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■ : ROGER CAILLOIS

ie
MÉDUSE ET C
Ό -

# / / *

GALLIMARD
5, rue Sébastien-Bottin, Paris ΥΠ·
Il a été tiré de t édition originale de cet ouvrage vingt-cinq exem­
plaires sur vélin pur fil Lafuma Navarre numérotés de ι à 25.

Tous droits d'adaptation, de reproduction et de traduction


réservis pour tous pays, y compris V UM.S.S.
© i960 Librairie Gallimard,
LE P R O B L È M E
SCIENCES D I A G O N A L E S

Le progrès de la connaissance consiste pour une


part à écarter les analogies superficielles et à décou­
vrir des parentés profondes, moins visibles peut-
être, mais plus importantes et significatives. Au
xvrn e siècle, il paraît encore des ouvrages de zoo­
logie qui classent les animaux par le nombre de
leurs pattes et qui mettent, par exemple, le lézard
à côté de la souris. Aujourd'hui, il entre sous la
même rubrique que la ^couleuvre qui n ' a pas de
pattes du tout, mais qui, comme lui, est lovipare
I et recouverte d'écailles. Ces caractères ont apparu
à juste titre de plus de conséquences que celui qui
avait frappé d'abord : le nombre des pattes. De
la même manière, on sait bien que, malgré l'ap­
parence, la baleine n'est pas un poisson, ni la
chauve-souris u n oiseau.
J ' a i pris à dessein u n exemple élémentaire et
incontestable. Mais dès qu'on étudie, même très
sommairement, l'histoire de la constitution des
sciences, on s'aperçoit du nombre presque infini
de pièges que les savants ont dû sans cesse éviter
ΙΟ MEDUSE E T C 1 C

pour identifier les distinctions utiles, celles qui


délimitent le champ de chaque discipline.
Ces pièges, ces apparences trompeuses, ne sont
d'ailleurs pas de simples feintes, à vrai dire ne sont
même pas des apparences. Ce sont des réalités
auxquelles est finalement attaché un coefficient
d'importance moindre que celui qui est accordé
à certaines autres. Il est exact que le lézard ou la
tortue ont quatre pattes comme ces mammifères
qu'ils ne sont point, et que la chauve-souris, qui
n'est pas un oiseau, a des ailes.
Glassifier, c'est donc faire le meilleur choix pos­
sible entre des caractères dïstinctifs. Les caractères
éliminés ne sont pas fallacieux à proprement par­
ler; ils correspondent seulement à des classifica­
tions qui aboutiraient vite, ou plus vite, à des
difficultés, à des incohérences ou à des contradic­
tions.
Il reste que, selon le point de vue, ces classifica­
tions subsidiaires ou laissées pour compte peuvent
soudain redevenir essentielles. Si j ' a i l'intention
d'étudier le fonctionnement des ailes, il est clair
que je dois cette fois réunir les chauves-souris aux
oiseaux et même aux papillons, faire le dénom­
brement de toute la gent ailée, quelles que soient
les raisons (décisives, je le reconnais) qui ont
conduit à en répartir les membres en espèces dif­
férentes : lépidoptères invertébrés, oiseaux verté­
brés, etc. A supposer que je veuille examiner un
SCIENCES DIAGONALES II

aspect particulier de ce fonctionnement des aiîes,


le vol au point fixe p a r exemple, c'est-à-dire le
maintien du corps immobile, suspendu dans l'air
à la même place par des battements vibratiles, je
ne pourrai faire autrement que de recourir à des
illustrations qui n'appartiennent pas à des espèces
proches ; l'oiseau-mouche et le sphingide macro-
glosse, qui pareillement se suspendent au-dessus
d'une fleur pour s'y nourrir à distance à l'aide
d'une trompe ou d'un long bec effilé.
Chacun admet la légitimité, la nécessité même
de la démarche. A y regarder de plus près, je
remarque toutefois que celle-ci n'est tolérée qu'au­
tant qu'elle reste dans les limites d'une même
science ou d'un même règne. Les sciences en effet
correspondent aux règnes et leur système forme le
meilleur décalque des divisions fondamentales de
la nature. D'où l'interdiction tacite de rapprocher
des phénomènes appartenant à des règnes diffé­
rents et qui, partant, relèvent de sciences diffé­
rentes. Une sorte de réflexe pousse le savant à
tenir pour sacrilège, pour scandaleux, pour déli­
rant, de comparer, p a r exemple, la cicatrisation
des tissus vivants et celle des cristaux. Cependant,
il est de fait que les cristaux comme les organismes
reconstituent leurs parties mutilées accidentelle­
ment et que îa région lésée bénéficie d'un sur­
croît d'activité régénératrice qui tend à compen­
ser le dommage, le déséquilibre^ la dissymétrie
12 MÉDUSE ET Gle

créée p a r la blessure 1 . N ' y a-t-îl là qu'analogie


trompeuse ? que métaphore pure et simple ? Tou­
jours est-il qu'un travail intense rétablit la régu­
larité dans le minéral comme chez r a n i m a i . J e
sais, comme tout le monde, l'abîme qui sépare la
matière inerte de la matière vivante. Mais j ' i m a -
i gine aussi que l'une et l'autre pourraient présenter
des propriétés communes, tendant à rétablir l'in­
tégrité de leurs structures, qu'il s'agisse de matière
inerte ou vivante. J e n'ignore pas non plus qu'une
nébuleuse qui comprend des milliers de mondes et
la coquille sécrétée p a r quelque mollusque marin
défient la moindre tentative de rapprochement.

I. Cf. Mémoire de Pasteur en 1857 dans les Annales de Chimie


et de Physique {3e série, X L Ï X , p p . 5-31) : « Il résulte de l'ensemble
de ces observations (accroissement des cristaux de bimalate d'am­
moniaque) que, q u a n d u n cristal a été brisé sur l'une quelconque
de ses parties et qu'on le lepîace dans son eau-mère, en même
temps qu'il s'agrandit dans tous les sens p a r un dépôt de partï-
cufes crisfaïiïnes, u n travail très actif a Îreu sur la partie brisée
ou déformée; et en quelques heures il a satisfait non seulement
à la régularité du travail général sur toutes les parties du cristal,
mais au rétablissement d e la régularité dans la partie mutilée. »
De façon très significative, Pasteur aperçoit le rapprochement pos­
sible avec la cicatrisation des plaies, mais sa prudence le conduit
à noter ie fait, sans prendre parti : « Beaucoup de personnes aime­
ront à rapprocher ces faits curieux d e ceux que présentent les
êtres vivants lorsqu'on leur a fait une blessure plus ou moins
profonde. La partie endommagée reprend peu à peu sa forme
primitive, mais le travail de reformation des tissus est, en cet
endroit, bien plus actif que dans les conditions normales ordi­
naires. » — Cité par J , NIGOLLE : La Symétrie dans la Nature et les
Travaux des Hommes, Paris, 1955, p . 75.
SCIENCES DIAGONALES 13
Pourtant, j e les vois toutes deux soumises à la
même loi de développement spiral. Qui plus est,
j e ne m'en étonne pas, car la spire constitue par
excellence la synthèse de deux lois fondamentales
de l'univers, la symétrie et la croissance; elle
compose l'ordre avec l'expansion. Il est presque
inévitable que le vivant, le végétal ou les astres
s'y trouvent également soumis.
L'opposition de la droite et de la gauche se
retrouve dans tous les règnes, depuis le quartz et
l'acide tartrique jusqu'à la coquille de l'escargot,
toujours dextrogyre à de rarissimes exceptions près,
et jusqu'à la prééminence de la main droite chez
l'homme. Ce contraste permanent, qui apparaît
dans la structure intime de la madère, comme
dans Panatomie des êtres vivants, Pasteur en 1874
songeait à l'expliquer par quelque influence cos­
mique ou par le mouvement de la terre. L'énigme
est demeurée sans solution. Il reste qu'il est après
tout vraisemblable de conjecturer que cette solu­
tion, quelle qu'elle soit, est la même pour tous ces
cas disparates qui intéressent la chimie, la cris­
tallographie, la zoologie, la sociologie, l'histoire
des religions, et même celle de l'art et du théâtre,
car, sur la scène et dans u n tableau, la droite et
la gauche ne sont pas non plus équivalentes. De
façon analogue, une loi d'économie identique doit
expliquer la symétrie rayonnée des oursins, des
astéries et des fleurs. Sur le clavier entier de la
14 MÉDUSE E T Gle

nature apparaissent ainsi de multiples analogies


dont il serait téméraire d'affirmer qu'elles ne signi­
fient rien et qu'elles sont seulement capables de
flatter la rêverie sans pouvoir inspirer la recherche
rigoureuse.
L'homme, au prix de mille triomphes, de mille
victoires sur les plus spécieuses embûches, a sans
doute réparti les données de l'univers selon le sys­
tème classificatoire le plus fécond, le plus cohérent,
le plus pertinent. Mais cette perspective n'épuise
certes pas les diverses combinaisons possibles. Elle
! laisse de côté les démarches transversales de la
ι nature, dont on constate l'empire dans les do-
i maines les plus éloignés et dont je viens de donner
quelques pauvres exemples. De telles démarches
chevauchent les classifications en vigueur. La
. science pouvait d'autant moins les retenir qu'elles
sont par définition interdisciplinaires. Elles exigent
d'ailleurs, pour apparaître, le rapprochement de
données lointaines dont l'étude est menée par des
spécialistes vivant nécessairement dans l'ignorance
mutuelle de leurs travaux. Toutefois, on ne saurait
exclure que ces coupes transversales remplissent
un rôle indispensable pour éclairer des phéno­
mènes qui, isolés, paraissent chaque fois aberrants,
mais dont la signification serait mieux perçue si
l'on osait aligner ces exceptions et si l'on tentait
de superposer leurs mécanismes peut-être frater­
nels.
Chacun le dit et déplore que la science se soit
diversifiée à l'extrême, tout en se rendant compte
que c'était là, pour elle, la première condition
-— et la rançon — de son progrès. Il est inutile
de récriminer contre un état de fait dont la recon­
naissance est aujourd'hui le point de départ inévi­
table de toute tentative de révolution. Les esprits
qui travaillent à étendre le savoir n'ont plus de
communications entre eux et, parfois, ne disposent
même pas d'une ouverture suffisante sur le champ
de leurs propres recherches pour replacer dans le
î contexte souhaitable le détail qui les déroute. Les
cheminements de la science furent toujours et
V devaient être centrifuges. L'heure est venue d'es- ;
sayer de joindre par les raccourcis nécessaires les \
nombreux postes d'une périphérie démesurément
étendue, sans lignes intérieures, et où le risque
s'accroît sans cesse que chaque ouvrier ne finisse
par creuser son secteur en taupe aveugle et obsti­
née. Dans certains cas, il semble que je devrais
ajouter : obstinée parce qu'aveugle.
Les données à rapprocher ne sont pas appa­
rentes. Il est clair qu'il ne saurait s'agir de retour­
ner aux analogies superficielles et qualitatives dont
les sciences ont dû s'affranchir pour instituer un
système de connaissances méthodiques, contrôlées,
perfectibles. A ce point de vue, les ambitions des
philosophes du Moyen Age et des savants de la
Renaissance constituent un leurre d'autant plus
ι6 MÉDUSE E T Gie

redoutable que, répondant à un besoin permanent


de l'esprit, aujourd'hui particulièrement tenu en
lisière, elles paraissent vite offrir une solution fasci­
nante à des esprits séduits d'avance. Les tables de
concordances où un Paracelse distribue les quaîi-
» tés des phénomènes nesontplus de mise, ni même
la science analogique, essentiellement visuelle, dont
rêva unJLéaeârd^ dessinant une chevelure comme
une rivière, une montagne comme une draperie.
« Il ne voulait pas, note un commentateur x , éta­
blir des relations entre des grandeurs mesurées,
mais, comme il Ta dit, transmutarsi nella mente ai
naiura3 se mettre à la place de la nature pour
savoir comment ellt procède. » De sorte qu'il
conçoit un nouveau modèle d'organe à la manière
dont un technicien inventerait une machine. Or,
les insectes seuls, obéissant précisément aux lois
d'un autre règne, ont «su » insérer en leurs corps des
organes équivalents à des machines. Mécanique et
vie ressortissent à des principes opposés entre les-
, quels aucun décalque n'est possible, mais où des
corrélations doivent normalement apparaître, car
outil et organe sont destinés à s'acquitter des
mêmes travaux. Tout le génie de Léonard — que
ce soit pour cette raison ou pour quelque autre —
n'a pu créer une seule machine capable de fonc-
v tlonner : ses avions ressemblent trop à des oiseaux
ï. 33.0B£ïvr KisiN : Postface à La Civilisation de la Renaissance
en Italie, de JACOB ΒΙΪΕ.ΟΪ;ΪΪΑΒ.ΒΤ, Paris, 1958, p. 30.
SCIENCES D I A G O N A L E S 17

et ses submersibles ont presque des branchies. Il


n'a pas songé à remplacer l'aile, organe, par Thé-
lice, engin. Léonard, comme plus tard Gcethe, !
recherchait les archétypes des phénomènes. Il avait ^
lort de les rechercher avec les sens, et d'abord
avec la vue, le sens le plus aisément victime des
apparences. C'était faire œuvre de peintre, de
poète, non de savant; car, pour ce dernier, la
vraie tâche consiste au contraire à déterminer des
correspondances souterraines, invisibles, inimagi­
nables pour le profane. Ce sont très rarement
celles qui semblent évidentes, logiques ou vrai­
semblables. Ces rapports inédits articulent, au
contraire, des phénomènes qui paraissent d'abord
n'avoir rien de commun. Ils unissent les aspects
inattendus que prennent, dans des ordres de choses
peu compatibles entre eux, les effets d'une même
loi, les conséquences d'un même principe, les
réponses à un même défi. Des solutions hétéro­
gènes dissimulent efficacement à l'investigation
naïve les démarches disparates d'une économie
profonde dont le principe, cependant, demeure
partout identique à lui-même. C'est lui qu'il
importe de découvrir.
Les érudits, qui savent beaucoup dans un do­
maine restreint, se trouvent rarement en mesure
de percevoir un genre de relations que, seul, un
savoir polyvalent est apte à établir. La plupart du
temps, il n'est que le hasard, joint à une certaine
2
1« MEDUSE E T Gie

| témérité d'imagination, pour mettre sur la voie


! de cette espèce de découvertes. Des rencontres de
savants appartenant à des disciplines définies, mais
inquiets du développement des autres, anxieux
d'en confronter les résultats, les méthodes, les
impasses, devraient également multiplier les occa­
sions de surprendre les connivences que laissent
déchiffrer ce que j'ai appelé à l'instant les dé­
marches transversales de la nature. Enfin, il est
probable qu'un petit nombre de chercheurs atta­
chés spontanément à l'étude de phénomènes qui
enjambent les cadres traditionnels des diverses
sciences, se trouvent les mieux placés pour repérer
des corrélations négligées, mais propres à com­
pléter le réseau des rapports établis.

Il est temps d'essayer la chance de sciences dia­


gonales.
COURTE NOTE
SUR L'ANTHROPOMORPHISME

A peu près tous les raisonnements de ce petit


ouvrage peuvent être récusés d'un seul mot :
anthropomorphisme. On appelle ainsi la tendance
à douer les êtres et les choses des émotions, des
sentiments, des réactions, des préoccupations, des
ambitions, etc., propres aux hommes. Il est clair
qu'il s'agit là d'une dangereuse tentation et qu'il
faut s'en garder avec soin. Il me semble toutefois
qu'une telle précaution n'est pas sans inconvé­
nient; peu s'en faut que je ne l'estime même
à double tranchant. En effet, si cette méfiance
devient systématique, la moindre analogie avec
un comportement humain se trouve aussitôt frap­
pée de suspicion, et l'on cherche de parti pris,
pour éviter le reproche, une explication différente,
étrangère, à quoi rien ne réponde dans la nature
et les habitudes de l'homme. N'est-ce pas aller
loin? N'est-ce pas isoler l'homme indûment, sous
prétexte de ne pas projeter sur une autre espèce
ou sur les autres règnes ce qui semble lui appar­
tenir en propre?
20 MÉDUSE E T Gie

L'homme est un animai comme les autres, sa


biologie est celle des autres êtres vivants, il est
soumis à toutes les lois de l'univers, celles de la
pesanteur, de la chimie, de la symétrie, que sais-je
j encore ? Pourquoi supposer a prion que prétendre
i retrouver ailleurs les propriétés de sa nature, ou
• inversement retrouver en lui les lois qu'on constate
| régir les autres espèces, est nécessairement manie,
/ illusion ou mirage? Toutes les chances sont plu-
ii tôt pour la continuité. Il me paraît que, si ce n'est
anthropomorphisme, c'est encore anthropocen­
trisme que d'exclure l'homme de l'univers et que
. de le soustraire à la législation commune. Anthro-
1
pocentrisme négatif, mais tout aussi pernicieux que
l'autre, celui qui le plaçait au foyer du monde et
qui rapportait tout à lui. Deux effets du même
orgueil.
De sorte que, tout en estimant qu'il convient
d'être circonspect et de prendre garde aux simili­
tudes fallacieuses, qui ne tiennent pas compte du
contexte et de la perspective générale des choses,
je soupçonne que l'accusation d'anthropomor-
| phisme aboutit au fond à isoler l'homme dans
l'univers et à refuser que les autres êtres lui soient
\ le moins du monde apparentés et fraternels. Il y a
: plus d'anthropomorphisme réel, plus de présomp­
tion en tout cas, les analogies superficielles écartées,
à récuser d'avance toute correspondance pro­
fonde qu'à consentir les conséquences d'une iné-
COURTE NOTE SUR l/ANTHROPOMORPHISME 21

vitable communauté de condition. Celles-ci ne


peuvent manquer de se traduire, certes de façon
toujours singulière, parfois contrastée, mais où il
reste possible de dépister les mêmes complicités
fondamentales.
L'HOMME
R E S T I T U É À LA N A T U R E
A PROPOS D'UNE ÉTUDE ANCIENNE
SUR LA MANTE RELIGIEUSE

Dans une étude sur la mante religieuse, j'es­


sayai, il y a presque vingt ans, d'établir une rela­
tion entre certains faits en apparence, et peut-être
en réalité, sans rapport : les mœurs sexuelles de
la mante femelle qui dévore le mâle pendant l'ac­
couplement; l'intérêt exceptionnel généralement
porté par l'homme à cet insecte, qu'il tient pour
divin ou pour diabolique presque partout où il le
rencontre : de la Provence et de la Grèce à la
Rhodésie et au sud de l'Afrique; la frayeur enfin,
dont témoignent de nombreux mythes ou obses­
sions, qu'une femme démoniaque n'engloutisse, ne
tue ou ne mutile celui qui s'unit à elle, au moment
et à la faveur de cette union même.
Le dossier était fourni; par moment, il parais­
sait même convaincant. Je me refusai à croire à
une coïncidence. Je supposai plutôt une corres­
pondance entre le comportement de l'insecte et la
croyance de l'homme. J'allai plus loin. Car, si je
récusai l'hypothèse d'une rencontre fortuitCj il me
fallait proposer des mêmes faits une explication
26 MÉDUSE E T CIe

plus économique, plus serrée et plus cohérente.


Invoquer une coïncidence n'est jamais q u ' u n pis-
aller, sinon u n aveu d'impuissance. Se résigner à
" y recourir, c'est u n peu abandonner la partie. C'est
! en tout cas constater une anomalie sans portée ni
signification. Or, j e cherchais une loi, une norme,
une clé générale. J e n'hésitai donc pas, ni ne
devais hésiter, à expliquer la curiosité étrange de
l'homme pour l'insecte par la prescience d'une
telle corrélation. Il me semblait que, chez lui,
f dans le cas précis, l'imagination remplaçait l'ins­
tinct, la fiction une conduite, et la terreur proje­
tée p a r une sombre fantaisie le déclenchement
automatique, fatal, d'un réflexe implacable.
J e me rappelai que la science se représente
volontiers l'homme et l'insecte comme les deux
points d'aboutissement de l'évolution biologique.
Les formes prises par la vie deviennent de plus en
plus complexes. Elles s'engagent, il est vrai, dans
des voies divergentes et incompatibles. Mon pos­
tulat informulé était que la complexité même crée des
liens, suscite des parentés, implique des réponses
parallèles à des problèmes analogues. A Γ extré­
mité des chaînes les plus longues, où les êtres
vivants apparaissent comme le résultat d'une plus
grande persévérance dans une même direction, là
se situent, qui s'opposent, le monde humain et
l'univers des insectes, les deux seuls en particulier
à connaître cette sorte de dimension nouvelle pour
A F R O f O S χ Λ υ τ « 5 ÉTV£y& AiSB'JïiîS'S'S, #)

i l'espèce que constitue l'existence de sociétés : l'or-


!
ganisation de la vie en commun avec ses multiples
servitudes et ses ressources inédites, à commencer
par la nécessité d'un langage, je veux dire, d'une
ί façon de communiquer.
Ce n'est pas que toute opposition se trouve alors
abolie. Il s'en faut. D'abord pour le langage : la
danse de l'abeille qui informe ses compagnes de
la .direction et de la distance du butin repéré,
constitue sans aucun doute, à l'instar du lan­
gage, un ensemble de correspondances conven­
tionnelles entre le signe et la donnée à trans­
mettre. Ces correspondances sont effectivement —■
toujours comme le langage humain — utilisées et
comprises à l'intérieur d'une communauté. Pour­
tant, il ne s'agit jamais que d'un code de signaux,
fixes et immuables, qui interdit la réponse, le
dialogue, l'équivoque, les combinaisons illimitées,
changeantes, créatrices des vrais lexiques et des
authentiques syntaxes.
De même pour la nature des sociétés : chez les
insectes, une fixité millénaire, non seulement sta­
tique, mais prompte à restaurer aussitôt son éter­
nel équilibre par auto-régulation. Le patrimoine
génétique assure à la collectivité une inébraruaBTê
permanence. Les castes sont déterminées par l'ali­
mentation et s'inscrivent dans l'anatoniie. Lorsque
la proportion des individus qui les composent se
trouve modifiée par accident ou par artifice, les
28 MÉDUSE E T Cie

larves rebroussent chemin vers un état moins évo­


lué, pour ainsi dire jusqu'au dernier carrefour,
puis se développent dans une autre voie, de façon
à combler les vides et à restituer sans retard l'an­
tique et idéale, l'inexorable répartition. Chez les
hommes, au contraire, un remue-ménage continu,
orienté peut-être, mais où rien n'arrive deux fois.
Un mot en résume l'irrémédiable contingence :
l'histoire. Et cette histoire, qui se développe en titu­
bant, mais toujours imprévisible et nouvelle, n'em­
pêche pas l'imagination de l'homme d'être obsédée
précisément par l'anxiété des cycles, par le cau­
chemar de l'Éternel Retour} par la menace d'un
devenir annulaire où tout recommence sans pro­
grès ni fin, et dont les saisons comme les générations
animales donnent Vimage.
. Il faut admettre une différence décisive, laquelle
d'ailleurs n'a rien d'obscur ni de douteux. Elle est
reconnue depuis longtemps : le monde des insectes
est celui des instincts, celui des conduites méca­
niques et inévitables ; le monde de l'homme, celui
de l'imagination et, par conséquent, celui de la
liberté, c'est-à-dire un monde où l'individu a
conquis le pouvoir de se refuser à obéir sur-le-
champ et aveuglément à la suggestion organique.
L'instinct n'y agit plus que par image interposée.
Certes une image de cette espèce, à ce point char­
gée de pouvoir, n'est pas dépourvue d'efficace :
elle fascine, a-t-on dit, comme une « hallucination
A PROPOS D5UNE ETUDE ANCIENNE 20,

naissante». Mais enfin, ce n'est qu'une image,


une représentation extérieure, qu'il est possible de
récuser, de modifier, de chasser. Aussi despotique
qu'elle apparaisse, elle permet au moins l'hésita­
tion, sinon la pensée, même s'il s'agit d'une pensée
encore terrifiée et esclave. Ce qui était mécanisme
absolu, immédiat, n'est plus qu'impulsion ou idée
fixe, réminiscence ou phantasme.
Cette opposition, chacun peut et doit l'accorder
sans trop de scrupules. Elle ressort d'ailleurs d'in­
nombrables observations. Mais si sa portée géné­
rale n'est guère contestable, on ne voit pas bien
le moyen d'en tirer des applications utiles. Entre
les deux séries de données, la distance est trop
grande pour une vérification tout à fait probante.
Aussi le parallèle que j'ai établi entre les mœurs
de la mante et telles fabulations de l'homme ris­
quait-il d'apparaître à 2a plupart comme une pure
construction de l'esprit ou une manière de roman
honteuse ou sournoise. De fait, à l'époque où mon
étude a paru, plusieurs ne se sont pas gênés pour
annoncer qu'ils ne lui attribuaient de valeur qu'au­
tobiographique .
J'y consens. D'ailleurs, en n'y consentant pas,
je ne ferais que retirer du crédit à mon hypothèse,
car chacun pourrait alors se demander par quel
miracle je me trouve préservé de îa mythologie
héréditaire quejeprétends qui affecte toute l'espèce.
Au contraire, si l'accusation est juste, elle n'abou-
3Q , . ■ MEDUSE E T Gle

tit qu'à nourrir ma conjecture. Victime, je suis


preuve à mon tour; mais, indemne, une possible
objection. Car il subsiste que je n'ai inventé aucun
des multiples faits que j'ai rassemblés et dont la
convergence n'est pas sans laisser l'esprit plus per­
plexe qu'il ne voudrait. Cependant, tant que je rie
puis procurer qu'un exemple unique de cette sorte
de corrélations quasi invérifiables, il m'est difficile
de convaincre celui qui préfère le tenir pour simple
coïncidence. Car il existe réellement des coïnci­
dences : en nombre raisonnable. C'est seulement
à partir du moment où on en constate trop qu'il
devient urgent de penser que les homologies en
question ne sont pas de pures rencontres. Je me
vois donc contraint de multiplier les exemples
analogues à celui de la mante, de même type, de
même signification, complices et se renforçant.
Sinon, je n'ai pas le moyen de démontrer qu'il ne
peut pas s'agir en effet d'une rêverie personnelle
ou d'une ressemblance fortuite.
* ' · "
* *

Au thème de la mante, qui affirme l'équivalence


de la fabulation chez l'homme et de l'instinct chez
. l'insecte comme solutions opposées et correspon­
dantes, j'ajoute aujourd'hui deux thèmes nou­
veaux, plus téméraires encore. Le premier, celui
des ailes des papillons, est prétexte à introduire le
A rKurus L> UNI*, UTULHÏ. Awtuiiwwjs 31
problème des rapports entre l'esthétique naturelle
et l'art humain. Le second, celui du mimétisme, se
présente sous plusieurs aspects différents, qui ont
chacun leur harmonique chez l'homme : travesti,
camouflage et intimidation. Les mythes de métamor­
phose et le goût du déguisement répondent au
travesti {mimicry, proprement dite) ; les légendes
de chapeau ou de manteau d'invisibilité au camou­
flage; la terreur du mauvais œil et du regard
médusant, l'usage que l'homme fait du masque,
principalement, mais non exclusivement, dans les
sociétés dites primitives, à l'intimidation produite
' par les ocelles et complétée par l'apparence ou la
mimique terrifiantes de certains insectes.
Il s'agit, chaque fois, d'un même contraste entre
l'insecte et l'homme, entre le mécanisme et la. ;
liberté, entre la fixité et l'histoire. Je veux bien il
que cïiacun des parallèles, considéré isolément, j-'
apparaisse un de ces délires rigoureux qui carac­
térisent les folies raisonnantes. Mais il faut consen­
tir en retour que la convergence des divers déve­
loppements apporte avec elle quelque doute sur
l'exactitude d'un verdict aussi absolu et aussi pré­
cipité. Elle invite à en envisager la révision; elle
conseille de généraliser l'enquête et d'entreprendre
une confrontation générale du monde des insectes
et de celui de l'homme. J e ne me lasserai pas de
le dire : l'un et l'autre font partie du même univers.
Ι

DESSINS OU DESSEINS

3
LES AILES DES PAPILLONS

Les ailes des papillons, leurs découpes, leurs des­


sins, leurs teintes continuent à présenter une sorte
d'énigme indéchiffrable. Je ne crois pas que per­
sonne sache à quoi peut servir tant de splendeur.
Il est possible que la couleur soit utile, mais
non (sauf une exception 1 ) le dessin. Les pou­
mons des papillons sont enfermés dans un corselet
étroit et rigide. On admet que, pour voler,
ces insectes ont besoin d'une surface respiratoire
additionnelle, que leurs ailes étendues la leur four­
nissent, et qu'elles servent ainsi à absorber oxy­
gène et lumière. Elles les retiennent d'autant mieux
qu'elles sont plus sombres. J'y consens. Mais, de
nouveau, pourquoi des dessins? Des ailes unies, de
la nuance qui convient à l'insecte pour capter
l'énergie suffisante, feraient aussi bien, sinon mieux,
l'affaire, et, si j'ose dire, à moindres irais. On peut,
d'autre part, affirmer que les teintes éclatantes ou
ternes des papillons sont utiles en tous les cas; les
couleurs ternes pour les rendre invisibles et les
ι. Il s'agit des ocelles, dont je parlerai à propos du masque,
autre convergence entre l'insecte et l'homme.
3 ^ ■■_. MÉDUSE E T Gle

confondre avec le milieu, les couleurs brillantes


agissant comme coloris oblitérant, c'est-à-dire sub­
sistant dans la rétine du prédateur la fraction de
seconde nécessaire à la fuite de l'insecte. Mais les
dessins n'en demeurent pas moins inexpliqués :
une teinte vive, unie, sans dessin, que le fuyard
montre, puis éclipse instantanément, comme chez
certaines sauterelles, est tout aussi efficace. Dans
ces conditions, j'ose avancer que les dessins et les
teintes des ailes des papillons constituent leur
« peinture »,
Ce faisant, je ne soutiens pas qu'un lépidoptère
ait quoi que ce soit de commun avec un artiste
peintre. J'affirme encore moins qu'un papillon a
peint ses ailes, ou qu'un de ses lointains ancêtres
les a conçues ou voulues à quelque moment de
l'évolution, comme elles sont restées, comme elles
se transmettent immuables au long des siècles.
J'attire l'attention sur le fait que je ne soupçonne
même pas ce que pourraient signifier ici les verbes
vouloir ou concevoir. De même, employant le
mot « peinture » pour des dispositions constantes
d'écaillés microscopiques, j ' a i conscience de com­
mettre un flagrant abus de langage. J e m'efforce de
ne négliger aucune des différences qui séparent un
tableau et une aile de papillon. Mais je remarque
aussi — et j'en ai le devoir — que ces différences
sont précisément celles qui opposent l'insecte et
l'homme, de sorte qu'en un certain sens ces dif-
LES AILES DES P A P I L L O N S , §J

férences sont attendues et qu'elles renforcent le


bien-fondé du rapprochement. Voici deux espèces
de surfaces où sont juxtaposées des taches colorées,
brillantes ou ternes, qui forment un ensemble.
Les deux séries sont en outre également inutiles,
luxueuses. Elles sont cependant incomparables.
Elles sont d'autant plus homologues.
Les unes, en effet, ne doivent rien à l'interven­
tion de la conscience, de la volonté, du libre
arbitre, elles résultent d'un développement orga­
nique incontrôlable. En elles, il y a dessin, mais
non dessein. Elles se retrouvent identiques depuis
des millénaires chez tous les individus d'une même
espèce : elles paraissent répondre par là même à
l'idée qu'un esprit idéalement perspicace aurait
pu d'avance se faire de ce que devrait nécessai­
rement devenir la peinture des hommes dans l'uni­
vers fixe et inaltérable des insectes.
En revanche, les autres surfaces — les tableaux
— sont des compositions originales par définition.
La personnalité de leur auteur se révèle dans cha­
cune d'elles. Il ne les porte pas en lui comme ses
ongles ou ses cheveux ou ses yeux (comme la cou­
leur de ses yeux ou de ses cheveux). Il est seul
responsable de chaque nuance visible sur la toile.
Il a tout délibéré, dessiné et peint. Si un être
libre et ingénieux, capable d'oeuvrer en dehors de
soi, devait en étalant des couleurs sur une surface
faire quelque chose qui ressemblât aux ailes des
38 " MÉDUSE ET G l e

papillons et si on lui donnait carte blanche pour


employer les couleurs à sa fantaisie, de façon à en
tirer le meilleur parti possible, il inventerait la
peinture, et plus précisément la peinture non figu­
rative : la décoration géométrique des .vanneries,
des poteries, des broderies.
En somme, l'hypothèse revient à imaginer qu'il
existe, chez les êtres vivants en général, une « ten­
dance » à produire des dessins colorés et que cette
tendance donne notamment, aux deux extrémités
de l'évolution, les ailes des papillons et les tableaux
des peintres. J'y insiste : je ne songe pas à nier,
je souligne plutôt les différences insurmontables
qui séparent le tableau et l'aile, mais j'estime que
ces différences sont déjà impliquées dans le fait
trop évident que l'aile fait partie du papillon, tan­
dis que le peintre pense et exécute le tableau, A
partir de cette constatation, il demeure tentant
d'essayer de mieux déterminer la singularité dont
les conséquences assurèrent à l'homme un destin
anormal parmi les êtres vivants.

■ ■ * -

On invoque d'ordinaire pour expliquer celui-ci


la station debout et le pouce opposable aux autres
doigts. Ni l'une ni " l'autre de ces raisons ne
paraissent absolument convaincantes. La station
debout n'a guère aidé le pingouin et le kangou-
LUS AÏLUS BUS S J L S Î L L C ^ S $$

rou. Le homard ou le crabe ne se servent pas


beaucoup de leurs pinces pour retenir devant leurs
yeux des objets sur lesquels ils s'interrogeraient.
Quant aux singes, qui se tiennent debout quand
ils veulent et qui disposent de quatre mains, il est
clair qu'ils ont peu profité et de ce cumul et de
cette abondance. Il faut que les avantages invo­
qués soient moins décisifs qu'on ne le prétend.
Peut-être convient-il d'aborder le problème en
tenant une balance plus exacte des gains et des
pertes. L'homme, en adoptant la station debout,
. renonce à la rapidité de course des quadrupèdes
et devient ainsi une proie plus facile pour les
carnassiers véloces. En contrepartie, il libère ses
membres antérieurs. La main est désormais pos­
sible. Choisir la main, le pouce opposable, les
doigts préhensiles, c'est de nouveau renoncer à
quelque autre possibilité utile : par exemple le
sabot ou la griffe. Tout se passe comme si l'homme,
chaque fois, « choisissait » une solution qui lui nuit
dans l'immédiat, mais qui lui ménage bientôt un
surcroît de pouvoirs. Il semble procéder par élimi­
nations successives. En quelque sorte, il s'appau­
vrit, il se dénude à l'extrême, mais pour acquérir
une plus grande diversité de conduites efficaces.
En même temps, il « évite » tout organe trop spé­
cialisé comme l'aile et la nageoire, merveilleuse­
ment adaptées, mais à un seul usage.
Pour se protéger du froid, le mammifère « in-
40 MÉDUSE E T Gie

vente » la toison; pour se protéger des prédateurs,


le crustacé « invente » la carapace et le mollusque
la coquille. L'homme invente le vêtement et l'ar­
mure, qu'il met et dépose tour à tour, selon le
besoin, et qui sont au principe de toute protection
ou fortification. Sa politique consiste ainsi à écar­
ter les solutions organiques, qui modifient le corps ;
elles ont le défaut d'être fixes et incompatibles
entre elles. L'homme se fabrique des solutions
externes et par suite propres à une infinité de
combinaisons. Ce principe est général. La lan­
gouste « choisit » le blindage, l'oiseau les ailes.
Mais il n'y a pas de crustacés volants, ni d'oiseau
à carapace, alors que, pour l'homme, la construc­
tion d'un avion cuirassé ~ une forteresse volante
— ne représente qu'une difficulté à surmonter,
une relation nouvelle à établir entre le poids accru
d'un engin et la puissance du moteur qui le pro­
pulse. Le poisson-torpille « invente » la décharge
électrique et s'arme d'une sorte d'accumulateur
intime. L'homme dispose virtuellement de toutes
les applications possibles de l'électricité.
Un dernier exemple, non le moindre. L'homme
n'a pas la facilité des fourmis ou des abeilles de
s'orienter d'une manière pratiquement infaillible :
il a inventé pour son usage la boussole extérieures
qui ne lui sert pas à regagner son domicile, mais
à s'orienter sur la planète entière.
ïl n'est pas besoin d'épiloguer. On sait assez
LES AILES DES P A P I L L O N S 41

que l'homme diffère des animaux pour fabriquer


des outils, des armes, des machines. Il n'a ni
griffes ni serres, ni cornes, ni ventouses naturelles,
mais il s'en construit d'aussi nombreuses et d'aussi
puissantes ou d'aussi délicates qu'il veut, il s'en­
toure d'une multitude d'appareils divers qu'il
possède à la fois et dont il peut se servir tour à
tour.
Mais il s'agit du monde des insectes. Je voulais
seulement faire sentir par cette brève digression
combien ma conjecture est banale, tant qu'on ne
l'étend pas au-delà des oppositions qui précèdent
et qu'on estimera, j'en ai-peur, plutôt évidentes
et superflues que paradoxales et scandaleuses. Il
arrive cependant le contraire, aussitôt que j'ose
suggérer la moindre correspondance entre les ailes
des papillons et les tableaux des peintres. Pourtant,
le rapport est le même. Si l'on y réfléchit, il n'est
ni plus ni moins acceptable dans l'un et dans
l'autre cas. La seule différence que je discerne
entre les deux séries d'analogies est qu'il s'agit,
dans la première, d'organes, d'engins ou de fonc­
tions utiles; dans la seconde, de suppléments somp-
tuaires dont l'inutilité est manifeste.
Je fais un sort aux ailes des papillons à titre
d'exemple privilégié. J'aurais pu en invoquer
d'autres dans tous les règnes de la nature et insis­
ter de préférence sur les cristaux et les fîeurs3 le
pelage de certains mammifères ou la livrée de
42 MÉDUSE ET G i e

nombreux poissons. Ces régularités — il ne s'agit


la plupart du temps de rien d'autre que de régu­
larités — trahissent simplement le principe de dis­
tribution qui gouverne la matière vivante. Ainsi
la répartition des graines dans la capsule ou le
pentagone étoile des astéries. D'autres schèmes
modulent un rythme de croissance : la spire
des coquillages. Ces géométries aisément lisibles
plaisent à l'homme, qui se trouve alors entraîné
à parler de beauté. En fait, il ne constate que
des équilibres, des symétries, c'est-à-dire des ges­
tions habiles. Si les ailes des papillons semblent
un cas exceptionnel, c'est, je crois, pour deux
raisons : en premier lieu, les contours et les des­
sins apparaissent, en l'occurrence, comme un orne­
ment luxueux qui s'ajoute arbitrairement à l'orga­
nisme de l'insecte et non comme la formule même
de sa constitution; ensuite, les motifs sont souvent
fort complexes, alors que la symétrie des papillons
— strictement latérale — est réduite à sa figure
la plus simple, celle que connaît aussi bien le
corps humain. La géométrie, cette fois, la simple
régularité, semblent réellement céder le pas à une
composition plus riche, plus libre, qui n'a pas grand-
chose à voir avec les lois qui président à l'heureuse
économie de la matière vivante,
Convient-il de parler d'art? Au sens humain du
terme, certainement pas. Mais un principe nou­
veau est apparu; qui ajoute à la géométrie. Je
LES A I L E S I>ES I>AI>rz,Loi>rs 43

m'explique : la géométrie est une propriété per­


manente de l'univers, lequel sait d'ailleurs admi-
- rablement la présenter à un niveau rien moins
qu'élémentaire. La vie, d'une façon qu'on dirait
tout abstraite, développe à l'occasion des struc­
tures polyédriques, analogues aux corps parfaits
que Platon, dans le Timée, regarde comme seuls
dignes d'un architecte divin.
La série des radiolaires constitue un remar­
quable répertoire de figures sphérïques faites de
polygones réguliers, soudés les uns aux autres, et
aux angles ou au centre desquels se hérissent de
fines aiguilles acérées, qui semblent solidifier un
rayonnement immobile. L'album d'E. Hàckel τ en
réunit à lui seul plusieurs centaines d'espèces. Je
n'en citerai que deux, prises parmi les plus sim­
ples, en partie parce qu'elles semblent complémen­
taires l'une de l'autre. La Circorrhegma dodecahedra
(Hàckel, pi. 117, 2) aux douze facettes, aux vingt
épines, et la Circogonia isocahedra (Hàckel, pi. 117, 1),
qui inversement présente vingt facettes et douze
épines. Des profondeurs des mers chaudes, elles
apportent comme unjeu de modèles fragiles, minus­
cules, antérieurs, aux solides déduits idéalement
par Platon, qui ne soupçonna jamais l'existence de
ces archétypes naturels.
Il arrive que la sphère centrale, comme pour
1. E. HAECKEL : Die Radioiarien, Berlin, 1862-1888, 3 vol. et
atlas.
44 MÉDUSE E T Gie

Tuscaretta globosa \ reste vide, inhabitée : les


huit animalcules qui l'ont sécrétée en commun
demeurent suspendus aux parois ajourées de l'ha­
bitat composite, répartis comme les huit sommets
d'un cube fantôme*
Il existe ainsi une géométrie issue spontanément
de la vie et singulièrement plus développée que
celle qui apparaît dans la toile de l'araignée, le
cercle des pétales, la disposition des feuilles sur la
tige, la spire des coquillages ou la carapace des
oursins. Je n'ai pas l'intention de m'extasier ici sur
les prétendues merveilles de la nature. Il me paraît
au contraire absolument naturel, je veux dire plus
probable et plus prévisible que le contraire, que
l'intelligence de l'homme et les phénomènes pure­
ment biologiques de calcification chez des orga­
nismes inférieurs révèlent, malgré l'abîme qui les
sépare, leur profonde fraternité. Je veux toutefois
souligner un seul point : quelle que soit la multi­
tude des modèles des radiolaires, c'est la géométrie
organique qui, malgré la souplesse des sèves et
lymphes, se montre limitée, immuable, sans déve­
loppement possible, et c'est la rigoureuse et impla­
cable déduction de la logique humaine qui est
libre de tracer dans un espace sans propriétés des
figures que l'imagination même devient vite inca­
pable de se représenter et qui ne traduisent plus
l. VAUENTIK HAECKES. : Tiefses Radiolarîen, Iéiia, 1908, 4 vol.»
pi. 129,
LES AILES DES P A P I L L O N S 45

que des ensembles cohérents de relations mathé­


matiques. En face des prototypes des radiolaires,
fixées dans leurs symétries depuis l'origine de Pes-
, pèce, je considère une série sans fin de modèles
'<J*1, en laiton et cordonnet. L'homme a besoin de ces
«Α- ; frêles constructions énigmatiques pour se procurer
'ζ/"' une très approximative et presque symbolique effi­
gie des torsions des surfaces abstraites que sait
concevoir son intelligence.
Le dessin des corolles, les rythmes de croissance
sont peut-être soumis à la Proportion Dorée, dont
les pythagoriciens firent si grand cas. Pourquoi
n'en serait-il pas ainsi? Le Nombre d'Or donne
la formule de l'économie la plus stricte. La symé­
trie rayonnée aboutit visiblement à une gestion
non moins habile des ressources disponibles. Une
simple loi d'inertie doit provoquer cette parfaite
avarice. Qu'on laisse couler du sable : il forme
une figure régulière, un cône qui, sauf interven­
tion extérieure, garde la forme que lui donna la
pesanteur. Alain ne s'étonnait pas de la longévité
. des pyramides : monuments construits déjà écroulés.

J'en reviens aux ailes des papillons : taches,


stries et lisérés, lunules, semis et camaïeux, festons
et ocelles dessinent à Ρ envi des décors qui, cette
fois, pour chaque aile ne doivent rien à la symé­
trie. Les couleurs ne manifestent pas moins de
fantaisie, de richesse, de variété. En outre, ce ne
4.6 - ; MÉDUSE ET cle

sont pas de simples teintes étales. Elles sont cour


, : ramment rehaussées par diverses qualités phy­
siques qui les rendent profondes ou chatoyantes,
métalliques ou moirées. Ainsi le velours noir ou
* mordoré des grands ornithoptères, l'azur élec­
trique des Morpho, les reflets feu et les diaprures
des Uranies et des Arcturus, les émaux, les nacres
et les micas de nombreuses espèces, la lumière qui
bascule sur la pente des ailes, chaque fois que les
minces pellicules qui composent les écailles pos­
sèdent un indice de diffraction différent. Les
formes sont effilées, découpées, dentelées, déchi­
quetées ou pleines. Des appendices démesurés,
rigides et qui semblent empesés, prolongent la voi­
lure des Àctias, Chez des Hypolycena, ils sont fins,
duveteux et enroulés en volutes 1..I1 y a dans cette
débauche de formes, de motifs et de couleurs une
prodigalité d'autant plus surprenante qu'elle appa­
raît presque inverse de la sévère comptabilité qui,
tout à l'heure, répartissait au mieux une gelée
précieuse, frissonnante de vie.
Cette comptabilité engendrait sans doute une
harmonie, mais parce que Y harmonie est propriété
commune aux mathématiques et à l'esthétique.
Une rosace comme le dessin d'une corolle se trace
au compas. En parlant ici de beauté, l'homme
joue sur l'équivoque et se contente de désigner
ï. La disproportion entre la voilure et l'appendice efHIé est
toutefois la plus grande chez .Eudaimoma bracchyusa.

ê
LES A I L E S DES P A P I L L O N S 47

d'un nom vaste et ambigu une satisfaction qui


dérive immédiatement d'un partage équitable de
l'espace. Il pourrait avec autant de droit (et d'im­
propriété) parler de justice.
Dans les ailes de papillons, au contraire, il y a
véritablement beauté, au sens large du mot, car il
y a création par la biologie de combinaisons heu­
reuses de formes et de couleurs, qui ne s'expliquent
pas par la simple économie. Dès lors, il est per­
mis de parler d'art, et plus précisément de celui
des arts qui intéresse les rapports des formes et des
couleurs, c'est-à-dire la peinture. Certes, il importe
de se souvenir des contrastes que j'ai soulignés au
début : d'un côté, des tableaux extérieurs, résul­
tats de l'invention d'une fantaisie libre, de l'autre
des tableaux internes, immuables, nés sans inter­
vention consciente dans la nécrose de la chrysa-
-hC- lide, quand se dissolvent les tissus et les organes
de la chenille, et qui affichent désormais le blason.
de l'espèce. Car ce n'est pas l'arbitraire de l'indi­
vidu qui compte. Ici, le peintre est chaque espèce.
Lé tableau, indéfiniment répété, identique à lui-
même dans tous les individus qu'elle compte, en
perpétue chaque saison la livrée spécifique.
Samivel a défini l'insecte comme un « techni-
i cien introverti ». Ils sont devenus, dit-il, « à eux-
mêmes leurs propres machines, façonnant tel
détail de leur structure en vue d'un usage parti-
48 MÉDUSE ET G i e

culier 1 ». Ainsi, par le seul fait que la fonction crée


l'organe, ce qui n'était primitivement qu'une patte
devient « nageoire, arme de guerre, instrument
de musique, pelle à fouir, moteur à ressort, etc. ». .
Il est certes plus facile d'allonger, la liste que
d'en épuiser les possibilités. Au contraire, dans un
domaine luxueux par définition, il ne saurait être
question que la fonction crée l'organe. Chez les
papillons, chacun, j'imagine, admet volontiers que
le vol développe l'aile, mais il pouvait aussi bien
développer l'aile transparente de la libellule ou du
bourdon, Ρ aile vigoureuse du lucane, du hanneton,
l du dytique, de la cétoine, qui avec une moindre
surface portante enlève un corps beaucoup plus
pesant. En outre, dans ce dernier cas, aile discrète,
pliante, dissimulée sous l'élytre, contrastant avec
ι€j la « vanité » du papillon qui joue lentement à
ouvrir et à fermer les siennes sur la fleur, au bord
de la flaque d'eau ou sur le caillou du chemin.
Dès lors, si tant d'insectes apparaissent comme
Ι des techniciens introvertis, les lépidoptères ne
- j seraient-ils pas des artistes, des peintres introvertis?
*- Gomme les autres transforment des parties de leurs
propres organismes en outils spécialisés : crochets,
hachoirs, pinces, ciseaux, tarières, seringues ou
; . siphons, eux, à la faveur de l'inimaginable chimie
de la nécrose, produisent sur et en eux-mêmes une

;,.'■;■ I . SAMIVEI, : Univers géant, P a r i s , 1 9 5 8 , p . 1 8 .


LES AILES DES P A P I L L O N S 49

apparence somptueuse et distinctive, analogue non


| pas tant à un tableau, qu'à une enseigne ou à
| des armoiries, mais à des armoiries si riches et si
détaillées qu'elles relèveraient moins dans l'univers
humain de l'héraldique que de la peinture.
A mon sens, cette conjecture scandaleuse se
heurte à deux difficultés majeures : la première a
été indiquée par Samivel à propos, déjà, des usten­
siles et instruments si parfaitement adaptés de ces
ingénieurs introvertis, lorsqu'il en vient à les sup­
poser créés par une décision même confuse, un
choix même rudimentaire, une prévision même
obscure de l'insecte technicien : « On conçoit mal
que des êtres incapables dans la majorité des cas
de modifier un comportement jouissent du pou­
voir extraordinaire de modeler à volonté leur
propre structure. » D'où une hypothèse pour le
moins hardie : « Si l'on néglige, systématiquement,
en cette occurrence, la théorie de la sélection natu­
relle, peut-on supposer que les insectes, ou cer­
taines espèces d'insectes, les fourmis par exemple,
furent à un moment donné des êtres intelligents,
1 au sens que nous donnons à ce terme, c'est-à-dire
{
pourvus de mystique, de philosophie, d'arts, de
sciences et de techniques? Et qu'à la suite d'un
mystérieux avatar — qui sait? — peut-être d'un
conditionnement physiologique volontairement
provoqué à l'aide de méthodes proches des nôtres,
mais davantage perfectionnées, ils soient devenus,
4
50 MÉDUSE E T GIe

en vertu d'un implacable choc en retour, ce qu'ils


sont, c'est-à-dire des mécaniques-à-survivre : rien
de plus, rien de moins 1 ? »
*V Ce problème de l'initiative dans la construction
de soi-même, ce problème du choix initial, même
"' au sens le plus dilué du terme, s'agirait-il de je
ne sais quelles conséquences toutes mécaniques pro-
"- voquées par la répétition d'un même phénomène
au niveau cellulaire, n'en demeure pas moins infi­
niment mystérieux, comme insondable, à tel point
qu'il est peut-être absurde de l'évoquer, parce
qu'il n'a pas de sens pour l'homme, dont les
démarches sont juste à l'opposé, car lui, qui peut
tout façonner à l'extérieur, reste en revanche pra­
tiquement impuissant à modifier son propre orga­
nisme.
*Tf La deuxième objection massive vient de l'assi-
^ milationjie l'utile et _du_ gratuit. Une doctrine de
la sélection naturelle admet volontiers ou suppose
même la plasticité qui donne la nageoire de l'hy­
drophile, le harpon dentelé delà mante,l'excava­
teur de la courtilière, mais elle se refuse, en vertu
de ses mêmes postulats, à envisager un mécanisme
analogue pour le décor des ailes de papillons. L'op­
position du nécessaire et du somptuaire semble ici
décisive. On se persuade que ce qui ne sert à rien
ne doit pas avoir de force déterminante. L'inutile

i. SAMIVEL : Vnivers géant, Paris, 1958, p. 21.


L E S A Ï Ï - E S &z2s I'ΛΣyXL·L·<?I>ΓS gr

est inadmissible. Autrement dit, tout ce qui est


superflu paraît a priori inexplicable.
J e l'avoue : c'est ici, pour moi, que sévit ce
que j'appellerai Γ anthropqinor^hisme profond. On
• veut à tout prix éviter de parler d'art ou de
beauté, de blasons ou de tableaux, à propos des
, ailes des papillons, parce que ce sont là mots qui
n'ont de sens que pour la sensibilité ou pour l'his­
toire humaines, et peu importe que celui qui choi­
sirait de s'exprimer ainsi prenne grand soin de
souligner différences et contrastes. Pour éviter les
mots interdits, il semble communément préférable
d'ériger en absolu le critère d'utilité, c'est-à-dire
de survie, dans une nature où, cependant, de toute
évidence, si l'on cesse de projeter sur le reste de
la biologie les réactions particulières à l'homme,
une énorme dilapidation fait loi, et où rien, abso­
lument rien, n'indique qu'une sorte de dépense
fastueuse, sans but intelligible, ne soit pas une
règle plus ample et plus obéie que le strict intérêt
vital, que l'impératif du salut de l'espèce.
! L'homme demeure ainsi convaincu que la nature
ne fait rien en vain. A peu près tout en elle lui
suggère l'inverse, mais il n'en continue pas moins
de croire, sinon au meilleur, du moins au plus éco­
nomique des mondes possibles. Il me semble péril­
leux d'accepter un tel postulat. Je me demande
même à quel critère il serait légitime de recou­
rir pour donner ici un sens clairement défini à
52 MÉDUSE ET G I e

Pexpression « en vain ». A la fin, la discrimina­


tion, je le crains, sera purement humaine. J e soup­
çonne là l'ultime erreur de l'anthropomorphisme
véritable. Certes, je me doute bien que c'est moi
qui serai accusé d'anthropomorphisme délirant :
quoi de plus ridicule en effet que d'oser comparer
les ailes des papillons aux œuvres des peintres?
Pourtant, il se pourrait que mon système de réfé­
rences se révélât le plus décentré de tous : car il
consiste aussi à présenter les tableaux des peintres
comme la variété humaine des ailes de papillons.
Que peut signifier pareille correspondance, sinon ι
qu'il apparaît dans le monde biologique en gêné- [
rai un ordre esthétique autonome? Cet ordre, inex- ι
phcable sans doute, manifeste une impossibilité
d'aller plus loin dans la chaîne des causes et des
effets, en certains cas une ultime détermination
tout aussi tyrannique et impérieuse que le sacro-
s a i n t J ^ î f c f e i l S ^ ^ ^ ^ *lue> ^ a n s ^ e s c o û ­
tions différentes, les cheminements les plus oppo­
sés parviennent à la même fin : le jeu des formes
et des couleurs. L'insecte et l'homme, ignorant
tous deux leur secrète docilité, obéissent parallè­
lement à la même loi organique de l'univers. Cette
loi, comme la loi d'économie, partout où elle règne,
règne absolument, sans partage, du moins quand
aucune initiative ne vient la contrarier. Un papil­
lon, qui n'a ni conscience ni discernement, ne peut
pas se créer une aile qui serait laide, car il n'a pas
LES AILES DES P A P I L L O N S 53

pouvoir de faire obstacle en lui à ce développe­


ment de forces qui produit naturellement l'harmo­
nie et îa beauté. C'est trop peu : je devrais dire
à cet épanouissement naturel par quoi se défi­
nissent rharmonie et la beauté, car l'homme —
partie intégrante de la même nature — aperçoit
j nécessairement l'harmonie et la beauté, confor-
?
mément au canevas immense qui détermine la
forme des' cristaux, des coquilles, des feuilles, des
corolles et qui lui suggère, à lui plus sournoise­
ment, les accords où il imagine, non sans pré­
somption, manifester un génie personnel.
L'homme est libre, maladroit, pervers à l'occa­
sion. Sans en rien savoir, par Feffet d'une impé­
nétrable métamorphose, le lépidoptère tire des
ailes flamboyantes de la pâte indistincte qui emplit
la nymphe. Entre lui-même et son œuvre, l'homme
interpose le risque d'une décision délibérée, dou­
teuse. Il doit en outre exécuter ce qu'il a conçu.
Il calcule et il réalise. Il risque les deux fois de
broncher. Mais il y gagne d'être vraiment l'auteur
de ses tableaux, qui en revanche, par un choix
malencontreux ou par l'écriture défectueuse de
ce seul être faillible, peuvent être de la mauvaise
peinture, éloignés qu'ils sont des normes millé­
naires dont les ouvrages indéfiniment répétés ne
peuvent pas éviter une froide et immuable per­
fection,
NATURA PIGTRIX

NOTES SUR LA « PEINTURE » FIGURATIVE ET NON


FIGURATIVE DANS LA NATURE ET DANS L'ART.

Que l'aile des papillons soit ou non ce qui res­


semble le plus à un tableau, il faut avouer que
l'histoire de la peinture ne révèle aucune pré­
férence spéciale des peintres pour ces surfaces
chatoyantes, où leur travail paraît tout fait. Ils
semblent au contraire les éviter et ne les repro­
duire qu'à titre exceptionnel, comme accessoire
mineur d'une nature morte. Ils ne s'avisent pas,
par exemple, de prendre pour modèle un frag­
ment d'aile de quelque papillon, de l'agrandir aux
dimensions de la toile, mais en conservant avec la
plus soigneuse fidélité motifs, proportions et cou­
leurs. Je constate cette abstention sans la commen­
ter. Je soupçonne seulement qu'elle vient du fait
que l'aile est déjà perçue comme tableau, de sorte
que la peindre serait moins représenter la nature
que dédoubler une œuvre.
Il semble en tout cas possible d'admettre que
les ailes des papillons soient leurs tableaux ou, si
NATURÀ PÏCTUÏX 55

l'on veut, l'exact contraire des tableaux humains,


dans la mesure où elles apparaissent comme la
seule sorte d'oeuvres esthétiques concevables de la
part d'êtres condamnés à l'automatisme et ne pou­
vant produire qu'au niveau de l'espèce et non à
celui de la création individuelle et libre. Parallè­
lement, les roches fournissent, de leur côté, des
dessins naturels dont la ressemblance avec les
ouvrages des peintres a si bien frappé l'imagina­
tion des observateurs qu'ils ont parfois été amenés
à considérer la nature elle-même comme une sorte
d'artiste.
Tant que la peinture est restée, comme on dit,
figurative, tant qu'elle consistait à représenter des
êtres, des scènes, des paysages ou des choses,
l'homme a cru reconnaître ces mêmes représen­
tations dans les dessins des marbres, des jaspes ou
des agates. Il s'agit, certes, d'interprétations chi­
mériques, presque entièrement arbitraires, mais
qui sont d'autant plus significatives que l'analogie
supposée apparaît plus ténue et plus difficile à
déchiffrer.
Au contraire, dans l'art non figuratif contem­
porain, du fait que les formes y perdent leur net­
teté et ne représentent aucun être ou objet défini,
la ressemblance des tableaux avec les dessins et
les couleurs de certaines roches est parfois si évi­
dente qu'on pourrait croire que le peintre s'est
J
appliqué à copier la pierre. Il va de soi qu'il n'en
56 MÉDUSE E T Gie

est rien. L'artiste ignore le minéral, dont son


tableau semble une attentive duplication. D'ail­
leurs, il se garde d'abord de ne rien reproduire.
On dirait plutôt que tout se passe comme si son
art avait pour but, sans que lui-même en sache
rien, de parvenir à créer, en tâtonnant et à travers
mille essais défectueux, la parfaite équivalence des
compositions de motifs et de couleurs issues d'une
géologie millénaire, aveuglément soumise à des
lois générales et inflexibles.
En outre, on constate de multiples croisements,
interférences, falsifications même, entre les deux
ordres, le naturel et Γ artificiel, et qui répondent
à des sollicitations opposées, toujours également
tentantes, de sorte qu'il vaut la peine d'examiner
de plus près les divers exemples de connivence ou
de concurrence entre la nature et l'artiste, dont
le monde minéral fournit l'occasion.
Dès l'antiquité, les hommes se sont ingéniés à
interpréter les taches et les veines des pierres, à
y reconnaître des animaux, des personnages, des
paysages, des scènes entières. Pline l'Ancien (Flist.
ί nai., XXXVII, 3) rapporte que Pyrrhus possédait
une agate représentant, sans intervention de Γαή3
Apollon, la lyre à la main, accompagné des neuf
Muses, chacune avec ses attributs respectifs. On
discuta pendant des siècles sur la mystérieuse
agate : au xvi e siècle, G. Cardano {De Subtilitate,
Nuremberg, 1550) pense qu'il s'agît d'une pein-
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2 . MARBRE CHINOIS SIGNÉ


K'ÎAO en AN :« HÉROS SOLITAIRE» (p. 64).
Photo Luc Joiiberl,
*

3- QUARTZ ÉV1DÉ. ART CHINOIS ( p . 6 6 ) .


Phvlo A. Vnronlzii/f.
4 · MODÈLE EN VERRE ΡΕ RADIOLAÏRE :
« DORATASPIS DïODON » ( p . 4 3 ) .
Photo : AÎuseum oj'naturel llistorf (Londres).

5- SEPTARIA ( p . 6 6 ) .
/'Λο/β Λ. Voronlzajf.
NATURA PICTRÏX 57
ture pétrifiée; au XVIIe, GafFarel, bibliothécaire de
Richelieu et aumônier du Roi, soutient qu'il s'agit
d'une merveille spontanée [Curiosiiez inouyes sur la
sculpture talismanique des Persans, Paris, 1629). En fait,
depuis longtemps, les pierres-images sont recher­
chées, cataloguées, améliorées, complétées, falsi­
fiées, sinon fabriquées. On peut dire que, duxni e au
xvii e , ϋ existe une véritable passion chez certains
amateurs d'art ou de singularités pour ces tableaux
que la nature semble avoir enfermés au sein des
agates, des marbres, des jaspes et des porphyres.
Jurgis_Ea]b^^akis, qui a retracé l'histoire de cette
moôrê~T7n'a pas tort de la placer sous l'invocation
du célèbre conseil de Léonard de Vinci : « Si tu
regardes des murs souillés de taches, ou faits de
pierres de toute espèce, pour imaginer quelque
scène, tu peux y voir l'analogie de paysages au
décor de montagnes, de rivières, de rochers,
d'arbres, de plaines, de larges vallées et de col­
lines disposés de façon variée. Tu pourras y voir
aussi des batailles et des figures au mouvement
rapide, d'étranges visages et costumes et une infi­
nité de choses que tu pourras ramener à une
forme nette et complète. Et cela apparaît confusé­
ment sur les murs, comme dans le son des cloches :

1. JURGIS BALTRUSAITIS : Aberrations, Paris, 1957, III e partie,


« Pierres imagées », pp. 47-72. J e tire de cette étude révélatrice
presque toutes les données qui suivent, concernant les pierres ima­
gées.
5θ ' MÉDUSE ET G I e

tu trouveras dans leurs battements tous les sons ou


mots que tu veux imaginer. » (Manuscrit 2038
de îa Bibliothèque nationale, p. 22 verso; traduit
par A. Chastel, Léonard de Vinci par lui-même, Paris,
1952, pp. ïoo-ioi.)
Toujours est-il qu'un négociant d'Augsbourg,
Philipp Hainhojfer, fait commerce de ces pierres
à images, dont il s approvisionne en Italie. Parmi
ses clients, il compte le duc de Poméranie et le
roi de Suède. La pierre forme le fond du tableau :
volutes de nuages, hautes vagues d'une mer déchaî­
née, tout décor que semblent naturellement pro­
curer les dessins du minéral. L'artiste se contente
d'ajouter les personnages. Johan Konig, de cette
manière, peint sur des agates le passage de la mer
Rouge et le Jugement Dernier; Antoine Garrache,
sur des plaques d'albâtre, l'Annonciation et une
scène représentant la Vierge, l'Enfant et saint
François. « Le peintre, dit Baltrusaitis, a savam­
ment distribué ses personnages pleins de grâce,
mais l'élément surnaturel, le souffle mystérieux
proviennent de la nature » (p. 50). lis proviennent
des lents et larges méandres de l'albâtre, dont les
sinuosités laiteuses, blafardes, jettent sur l'ensemble
, une lumière d'outre-monde.
| Il s'agît ainsi d'une collaboration entre l'artiste
\ et la nature. Dans de plus nombreux cas, la part
de l'artiste est fort réduite; souvent même elle se
trouve complètement éliminée, comme dans plu-
NATURA FXGTRIX 59
sieurs pièces remarquables de la collection réunie
par un médecin de Copenhague, Olaus Worm.
Le catalogue en a été publié à Leyde, en 1655.
Il mentionne notamment un marbre brut dont
les veines représentent une ville bâtie sur deux
rivières, avec des tours et des ruines « se décou­
pant élégamment comme si elles étaient peintes par
un pinceau d'artiste ». Cette description désigne
sans doute un "de ces marbres de Ferrare, dont
les cassures composent des panoramas de villes
j écroulées. Les Anglais les nomment min marble x.
I Leurs lignes verticales, que traversent d'autres bri­
sures qui les coupent à angle aigu, évoquent à
l'occasion les panoramas serrés de gratte-ciel sché­
matiques, dus au pinceau de Bernard Buffet.
En général, les catalogues de l'époque dis­
tinguent avec soin les pierres complétées par l'ar­
tiste, désignées par la formule « adapté par Fart »
(ars adaptavit), et les minéraux qui n'ont subi
aucune retouche et que définissent alors les signa-
| lements suivants : « peints par la nature » (a natura
jj depicti), ou « naturel, sans aucune intervention de
l'art » (a natura sine omni artis ministerio),
Il existe d'ailleurs, de ces tableaux naturels, une
espèce intermédiaire à laquelle les catalogues ne
semblent pas avoir pensé et que ne mentionne pas
Baltrusaitïs. Elle consiste à découper, dans leur
ï. Une autre sorte de marbre où l'œil croit deviner des arbres
et des bosquets est appelée de même landscape marble.
6ο MÉDUSE E T Gîe

épaisseur, des plaques de marbres ou de porphyre


aux veines prometteuses. Ensuite l'artisan ouvre
la pierre pour ainsi dire, en rabattant les deux
moitiés autour d'un axe, comme on ouvre un
livre, de façon à créer une symétrie que ne four­
nit pas la nature. Il n'est intervenu, pour obtenir
l'image cherchée, que par le seul ajout de cette
symétrie. Ainsi procèdent les enfants lorsqu'ils
écrasent une tache d'encre dans la feuille de papier
qu'ils plient. Les panneaux de pierre qui décorent,
à l'intérieur, le narthex et le corps principal de
Sainte-Sophie, à Gonstantinople, relèvent de cette
technique. Les veines des plaques de marbre,
dédoublées et juxtaposées, y esquissent des cha­
meaux et des démons et maintes effigies plus ou
moins incertaines, qui tantôt guident l'imagina­
tion des spectateurs de manière relativement impé­
rieuse et qui tantôt lui laissent le champ à peu
près libre pour conjecturer ce qu'elle choisira
d'apercevoir.
Dans ce dernier cas, l'artiste ne complète pas
la nature, ni n'altère les formes qu'elle lui offre.
Mais il combine celles-ci selon une symétrie qui
a pour effet de leur faire suggérer quelque simu­
lacre identifiable. Il ne corrige pas, il isole des
éléments qu'il utilise ensuite à des fins figuratives
par le jeu d'une habile duplication du motif
retenu.
Dans le cas particulier> il s'agit d'une mani-
NATURA PICTK.IX 6l

pulation industrieuse, dont la décoration est le


but, et les propriétés de la géométrie le moyen
efficace. En Europe occidentale au contraire, il
semble qu'on recherchait les prodiges de Fana-
j^giejriexglicable — arbitraire d'ailleurs et sans
portée —- que présentent parfois les dessins de cer­
taines roches avec l'apparence des divers objets
du vaste monde.
Un naturaliste de Bologne, Ulysse Aîdrovandi
(1522-1607), dans son traité de minéralogie :
Muséum Metallicum, publié en 1648 par B. Ambro-
sïni, donne la liste la plus complète pour l'époque
de ces anomalies qu'il regarde comme des miracles
de la nature. Qui plus est, il classe les marbres
d'après leurs vertus figuratives, distinguant les
marbres à sujets religieux, à cours d'eau, à ondes
écumantes, à forêts, à visages, à chiens, à poissons,
à dragons, etc. L'ouvrage, comme il se doit, est
abondamment illustré.
Athanase Kircher, dans son Mundus subterraneus
(Amsterdam, 1664), a largement puisé dans la
documentation dsAîdrovandi. Il donne à son tour
une classification des merveilles et propose, pour
en rendre compte, plusieurs sortes d'explications
différentes, qui vont des propriétés physiques les
plus communes à l'intervention de Dieu, lequel ne
dédaignerait pas, le cas échéant, de coopérer
avec la nature, comme il fit pour imprimer la
marque de la croix sur la carapace des écrevisses
62 MÉDUSE E T Cie

chinoises ou en travers de l'aubier des arbres japo­


nais (t. II, liv. VIII, sect. ï, ch. vm et rx,
pp. 22-45).
Kircher, comme les catalogues italiens de son
temps, ne tarit pas d'éloges sur les vertus des
tableaux spontanés offerts par les marbres et les
' calcédoines : voici une Troie embrasée que Xeuxis
lui-même n'aurait pu mieux peindre; voici des
paysages, des villes, des montagnes, des ciels? esti­
més par les enthousiastes supérieurs aux œuvres
d'art ordinaires.
Deux traits caractéristiques peuvent servir à
délimiter cet engouement. En premier lieu, il s'agit
toujours d'interprétations de dessins nécessaire­
ment imparfaits et confus, où l'imagination recon­
naît des formes familières, mais dont elle doit ache­
ver ou, au moins, homologuer la configuration, si
bien qu'il arrive souvent que l'artiste rectifie ou
complète l'effigie imprécise fournie par la pierre.
ïl ajoute son art à la nature. Il joue avec elle,
comme le ditven propres termes Hainhofer dans sa
correspondance (Ars uni Natiira mit einander spie-
Un1). L'analogie, la ressemblance commandent
l'esthétique, et Ton aime à reconnaître Faction de
la divinité, sous forme de sujets religieux, dans les
inexplicables images : des crucinx> des vierges,
des' saints, des ermites, des infidèles à turban, sont

ι. BALTRUSAWIS : op. cit., p, 52.


NATU&A PICTRXX *>5
identifiés en même temps que des panoramas de
villes dévastées, de forêts impénétrables, de longs
remous de nuées d'où émergent d'inconcevables
sierras, ou la dentelle de l'écume marine bri­
sée contre les récifs. Tout est soupçonné, deviné,
déchiffré, parfois avec beaucoup de complaisance.
En second lieu, aucune de ces pierres n'est
signée : elle est miracle de la nature. C'est la ■<
similitude formelle qui intéresse, non la valeur
esthétique proprement dite. Aucun artiste, tel plus
tard Marcel Duchamp pour les objets fabriqués,
n'a l'idée, à vrai dire discutable, de les promou­
voir au rang d'œuvre d'art personnelle par la
seule grâce de son choix. Cette promotion chan­
gerait l'essence et la destination des objets retenus
par le seul fait qu'elle invite le spectateur à appré- ^
cier la plus triviale apparence selon des normes j
nouvelles. L'audace de Duchamp signifie que Tes- \
sentiel réside dans la responsabilité prise par l'ar­
tiste en apposant sa signature sur n'importe quel
objet qu'il a ou qu'il n'a pas exécuté, mais qu'il
s'approprie souverainement en le donnant à voir.
comme œuvre capable de provoquer, au même '
titre que le tableau d'un maître, l'émotion artis­
tique.
Marcel Duchamp n'est pas le premier à s'être
engagé dans cette voie. Au xix e siècle, en Chine,
il est arrivé que des artistes, au lieu de peindre, se
soient contentés de découper des plaques de mar-
64 MÉDUSE ET G î e

bre, de les encadrer, de leur donner un titre, de les


signer et de les proposer ainsi au public, comme
s'il s'agissait de véritables tableaux. J e possède
l'une d'elles où le « peintre » a simplement gravé,
outre son cachet, son nom : K'iao Ghan, et un
titre « Héros solitaire» (Ting Hong ton li). Un
autre de ces marbres, semblabîement signé, figure
au Musée d'Histoire Naturelle de Londres. J'aper­
çois ici deux innovations qui contrastent nette­
ment avec le goût de l'Occident pour les pierres
i imagées : la première, la signature; la seconde, le
\ fait que, cette fois, c'est l'harmonie des formes ou
\ des teintes qui est recherchée, plutôt qu'une res-
\ semblance merveilleuse et fortuite avee telle ou
;
telle image ou scène particulière fournie par la
nature ou par l'histoire. Certes, en Chine, la pra­
tique de la calligraphie décorative avait accou­
tumé depuis longtemps les yeux à estimer les ver-
' tus d'un art non figuratif. Non que les pierres
chinoises répondent tout à fait" à la définition de
celui-ci. Le titre leur impose un sujet, mais il est
fort clair que la représentation demeure tout à
[fait allusive, c'est-à-dire que la correspondance
,;. \ s'avère beaucoup plus affective ou abstraite que
; | morphologique.
À l'heure actuelle, en.Occident, les peintres,
après s'être dégagés de tout sujet, s'attachent à
V détruire les formes usuelles. Ils s'efforcent le plus
possible de s'éloigner du répertoire des figures que
NATUR.A P I G T R I X 65

la perception du monde des solides a rendues


familières à l'homme. D'où ces stries, ces fondus,
ces taches, ces marbrures, beaucoup plus proches *
de la structure fine de la matière telle que "la ■'
révèlent les instruments de précision (microscopes, ,
spectroscopes, etc.), que de la vision commune.
Tel tableau ressemble alors à une coupe biolo­
gique, moelle de sureau aplatie entre deux lamelles
de verre et agrandie par l'objectif, ou palpe d'in­
secte ou flamme décomposée ou argent incandes­
cent, toute image que la technique donne aujour­
d'hui de la matière, dès qu'elle réussit à en faire
apercevoir l'architecture intime. C'est au point
qu'il pourrait être difficile même pour un critique
d'art averti de distinguer entre de bonnes repro-
\l ductions en couleurs de tableaux contemporains
S des dernières écoles et des photographies scien-
î tifiques ou industrielles, telles qu'on les trouve
en grand nombre dans les publications spécialisées.
Qu'on brouille les légendes et je me demande
si personne pourra faire le départ. Pour moi, me
reposant sur le précédent chinois, j ' a i osé trans­
former en tableaux plusieurs échantillons minéra-
logiques choisis avec sévérité, au cours de longues
recherches dans les cabinets d'histoire naturelle.
Ni pour la composition, ni pour les couleurs, ni
surtout pour cette réussite irremplaçable qui est
l'essentiel de l'œuvre d'art, il ne me semble pos­
sible de les estimer inférieurs aux résultats les plus
66 MÉDUSE ET G l e

subtils de la peinture ambitieuse d'aujourd'hui.


Au contraire, ces pierres (septaria, labradorites,
serpentines, utahites, malachites, corsites, granités
orbiculaires, agates, calcaires à tiges d'encrines,
que sais-je encore?) une fois polies et convenable­
ment centrées — l'intervention humaine se limite
à ce seul cadrage, la découpure d'un rectangle
approprié — témoignent, pour la composition
comme pour le coloris, d'une sûreté, d'une délica­
tesse, d'une audace également saisissantes. Elles
sont véritablement les « tableaux » de la nature.
De la même manière, à côté d'une sculpture chi­
noise ne consistant qu'en un cristal de roche poli
et creusé de galeries réunissant, pour de savants
jeux de clartés, le plus creux des vallées ou les
bombés les plus proéminents d'un torse imaginaire,
complexe et déconcertant, j ' a i placé un autre cris­
tal, à peine plus abstrait et déjà presque géomé­
trique, dont la transparence semble publier une
averse oblique de fines aiguilles de rutile, moins
transparentes dans cette parfaite lumière, comme
un présage timide d'opacité.

Àthanase Kircher, panégyriste enthousiaste du


Monde souterrain, explique que la nature est géo­
mètre, astronome, peintre enfin, reproduisant
mieux qu'un artiste ne pourrait faire polygones,
astres, sites et visages. Il en propose plus " de
preuves — hélas, toutes contestables — qu'on ne
lui en demande. Mais il ne pense qu'à la pein­
ture figurative. Sur ce terrain, peut-être devrait-on
le contredire. En revanche, pour la peinture non
figurative, quand les artistes poursuivent la repré­
sentation de l'élémentaire absolu, au-delà du for­
mel et du distinct, peu importe qu'ils s'inspirent
ou non des exemples de la minéralogie et des
planches polychromes de la littérature technique.
Quand ils présentent des natures mortes qui, sou­
vent sans qu'ils aient conscience, correspondent le
mieux (parfois à s'y méprendre) à l'image que
pour la première fois leur temps parvient à se faire
de la chaîne et de la trame ultimes de la matière,
il semble bien qu'en ce domaine inédit la nature
leur ait ouvert la voie. Dans le détail isolé d'une
aile de papillon, dans le motif de pierres rares, il
est visible qu'elle a « peint » avant eux comme
ils ont eux-mêmes fini par peindre. Tant par la
chimie aléatoire des nymphoses saisonnières que
par les mystérieuses et lentes démarches de la géo­
logie, elle a précédé leurs réussites. S'écartant de
leur ambition traditionnelle de représenter l'uni­
vers humain, les peintres, semble-t-il, se sont enga­
gés dans une voie où il ne se peut pas qu'ils ne
se trouvent pas tôt ou tard confrontés à la plus
redoutable concurrence : celle de la nature elle-
même.
68 MÉDUSE E T GIe

Car la comparaison est inévitable : les critères


\qui permettent d'apprécier l'originalité, la séduc­
tion, la valeur des œuvres sont, dans l'un et l'autre
bas, rigoureusement identiques. Seule diffère la
facture. Ici, conception et exécution d'un ouvrage
extérieur par un artiste infiniment singulier etT
pour tout dire, irremplaçable. Là, les chemi­
nements obscurs, séculaires, d'une physique ano­
nyme. Mais il faut bien juger par les seuls résul­
tats, en vertu de l'esthétique pure et exclusivement
sur les qualités plastiques des œuvres en pré­
sence. Dès lors, pourquoi disqualifier au départ
t ' des compositions d'une évidente et incontestable
splendeur, souvent d'une supériorité écrasante, par
1
Tunique argument qu'elles ne sont pas dues à
l'initiative et à l'effort d'un être intelligent^ mais
If au métamorphisme confus d'une autre partie,
moins différenciée, de la matière ?
\l Les peintres ont recherché eux-mêmes pareille
j( compétition et si grand risque. Ont-ils réfléchi,
choisissant l'informe, que, dans les vitrifications
jimmémoriales du profond laboratoire des laves, je
ne sais quelle somnambulique sûreté avait précédé
Jleur noble et titubante hardiesse? Il n'importe.
{La grandeur de l'homme fut toujours d'être fail-
"-—^ lible et de créer à tâtons.
2

CONTRASTES ET PARALLÈLES
LES TROIS FONCTIONS
DU MIMÉTISME

Le mimétisme, au sens large du mot, comprend


une multitude de phénomènes très différents les
uns des autres. Pour apporter quelque clarté dans
une aussi redoutable confusion, il fut d'abord
nécessaire d'analyser soigneusement leurs carac­
tères et de les grouper selon la nature qui leur est
reconnue ou la fonction qu'on leur suppose. Ces
précieuses, ces indispensables classifications, qui
sont d'ailleurs récentes, souffrent malheureusement
de deux défauts essentiels» D'abord, elles ne coïn­
cident pas. Ensuite, débordant le cadre du mimé­
tisme proprement dit, elles deviennent facilement
des théories générales de la coloration et accessoi­
rement de la morphologie des animaux, comme
le montre déjà le titre même de l'ouvrage qui fait
I autorité en la matière : Adaptive Coloration in Ani~
\ mais, par Hugh B. Gott *. Il importe cependant de
bien apercevoir les principes sur lesquels reposent
ces répartitions.

i. Londres, 1940.
72 MÉDUSE E T Gie

La plus communément acceptée est celle de


Poulton, modifiée par Cott. Elle distingue princi­
palement les couleurs destinées à^ égarer (apatê-
tiques) et les couleurs destinées à avertir (sema-
ùques). Les couleurs trompeuses sont divisées à
leur tour en couleurs cryptiques, qui dissimulent, et
en coulemsJiseudo-se'matiques, qui avertissent à tort,
Les couleurs qui servent à cacher leur porteur
sont ou procrypti^ues. (la sauterelle qui présente la
teinte de l'herbe pour échapper aux prédateurs)
ou antiegMiques (^a m ^nte qui ressemble à la feuille
ou XTaneur~pour que la proie s'approche d'elle
sans méfiante). Elles correspondent à deux atti­
tudes complémentaires : le gibier cache son appa­
rence pour échapper à la quête du chasseur;
celui-ci, à l'affût, dissimule la sienne pour tromper
la vigilance de sa victime.
Les couleurs ou formes pseudo-sématiques offrent
un éventail de variétés pïusétenduTTllles sont
pseudo-apo-sêmatîques quand elles suscitent à tort
l'idée dejdégoût (pseuâo-pro-apo-sêmaiiques) ou de
j>èrÛ(pseudo-antÎ^apo-sématiques). Ainsi, les papillons
comestibles qui copient l'apparence de papillons
nauséeux (mimétisme batésien 1 ) ; ainsi, les nom­
breux insectes inoffensifs qui présentent l'appa­
rence d'un insecte venimeux : guêpe ou fourmi,
Elles sontpseudo-épi-sématiques quand l'insecte affecte
une, forme attirante pour sa proie; par exemple,
i. Cf. infra, p. 86.
LES TROIS F O N C T I O N S DU MIMETISME 73

l'aspect d'une fleur déterminée où la victime trouve


d'habitude son butin. Enfin, il apparaît tentant
de ranger dans ces groupes les couleurs ou dessins
parasêmaiiques, c'est-à-dire ceux qui détournent l'at­
taque soit des organes vitaux de ranimai (géné­
ralement la tête et les yeux) sur des parties moins
importantes de son corps, soit des membres les
plus utiles d'une société vers les individus les plus
aisément remplaçables.
Dans ces diverses catégories, les couleurs remar­
quables sont fallacieuses (apaîétiques). Au contraire,
les couleurs dites sémaûqws procurent un avertis­
sement vrai. Elles sont appelées apo-sématiques ou
prémonitoiresj lorsqu'elles signalent que la proie
convoitée se révélera répugnante ou redoutable.
Les insectes armés d'aiguillon arborent volontiers
des couleurs vives, disposées en livrées facilement
identifiables. Ces livrées constituent une menace
qui n'est pas vaine et qu'imitent certains insectes
qui, eux, n'ont pas le moyen de sanctionner l'au­
dace du prédateur et d'influencer ainsi ses choix
futurs. Les couleurs syn-apo-sêmaiiques sont celles
qui résultent de la copie mutuelle de plusieurs
espèces également protégées. Celles-ci semblent
adopter un type unique, qui s'impose rapidement
à la mémoire du chasseur (mimétisme mullérien 1 ).
On inclut encore dans le groupe des colora­
tions avertissantes les couleurs dites épi-sêmatiques
I. Cf. infra, p. 86.
qui permettent aux individus d'une même espèce
de se reconnaître et de se rassembler. Il arrive
enfin qu'on ajoute à ces deux catégories fonda­
mentales les couleurs épi-gamiques, qui sont celles
que prennent certains oiseaux lors des parades
sexuelles. îl est clair qu'il s'agit alors d'une sorte
très spécialisée d'ostentation périodique, supplé­
ment passager de splendeur, qui n'a pas grand-
chose à faire avec le mimétisme proprement dit.
Cette première répartition ne tient compte que
des caractères anatomiques du mime. Mais l'adap­
tation n'affecte pas toujours l'organisme et peut
ne pas s'y trouver, pour ainsi dire, incorporée :
souvent, le mime emprunte à l'extérieur les élé­
ments de sa transformation. De manière qu'à cer­
taines des étiquettes de la classification précédente
correspondent des étiquettes parallèles 1 qui ren­
voient à ces cas nouveaux : activité allocryptique
des crabes qui se recouvrent d'algues; coloris allô-
sématique du bernard-l'ermite qui se vêt d'actinies"
| urticantes; conduite a^o-^ïi-gawuguedu bower bird
j de Nouvelle-Guinée qui, en vue deTa parade mrp-
I tiale, construit un berceau de branches entrelacées,
I autour duquel il dispose une multitude d'objets
ι de couleurs éclatantes : plumes, coquilles ou petites
pierres.
Ces distinctions, il va de soi, peuvent se ramifier

i. Elles sont caractérisées par l'élément allô : « étranger».


sans fin. D'autre part, il n'est pas sûr qu'elles ne
se chevauchent pas. Ainsi, une même apparence
cryptique peut servir à la fois à frustrer un agres­
seur et à tromper une proie. Surtout, comme je
l'ai dit d'abord, d'autres distributions ne sont pas
moins plausibles, par exemple celle qu'imagina
Sir Julian Huxley 1 . Celui-ci oppose les couleurs
cryptiques, qui dissimulent, et les couleurs pkané-
riques, qui attirent l'attention. Ces dernières se
subdivisent en deux groupes déjà connus. Elles
sont en effet apo-sémaiiques, quand elles avertissent
à raison, et pseudo-sématiques, quand elles menacent
à tort.
Certes, il est toujours question des mêmes faits,
mais alignés selon des perspectives nouvelles :
Poulton et Cott regardent premièrement si l'indi­
cation donnée est véridîque ou mensongère, de
sorte qu'ils classent ensemble ce qui dissimule et
ce qui affiche. J. Huxley, au contraire, s'intéresse
d'abord à l'effet obtenu : disparition dans le décor
ou livrée révélatrice. Il suit qu'il tient pour subsi­
diaire le fait qu'un animal avertisse d'un dan­
ger réel ou d'un péril imaginaire : l'essentiel est
pour lui qu'il se fasse identifier. On aperçoit
vite que de nombreuses combinaisons sont pos­
sibles et même inévitables. En réalité, les critères
adoptés sont ambigus : l'animal peut se cacher

i. Proc. Sth Int. Omilhol. Congr., Oxford, 1934.


76 MÉDUSE E T GIe

pour fuir ou pour attaquer; il peut menacer à tort


ou à raison. Dans les deux cas, pour être efficace,
l'apparence présentée doit être, identique, quelles
que soient les intentions ou les ressources véri­
tables de l'intéressé. L'animal recherche une res­
semblance aimable j o u r attirer, désagréaWe pour
écarter, redoutable pour effrayer. II peut aussi ne
pas rechercher de ressemblance du tout, s'assimi­
ler au milieu ou, par quelque transformation à
vue, devenir soudain monstrueux, terrifiant, sans
référence à rien de connu ni de réellement exis­
tant.
A mon sens, c'est un second inconvénient des
classifications en honneur qu'elles se réfèrent sur­
tout aux colons, beaucoup moins à la morpholo­
gie et à peine aux mimiques, qui cependant dans
certains cas sont décisives. Non pas que les auteurs
ignorent ces dernières. Ils les ont au contraire
remarquablementJétudiées/Mais,*le moment venu,
ils ne les introduisent pas dans leur classement,
comme s'ils n'avaient à connaître que des don­
nées anatomiques et non pas des comportements.
D'autre part et d'une façon générale, de nom­
breuses erreurs auraient été évitées, si les animaux
avaient été étudiés plus fréquemment in vivo et
non in vitro. Faire place aux comportements n'est
pas seulement une nécessité, c'est aussi une garan­
tie.
Dans ces conditions, je me hasarderai à présen-
LES TROIS FONCTIONS DU MIMÉTISME 77

j ter un autre principe dt^répartition : il repose


sur la nature du résultat cherché ou obtenu par
ranimai. Je distingue alors les trois cas suivants :
le travesti, chaque fois que l'animal semble essayer
de se faire passer pour un représentant d'une autre
espèce; le camouflage (allocryptie, homochromie,
couleurs disruptives, homotypie), grâce auquel
l'animal parvient à se confondre avec le milieu;
Vinhmidaûon enfin, quand l'animal paralyse ou
épouvante soit son agresseur, soit sa proie, sans
que cet effroi soit justifié par un péril correspon­
dant.
"~ J'examinerai tour à tour les trois ensembles de
phénomènes. Quelques remarques préliminaires
sont dès maintenant utiles.
La première est que j'écarte par principe tout ce
qui n'est pas tromperie à quelque degré, en parti­
culier les couleurs sématiques, destinées à incul­
quer le souvenir d'une expérience désagréable,
rappelant que l'animal attaqué est armé ou qu'il
n'est pas comestible. En effet, je m'occupe exclu­
sivement du mimétisme et non de la question plus
vaste de la fonction des couleurs dans le monde
animal.
En second lieu, les rubriques proposées com­
portent indifféremment des exemples de 'mimé­
tisme offensif et défensif. J e n'y vois que des
avantages, car ces deux fins du mimétisme sont
fréquemment indissolubles dans la nature : de
ι -- ■ Exemples

J Description Désignation

Vertébrés Invertébrés

; à Phitèrieur d e la Endo- Danaïdes entre


\ même famille, phratrique. eux.
J à l ' i n t é r i e u r d u Endogénique. Danaïdes et nym-
Travesti \ même ordre. phalîdes.
j en dehors de Tordre Exogénîque. Sésies et guêpes.
( du mime.

a u moyen d'acces- Allocryptie. Larves de phry-


sohes. gan.es.
Xemphora, crabes
oxyrhinques.
par assimilation à Homo- Perdrix, M a n t e religieuse.
la couleur du mi­ chromie. rainette,
Camou-1 lieu. caméléon.
fiage par rupture d e la Couleurs Tigre, boa. Géométndés.
forme. disruptives.
p a r imitation com­ Homo- Phyliopîerix P h a s m e s , p h y l -
plète d ' u n élément typie eques, lies, sauterelles
végétal ou animal. ptérochrozes,
Kallma.

! ocelles. Cyclo- Chouettes Chenille de Choe-


Intimi- ι phobîsme i . et hiboux. rocampa Elpenor.
dation \ protubérances me- Cérato- Toucan. Lucanides.
au 1 naçantes, quoique phobisme 2 .
moyen 1 inoffensives.
de 1 masque adventice. Phantasmo- Fulgore.
phobisme 3 .

i. De kuklos, « cercle », et d e phobêo, « j e fais peur ».


2. D e Itéras, atos, « corne », et de phohêo, « j e fais peur ».
3. De phantasma, « apparition», et a&phobêo, « j e fais peur ».
4. De phnx, « hérissement», et dephobêo, « je fais peur ».
Sexe
Correspondances dans
Procède îi*h spécialement {'
l'imagination humaine
intéressé

Imitation d'une
apparence défi­ Ressemblance :
M y t h e s d e m é t a m o r ­ nie et d'un com­
phose; tendance au dé­ p o r t e m e n t r e - Passer pour un Féminin.
guisement. cormaïssable. autre.

Dispanlion :

Mythologie et folklore de Immobiiité, iner­ Ne pas être re­


l'invisibilité; jeux enfan­ tie, balancement marque; assi­
tins divers; prestige du en h a r m o n i e milation au Masculin
secret, de FimmobiHté, avec îe mouve­ décor; perdre et féminin.
d e l'impassibilité. ment du sup­ l'apparence
port. de l'individu
vivant isolé.

iMimique terri­
Groyance a u mauvais œil
fiante ou fréné­
et au pouvoir médusant;
t i q u e (transes,
tatouage; peinture des Panique :
s a c c a d e s , spas­
b o u c l i e r s ; cimiers d e s
mes), émission
casques ; rôle d u masque
d'un son spéci­ Faire peur sans Masculin.
dans les sociétés primi­
fique (phricopko- être réellement
tives et dans le Carnaval. redoutable.
bîsme ^).
8ο MÉDUSE E T Cle

très nombreux animaux sont à la fois chasseurs et


chassés. L'attitude spectrale de la niante religieuse
ne lui sert pas moins à terrifier l'oiseau qui espère
se repaître d'elle qu'à paralyser le criquet qu'elle
s'apprête à dévorer. Une autre mante, Scan^ops
J'^^tara^jG., copie à la perfection une feuille
morte : elle abuse ses ennemis et en même temps
dupe ses victimes.
Ceci dit, les trois fonctions du mimétisme com­
prennent les variétés suivantes :
Le travesti se produit : a) à l'intérieur d'une même
famille, un danaïde imitant un autre danaïde (je
propose qu'on l'appelle endophratrique) ; b) à l'in­
térieur d'un même ordre, un papillon mimant un
papillon d'une autre famille : ainsi, un danaïde
mimant un nymphalide (travesti endogênique) ; c)
entre ordres différents, par exempleJ^sjS&f^lépi­
doptères, copiant les guêpes, hyménoptères (tra­
vesti exogênique).
Le camouflage : a) utilise des accessoires extérieurs
(camouflage allocryptique des crabes oxyrhinques) ;
b) consiste en une assimilation à la teinte du
milieu (komochromie de la sauterelle, du harfang,
de la perdrix, du caméléon, etc.); c) repose sur
f des dessins de couleurs contrastées, qui brisent la^
sjorme de l'animal (coujejiri_4feyBtives du tigre,
du boa, de plusieurs batraciens) ; d) produit une
parfaite imitation, par la forme et le coloris simul­
tanément employés, d'un élément végétal ou miné-
LES TROIS FONCTIONS DU MIMETISME 8l

rai du décor environnant (homotypie des phasmes,


des phyllies, des kaîlîma, des sauterelles ptéro-
chrozes).
Dans Yintimidation enfin : a) l'animal recourt à la
puissance hypnotique de cercles immobiles et bril­
lants qu'il découvre soudain et qui tantôt para­
lysent et tantôt provoquent une fuite panique
(yeux transformés en gigantesques ocelles des
chouettes et des hiboux; ocelles des chenilles, des
saturnides, etc.); b) il lui arrive aussi d'arborer
des cornes inoffensives, de vaines mais impres­
sionnantes protubérances (mandibules des luca-
nides, cimiers des dynastes); c) exceptionnelle­
ment, il promène comme le fulgore, en avant de
soi, un masque vide et terrorisant.
A un autre point de vue, le travesti est essen­
tiellement une imitation, c'est-à-dire l'adoption
d'une apparence définie — trompeuse — et d'un
comportement identifiable — apte à donner le
change; le camouflage, une disparition, une perte
factice de l'individualité, laquelle se dissout et
cesse de pouvoir être repérée; Yintimidation, une
démonstration tendant à déclencher un effroi
hyperbolique, sans fondement, au moyen d'élé­
ments visuels, sonores, rythmiques, olfactifs, etc.,
qui permettent au faible d'échapper au fort, au
vorace de méduser sa proie.
Le travesti implique de la part du mime autant
d'activité que le camouflage suppose d'immobilité
G
82 MÉDUSE E T G

et d'inertie. Quant à Y intimidation, son ressort


paraît de l'ordre du réflexej de la transe ou du
spasme. C'est généralement une horripilaiion qui
métamorphose l'animal et qui provoque en lui
des mouvements qu'il ne contrôle pas.
Enfin travesti, camouflage et intimidation défi­
nissent très exactement les différentes activités qui
sont celles de l'homme en ce domaine, soit qu'il
essaie, revêtant un déguisement, de se donner l'ap­
parence d'un autre individu, d'un autre vivant,
soit qu'il veuille se dissimuler lui-même ou dis­
simuler quelque chose, soit qu'au moyen d'un
masque il s'applique à répandre autour de lui
une terreur spécifique mi-consentie, mi-éperdue.
Après ce que j ' a i dit de l'anthropomorphisme, on
comprendra que pareilles convergences sont loin
de me déplaire.
Elles me satisfont d'autant plus que ce n'est pas
tellement à des conduites, mais plutôt à des mytho-
logies ou à des tendances irrépressibles que ren­
voient ces diverses catégories : plus que les travestis
utiles, elles rappellent le folklore des métamor­
phoses et le goût du déguisement; plus que les
camouflages réels, elles évoquent les récits où l'in­
visibilité du héros joue le rôle principal, ainsi que
l'ascendant du secret et de l'impassibilité; plus que
les intimidations calculées ou politiques, elles jus­
tifient ou expliquent les superstitions relatives au
mauvais œil ou au regard qui fige ou qui tue, les
LES TROIS FONCTIONS D"U MIMETISME S3

masques des sorciers, les tatouages de guerre, les


peintures de boucliers, tout prestige destiné à frap­
per de stupeur ou à susciter une épouvante.

De nouveau, à la physiologie, à l'automatisme


de l'insecte, correspondent chez l'homme des
conduites incertaines et faillibles, et d'abord des
obsessions, des phantasmes, le monde des rêves
obstinés et des craintes opiniâtres.
TRAVESTI

Le mimétisme est essentiellement énigmatique,


aussi a-t-il donné lieu à d'innombrables contro­
verses. Les arguments échangés, aussi frappants,
aussi ingénieux qu'ils soient, donnent cependant
une curieuse impression de monotonie. C'est qu'ils
tournent sans cesse autour de deux mêmes notions.
On discute pour savoir si la ressemblance afîir-
ή mée est ou n'est pas une illusion de l'observateur
■y humain ou pour établir si elle procure ou non à
*" l'insecte une protection efficace. Ges problèmes, en
principe, devraient pouvoir être résolus par l'obser­
vation et l'expérience. En fait, comme une réfé­
rence explicite ou implicite à la théorie de la
sélection naturelle inspire immanquablement le
raisonnement ou la conviction de chaque adver­
saire, ceux-ci jugent de la réalité de la ressem­
blance sur l'efficacité de la protection ou, à l'in­
verse, présument l'utilité de la protection à partir
de l'évidence de l'invitation. Autrement dit, si une
ressemblance semble incontestable, elle doit être
utile; si l'utilité ne fait pas de doute, c'est la preuve
qu'il y a réellement imitation. En plus bref, les
TRAVESTI 85
naturalistes n'envisagent que deux attitudes, entre
lesquelles ils se partagent : le mimétisme existe,
donc il est utile (Poulton, par exemple) ; le mimé­
tisme ne sert à rien, donc il s'agit d'une simple
illusion d'optique des observateurs.
Suivant les exemples invoqués, les deux camps
marquent des points : dans le cas des papillons
polymorphes, l'imitation paraît hors de doute,
quelque objection qu'on oppose à son efficacité.
Dans celui de la tête de mort identifiée sur le cor­
selet de YAcherontia airopos1 ou du chiffre 88 lisible
sur la face ventrale des ailes du papillon brésilien
qui porte ce nom, il faut consentir qu'il n'y a là
rien de plus qu'interprétations humaines de des­
sins fortuits. Mais est-ce une raison pour nier
de proche en proche toute copie, toute ressem­
blance, jusqu'aux plus précises et complexes?
Il est temps d'ouvrir le dossier du procès le plus
débattu, celui du mimétisme ausens étroit du terme.
Il arrive que certains papillons en imitent
d'autres, qui ne sont pas comestibles, afin de béné­
ficier de leur immunité. Ils copient la forme, le
dessin et les couleurs deleurs ailes. Ils arrivent ainsi
1. Malgré la délirante explication de Strindberg dans ïnferno.
Le sphinx en question se nourrirait du suc de la jusquiarae,
lequel provoque la mégalopsïe, c'est-à-dire donne une vision
agrandie des objets. D'autre part, ce papillon hante les charniers
et se trouve ainsi exposé à apercevoir des têtes de mort. L'image
s'en imprimerait alors sur son thorax, à la façon des « envies » des
femmes enceintes sur Tépiderme des nouveau-nés.
86 MÉDUSE E T Cie

à leur ressembler parfaitement. La transforma­


tion. n'affecte en général que les femelles,, plus
importantes pour la perpétuité de l'espèce. Cette
sorte particulière de mimétisme a été nommé baté-
sien, du nom du voyageur H. W. Bâtes qui a
signalé et décrit le phénomène. Pour que celui-ci
soit indiscutable, il faut qu'il réponde aux cinq
conditions suivantes définies par Wallace et qui
permettent de l'imputer clairement à la sélection
I naturelle : i) il doit survenir dans les mêmes
| régionSj aux mêmes stations; 2) l'espèce mimante
; ne doit pas être elle-même protégée; 3) elle doit
p
être beaucoup plus rare que l'espèce mimée (sans
v quoi le prédateur, faisant plus d'expériences heu-
1
reuses que dedésagréables, rechercherait également
;J l'espèce répugnante, laquelle ne représenterait plus
qu'un accident malheureux) ; 4) l'espèce mimante
doit différer de son groupe par des caractères exté-
1 rieurs visibles et capables de faire illusion; 5) ces
caractères doivent rester superficiels et ne pas alté­
rer les caractères fondamentaux de l'espèce.
De plus en plus de papillons remplissant ces
conditions furent découverts. Pourtant, l'édifice
savamment défendu par une réglementation si
précautionneuse s'écroula petit à petit à cause de
Γ abondance même des preuves apportées. D'abord,
on découvrit des papillons également non comes­
tibles qui se mimaient entre eux (mimétisme miïl-
lenen, en souvenir de l'entomologiste Fritz Muller).
TRAVESTI 57
Ii fallut rechercher la raison d'être d'une imita­
tion en apparence inutile et qui contredisait la
deuxième règle de Wallace. On supposa, dans ces
conditions, qu'elle servait à faciliter l'apprentissage
du prédateur qui, sans cette simplification, ne
retiendrait pas ou retiendrait plus lentement le
dessin et les couleurs destinés à l'avertir que l'in­
secte n'est ni savoureux ni digeste. îl arrive en
effet que, dans une même région, existent jusqu'à
trois cents espèces protégées. Si elles demeuraient
toutes différentes, le prédateur n'arriverait pas
sans doute à les identifier toutes. Un petit nombre
de dessins identiques facilite le repérage,
Plus tard, F. A. Dixey établit que non seule­
ment l'espèce la plus rare copie la plus commune,
mais que la plus commune, de son côté, se rap-
q ν , proche de la plus rare (contrairement à la troi-
■-'^ sième règle de Wallace). On constata enfin des
cas de mimétisme entre des espèces habitant des
/l t V régions très éloignées les unes des autres : ainsi
des papillons de Chine imitant V Hypolimnas misip-
pus. Poulton supposa ingénieusement que cette
ressemblance avait pour but de duper les oiseaux
migrateurs en provenance des tropiques. Le Papi-
Uo antimachus mime l'aspect d'un énorme Acrea.
Roland Trimen, célèbre par ses études sur les
papillons d'Afrique du Sud, conjectura non moins
ingénieusement qu'il aurait existé autrefois un
Acrea démesuré aujourd'hui disparu.
88 MÉDUSE E T C i e

*" Jusque-là; on trouvait encore des raisons de plus


en plus subtiles, de moins en moins convaincantes.
Mais voici le plus grave. F. A, Dixey, en 1919,
remarqua que les Délias^ piérides à la face infé­
rieure des ailes jaune or avec des taches noires et
rouges, étaient parfaitement imités par d'autres
piérides du genre Huphina et par des nymphalides
du genre_M>7Î6r (ainsi, dans les îles de la Sonde,
Huphina laeta copie Déliassplendida et, enNouvelïe-
Guinée, Mynes άοττ^αΓ^ΓΤΕίρΚϊηα abngrçnfc.copient
jjfjfcff ornytion). Or, tous ces papillons sans excep­
tion sont comestibles et recherchés par les préda­
teurs *. Il en est de même pour les Ckaraxes, tout
aussi peu protégés et qui s s imite"nt"entre"eux 2 ,
pour les piérides Dismorphia, ]es_Physiodes et cer­
tains Papilio5.
I l V a g k l à , dans le meilleur des cas, d'un phé­
nomène entièrement inutile et même, en bonne
logique, si on lui applique le raisonnement qui
justifie le mimétisme mullérien, d'un phénomène
incontestablement nuisible. En effet, il aboutit éga­
lement à u n apprentissage du prédateur, à qui il
enseigne cette fois à identifier plus vite les papil­
lons savoureux. Sa convoitise n'hésite plus entre
des enseignes disparates et déroutantes : toutes les
1. LUCIEN CHOPARD : Le Mimétisme, P a n s , 1949, p p . 203-204,
fig. 84.
2. Communications d ' E . B . POULTON et G. F . M . SWYNNERTON
au Congrès international d'Entomologie, Zurich, 1925.
3. L . CHOPARDJ op. cit., p . 197.
TRAVESTI 89
proies délectables poussent la complaisance jus­
qu'à se présenter sous le même aspect. Si le méca­
nisme est salutaire dans un cas, il faut qu'il soit
funeste dans le cas opposé. Autant vaut penser
qu'il est inopérant dans les deux et renoncer à
Futilité présumée du mimétisme mullérien.
Restent les nombreux exemples du mimétisme
batésien, conformes aux règles de Wallace. Il est
temps de dépister les hypothèses qu'il implique.
Il repose sur ridéed'unejnétamor£^seJngensible J
qui rapproche 3e mimant du mimé. A chaque
génération, chez certains individus, une modifi­
cation infinitésimale se produit qui les rend un
peu plus semblables au modèle protégé. Ges indi­
vidus subsistent seuls, la loi de la survie des plus
aptes éliminant ceux qui restent plus éloignés de
la parure protectrice. Le jeu recommence et pro­
voque de nouvelles éliminations, de plus en plus
sévères, de plus en plus précises. A la fin, les sur­
vivants présentent des parures presque indiscer­
nables de la livrée de l'espèce nauséeuse. Le mimé­
tisme est alors un fait qui s'explique par le seul
mécanisme de la lutte pour la vie.
Ainsi présenté, le raisonnement paraît impec­
cable. Cependant il ne résiste pas à l'examen. En
] effet, de deux choses l'une. J^'acuitéjàsuejle des
| oiseaux est faible. Dès lors, à quoi rime la presque
identité atteinte en fin d'évolution? La plus vague
similitude de teinte, même pas de dessin, faisait
90 MÉDUSE E T Gie

l'affaire. Si* au contraire, une vue perçante permet


aux oiseaux de distinguer de minimes différences
dans les teintes et les motifs, ils distinguent encore
mieux les différences accusées et il devient encore
plus difficile de comprendre que l'évolution ait pu
commencer. En effet, au début, quand la diffé­
rence entre l'espèce mimée et l'espèce mimante
était considérable, il n'y avait qu'une différence
imperceptible entre les divers individus de cette
dernière. L'oiseau ne pouvait épargner ceux chez
qui apparaissait l'ébauche de l'imitation future et
qui, encore proches du point de départ, restaient
presque aussi éloignés que les autres de ressembler
à leurs modèles protégés. O n ne voit pas comment
la transformation a pu s'amorcer. Le dilemme est
clair : si les oiseaux ont de bons yeux, l'évolution
demeure inintelligible j ^ j l é p a r t ; s'ils en ont de
, jnauvaisj elle est en outre inintelligible à l'arrivée.
-Il faut supposer à la fois que les oiseaux ont~3ë
bons yeux et que, du premier coup, sans étapes
- intermédiaires, la métamorphose rend les papil-
J Ions mimes plus semblables à l'espèce étrangère
ί qu'à la leur. Il est fort possible qu'il en soit ainsi.
Mais il faut le dire clairement et abandonner l'idée
d'une transformation sournoise, lente et p a r degrés
insensibles.
En plus, il n'est pas tellement assuré que les
oiseaux se laissent prendre au piège. Certes, les
naturalistes sont aisément dupés lorsqu'ils n'exa-
TRAVESTI gi
minent pas attentivement la disposition des ner­
vures. Il leur est arrivé de décrire des papillons
mimes comme des femelles de Danaus chrysippus.
Mieux, les Danaus eux-mêmes sont également trom­
pés et poursuivent comme leurs propres femelles
les femelles d'un nymphalide, VHypolimnas minp-
pus. Cependant, on a pu contester x que les oiseaux
fussent si facilement surpris, car il suffirait en géné­
ral d'une courte expérience pour reconnaître le
mime à son vol. J'écarte l'objection, qui est affai­
blie par plusieurs témoignages en sens contraire.
Il reste que la conjecture est suspendue à u n
postulat fondamental qui semble des plus incer­
tains : les oiseaux mangent-ils une proportion suf­
fisante de papillons, pour que la survie des espèces
exige impérieusement que les espèces non proté­
gées copient les espèces rebutantes? La réponse
paraît claire : les espèces à la fois non protégées
et non mimétiques demeurent en majorité. Elles
se perpétuent donc parfaitement sous le secours
d'aucun travesti.
Certes, il est facile (mais justement trop facile)
d'alléguer qu'elles sont vouées à la disparition. E n
outre, il y a mieux : la rareté relative des débris
d'ailes de papillons dans les estomacs des oiseaux,
malgré de multiples observations menées dans
de nombreux pays. E n 1932, W. G. McAtee
1. WILLIAM SCHAUS : 7e* Congrès intern. d'EntomoL, Bruxelles,
1912.
92 MÉDUSE E T G

publia les résultats d'une gigantesque enquête por­


tant sur l'estomac d'enviro^^o^^pjs^aux néarc-
tiques. L'examen des viscères était pratiqué systé­
matiquement depuis 1885, sous le contrôle de
Γ United States Biological Survey. On trouva la trace
de plus de 237 000 proies, dont 88,77 % d'ar-
thropodes; de ces arthropodes, 90 % étaient des
insectes; ces insectes bénéficiaient très fréquem­
ment de diverses sortes de protection; ces protec­
tions sont celles qui, en principe, assurent l'immu­
nité enviable, que les espèces moins bien pourvues
essaieraient d'obtenir par le subterfuge du mimé­
tisme : odeur désagréable, sécrétion nauséeuse,
aiguillon à venin. Beaucoup d'autres proies en
chemin d'être digérées présentaient des couleurs
cryptiques ou avertissantes- D'une façon générale,
la proportion des victimes dans l'estomac des
oiseaux ne parut traduire que leur abondance
dans la contrée et l'inégale facilité de leur capture.
McAtee conclut en affirmant la parfaite inuti­
lité du mimétisme. Les oiseaux puisent sans discri­
mination parmi les proies disponibles. G. A. Mar­
shall objecta que l'enquête avait été menée dans
des régions où le mimétisme était rare. D'autres
soulignèrent que l'enquête fournissait trop peu de
renseignements sur les lépidoptères trouvés dans
l'estomac des oiseaux. Ces raisons sont faibles.
Malgré les observations accumulées par les parti­
sans du mimétisme, 3e nombre et le succès des
TRAVESTI 93
attaques des oiseaux sur les lépidoptères adultes
— protégés ou non — sont loin d'être établis *.
Je me demande si on ne les présume pas plutôt
qu'on ne les constate. Tant il est important de
justifier le mimétisme, qui semble scandaleux, dès
qu'il paraît inutile.
Or il est inutile, donc inexplicable par le simple
jeu de la concurrence pour la vie. Les théoriciens
sont alors tentés d'établir qu'il n'existe pas, comme
le veut, par exemple, un ï r . Heikertinger. Ils pré-
j tendent que ce trompe-l'ceil n'égare que l'œil
{ fo^nj^ O"11 plutôt Γ imagination humaine, prompte
à homologuer d'extravagantes ressemblances,
comme elle fait pour les formes des nuages, les
dessins des écorces, les craquelures des murailles.
Cette nouvelle position est forte, car il suffit de s'y
montrer intransigeant et inflexible. Toute ressem­
blance peut être niée ou mise sur le compte soit
du hasard, soit d'une interprétation arbitraire, soit
d'une convergence inévitable, issue de l'identité
des conditions externes.
Il vaut la peine de reprendre la question de ce
point de vue. Il se trouve que la génétique y
apporte une solution décisive avec le cas des papil­
lons dits polymorphes où plusieurs femelles, long-

i. II convient en outre de tenir compte du fait que les préda-


I teurs savent s'adapter à une nourriture d'abord repoussante. Ainsi
! le coucou européen s'alimente principalement de chenilles à poils
\l venimeux qu'il régurgite agglomérés en boulettes.
94 MÉDUSE ET G î e

temps considérées comme formant des espèces


étrangères, correspondent à un mâle unique. Ces
femelles, qui portent des livrées très éloignées les
unes des autres, miment des espèces et même des
, familles différentes. L'exemple classique est celui
ào^J^apUiodardanus qui vit en Afrique, où il est
connu depuis 1776. Le mâle a été représenté par
Cramer dèsT armée suivante sous le nom àtMerope.
En 1867, lors d'un voyage à Londres, Roland^Tn^
"meîTSTfrappé du fait que, dans les collections
qu'il inventorie, tous les Merope sont mâles et,
tous femelles, les papillons des espèces voisines clas­
sées comme distinctes par les savants qui les ont
décrites : Niavius Cramer, Çenea Stoll, Trophgmus
Westwood, Dionysos Doubleday, Hippocoon Fabrï-
1 cius. Trimen, dans un mémoire publié en 1869 \
en conclut qu'il s'agit de femelles polymorphes de
Merope. Le mémoire fit sourire. W. G. Hewitson
écrivit « qu'il fallait une belle dose d'imagina­
tion pour admettre que, sur le continent africain,
ce mâle, toujours semblable à lui-même, serait
doté d'un harem de femelles complètement dif­
férentes 2 ». Il ne s'en tint pas à ce sarcasme et
produisit une femelle merope de Madagascar exac­
tement semblable au mâle.
En 1874, Manseî Weale éleva des chenilles pro-
1. On some remarkabh mimetîc analogies atnong Afncati Butter-
flies, Tram. Lirai- Soc. gool., X X V I , p p . 397-523.
2. L. CHOPAKD, p . au.
venant d'une même ponte. Eues donnèrent 7 mâles
merope, 4 femelles cenea, 1 femelle iropkonius, 1 femelle
hippocoon. L'expérience reçut de nombreuses confir­
mations par de nouveaux élevages. On découvrit
ainsi plusieurs sortes de femelles à Papilio darda-
nus, dont la plupart sont mimétiques. A Madagas­
car, il en existe une tout à fait semblable au mâle,
celle qu'avait produite Hewitson. Ces femelles
mimétiques imitent non seulement la livrée, mais
le type de vol de leurs modèles respectifs.
Dans la sous-espèce merope, la forme tropkonius
mime Danaus chrysippus et la formeJÀariemoî'des le
àzx&àaëPlanema pQ£gij dans la sous-espèce cenea,
les formes cenea et hippocoon miment respective-
ment Amauris echena et Amauris niaw^ Il existe en
outre de nombreuses sous-espèces intermédiaires
qui résultent de croisements. Qui plus est, une
même forme mimétique se rencontre dans plu­
sieurs sous-espèces : telle la forme trophonius, qui
existe dans toutes, ou la forme cenea, fréquente dans
les différentes sous-espèces de l'Afrique orientale.
En revanche, la forme planemoïdes ne se trouve que
dans la sous-espèce merope1.
Ainsi les femelles d'un même papillon imitent
plusieurs papillons différents, appartenant à
diverses espèces, et ces copies ne coïncident nul­
lement avec la différenciation géographique qui
1. L. CIIOPARD, p p . 210-215; ALEXANDER B. KLOTS : Vie et
Mœms des papillons, Paris, 1957, p . 121 sq.
.' 96 MÉDUSE ET C i e
η aboutit à la multiplication de races locales. Le
! mimétisme existe incontestablement et existe
\l 'comme mécanisme autonome,
L'étude des variations géographiques en four­
nit une autre preuve. Certains papillons présentent
des formes différentes, suivant qu'ils habitent telles
ou telles régions. Les mimes s'adaptent à ces livrées
différentes. Ainsi les nombreuses variétés άοΥΗβΙΐζ_
conius qu'on rencontre en Amazonie supérieure
{^_p££^^^^M^S^Li) o u inférieure C^JÉ~
vanas S^js^na), au Nicaragua (H^ddj^J^Jor^
"mosdj TauGuatemala £H. telchinia) t en Nouvelle-
Grenade (FL ismenius, H. "fnessenej et au Pérou
I (H. aristontaJsord^Sqae fois imitées par des varié-
( tes" correspondantes de Melinaea. De cet impres-
111 m i n i u m ' *

sionnant et impeccable parallélisme, des cas ana­


logues ont été observés en Afrique. Là encore, il
est impossible de penser à l'influence des condi­
tions locales, aboutissant à une série de conver­
gences homologues. En effet, lorsque différents
mimes se rapprochent d'un même modèle, la
ressemblance est obtenue par des procédés diffé­
rents, ce qui semble exclure une influence déter­
minante, unique, exercée par le milieu sur les
divers imitateurs. Plusieurs papillons, qui vivent
dans les mêmes régions du Brésil, présentent une
, livrée presque indiscernable. Ils semblent mimer
I le_danaïdejZtog iîiqne,^ qui a les ailes translucides.
Des écaillësréduites et plus étroites procurent la
TRAVESTI 97
même transparence aux ailes a'nn^homiide (Thy-
]^diaconfiisa); des écailles plus petites ou moins
nombreuses aboutissent au même résultat chez
d'autres espèces, par exemple chez la piéridej^ig;
jnorphia orise; chez les Castnia^ les écailles ont perdu
leur pigment et sont redressées de manière à lais­
ser passer la lumière entre elles; celles âcs^Antho^ '
myza enfin sont normales, mais transparentes 1 .
Inutile d'ajouter que la forme et le dessin des ailes
sont remarquablement identiques.
"~~Ties transformations, ces déguisements, dont
on pourrait citer beaucoup d'autres exemples2,
paraissent hors de doute. Dès îors, pourquoi des
ressemblances, des imitations qui ne semblent pas
aider à la survie des espèces et dont le milieu ni
le régime alimentaire ne sont en rien respon­
sables? Tout se passe comme s'il s'agissait d'une
mode, à laquelle chaque espèce adapte sa parure
par les moyens de son choix : mode lente, dont
les variations portent sur des millénaires, non sur
des saisons, et qui intéresse les espèces, non les
individus.
Mais la mode chez les hommes est aussi phé­
nomène de mimétisme, de contagion obscure, de

i. L. CHOPARD, pp. 206-208; A. B. KÏ.OTS3 p. 122.


2. h. Chopard considère comme la démonstration la plus
convaincante les dix planches du travail ά'Η, ELTRINGHAM :
Âfrican Mimeiic Butterflies, Oxford, 1910. Voir aussi KLOTS, pi. 55.
p . 161, hors-texte, p. 97.
§8 · MÉDUSE ET C i e

- fascination d'un modèie imité sans cause. Elle est


alors rapide et fantaisiste. Elle transforme le vête­
ment, les_ arts, la littérature, toutes choses exté­
rieures et libres et constamment modifiables, alors
que, chez les insectes, la variation, une fois de plus,
s'inscrit dans l'organisme, n'est issue d'aucune ini­
tiative et, aussitôt acquise, se perpétue immuable
durant une longévité que le rythme humain ne se
représente qu'avec peine. J e sais que tout ou
presque tout encourage à protester que le terme de
mode introduit seulement une métaphore, presque
un jeu de mots, et qu'il dissimule le mystère par un
vain subterfuge. J e sais qu'il choque au premier
abord et que rien ne saurait être admis sans dossier
constitué et étude approfondie. Mais il faut pre­
mièrement rompre avec des préjugés vivaces et
dissocier Palliance néfaste et stérilisante qui, dans
If l'esprit des spécialistes, unit si étroitement mimé-
Ij tisme et utilité biologique que, la plupart du temps,
I ils ne les conçoivent plus l'un sans l'autre. Mon
but est avant tout d'orienter la recherche dans une
direction neuve.
Si je me suis appesanti sur le cas des papillons
aux femelles polymorphes imitant de façon sur­
prenante des modèles divers et sur celui des conver­
gences inexpliquées qui, dans une même région,
rendent peu discernables des papillons appartenant
à des espèces éloignées, c'est pour essayer d'éta­
blir qu'il existe bien dans le monde des vivants
νΆ-Λ.ν-2ί£>'3~Χ
$>&

faire passer pour autrui, clairement attesté, indis­


cutable et qui n'est nullement réductible à quelque
nécessité biologique dérivant de la concurrence des
espèces ou de la sélection naturelle. Le mécanisme
demeure sans doute énigmatique. Ici, il modifie
les ailes d'un papillon jusqu'à la parfaite imita­
tion d'autres ailes, forme, dessin et couleurs. Mais
c'est toute la morphologie de l'individu que, dans
d'autres cas, cette_énergie autoplastigue peut avoir
été amenée à métamorphoser, comme si était
concédée à l'insecte l'étrange faculté de modeler
sa propre apparence. Je dis bien : apparence, car
c'est seulement la forme extérieure qui est modi­
fiée. Pour le reste, l'animal travesti conserve les
caractères distinctifs de son espèce. Lescojéop-
tères s'imitent entre eux. Les Lycides, voisins des
Lampyrides, ont un goût nauséeux. Ils sont imi-
"tes par de nombreux autres coléoptères. Les larves
demeurent différentes. Seuls, les adultes se copient.
Les papillons imitent les guêpes, ainsi lesjSésies :
Aegefia apiformis affecte la forme et le vol àcj^espa
TrlHJroKMacÏoneme immanans présente l'apparence
d'un ichneumon noir et vole en sa compagnie 2 .

i. P. PESSON : Le Monde des Insectes, Paris, 1958, p. 51.


2. IL B. D. KETTUSWELL ; « Les Adaptations des insectes bré­
siliens », Endeavour, XVIII, n° 72, oct. 1959, p. 203, % . 15. Compa­
rer, fig. iG, îa chenille de Phaebetron (Eudidae) qui mime une arai­
gnée de façon saisissante.
100 MÉDUSE E T C!e

En général; de très nombreux insectes miment les


guêpes (ou" les abeilles) et les fourmis. Coléop­
tères, lépidoptères,' orthoptères adoptent à qui
mieux mieux la forme et l'allure indispensables.
S'il s'agit de ressembler aux guêpes, les ailes
deviennent transparentes; l'abdomen n'est plus lié
au thorax que par une mince attache; il se colore
d'anneaux alternativement jaunes et noirs; le vol
devient bruyant et vif, saccadé, volontiers verti­
cal. La fausse guêpe fait illusion 1 . Pour obtenir
l'aspect de la fourmi, diverses ruses sont employées.
Des taches blanches disposées de part et d'autre
du corps paraissent le rétrécir à la hauteur qu'il
faut et simulent les étranglements qui rendent le
corps des fourmis immédiatement reconnaissable.
Pour mieux donner le change, l'orthoptère renonce
au saut et adopte la démarche zigzagante de la
fourmi 2 . La fréquence de ces imitations a fait
donner au phénomène les noms de sphécomor-
phisjneJi^A: ; guêpe) et de myrmécomorphisme
(rwrmx ; fourmi). Certes, guêpes et fourmis sont
égalemenTbien protégées. Les premières par leur
aiguillon venimeux, les secondes par leurs sécré­
tions corrosives. Cependant, de nombreux préda­
teurs sont friands des unes et des autres, notam-

i. Photographies dans A. et E. Kîots, Living Insects ofthe World,


Londres, 1959 xMUesiavirçiniensis, pi. 126; Sesîa apifirmis, pi. 65;
Hsmaris Juctfbrmis, p. 160, etc.
a. Nombreux exemples dans L. CHOPARD, pp. 217-232.
TRAVESTI ΙΟΙ

ment les crapauds qui, sans compter les tamanoirs,


font — malgré l'acide formique ·—- des fourmis
leur nourriture habituelle. Là encore, F efficacité
de la protection procurée par le mimétisme n'est
rien moins que contestable x.
Il n'importe : utile ou inutile, la jglastiçité
^organique qui permet le mimétisme est d'abord
démontrée par les ailes des femelles des papillons
polymorphes. Elle affecte la structure entière du
corps de l'insecte, quand celui-ci se fait passer
pour guêpe ou fourmi, qu'il est loin d'être. La
métamorphose, l ' a d a p t a t i o n peuvent être plus
complètes, plus ambitieuses, aboutir à la parfaite
ressemblance d'une feuille, d'une brindille, d'une
épine, d'une écorce, d'une mousse, d'un caillou.
Elles résorbent, semble-t-il, l'animal dans le milieu
où il vit et îe dérobent aux regards. Ils ne s'agit
plus alors de travesti, mais de camouflage. Il
arrive que la transformation n'en soit que plus
déconcertante.

i. Cf. BEQUAERT : Bull. Am. Mus. Nat. Eist., 1922, p. 271;


Zool. Anz., 1930, p. 163; L. GIIOPARD, p. 307.
....,_ · CAMOUFLAGE

■ Camouflage, c'est assimilation au décor, au milieu,


recherche de l'invisibilité. Pour parvenir à cette
1 fin, l'animal doit essentiellement perdre son indi-
' vidualité, c'est-à-dire effacer ses contours, les appa­
reiller à un fond de teinte uniforme ou, au contraire,
bariolé, sur lequel il se détacherait sans cette adap­
tation. En outre, il doit demeurer immobile : tout
mouvement le trahirait, à moins que ce mouve­
ment même n'épouse le mouvement du décor.
Ainsi la mante, qui mime une fleur, se balance
ou plutôt se laisse porter par la brise, de façon
que, les fleurs et les feuilles environnantes étant
comme bercées, elle-même ne soit pas trahie par
une immobilité anormale. Il s'agit toujours pour
le vivant de ne pas déceler sa présence. Innom­
brables sont les moyens d'y parvenir, qui vont de
l'emprunt d'éléments étrangers ou d'une simple
adaptation de la couleur de la livrée à la décon­
certante ressemblance des insectes-feuilles ou des
insectes-brindilles, où teintes et structures se con­
juguent pour assurer une parfaite illusion.
CAMOUFLAGE 10¾
1
Pour disparaître dans le décor, l'animal peut
d'abord se revêtir^ des matériaux qu'il trouve
autour de lui, fragments de végétaux, graviers,
mousses, poussières. Les larves des phryganes, se
constituent des fourreaux protecteurs avec toutes
sortes de minuscules débris. Une araignée décrite
p a r Bristowe au Brésil et par Hmgston en Guyane
ne ressemble pas à une fourmi, mais elle en a la
démarche zigzagante et surtout elle porte sur elle
la dépouille desséchée et vide d'une vraie fourmi,
qui la dissimule complètement. L'observateur a
l'impression d'une fourmi morte, transportée par
une autre, vivante©
Le cas paraît exceptionnel. En général, la ruse
est plus sommaire, plus mécanique. De nombreux
scarabées se contentent ainsi de se recouvrir de
leurs propres excréments. D'autres se servent de
l'écume et de la cire qu'ils sécrètent ou des ves­
tiges des proies qu'ils ont dévorées. Ce genre de
camouflage est particulièrement fréquent chez les
araignées.
Le réduye masqué (Reduvius Redivivus)} qui, avec
' ses pattes, accumule sur lui de la poussière, se
recouvre aussi bien de poussières brillamment
colorées : c'est qu'il cherche avant tout à être
recouvert, à perdre son apparence d'insecte. De
même, les crabes oxyrhincjues fixent sur leurs

1. HUGH B. COTT, op. cit., p. 409.


104 MÉDUSE ET G i e

carapaces un enchevêtrement inextricable d'orga­


nismes vivants et de fragments d'animaux morts.
Ils disparaissent sous cet abri composite. Si on les
dépouille, ils s'habillent de nouveau, accrochant
sur eux, en aveugles, des éléments disparates et
vérifiant avec leurs pinces la solidité de l'ensemble.
jj ïls se vêtent de tout ce qu'ils trouvent à leur por-
[ tée, aussi bien de journaux et de papiers de cou-
V leurs voyantes. Qu'importe. L'essentiel pour eux
est de ne pas paraître crabes *.
Les' hemaj^-Termite capturent des anémones
de mer, qu'ils fixent sur leur coquille d'emprunt
et qu'ils transportent sur la nouvelle, lorsqu'ils en
changent.(Les jjpjjppes se collent sur le dos des
têtes de poissons7"des cadavres de petits crabes.
Le cas ^ ^ j ^ t é r o ^ o d e s du g e n r e ^ ^ w ^ ^ g a est
plus curieux. ïls ont deux façons de^se masquer.
L'une consiste à amonceler sans ordre des cailloux
sur leur coquille, en les introduisant tant bien que
mal entre les spires de celle-ci, de sorte qu'ils se
présentent sous l'aspect d'un amas méconnaissable
de pierrailles et de fragments calcaires. D'autres
fois, ils semblent choisir avec soin des débris sem­
blables en les disposant, d'une façon régulière, le
long de la spirale de leur coquille aux places occu-
. pées par les saillies naturelles — protubérances ou
l. Expériences d'Axmvillius (1889) et de L. M. Jones (1938).
PAUL VIGNON, Introduction à la biologie expérimentale, Encycl. B10L,
Paris* 1930, t. VIII, pp. 339-348; L. CHOPARD, op. cit., p. 172.
CAMOUFLAGE ÎO5

épines — qui ornent les coquilles des espèces voi­


sines 1 . Ce dernier procédé montre que Γ emprunt
de matériaux extérieurs remplit la même fonction
dissimulante que les modifications organiques qui,
dans l'homotypie, transforment l'apparence de
l'animal. En effet, les fines aiguilles qui prolongent
la coquille de^4ure££n|^/Êr outemmpîna, àzTro-
chus deniatus ressemblent si bien aux longues et
minces ramifications des polypiers, qu'on repère
difficilement leurs propriétaires sur les récifs de
coraux où ils vivent.
Le plus souvent, l'animal n'a besoin de rien
emprunter pour devenir invisible. Dans les cas les
plus simples, sa couleur seule s'adapte à celle du
milieu. Dans les cas les plus déconcertants, c'est
sa structure entière qui, avec un fini extraordi­
naire et un luxe inouï de détails, le présente sous
une apparence trompeuse.
J e commencerai par les exemples qui prêtent le
moins à controverse et qui paraissent tout « natu­
rels ». Mais les autres le sont-ils moins? Us appar­
tiennent également à la nature. Quoi qu'il en soit,
personne n'est étonné que la faune des neiges soit
blanche, celle des déserts couleur de sable ou de
pierre, la sauterelle des chemins grise, celle des
pï aines vert émeraude, comme les perroquets de
l'Amazonie et le serpent Both^ÈsjmJdiSj, et ainsi

1 CT, P. VIGNON : op. cit., pp. 320-329, pi. V etfigf.628-632.


ϊθβ MÉDUSE E T Gie

de suite à l'infini. Aujourd'hui, aux alentours des


grandes villes industrielles, les ailes des papillons
noircissent peu à peu. Ces accommodations ne
sont guère troublantes : l'animal ne fait que s'éva­
nouir dans un fond uni. Le cas du_maquereau,
qui doit s'assimiler à deux fonds, est à peine plus
complexe : dos bleu sombre, couleur des eaux pro­
fondes de Γ Océan; ventre blanchâtre, couleur des
eaux superficielles ou du ciel. Il est ainsi invisible
de quelque côté qu'on le regarde *.
A l'inverse, les animaux qui vivent en forêt
seraient immédiatement aperçus s'ils arboraient
une couleur uniforme. Elle signalerait leur pré­
sence dans le fouillis de la végétation, mosaïque
instable de lumière et d'obscurité. D'où leur pelage
tacheté ou rayé. Un chasseur prit des ^photogra­
phies de tigres, qu'il distinguait parfaitement dans
les plantations de bambous. La pellicule dévelop­
pée, les tigres avaient disparu : les rayures alter­
nées jaunes et noires de leur pelage se confon­
daient parfaitement avec les ombres et les clartés
verticales de la mince futaie. L'homme, qui
connaissait d'avance l'image du tigre par les livres
et par les jardins zoologiques, n'avait pas eu de
peine à la reconnaître, mais le félin n'était pas
visible pour un œil — pour un enregistreur —

i. Phénomène dit de l'ombre inversée, découveit par Abbott


H. Tfaayer.
CÀllûOTT-λω 5 Λ)?

non prévenu *. De même, des pythons ou des boas,


ingénieusement peints en vert, sont aussitôt signa­
lés par leur forme dans la forêt vierge, alors que
leurs dessins et marbrures bistres, bruns, rouges,
brisent leur forme allongée trop reconnaissable et
invite le regard à rattacher chaque partie du corps
à un ensemble différent2. Ces couleurs, appelées
j<_ disruptiyes z », qui font éclater et qui dispersent
l'objet, sont extrêmement fréquentes : le plus sou­
vent une ou plusieurs bandes de couleur vive qui
tranche sur la teinte neutre de la peau d'une gre­
nouille 4 , sur les écailles d'un poisson, sur les ailes
d'un papillon 5 (noctuelles ou phalènes surtout)
détruisent leur contour caractéristique et égarent
le prédateur, qui n'aperçoit alors que des taches
sans signification.
Dans tous les cas, l'animal présente une colora­
tion fixe qu'il lui appartient d'utiliser au mieux.

Σ. Photographies de J. Berlioz, commentées par L. Chopard,


P· 57·
2. Schémas démonstratifs dans H. B. Corr, p. 58, fig. 11;
pp. 66-67, fig. *8.
3. Elles sont étudiées en détail par H. B. COTT, i r e partie,
ch. 4 et 5, pp. 48-102.
4. Exemple : Megalixolus fornasinii, Π. B. COTT, pp. 68-69,
fig. 19; p. 156, pi. zï.
5. Exemple : Xanihorhoe fluctuata (Hampshire), H. B. COTT,
p. 64, pi. 10 : leslaches"noires des sites détruisent k forme trian­
gulaire du papillon au repos; Pachyx strataria (Sussex), p. 80,
pi. 11; autres papillons invisibles : p. 236, pî. 30; p. 252, pî. 32;
p. 256, pï. 33.
ιο8 MÉDUSE E T Cie

Les noctuelles, phalènes, géométridés y excellent


et.se' posent l'axe du corps perpendiculaire aux
lignes.de Fécorce des'arbres, afin que les bandes
disruptives qui traversent leurs ailes se trouvent
coïncider avec le dessin général du substrat. Chez
d'autres animaux, la couleur de la peau est variable
et change avec celui-ci, comme il arrive pour le
caméléon, pour de nombreuses araignées, cre­
vettes ou grenouilles et pour la plupart des pois­
sons plats.
Bientôt, ce n'est plus seulement la coloration
qui s'adapte, mais aussi la forme. Il en est déjà
chez les vertébrés des exemples spectaculaires,
entre autres le crapaud-feuille, Bufo superciliaris,
complètement aplati x , le poisson-feuille de-l'Ama­
zonie Monocirrhus polyacanthm^ semblable à une
feuille morte reposant au fond de la rivière 2 ,
les poissons Antennanus marmoratus et Pterophryne
tumida pourvus d'excroissances foliacées figurant
des algues flottantes 3 . Le cas le plus surprenant
est peut-être celui d'un hippocampe des eaux aus­
traliennes Phylloptenx egues ou dragon de mer 4 .
I L'animal disparaît ^ o ^ Σs_^aments ramifiés qui
l prolongent en tout sens sa silhouette. Il est déchi­
queté en souples lanières qui ondulent avec le

ι. Η. Β. C o r r . p . 304, pi. 37, et Bufo iypkomus, p. 292, pi. 35.


2. H. B. COTT, p. 312, fig. 63.
3. H. B. COTT, p. 340, % . 70 et 71.
4. H. B. COTT, p. 341, fîg. 72. Cf. L. CHOÏ>ARD, p. 87 et fig. 24.
CAMOUFLAGE IO9
courant. Chez les poissons de roche, le mimétisme
des couleurs et des formes est poussé à l'extrême
et c'est là justement qu'il est le plus inutile. En
effet, l'acuité visuelle des poissons, particulière­
ment faible, ne leur permet de percevoir que la
lumière et le mouvement. En outre, ces poissons,
sitôt menacés, se réfugient dans le dédale et les
fissures des rochers, couloirs étroits qui constituent
pour eus autant d'inexpugnables asiles.

Toutefois, comme chacun sait, le monde des


insectes fournit, dans ce domaine, les démonstra­
tions les plus spectaculaires. Les phasmes se dis­
tinguent mal des brindilles. Trychopeplus thauma-
sius, au corps et aux pattes entièrement lobés,
paraît une ramiiie couverte de lichens. Parmi les
mantes, Stagmatoptera deroplaiys, Chaeradodis rhom-
boîdea ressemblent à des feuilles i , Lepiocola giraffa
(d'Afrique) à une herbe desséchée2, Idolum diabo-
licutn et Gongylus trachelophyllus (de l'Inde) à des
fleurs, à tel point que les indigènes de Midnapour
nomment cette dernière Γ « insecte aux pétales de
roses ». Dans la région indo-malaise, la mante
Hymenopus coronatus, étudiée par Shelford, puis par
Jacobson, à l'état larvaire est jaune avec des
1. H. B. C O T T , p . 352, pi. 40.
2. L. C H O P A R D , p . 112, fig. 42.
110 MÉDUSE ET Gîe

bandes rouges sur fleur jaune à étammes rouges,


rose sur fleur rose, blanche sur fleur blanche Κ
Des chenilles complètent la feuille qu'elles rongent,
\ étirant leur corps à la place de la partie déjà
broutée, afin de donner l'impression d'une feuille
intacte et sans chenille.
Le papillon Kaïlima représente une feuille sèche,
lancéolée, avec sa nervure principale et son pétiole.
Les phyllies femelles miment des feuilles vertes ou
jaunissantes 2 . L'extrême découpure des ailes du
papillon Draconia rusina du Brésil, étudié par Poul-
ton, leurs taches transparentes, traversées de fines
nervures, alors que les écailles en dessinent de plus
fortes, lui donnent l'apparence d'une feuille moi-
sie, attaquée par les chenilles et rongée par les
champignons 3 .
Les sauterelles Pterockroza, étudiées par Paul
Vignon et dont on connaît une soixantaine d'es­
pèces qui toutes habitent l'Amérique tropicale,
présentent les mêmes caractères : élytres aux
entailles irrégulières, mimant des feuilles à demi
i . L. CHOPARD, p . 116, fig. 4 4 ; voir d'autres exemples dans
R. CAILLOTS : La Adante religieuse, Paris, 1937, p p . 34-35.
2. L. C h o p a r d lient la forme lobée des pattes de la phylHe
comme u n excès « presque nuisible » et estime que l'insecte,
îéduit à ses élytres et sans ces appendices aplatis, paraîtrait
encore plus feuille. E n réalité, les pattes lobées parachèvent la
forme générale de feuille, car l'animal les tient contie son corps
et non pas étendues comme dans les collections. Des pattes ordi­
naires seraient beaucoup plus visibles.
3. H . B. GOTT, p . 336, pi. 39, 1; L. CEIOPAHD, p . 142.
CAMOUÎtACS. \1Λ

dévorées, perforées ou malades. La forme et la


profondeur des échancrures, toujours symétriques,
varient avec les espèces et même suivant les indi­
vidus. Chez Anornmatoptera manifesta^ des taches
marquent l'attaque de champignons parasites. Les
élytres de Pycnopalpa Angusticordata présentent des
taches translucides de couleur très pâle, laissant
apercevoir comme chez Braconna rusina un. réseau
de nervures brunes, comme si des larves minus­
cules avaient miné l'intérieur de la feuille. Un
mycologue, à qui Vïgnon montre une de ces sau­
terelles, dénonce l'attaque non pas d'une moi­
sissure quelconque, mais celle d'un champignon
déterminé î .
Les exemples sont innombrables. Les Phloeïdae
du Brésil imitent à s'y méprendre les lichens 2 ;
les Chlamys semblent des graines; les Umbonia des
épines; les araignées thomises des fientes d'oiseau.
Qui plus est, l'attitude complète la forme. L'in­
secte adopte d'instinct le comportement qui lui
permet de tirer le meilleur parti de la ressem­
blance proclamée. D'où, malgré tout, une certaine^
difficulté d'estimer celle-ci une simple illusion, ^
ou même le résultat frappant, mais sans portée j
aucune, d'une adaptation convergente de la plante ;
et de l'ammal. Car la ressemblance est exploitée. '
î. L. CHOPARD, p p . 136-141, fig. 57-59·
2. P.-P. GRASSE : Traité de ^oologic, Paris, 1951, t. X , fasc. 2,
Iléléroplères, p. 1750, pi. V I ; p . 1795> fig- I5 8 5-
ΣΙ2 MÉDUSE E T Gîe

Le phasme laisse pendre ses longues pattes, le Κ al·


lima applique sur la tige l'appendice allongé de ses
ailes inférieures, de façon à lui donner 3'apparence
du pétiole de la feuille qu'il mime. Celles des
mantes qui ressemblent à des fleurs se balancent
comme sous l'influence d'un souffle d'air. Le papil­
lon Meitculodes spongiata roule en tube ses ailes
antérieures, de manière à donner l'impression d'une
feuiËe recroquevillée. Les chenilles arpenteuses se
tiennent rigides et dressées, comme les pousses
d'arbuste qu'elles imitent, de sorte que les jardi­
niers les coupent parfois avec leur sécateur. Les
Clolia du Brésil se disposent en file sur les tiges,
de façon à figurer des clochettes *. Euglyphu bra-

ι. J e cite cet exemple pour être complet, mais par principe je


laisse d e côté ïe mimétisme dit collectif, où le simulacre est obtenu
par la réunion de plusieurs individus de la même espèce qui,
isolés, n'offrent aucune ressemblance perceptible. Ainsi, les che­
nilles à'ffypsa morrpcka, en soi peii visibles, se dressent parallèle­
ment autour d'une tige, de sorte qu'elles ont l'air d'une baie
savoureuse^ Funeste initiative, car l'oiseau, qui les eût négligées
éparaes, est attiré p a r le fruit dont elles offrent l'apparence. De
même, la coccinelle à sept points, aux environs d'Ostende, s'ag­
glomère p a r groupes de quarante à cinquante individus serrés les
uns contre les autres, groupes qui se distinguent mal des fruits jaune-
orange de l'argousier qui les supporte. De nouveau, cette dispo­
sition ne peut qu'entraîner pour l'insecte q u e des conséquences
fâcheuses. Pour m a p a r t , j e n'aperçois dans ceîi phénomènes, d'ail­
leurs aberrants, aucune manifestation de mimétisme, maïs plutôt
u n cas spectaculaire et curieux de grégaiisme (avec peut-être u n e
ί **2 composante ludique, au moins pour ïes chenilles dlHypsa momea
# < dont la disposition aciobatique est visiblement conceitée).
CAMOUFLAGE "3
ganza Schaus fournit un parfait exemple de l'ex­
ploitation subtile d'une disposition anatomique.
H. B. D. Kettlewell en a procuré une significative
description : « Mort et monté, c'est un papillon
de nuit très ordinaire, remarquable seulement par
îa présence d'un dessin blanc situé en position
inhabituelle sur la côte de l'aile postérieure. Ceci
ne devient intelligible que si Ton observe l'insecte
vivant au repos. Gomme les autres espèces du
même genre, ce papillon a l'habitude de passer le
jour immobile sur les troncs d'arbres, le bord anté­
rieur de l'aile postérieure projetée sous les ailes
antérieures et les dépassant. La signification adap­
tative de ce dessin des ailes postérieures s'éclaire
alors : il prolonge les marques blanches des ailes
antérieures et tend à briser les contours du papil­
lon et à le confondre avec les taches de lichen
blanc sur lesquelles il se tient 1 . »

* *

Or le mimétisme est inutile, sinon nuisible. Les


ennemis des insectes sont alertés par l'odeur ou
par le mouvement, très rarement par l'aspect de
la proie. De toute façon, il y a luxe de précautions,
excès de simulacre. L'important n'est pas l'ap­
parence extérieure, mais l'immobilité. En outre,
i. H. B. D . K E T T L E W E L L , art. cit., p. 205.

8
IÏ4 MÉDUSE ET C

comme le remarque très bien Vîgnon à propos des


sauterelles ptérochrozes, une feuille intacte n'est
pas moins feuille qu'une feuille abîmée. Dès lors,
à quoi bon le raffinement qui leur fait imiter les
plaies, les moisissures, les transparences des feuilles
desséchées ou à demi décomposées?
Le phénomène demeure mystérieux. Les spécia­
listes ont d'abord essayé de l'expliquer comme une
mesure de protection contre les prédateurs éven­
tuels; puis, remplaçant les causes finales par les
causes efficientes, comme la réunion fortuite de
caractères, curieux sans doute pour l'observateur,
mais assez largement répandus et qui, pris isolé­
ment, n'auraient rien de remarquable. Le malheur
est qu'il ne s'agit pas d'une juxtaposition quel­
conque d'éléments à la fois étranges et insignifiants
en de nombreux autres cas, mais de la seule confi­
guration capable de donner le change et surtout
qu'il s'ajoute à cette dernière une attitude appro­
priée et la conduite précise qui complètej^ilhision.
Tout à l'heure, pour le « travesti », j'avais con­
jecturé une fascination de l'Autre qui faisait que
le mime en adoptait gratuitement l'apparence et
Pailure, attitude qui correspondrait chez l'homme
à son goût irrépressible du déguisement. J'imagine
maintenant une tendance non moins partagée à
obtenir une invisibilité trompeuse. Cet escamotage
de soi offre assurément des avantages pratiques
pour échapper au prédateur ou pour endormir la
CAMÎVOSULOE '«3
méfiance de la proie. Cependant les moyens mis
en œuvre dépassent si largement le degré d'imita­
tion utile qu'il a fallu recourir à la notion fthyper-
Λ-- têiie pour expliquer l'espèce de délire de perfection
sans objet dont les insectes offrent de si déroutants
exemples 1 . L'essentiel est la poursuite, comme ver­
tigineuse, de l'invisibilité pour elle-même. Celle-ci,
jointe à l'étrange privilège qu'il faut bien supposer
aux insectes d'avoir pu modeler jadis leur propre
structure, a donné les incompréhensibles résultats
qui découragent aujourd'hui l'ingéniosité des théo­
riciens.
Chez l'homme aussi, l'invisibilité est un souhait
permanent. Elle peut être utile, en temps de guerre
par exemple. L'homme n'a pas inventé pour se
dissimuler lui-même, ses engins et ses installations,
de meilleurs procédés de camouflage que celui des
serpents et des phyllies : les couleurs disruptives et
le recours au feuillage. Des toiles peintes de larges
taches de couleurs voyantes brisent la forme à
faire disparaître. D'autres fois, des branches touf­
fues la recouvrent. Mais, comme toujours, c'est

i. On appelle kyperlélie le développement excessif d'un organe.


Au Heu de remplir la fonction, à laquelle il répondait, il devient
parfois inutile et même dangereux. Ainsi, de dimension normale,
les défenses de certains pachydermes comme l'éléphant sont une
arme redoutabîe et leur iaiiie peut concourir h les rendre efficaces.
Mais, chez tels mammouths de l'époque glaciaire, démesurément
longues, elles s'enroulent en spirale et ne sont plus qu'ïnoïïensives
et encombrantes.
u6 MÉDUSE E T Cie

dans l'imagination humaine qu'il convient de cher­


cher d'abord le vrai répondant du fantasme fixé
dans Tanatomie ou dans l'instinct de l'insecte.
Tous les folklores du monde connaissent des man­
teaux ou des chapeaux qui rendent invisibles. Ils
sont l'un des objets magiques les plus communé­
ment présents dans les légendes. Les jeux des
g enfants montrent également combien d'échapper
au regard est préoccupation fondamentale. L'in­
visibilité, si je puis dire morale, n'est pas moins
appréciée. Dans les contes, immanquablement le
héros est celui auquel personne ne faisait attention
et la lampe merveilleuse est celle qui n'a pas
d'apparence. La littérature romanesque, surtout
la littérature populaire rend hommage, pour sa
part, à la même obsession de l'invisibilité, quand
elle se plaît à mettre en scène des personnages
dont la toute-puissance secrète agit dans l'ombre.
Masqués par leur feinte insignifiance ou masqués
tout de bon, ils sont insoupçonnables jusqu'à ce
qu'ils se révèlent. Alors la surprise ajoute à l'épou­
vante. L'adversaire paralysé est vaincu d'avance.
Les insectes font de même : chez eux aussi, le
camouflage prépare l'intimidation, et l'invisibilité
souvent n'est là que pour assurer le succès d'une
effroyable et subite apparition.
INTIMIDATION

De même qu'un examen attentif du problème


conduit à décrocher en partie les phénomènes de
mimétisme de Futilité biologique, de même je
me demande s'il n'est pas également opportun
de les dégager quelque peu d'une trop étroite
notion de ressemblance, qui pourtant semble être
la première condition du juste emploi du mot. Il
est clair, de toute façon, que la ressemblance ne
joue qu'un rôle secondaire dans les conduites d'in­
timidation, traditionnellement étudiées dans le
cadre du mimétisme et comme chapitre spécial
de celui-ci. On admet en effet que l'insecte, par
sa démonstration intimidante, cherche à être pris
pour un animai plus volumineux, plus puissant
ou plus redoutable. Dès lors, dans la mesure où
on estime qu'il s'efforce de donner le change, il
est naturel qu'on range son cas sous la rubrique
du mimétisme.
Je ne doute pas que la ressemblance n'existe,
mais elle n'est pas l'essentiel, pas plus que, dans
le cas du travesti ou du camouflage, l'utilité bio­
logique n'est l'essentiel. J e soupçonne même que
IlS MEDUSE E T Gie

la ressemblance n'est qu'une conséquence de l'in­


timidation : elle se produit parce que les moyens
d'intimider ne sont pas infinis et probablement
sont moins nombreux que les apparences ou les
comportements possibles. îl suit que certaines
formes ou conduites intimidantes devront se res­
sembler sans qu'il y ait nécessairement la moindre
copie de l'une par l'autre.

I. OCELLES

Je commencerai par le cas le plus simple, qui


a chance d'être le plus clair, celui des ocelles qui,
en effet, ressemblent à des yeux, mais qui, selon
moi, n'intimident pas à cause de cette ressem­
blance. Il s'en faudrait peu que je n'affirme qu'au
contraire les yeux intimident parce qu'ils res­
semblent aux ocelles. L'important est ici la forme
circulaire, fixe et brillante, instrument typique de
fascination.
La face inférieure des ailes du papillon Caligo
prometkeus, ornées de larges ocelles bruns conve­
nablement situés, est souvent invoquée comme
un remarquable exemple de mimétisme. Il en
existe dans la littérature spécialisée de saisissantes
descriptions. En .effet, le .papillon étalé, placé la
tête en bas, donne parfaitement l'impression du
INTIMIDATION "£>
masque si caractéristique de la chouette ; le corps
de l'insecte figure le bec de l'oiseau. Le malheur
est qu'au repos les ailes du Caligo sont relevées
l'une contre l'autre, de sorte que c'est seulement
dans les boîtes des collectionneurs qu'il prend l'ap­
parence d'un rapace nocturne. Dans la nature, où
les ocelles ne sont pas visibles ensemble par le .
même spectateur, il n'y ressemble jamais. Vivant, ^
c'est bien plus Ophihalmophora claudiaria Schaus
qui simule un incontestable hibou.
On a d'ailleurs remarqué qu'un papillon diurne
comme le Caligo ne trouverait aucun avantage, au
contraire, à ressembler à un rapace nocturne. En
effet, dès que l'un de ceux-ci s'aventure à sortir le
jour, il est vite poursuivi et attaqué par les petits
oiseaux, lesquels pourraient avoir une heureuse
surprise en rencontrant une proie, le papillon, au
lieu d'un ennemi, le hibou.
Il reste que les mouvements des ocelles du Caligo
mettent en fuite les volailles et que, si on les lui
découpe avec des ciseaux, la frayeur des volatiles
disparaît aussitôt et qu'ils mangent incontinent
le malheureux insecte 1 . Le fait est doublement

i. Expérience de Fassl. Cf. M. HERING : Biologie der Sckmelter-


linge, Berlin, 1906; P. VIGSÛK : Introduction à la biologie expérimen­
tale, Encycl. BioL, Paris, 1930, t. VIII ; p . 355. D, ELEST {Behaviour,
1957, XI, p. 209) a montré expérimentalement que le refus ou
l'acceptation des Automerîs d'Amérique du Sud par les oiseaux
dépend de la perfection des ocelles que ces papillons arborent sur
120 MÉDUSE E T Gie

instructif par la leçon de prudence qu'il comporte


et par la voie qu'il ouvre à 3'investigation. La
leçon de prudence invite à toujours considérer
l'insecte en vie et dans la nature. Le second ensei­
gnement démontre que les ocelles du Caligo sont
par. eux-mêmes terrifiants, sans que le papillon
ressemble en rien à ixne chouette. Il n'est pas vrai,
comme on l'affirme, que le Caligo effraie, parce
qu'on ne peut pas croire que ce soit un insecte
qui ait de tels yeux. Il ne s'agit pas d'yeux, mais
de quelque chose de luisant, d'énorme, d'immo­
bile, de circulaire porté par un vivant, et qui, en
effet, sans être un œil, semble regarder.
Les ocelles sont largement répandus. On les
nomme parfois primaires, quand ils sont constam­
ment visibles, secondaires quand l'insecte ne les
démasque qu'au moment où il a intérêt à épou­
vanter. Ils s'étalent avec fréquence sur les ailes des
papillons diurnes et nocturnes, surtout sphiagides
et satumides 1 . On les retrouve, dissimulés au repos

leurs ailes postérieures. H. B. D. Kettlewell a également remar­


qué que, quand un oiseau, avant de manger, sa proie, la laisse
tomber sur le sol et qu'elle dévoile alors des ocelles : « l'oiseau
recule et le papillon s'échappe » (art. cit., p. 208).
1. H, B. D. KJSTTLEWELI* {art. cit., p. 208) estime que l'appari­
tion de l'ocelle accompli résulte des mécanismes normaux de la
sélection naturelle à partir d'une simple tache noire, telle qu'on
la constate par exemple chez Syssphj/τιχ molxna Cram. Un seul
gène la transforme en une surface obscure entourée d'un cercle
noir (comme chez Arctia cqja). Un second gène donne un anneau
INTIMIDATION 121

sous les éîytres, sur les ailes des nombreux acridiens


et mantidés. Ils apparaissent également sur les
anneaux de certaines chenilles où ils jouent un rôle
spécialement important. Ils sont dessinés jusque
sur la carapace des coléoptères : un casside, Pseudo-
mesomphalia conlubernalis^ aplati et mince, déploie
soudain ses élytres où se détachent deux ocelles
jaune vif au centre noir. Heïlipus ocellatus les porte
de velours sombre, entourés de jaune clair. Deux
élatérideSj Tetralobus gigas et Elater coquebertii, les
arborent sur leur corselet cylindrique en forme de
heaume. Chez le Cucujo d'Amérique centrale (Alaus
oculatus)) les deux ocelles du protothorax sont,
en outre, les organes lumineux de leur proprié­
taire.
Presque toujours, à cause de 3a symétrie de Fin-
secte, les ocelles vont par paires, de sorte qu'ils
paraissent simuler des yeux, non seulement par le
dessin, mais aussi par la disposition. ~
Il arrive du reste, mais rarement, que l'ocelle
soit unique et médian comme œil de cyclope. Il
agit alors par sa seule puissance. Tel est le cas en
particulier des coléoptères cassides du genre Cop-
iocycla (Brésil). Un seul anneau qui passe par les
éîytres et le thorax scelle l'ensemble du bouclier
dorsal et, se continuant sur les trois parties de
extérieur de couleur contrastée, un troisième apporte la tache
blanche qui imite, dit-on, ïa réflexion de la lumière sur une pupille
(comme chez Salurma pavonia L).
122 MÉDUSE E T Cie

l'armure sombre, la dote ainsi d'un cercle gigan­


tesque et luisant*.
Les ocelles servent à faire peur. Ainsi la mante,
dans l'attitude spectrale, quand toute droite, pattes
et ailes déployées, elle stupéfie sa victime, exhibe
deux ocelles noirs sur les terribles pattes ravis­
seuses qui vont s'abattre sur la proie. Poulton a
étudié la chenille du sphingide Pergesa (Ckoero-
campa) elpenorc^n, rétractant sespremiers anneaux,
gonfle le quatrième sur lequel apparaissent deux
ocelles cerclés de noir. G. A. K. Marshall a épou­
vanté deux babouins avec une chenille voisine,
celle de YHippotion (Choerocampa) osiris. De la cou­
leur de la vipère heurtante, elle présente aussi
deux grandes taches ocelliformes. Les singes pris
d'une « abjecte frayeur » s'enfuyaient sur le toit 2 .
Selon Neave, jusqu'aux indigènes seraient impres­
sionnés par l'exhibition des cercles inattendus 3 .
Au repos, la chenille de Leucorampha ornatus mime
un morceau de bois. Attaquée, elle se tord sur
elle-même, de façon à présenter sa face ventrale
qui mijae le dos d'un serpent. Le thorax s'enfle.
Sur le quatrième segment, des ocelles apparaissent,
faisant surgir à l'improviste une tête triangulaire,
ï. P . VIGNON, p . 460. Voir également le Coptoçyda arcuata Swe-
derus, le Plagîometriona praecincta Boheman, le Metrîonazona Fabri-
cius, ibid., fig. 703-710, p . 461.
Q. Trans. Entom. Soc. London, 1902, p p . 397-398.
3. H . B. COTT : Adapiwe Coloration tn Animais, Londres, 1940,
p· 307.
IflTttSï:ûA.TïG« îï$

aux écailles jaunes bordées de noir. La chenille,


cependant, accrochée au rameau par ses deux
dernières paires de fausses pattes, se balance' à
la manière d'un reptile. Rassurée, elle ferme ses
ocelles et reprend son attitude normale.; La che­
nille de Madoryx pluîo, qui hante également, le
Nord du Brésil, utilise la même technique, à cela
près que son masque n'est pas celui d'un serpent,
mais celui d'une effraie : autour des ocelles, la
pigmentation de l'animal simule les larges anneaux
de plumes qui chez l'oiseau paraissent être, autour
des yeux, des écrins ou des réflecteurs 1 .
Des faits de ce genre sont connus depuis long­
temps. Bâtes en avait déjà signalé dès 1863. Plus
tard, Shelford, alors directeur du musée de Sara-
1 wak, raconte avoir été trompé par une chenille
| de Choerocampa mjdon, qu'il prend pour un ser-
1 peut arboricole, Dendrophïs picta. Chopard, qui
rappelle l'anecdote, considère comme particulière­
ment digne de remarque que les ocelles de la che­
nille soient exactement de la dimension des yeux
du serpent et« non, comme dans certains exemples
I donnés, hors de proportions avec l'ensemble 2 »,
C'est là trop de réalisme. Le propre des ocelles et
I la condition de leur efficacité est précisément d'ap­
paraître démesurés. Il ne s'agit pas de procurer

Σ. MILES MOSS : « Sphingîdae of Para», Jiovitates Zoologiccœ,


1920, XXVII, pp. 333-424; P. VIGNON, pp. 3G8-373 et pi. VIII.
2. L. CHOPARD : Le Mimétisme^ Paris, 1949, p. 242.
134 MÉDUSE ET C i e

une ressemblance précise, mais d'obtenir un effet


de terreur.
On îe voit bien pour la chenille de Stauropus fagi
dont le même Chopard reconnaît qu'elle ne res­
semble à rien et qu'elle « suggère plutôt l'idée d'un
animal imaginaire * ». En effet, l'épouvante est
d'autant plus intense que la source en paraît plus
étrange et comme apocalyptique. A ce point de
vues la chenille de Papilio iroïlus représente une
réussite exceptionnelle. Elle non plus ne ressemble
à rien. Des ocelles immenses, noirs sur fond blanc,
ι la rendent simplement monstrueuse. Une minus-
;
î cule tache claire en forme de mince croissant les
anime et donne l'impression de reflets de la lumière
sur les pupilles humides. De la tête, sort brusque­
ment un appendice bifide qui lui ajoute comme
| des cornes et dont les effluves sont répulsifs. Le
| vertige visuel est composé avec îe trouble de la
1 nausée.
Au repos, les antennes rabattues, les ailes anté­
rieures seules visibles, le sphinx Smerinihus ocellaius,
suspendu à un rameau, ressemble à un paquet de
feuilles de saule desséchées. Soudain, les antennes
se dressent, le thorax se bombe, l'abdomen se
creuse. L'animal démasque brusquement sur ses
ailes inférieures deux gros « yeux » bleus sur fond
rose qui médusent l'agresseur, cependant que le

i. L. CÎÎOPARD, op. cit., Paris, 1949, p. 243.


INTIMIDATION **5
corps du papillon vibre et frissonne dans une
sorte de transe. Jamais il ne s'envole. Si une
secousse trop forte le fait tomber, c'est au sol qu'il
continue ses sursauts spasmodiques x. Les obser­
vations de Standfuss (1909) ont montré que la
manœuvre effrayait jusqu'aux oiseaux : mésanges,
rouges-gorges et rossignols communs.
Je mentionnerai un dernier exemple, parce qu'il
a donné lieu à une ingénieuse tentative d'explica­
tion. La chrysalide d'un géométridé de Ceylan,
Dysphania (Euschema) palmyra arbore deux grands
ocelles noirs cernés de jaune, entre lesquels une
série de taches sombres figurent un museau étroit.
Selon G. M. Henry, qui Fa décrite, cette appa­
rence n'évoque pas l'image précise d'un serpent
ou d'un lézard, mais peut fort bien faire souvenir
les oiseaux prédateurs de l'effroi que leur inspire
le saurien de petite taille qui les dévore : le Stenops
gracilis. Autrement dit, précise l'auteur, l'oiseau ne
reconnaît pas dans la chrysalide son ennemi réduit
à des dimensions minuscules. Mais, en lui, la res­
semblance déclenche le réflexe de la peur. De la
même façon, continue G. M. Henry, le singe
devant la protubérance du fulgore ne se croit pas
en présence d'un crocodile nain 2 . Mais ce serait

1. A. JAPÎIA : « Die Trutzstellung des Abendpfauenauges »


(Snunnihus ocellata L.), £ool. Jahrbucher Syst., XXVII, pp. 321-326;
P. VIGNON, ïbid.
2. G. M. HENRY : « The tcirïfying appearence of the pupa of
Σ2β MÉDUSE ET GIe

assez de ce semblant de mufle pour qu'ijsejrajgpjslle


le crocodile. J e dirai ce que j'en pense.
U Pour l'instant, je me borne à enregistrer l'ef­
ficacité des ocelles,] Celle-ci a été constatée par
maint naturaliste et certains d'entre eux, comme
R. W. G. Hingston, en ont même souligné l'impor­
tance, mais toujours comme s'il s'agissait pour l'in­
secte de mimer l'aspect d'un prédateur vertébré,
chat, serpent, hibou, rapace diurne. D'où, semble-
t-îl, l'aspect circulaire de l'ocelle, laquelle copierait
le dessin de l'œil redoutable. Kingston insiste sur
les caractères qui assurent à cette contrefaçon le
maximum de visibilité : une localisation excellente
et le choix des couleurs, où prédomine de beau­
coup le noir cerclé de jaune *. Le même obser­
vateur déclare alors ne pas s'étonner si, de l'infi­
nité de simulacres qui pourraient faciliter aux
insectes la fuite, la mise en garde, le bluff ou le
déguisement, ce soit l'œil qui apparaisse privilégié
| poux jouer « le rôle de masque dans le carnaval
|t de la Nature où il s'agit de faire croire 2 ».
Précisément, la question est de savoir si l'ocelle
est un dessin, un simulacre de l'œil, et si sa fonction
Dyspkanîa (Euschema) palnvyra C r a m » , Proc. Ent. Soc. London, 1926,
1, p p . 61-62.
1. Des expériences sur les affiches ont montré qu'en fait celte
combinaison était, de toutes, celle qui attirait le plus les legards.
Kingston, lui, pense à la pupille noire cerclée d'or des prédateurs.
2. R. W . G. KINGSTON : The Meaning of Animal Colour and Adorn-
menî, Londres, 1933. Cité p a r H . B. GOTT, p . 38g.
ΪΝΉΜΓυλΉΜ \wy
est de faire croire à la présence d'un vertébré en
place de celle d'un insecte. Il convient de se sou­
venir ici que tout cercle fixe est naturellement
hypnotisant. Le contempler longuement trouble,
paralyse, endort. Qu'un anneau clair et brillant
autour d'un centre obscur et comme vide lui fasse
en outre-figurer un œil, c'est assurément une source
supplémentaire de trouble et d'effroi, une possi­
bilité accrue de fascination et de vertige. Cette
ambiguïté s'ajoute à l'effet purement optique
et, chez l'homme, met en branle l'imagination.
Il ne me paraît pas impossible de montrer que
l'ocelle n'est pas une image schématique de l'œil.
D'abord, la similitude ne porte que sur la forme
circulaire commune à l'organe et au dessin. Mais
la meilleure preuve qu'il s'agit de deux réalités
différentes, dont l'une n'est pas le rappel ou l'em­
blème de l'autre, est qu'elles se peuvent combiner.
Presque seuls parmi les oiseaux, chouettes et hi­
boux ont les yeux placés, non de part et d'autre de
la tête, mais dans l'aire d'un disque plat d'où ils
regardent dans la même direction. En outre, leurs
pupilles sont dilatées et fixes dans l'orbite : elles
restent centrales, immuablement. L'animal doit
tourner la tête pour voir de côté. Enfin, cha­
cune, entourée d'un anneau doré, est située au
foyer d'un cercle de duvet qui l'élargit jusqu'aux
limites du visage. Les yeux de ces rapaces se
trouvent ainsi transformés en ocelles : cercles déme-
128 MÉDUSE ET C î e

' sures, concentriques, immobiles et lumineux. Qui


plus est, comme les mantes et les sphingidés, les
hiboux connaissent eux aussi une sorte cle transe
où ils déploient leurs ailes, hérissent leurs plumes,
dressent leurs aigrettes. Comme chez: les mantes
et les sphingidés ^cette attitude_spectrale succède
brusquement à un état de camouflage absolu. En
effet, les bruns et les gris d'un plumage savamment
dégradé en camaïeu, ailleurs tacheté ou pointillé.
confondent parfaitement l'oiseau avec l'écorce de
l'arbre. La blancheur Immaculée de la robe du
harfang fait de même avec la neige. On ne voil
que les yeux exaltés, qui ne sont plus des yeux.
c'est-à-dire les simples et ordinaires organes de la
vision, mais des apparitions surnaturelles, comme
surgies de l'au-delà, énormes, aveugles, impassi­
bles, phosphorescents, avec la fixité et l'étranger*
perfection des figures de la géométrie. Il n*en fau1
pas plus pour qu'une mythologie presque una­
nime x réponde à l'attente. Chouettes et hibou?
sont oiseaux de sinistre augure, présages de mort
incarnations d'âmes malveillantes.Telle est la puis·
sance fasematrice des ocelles.
J e l'ai dit : elle est d'abord optique. Mais, che;
l'homme, il n'y a pas d'hypnose pure. Il ressen
l'influx funeste sans en être paralysé. Son imagi-
nation intervient et développe, à partir de l'ata·
i. Athènes fait exception, où l a chouette est l'emblème de 1;
sagesse.
6 . COULEURS DISRUPTXVES. ZEBRES SE DÉSALTÉRANT ( p . 1 0 / } .
Photo Ptutl l'upper.

7- JMiSSÎN 1)ISRUI'T!F ET IlOMOailkOMlE :


« ACRIOl'ODKS ΚΛΓ.Ι.ΛΧ » ([)- ï o f ï ) .
l'hofa A. Khls.
8 . OCELLES DE « CALIGO PROMETHEUS» {p. II8).
Photo A. Voronlzqff.

Ps *»■
«M.S

9- OCELLES DE LA CHENILLE
DE « Ï'APILIO TROILUS » ( p . 1 2 4 ) .
7-%ΰίσ /î. Mots.
***\ά*
ïati^mt

W^r?i^

1 0 . C3IKNIU.E DE « ϊ'ΛΙΊΙ.ϊΟ TROÏLUS »


EN ATTITUDE TERRIFIANTE [j>. 1 2 6 ) .
Photo A. h'hlx.
ν
jfï
13- MEMBR\CIDES *.
« IIErERONOTCS YULMiRANS » igrOSSl) ( p . I46}.
Pholo ■ Muséum af nalural Hislory (Lombes)

14. ΜΙ MTm\( ÏI>E-> :


« S P H O N O O P I I O R I s I,A J U R O N S » ('grossi) ' ' p . 146}.
/'//«/« .- Muséum of mitimil Îli.ïloiv (Ijmdres).
M

%+.

I^^p^^l^liifi

15. MEIWBRACÏDES :« CERESA B U B A L U S » (grossi) (p. i.[Gj.


Ula\ Phdu h Ciu.nl

■*>> *A

\6 Ml MHPAf II)! S
J*i*
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INTIMIDATION 129
I visme animal déjà surmonté, la croyance au mau­
vais œil. Celle-ci est une des plus généralement
répandues. Lernauvais œil, c'est-à-direl'ocelle, jette
un sortj véhicule une malédiction. Il importe de
fuir le regard néfaste et de s'en protéger par
une contre-magie appropriée. Le meilleur est de
retourner la menace et d'interposer entre l'adver­
saire et soi la puissance redoutable d'un œil chargé
de la même vertu maléfique. L'homme dessine
alors, à Γ avant de ses trirèmes ou sur ses boucliers,
1
des yeux énormes chargés d'assurer la perte de son
ennemi et de le protéger lui-même 1 . Souvent
même, il ne les dessine pas comme ils sont véri­
tablement, c'est-à-dire allongés, en forme d'olive
ou de navette,iet surmontés de l'arche du sourcil."
Il peint tout franchement des ocelles : des cercles
concentriques de couleurs contrastées, purs et abs-
, traits foyers d'hypnose et de terreur 2 .

2. M É D U S E

Une fois de plus, par l'intermédiaire d'une fabu-


, lation et avec les contrastes accoutumés, Je compor­
tement de Γ insecte explique la mythologie de
l'homme. Il éclaire non seulement la croyance au
r. S. SELIGMANN : Der base Blick xmd Verwandtes, Berlin, 1910,
t. I I , p p . 145-150, fig. 205-116.
a. îbid., t. I I , fig. 9 1 , 92, 104.
9
i3° MÉDUSE E T Gle

mauvais œil, mais l'invention de créatures aux


regards paralysants ou mortels comme la Gorgone,
le catoblépas, le basilic et tant d'autres. Il vaut la
peine de s'y arrêter un instant. SelonH&iodg^les
Gorgones sont trois sœurs monstrueuses (Homère
ifenconriart qu'une), La seule célèbre est Méduse.
Elles sont filles du Vieillard de la Mer, Phorcys,
et de Gèto. Elles habitent PExtrême-Occident,
au-delà du fleuve Océan qui limite le monde, près
du Royaume des Morts et du printemps sans fin
qui règne dans le Jardin des Hespérides. Leurs
bras sont en fer, elles possèdent des aiîes puissantes.
Leurs corps et leurs vêtements sont noirs. Leur
visage circulaire, gonflé par la fureur, épouvante.
Elles ont une chevelure de serpents. Leur nez est
aplati. Leur bouche énorme et grande ouverte laisse
voir une double barrière de crocs menaçants. Leurs
yeux sont dilatés et fulgurants : de vrais ocelles.
Elles paralysent et changent en pierre celui qu'elles
regardent ou qui les regarde.
Polydecte, roi de Sériphos, poursuit de son désir
la mère deJEeisée, Danaé. Pour se débarrasser du
fils trop vigilant, il lui ordonne d'aller couper la
tête de Méduse, la seule mortelle des Gorgones.
On reconnaît là un scénario courant, dans les
contes populaires. Le mythe de Persée d'ailleurs,
se déroule exactement comme l'un d'eux. Hermès
et Athénâ amènent le héros chez les trois Gréès^
ι sœurs des Gorgones, qui n'ont qu'un seul œil et
INTIMIDATION Ï $ Ï

une seule dent5 qu'elles se prêtent tour à tour.


Persée intercepte cet ceil unique et commun. ïl les
oblige ainsi à lui révéler le chemin de la demeure
des monstres. Elles lui donnent en outre des san­
dales ailées, un sac et le casque d'Hadès, qui rend
invisible, c'est-à-dire les habituels objets magiques
sans lesquels l'exploit impossible demeurerait irréa­
lisable. A ces cadeaux, Hermès joint une faucille
et Athéna un miroir. Persée trouve les Gorgones
endormies dans une caverne. Détournant les yeux
et s'aidant du miroir, il décapite Méduse sans la
regarder. (Je soupçonne qu'il se servit plutôt du
miroir pour renvoyer au monstre son propre visage
fascinant.)
Le regard de la tête coupée garde toute sa vertu.
Persée emporte son trophée dans le sac des Grées.
Avec cette arme invincible, il change Atlas en
montagne, pétrifie Polydecte et d'autres. Il trans­
forme partiellement en pierre le monstre qui gar­
dait Andromède sur un rocher au milieu de la
mer; les algues sur lesquelles reposait la tête san­
glante de la Gorgone sont métamorphosées en
corail.
Le récit est transparent. ïl s'agit d'un conte
d'initiation. L'adolescent, conseillé par ses instruc­
teurs et armé des accessoires requis5 se rend dans
l'Autre Monde, c'est-à-dire dans h brousse, ou
dans l'enceinte où le sorcier conduit la cérémonie.
Il subit l'épreuve pour devenir adulte et conquérir
132 MÉDUSE ET G i e

le masque qui l'agrège à la société des hommes ou


à une confrérie secrète. Désormais, c'est lux qui por­
tera Pépouvantail et qui paralysera ses ennemis.
La tête de la Gorgone n'est rien d'autre qu'un
masque. Il n'est pas indifférent de voir ainsi, par
son entremise, la croyance au mauvais œil, le
pouvoir fascinant des ocelles, reliés clairement avi
port du masque dans les sociétés primitives, où si
souvent ïa vue fortuite ou sacrilège d'un masque
par un non-initié est considérée comme entraînant
la mort, du moins la demi-paralysie, la consomp­
tion du malheureux ou du téméraire. On fait
d'ailleurs le nécessaire pour qu'elle l'entraîne effec­
tivement. D'autres fois, la conviction suffit.
Selon les uns, Persée enterra la tête de Méduse
sous l'agora d'Argos; selon d'autres, il l'offrit à
Athéna, qui pria Héphaïstos de la fixer sur son
bouclier. On dit encore qu'Athéna obtint la tête
de Méduse pour prix d'un combat ou que Zeus,
son seul propriétaire légitime, la prêtait à Athéna
ι ou aux autres dieux de haut rang pour pétri­
fier leurs ennemis. Le trophée fatal, comme l'œil,
est représenté fréquemment sur les boucliers 1 . A
l'époque classique, Athéna le porte en guise de
pectoral sur l'égide. En réalité, l'égide est un
double du gorgoneïon. C'est la peau de la chèvre
Aegïs, si effrayante que sa vue faisait frissonner les
I . S. SELIGMANN, op. cit., t. I I , p p . Γ30 sqq.t 147 sqq., 305 sqq, e t
fîg. 3 1 8 - 2 2 0 .
INTIMIDATION 133

plus braves et que les Titans demandèrent à sa


mère Gaïa de îa cacher. Elle fut ainsi enfermée
dans la grotte où Amalthée venait chercher son
lait pour nourrir le jeune Zeus. Plus tard, celui-ci
en utilisa la toison pour recouvrir son bouclier.
Une autre fable représente Aegis comme un
monstre énorme qui créa la terre par ses propres
moyens. Sa gueule crachait du feu. Il brûla la
Phrygie entière et les forêts du Caucase jusqu'aux
Indes. Athéna le tua et se servit de sa peau comme
d'une cuirasse.
L'égide n'est pas tout d'abord une cuirasse
collante à écailles, où resplendit comme un ter­
rible fermoir la tête de Méduse. C'est une ample
dépouille animale qui recouvre tout le buste et
tombe au moins jusqu'aux reins. Posée sur la tête,
elle dissimule le visage et le remplace par le masque
hideux de la Gorgone, aux yeux immenses, à la
langue pendante entre les crocs, à la chevelure de
serpents hérissés. La peinture d'un fragment de
vase d'Amasis x ne laisse guère de doute à cet
égard et fait penser qu'originairement l'égide était
le déguisement complet et le gorgoneïon le masque.
Dès le début (ainsi dans Homère, Iliade, V, 737),
le travesti et l'accessoire sont à la fois offensifs et
défensifs, fascinants, paralysants, comme le mau-

1. Reproduite par HELBIG : Ârchaologische- ^àtschrifi, 1844,


tab. XV. Cf. S. SELÏGMANN, op. cit., t. I, p, 95, fig. 6.
*34 MEDUSE ET C l e

vais œils comme les ocelles des chenilles et des


papillons.
Sur l'Acropole de Périclès et de Phidias, l'ancien
masque n'est plus qu'un visage apaisé, harmo­
nieux, qui orne la poitrine d'une déesse tutélaire.
Mais la croyance n'est que déplacée. Chassée de
l'univers sacré, elle se monnaie et se dilue dans la
zoologie. Alexandre de Myndos, cité par Athénée
(V, 64), sous le nom de^Gorgo, connaît non pas
le monstre décapité par Persée, mais un animal
de Libye, semblable à une brebis sauvage. Il porte
sur la tête une crinière si lourde qu'il parvient à
peine à la secouer de devant ses yeux. Mais, quand
ϋ y réussit, son regard est mortel. Des soldats de
Marius, l'apercevant, le prirent pour un bélier
sauvage"* et tentèrent de s'en emparer. Rejetant sa
crinière, il les anéantit tous d'un seul regard.
Le catoblépas, que Pline situe en Ethiopie occi­
dentale, n'est pas moins redoutable. Heureusement
sa tête est si pesante qu'elle traîne à terre, de sorte
que ses effets meurtriers ne sont pas trop destruc­
teurs pour le genre humain.
Tout comme pour la Gorgone, c'est avec un
miroir qu'il convient d'affronter le basilic. Déjà
mentionné par Pline et Galien, le reptile fabuleux
conserve sa place dans les bestiaires, chez Aldro-
» vandi par exemple, jusqu'au xvn e siècle. L'ani­
mal est tué par son propre reflet. La surface d'une
eau calme ne lui est pas moins fatale,
ximftuuAium m
On îe voit, d'une façon quasi universelle et en
tout cas des plus tenaces, peut-être indéracinable,
l'homme a peur de l'œil dont le regard stupéfie,
fixe au sol, prive soudain de la conscience, de la
volonté et du mouvement. Il craint de se trouver
| devant le signe circulaire qui propage le vertige
ou la mort, qui tue ou qui change en pierre. Il
s'épouvante et, aussitôt, s'efforce de faire de Fem-
blème redouté un instrument de terreur dont il
dispose, dont il est maître à son tour. Il invente
des créatures fabuleuses à seule fin de leur arra­
cher le pouvoir de stupéfier, contre quoi il se sent
désarmé, mais qu'il rêve de domestiquer à son
profit.
I Pour obéir à cet appel qui le dépasse et auquel
I les insectes eux-mêmes sont dociles, il conçoit l'idée
de peindre des yeux, des cercles, des masques, à la
fois protecteurs et agressifs. L'insecte, comme d'ha-
| bitude, les reçoit de l'espèce et les porte indélé-
l biles, tissus dans son organisme. L'homme en
mu'nit ses armes, ses bateaux, ses chars, ses mai­
sons. Il s'efforce avec maladresse de renverser la
situation. Il élabore des superstitions compliquées
pour tourner l'obstacle et apprivoiser le prestige,
pour substituer, lui aussi, à sa force défaillante,
une puissance imaginaire, mais incommensurable,
paralysante, qui ne laisse aucun recours précisé-
\ ment pour être illusoire, féerique, en un mot une
1 invincible hypnose. De nouveau, le parallèle se·
ï%6 MÉDUSE ET C i e

répète, de l'ocelle au regard de la Gorgone, du


spasme de la chenille ou du papillon à la transe
du sorcier. Cette fois, de toute évidence, Fhomo-
logie est remarquablement précise. De plus, qu'on
le veuille ou non s par tenants et aboutissants, elle
achemine inévitablement la réflexion vers le pro­
blème du masque.

3. SORCELLERIE
La sorcellerie, ou — ce gui revient au
même —■ la croyance à la sorcellerie, ne sau­
rait s'expliquer que si elle repose sur une
donnée qui déborde les limites de l'espèce et
qui lui soit antérieure,

Je ne sais si beaucoup d'entomologistes ont


remarqué que les insectes à ocelles sont presque
tous des insectes mimétiques et s'ils en ont tiré la
conséquence logique. Les chenilles, qui paraissent
serpents ou chouettes, mieux dit, qui découvrent
un masque, semblent d'abord des morceaux de
bois. Elles doivent se retourner pour apparaître
reptiles. Le Smerinthus ocellatus simule tout d'abord
être un paquet de feuilles sèches. La couleur de
la mante l'assimile au milieu. Les grandes saute­
relles ptérochrozes, on s'en souvient, portent le
mimétisme à d'extraordinaires excès, parfaitement
inutiles : leurs élytres simulent à la perfection des
feuilles mortes, attaquées par la maladie, avec les
taches, les échancrures, les nécroses, les transpa-
INTIMIDATION *37
rences des végétaux en voie de corruption. Or,
ces élytres cachent fréquemment des ocelles : ainsi,
chez les Pterochroza, les Tanusia3 les Ommatoptera,
au nom révélateur. Le fulgore, lui aussi, on îe
verra, est mimétique et possède des ocelles.
Dans ces conditions, la connexion du mimé­
tisme et des ocelles ne saurait être due au hasard.
Il y a entre les deux phénomènes un lien qu'il
convient de déceler. Je l'aperçois pour ma part
dans le mécanisme de l'exhibition des ocelles fas-
I cinateurs. Il ne suffit pas qu'ils existent, il faut
\ qu'ils apparaissent. D'abord invisibles, ils éclatent
tout d'un coup. Le mimétisme non seulement les
dissimule, mais escamote en même temps leur pro­
priétaire. ïl le confond avec le milieu, il empêche
qu'on l'en distingue. Alors soudain, là où il sem­
blait n'y avoir rien, d'une sorte d'absence ou au
moins de présence neutre, difficile à repérer, dou­
teuse, surgissent des cercles énormes aux couleurs
vives, invraisemblables, dont la fixité fascine.
La disparition dans le décor, la simulation
d'écorces, de lichens, de feuilles, sur lesquelles ont
pourtant porté la plupart des controverses, ne sont
donc pas ou ne sont pas toujours l'essentiel du
mimétisme. Elles ne servent souvent qu'à prépa-
| rer et à multiplier l'efficacité de la terrible sur-
. prise destinée à déclencher une panique. L'insecte
opère à la façon d'un masque à volets : à une
apparence, il en substitue une autre, qui effraie.
13» MEDUSE E T Gie

Mieux : en place du néant, c'est soudain le visage


de l'épouvante.
L'insecte sait faire peur; qui plus est, il pro­
voque une espèce de peur très particulière, une
terreur hyperbolique, imaginaire, à laquelle ne
correspond aucun péril véritable, menace pure,
agissant par l'étrange et le fantastique et qui, jus­
tement, pour paraître surnaturelle, pour ne ren­
voyer à rien de réel, pour surgir de l'au-delà,
confond la victime et semble lui interdire toute
réaction qui ne soit pas la paralysie ou le désarroi.
L'insecte opère avec une technique consom­
mée ; soudaineté extrême du changement à vue
et mimique accessoire pour appuyer l'exhibition
des ocelles. J'ai déjà décrit la transe horripilante
du Srnmntims. 'Un autre spbyiigide, cryptique et à
couleurs disruptives, Amphypterus ganascus, attaqué,
démasque des ailes postérieures rouges. Ses pattes,
munies d'épines, infligent au prédateur imprudent
de douleureuses piqûres.1 L'attitude, spectrale de
jg. mante n'est pas moin? caractéristique. La bête
se hérisse subitement comme par « une commotion
électrique » ; les élytres et les ailes déploient en
corolle leur double voilure; l'abdomen s'enroule
et se détend par brusques secousses, avec un bruit
d'air qui s'échappe; les pattes ravisseuses écarte-
lées dévoilent leurs ocelles noirs à foyer blanc,
«joyaux de guerre tenus secrets en temps habi­
tuel >>, comme dit Fabre, toujours lyrique. Épou-
ΙΗΤΙΜΙΰλΤΙΟΝ \*&

vantail immobile, 3a mante paralyse îe meilleur


sauteur. D'un seul bond, le criquet pourrait faci­
lement se mettre hors de la portée du monstre,
mais il reste immobile ou même se rapprocherait
lentement de l'apparition fatale. Chez les mantes,
la manœuvre est fréquente et bien attestée. Pseu~
docreobotra wahlbergii1, en attitude spectrale, pivote
sur elle-même, de façon à toujours faire face à
l'ennemi. Eremiaphila braueri, décrite par Roonwal,
déploie brusquement des ailes aux couleurs vives,
pourpres, violettes bordées de noir, et se dresse
sur ses pattes de derrière. Roonwal a tourné autour
de l'insecte et celui-ci a tourné avec lui, le fixant
et gardant vingt minutes l'attitude terrifiante 2 .
La mante Stagmomantis de Californie, observée
par Varley 3 , pivote, elle aussi, pour fixer son
agresseur. Idolum diabolicum, décrit par Garpenter,
est une mante essentiellement cryptique; quand
elle désire terrifier, elle étale ses fémurs large­
ment lobés, "aux couleurs violemment contrastées,
et les présente perpendiculairement à l'ennemi.
En même temps, elle fait entendre un son strident

ï. Observation de L. G. Bushby en Afrique-Orientale portugaise


(H. B. Corr, op. cit., p. 388, fig. 81).
2. M. L. ROONWAL : « The Frightening Attitude of a Désert
Mantis, Eremiaphila brauerî Kr. (Ortkoptera, Mantidea) », Proc. Roy.
Eut. Soc. London> 1938, 13, pp. 71-72.
3. G. G. VARLEY : « Frightening Attitudes and floral simula­
tion in Prayîng Mantîds », Proc. Roy. Ent. Soc. London, 1939,
pp. 91-96.
I40 MEDUSE ET G i e

(dzzling and ratiling) qu'elle obtient par le frotte­


ment des ailes et des cuisses. Les singes prennent
peur *. Selon Shelford, un son analogue est pro­
duit par Hestiasula sarawaca, de Bornéo. La sau­
terelle Ommotoptera pîctifolia Walkzr, qui, au repos,
ressemble à une feuille morte, troublée, fait vibrer
ses élytres et produit les couleurs ardentes de leur
face inférieure, puis exhibe les ocelles de ses
ailes 2 /
Pantomime, sursauts^ fascination, émission d'un
bruit étrange et inquiétant sont procédés de .sor­
cier. Peint de couleurs vives ou de blanc, décoré,
masqué, gesticulant sur desTechasses qui le gran­
dissent comme la mante se grandit dressée sur
ses pattes de derrière, ou danseur, convulsion-
naire, faisant retentir le'irhombe ou la\ crécelle,
iî célèbre une liturgie panique. J'ai eu, lors d'une
autre étude, l'occasion d'insister sur l'importance
du masque et de la frénésie dans l'histoire de
l'homme. Je résume ici les données du rébus, telles
que j ' a i cru pouvoir les définir 3.
C'est un fait que toute l'humanité porte ou a
porté le masque. Cet accessoire énigmatique et sans
destination utile est plus répandu que le levier,
1. G. D. HALE CARPENTER ; « Experiments on the Relative
EdibïHty of ïnsects, with Spécial Référence to their Coloration »,
Trans, Entom. Soc. London, 1920, pp. 1-105; H. B. COTT, op. cit.,
p p . 212, 213, 2 l 6 , 232.
2. H. B. D. KETTLEWELL, an, cit., p. 203, fig. 17.
3. R. CAÏLLOIS : Les Jeux et les Hommes, Paris, 1958s pp. 136-154.
INTIMIDATION I4I
l'arc, le harpon ou la charrue. Des peuples entiers
ont ignoré les plus humbles, les plus précieux usten­
siles. ïls connaissaient le masque. Des civilisations^
parmi les plus remarquables, ont prospéré sans
avoir l'idée de la roue ou, ce qui est pire, sans
avoir, la connaissant, l'idée de l'employer. Le
masque leur était familier. L'homme en général,
l'homme abstrait et hypothétique des premiers
âges et des premières cultures, celui-là pourrait
prétendre à plus juste titre que Descartes et, en
tout cas, au sens propre : « Je m'avance masqué. »
Il n'est pas d'outil, d'invention, de croyance, de
coutume ou d'institution qui fasse l'unité de l'hu­
manité, du moins qui la fasse au même degré que
le port du masque ne l'accomplit et ne la mani­
feste.
Il existe un mystère du masque : les raisons qui
partout ont pu pousser l'homme à se couvrir la
face d'un visage second, instrumeut de métamor­
phose et d'extase, de possession par les Dieux;
instrument aussi d'intimidation et de pouvoir poli­
tique. L'ethnographie tout entière est emplie de
masques et des vertiges, des transes, des hypnoses,
des paniques qui en sont la conséquence presque
inévitable. C'est au point que j'ai osé avancer une
hypothèse démesurée : les peuples accèdent à l'his"
toire et à la civilisation au moment où ils rejettent
îe'masqu^Toï^IsTënrepudient comme véhicule de
panique intime ou collective, où ils lui arrachent
142 MEDUSE ET G i e

sa fonction institutionnelle. Même désaffecté,


simple accessoire de carnaval ou de fête mon­
daine, U inquiète et fascine. Sa puissance de séduc­
tion est tenue en lisière : elle n'a pas disparu. Pour
le moment, je désire seulement souligner que le
problème du masque n'est ni épisodique ni local.
Il affecte l'espèce entière.
Le masque, en tout cas, pris à l'apogée de son
empire, apparaît comme un visage adventice ter­
rible et monstrueux qui, à la fois, dissimule et
épouvante : il réunit et associe les deux fonctions
du mimétisme et des ocelles. Qu'on examine les
masques d'Afrique ou d'Océanie. Ils effraient par
les cornes disproportionnées qui les surmontent,
par des mufles énormes et menaçants, par les yeux,
trous noirs que sertissent fréquemment des pro­
éminences circulaires et profondes comme mar­
gelles de puits. Certes, j'entends bien qu'il s'agit
pour le porteur de capter l'énergie des animaux-
ancêtres, de s'imaginer soi-même devenant bête,
de bondir, de déchirer, de hurler. Il reste qu'il
aboutit à faire peur et à déclencher une panique.
J'abandonne la mythologie qui soutient la pra­
tique. Par principe, elle est proprement humaine
et peut-être la seule innovation de l'homme. Mais
en regard du masque, je ne puis me retenir d'ali­
gner la conduite et les démonstrations, l'épouvan­
tai! soudain produit, les spasmes, la mimique, la
métamorphose de tant d'insectes pourvus à la fois
INTIMIDATION U§
de la double propriété d'échapper aux regards et
de les surprendre tout à coup par un spectacle
médusant. Seulement, maintenant, aux ocelles
j'ajoute la vaine ramure prétendue « décorative »
du lucane cerf-volant, les cornes de l'orycte et
de nombreux autres scarabées, les superstructures
compliquées, redondantes, des Spkongophorus, des
Cyphoniai des Heteronotus, le masque du fulgore. Il
est temps que j'en vienne à ces nouvelles singula­
rités.
Je rassemble auparavant, une dernière fois,
les données du problème : certains insectes pré­
sentent des ocelles, qu'ils emploient pour fasci­
ner la victime ou le prédateur éventuels. Car la
contemplation imposée et prolongée d'un cercle
fixe provoque la paralysie et l'hypnose. Cette
démonstration du faible pour épouvanter le fort,
ou du plus lent pour immobiliser le plus rapide,
s'accompagne à l'occasion d'une frénésie dont le
rythme possède lui-même un pouvoir envoûtant.
A ces effets optiques et rythmiques, les hommes et
les animaux sont également sensibles. D'un côté,
les insectes que leurs ailes supérieures dissimulent
et assimilent au milieu, découvrent brusquement,
dans un tremblement convulsiÇ des cercles relati­
vement énormes. Ils agissent alors comme s'ils en
connaissaient les effets prestigieux. De l'autre, des
hommes masqués, qui ne paraissent plus être des
hommes, surgissent à l'improvlste de la brousse
144 MÉDUSE ET G î e

indistincte et se conduisent en fauves ou en


démons, en spectres émergeant de l'autre monde.
Eux-mêmes sont pris de transes. Ils se sentent pos­
sédés par des forces étranges et souveraines. Leurs
gestes et leurs cris sont dictés par l'Être qui les
possède ou qu'ils incarnent. Ainsi transformés, ils
poursuivent et terrifient un peuple dupé qui ne les
identifie pas, qui perd tout pouvoir de se défendre
et de réagir. Dans sa panique, le fuyard n'est plus
capable de reconnaître l'évidente vérité : la pré­
sence de l'homme derrière l'Apparition.
Dans les masques humains, du visage caché
et transformé subsistent seulement les yeux qui
regardent — déshumanisés — à travers les trous
noirs cerclés de couleurs ou seuls accidents d'une
', surface redoutablement plate. Mais les masques,
qui sont fascinants, sont aussi mimétiques. Les
accessoires les plus divers contribuent de parti pris
à les éloigner le plus possible du visage humain,
Il faut qu'ils soient différents. D'où les multiples
architectures qui les surmontent. Des cornes, des
oreilles, des auréoles, mille emblèmes, suivant les
cas identifiables ou énigmatiques.
Or les insectes connaissent aussi ces volumineux
accessoires. Le lucane promène devant lui une
ramure de cerfj articulée comme une gigantesque
mâchoire, mais qui n'en a pas la fonction. L'orycte,
sur le thorax, porte deux forts boutoirs aigus qui
l'ont fait nommer communément rhinocéros. Le
INTIMIDATION 145
scarabée-Jupiter, le dynaste-Hercule sont prolon­
gés par une sorte de tenaille longitudinale qui
double leur longueur. Une branche part de la tête,
une autre, qui la surmonte, est issue du thorax,
les deux vont s'emboîter en avant de l'insecte, qui
semble alors précédé d'une formidable machine de
guerre *. Cependant, toutes ces armes impression­
nantes sont inoffensives. Elles sont l'apanage exclu­
sif des mâles, de même que seuls les hommes ont
droit d'approcher ou de porter les masques. Il
arrive, comme pour déconcerter davantage, que
la dissymétrie intervienne et que, comme chez
Lathrus korschinskiiy des protubérances se déve­
loppent sur la face inférieure de la seule mandi­
bule gauche 2.
Les membracides présentent des bosses dorsales
sous lesquelles ils disparaissent entièrement. L'un
d'eux, Umbonia orozimbo, d'Amérique centrale et
du Brésil, est recouvert d'une sorte de grande épine
verte à filaments et à taches rouge brique : lui
aussi, comme le papillon Caligo, a souvent défrayé
la chronique du mimétisme et d'une façon aussi
peu justifiée. Car cet insecte-épine vit sur des légu­
mineuses qui n'en ont pas, de sorte que son dégui-

1. Voir également îe lucanide Cladognathus gïtaffa, du Sikkim


(P.-P. GRASSE : Traité de apologie, 1949, t. IX, p. 884, fig. 577)
et les énormes cisailles effilées de Chiasognathus graniti, du Sud du
Chili.
2. P.-P. GRASSE, ibid., p . 1014, fig. 707.

10
146 MÉDUSE ET G i e

sèment ne peut servir qu'à le faire remarquer. C'est


là d'ailleurs que gît la solution du problème : on
ne se déguise pas uniquement pour se cacher. On
se déguise au moins autant pour se faire voir, pour
apparaître sous un vêtement d'emprunt spectacu­
laire et saisissant, déroutant ou trompeur. De nou­
veau, je dois dénoncer le préjugé de Futilité :
l'homme estime profitable pour un insecte de se
cacher. Il n'imagine pas qu'il puisse, au contraire,
s'afficher. Encore une fois, il sacrifie, ce faisant,
l'anthropomorphisme apparent à l'anthropomor­
phisme profond, autrement redoutable.
Quoi qu'il en soit, des espèces proches parentes
de Y Umbonia sont surmontées de constructions
tourmentées aux formes de cauchemar. Tels sont
les Heteronotus (nigriscans, vulnera?zs} etc.,), les Sphon-
gophorus (latifrons,inflatus, etc. J, les Ciphonia. L'ap­
pendice d'Ernestopehlkia spinosa, très allongé en
arrière, s'étend au-delà du corps de son porteur.
La bosse dlAmitrochaies reclus ressemble par ses
boursouflures successives à une fourmi stylisée.
Boçydium globulare, déjà dessiné par G. Stoll, en
1788, arbore une manière d'antenne de télévi­
sion terminée par quatre globes qui se répondent
autour d'une longue pointe x. Avec Smerdalea fwr-
rescens du Guatemala, on quitte la géométrie pour
les formes déchiquetées : l'insecte s'abrite sous un
r. Représentation des cigales, pi. 28, iîg. 163; P. VIGNON, p. 410,
fig. 675-
INTIMIDATION H?
appendice foliacé dont les découpures évoquent le
rostre dentelé de la langoustine x.
A quoi riment les superstructures déconcer­
tantes qui ombragent ces homoptères comme au­
tant de parasols torturés? Il est douteux qu'elles
possèdent îa moindre valeur protectrice. Heterono-
tus trînodosus, d'Amérique centrale, est complète­
ment abrité par une série de boules où on a voulu
identifier un simulacre de fourmi. Parantonae dip-
teroïdes, décrit par Fowler, mimerait une mouche.
Rien de plus douteux que ces interprétations, de
plus arbitraire que les similitudes que Ton a éga­
lement cru reconnaître avec tel ou tel élément végé­
tal. Ces appendices ramifiés et encombrants, s'ils
évoquent parfois quelque chose, ne ressemblent à
rien et, en tout cas, ne servent à rien, qu'à gêner
considérablement le vol de l'insecte 2. Ce sont
de pures excroissances « ornementales », aériennes,
qui bifurquent à l'improviste, de façon saugrenue
et absurde, tout en 'conservant un « souci » évi­
dent d'équilibre et de symétrie. Elles font penser
aux ratures déchiquetées et savamment compen­
sées des manuscrits de Rabindranath Tagore, aux
Ï . Cf. P.-P. GRASSE : Traité de Z^ofogie, Paris, 1951, t. X , fasc. 2,
pp. 1518-1520, fig. 1353-1356. General Catalog ofthe Hemiptera, I,
Membracidae, Smïtli Coll., Northampton, U . S. Α., 1927, fasc. I ;
A. DA COSTA LIMA, Znsetos do Brasil, t. 3 : Homopteros, 1942, Esc.
Nat. Àgr., ser. cîid., n° 4.
2. H . B. C O T T , op. cit., p . 4 0 9 ; P.-P. GRASSE, op. cit., p. 1520,
où P. Pesson conclut à une « orthogénèse hypertéîlque ».
I48 MÉDUSE ET C i e

découpures des clés médiévales les plus exception­


nellement travaillées, ou encore aux méandres et
\ sinuosités de Fart animalier scythe ou sarmate.
Elles rappellent aussi les échafaudages qui sur­
montent certains masques de cérémonie océaniens
ou américains. Paul Pesson le souligne explicite­
ment dans un ouvrage récent x. Pour moi, je me
garde de tirer argument d'analogies qui vont trop
directement dans mon sens.
Il me semble sage de me défier de ressemblances
trop précises. Ce ne sont pas les analogies for­
melles que je recherche, mais les correspondances
fonctionnelles. Ici, l'homologue du sorcier porteur
de masque est beaucoup plus le porteur d'ocelles.

4, LE FULGORE

Au sens précis du mot, les protubérances des


homoptères ne sont nullement des masques, c'est-à-
dire de faux visages plaqués sur le visage réel. Seul
le fulgore « porte-lanterne », parmi les insectes,
semble authentiquement arborer un visage postiche.
Les naturalistes distinguent (ou plutôt distinguaient
1. Le Monde des Insectes, Paris, 19585 p . 41 :« Les portraits d'in­
sectes présentés dans les planches de cet ouvrage font quelquefois
penser à des créatures de l'Apocalypse, à des masques peints de guer­
riers ou de sorciers, ou à des robots monstrueux, et ces quelques
exemples, parmi des milliers, suffisent à confondre la plus prodi­
gieuse des imaginations. »
INTIMIDATION 149
en l'an X : les classifications sont éphémères) :
îe fulgore porte-lanterne (du Brésil et de la
Guyane); le fulgore porte-chandelle (de Chine);
, le fulgore ténébreux (de Guinée) ; le fulgore phos-
i l phorique et le fulgore nyctalope (de Surinam);
* h îe fulgore luisant (de Cayenne) ; enfin le fulgore
\ I européen (d'Italie méridionale et de Sicile). A
ic
°f M l'exception du dernier, strictement géographique,
tous ces adjectifs font allusion aux rapports pré­
sumés de ces insectes avec la lumière. O n en juge
par une croyance fortement enracinée qui concerne
leur chef de file : fulgora laternaria, le fulgore
porte-îanterne. Au début du x v m e siècle, M U e de
Mérian accrédita la légende qu'il émettait une
lumière si considérable qu'on pourrait lire le
journal à sa clarté. J e reproduis ci-dessous, in
extenso, le très fantaisiste rapport, qui commente
la planche X L I X de son ouvrage :

Les Indiens ont voulu me persuader que de ces mouches *


provenaient les Lantarendragers ou Porte-Lanterne
qui sont tels que j'ai ici représenté le mâle et la femelle
volant et en repos. Leur tête, ou, pour mieux dire, ce long
capuchon luit la nuit comme une lanterne; pendant le jour
il est transparent comme une vessie et rayé de rouge et

* Cette espèce de mouches fait un bourdonnement qui ressemble


a u son d'une vièîe et qu'on entend de loin, c'est pourquoi les
Hollandais lui ont donné le nom de Lierman, c'est-à-dire Viéleur.
(Noie de MIîe de Mérian.)
I50 MÉDUSE ET C i e

de vert. La lueur qui sort de celte vessie pendant la nuit


ressemble à la lumière d'une lanterne3 en sorte qu'il ne
serait pas difficile d'y lire un livre d*un caractère sem­
blable à celui de L a Gazette de Hollande. Je conserve
une de ces mouches qui est prête à se transformer, elle a
conservé toute la forme d'une mouche, n'ayant pas même
changé ses ailes, mais cette vessie, dont fai parlé, lui a
crû à la tête; les Indiens nomment cette mouche la mère
des Porte-Lanterne comme ils nomment VEscarbot la
mère de ces mouches. La mouche que fai dessinée en bas
sur une fleur de Grenade représente un Viéleur qui peu
à peu prend la forme d'un Porte-Lanterne ; on leur
donne ces noms pour les distinguer, car l'un et Pautw
rendent un son semblable à celui d'une vièle, aparemment
avec la trompe qui est commune à tous les deux et qu'ils
ne perdent point dans toutes leurs transformations. Quelques
Indiens m*ayant apporté un jour un grand nombre de ces
Porte-Lanterne, je les renfermai dans une grande boè'te3
ignorant alors quHL· jetaient cette lumière. La nuit, enten­
dant du bruit, je sautai du lit, et je fis apporter une chan­
delle, je trouvai bientôt que le bruit venait de cette boete,
que j'ouvris avec précipitation; mais effrayée d'en voir
sortir une flamme, ou pour mieux dire autant de flammes
qu'il y avait d'Insectes, je la laissai d'abord tomber;
revenue de mon êtonnement ou plutôt de ma frayeur je
rattrapai tous mes Insectes, dont j'admirais la vertu sin­
gulière 1.
1. Dissertation sur la génération et la transformation des Insectes de
Surinam, La Haye, chez Pierre Gosse, 1726, p. 4g.
INTIMIDATION Ι£Χ
La tête de cette variété de fulgore, Laternaria
phosphorea L., est prolongée vers l'avant par une
protubérance boursouflée;, presque aussi volumi­
neuse que son corps et qui est vide. On imagina
que c'était une lanterne, d'où le nom dont l'insecte
fut baptisé. Il faut en prendre son parti : le fulgore
n'est pas lumineux. C'est le vide de la protubé­
rance qui amena le doute : la lanterne* manquait
de chandelle. Ces naïvetés ne sont plus de mise.
Il se trouve d'ailleurs des savants qui restitueraient
volontiers au fulgore une faible luminosité : sa
protubérance brille aux rayons infra-rouges. On
admet qu'elle fixe des bactéries photogènes. Dans
le dernier ouvrage de référence relatif aux données
biologiques *, le tableau 295, qui renseigne sur
la bioluminescence, consent au fulgore une clarté
blanche, avec un point d'interrogation quant à la
nature de la lumière émise. De toute façon, il n'est
pas question de ]'éclat intense qui, selon Marie-
Sibille de Merlan, permettait de lire facilement
« un livre d'un caractère semblable à celui de La
Gazette de Hollande ».
W. E. China 2 a établi" la généalogie d e ' l a
légende. Elle remonte à 1681, date où Nehemiah
Grew publie son Muséum Regalis Societaûs. Il attri-
1. WILLIAM S. SPEGTOR : Handbook of Biological Data, Philadel­
phie et Londres, 1956, p . 329. U n signe négatif figure dans la
colonne correspondant à la connaissance de l'histologie.
2. Proc. Entom. Soc. London, 1924, p p . XLTX-L.
152 MÉDUSE E T Cle

bue alors à une mystérieuse Mouche-Lanterne du


Pérou, dont ii avoue ne trouver nulle part la des­
cription, les qualités lumineuses de Pyrophorus noc-
tilucus, décrites cinquante ans auparavant par Th.
Moufet 1 pour une espèce très différente. Grew
rapproche son insecte de la locuste et non du
scarabée. Λ la fin de sa notice, il précise : « Ce
qui, à part la forme de la tête, est le plus remar­
quable chez l'insecte, est la luminosité de celle-ci.
Elle brille la nuit comme une petite lanterne, à
tel point qu'il suffit d'en attacher deux ou trois à
un bâton ou de les disposer autrement pour que
les insectes donnent assez de lumière à ceux qui
travaillent ou qui marchent la nuit 2. » Le trans­
fert à la « mouche-lanterne » de la vertu éclairante
du coléoptère de Moufet est manifestement une
décision arbitraire de Grew, sans doute influencée
par la protubérance vide de l'insecte. Marie-Sibiile
de Mérian, qui très probablement avait lu Grew,
lui emboîte le pas. Comme elle était sur place, son
erreur est malgré tout étonnante. Je ne pense pas,
comme le suppose W. E. China, que la confusion
soit issue de quelque chassé-croisé entre ses dessins
et ses notes, dont seraient responsables les éditeurs
européens. Le commentaire correspond incontes­
tablement à la bonne planche. Je conjecture une
autre explication.
I1Z
1. Theairum Itisectorum, Londres, 163,5, P- - -^ s'agît du cucujo.
2. N. GREW, op. cit., p . 158,
INTIMIDATION *53
Un critique d'art, selon moi perspicace, a remar­
qué que le caractère énigmatique du sourire de
La Joconde ne venait pas du dessin des lèvres, mais
du fait qu'elle était peinte parfaitement épilée,
sans cils, ni sourcils. Par une sorte de transfert,
c'est le sourire qui attire l'attention. Je crois l'ob­
servation très généralement applicable. Quand
quelque chose surprend, on est porté à en décou­
vrir la cause, non dans la raison véritable, qui
pourtant crève les yeux, mais dans une caracté­
ristique que le préjugé désignait à l'avance ou que,
pour toutes sortes de raisons, on s33,ttenda.it à cons­
tater. Ainsi, pour La Joconde, la surprise provoquée
par l'absence de cils et de sourcils, est attribuée
au sourire ambigu, qu'on connaît à la plupart des
personnages de Léonard. De même, la bizarrerie
du fulgore n'est pas sa prétendue phosphorescence.
Je suppose que M l l e de Mérian, frappée par son
aspect, s'est spontanément expliqué son étonnement
par la luminosité qui l'émerveillait chez les lucioles.
Quoi qu'il en soit, sa description fit autorité jus­
qu'à la fin du xvnr 3 siècle, où, devant l'absence per­
sistante de tout fulgore lumineux, le doute naquit.
Une longue polémique s'ensuivit. On affirma qu'un
seul des deux sexes était lumineux, que l'insecte
n'était lumineux que vivant ou qu'il ne l'était qu'à
certaines périodes. J 3 n allégua toutes sortes de rai­
sons de ce genre, dont chacune marquait un recul
des partisans de la luminosité, jusqu'au recours
ï54 MÉDUSE E T Cle

■actuel, si modeste, aux micro-organismes parasites.


En fait, la discussion est close depuis la fin du
xix e *. Mais il est des dictionnaires des plus répan­
dus pour continuer à définir les fulgores comme
des « insectes lumineux des pays chauds ».
- Le fuîgore n'attire pas moins que la mante la
curiosité des hommes. Mais, comme sa localisation
géographique est beaucoup plus limitée;, il est loin
d'avoir donné lieu à une mythologie aussi fournie.
Il n'est répandu qu'à Surinam et dans le Nord du
Brésil^d'où il descend jusque dans Γ État de Minas
Gérais. Là, comme ailleurs la mante, il est l'objet
de maintes superstitions. Il passe notamment pour
véhiculer le mauvais œil. On le pourchasse et on
le fuit.
Les IndiensY&ppûlent jacarenam~boj>a, soit tête de
jacarê (alligator, en guarani) et l'estiment capable
d'infliger de terribles blessures. Ils sont persuadés
qu'il est extrêmement venimeux et le redoutent le
plus quand, au crépuscule, il vole en décrivant de
larges cercles 2. Ils colportent qu'un fulgore, sur­
gissant de la forêt, attaqua une embarcation où
se tenaient neuf personnes. Huit moururent. Le
pilote, seul, se sauva en se jetant dans la rivière 3 .
i. Voir la bibliographie dans W.E. CHINA, toc. cit., pp. L-LII.
2. FRANCIS WALKER : Entomological Magazine, 1836, III, p. 107.
3. H. W. BÂTES : Proc. Entom. Soc. London, 1864, p. 14. Cité
par E. B. POULTON : « The terrïfyîng appearance of Laiernana
(Fulgondae) foimded on tbe most prominent features of tne Alli­
gator», Proc. Entom. Soc. Lonâon, 1924, pp. xun-xux.
INTIMIDATION 15¾
ïl avait eu, je suppose, la bonne idée de préférer
les alligators vivants à leur âme volante et bour­
donnante.
En Europej où il semble pourtant n'exister que
de rares exemplaires de l'insecte, et tous dans les
musées, chez les collectionneurs ou les marchands,
la permanence des controverses sur la prétendue
luminosité montre assez l'intérêt anormal qu'il
suscite. Victor Hugo, de manière significative, en
fait une sorte de symbole dans Ce que dit la Bouclie
d'Ombre :
Qui sait ce que, le soir, éclaire lefiilgore,
Être en qui la laideur devient une clarté?

Qui plus est, il 3'associe à la démoniaque man­


dragore. Le fait est d'autant plus remarquable que,
hors des cercles savants, directement intéressés, il
ne semble pas que l'existence de l'insecte des anti­
podes ait été connue de beaucoup de monde. L'al­
lusion d'Hugo n'en est que plus surprenante et il
faut que l'animal, par quelque caractère excep­
tionnel, retienne du premier coup l'attention du
profane.
C'est le cas, en effet. La protubérance cépha-
lique du fulgore figure avec une notable précision
une tète d'alligator. La couleur et le relief s'allient
pour y dessiner les dents effrayantes d'une formi­
dable mâchoire. Une arcade énorme protège un
semblant d'ceil globuleux, où, selon Gott, la tache
156 MÉDUSE ET C î e

blanche qu'on y aperçoit, simule un reflet de


lumière. W. J . Burcheil, qui en décrit un exem­
plaire, le 16 avril 1828, insiste sur le fait que la
proéminence des yeux et des fosses nasales repro­
duit les caractères qui permettent au saurien de
voir et de respirer même complètement immergé 1 .
Derrière cette gueule, à la fois naine et géante,
où tous les traits sont exagérés, presque carica­
turaux, mais parfaitement modelés, on distingue à
peine la tête minuscule de l'insecte, et deux points
noirs et brillants, quasi microscopiques : ses yeux.
La poche creuse est superflue. On ne saurait pour­
tant penser à quelque mimétisme. Pour quelle rai­
son un hémiptère qui, vit sur les arbres, volant de
branche en branche, irait-il s'affubler d'une tête
de saurien longue d'un centimètre et demi?
A cette question, deux réponses sont possibles.
La première consiste à nier que la protubérance
frontale du fuîgore ressemble véritablement à une
tête de crocodile. Cette position est celle de L. Cho-
pard qui, « devant cette curieuse combinaison de
taches due au hasard », s'indigne « qu'on cite
encore ce cas dans les livres les plus sérieux, en
cherchant une explication dans un effet de ter­
reur provoqué par un souvenir brusquement évo­
qué 2 ». Il s'agirait ainsi d'une simple illusion, due
à la complaisance de l'imagination humaine. Des
1. E. B. POULTON, loc. cit., p. xt.rv.
2. L. GHOPARD, op. cit., p. 245.
INTIMIDATION *57
détails, sans doute étranges, en favoriseraient la
manie d'interprétation, mais leur rencontre pure­
ment fortuite — objectivement — ne représente­
rait rien.'Je renvoie chacun à la photographie du
fulgore \ Iî me paraît qu'on fait en l'occurrence à
l'imagination une part généreuse. Les éléments de
la ressemblance ne sont tels qu'à raison de leur
distribution réciproque. Isolés ou disposés autre­
ment, c'est à bon droit qu'il deviendrait fantaisiste
d'y reconnaître des yeux ou des dents, comme on
se plaît à découvrir des formes dans les nuages.
Mais, dans le cas particulier, tout s'adapte et se
compose comme pièces de puzzle. J'accorde que
la ressemblance est absurde, est scandaleuse, mais
je ne puis non plus, pour éviter le scandale, nier
l'évidence.
J'en arrive à la seconde réponse. Les fulgores,
indépendamment de leur masque de saurien, sont

i . Dans Vlllustrated London News du 5 avril 1924, cliché dû au


naturaliste américain Paul Griswold Hawes; dans l'article cité
d'E. B. POULTON : Proc, Entom. Soc. London, 1924, fig. 1-4 : Laler-
narîa servillei, alligator exagéré et déformé; fîg. 5-8 : Laîernana
lucifera, plus petit, mais ressemblance parfaite et non caricaturale;
dans la Nouvelle Revue Française, oct. 1957, n° 58, clichés dus au
professeur Séguy pour illustrer mon article « Le Masque» (pp. 625-
642); dans Endeawur, oct. 1959, vol. X V I I I , n° 72, p . 203, fig. 18,
cliché en couleurs, mais peu distinct, du professeur J o h n Haywood
(Oxford) illustrant l'article de H . B. D . KeUlewell, qui reconnaît
au fulgore « le répertoire de moyens de défense le plus étendu »
(p. 209) : a) apparence cryptique; b) masque horrifiant; c) sécré­
tion d'une cire désagréable; d) ocelles secondaires.
158 MÉDUSE ET C i e

incontestablement des insectes mimétiques. Leurs


ailes supérieures sont couvertes de dessins teintés
en camaïeu qui les font se confondre avec le tronc
des simaruba, où ils se tiennent de préférence. De
leur abdomen, sortent de gros flocons cireux qui
achèvent de les rendre invisibles parmi les mousses,
les lichens et les irrégularités de l'écorce. Cepen­
dant, sur les ailes inférieures, invisibles au repos,
s'arrondissent de larges ocelles. L'animal est prêt
à effrayer l'ennemi au moyen de la tactique habi­
tuelle. Gomme les chenilles et les sphinx, il ne
se dissimule avec tant de soins que pour mieux
épouvanter ensuite.
Ressource supplémentaire, le mufle de croco­
dile complète l'action des ocelles. Ses dimensions
réduites ne sont pas une objection pour affirmer
qu'il constitue bien un instrument d'effroi. Il est
fort possible, en effet, qu'il terrifie réellement les
singes, déclenchant en eux le réflexe de la peur
des crocodiles, dont ils sont fréquemment vic­
times. On se souvient que c'est là l'hypothèse de
G. M. Henry, formulée à propos de la chrysalide
de Dysphania palmyra, mais aussitôt appliquée par
lui au fulgore.^
L'hypothèse a été défendue par E. B. Poulton,
qui invoque les chenilles-serpents comme celle de
Choerocampa elpenor, les expériences de G. A. K. Mar­
shall, la solution proposée par Henry l . La diiïi-
1. Voir supra, p . 125.
INTIMIDATION I59.
culte (une des difficultés) est alors la différence
d'échelle : on sait par Shelford que des singes^
peut-être insectivores, sont fréquemment la proie
des crocodiles, mais de là à ce qu'ils confondent
ceux-ci avec des sortes de cigales, la gageure est
forte. Pour réduire la portée de l'objection, Poul-
ton s'efforce assez vainement de montrer que les
animaux sont plus sensibles à l'apparence qu'à la
dimension. Il invoque son propre chien vivement
excité par un petit caniche de porcelaine haut de
quelques centimètres 1 .
Qu'on admette que la disproportion ait moins
de portée qu'il ne paraît, la question n'est pas
résolue pour autant. Personne, a ma connaissance,
n'a jamais vérifié si les singes sont ou non effrayés
par les fulgores, bien que l'expérience ait été récla­
mée avec insistance par Vignon, précisément pour
confirmer ou infirmer la conjecture d'Henry. Pour
ma part, je doute fortement de cette épouvante
présumée pour les besoins de la cause. Serait-
elle constatée, que sa réalité ne ferait qu'épais­
sir le mystère. Il faudrait en effet imaginer qu'à
l'époque où les formes des insectes ont été défini­
tivement arrêtées, eux-mêmes, une lucide finalité
ou l'aveugle chimie organique se seraient inspirés
de la gueule du crocodile pour modeler à sa res­
semblance un mufle creux, dans l'idée qu'un tel

ï. E. B. POULTON, lac. cit., pp. XLVII-XLVIIÏ.


16ο MÉDUSE E T Cle

•simulacre servirait à mettre les singes en fuite. La


conjecture est proprement délirante.
J'en avancerai une autre, à peine moins aven­
tureuse. Gomme les mœurs de la mante corres­
pondent à un mythe humain, comme les structures
des radiolaires sont platoniciennes, de même le
répertoire des apparences terrifiantes est limité et valable
pour tous les êtres. Le masque du fulgore n'imite
v
pas une gueule de saurien. Il en procure une
variante à l'échelle des insectes, aussi vaine d'ail­
leurs et aussi prestigieuse que les cornes de l'orycte,
la mâchoire du lucane, les tenailles du dynaste-
Hercule. Il ne s'agit pas d'une réplique, mais d'un
original aussi ancien que la tête de crocodile.
Celle-ci apparaît à l'homme comme le modèle,
seulement parce qu'il la connaît depuis plus long­
temps et qu'elle lui est plus familière, peut-être
aussi parce qu'elle est de plus grande taille. Si les
savants avaient connu le fulgore avant le croco­
dile; si le fulgore était répandu et le crocodile
rare ; si le fulgore était énorme et le crocodile ché-
tif, le problème eût été inversé. On se fût demandé
pour quelle invraisemblable raison le crocodile
pouvait bien imiter le fulgore. Reste la similitude
d'aspect. C'est là que mon hypothèse m'apparaît
à moi-même extravagante, au moins dans l'état
actuel des connaissances. J e suppose que les deux
effigies sont indépendantes et pourtant homo­
logues, qu'elles coïncident authentiquement et
INTIMIDATION 161

qu'aucune ne doit rien à l'autre. J'insinue que


toutes deux sont à la fois autonomes et frater­
nelles. Je suggère que les moules ou archétypes
dont dispose la nature sont en nombre fini. J e
veux dire qu'une certaine inertie ou une certaine
avarice, .si rien ne vient à la traverse,"^ économise
spontanément le nombre des modèles, y compris
celui des masques terrifiants.

Mon choix est fait. S'il n'y avait que îa protu­


bérance du fulgore, s'il n'y avait que les folles
excroissances des homoptères, s'il n'y avait que les
armes illusoires des scarabées, s'il n'y avait pas
les ocelles, j'hésiterai et me rallierai peut-être à la
thèse pourtant peu satisfaisante que ce sont là de
simples caprices de la nature. Mais il y a l'ocelle et
l'emploi parfaitement judicieux de l'ocelle. Il y a
le faux et l'usage du faux. En outre, un usage effi­
cace. L'insecte se comporte décidément en homme-
des-sorts, porteur de masque et sachant s'en ser­
vir. La peur est un sentiment assez répandu dans
la nature pour que je ne craigne pas d'y aperce­
voir la raison d'être de tant de prétendus orne­
ments et de tant de mimiques.
Dès lors, je cesse de croire aux hasards et aux
convergences. Je me décide. Je parle résolument
du masque du fulgore. Une dernière fois, je constate
la même opposition entre le monde des insectes
11
162 MÉDUSE E T Gle

et celui de l'homme : le « masque », immuable,


sculpté pour toujours dans la morphologie de l'es­
pèce, et le fragile simulacre extérieur et mobile,
dont l'officiant se couvre le visage, au moment de
feindre. Mais l'effet cherché est le même et les
moyens de l'obtenir, symétriques.
Hugh Cott? à la fin de son ouvrage, a réservé
une rubrique spéciale * à ce qu'il nomme « dissi­
mulation du corps derrière un masque ». Il y ras­
semble plusieurs exemples de myrmécomorphisme,
dont celui — probablement illusoire — de Hete-
ronotus trinodosus^. Surtout, il invoque l'araignée,
décrite par Bristowe et par Hingston, qui se dis­
simule sous le cadavre d'une fourmi et qui imite
en même temps la démarche sautillante et brisée
de l'insecte 3. Certes, on pourrait croire qu'on saisit
là sur le fait une incontestable activité de dégui­
sement, un recours authentique au masque. Pour­
tant, je me prive sans hésiter d'un argument qui
paraît d'abord si précieux. Je veux que le masque
soit organique chez l'insecte—-l'araignée d'ail­
leurs n'en est pas un ·—- et qu'il fasse partie de
son corps, tandis qu'il est simple accessoire mobile
chez l'homme, qui le pose ou le quitte à son gré.
» A ce prix seulement et à cause du contraste même,
la concordance est rigoureuse.

i. H. B. GOTT, op. cit., p. 409.


2. Supra, p. 147
3. Supra, p. 103.
INTIMIDATION 163

5. CONCLUSION

Qu'il s'agisse des mœurs de la mante, de l'es­


thétique des ailes des papillons, des camouflages
hypertéliques des phasmes et des acridiens, des
ocelles (et des spasmes qui en soulignent l'effet),
du masque du fulgore enfin, le problème ne change
^ pas. Chacune de ces données correspond chez
l'homme à quelque obsession, à quelque mythe,
à quelque croyance ou conduite irrationnelle et
impérieuse. Il est temps de rappeler ici qu'hommes
et insectes (certains insectes) constituent les deux
sortes d'êtres vivants qui connaissent l'étrange pri­
vilège de former des sociétés. Et ces sociétés pré­
sentent à leur tour le même inévitable contraste
entre l'automatisme et la liberté; entre la fixité, la
répétition éternelle et l'invention, la fluidité de
l'histoire. D'une part, l'inscription dans l'orga­
nisme de toute solution éprouvée, une modifica­
tion du corps valable pour des milliers de siècles,
la perfection de l'organe, des antennes, des palpes,
des yeux à facettes, sans compter l'infaillibilité
quasi somnambulique de l'instinct. De l'autre, la
capacité de créer des outils (d'abord) grossiers.
des armes (d'abord) insuffisantes, des vêtements
embarrassants qui ne font pas partie du corps
11*
164 MÉDUSE ET C l e

(comme en font partie carapaces ou toisons, qui


sont f armures ou fourrures impossibles à quit­
ter); puis viennent les machines pour fabriquer
armes, outils ou vêtements; ensuite, les machines
complexes pour fabriquer les machines plus
simples. Cette faculté, capable de se développer
sans im, implique le tâtonnement, l'erreur et la
rectification de Terreur. Elle inaugure, en même
temps, une liberté décisive. Elle suppose un lan­
gage imprécis, ambigu, qui invite aux contresens,
non un système de signaux univoques, comme
celui qui compose îe code limité de virevoltes
et chorégraphies inexorables, appelé abusivement
langage des abeilles, en vertu d'une méconnaissance
radicale de la nature confuse du langage, mais
aussi en hommage à une irrécusable similitude
fonctionnelle. La même sinistre ou heureuse dis­
grâce suppose encore des sociétés avec lutte de
classes et guerres de religions, avec haines et
fanatismes, avec revendications, révoltes et révo­
lutions, non un ordre inaltérable, une parfaite
économie où la physiologie corrobore et dicte le
régime social. Elle récuse les castes invariables
des fourmis, des termites, avec leurs reines, leurs
soldats, leurs ouvrières au destin scellé par Pana-
tomie. Elle permet, elle appelle des spéculations
mathématiques qui inventent des hyperespaces,
des volumes abstraits, inimaginables, sinon mcoiv
cevables, déduits d'un jeu raffiné, libre, de sym-
INTIMIDATION 165

boîes arbitraires. Elle ne s'accommode pas de la


géométrie implacablement et exclusivement hexa­
gonale du rayon de miel, pas même de la géomé­
trie complexe, mais non moins figée des radio­
laires; elle suppose une histoire de la peinture,
avec de hautes et de basses périodes, des réussites
et des échecs, non la perfection immobile à jamais
des ailes des papillons. Elle suppose des mythes,
des phantasmes, des cauchemars peut-être, non
d'irrésistibles conduites, des fatalités sans option.
Elle implique enfin l'individu, plus libre et plus
fécond que l'espèce. La conscience, qui crée à l'ex­
térieur, et non dans l'organisme qui la supporte,
a sans doute perdu d'être infaillible et somnam­
bule. Elle hésite, elle tâtonne. C'est peut-être le
prix qu'elle a dû payer pour émerger à l'existence.
Certes, elle n'en continue pas moins d'interpréter
les mêmes canevas tenaces et mystérieux qui guident
le petit peuple articulé. Cependant, dans des limi­
tes qu'elle apprend à connaître, peut-être à reculer,
cette fantaisie maladroite est libre. Et elle crée.

Je m'arrête. J'interromps l'aventureuse, la chi­


mérique construction. J e reviens à des recherches
précises, praticables. Rêveur et nostalgique, je
compare un instant encore, en imagination, les
masques des sorciers de la brousse et la longue
ibb MEDUSE E T Cie

protubérance frontale du fuïgore, presque aussi


grande que lui, la tête creuse de saurien inconce­
vable, à 3a fois naine et soufflée, aux yeux globu­
leux, factices sous une forte arcade non moins
trompeuse, à la haute mâchoire dessinée qui ne
peut rien mordre, la poche absolument vide et
pourtant démesurée qu'un absurde hémïptère
promène, sans même le savoir, depuis la nuit des
temps géologiques, devant son vrai visage.
Il n'est encore une fois qu'une seule nature. La
réussite de l'homme — sa disgrâce? — est peut-
être d'avoir introduit un peu de jeu dans l'im­
mense engrenage.
TABLES
TABLE DES MATIÈRES

?ages
LE PROBLÈME
Sciences diagonales 9
Courte note sur l'anthropomorphisme . . . . 19

L'HOMME RESTITUÉ A LA NATURE


A propos d'une étude ancienne sur la mante
religieuse 25
1. DESSINS OU DESSEINS 33
Les ailes des papillons 35
Naiura pictrix 54
2. CONTRASTES ET PARALLÈLES 69 .
Les trois fonctions du mimétisme 71
Travesti 84
Camouflage 102
Intimidation 117

Table des illustrations . 169


TABLE DES ILLUSTRATIONS

La moitié environ des clichés qui illustrent cet ouvrage ont été
pris à nia demande et spécialement à cette intention. Aussi, en même
temps que les agences et 7naisons d'édition qui ont autorisé la repro­
duction de leurs propres clichés, je tiens à remercier tout spéciale­
ment de leur aide MM. Luc Jouberi et Alexis Voronizqff, ainsi
que la direction du Muséum of Natural Hîstory de Londres et
M. F. R. Cowell, qui a été auprès de celle-ci mon interprète béné­
vole et écouté. (R. G.)

PLANCHES Î-IV (pp. 56-57) :


1. Marbre de Ferrare : paysage urbain. '
2. Marbre chinois signé : K'iao Qh.&n.:«Héros solitaire.»
3. Quartz évidé : art chinois.
4. Modèle en verre de radlolaire (Dorataspis diodon).
5. Separtia.

PLANCHES V - X I I (pp. 128-129) :


6. Couleurs disruptïves : zèbres se désaltérant.
y. Dessin disruptiî et homochromie : Agriopodes fallax.
S. Ocelles de Caligo prometkeiis.
9. Ocelles de la chenille de Papilio troïlus.
10. Chenille de Papilio troïlus en attitude terrifiante.
ï 1. Chenille-masque de Papilio glaucus.
12. Chrysalide-masque et chenille de Feniseca tarqztinius.
13. Membracïdes : Heteronoius vulnerans.
14. Membracïdes : Sphongophorus latifrons.
15. Membracïdes : Ceresa bubalus.
16- Membracïdes : Sphongophorus.
17. Insectes-masques : Panorpe.
18. Insectes-masques : larve d'Empusa egena.
19. Protubérance céphaîique du Fulgore porte-lan­
terne.
ACHEVÉ D'IMPRIMER
PAR L'IMPRIMERIE FLOCH
MAYENNE

(4499)

LE 10 OCTOBRE 1960

Λ' d'êd. : 7.760. Dép. Ug. : 4e îrim : i960


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