisation en économie.
Les hypothèses ont dispara au bénéfice de l'évidence des choses décrites.
Un signal des insuffisances de l' entrée par État est révélé par les mutations qui touchent quelques
ans de ces objets géographiques globaux. L'expression politique la plus courante de cette crise est
la revendication exprimée par des groupes mobilisés sur la base d'autres identités que la
citoyenneté, souvent formulées pour la création de nouveaux États. A ce titre, l'utilisation de la notion de
"minorité" est éloquente (A. L. Sanguin, 1993). Le cadre de référence est l'État et le niveau de dignité
politique est compris dans l'énoncé : en géographie comme en sciences politiques la simplicité du
monolithe semble un but constant. Plus grave encore, la méthode du tableau n'est jamais bouleversée
par la victoire d'une mobilisation politique et identitaire ou d'une mobilisation économique ou
financière. On se contente d'ajuster les frontières, d'identifier et "nationaliser" les acteurs. Les amalgames
spontanés font le reste et le plan canonique de la description se remplit ou se vide sans changer de
structure : les ensembles spatiaux peuvent s'emboîter sans précaution spécifique, ils ne perdent jamais
leur qualité d'évidence même quand leurs fondements ne sont pas établis sur des plans
homogènes. C'est assez dire qu'ils ne contiennent pas d'explication. La division des sciences politiques
sur les questions endogènes et exogènes répond à cette coutume héritée de la pseudo géographie
qui consiste à poser le résultat avant le problème. Une autre conséquence en découle.
Devant le mouvement du monde, l'entrée par État, qui est une application de la méthode des
ensembles spatiaux, conduit à une course poursuite. D'un côté l'idée de l'équilibre et de la permanence
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Pour éclaircir le paysage du monde, une autre méthode d'investigation amène quelques
satisfactions. Elle consiste à établir les relations entre les éléments et les organisations apparaissant sur
chacun des plans. Cette méthode qui relie au lieu de décomposer, s'appelle la systémique. Son
ascension a été foudroyante ; le retour de mode tout autant, avant même que le filon en ait été totalement
exploité. Quelques erreurs d'expérimentation ont probablement été commises. Des confusions se
sont installées.
suite : le système n'est pas un objet mais une représentation et de manière plus restrictive encore,
une méthode de représentation. L'expression système-monde qui dérive de la famille des
économies-mondes et autres empires-mondes que Fernand Braudel (1979) puis Immanuel Wallerstein (1980-
1984) ont fondée, a connu un tel succès que son acception s'est ramollie au point de signifer le monde
tout simplement, dominé, expliqué, réduit à une forme de fonctionnement économique : le système
capitaliste de développement. Pire encore, le système-monde est devenu un objet comme dans le
traitement des programmes de géographie des classes terminales françaises. Ce n'est qu'une
nouvelle manière d'introduire et justifier le tableau des puissances (États). Les enjeux de l'heure ne sont
toujours pas problématisés mais surgissent ici ou là, au gré des besoins, quand la démonstration de
la position des États l'exige.
Pourtant, quand on a dit système rien n'est encore résolu. Ce n'est pas une formule magique. Il
reste à en bâtir les modèles en donnant la priorité aux relations et à leurs effets. Alors seulement,
les corrélations phénoménales dans l'espace permettent d'établir seuils et limites puis de caratéri-
ser les lieux : lieux et hommes compris dans un système d'interactions mesurées constituent un
système spatial. Lorsque certaines relations du système spatial ont une qualité d'identification ou plus
précisément, pour éviter la dérive vers les valeurs, une qualité de représentation de la société par
son espace, je parlerai de territoire, ici de système territorial : de la même manière qu'une société
se définit par les relations inter-individuelles, un territoire se définit par des interactions spatiales
productrices d'identité. La proposition n'est pas encore suffisante. Si le territoire est un système,
il se délimite également par l'examen des effets internes-externes. Quand une information fait
collectivement réagir les "lieux", la limite de cette action représente aussi la limite du territoire ; à l'inverse
une information qui n'atteint des lieux proches les uns des autres que de manière sélective désigne
d'autres territorialités que la proximité ou l'appartenance à un ensemble quelconque. La
distinction entre distance topographique et distance topologique se retrouve là.
De ces différentes considérations, il découle que tous les États ne sont pas ou imparfaitement
représentables sous la forme de systèmes territoriaux ; à l'inverse des systèmes territoriaux qui fonctionnent
et fournissent matière à identité ne sont pas des États. Plus généralement, tous les ensembles
spatiaux ne sont pas, loin s'en faut, des systèmes. A l'inverse, bien des systèmes spatiaux ne constituent
pas des ensembles. Cet état du monde très contemporain qui n'est plus exclusivement dominé par
les enjeux des relations interétatiques, nous pousse, me semble-t-il, à la révision méthodologique.
1 . Un modèle diachmnique.
isolement
1. Ensemble enclavement
do mondas.
repH
fragmentation
affirmation 2. Champ
do forces. déconnexion
insertion
3. Réseau différenciation
Inclusion hiérarchie.
gtobaiiaetion
unification 4. Société.
intégration
L'État, le territoire et les relations internationales... /57
Cependant que la prédation par la guerre est une source de puissance et de richesse, l'activité
de reproduction de la société organisée peut trouver intérêt à négocier l'échange des compétences
et des ressources. En contrôlant les ouvertures, les États n'ont pas peu contribué à structurer
l'assiette de l'économie, reportant dans ce champ une part de l'affirmation de puissance. Les
positions dans l'échange marchand qui s'est peu à peu généralisé jusqu'à devenir le mode dominant de
relation intersociétale, peuvent se traduire par un modèle en réseau hiérarchisé qui prend en
compte la variété interne des États et l'inégale participation de leurs éléments à l'économie
mondiale. Enfin, la globalisation qui suit l'entrée de toutes les régions du monde dans le même système
de concurrence généralisée, la tendance au rapprochement des États dans des marchés communs
ou dans des accords spécialisés, l'intégration de la diversité des valeurs culturelles dans les plus petits
dénominateurs communs (les thèmes du cinéma mondial américain) poussent les acteurs du monde
à se situer dans les référentiels les plus globaux (universels ?). C'est la fin des cloisonnements et
la domination du principe d'ouverture. Alors le monde obéirait au modèle de la société : une
société-monde.
Chacun des modèles construit pour chacun des plans d'étude permet d'établir la part de ce qui
définit chaque lieu. En chaque lieu réside un souvenir de l'ensemble des mondes porté par ses
habitants, en chaque heu se transmet un héritage culturel qui se transforme par l'évolution .endogène
mais aussi par l'échange des schemes et des hommes. Chaque lieu est situé dans un territoire d'État
et se trouve, de ce fait, dans des positions géographiques plus ou moins géopolitiques. Enfin il n'est
plus de lieu au monde qui ne soit concerné par la concurrence économique mondiale. Les logiques
d'État s'effacent peu à peu et un lien direct local-mondial s'établit. Je crois que l'économie
informelle, la mal nommée, constitue le meilleur exemple de cette connexion quand les structurations
les plus "traditionnelles" de la famille permettent l'entretien des travailleurs sans contrat dans les
campagnes ou les bidonvilles des pays sous-développés, au bout d'une chaîne de production qui
est mondiale (confection, montage en tous genres ou travail saisonnier) et s'accrochent, par là
même, aux circuits monétarisés.
Les parts respectives des différents modèles dans la définition du lieu caractériseraient sa
position. Le vieux concept de la géopolitique prend alors un sens nouveau que je propose sans
garantie, réservant le vocable situation à la "position spatiale". La position se trouve ainsi inscrite dans
un gradient qui court de la fermeture à l'ouverture selon que la distance culturelle, la tension
géopolitique, la transaction économique ou la légitimité mondiale l'emportent dans l'identité et la
fonction du lieu. Alors les représentations du monde apparaissent comme telles. Comment les
circonscrire ? Il faut, en vérité, réussir à mesurer l'effet des forces de connexion par lesquelles les acteurs
joignent les différents plans : les forces de globalisation, unification et intégration l' emportent-elles
sur les forces de différenciation, de fragmentation et de repli ? Les acteurs sont en jeu plutôt que
les "facteurs" et la logique qui domine leurs relations structure les images du monde. Leur
reconnaissance n'étant possible qu'à la condition d'effacer tous les filtres qui masquent la relation directe
de chaque lieu à l'ensemble le plus vaste, je propose d'entrer par le monde dans l'étude des
relations internationales tout comme dans la géographie. Ce monde "méthodologique" est représenté
58 / Denis Retaillé
comme un système de systèmes, examiné à travers des processus de niveau mondial plutôt que par
l'analyse d'éléments dont l'existence et la pertinence supposent réglées les questions qui sont
justement les plus ouvertes et les plus débattues : identités et organisations ; et c'est ce monde
"méthodologique" qui peut éventuellement supporter l'appellation de "système-monde".
Pour dresser de telles représentations du monde, une condition finale s'impose, qu'il faut
maintenant affirmer très fortement. Elle contient une bonne part de la proposition qui est avancée dans
ces pages. La première opération de l'analyse géographique consiste à identifier puis hiérarchiser
les acteurs et les relations qu'ils entretiennent, entre eux d'abord, puis avec le medium que
constitue l'espace ; la seule mesure possible porte sur les effets localisables de leurs jeux, dont certains,
les facteurs, constituent eux-mêmes un maillon dans les systèmes de relation mais jamais des
"causes". Prenons l'exemple d'une revendication territoriale fondée sur l'identité et l'histoire d'un
groupe. L'opposition d'autres forces suffit à lui donner corps et la portion disputée du territoire
prend le caractère de celui qui l'énonce contre le caractère de celui qui le contrôle. Territoires
ethniques et territoires nationaux sont ainsi fréquemment placés face à face ; ils n'existent pas en soi.
Très couramment encore, la localisation des établissements industriels d'origine étrangère ne se
conforme que rarement aux politiques d'aménagement du territoire des États qui les reçoivent et
provoque des effets de polarisation qu'en général les politiques d'égalisation essaient de combattre. La
mobilisation des "masses" peut enfin proclamer des appartenances indépendantes de tout support
terrestre et faire de "Dieu" le medium de la relation sociale en ne retenant que la proximité des
individus entretenue par une foi commune. Ces quelques exemples deposition définissent des logiques
de relation et des contenus spatiaux très différents qui doivent être reconnus pour être mesurés.
Contenu
Tbpographique Ibpologique
territoires réseaux
L'État, le territoire et les relations internationales... / 59
Les revendications territoriales à fondement ethnique sont innombrables dans la trame des États
contemporains. La définition d'une aire touareg au Mali, au Niger et en Algérie se dessine à
partir de noyaux centraux localisés dans l'Adrar des Ifoghas, l'Air et le Hoggar. Mais les limites
externes sont floues du fait du nomadisme, des mouvements migratoires et de l'inexistence d'un .
contrôle institutionnel propre aux Touaregs. Le territoire constitue un horizon fonction de la
proximité physique des centres d'identification mais ouvert vers la périphérie. L'allégeance et les loya-
lismes n'ayant encore jamais fonctionné au niveau "ethnique" mais seulement au niveau tribal et
épisodiquement à celui des confédérations, c'est l'affrontement avec une représentation d'origine
externe qui donne force à la mobilisation. Le passage à l'extérieur se fait donc graduellement et
l'extension du phénomène qui pourra devenir territoire, varie selon les circonstances et les degrés
d'identification.
L'identité spatiale et territoriale des Serbes dans l' ex- Yougoslavie est très différente bien qu'elle
soit aussi fondée sur une appartenance ethnique. Le contenu de l'espace "serbe" ne peut se
mesurer que dans une métrique topologique : la nouvelle haine ethnique aboutit à trancher entre
l'appartenance et la non appartenance. Pourtant, les positions topographiques relatives à l'extérieur sont
très variables et font l'objet du conflit. On peut être Serbe en Serbie, Serbe dans une commune serbe
de Bosnie, Serbe dans un quartier serbe d'une ville musulmane, Serbe dans un immeuble
"cosmopolite". La combinaison d'un sentiment d'appartenance à un réseau social fort et de la dilution
dans un gradient topographique forme un rhizome. Les diasporas, les "Églises" et autres sectes en
sont, à la condition que le contact soit conservé.
La réalisation d'une unité géographique parfaitement isolée du reste du monde dans son
identité, introduit la métrique topologique dans la mesure des surfaces. L'État en est le prototype, mais
pour ne pas renvoyer à un cas spécifique d'organisation spatiale des sociétés, nous préférons
qualifier cette position de pays. Dans cette optique, les lieux réunis à l'intérieur d'une telle unité sont
formellement égaux puisque la relation qui les groupe est l'appartenance à un même ensemble. L'idée
s'illustre bien par le découpage administratif et politique interne : il y a égalité en dignité entre le
département de la Lozère et celui des Hauts de Seine (M. V. Ozouf-Marignier, 1989) que
l'aménagement du territoire tente de prolonger dans les faits. Pourtant, les lieux ne s'inscrivent pas tous
dans un écheveau de relations de densité équivalente. La circulation, les échanges privilégient les
centres et laissent à l'écart de vastes surfaces qui ne sont atteintes que par relais successifs.
La hiérarchisation des lieux selon le degré d'intégration dans les systèmes de communication
et de transport superpose aux différentes formes de territoires déjà évoqués, une structure nouvelle
qui est bâtie selon une métrique topologique en ligne, et non plus en surface comme dans le cas du
pays. Les contenus spatiaux sont eux-mêmes définis selon des distances hiérarchiques. C'est le pur
réseau appelé ici network pour une distinction nette d'avec le rhizome qui est un réseau dans lequel
l'éloignement physique contribue au gradient de centralité.
5. Espèces d'espace
Identifier et surtout hiérarchiser les acteurs des relations sociales dans la production d'espace,
observer les effets de leurs jeux sur l'identité des lieux et sur l'identification des groupes sociaux
aux lieux, sont les deux opérations de l'étude géographique des relations internationales et plus
généralement de la géographie politique quand on ne les limite pas au tableau des États. La première
est largement conditionnée par l'auto-énonciation des acteurs et comprend le risque de ne pas
pouvoir sortir des représentations ; la seconde fait du territoire un objet social total quelle que soit sa
structure. Dans cette double condition, l'utilisation des diverses métriques permet de mesurer la
validité des modèles dans le rendu des lieux et des sociétés qui s'y identifient. Elle révèle l'efficacité
60 / Denis Retaillé
des acteurs dans le maintien ou la transformation d'un ordre spatial et politique établi . La géographie
du politique renferme, on le voit des ressources infiniment plus variées que la simple géopolitique.
C'est la raison de la formule brutale : dégéopolitiser l'étude des relations internationales en
politisant la géographie. Cette discipline deviendrait alors une science politique après avoir été tour à
tour une science naturelle puis une science historique tant par ses méthodes que par ses objets
privilégiés.
L'espace de la guerre, l'espace de l'ordre, l'espace de la légitimité existent tous les trois à
l'échelle du monde comme à tous les ordres de grandeur et dans tous les temps. Aujourd'hui, la
politique mondiale (nous ne pouvons plus dire internationale) consiste à mobiliser les individus et les
groupes pour jouer sur l'un ou l'autre de ces terrains. La politique, du local au mondial, se fonde
en dernier ressort sur une manière de dire ce qui conduit le monde : la force, la contrainte "légale"
ou la légitimité politique. Rien de tout cela ne signifie la fin de l'État ou celle du territoire (M. Ron-
cayolo, 1993 : 27-33) mais l'insuffisance d'une méthode fondée sur un découpage simple de
l'espace terrestre qui, en géographie du politique, conduit tout droit à une aporie (Espaces Temps,
1993).
L'État, le territoire et les relations internationales... / 61
'Tribalisme et sécheresse sont les deux maux dont souffrent les populations du Sahel" : les
analyses courantes manquent singulièrement d'imagination et d'autonomie ; les mêmes thèmes sont
répétés depuis l'exploration de cet espace de liaison entre les populations nomades et sédentaires.
Du reste, elles permettent de se défausser sur la nature : la violence des hommes soumis à
l'instinct du regroupement lignager ou la violence du ciel et de la terre peu prolixes, "expliquent" conv
modément l'instabilité du peuplement, les migrations incontrôlées, les guerres de survie, le
laminage de cultures, la surpopulation, la dégradation des milieux, la faim, la fuite... la guerre,
l'instabilité du peuplement... Les boucles en spirale tournent selon des logiques infernales ; les ressorts
rebondissent pour la définition et la délimitation d'un pays "damné de la terre". Les
manifestations de "crise" sont nombreuses et sont bien des faits mesurables comme je les ai définis plus haut :
des changements d'état. La sécheresse, le niveau et l'ordre de peuplement, les découpages
d'entités variées sont, quant à eux, les représentations (ou bien encore les modèles) de la société, de la
région, du monde, touchées par l'effet de crise. Il n'existe pas de valeur absolue de l'humide ou
du sec mais seulement des seuils définis par les systèmes techniques d'exploitation primaire. Les
densités ne sauraient non plus mesurer le sur ou le sous-peuplement qui sont fonction des modes
de répartition de la richesse à l'intérieur de la société et des rapports entretenus avec la ressource
primaire que constitue le "sol". L'ordre du peuplement lui-même, c'est-à-dire la modalité
d'établissement des individus composant la population est fonction de l'échelle d'observation.
Opposer peuplement nomade et peuplement sédentaire c'est opérer un recul si considérable que les espaces
envisagés ne sont plus comparables, en dimension, aux espaces sociaux. Les "crises" illustrent le
franchisement de seuils dans le système des interactions - dont les relations spatiales - qui
organise la société.
'T utilise le terme de crise pour désigner une circonstance rare, une circonstance dans laquelle un
système historique a évolué au point que les effets cumulés de ses contradictions internes font qu'il ne
peut plus résoudre ses dilemmes par des ajustements à l'intérieur de ses structures traditionnelles"
(I. Wallerstein, 1988:581).
Cela rend parfois nécessaire l'invention de nouvelles représentations du monde (D. Retaillé, 1993a :
20^22).
A la recherche des acteurs sahéliens pour comprendre les mobilisations qui se fondent et
s'argumentent très souvent sur le territoire, il me semble avoir réussi à utiliser la combinaison des modèles
proposée pour l'évaluation des positions (D. Retaillé, 1993b). Le glissement du mot devient même
plus riche sans tomber dans l'ambiguïté pour autant. Imposition construite par les acteurs politiques
et sociaux oriente leurs positions dans les débats et enjeux. Au Sahel, elles sont fortement
antagoniques, les choix étant grands ouverts entre le cloisonnement et l'ouverture. Les mobilisations
sociales et politiques s'opposent sur ces thèmes jusqu'aux diverses formes du territoire ou diverses
options du réseau : crise signifie décision.
contact le long d'une ligne de conflit qui se balance selon les circonstances climatiques ou
militaires. Caricature de géographie (D. Retaillé, 1989 : 19-34).
Après la colonisation et surtout la décolonisation, le principe de cloisonnement est rendu par l'État
qui, superposé aux clivages tribaux et ethniques, doit les dépasser. Cela ne s'est pas produit et les
positions sahéliennes, comme partout en Afrique, sont fortement marquées par les conflits internes
plus encore que par les conflits externes. Le découpage des territoires d'Etats n'est pourtant pas aussi
fantaisiste que la critique facile de l'héritage colonial pourrait le laisser croire. En effet les
configurations géopolitiques suivent des structures de communication et d'échange "organique" établies
bien avant la colonisation. Chacune s'appuie sur un noyau de peuplement sédentaire dense au sud
et une piste de circulation saharienne orientée selon les méridiens. Or, malgré l'exhortation des
premiers responsables militaires organisateurs des territoires, l'accent a été rapidement mis sur
l'exploitation économique2. Une autre conception de l'espace a rempli la structure territoriale : l'espace de
production organisé zonalement s'est substitué à l'espace méridien de circulation dans les
représentations dominantes. La concurrence des modes d'exploitation et les conflits d'orientation en
résultent. Et ce choix est déjà crise, accentuée dans le contexte de contrainte physique qui règne ici.
Transformer le territoire en ressource primaire est assez aléatoire au Sahel et amplifie les conflits
en en faisant une question de vie ou de mort. Le contrôle de l'État apparaît donc comme la
condition d'existence du groupe de solidarité. On peut ainsi mesurer l'importance des représentations de
l'espace dans les décisions politiques pour le développement.
Dans le classement mondial des positions économiques, établi sur la base des échanges
généraux - réseau hiérarchisé -, le Sahel apparaît globalement comme une périphérie délaissée. Quelques
lieux émergent de temps à autres pour la durée d'une exploitation primaire rentable : périphérie
exploitée des mines de fer ou d'uranium. Il n'assurent cependant pas véritablement un rôle
d'entraînement et la connexion du local au mondial entretient plutôt une véritable réserve que les mouvements
migratoires internationaux laissent à voir. Pourtant, des fractions de la société participent de ces
fonctionnements mondiaux dans des positions assez centrales : les grands commerçants de l'import-export
sont à la charnière des plans économique et géopolitique. Même modestes par l'envergure, leur
position est comparable, toutes choses égales, à celle des multinationales qui assurent cette fonction dans
les régions plus riches. Mais leurs réseaux s'inscrivent aussi dans la conception de l'espace de
circulation qui s'accorde bien à la structuration "traditionnelle" de l'espace mais mal à celle du
territoire de production de l'État.
L'ouverture réussit beaucoup mieux par les thèmes de la société-monde, aussi paradoxal que cela
puisse paraître, avant même que soit atteinte la stabilisation politique et économique. La
chronologie des temps du monde ne suit pas une ligne directe comme le croient les développementalistes
et la "succession" des quatre modèles ne doit pas être interprétée dans ce sens. Le constat de la crise
voire de la faillite de l'État au Sahel, est replacé dans les sphères de réflexion les plus globales :
gestion du milieu physique, développement, identité par la religion universelle (islamisation). Cette
dernière formule l'emporte assez largement, je pense, comme cadre général d'expression des
positions, au sein duquel se définissent les options pour le développement et les options géopolitiques.
Cela retentit encore sur les groupes "socio-ethniques" internes qui sont en fait des mobilisations plus
ou moins massives selon les combinaisons qui alimentent les conflits politiques. La tentative
mauritanienne de supersposition parfaite des plans de coupe "ethnique", géopolitique, économique
dans les cadres plus vastes du domaine arabe et de l'islam, l'opposition nigérienne ou malienne entre
"fonctionnaires" et "commerçants" puis entre "sédentaires" confondus et "nomades" touaregs, les
interminables guerres tchadiennes ou soudanaises et, au delà, les crises qui sévissent dans la Corne
de l'Afrique, sont exemplaires des multiples jeux exprimés par les représentations de l'espace
terrestre et du monde : territoires ou réseaux. Il serait bon de ne pas se contenter des évidences mais
L'État, le territoire et les relations internationales... / '63
d'observer sur quels thèmes se bâtissent les options politiques et comment les représentations
disponibles de l'espace sont mises à contribution pour forger le territoire.
Dans l'interprétation la plus globale que permet la combinaison des modèles, je crois possible
d'énoncer les enjeux sahéliens dans un triangle. L'Etat et son personnel hérités de la colonisation
en même temps qu'expression de la modernité africaine par ses interprétations et adaptations,
forment un pôle en tension face à une multitude d'identités fractionnées qui s'expriment par le terroir,
d'une part, et face à une méta-nation, Yumma en son rhizome : la mamlaka, d'autre part. Frontières
floues ou frontières linéaires, territoires d'exploitation et d'identité ou réseaux d'échanges et de
communication, toutes les options sont possibles. Et bien que les richesses bonnes à alimenter le réseau
économique soient faibles, la ligne de partage du monde contemporain qui passe par le Sahel
constitue un enjeu géopolitique expliquant les interventions externes soit sous la forme de l'aide
au développement, qui n'est en fait que le soutien de l'État, soit sous la forme de l'intervention armée.
La sécheresse et le tribalisme sont alors bien peu de choses. A peine des déclencheurs de crise. Tout
juste des prétextes d'action ou des explications commodes d'intervention, un repli sur
l'argumentation géopolitique qui simplifie les problèmes mais éloignent les solutions. Peut-être une analyse
de la complexité, comme elle est proposée ici, permettrait-elle d'envisager d'autres solutions
jusqu'à, pourquoi pas, plusieurs États superposés sur un même territoire, correspondant chacun à
une modalité de l'identité sociale. Espace de la légitimité
NOTES
1. Paul Vidal de la Blache et Jean Brunhes, deux maîtres fondateurs de la géographie française moderne,
insistent beaucoup sur cette relation.
2. D. Retaillé, 1993b, livre 6, "La mise en forme du territoire, textes d'archives commentés", 92 pages.
BIBLIOGRAPHIE