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TRANSCRIPTION
Non-
aspirées Aspirées Fricatives
•
La Chine ancienne
des origines à l'Empire
JACQUES GERNET
Professeur honoraire au Collège de France
Dixième édition
5U mille
DU M1;:ME AUTEUR
ISBN 2 13 053984 X
5
une transformati0n de plus en plus rapide et ·complète
du paysage. C'est alors que la Chine du Nord est
devenue un pays de culture ·continue. La population
s'est naturellement concentrée dans les grands bassins
d'alluvions, ceux de la valiée de la Wei, du ·cours infé-
rieur du fleuve Jaune, du Sichuan et de la vallée du
Yangzi.
Deux grands faits techniques doivent en outre ·être
retenus. Le premier est la fonte. du bronze qui semblé
remonter aux environs de 1700 ou 1600 avant notre
ère, aux débuts de la dynastie des Shang (connus aussi
sous-le nom de Yin), puis, dans les deux derniers siècles
qui précèdent l'unification des royaumes chinois par
les Qin, la fonte de fer qui a permis la production en
série d'outils agricoles et contribué puissamment à
l'accroissement des terres cultivées et à l'enri-
chissement des pays chinois. Contrairement au sens
assez vague qu'il a dans les parties occidentales de
l'Eurasie, l'expression d' « âge du bronze » a en Chine
une pleine signification en raison de ses qualités techni-
ques, de la beauté de ses pièces à moules segmentés et
de la quantité de sa production. Il avait été précédé par
le développement d'une petite métallurgie d'alliages de
cuivre et d'étain ou de plomb (miroirs, ornements,
couteaux, haches...) à partir de 2100 ou 2000 (l'époque
correspond à l'antique « dynastie » des Xia, qui pré-
céda celle des Shang). Les plus beaux bronzes chinois
nous ont été révélés par les fouilles scientifiques
conduites à partir de 1928 sur le site de la dernière
capitale des Shang, près du cours inférieur du fleuve
Jaune. Interrompues par l'invasion japonaise de 1937
et reprises après 1950, elles ont révélé de nouveaux tré-
sors. Mais d'autres civilisations du bronze, contempo-
raines de celle d' Anyang, considérées sans doute
comme « barbares » par les Shang, et de styles très dif-
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férents, ont été mises au jour dans la province chinoise
la plus occidentale, le Sichuan, en 1986, et jusque dans
une région aussi méridionale que le Jiangxi en 1989.
Un ·vase d' Anyang daté des environs 1200 pèse à lui
seul 875 kg, ,une tombe de même époque contient
1 600 kg de bronzes, une autre, au ve siècle avant notre
ère, jusqu'à 10 tonnes.
Ainsi entre les douze siècles qui se sont écoulés entre
la dernière période des Shang et les célèbres guerriers
de la tombe du premier empereur (Shihuang des Qin)
fermée en 210 avant notre ère, d'extraordinaires chan-
gements se sont produits dans la société, le système
politique, les techniques, les conceptions, les idées, les
hommes .et le paysage même de la Chine : il semble
qu'on soit face à deux univers différents.
La Chine du Ile millénaire consistait en une multi-
tude de petites seigneuries et principautés dont la plus
importante était la principauté royale, la noblesse y
étant classée en fonction de sa place dans le système
familial et de ses privilèges cultuels. Les Chinois
(Han) et d'autres populations, successivement alliés
ou ennemis, s'y trouvaient étroitement mêlés. La ten-
dance générale a été à un regroupement et à une
absorption progressive des petites unités par les gran-
des, de telle sorte qu'aux ive et 111e siècles avant notre
ère, il ne restait plus que sept très grands royaumes
engagés dans les guerres sans merci et de longue
durée. Dès le ve siècle et au cours de ces affronte-
ments, les chefs de royaume se sont libérés de
l'emprise des grandes familles ,nobles et il s'est dégagé
une conception abstraite de l'Etat, les hauts fonction-
naires étant nommés, notés et étroitement contrôlés
par le pouvoir central. Cette conception s'est main-
tenue après le premier Empire jusqu'à nos jours en
dépit de longues périodes de division, d'anarchie,
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d'occupation étrangère et d'une profonde évolution
de la démographie, des extensions territoriales et des
influences étrangères.
Si l'on tient compte de la diversité des conditions ·
géographiques et des genres de vie depuis la Sibérie
jusqu'à l'extrême sud de la Chine et depuis les hal;ltS
plateaux tibétains jusqu'au delta du Yangzi, on peut
dire que la Chine et ses régions limitrophes forment,
à elles seules, un monde aussi divers et aussi contrasté
que celui où se sont développées les civilisations du
Proche-Orient et du bassin méditerranéen.
On notera tout d'abord une opposition fondamen-
tale entre les régions propices à l'agriculture, celles où
les premiers défrichements remontent au Néolithique
(grandes plaines d'alluvion de la Chine du Nord et
plateaux de lœss du Shaanxi et du Shanxi - le lœss
étant une fine poussière de sable et d'argile d'origine
éolienne) et les steppes du Nord qui ne se prêtaient
qu'à des formes de vie pastorale ou semi-pastorale.
Relations entre Chinois agriculteurs et éleveurs
nomades des steppes seront une des données les plus
importantes de l'histoire politique et culturelle de la
Chine.
Les Chinois, possesseurs de techniques évoluées
d'organisation de l'espace, s'opposent également,
d'une autre façon, aux populations primitives très
diverses qui occupaient la plus grande partie des terri-
toires où s'est étendue la civilisation chinoise : ramas-
seurs, chasseurs, pasteurs, agriculteurs itinérants,
pêcheurs des côtes du bas Y angzi et du Zhejiang. Dès
les temps archaïques et pendant tout le cours de
l'histoire, ces populations furent lentement assimilées
par les Chinois - et là encore les emprunts furent
réciproques - ou repoussées dans les m-0ntagnes.
Certaines subsistent encore aujourd'hui dans les
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régions montagneuses de la Chine du Sud ou de la
péninsule indochinoise.
A partir du moment où les régions du moyen
Yangzi et du delta de ce grand fleuve, d'abord barba-
res, puis lentement colonisées depuis les débuts du
ier millénaire, commenceront à jouer un rôle dans
l'histoire, on verra s'opposer par leur genre de vie,
leur tempérament et leurs traditions, les Chinois du
Nord, terriens et mangeurs de millet et de blé, aux
Chinois du Sud, bateliers et marins, mangeurs de riz.
Mais ce contraste général entre la Chine du Y angzi
et celle du fleuve Jaune recouvre une diversité de cul-
tures locales qui tient à l'existence de régions naturel-
les. Loin de former un tout uniforme, la Chine est
constituée par un ensemble de pays dont l'histoire est
particulière et le peuplement souvent original. Les
chaînes de montagnes, orientées le plus souvent d'est
en ouest, isolent plus ou moins chacun d'eux. De là,
l'importance des passes du point de vue stratégique et
du point de vue commercial (passes entre Shaanxi et
Henan, Shanxi et Hebei, Shaanxi et Sichuan, Henan
et Hubei. ..). Alors que les influences lointaines ont été
relativement faibles et intermittentes en Chine, les
influences locales ont toujours été très marquées : cel-
les des populations aborigènes comme celles des voi-
sins immédiats (pasteurs tibétains au Sichuan, noma-
des des steppes au Shanxi, populations de pêcheurs
du bas Yangzi). Certains de ces pays apparaissent très
tôt dans l'histoire et ils correspondent parfois aux
proviµces actuelles. Il est du moins nécessaire de dis-
tinguer comme régions assez nettement individuali-
sées :
- la Grande plaine du Nord qui couvre les provin-
ces actuelles du Henan et du Hebei, l'ouest du
Shandong et le nord du Anhui jusqu'à la vallée de
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la Huai. C'est là peut-être que naquit la civilisa-
tion du bronze et qu'apparurent les premières
cités-palais ;
- le plateau du Shanxi (pays de Jin) ;
- le bassin du Shaanxi et, dans son prolongement, le
corridor du Gansu (centre des Zhou occidentaux
au début du pr millénaire et, plus tard, pays de
Qin);
- la péninsule du Shandong (pays de Qi) ;
- le bassin du moyen Y angzi (pays de Chu) ;
- les plaines du bas Yangzi (sud du Jiangsu : pays
de Wu, et nord du Zhejiang : pays de Yue) ;
- le bassin rouge du Sichuan (pays de Shu).
Pour être complet, il faudrait ajouter à ces régions
celles du Sud-Est maritime et montagneux et les plai-
nes de la région de Canton, mais elles ne sont entrées
que tardivement dans l'histoire.
Enfin, on oublie trop, parce que la Chine est rape-
tissée sur nos cartes, que les superficies et les distan-
ces y sont grandes. La plaine du Nord couvre une .
superficie égale aux trois quarts de celle de la France
et les capitales de royaume les plus éloignées au
vue siècle avant notre ère étaient aussi distantes que
Rome de Paris. Il est normal que ces grandes distan-
ces aient favorisé les différenciations culturelles et les
tendances autonomistes.
Complexité, diversité, étendue, voilà certains des
caractères fondamentaux du monde chinois. Ils sont
ceux du moins sur lesquels il importe d'insister
d'abord auprès du lecteur occidental, parce qu'il est
justement loin d'y songer.
Il faut ajouter que la Chine a toujours été en
contact avec la plupart des régions de l'Eurasie et cela
dès les époques les plus anciennes. Elle n'a cessé d'en
recevoir des influences et ·de les influencer elle-même.
10
Chapitre 1
LES SOURCES
ET LE CADRE CHRO.N OLOGIQUE
1. - Les sources
On n'a disposé pendant longtemps pour la
connaissance de la haute antiquité chinoise que de la
tradition livresque des Chinois. Les missionnaires jé-
suites transmirent ainsi à l'Europe du xvn{ siècle une
image de la Chine antique composée d'éléments lé-
gendaires, rationalisés et intégrés 'à une histoire conti-
nue, d'inspiration moralisante, qui fait remonter les
débuts de la civilisation en Chine au commencement
du 11r millénaire.
Dès le moment où commença à s'élaborer cette
tradition orthodoxe, c'est-à-dire dès le ve. siècle avant
notre ère, les ·comportements et la ·mentalité des
hommes de r époque arc'1.aïque rl'étaient déjà plus
compris. Ainsi, des .p ratiques sociales, des usages ma-
giques et religieux dont le souvenir s'était conservé
tant ~bien que mal furent alors interprétés comme des
événements de l'histoire, .comme des actes ·uniques,
édifiants ou abominables~ qu'on attribua à tel ou tel
souverain. Que la "tradition chinoise relative au plus
lointain passé de la ·C hine soit ·généralement dénuée
li
de toute valeur sur le plan même où elle prétend se
placer - celui de l'histoire - , cela n'est que trop
évident et fut dénoncé dès l'époque mandchoue par
des esprits libres et courageux. En revanche, les
thèmes archaïques et les . fragments de légendes qui
ont pu échapper à l'effort de rationalisation des histo-
riens chinois recèlent une autre forme de vérité : à
travers eux, difficiles à dater et à localiser, ce sont
justement les pratiques et les conceptions d'un monde
disparu qu'une critique sensible aux faits sociaux peut
tenter de découvrir. Marcel Granet fut le seul à mon-
trer la voie et il le fit de façon magistrale, tout en dé-
nonçant à bon droit, à un moment où les données de
l'archéologie étaient encore trop rares et insuffisantes,
la vanité des reconstructions historiques.
C'est qu'en effet les fouilles archéologiques sont re-
lativement récentes en Chine. On connaissait un peu,
mais encore bien mal, la préhistoire de l'Asie orien-
tale avant la dernière guerr~ mondiale et ce n'est qu'à
partir de 1928 que, dans le nord-est du Henan, le site
de Anyang, si important pour notre connaissance de
la civilisation des Shang, commença à être fouillé de
façon scientifique. L'agression japonaise devait en
interrompre l'exploitation en 1937. Depuis l'époque
où ce site fut découvert accidentellement en 1899 jus-
qu'à 1928, des fouilles clandestines eurent lieu · à
Ariyang, et de nombreux faux, jetant le discrédit sur
cette exceptionnelle découverte, furent en vente chez
les antiqu.aires dès le moment où savants et collec-
tionneurs s'intéressèrent aux spécimens d'écriture ar-
chaïque et aux bronzes qui provenaient de cette an-
cienne métropole.
Cependant, grâce aux fouilles menées à Anyang,
de 1928 à 1937, et reprises depuis l'avènement de la
République populaire de Chine, on dispose mainte-
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nant d'une très riche documentation archéologique
sur l'état de la civilisation chinoise entre le XIVe et lè
XIe siècle (très nombreuses inscriptions dont l'authen-
ticité n'est pas douteuse, plan des palais, des fours et
fonderies, des remparts, des grandes tombes royales,
armes et vases cultuels, poteries, chars...), et la biblio-
graphie scientifique sur le site de Anyang est déjà très
considérable. Mais, en dehors même de ce site, à la
suite des grands travaux qui ont été entrepris, de-
puis 1950, sur tout le territoire chinois, les trouvailles
archéologiques se multiplient à un tel rythme que
leur exploitation ne suit qu'avec retard. Des sites de
l'âge du Bronze antérieurs à celui de Anyang ont été
mis au jour au Henan 1 et de nombreuses découvertes
permettent déjà de mieux connaître les périodes inter-
médiaires entre la fin des Shang et la fondation de
l'Empire. D 'extraordinaires découvertes sont annon-
cées presque chaque année. Après les fonderies de fer
du royaume de Y an, près de Pékin, les séries de chars
retrouvés intacts au Henan, les laques du royaume de
Chu, dans la région de Changsha au Hunan, de nom-
breuses tombes ont livré depuis 1970 d 'inestimables
trésors archéologiques : momies recouvertes de pla-
quettes de jade et en parfait état de conservation,
bronzes, peintures, tissus, textes anciens ... L'archéolo-
gie chinoise s'est plus enrichie en quelques années
qu'elle n'avait fait depuis le début du siècle. Quant
aux sites paléolithiques et néolithiques qui étaient en-
core très qtres avant la dernière guerre, ils se comp-
tent aujourd'hui par centaines. Plus de 3 000 sites de
l'âge de la Pierre polie ont déjà été repérés. Il est pro-
bable que le sol de la Chine recèle encore d'étonnants
trésors et on peut penser que notre connaissance de
1. Au total, 128 sites d'époque Shang avaient été repérés dès 1959.
13
l'antiquité chinoise et des circonstances dans les-
quelles la civilisation du Bronze a pris naissance dans
le bassin du fleuve Jaune sera beaucoup .plus précise
quand toutes les nouvelles données de l'archéologie
auront été exploitées.
En dépit de l'intérêt et du caractère d'authenticité
que présentent les découvertes archéologiques, il rèste
que la trame même de l'histoire et surtout l'essentiel de
ce que nous savons sur les cinq derniers siècles avant
l'Empire nous sont fournis par des sources écrites rela-
tivement abondantes. Une partie d'entre elles a servi
de base à l'enseignement traditionnel :de la Chine im-
périale jusqu'au début du xx.e siècle. Ce sont les Classi- .
ques de l'école confucéenne. Une critique philologique
attentive a su y déceler nombre de passages apo-
cryphes rédigés à 1'époque des. Han ou postérieure-
ment~ .e t, en ,dehors même des Classiques, bien des ou-
vrages anciens se sont révélés suspects et ont été
composés à des dates plus tardives que celles que la
tradition leur attribuait. Il reste cependant, dans ces
textes, assez d'éléments solides pour l'histoire de la
Chine préimpériale, et il arrive assez souvent que
textes et données archéologiques se prêtent un mutuel
appu1.
.
Grâce aux fouilles, l'idée encore nouvelle que le
monde chinois a connu, aux époques anciennes, une
évolution comparable à celle des civilisations antiques
.d u Proche-Orient et du Bassin méditerranéen,
·c0mmence à prendre corps de nos jours : c'est un des
objets .de ,ce petit livre que d'essayer de contribuer à lui
donner plus de consistance.
J4
II. - Le cadre chronologique
15
••••• Routes m d'altitude
~ Plus de 2 500
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M. D'ARRAL
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TABLEAU CHRONOLOGIQUE
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Époque { 2900 t-
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des snuverains 2800 0
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Shun (2255) _ 2300
Yu (2205) _._ 2200
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Époque
Chunqiu
(722-481)
Royaumes combattants
{ 600
500
400
LES HEGEMONS
LES ÉTATS
(453-221) 300
Empire des Qin (221-206) 200 a:.
w
u..
100
Empire des Han l'EMPIRE :::>
c
w
C!J
c<(
18
3. Les débuts de l'âge du Fer (des environs de 500
jusqu'à l'unification impériale, en 221 av. J.-C.). -
Des transforma.tions profondes se produisent au cours
de ces trois ·siècles qui voient se former des Etats mili-
taires (cette période, à partir du milieu du ve siècle, est
appelée, de façon traditionnelle, époque des Royaumes
C0mbattants). L'apparition de structures étatiques
dans les grands royaumes de cette époque ·est liée à des
changements sociaux et économiques qui feront de la
Chine un pays très différent 'de ce qu'il était à l'époque
archaïque. Les Etats, et spécialement celui de Qin au
Shaanxi, sont une préfiguration de l'Empire..
19
Chapitre II
I. - Le Paléolithique
On ne dira qu'un mot ici de la plus ancienne préhis-
toire. Les temps paléolithiques nous reportent à des
époques si reculées qu'ils intéressent plus l'histoire d.e
l'Homme comme espèce que celle de la Chine. Il im-
porte pourtant de rappeler que le versant oriental de
l'Asie et, plus spécialement, la Chine du fleuve Jaune
ont été peuplés très anciennement par des ancêtres de
l'homo sapiens, et aussi que les grandes périodes de la
préhistoire y sont à peu près parallèles à ce qu'elles fu-
rent dans l'ensemble formé par l'Afrique, l'Europe et la
partie occidentale de l'Asie. L'Homme de Pékin, ou Si-
nanthrope, est un des plus anciens hominiens que l'on
connaisse, et on estime qu'il remonte à 500 000 ans en-
viron. Il semble qu'il connaissait l'usage du feu et qu'il
ait vécu de chasse et de cueillette. Il était probablement
cannibale. Sa découverte eut lieu, en 1921, dans une
grotte de la région de Pékin, à Zhougoudian, et le Si-·
nanthrope est maintenant mentionné par tous les ma-
nuels de préhistoire. Mais, depuis _cette date, d'autres
trouvailles ont été faites en Chine et les restes d'autres
21
spécimens de Sinanthrope ont été mis au jour au
ShanX:i. Les uns ont été jugés antérieurs à l'Homme de
Pékin (découverte faite en 1960), les autres postérieurs
(Homme de Dingcun, 1954).
Dans la Chine du Sud, l'existence d'une race de Pi-
thécanthropes géants qui avaient trois à six fois la
taille humaine et qui appartiennent également au Pa- ·
léolithique inférieur fut d'abord soupçonnée à la suite
de la découverte, en 1935, de dents d'hominien de
grandeur démesurée chez un pharmacien chinois de
Hong-kong (la pharmacopée chinoise traditionnelle
fait grand cas en effet des ossements qui paraissent
'avoir une haute antiquité et qui sont connus sous le
nom d' «os de dragon»).' Ces soupçons furent confir-
més _par la mise au jour in situ au Guangxi, en 1956
et 1957, de. dents et de fragments de mâchoires qu'on
doit attribuer à la même race de géants. L.e « -Giganto-
pithèque » du Guangxi est proche du Méganthrope de
Java et cette parenté témoigne de relations très an-
ciennes entre la Chine du Sud et l'Asie du Sud-Est.
Paléolithiques moyen et supérieur sont moins bien
représentés en Chine. Au premier, se rattachent des dé-
couvertes faites près de Ningxia, sur le cours supérieur
du fleuve Jaune, en amont de la boucle des Ordos,
en 1922. Au second, qui correspond à la période de
grande sécheresse au cours de laquelle s'est formé le
lœss, celles des Ordos (1923) ·e t les vestiges des grottes ·
supérieures de Zhougoudian (1921 -1937), lieu où fu-
rent trouvés les premiers .Sinanthropes. Des décou-
vertes ·plus récentes ont été faites au Sichuan (1951) et
au Guangxi {1956).
Le Mésolithique (à partir de - 25 000 ?), période de
transition entre Paléolithique et Néolithique, est carac-
térisé par l'apparition d'une industrie de· microlithes. Il
est connu par ,des. fouilles menées ·e n :M andchourie
22
en 1926-1928, au Guangxi en 1933 et au Sichuan pen-
dant la guerre d'invasion japonaise. Dès cette période
se manifeste une différenciation climatique très impor-
tante pour l'histoire de l'homme en Extrême-Orient :
aux vallées boisées de la Chine proprement dite s'op-
pose déjà une zone de steppes dans la région de l' ac-
tuelle Mongolie ou, pour reprendre les termes du
P. Teilhard de Chardin, à la « Chine du lœss » s' op-
pose déjà la« Chine des sables ». La Chine du fleuve
Jaune, couverte de forêts et de marécages, connaît
alors un climat chaud et humide qui semble avoir per-
sisté jusqu'au début du 1er millénaire.
II. - Le Néolithique
1. Les étapes du Néolithique.· - Depuis le milieu du
siècle, de très nombreuses découvertes archéologiques,
dans toutes les régions de la Chine ainsi que sur ses
confins, ont singulièrement enrichi notre connaissance
de l'histoire la plus ancienne et confirmé souvent les té-
moignages écrits. Elles ont aussi profondément modifié
l'image traditionnelle des origines de la civilisation chi- .
noise qui semble avoir été le produit de cultures assez
diverses.
On connaît encore mal l'époque où, aux environs
de 8000 avant notre ère, une économie agricole encore
rudimentaire s'est substituée à celle de populations qui
vivaient exclusivement de la chasse, de la cueillette et
de la pêche. Mais les témoignages archéologiques ne
manquent pas pour les millénaires suivants : les ves-
tiges d'établissements qui datent des environs 6500
à 5000 sont nombreux dans les vallées de la Wei (ac-
tuel Shaanxi) et du moyen fleuve Jaune et révèlent une
agriculture déjà bien développée (culture du millet Se-
t aria italica et Panicum miliaceum, domestication du
23
porc et du chien, peut-être du poulet), avec un outil-
lage varié en pierre et en os. Les céramiques sont en-
core assez grossières, avec cependant des différences
sensibles dans les formes et les décors suivant les ré-
gions. Mais c'est en Chine du Sud qu'ont été retrouvés
les plus anciens tessons de céramique, ornés pour la
plupart de motifs cordés. Ces vestiges multiples nous
apportent la preuve de l'existence, insoupçonnée jus-
qu'ici, d'une grande tradition néolithique méridionale
largement antérieure à 5000 .
. Pour les époques postérieures à cette date, les dé-
couvertes récentes ont mis au jour plusieurs grandes
cultures distinctes qui se répartissent en de vastes en-
sembles géographiques :
1. La culture de Yangshao, connue par des cen-
taines de sites (datations au carbone 14 comprises en-
tre 5150 et 2960), s'étend du Gansu à la plaine Cen-
trale et englobe les régions méridionales du Shanxi et
du Hebei. C'est la zone du lœss, fine poussière dépo-
sée sans doute au Pléistocène et qui subsiste aujour-
d'hui en couches épaisses dans le Nord-Ouest. Cette
culture," qui est loin d'être homogène, se caractérise
de façon générale par l'importance de 1'économie
agricole combinée cependant avec la chasse, la pêche
et la cueillette, un outillage lithique de houes, bêches,
couteaux et meules, l'élevage du porc et du chien, et
peut-être celui des bovidés. La céramique présente de
grandes diversités régionales dans les techniques de
fabrication et dans les décors peints ou cordés. Les
plus belles poteries sont ornées de figures géométri-
ques, parfois de dessins très stylisés de poissons en
noir ou rouge.
2. La culture de Dawenkou (vers 4746-3655) couvre
la péninsule du Shandong et une partie de l'immense
bassin d'alluvions du fleuve Jaune. Son économie est
24
fondée, comme celle de Yangshao, sur la culture du
millet. La forme des vases est plus élaborée et leur dé-
cor est fait d'ajours, d'applications ou ·d'impressions
de vanneries.
L'éventail des nuances et l'homogénéité de la pâte
montrent qu'il y a eu sélection des terres.
3. Dans les vallées moyennes et inferieures du
Yangzi, on distingue quatre autres cultures à peu près
contemporaines de celles de Yanshao et de·Dawenkou
et d'un niveau technique comparable. Mais elles s'en
distinguent par un contexte géographique très difte-
rent : c'est le riz, sous les deux espèces d'Oryza sativa
japonica et d'Oryza sativa indica, qui constitue la prin-
cipale céréale dès les environs de - 5000. La domesti-
cation du buffle est attestée en même temps que celle
du chien et du porc. L'outillage en bois et en os l'em-
porte sur l'outillage en pierre et la construction des
maisons implique le recours à des assemblages savants
en bois à tenons et mortaises. C'est aussi dans le bas
Yangzi qu'ont été découvertes les plus anciennes na-
vettes pour le tissage. Vers la fin du IVe millénaire, la
température de cuisson des céramiques atteint 950 à
1000 degrés.
4. Plus au sud, dans les provinces maritimes du Fu-
jian et du Guangdong ainsi qu'à Taiwan, des popula-
tions qui semblent être venues plus tard à l'agriculture
paraissent avoir pratiqué une forme primitive de jardi-
nage. Elles sont encore mal connues.
25
du bambou et du tissage de la soie et du chanvre dans
le bas Yangzi ; perfectionnement de l'outillage en
pierre, coquillages, os et bois, usage plus fréquent du
tour de potier, apparition de céramiques à parois très
fines et d'une extrême élégance e~ Chine du Nord).
Certains traits annoncent déjà l'époque du Bronze : la
forme de certains vases, la pratique divinatoire qui
. consiste à soumettre au feu des os d'animaux, les
constructions édifiées à même le sol et non plus semi-
souterraines, d'importants terrassements de terre da-
mée, des sacrifices associés à des fondations ou à des
·tombes ... Le cuivre ou un alliage contenant un très fort
taux de cuivre commence à être travaillé. Bien qu'on
n'ait encore aucun témoignage archéologique qu'on
puisse précisément rattacher à la dynastie des Xia
(dates traditionnelles : 2207-1766) dont l'histoire n'a
guère conservé que la liste de ses souverains, on a là un
ensemble de caractéristiques qui sont déjà celles de
l'âge du Bronze et rendent plus que probable l'exis-
tence de cette dynastie. C'est dans ce contexte de cul-
tures néolithiques évoluées et au milieu de populations
relativement denses qu'est apparue vraisemblablement
la cité-palais et que devait se développer plus tard, au
Ile millénaire, un pouvoir fondé s.ur la possession des
armes de bronze. Les conditions générales s·o nt analo-
gues à celles qui avaient donné naissance aux pre-
mières civilisations de la Mésopotamie, de la vallée de
l'Indus et de l'Egypte, apparues elles aussi dans de
grands bassins fluviaux. Il est donc légitime de faire re-
. monter les premières cités-palais et les premières mani-
festations de la civilisation chinoise à la fin du IIIe mil-
lénaire.
26
· III. - Les origines
de la civilisation du Bronze
27
du bronze a pris naissance. Il a seulement fallu quel-
ques siècles pour que les anciens Chinois parviennent à
la parfaite maîtrise dont témoignent les pièces retrou-
vées à Anyang, si bien que les débuts de l'âge du
Bronze coïncident peut-être avec ceux de la dynastie
des Shang ou datent d'une époque qui ne doit pas leur
être beaucoup antérieure. Il est possible que la décou-
verte du bronze en Chine se situe, à un siècle près, aux
alentours de 1700 av. J.-C. Or, rappelons-le, c'est jus-
tement au xvnie siècle que la tradition fait remonter
l'avènement de la dynastie des Shang1•
Mais si on doit renoncer aujourd'hui à l'hypothèse
d'une invasion et d'un emprunt, et s'il faut admettre
que la technique du bronze est née en Chine même, il
ne s'ensuit pas que cette naissance ait été entièrèment
spontanée : des influences lointaines ont dû jouer un
rôle dans l'apparition de cette technique dans la Chine
du fleuve Jaune. Dès le Néolithique, la poterie peinte
de Yangshao apporte la preuve de relations entre cette
région et les pays voisins de la mer Caspienne. Située à
un carrefour de routes, la région du moyen fleuve
Jaune fut de tous temps ouverte aux influences loin-
taines venus de la Sibérie et des oasis de l'Asie centrale.
Dans le cas du bronze, on songe tout naturellement au
lieu où l'art des alliages est apparu le plus ancienne-
ment : de la Mésopotamie, ou plutôt des régions de la
Russie méridionale où l'art du bronze s'était répandu à
partir de ce foyer primitif, puis des populations de la
28
steppe qui ont pu servir d'intermédiaires, l'idée si fé-
conde de l'alliage des métaux aurait été transmise jus-
que dans la Chine du Nord. ·
Pour 1'époquè même des Shang, on a l'indice d'in-
fluences et de relations à longue distance. La culture
dite de Karasuk, en Sibérie méridionale - culture qui
s'est étendue en fait au nord de l' Altaï, à la région du
lac Baïkal et jusqu'au bassin du Selenga et à la Mon-
golie - rappelle nettement par certains traits la civili-
sation des Shang et du début des Zhou (formes et style
des objets et des armes de bronze, emploi du char de
guerre). Certaines formes de poteries Shang se retrou-
vent à Djemdet-Nasr et à Mohenjo-Daro, dans l'Inde
du Nord-Ouest. Les jades découverts à Anyang furent
sans doute importés de 1'Asie centrale, comme ceux
des époques postérieures. Certains motifs animaliers
rappellent curieusement ceux de la Mésopotamie :
corps de serpents enlacés par leurs queues, tigres ou
autres animaux se faisant face, comme sur une des
portes de l'antique Mycènes, et encadrant un person-
nage. C'est des mêmes régions de l'Asie (Turkestan
chinois, Transoxiane, Iran et Inde du Nord-Ouest) que
viendront, aux époques les plus briUantes de l'histoire
chinoise, influences artistiques et intellectuelles. Des
Han aux Tang, musique, sculpture, jeux, folklore et
religions de la Chine devront beaucoup aux apports
venus de ces régions. Jusqu'au x1ie siècle, les capitales
chinoises, villes au peuplement cosmopolite, resteront
établies dans cette Chine si fertile du moyen fleuve
Jaune où se développa le plus anciennement la civilisa-
tion du Bronze, au carrefour des routes menant, au
nord et au nord-ouest, vers les steppes mongoles et les
oasis de 1'Asie centrale, au sud, vers la vallée du
Yangzi.
Cette région était également en relation, dès l'épo-
29
que des Shang, avec la Chine du Sud et les pays de
l'Asie du Sud-Est. Les tortues géantes, dont les parties
ventrales servaient à la divination à la fin du Ile millé-
naire, étaient offertes en tribut par les populations de
la vallée du Y angzi, ou venaient peut-être de Malaisie.
Les cauris, objets de valeur en usage sous-les Shang et
sous les Zhou occidentaux, ont pu être importés de
Birmanie ou des Maldives. C'est du Sud encore que
vient, sous forme de lingots, l'étain ou une partie de
l'étain nécessaire à la fonte du bronze. Certains
bronzes Shang qui portent des représentations de types
mélanésiens ou négroïdes (face large et. ronde au nez
épaté) attestent eux aussi l'existence de relations entre
la Chine des Shang et les pays de l'Asie du Sud-Est 1•
Indiquons, pour finir, que des rapprochements ont pu
être faits entre les gravures animales de l'époque des
Shang et des Zhou et celles des mâts totémiques de la
côte nord-ouest de l'Amérique du Nord. L'analogie
frappante des motifs et de leur disposition suggère
l'existence de relations entre la Chine archaïque et
l'Amérique du Nord à travers le détroit de Behring2 •
Tout invite donc à une conclusion qui permette de
garder aux faits toute leur richesse et qui concilie des
données apparemment contradictoires dès les
commencements, l'originalité de la civilisation chinoise
n'exclut en rien la diversité des influences extérieures.
Et cette conclusion est valable pour toute l'histoire de
la Chine. ·
1. Sur les rapports entre la Chine des Shang et les autres civilisations
de l'Asie, cf. Li Chi, The Beginnings of Chinese Civilization, Seattle, 1957.
2. Cf. A. Leroi-Gourhan, Bestiaire du bronze chinois de style Tcheou ,
Paris, 1936.
30
Chapitre III
L'ÉPOQUE ARCHAÏQUE:
LES SHANG
ET LES ZHOU OCCIDENTAUX
(XVIIIe ?-Vnr siècle)
I. - Economie et société
1. Effets déterminants de la découverte du Bronze.
- La découverte de la fonte du bronze semble avoir
eu des effets déterminants sur la formation de la civi-
lisation chinoise. Sans doute y a-t-il une grande
c_ontinuité entre la fin du Néolithique et l'âge du
Bronze. Mais, dans _la plupart de ses traits les plus
caractéristiques, la civilisation chinoise commence
avec le bronze. Avec lui en effet apparaissent, d'une
part, tout un · ensemble de techniques supérièùres
(char attelé de chevaux, écriture, calendrier, nouvelles
formes architecturales ... ) et, d'autre part, une dicho-
tomie sociale, fondamentale pour l'histoire, entre gens
des villes (nobles guerriers et chasseurs} et paysanne-
rie. Les découvertes archéologiques les plus récentes
viennent confirmer ce que Marcel Granet, par une in-
tuition qui se fondait seulement sur la délicate ana-
lyse de fragments de légendes et de thèmes mythologi-
31
ques, avait entrevu vers 1925 : « Si (notre) induction
est exacte, écrivait-il1, on pourrait dater la fondation
des chefferies et des villes, l'établissement d'un régime
féodal et militaire, la segmentation des communautés
rurales en groupes de villageois et de citadins, à l'aide
d'une date de l'histoire des techniques. On pourrait
estimer que le fait cristallisateur a été : l'apparition en
Chine du travail et du commerce du bronze. »
La coexistence et la complémentarité de populations
villageoises et de citadins paraissent être en effet un des
traits constitutifs les plus anciens de la civilisation chi-
noise. C'est dans les zones d'anciens défrichements
néolithiques qu'ont été fondées les premières villes de
l'âge du Bronze. Et, dès les commencements, la décou-
verte des alliages dut amener une spécialisation des
fonctions : sous la protection des cités nobles, des po-
pulations rurales qui, antérieurement, se consacraient
à la fois à la chasse et à la culture des plantes (peut"'.être
y avait-il une répartition de ces activités entre les
sexes), se sont tournées de façon plus exclusive vers les
activités agricoles, tandis que l'homme des villes appa-
raît essentiellement comme un guerrier et un chasseur
- chasse et guerre ayant d'ailleurs, .en Chine archaï-
que, de nombreuses et d'évidentes affinités.
32
même aux époques les plus anciennes, une civilisation
presque exclusivement agricole. En réalité, c'est seule-
ment à une date tardive, au cours des cinq derniers
siècles avant notre ère, que la Chine du Nord et celle
de la vallée du Yangzi ont été transformées en un
vaste territoire densément peuplé et cultivé de façon
continue. Il a fallu, pour cela, le développement d'une
organisation étatique, inconnue aux âges archaïques,
et la diffusion d'une nouvelle technique : celle de la
fonte du fer. A la fin du Ir millénaire, la Chine du
fleuve Jaune est bien différente· de ce qu'elle sera aux
débuts de l'Empire ; d'après tous les témoignages
qu'on possède, elle · est encore couverte de maquis
étendus et d'immenses marécages, peuplée d'une
faune étonnamment riche d'oiseaux, de poissons et de
gibier gros et petit : très nombreux cervidés de diftè-
rentes espèces, tigres, bœufs sauvages, ours, sangliers,
chats sauvages, sans compter loups, renards, singes et
petit gibier de tout genre. Le nombre des bêtes sau-
vages capturées ou tuées lors des grandes chasses
royales est très élevé : c'est par dizaines que sont
comptées les plus grosses pièces comme cerfs et san-
gliers. Une inscription mentionne 348 cerfs abattus en
une seule chasse. Mais le bassin du fleuve Jaune est
aussi, à l'époque des Shang, l'habitat d'animaux
qu'on ne s'attendrait pas à trouver à une latitude
aussi élevée : éléphants, rhinocéros, buflles, pan-
thères, antilopes, léopards, tapirs. De l'existence de
cette faune tropicale ou subtropicale, les inscriptions
retrouvées sur le site de Anyang et les relevés d'osse-
ments animaux apportent une double preuve. ·
L'image qu'on peut se faire, d'après les poèmes an-
ciens du Shijing, de la grande plaine du Nord aux 1xe-
vuie siècles n'est pas encore très différente de ce qu'elle
était à l'époque des Shang. Les marais et les forêts de
33
petits arbres (ormes, prunier_s et po1ners sauvages,
saules, châtaigniers, cyprès ...) en occupent la plus
grande partie et les plantes de cueillette y abondent.
Cette nature est encore extrêmement giboyeuse et l'em-
prise de l'homme y est à peine plus sensible.
La richesse de la faune et de la flore ne laisse guère
de doute sur la faiblesse du peuplement humain · en
Chine archaïque. On a pu soutenir aussi, avec vrai-
semblance, en raison de la présence d'animaux des ré-
gions chaudes, que le climat de la Chine du Nord, à
la fin du Ir millénaire et au début du rr, était sans
doute plus doux et humide qu'il n'est aujourd'hui.
Les progrès des défrichements s'accompagneront d'un
assèchement et d'un refroidissement du climat. En
tout cas, c'est un équilibre naturel très différent que
connaît la Chine du Nord à partir des ve-n{ siècles
avant notre ère.
Comme les hommes de la fin du Néolithique, les
Shang font un grand usage du bois ·pour leurs
constructions et pour leur vaisselle. Toute une série de
vases de bronze - ceux dont les formes sont angu-
laires - seraient des copies de vases en bois. D'autre
part, l'art des Shang est un art animalier, non seule-
ment dans le décor, mais dans les formes. Et il fait
preuve dans ce domaine d'une fantaisie et d'un génie
inventif étonnants (vases en forme de mouton, de
chouette, de rhinocéros, d'éléphant .. ~). Par son art
déjà, la civilisation chinoise de l'époque des Shang
apparaît presque . autant comme une civilisation de
chasseurs et d'éleveurs que comme une civilisation
d'agriculteurs.
Enfin, l'élevage des bœufs et des ovins, celui des che-
vaux nécessaires aux attelages de chars ont dû consti-
tuer une activité importante. On a la trace de danses
archaïques qui semble.n t a voir été des danses propres ·à
34
des confréries d'éleveurs de bétail1 et, d'autre part, les
inscriptions mention~ent très couramment des sacri-
fices de plusieurs dizaines de moutons et de bœufs.
Toutes ces considérations amènent à restreindre la
place que dut occuper la culture des plantes daas l'éco-
nomie de la Chine archaïque. Ce qui fait l'originalité
de la civilisation chinoise à ses débuts, ce n'est sans
doute pas l'agriculture, déjà connue et pratiquée au
Néolithique dans les terres si fertiles du bassin du
fleuve Jaune, mais toutes les innovations qu'on peut
attribuer à la classe noble des villes murées. Le carac-
tère encore rudimentaire de l'outillage agricole vient
confirmer cette vue. Les outils des paysans de l'époque
des Shang sont très proches de ceux des proto-Chinois
des cultures néolithiques : la houe de pierre, la bêche
de bois à deux dents, le couteau de forme ovale ou en
demi-lune, le plus souvent en schiste, parfois en écaille
de bivalves. Les céréales qui ont été sélectionnées sont
le sorgho, l'orge, une variété de froment, deux sortes
de millet Gaune et noir) et une espèce de chanvre dont
la graine est comestible. Les animaux domestiques
sont ceux-là mêmes. qu'élevaient les populations des
cultures de la fin du 'Néolithique : le porc, le chien et la
poule. Enfin, si on en croit les témoignages littéraires
de l'époque, des Zhou occidentaux, la pêche en eau
douce, la chasse du petit gibier, la cueillette des herbes
et des fruits sauvages fournissaient un appoint impor-
tant à l'alimentation paysanne.
Il est donc clair que la culture· des céréales était
bien loin d'avoir en Chine, à la fin du Ir millénaire
et au début du rr, la place prépondérante qu'elle y
occupera à partir des 1ve-11{ siècles av. J.-C. Ce qui
est frappant au contraire, à l'époque archaïque, c'est
1. Cf. M. Granet, Danses et légendes de la Chine ancienne, passim.
35
la grande variété des ressources et le caractère diversi-
fié de l'économie.
1. Il est possible que certaines de ces populations aient été les ancêtres
de groupes ethniques qui sont connus plus tard dans l'histoire de l'Ex-
trême-Orient : Tai, Tibétains, Turco-Mongols, Aïnous peut-être. Mais
est-il besoin d'ajouter que le problème des races ne se pose pas ? Les mé-
langes de sang ont été de tout temps trop nombreux pour qu'il soit per-
mis d'employer ce terme et, surtout les particularités physiologiques
comptent si peu en regard des réalités culturelles qu'elles sont pratique-
ment négligeables.
36
que les Chinois de l'Antiquité se représentaient comme
des monstres et qu'ils assimilaient aux bêtes sauvages.
Dans ce processus incessant de fusion avec les popu-
lations environnantes, les alliances matrimoniales ont
enrichi et renouvelé, par des apports constants, la no-
blesse des villes et, d'autre part, les expéditions guer-
rières ont sans doute permis d'accroître le nombre des
sujets. Il se pourrait que les captifs pris à la guerre
aient formé en Chine archaïque une partie relativement
importante des classes inférieures et qu'ainsi, dans le
territoire même des cités, il y ait eu une lente transfor-
mation de Barbares en Chinois.
D'une façon plus générale, la diversité des occupa-
tions semble avoir déterminé une diversité de statuts
sociaux que reflète le vocabulaire: éleveurs et pasteurs,
esclaves affectés à l'entretien des chevaux, artisans des
villes (potiers, charrons, fondeurs ... ) semblent former
autant de groupes distincts dont le degré de servitude a
dû être variable. Et les cultivateurs eux-mêmes ne
constituent sans doute pas un groupe uniforme.
37
chiens comestibles. En particulier, les sacrifices de
porcs que mentionnent les inscriptions divinatoires de
Anyang semblent avoir été très nombreux. Le pouvoir
royal s'inquiète des récoltes à venir et des conditions
météorologiques toujours incertaines dont les varia-
tions peuvent avoir de graves conséquences sur les cul-
tures. C'est qu'en effet, il a des accointances avec le
Ciel. Mais cette sollicitude s'explique aussi - non pas
peut-être parce que la classe noble, de préférence carni-
vore, fait une grande consommation de céréales -
mais parce que les pratiques religieuses exigent un très
abondant usage d'alcools. De plus, à l'époque des
Zhou tout au moins, des inspecteurs ruraux règlent le
détail des cultures. Leur rôle principal est de fixer les .
bornages et c'est peut-être à tort que des auteurs tar-
difs ont cru voir dans ces intendants de véritables agro-
nomes. La répartition des terres entre les différentes
cultures, les pacages et les terrains de chasse a pu
avoir, à un moment où les terres fertiles de la Chine du
Nord étaient encore très faiblement peuplées, un carac-
tère plus urgent que l'amélioration des rendements.
D'ailleurs, le problème de la propriété des terres ne
se pose guère aux époques archaïques. La seule forme
connue de puissance territoriale est le fief, c'est-à-dire,
avant tout, une sorte de présidence religieuse et mili-
taire qui s'étend sur un territoire défini, borné par des
levées de terre (feng)1. La livraison de céréales, d'al-
cools et d'animaux d'élevage apparaît, dans un tel
38
contexte, comme une prestation de .caractère religieux :
ces biens qui s'incorporent les vertus du terroir sont
destinés aux sacrifices et leur consommation exige une
consécration préalable. L'économique en tant que tel
n'a pu être encore appréhendé et les relations entre
hommes :sont :loin d'avoir acquis ce caractère abstrait
qu'elles tendront à prendre avec la diffusion de la mon-
naie et l'usage des contrats.
Pour autant qu'il est possible de s'en faire une idée à
travers des documents relativement tardifs, le monde
paysan de l'époque des Zhou, et sans doute déjà celui
des Shang, connaissent une répartition très stricte des
fonctions et des activités entre hommes et femmes. Le
tissage, la culture des vers à soie, la fabrication des al-
cools incombent aux femmes. Au contraire, les travaux
des champs, la cueillette, la chasse du petit gibier, la
pêche sont des activités masculines. Il est vraisembla-
ble que cette dualité de fonctions et que cette collabo-
ration des sexes sont à la base de certaines représenta-
tions extrêmement vivaces dans la pensée chinoise.
L'opposition du mâle et de la femelle joue sur diffé-
rents plan.s, temporels et spatiaux .: le dedans et le de-
hors ·par rapport à la maison paysanne, la saison des
travaux des champs et la période de réclusion "hiver-
nale, les lieux exposés au soleil et les lieux à 1'abri du
soleil. .. Toutes ces réalités opposées et complémen-
taires participent des deux principes ·généraux du. yin
(manière d'être et puissance féminines) et du yang (ma-
nière d'êtTe et puissance masculines) qui joueront plus
tard un rôle capital dans la pensée chinoise. ·
La paysannerie vit sous le .régime de la grande fa-
mille à parenté classificatoire (le père n'est pas ·distin-
gué des oncles paternels et il fait partie du même
groupe ; de même, la mère et les tantes maternelles).
Le type le plus courant de mariage est entre cousins
39
croisés (on épouse la fille de l'oncle maternel, c'est-à-
dire que les femmes sont choisies de préférence dans la
famille de la mère). Ce sont les filles qui viennent s' éta-
blir dans le village de leur mari à l'époque des poèmes
· du Shijing (ixe-vuie siècle), mais il semble, à certains in-
dices, que le f osterage (pratique selon laquelle le futur
gendre est élevé par ses oncles maternels) ait été beau-
coup plus courant à haute époque.
Toute la vie paysanne est réglée par l'opposition
tranchée qui sépare la période de réclusion d'hiver et
celle des travaux agricoles, dont des festivités mar-
quent le début et la fin. Les fêtes de printemps parais-
~~nt ~y9ir ~t~ l'9çç~$iQn d.~ joµt~$ $~xµ~ll~$, d.~ d.~n$~$
et de chants alternés entre groupes de garçons et
groupes de filles appartenant à différents villages. Ces
fêtes se déroulaient dans des lieux saints, souvent au
confluent de rivières, endroits où rôdent les âmes an-
cestrales, prêtes à se réincarner 1•
40
et ils sont percés de portes de chaque côté. Cette dispo-
sition qui est restée traditionnelle en Chine jusqu'à
l'époque contemporaine doit être mise en rapport à
l'origine avec des pratiques cultuelles qui permettaient
de régler les saisons et de faire tourner ·le soleil. Les
portes elles-mêmes sont saintes, car c'est par elles que
pénètrent les bonnes ou mauvaises influences, hors
d'elles que sont expulsées les calamités.
Les villes Shang et Zhou étaient de faible étendue.
D'après les fouilles, la dernière capitale des Shang, la
plus grande ville de l'époque, ne mesurait pas plus de
800 m de tour. Selon les rituels de la fin des Zhou, qui
enregistrent une tradition qui est sans doute déjà vala-
ble pour l'époque des Shang, la résidence du roi (et,
comme elle, celles des seigneurs qui en reproduisent le
plan) était orientée selon un axe nord-sud et compre-
nait trois cours successives. Au nord de la cour cen-
trale et faisant face au sud, s'ouvrait la salle des au-
diences, surélevée de trois degrés, où le prince se tenait
au moment des actes rituels. (Tous les bâtiments, de
forme rectangulaire, sont construits au moyen de pi-
liers en bois qui portent un toit à deux pentes. Un sou-
bassement, caractéristique de toutes les constructions
publiques en Chine, supporte 1'ensemble.) A l'est de
cette cour centrale, se trouvait le temple des ancêtres
et, à l'ouest, l'autel de la Terre (ou du dieu du sol sous
les Zhou). Ancêtres et dieux du sol, opposés par leur
orientation, ont aussi des fonctions antithétiques : les
premiers sont généralement dispensateurs de bienfaits,
le second est une divinité punitive et sinistre. C'est sur
son autel que captifs et parjures sont exécutés, et de-
vant lui que les armées qui partent en campagne se
vouent à la mort par un serment.
La cour .centrale, lieu saint par excellence, constitue,
à la capitale, comme un centre du monde. C'est dans
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es sites de style Shang avant 1960
3 Nombre de sites
-- --Limite de province
43
pond à la province actuelle du Henan et au sud de celle
du Hebei. Au sud-est, elle atteint la vallée de la Huai
et, à l'est, le Shandong. Mais l'influence chinoise sem-
ble s'être étendue plus loin à la fin du Ile millénaire :
elle a gagné, à l'ouest, la vallée de la Wei, au Shaanxi,
et elle a pénétré, de là, le sud du Gansu et la plaine de
Chengdu au Sichuan ; vers le sud, elle semble avoir
déjà atteint, par la vallée de la Han, la région du
moyen Y angzi 1•
A l'époque des Zhou, la société nobiliaire est forte-
ment hiérarchisée. C'est une pyramide ayant, à son
sommet, le roi, détenteur des privilèges religieux les
plus éminents, et, à sa base, les familles de simples gen-
tilshommes qui fournissent le gros des combattants.
Les seigneurs, chefs de cité, sont investis par le roi. Des
textes relativement tardifs font état d'une sorte d'inves-
titure per glebam, qui consiste dans la remise au vassal
d'une motte de terre prise à l'autel du dieu du sol
royal, du côté correspondant à l'orientation du fief et
de la couleur particulière à cette direction2 • Au-dessous
du roi et des princes se placent les chefs des grandes fa-
milles nobles qui occupent des fonctions à la cour et
constituent des sortes de grands officiers. Puis viennent
les familles des barons qui vivent du revenu des terres
des bourgades villageoises qui leur ont été affectées ;
après les barons, viennent enfin les simples gentils-
hommes.
1. Deux sites de style Shang - sinon d'époque Shang - ont été re-
trouvés l'un au sud du lac Dongting au Hunan, l'autre au sud du lac
Poyang au Jiangxi.
2. Un système de correspondances entre points cardinaux, couleurs
fondamentales (vert, rouge, blanc, noir et jaune), saveurs, saisons, ani-
maux... a été élaboré par les ritualistes sans doute à partir de la fin de
l'époque des Zhou, mais ses éléments essentiels doivent être plus anciens.
En particulier, la représentation du monde en cinq secteurs orientés (cen-
tre, est, sud, ouest, nord) remonte probablement aux origines.
44
Les princes vassaux participent, à 1' occasion, aux
guerres et aux grandes chasses royales en fournissant
leur contingent de chars et de combattants, ils reçoi-
vent le roi lors de ses déplacements, livrent de la main-
d'œuvre au palais royal et des tributs qui consistent en
animaux de sacrifice, en écailles de tortue, en cuivre,
étain, cauris ... En contrepartie, le roi accorde à ses vas-
saux l'appui de ses armées. Des échanges de services
analogues unissent princes et barons.
L'administration des cités Shang et Zhou est fonc-
tion du genre de vie de la classe noble. Elle comporte
donc essentiellement des attributions domestiques, re-
ligieuses et militaires. Il existe, à l'époque des Shang,
des « fonctionnaires » chargés des chevaux et des
chars, des arcs et des flèches, des lances, des bou-
cliers, des chiens, des chefs de gardes, des devins, des
invocateurs, des scribes ... A l'époque des Zhou, le
nombre de ces fonctionnaires tend à augmenter et
ceux qui sont chargés de la direction des populations
rurales ont dû prendre plus d'importance avec le pro-
grès des défrichements 1•
45
traités de façon identique et consacrés aux ancêtres et
aux dieux. Une partie des prisonniers e·st en effet exé-
cutée au moment du triomphe ou gardée en réserve
pour être offerte en sacrifice. Ainsi, selon une inscrip-
tion de Anyang, 3 moutons, 30 bœufs et 2 prisonniers
sont sacrifiés à une reine défunte lors d'une consul;;.
tation divinatoire. Dirigée contre les cités rebelles ou
contre les Barbares, la guerre s'apparente à la razzia
et ne vise nullement à la conquête de nouveaux terri-
toires, mais à l'acquisition de biens précieux, de culti-
vateurs, .d'esclaves, d'artisans, d'animaux d'élevage,
de récoltes.
L'armement comprend différents types d'arc, à balle
et à flèche, dont un, rétroflexe, très puissant, qui est
particulier. à l'Asie orientale et septentrionale, une
hache-poignard emmanchée qu'on ne trouve qu'en
Chine archaïque et qui sert à crocheter les ennemis et à
leur porter les premiers coups. On peut suivre au cours
des âges sa transformation progressive en hallebarde.
Lance, hache, casque, bouclier et cuirasse complètent
cet armement1•
Le char, qui restera en usage dans les guerres jus-
qu'au rue siècle av. J.-C., mais perdra de son impor-
tance avec le développement de l'infanterie à partir de
la fin du rve siècle, est une voiture légère à deux roues
et à timon. Sa caisse, carrée ou rectangulaire, munie de
balustrades, est recouverte, pour les cérémonies et les
voyages, par un dais. circulaire· (un carré surmonté
d'un cercle symbolise la terre recouverte par le ciel). Il
est attelé de deu~ chevaux, flanqués parfois de deux
chevaux ailiers. en dehors du joug. Trois hom.mes·pren-
1. Sur l'histoire des armes en Chine, Max Loehr, Chinese bronze age
weapons, Ann Arbor, 1956, et Zhou Wei, Zhongguo bingqi shigao, Pékin,
1957. .
46
nent place sur un char : le cocher au centre, un archer
à gauche, un lancier à droite 1•
Le noyau de l'armée est formé par les nobles : eux
seuls possèdent chars et chevaux, eux seuls sont vérita-
blement armés. Le reste est constitué par des valets,
des porteurs, des palefreniers. Ces piétons (tu) doivent
être recrutés pour une part dans la paysannerie. A
l'époque des Shang, où les chars sont groupés par
unités de 5 et par formations, plus importantes, de 25,
les expéditions comprennent généralement quelques
milliers d'hommes et plus d'une centaine de chars.
La marche des troupes, réglée comme un ballet par
des cloches et des tambours, l'ornementation et les
couleurs témoignent de l'importance des aspects psy-
chologiques de la guerre : l'expédition militaire est un
déploiement de puissance magico-religieuse tout au-
tant que de force positive.
47
l'est de Luoyang, correspondent à ceux de capitales
antérieures à la période de Anyang (xive-XIe siècle).
D'autre part, l'étude des inscriptions divinatoires sur
os et sur écailles de tortue a permis de reconstituer la
liste des trente rois Shang. Or, cette liste est presque
identique à celle que l'historien Sima Qian (135 ?-93 ?
av. J.-C.) avait recueillie d'une tradition déjà millé-
naire : on y trouve seulement trois interversions entre
deux rois successifs et deux filiations inexactes. Avec
les treize premiers souverains, la succession normale
est de frère aîné à frère cadet, le fils ne succédant au
père que de façon exceptionnelle. Mais, avec les qua-
tre derniers rois, la succession de père à fils devient la
règle
. et cette règle se maintiendra aux époques posté-
neures.
Au cours de la dernière période, pendant laquelle
la capitale était établie près de Anyang, les Shang
semblent avoir été très fréquemment en guerre avec
les populations non encore sinisées qui habitaient la
vallée de la Huai. Ces combats expliquent peut-être la
facilité avec laquelle les Zhou, principauté chinoise
qui avait subi très fortement l'influence des popula-
tions locales et dont le centre se trouvait au nord de
la vallée de la Wei, au Shaanxi, purent s'emparer de
la capitale à la fin du xI{ siècle, ou plus probable-
ment au ·début du XI\ et se substituer aux Shang. La
capitale du monde chinois sera dès lors située à l'em-
placement de l'actuelle Xi'an, au centre du bassin de
la Wei, et une capitale secondaire sera construite près
de l'actuelle Luoyang, au Henan. Chose remarquable,
ces deux sites seront également ceux des capitales des
dynasties Han (206 av. J.-C., 220 après) et Tang
(618-907).
Les inscriptions sur bronze sont notre principale
source d'information pour l'époque des Zhou occi-
48
dentaux. Mais ces textes renseignent plus sur les insti-
tutions que sur l'histoire politique. De cette période,
nous connaissons surtout la liste et les noms des rois
auxquels sont liées certaines traditions plus ou moins
légendaires. Le seul fait historique important et cer-
tain, c'est, vers le milieu du vn{ siècle, la poussée de
Barbares du Shaanxi qui obligea les Zhou à se réfu-
gier au Henan, sous la protection de la principauté
de Zheng, et à s'installer de façon définitive à
Luoyang. La puissance et le prestige de la maison des
Zhou seront dès lors très amoindris et on assistera à
des développements historiques entièrement nou-
veaux.
49
C'est un monde fastueux et violent que celui de cette
époque. D'énormes rich~sses sont consacrées au culte
(animaux d'élevage, métaux, produits de l'agriculture,
gibier, prisonniers de guerre) et presque tous les biens
que possède cette société font l'objet de dépenses
somptuaires lors de sacrifices réguliers ou exception-
nels, ou bien lors des funérailles des rois et des
grands noble~. Moutons, bœufs, porcs, chiens et cerfs
sont sacrifiés par dizaines. Des offrandes de 30 ou
40 bœufs à un seul ancêtre· ne sont pas exception-
nelles et il existe des caractères spéciaux d'écriture
pour désigner les sacrifices de· 1OO bœufs, 1OO porcs,
10 porcs blancs, 10 bœufs, 10 moutons. Les victimes
peuvent être décapitées ou égorgées, fumées ou rôties,
écartelées, offertes cuites ou crues, en parties ou en-
tières. Il arrive aussi qu'elles soient enterrées, immer-
gées ou brûlées. Ainsi, il y a tantôt consommation
alimentaire et redistribution des richesses, tantôt des-
truction pure et simple. Dans le premier cas, dieux et
hommes, ancêtres et vivants festoient ensemble dans
des banquets qui tiennent sans doute de l'orgie : il y
a abondance de victuailles. et d'alcool. Les Shang ont
laissé sous les Zhou une réputation· d'ivrognes. Elle
ne semble pas im~éritée, car les . récipients servant
spécialement aux alcools prédominent dans leur vais-
selle de bronze et de poterie.
Si une réglementation des dépenses ne s'impose pas
encore dans un monde où la chasse et l'élevage parais-
sent avoir fourni en abondance aux besoins, certaines
données très anciennes, déjà présentes à l'époque des
Shang, ont pu contribuer à la formation du système
des rites. C'est probablement dès les origines que les
Chinois, fondateurs de villes murées, ont attribué une
importance capitale à la position des étoiles et a:ux
orientations, dans la construction des cités-palais et
50
l'aménagement des territoires adjacents, dans les céré-
monies et les danses sacrées de la Cour. Les é~éments
d'une cosmologie se laissent déjà deviner et les actes
sacrés ne sont pas seulement l'expression de cet ordre
cosmiqùe : ils sont le principe même de sa réalisation.
Les drames mimés,, les danses animales ou masquées
dont Marcel Granet s'est efforcé de retrouver la trace
se présentent comme des récits de l'aménagement du
monde. Ils ont pour vertu de recréer à neuf le pouvoir
royal, d'inaugurer un temps nouveau, d'organiser
l'espace à quatre secteurs qui entoure la ville. Très tôt
sans doute, l'observation du ciel a. dû fournir la ma-
tière d'une symbolique royale. Imiter le ciel dans ses
mouvements fut peut-être la première façon de gouver- ·
ner. Dès les Shang, le roi est connu comme fils du Ciel
(ou peut-être « prince fieflè par le Ciel »). Le monde
céleste est une réplique du monde terrestre. Le dieu du
Ciel, le« Souverain d'en haut» a, comme le roi Shang,
des vassaux : ce sont certains ancêtres de la famille
royale, les dieux du vent, des nuages, du soleil, de la
lune et des étoiles (et, en particulier, dans le sud, celui
d'une constellation-oiseau qui deviendra plus tard
!'Oiseau rouge)'. Ces dieux célestes ne reçoivent pas
d'offrandes, mais ils sont touchés par l'intermédiaire
des ancêtres royaux 1•
Le Souverain d'en haut protège les villes, préside à
leur fondation, assure la victoire à la guerre, provoque·
la pluie, le vent, la sécheresse, et fait. descendre sur Ia
terre des calamités. Cependant cette divinité qui inter:..
1. Les offrandes sont présentées aux dieux les deux mains tendues vers
le haut. Ainsi, les viandes et les récipients pleins de céréales. Ce geste ri-
tuet apparaît très fréquemment dans les caractères d'écriture de l'époque
des Shang et des Zhou. D'autres signes graphiques attestent la pratique
des libations. De l'alcool, contenu dans des vases employés spécialement
pour ce rite, est versé à terre.
51
vient dans le monde des hommes semble avoir perdu
de son individualité à mesure que les activités agricoles
sont devenues prépondérantes. Chez les auteurs des
.trois derniers siècles avant l'Empire, le Ciel tendra à
n'être plus qu.e nature et ordre cosmique immanent.
A travers les représentations religieuses des Shang,
une certaine structure du monde semble s'esquisser :
aux divinités d'en haut, ancêtres et dieux célestes, s'op-
posent des dieux du sol, sans doute déjà hiérarchisés, .
les dieux qui président aux quatre secteurs qui entou-
rent la capitale, ceux enfin de certains cours d'eau
(dont le principal est celui du fleuve Jaune auquel il est
déjà d'usage, comme sous les Zhou, d'offrir des jeunes
filles en mariage), et ceux de certaines montagnes.
Dieux du sol et dieux des fleuves et des montagnes res-
teront un objet de culte important aux époques posté-
rieures. Faut-il voir dans ces deux catégories si diffé-
rentes de puissances divines le reflet d'une dichotomie
sociale ? Aux dieux des nobles, fondateurs des villes,
paraissent avoir été associés les dieux terrestres des
paysans et des barbares conquis et assimilés.
52
récoltes et sont consultés très souvent au moyen de la
divination. Des omoplates de mouton ou d~ bœuf, ou
des parties ventrales de carapaces de tortue·, dans les-
quelles ont été pratiquées de petites cavités, sont sou-
mises au feu et la forme des craquelures permet d'inter-
préter la réponse de l'ancêtre interrogé. A l'époque
Shang, ce rite divinatoire, qui est l'apanage d'un col-
lège de spécialistes (plus de cent noms de devins Shang
nous sont aujourd'hui connus), semble être normale-
ment précédé d'un sacrifice destiné à provoquer l'at-
tention et la bienveillance ·des ancêtres. De très nom-
breuses pièces servant à la divination par le feu ont été
ainsi retrouvées à Anyang, et quelques pièces égale-
ment dans d'autres sites : Zhengzhou, Luoyang, au
Henan, et dans la région de Xi'an, au Shaanxi. Un pe-
tit nombre d'entre elles portent des inscriptions : ce
sont les questions posées aux _ancêtres, accompagnées
parfois de leur réponse. Jusqu'à maintenant,
41 000 pièces inscrites ont été publiées et, sur les
3 000 caractères d'écriture qu'on y a relevés, plus de
1 000 ont pu être identifiés 1• Tout ce que nous savons
53
de plus précis sur Ia civilisation des Shang entne le mi-
lieu du x1ve siècle et lexie est dû principalement au dé-
chiffrement patient de ces inscriptions depuis leur dé-
couverte en 1899·, et surtout aux travaux de trois.
grands savants chinois dont les noms méritent d'être
rappelés ici : Luo Zhenyu, Wang Guowei et Dong
Zuobin. Grâce à l'étude de ces inscrip1tions, on sait que
les questions posées aux ancêtres. portent sur les sacri-
fices qu'ils réclamaient, les. phénomènes naturels, la
culture des plantes et l'élevage, les expéditions mili-
taires, les affaires privées de la maison du roi (chasses,
déplacements,. rêves, maladies, naissances...) ou encore
sur le caractère faste ou néfaste des dix jours à venir.
On sait aussi que le signe cyclique qui désigne chaque
ancêtre-roi correspond au jour où il était d'usage de lui
offrir des sacrifices, les dix jours de la« semaine» étant
nommés d'après une série de dix signes spéciaux. Seuls
les souverains de la branche· principale sont vénérés
avec leurs reines, à la différence des ancêtres des
branches collatérales. Les rois Shang sont en effet po.:.
lygames et peuvent avoir de nombreuses femmes se-
condaires; mais il peut y avoir également plusieurs
.
reines.
Depuis 1950, la découverte et la fouille systématique
des grandes tombes royales de Anyang ont enrichi sin-
gulièrement notre connaissance des _pratiques. f-uné~
raires de la fin des Shang. Ces tombes se présentent
sous la forme de fosses rectangulaires avec quatre che-
mins d'accès au nord et au sud, à l'est et à l'ouest, et
un puits central (les chemins d'accès constituent en ef-
fet, selon les rituels connus à une époque plus tardive,
un privilège royal). Elles sont en très petit nombre et se
distinguent des tombes moins importantes par le ca-
ractère plus complexe de leur architecture et l'abon-
·dance de leur mobilier funéraire. C'est là seullement
54
qu'on a retrouvé des bronzes. Les tombes ordinaires
ne contiennent au contraire que des vases en poterie et
les plus petites sont dépourvues de tout mobilier. Le
mobilier des tombes royales se signale par son très
grand luxe : séries de cloches de bronze, carillons de
pierres sonores (qui permettent de connaître la gamme
en usage à cette époque), vases cultuels de différents
types en bronze; armes, poteries, chars attelés de leurs
chevaux aux accès nord et sud, chien enterré dans une
petite fosse pratiquée au-dessous du cercueil.
Mais surtout, les fouilles qui ont été reprises et pour- .
suivie.s à Anyang, depuis 1950, ont confirmé de façon
éclatante la pratique des sacrifices humains ·: le nombre
des hommes destinés à suivre les rois dans l'autre
monde est étonnamment élevé. Dans une seule tombe
et ses dépendances, on a relevé plus de 300 squelettes,
·certains intacts et d'autres dont la tête était séparée du
tronc. Les rois paraissent avoir été ainsi entourés dans
leur tombe par leur suite et par une partie de leurs
proches : reines et concubines, gardes, cochers, ve-
neurs, officiers divers ... Près d'un millénaire plus tard,
un auteur chinois, Mozi, a gardé le souvenir de ces
pratiques somptuaires et de ces sacrifices humains, qui
n'ont d'ailleurs pas entièrement disparu à son époque:
«A la mort d'un prince, on vide les magasins et les tré-
sors : de l'or, du jade, des perles sont déposés au
contact du corps. Des rouleaux de soie et des chars
avec leurs chevaux sont enterrés dans la fosse. Mais il
faut aussi en abondance des tentures pour la salle funé-
raire, des vases tripodes, des tambours, des tables, des
pots, des récipients à glace, des haches d'arme, des .
épées, des étendards à plumes, des ivoires et des peaux
de bête. On n'est pas satisfait à moins que toutes ces ri-
chesses n'accompagnent le mort. Quant aux hommes
sacrifiés pour qu'ils le suivent, s'il s'agit d'un fils du
55
Ciel, leur nombre varie entre plusieurs centaines et
quelques dizaines. Si c'est un grand officier ou un ba-
ron, il varie entre quelques dizaines et quelques uni-
tés. » Il y a d'autres témoignages écrits pour la période
qui va de la fin de l'époque archaïque à l'Empire et les
fouilles prouvent .d'autre part la persistance de cette
pratique. Cependant, ces sacrifices humains, qui sem-
blent avoir d'ailleurs été parfois volontaires, se sont ré-
duits progressivement au cours du Jer millénaire et ils
ne sont connus que de façon sporadique sous l'Em-
pire1. L'évolution économique, politique et sociale du
monde chinois à partir de la fin de l'époque archaïque
explique sans doute la réprobation soulevée par ces
meurtres sacrificiels. Limitation des dépenses à des fins
économiques, réglementation rituelle et morale de mo-
dération paraissent liées dans leur développement. A la
fin de l'époque archaïque l'usage apparut de substituer
aux victimes humaines des mannequins d'osier ou des
statues grandeur nature en bois ou en terre cuite. A
partir de l'Empire, ce ne sont plus que de petites figu-
rines en poterie (puis des objets en papier qui sont brû-
lés au moment des funérailles). Des Han aux Tang, les
tombes ont livré un très grand nombre de ces représen-
tations en miniature dont les musées conservent au-
jourd'hui maints exemplaires : mobilier, maisons, gre-
niers, puits, animaux domestiques, personnages divers,
tels que musiciens, danseuses, acrobates, joueurs
d'échecs, cuisiniers ...
Les très nombreux sacrifices humains qu'ont révélés
56
les fouilles de Anyang ont foumi aux savants chinois
qui se réclament de l'école marxiste, un argument en
faveur d'un schéma traditionnel et a priori de l'évolu-
tion historique. Ils apporteraient, selon eux, la preuve
que la société chinoise de l'époque des Shang était une
société esclavagiste. Il est cependant peu croyable, ·
d'après tout ce qu'on sait de cette pratique en Chine
même et dans d'autres civilisations anciennes, que les
hommes sacrifiés avec le mort aient été le plus souvent
de simples esclaves. Il semble, au contraire, que les
personnages qui accompagnaient les rois dans leur
tombe étaient principalement leurs plus proches servi-
teurs, leurs intimes, leurs compagnons de chasse et
leurs femmes.
Chapitre IV
I. - Modification de l'économie
et des comportements
On a de bonnes raisons pour admettre qu'entre la
fin du IIe millénaire et le vue siècle, il y eut, en Chine
du Nord, un lent progrès des défrichements et du peu-
plement humain. Sans doute les fouilles récentes prou-
vent-elles que les outils et les modes de culture n'ont
pas changé entre l'époque des Shang et celle des Zhou,
mais un indice assez sûr d'un accroissement de la po-
pulation et d'une modification des rapports entre
l'homme et le milieu naturel est fourni par le recul de
la faune.
Certaines bêtes des régions chaudes, comme l'élé-
phant et le rhinocéros, disparaissent ou se font plus
rares et il ne semble pas que les Chinois des vuie et
Vif siècles aient ramené de leurs chasses autant de vie-
59
times que leurs ancêtres de l'époque des Shang. Les
grandes chasses royales des x1ve-xie siècles paraissent
en effet avoir été particulièrement destructrices 1• D'au-
tre part, l'hypothèse d'un progrès des défrichements au
cours des siècles qui suivirent la fin des Shang trouve-
rait un appui dans la tradition :-les Zhou passent pour
avoir favorisé la culture des céréales et la légende veut
que l'ancêtre fondateur de la maison des Zhou ait été
« ministre de l'Agriculture » du souverain mythique
Shun.
Il semble bien aussi que l'élevage des moutons et des
bœufs ait été en régression pendant la première moitié
du 1er millénaire : dans des sacrifices de l_'époque des
Zhou, le nombre des animaux mis à mort n'est plus,
comme sous les Shang, l'objet de questions posées aux
ancêtres. Il est r.églementé par les rites et se réduit à
quelques bêtes (le sacrifice le plus courant étant analo-
gue aux suovetaurilia des Romains). Les sacrifices
d'animaux par dizaines, si fréquents à l'époque des
Shang, semblent entièrement oubliés. Un autre indice
de ce recul de l'élevage, qui se poursuivra jusqu'aux
environs de l'ère chrétienne, est fourni par l'écriture :
de nombreux caractères d'écriture qui avaient trait à
l'élevage et aux sacrifices d'animaux disparaissent du
vocabulaire entre l'époque des Shang et le vue siècle2•
L'archéologie et les textes semblent donc confirmer
une hypothèse déjà vraisemblable par elle-même : les
Chinois de l'époque des Shang et du début des Zhou
60
ont détruit avec insouciance une nature dont la ri-
chesse pouvait leur paraître · inépuisable. Mais cette
destruction inconsidérée de la forêt et de la faune, en
modifiant peu à peu les conditions naturelles, a modi-
fié également le genre de vie de la classe noble. Même
limitée, elle a accru l'importance relative de l'agricul-
ture dans l'économie et celle des céréales dans l'ali-
mentation. Une réglementation rituelle de la chasse
(et aussi de l'abattage des arbres), établie en accord ·
avec le cycle saisonnier, a pu apparaître nécessaire
dès la fin de l'époque archaïque : la réprobation des
grandes chasses qui entraînent une destruction trop
rapide du gibier et qui sont entreprises en dehors des
dates rituelles, sera un des thèmes favoris de la
morale confucéenne à l'époque des Royaumes
Combattants. Mais il y a des chances pour que ce
thème remonte plus haut.
Il se pourrait également que la réglementation de la
chasse ait contribué, pour sa part, à la formation d'une
éthique nouvelle et que, de façon plus générale, l'im-
portance relative que paraît avoir prise la culture des
céréales aux dépens de la chasse et de l'élevage ait eu,
indirectement, certains effets sur la mentalité et les
conceptions à l'époque des Zhou occidentaux. Il sem-
ble que l'emprise des rites se soit affermie au cours de
cette période qui nous reste encore très mal connue et
qu'un esprit de modération ait commencé à inspirer les
conduites et les rapports entre familles nobles. Simple
hypothèse, mais qu'imposent les ditrerences de menta-
lité : entre le comportement fastueux et violent des
hommes de l'époque des Shang et celui des nobles
des vue et vie siècles, soucieux des rites et préoccupés de
mesure, il faut bien supposer une évolution. Les
fouilles récentes révèlent d'ailleurs que, tout au moins
dans le domaine des pratiques funéraires, la réglemen-
61
tation rituelle est devenue beaucoup plus stricte à la fin
des Zhou occidentaux et au début de la période Chun-
qiu, alors qu'elle se relâchera de plus en plus à partir
dè la fin du vie siècle. Et il est peut-être également si-
gnificatif que le nombre des hommes sacrifiés avec le
mort soit, comme on l'a noté, en diminution si sensible
au cours du 1er millénaire. Dès les Zhou, on semble
avoir perdu le souvenir des hécatombes de l'époque
des Shang. Du moins les fouilles n'ont-elles pas permis
jusqu'à maintenant de retrouver des tombes posté-
rieures aux Shang qui soient aussi richement fournies
en victimes humaines. Faut-il voir là l'indice - sinon
d'une réprobation de ces meurtres sacrificiels - du
moins d'un progrès de l'esprit de mesure et d'une
condamnation générale de 1'hybris ?
Autre donnée importante : l'apparition d'une forme
de guerre courtoise que pratiquent entre elles les cités
chinoises aux vue et vie siècles. C'est un tournoi réglé,
un affrontement de prestiges où l'usage de la violence
reste toujours mesuré. Qui abuse de sa force et profite
de la faiblesse de l'ennemi perd l'honneur et risque fort
de s'attirer la colère des dieux 1•
62
que, dès le début des Zhou, une région aussi excentri-
que que celle du bas Yangzi, à plus de 1 000 km du
foyer initial de la civilisation chinoise, connaît déjà au
moins un établissement chinois : l'inscription d'un
. vase de bronze découvert, en 1954, à l'est de l'actuel
Nankin en a apporté la preuve1• De nouveaux centres
se sont ainsi constitués là où les conditions naturelles
étaient favorables (point d'eau, voies de communica-
tion par eau et par terre, terrains fertiles, pacages ...) et
ces sites privilégiés étaient sans doute déjà des centres
de peuplement aux époques néolithiques.
Assez puissantes pour imposer leur autorité sur les
villes voisines et sur les chefferies barbares environ-
nantes, usant de force ou de diplomatie, certaines de
ces nouvelles cités ont su constituer autour d'elles de
vastes ensembles territoriaux et elles apparaissent déjà
aux vue et vie siècles comme des capitales de royaumes.
Ainsi, le terme qui désignait à l'origine la cité-palais,
isolée au milieu des forêts et des marécages, en vint à
s'appliquer à des royaumes qui groupaient un ensem-
ble de villes et de bourgades.
Au nombre des grands royaumes des vue et vie siè-
cles, il faut compter Qi, dont la fondation remonte à
l'époque des Shang et dont la capitale est installée
dans une vallée des versants nord du Shandong; Jin,
établi dans le bassin de la Fen au Shanxi, dans une ré-
gion qui fut habitée dès le Paléolithique ; Chu enfin,
sur le cours moyen du Y angzi. A ces royaumes, on
pourrait adjoindre celui de Qin, dans la vallée de la
Wei au Shaanxi. Mais, en raison de sa faiblesse à cette
époque, il ne peut guère être mis sur le même plan que
les puissants pays de Qi, de Jin et de Chu.
L'éloignement de ces riches cités par rapport à la
1. Cf. Sh. Kaizuka in S ekai no rekishi, t. III, p. 46-47.
63
capitale religieuse des Zhou, la conscience qu'elles eu-
rent bientôt de leur autorité et de leur force, l'origina-
lité des cultures locales qui naquirent des contacts et
de la fusion des Chinois avec les populations abori-
gènes, toutes ces circonstances devaient aiguiser chez
ces Chinois de la périphérie le sentiment de leur auto-
nomie et leurs désirs d'indépendance. La noblesse de
Jin est mâtinée de barbares par suite de ses échanges
de femmes avec les Di, population non chinoise du
Shanxi. De même, les chefferies barbares locales, len-
tement assimilées, paraissent avoir joué un grand rôle
dans la formation du pays de Qin : ses traditions
guerrières, les particularités qu'on soupçonne dans ·
son organisation sociale s'expliqueraient peut-être par
ces influences autochtones. Quant au lointain
royaume de Zhou, ses arts, sa langue, ses coutumes
en font, aux yeux des Chinois de la Grande plaine,
un pays presque étranger, et les découvertes qui ont
été faites depuis plusieurs années à Changsha, au
Hunan, sont venues confirmer l'originalité des tradi-
tions artistiques de ce pays du moyen Yangzi1. Plus
1
64
parurent aux Chinois de la grande plaine comme
étrangers à leur propre civilisation.
On voit maintenant quelle fut l'origine des désor-
dres dans lesquels le monde chinois sera plongé à
partir du début de l'époque Chunqiu (722-481). Ce
fut d'abord un déséquilibre entre cités puissantes et
cités faibles, grands et petits royaumes, et, d'une fa-
çon plus générale, une opposition entre Chine du
Nord et Chine du Sud. Du v1{ au ve siècle, les vieux
pays de la Chine du fleuve Jaune et surtout les petites
principautés du Henan eurent sans cesse à se défen-
dre contre les convoitises · des royaumes du Sud et
principalement contre les empiétements vers le nord
du grand pays de Chu.
Le plus grave, pourtant, n'est pas là : c'est aussi la
cohésion morale du monde chinois qui est menacée
dès le vne siècle, car aux petites cités de la grande
plaine (les « royaumes du centre » : zhongguo - c'est
le terme qui désigne encore aujourd'hui la Chine),
gardiennes des plus anciennes traditions, s'opposent
des royaumes périphériques qui n'ont pas le même
respect des rites ni le même souci de la juste mesure.
Le pays de Chu, surtout, est animé d'un esprit de
conquête et de domination guerrière qui est tout à
fait étranger à la mentalité des antiques cités chi-
noises. Il ignore les pratiques de la guerre courtoise
et, parce qu'il n'est pas retenu par les mêmes scru-
pules religieux, il hésite moins qu'un autre à anéantir .
ses ennemis et leurs cultes.
65
fait d'équilibre et fondé sur le respect de1a hiérarchie no-
biliaire et des prérogatives rituelles-fut un événement
de l'hjstoire .politique qui provoqua l'affaiblissement de·
la maison royale des Zhou. Vers le milieu du vu{ siècle,
la poussée de populations barbares avait en effet amené
.les Zhou à abandonner leur c~pitale du Shaanxi pour se
réfugier au Henan, sur le site de l'actuelle Luoyang 1• A
partir-Oe-ce moment, puissance guerrière et.puissance re-
ligieuse, senties comme indissociables à 1'époque.a rchaï-
·que, commenceront à être conçues comme indépen-
dantes l'une de l'autre.. Des cités plus riches et plus
puissantes que celle des Zh.o.u,accorderont d'abord leur
protection à ce centre religieux .éminent qu'est la capi-
tale. Mais, privés de toute force réeUe,Jes rois perdront
peu à peu, dans les luttes qui -0pposeront entre elles les
cités chinoises, leur présidence religieuse et leur autorité
morale. L'évolution, sur le plan· de la pensée, est _de
conséquence : c'est au moment même où elles commen-
cent à être menacées, et quand s?affirme, en.regard, un
esprit de conquête et de'lucre, que se précise et s'affine la
notion de rite et que se développe une conception œcu-
ménique de.la royauté.
Les Vlf et vie siècles correspondent à la période
connue de façon traditionnelle .comme celle d.es hégé-
monies. La présidence religieusè du monde chinois res-
tant, en théorie, à la maison. des Zhou, des royaumes
-puissants assument sa présidence militaire et y font ré-
gner un ordre que les rois sont devenus incapables
66
d'assurer. Cependant, par la façon dont elle s'exprime,
l'autorité des Hégémons n'est pas seulement de nature
guerrière : est hégémon qui préside aux rites d'alliance
entre cités.
67
de cités et de territoires et il aura ·moins souvent re-
cours aux serments. Pourtant, on ne conçoit pas en-
core, au vre siècle, que l'annexion elle-même puisse être
réalisée autrement que par un triomphe solennel et des
sacrifices. Elle constitue un pari avec le destin et les
puissances religieuses. Lorsque Chu détruit, en 513, la
petite cité de Cai, au Henan, il estime nécessaire de sa-
crifier aux montagnes le prince héritier. L'idée de
conquête, comme acte purement positif, d'ordre politi-
que et économique, ne se dégagera que lentement dans
les guerres de la période suivante, entre le ve et le
nie siècle av. J.-C.
68
cle, Wu sera menacé à son tour par son voisin méridio-
nal, le pays de Yue. En 473, Wu est détruit par Yue
qui s'agrandit ensuite aux dépens de Chu. Ainsi, la
grave menace que faisait peser Chu sur les cités et les
petits royaumes de la Grande plaine aux viie et w siè-
cles est devenue moins sensible à partir des environs
de 500 av. J.-C. Mais peut-être d'autres facteurs sont-
ils à l'origine de ce déclin du royaume de Chu : entre
autres, la puissance des grandes familles nobles qui fit
obstacle aux efforts de centralisation politique.
Il reste qu'aux v1ie et vie siècles, les coalitions sont
menées par les trois grands royaumes de Qi, de Jin et
de Chu. Les petites cités de la Grande plaine sont
prises en tenaille entre ces royaumes du Nord et du
Sud et soumises à des menaces et à des pressions conti-
nuelles. Elles seront peu à peu annexées au cours de la
période suivante.
V. - Transformations sociales
et intellectuelles
Mais avant d'être absorbées par des vo1s1ns plus
puissants, ces cités ne restèrent pas inactives. Elles su-
rent s'entremettre pour amener des paix provisoires
entre les grands royaumes. Faibles, elles n'eurent d'au-
tres recours que la diplomatie et la persuasion. Ainsi,
dans les conflits qui mettent aux prises les pays de la
vallée du Yangzi et du fleuve Jaune à partir du vue siè-
cle, se développent un art subtil des combinaisons di-
plomatiques et une rhétorique moralisante qui auront
sur la pensée et la littérature chinoises d'avant l'ère
chrétienne la plus profonde influence. Menacées par les
royaumes périphériques, les anciennes cités s'attachè-
rent d'autant plus à leurs traditions que, de leur côté,
les nouveaux venus n'étaient pas insensibles à ce qui
69
apparaissait à leurs yeux comme noblesse et sinité au-
thentiques. L'importa~ce qu'ont pu prendre alors,
dans la conduite des hommes et des cités, les considé-
rations morales et rituelles, explique sans doute pour
une part la.formation de cet idéal de l'honnête homme
qui sera, au début du ve siècle, au centre des préoccu-
pations de Confucius.
Inversement, les luttes armées ont fait prendre
conscience peu à peu de la réalité des facteurs militaires
et économiques : le sort de la guerre n'apparaîtra plus en
fin de compte comme un verdict du monde divin mais
comme la conséquence logique du d.egré de faiblesse ou
de puissance des adversaires. Cet esprit nouveau, plus
positif, amènera une lente dégradation del' ordre ancien.
A la hiérarchie nobiliaire·, au respect des statuts tradi-
tionnels se substitueront des rapports de force, non seu-
lement entre royaumes, mais aussi et surtout à l'inté-
rieur même des royaumes. De là, à partir des environs
de 600 av. J.-C., des luttes violentes entre grandes fa-
milles pour s'emparer du pouvoir, d'âpres rivalités entre
prince et barons, et un effort dramatique des chefs de
royaume pour se libérer de 1'emprise des familles les plus
puissantes. Ces luttes aboutirent tantôt à 1'élimination
de la noblesse consanguine au profit d'hommes nou-
veaux, entièrement dévoués au prince (ainsi, à Jin, à la
fin du VIIe siècle), tantôt à l'usurpation de Jait (à Lu,
en .562, où le prince légitime garde ses fonctions de chef
religieux, mais .perd la réalité du pouvoir), tantôt à
l'usurpation complète des prérogatives princières (à Qi,
au début du ve siècle), tantôt même à des divisions terri-
toriales (à Jin, en 453).
Quand cèdent les barrières fragiles qu'imposaient les
statuts coutumiers, toutes les structures politiques et
sociales traditionnelles se désagrègent de proche en
proche. Cet effet destructeur du désir de puissance et
70
de richesse, de l'intérêt (li), sera mis en lumière par
certains chefs d'école de l'époque des Royaumes
Combattants et, en particulier, par Mencius, la fin du
ive siècle, dans la page célèbre par laquelle s'ouvre le
recueil de ses propos.
Des rapports personnels· d'homme à homme, libre-
ment consentis, prennent la place des relations de· type
archaïque, fondées sur les liens de consanguinité, sur le
respect des rites et des attributions religieuses. Chaque
grande famille cherche à se . constituer sa clientèle. Les
chefs de royaume, dépourvus des sources effectives de
leur puissance: parce que les tribus en hommes armés;
en chars, en produits agricoles ne leur parviennent
plus, sent amenés à lever directement les troupes et les
redevances nécessaires au maintien de leur pouvoir.
Les armées de métier et les milices personnelles sont
une des nouveautés de 1'époque.
Mais lev{ siècle est aussi le moment où apparaissent
les premières réformes fiscales et agraires : on en signale
à Lu, petite cité du Shandong, en 594 et 590, à Zheng, au
Henan, en 543 et 5J8. Alors qu'à l'époque archaïque, la
paysannerie semble avoir été tenue à cultiver gratuite-:-
ment des terres dont la noblesse se réservait les produits,
le système de l'impôt en grain se répand à partir du
vie siècle. Il est généralement du dixième et paraît être
calculé soit d'après la moyenne annuelle soit d'après la
production réelle de chaque année. La pratique de l'im-
position en nature a dû s'acco:qipagner très probable-
ment d'un changement sensible de la condition pay-
sanne : les cultivateurs y gagnèrent sans doute plus de
liberté et d'indépendance à l'égard de leuts. anciens maî-
tres. Et une certaine autonomie villageoise se développa.
peut-être à partir dù moment où une véritable fiscalité
remplaça les prestations traditioanelles.
Les premières lois pénales, inscrites, sur des chau-
71
drons, font leur apparition à peu près à la même épo-
que, dans la deuxième moitié du vie siècle. Elles sont
une innovation d'importance, car elles impliquent la
naissance d'un pouvoir centralisé et la substitution
d'un droit écrit aux règles coutumières et tacites qui
présidaient aux rapports entre nobles et gens des cam-
pagnes. ·Avec le développement du pouvoir politique,
la société chinoise tendra à prendre plus de cohésion.
Alors que la société archaïque paraît avoir connu une
juxtaposition de multiples petits groupes sociaux sou-
mis à une grande diversité de statuts, des ensembles
plus vastes et plus organiques sont en voie de forma-
tion. La division, traditionnelle sous l'Empire, de la
société chinoise en nobles (et, plus tard, en lettrés), .
paysans, artisans et marchands s'ébauche sans doute
dès l'époque des Hégémons.
L'âpreté des luttes entraîne un alourdissement des
charges qui pesaient sur la paysannerie, et la critique
confucianiste verra à bon droit un lien entre la dégrada-
tion des anciens statuts et la misère à laquelle une no-
blesse avide de luxe et de puissance réduit les paysans.
Les fouilles nous apportent ici une indication précieuse :
le goût du luxe et le mépris des rites se manifestent dans
les pratiques funéraires à partir de la fin du v{ siècle.
C'est alors en effet qu'apparaissent dans les tombes, à
côté des vases rituels, des objets précieux d'usage pro-
fane.
A mesure que la crise morale s'accentue, l'opposi-
tion des conduites s'approfondit : des luttes, du désor-
dre et du désarroi qui s'emparent du monde chinois à
partir du v1ie siècle naîtront, conjointement, une ré-
flexion morale et une pensée positive 1•
72
Chapitre V
LA FORMATION
DES ÉTATS MILITAIRES
(Des environs de 500 à 221 av. J.-C.)
1. - L'âge du Fer
Les trois siècles qui précèdent l'Empire (ve-IIIe siècle)
sont une époque de transformation rapide et complète
du paysage de la Chine et de ses conditions naturelles:
d'immenses superficies de forêts sont défrichées, assé-
chées, mises en culture et bien souvent irriguées. Les
terres cultivées en viennent à se toucher aux frontières
des royaumes. La population de la Chine jusqu'au bas-
sin du Yangzi s'accroît rapidement en dépit du caractère
très meurtrier des guerres. A la fin des Han antérieurs,
dans un pays dont l'économie n'est pas beaucoup plus
développée qu'elle ne l'était au 11{ siècle, elle atteindra
cinquante-sept millions d'individus soumis à la capita-
tion en + 21• Les villes agrandissent leurs murailles, se
1. Plus exactement : 12 366 470 familles et 57 671 400 individus. Voir
H . Bielenstein, The Census of China, in Bulletin of the Museum of Far
Eastern Antiquities, n° 19, Stockholm, 1947, p . 135. Les plus fortes densi-
tés se trouvent dans les vallées de la Fen au Shanxi, du Minjiang au Si-·
chuan et de la Wei au Shaanxi (la région de Xi'an surtout, où est établie
la capitale, est très densément peuplée, de même que celle de Luoyang, au
Henan). En dehors de ces régions, le Nord-Est du Henan et le Sud dti
Hebei, zone de peuplement très ancien, paraissent avoir gardé leur impor-
tance économique.
73
peuplent et s'entourent d'une deuxième enceinte de rem-
parts. L'importance des royaumes est alors estimée, non
plus seulement au nombre de leurs chars de guerre, mais
. en fonction de leur·étendue et de leur population. Les
contemporains ont conscience des différences profondes
qui séparent leur époque de celle des Hégémons ou des
temps plus reculés : les cités archaïques ne contrôlaient
qu'un territoire très restreint et faiblement peuplé. Il va
sans dire aussi que les principes de gouvernement y
étaient toutautres. Les problèmes d'administration, de
subsistance, d'aménagement des territoires ne se po-
saient guère ou bien ils étaient assez facilement résolus.
Ces trois siècles correspondent à peu près à la période
connue sous l'expression traditionnelle de Royaumes
Combattants, période dont les débuts sont fixés, de fa-
çon arbitraire, à la division du royaume;.. de Jin, au
Shanxi, en trois nouveaux royaumes : ceux dé' Han au
Henan, de Wei dans le.sud du Shanxi et de Zhao dans lé
nord de la même province ~ . Cet événement eut · lieu
en 453. Mais, pour souligner· la ·nouveauté des institu-
tions politiques de cette époque et le·développement de
structures étatiques inspirées .par le régime·des armées,
on a · préféré ici au terme de··Royaumes Combattants
celui d'Etats militaires; et ;pour le commencement de
cette période, on a admis un critère moins artificiel: ce
sont les débuts·de lafonte du fer 1• La première mention
1. Sur l'histoire de la .fonté dù fer en Chine, cf. Yang K uan, La décou-
verte et le développement ·<Je la technique de la. fonte de fer en Chine an-
cienne (en chinois), Shanghai, 1956, et J. Needham., The:Development of
Iron and Steel Techno/ogy in ·China, Londres, 1958.
Le fer coulé profitera surtout àfagriculture, à l'artisanat et à l'industrie
miniêre. Les pièces en fer, de composition· peu homogène, cassaient facile.:"
ment et c'est .seulement à la fin de l'époqtie ·des · Royaumes Combattants
qu'on sut produire des armes de fer en combinant la fonte et · la forge,-
dans les régions de la vallée du Yangzi (pays de Chu eF anciens-· pays ·dé·..
Yue et de Wu) où- il semble que les techniques métallurgiques ·aient · tou-·
jours été en avance sur celles des pays du Nord.
74
qu'on ait ·de cette technique dans les sources écrites
remonte à l'année 513 et les plus récentes découvertes.
archéologiques permettent de dater du début du vesiècle
les.premiers spécimens d'objets en fonte. C'est donc aux·
environs de 500 av. J.-C. qu'on pourrait fixer les débuts
de cette nouvelle et dernière période de l'histoire de la
Chine avant l'Empire. Il est certain en effet, que la diffu-
sion de la fonte du fer dans le courant du ve siècle a rendu
possible la mise en valeur de grandes étendues culti-
vables et, sans cette découverte, l'extraordinaire déve-
loppement économique du monde chinois au cours des
cinq derniers siècles avant notre ère resterait inconce-
vable. Grâce à la production en grande quantité d'outils
qui servaient aux défrichements, à l'agriculture et aux
grands travaux d'irrigation, grâce à l'élévation des ren-
dements agricoles dont témoigne l'accroissement du
taux des impôts en grain, la Chine paraît avoir atteint
très tôt une densité démographique et un degré de
richesse qui lui donneront une avance considérable sur
les' pays d'Occident pendant près de deux millénaires.
La fonte du fer apparaît en Chine près de 1 600 ans
avant qu'elle ne soit connue en Europe 1•
Mais, quelle que soit l'importance de cette technique,
elle a seulement rendu possibles certaines transforma-
tions capitales pour l'histoire de la Chine : elle ne les a
pas d'abord suscitées.
Il est vrai que certaines conditions techniques ou na-
turelles ont favorisé en Chine la concentration des
75
biens et des moyens de production. La fonte du fer, qui
impliquait un progrès dans le système de soufflerie, car
elle n'est possible qu'à très haute température, était
obtenue dans des installations assez importantes pour
que fussent réduites les déperditions de chaleur. C'était
une production en masse qui excluait la petite entre-
prise artisanale, comme dans le cas de la forge, seule
pratiquée dans les pays d'Occident dans 1'Antiquité et
au Moyen Age. Les fonderies sont des entreprises
d'Etat, à moins qu'elles n'appartiennent à de riches
marchands-entrepreneurs qui travaillent pour le
compte des chefs de royaume.
Une remarque analogue peut être faite à propos de
l'élevage : à partir du moment où la Chine des grandes
plaines est mise en culture et quand se réduisent les ter-
rains de pacage, les chevaux ne peuvent être élevés que
dans de très grands haras situés dans la zone des
steppes (boucle des Ordos, Mongolie, nord du Shaanxi
et du Gansu), à moins qu'ils ne soient échangés contre
des tissus et ne fassent ainsi l'objet d'un commerce of-
ficiel avec les populations nomades. On voit 1c1
combien les conditions sont différentes de celles de
l'Europe médiévale, pays de petit élevage.
De même, les grands problèmes de drainage et d'ir-
rigation se sont posés en Chine au niveau de très vastes
régions - indépendamment des petits travaux d'irri-
gation qui étaient sans doute pratiqués localement de-
puis une époque très ancienne - et ils ne pouvaient
être résolus par des initiatives villageoises. C'est pour-
quoi certains théoriciens ont estimé que, l'irrigation a
été, dans diverses régions du monde, à l'origine d'une
forme politique particulière (le « despotisme oriental »
de Karl Wittfogel).
En fait, si la nature et les conditions techniques ont
favorisé l'apparition en· Chine d'une certaine forme
76
d'étatisme - et, tout d'abord, le développement d'un
petit groupe de grands entrepreneurs, chefs d'indus-
trie - c'est cependant aux facteurs historiques qu'il
faut attribuer le premier rôle.
Dans les cités de l'époque archaïque, les ateliers
d'artisans étaient une dépendance du palais et l'artisa-
nat libre y était inconnu. En maintenant l'essentiel de
la production artisanale sous le contrôle direct ou indi-
rect du pouvoir politique, les Etats militaires n'ont pas
innové : ils n'ont fait que suivre une très ancienne tra-
dition. Et c'est encore d'une autre tradition qu'ils s'ins-
pirent en réservant au trésor public les pro~ts de l'ex-
ploitation des produits du sous-sol et de ceux des
zones forestières et marécageuses. Enfin, si la mise en
place d'un système de régulation des cours d'eau et
d'irrigation, et le contrôle de ce système ont pu avoir
des effets sur la constitution politique des Etats mili-
taires et de la Chine impériale, il n'en reste pas moins
qu'historiquement, ce sont des structures étatiques
préexistantes et la présence d'une main-d'œuvre abon-
dante et bien encadrée, fournie par les armées, qui ont
permis les grands travaux d'irrigation.
L'irrigation ne constitue qu'un des aspects de la
transformation du monde chinois à partir des débuts
de l'âge du Fer, et ce n'est peut-être pas le plus impor-
tant : dans tous les cas, il ne saurait avoir, à lui seul,
valeur explicative.
77
avant-coureurs des changements à venir : réformes
fiscales, lois pénales écrites, débuts d'une organisation
administrative centralisée. Une forme de guerre qui
vise à la destruction de l'ennemi et à la conquête des
territoires a fait prendre conscience aux Chinois de
cette ,époque de l'importance des facteurs économi-
ques et politiques : l'ordre archaïque est en contradic-
tion avec ce type de guerre qui exige l'unité de
commandement, le recours à la stratégie, des troupes
· entraînées et des réserves abondantes. A mesure que
les luttes armées se firent plus âpres, l'effort de cen-
tralisation apparut plus nécessaire. Ainsi, le mouve-
ment de réformes amorcé à la fin du VIe siècle se
poursuit aux ve et IVe siècles. Plus ou moins précoces,
plus ou inoins radicales suivant les royaumes, les. ré-
formes s'inspirent partout des mêmes préoccupa-
tions : battre en brèche la puissance des grandes fa-
milles, affermir le pouvoir central, accroître les
ressources en hommes et en céréales. Dans la plupart
des royaumes, des circonscriptions administratives
sont peu à peu substituées aux anciens fiefs. Le ré-
seau des commanderies et des préfectures qu'elles en-
globent est étendu progressivement des régions
conquises où elles furent d'abord instituées, aux plus
anciens territoires. Et l'usage s:' impose de nommer à
· la tête de ces circonscriptions des fonctionnaires
payés en grain et révocables, tenus à . un compte
rendu détaillé de leur gestion à la fin de chaque
année. Il en est ainsi à Wei, à la fin du ve siècle, où la .
réforme touche même les plus hauts personnages de
l'administration centrale et des. armées, car ministres
et généraux y sont, à partir de cette époque, choisis
par le prince, tandis que, de façon traditionnelle, ces
hauts postes étaient réservés aux membres · des
grandes familles nobles.
78
D'autres mesures, à Wei ·encore, tendent aux
mêmes buts : l'institution d'un ensemble cohérent de
peines et de récompenses qui permet la sélection des
meilleurs serviteurs de l'Etat et les maintient dans l'o-
béissance, l'interdiction faite à tous de critiquer les
lois du royaume, l'édiction de peines sévères concer-
nant la falsification des sceaux officiels et des di-
plômes en deux parties qui servent à lever les
troupes 1, . l'interdiction de la vendetta, cause de lon-
gues luttes intestines sous ·1e régime des familles no-
bles, une réglementation du train de vie qui vise à
empêcher la formation de clientèles · et ·à réserver au
prince le .privilège du plus grand faste.
Le laconisme irritant des textes laisse seulement en-
trevoir l'intérêt extrême qu'il y aurait à connaître le
. détail des réformes de ·cette époque. Elles varient d'un
pays-à l'autre. A Han, au milieu du ive siècle, un ré-
formateur, . dont on ne sait ·si· ses -conseils furent sui-
vis, vante les avantages que le prince peut tirer d'un
secret absolu sur·ses intentions. et ses décisions politi-
ques, et il préconise un ,,contrôle strict des fonction-
.naires, dont les attributions doivent être étroitement
définies. A Qi, entre 356 et 320, diverses mesures sont
adoptées pour encourager l'agriculture et le défriche-
ment de nouvelles terres. Des récompenses sont pré-
vues, d'autre .part, . pour quiconque est capable
d'adresser au prince des remontrances. L'antique
coutume de la remontrance,. qùi ·était jadis un devoir
des,·conseillers nobles, est ainsi étendue. à toute la po-
79
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pulation. A Chu, au début du IVe siècle, on décrète
l'extinction de tous les privilèges nobiliaires à la troi-
sième génération et l'on · déporte des familles nobles
dans des régions faiblement peuplées. Les fonction-
naires négligents voient leur traitement réduit ou sup-
primé et les ·économies ainsi faites -sont affectées à
l'instruction de soldats de métier.
Mais c'est à Qin, au milieu du IVe siècle, que les ré-
formes sont les plus cohérentes et les plus radicales .
.Elles sont appliquées de façon progressive, et sans
doute suivant un plan méthodique, entre 356. et 348.
La! noblesse locale est faible, trop pauvre pour oppo-
ser une grande résistance, si bien que la transforma-
tion politique et sociale est beaucoup plus profonde
que dans les autres royaumes. Quarante et une pré-
fectures sont instituées.:qui couvrent tout le territoire.
Toutes les mesures .de longueur . et de poids sont uni-
fiées. On abolit les anciens titres et privilèges nobi-
liaires et l'on crée, en faveur de ceux qui se sont illus-
trés à la guerre, vingt degrés de noblesse militaire qui
donnent droit à des pensions dont le montant est
plus ou moins .élevé. Un principe simple et objectif
préside à l'octroi de ces titres : c'est le nombre des
têtes coupées à l'ennemi qui fait la preuve ·du degré
de bravoure. La production agricole est encouragée
par des exemptions de corvées accordées aux paysans
dont la production dépasse une certaine quantité de
grains. Le vagabondage est interdit; les déplacements
sont soumis à un contrôle policier. Les premières
fiches de police dans les auberges font :leur apparition
·à ·cette époque. On réduit errants et oisifs en esclaves
d~Etat. Les livres classiques (Odes, Histoire, Ri-
tuels ... ) qui servaient .de · base à l'enseignement des
écoles -sont brûlés· et .cette mesure sera étendue à tout
l'Empire .au lendemain de l'unification.
82
Mais les plus profondes· réformes consistent à faire
éclater les anciennes communautés paysannes pour
leur imposer une nouvelle forme d'organisation. Elles
sont groupées par ensembles de cinq et dix familles
qui constituent des formations paramilitaires. Sur ces
groupes, pèse un régime de responsabilité collective et
de dénonciation obligatoire de tous les délits. Cette
refonte des communautés rurales s'accompagne d'un
bouleversement de la disposition des champs cultivés
et d'une destruction des anciennes clôtures. Ce n'est
donc pas, en fin de compte, à un simple aménage-
ment qui porte sur des points particuliers (organisa-
tion de l'administration et de l'armée) que vise l'ac-
tion du législateur, mais à une réforme radicale de la
société, à une modification de. ses mœurs mêmes. Il
ne serait pas excessif de parler ici d'une révolution.
L'œuvre entreprise à Qin, au milieu du rve siècle, de-
vait être interrompue par un changement de règne
en 338, mais elle sera reprise et menée plus loin en-
core par le fondateur de l'Empire. C'est ce qui fait
toute son importanc~ historique. Les réformes du
IVe siècle assurèrent à Qin sa suprématie militaire et
lui permirent de se rendre maître de toute la Chine.
Mais ce sont elles encore qui inspirèrent la politique
du premier empereur chinois.
Lois pénales, système de primes et de récompenses
sont d'origine militaire, de même que le type de
compagnonnage imposé aux communautés pay-
sannes. C'est la dure discipline des armées qui est ap-
pliquée à l'ensemble des sujets et tout le système des
réformes est conçu de façon telle que toutes les éner-
gies soient tendues vers ce but unique qu'est la
conquête.
83
III. - La guerre
84
vine déjà les effets sur le plan de la pensée : les no-
tions d'ordre, de discipline, d'efficacité relégueront
peu à peu dans l'oubli la vieille morale de l'honneur.
Cependant, la transformation des armées fut pro-
gressive. A l'époque des Hégémons, elles comptent
quelques centaines de chars que suivent quelques di-
zaines de milliers d'hommes, vile piétaille faiblement
armée, sans entraînement et sans discipline (valets,
porteurs, palefreniers, terrassiers ...). A la fin de cette
époque, quand les luttes se firent plus intenses, le nom-
bre des chars s'accroît et il s'élève à plusieurs milliers
dans chaque grand royaume. Mais le développement
de l'infanterie, à partir de la fin du vie siècle, devait ré-
duire peu à peu l'importance des chars et en particula-
riser l'emploi. Ils n'auront pas encore complètement
disparu au 111e siècle, mais ils ne constitueront plus
alors qu'un des éléments d'une armée où le gros des
forces sera formé par des corps de fantassins spéciali-
sés : archers, lanciers, arbalétriers, soldats du train ...
L'arbalète et les catapultes apparaissent, semble-t-il,
dans la deuxième moitié du ve siècle. Tendue avec le
pied, l'arbalète a une force et une portée bien supé-
rieures à celles de l'arc, car, au dire des contemporains,
elle atteint l'ennemi à plusieurs centaines de mètres.
Une dernière étape dans l'évolution des techniques et
des modes de combat est franchie avec l'apparition de la
cavalerie. Là encore, la pression et l'exemple des popu-
lations limitrophes semblent avoir été à l'origine des in-
novations. En 307, le royaume de Zhao, le plus septen-
trional des trois royaumes entre lesquels s'était divisé
l'ancien pays de Jin, crée une cavalerie qu'il copie très
exactement sur celle de ses adversaires nomades de la
boucle des Ordos et de la steppe mongole 1• Le tir à l'arc
1. Cf. E. Chavannes, Mémoires historiques de Se-ma Ts'ien, t. V, p. 77.
85
sur un cheval au galop, qui sera un des exercices favoris
des cavaliers chinois sous l'Empire, et le pantalon qui
remplace la grande robe des classes nobles et dont
l'usage devait se généraliser en Chine chez les gens du
peuple, datent tous deux de cette époque. C'est en effet à
la fin du rve siècle que surgissent de la-steppe mongole
des combattants à cheval, armés d'arcs, les redoutables
Xiongnu. L'art -si délicat du dressage du cheval de selle
qui, chez _les Indo-Européens, remonte aux environs de
l'an 1000, ne sémble s'être transmis que beaucoup plus
tard en Asie orientale. De là, une différence importante
entre les civilisations de l'Occident et celle de la Chine :
quand la cavalerie apparaît en Chine, des transforma-
tions capitales de la société s'y sont déjà produites. Par
suite, la cavalerie n'y sera jamais un corps noble, mais
au contraire de recrutement paysan et bien souvent
d'origine barbare. On peut dire plus : le métier des
armes, en raison même de l'évolution sociale du monde
chinois entre le ve et le IIIe siècle et à cause de l'oubli dans
lequel étaient tombées les traditions nobiliaires de l'épo-
que archaïque, devait être considéré sous l'Empire
comme un métier de rustre.
La cavalerie ne fut jamais d'ailleurs très nom-
breuse. C'est un corps d'élite dont les fonctions sont
particulières : sa mobilité et sa rapidité en limitent
l'emploi aux incursions et aux attaques par surprise.
Les plus puissants royaumes, à la .veille de l'unifica-
tion impériale, ne . possèdent . que de .5 000 à
10 000 cavaliers. Au regard des chars et de la cavale-
rie, l'infanterie constitue bien alors l'essentiel des
troupes. Les fantassins se comptent par centaines de
milliers et il semble, d'après les chiffres très élevés que
fournissent les textes, que presque toute la population
mâle en âge de porter les armes ait été incorporée
dans les armées à titre de fantassins.
86
Mais avant ·que le, service militaire. obligatoire soit
devenu la règle, le recrutement a varié. suivant les
royaumes et suivant le · degré de centralisation politi-
que. Les braves furent tout d'abord recrutés au
moyen de primes (huit onces d'or à Qi pour chaque
tête ·coupée à J'ennemi) . ou par 'la promesse ·d'exemp.,
tions ·d'impôts (à Wei}. Le royaume de Qin est le pre- ·
mier à instituer, au ive siècle, un système d'enrôle-
ment obligatoire pour tous les sujets, donn_a nt ainsi
un exemple . qui sera suivi , par les empires chinois
jusqu'au xe siècle. Là au contraire où- subsistent. les
mœurs nobles héritées de l'époque des Hégémons, les
grands se constituent une milice personnelle et cette
pratique réapparaîtra · sous l'Empire dans toutes les
périodés: d'affaiblissement du · pouvoir central. Les
grands chefs d'armée, jouant aux proconsuls dans les
provinces éloignées et usant de démagogie, sauront
aussi, à ces époques, transformer leurs troupes .en une
clientèle privée.
Entre le ve · et le 11{ siècle av. J.-C., les progrès
techniques, l'accroissement du. nombre des combat-
tants et la nécessité de l'unité de commandement in-
fluent sur les formes mêmes. de: là guerre. Les exp.édi-
tions sont · plus lointaines, de plus longue durée., et
l'art de la stratégie se développe. Les armées·: ne. sont
plus commandées, comme jadis, par les seigneurs ou
leurs ministres, chefs:· de familles nobles,-.mais par des
spécialistes- de la·: conduite des troupes:. Dans cette
guerre totale que" se livrent les grands . royaumes, il
apparaît de plus en plus que l'issue des combats dé-
pend, du ·degré de puissance de. chaque Etat : c'est-à-
dire du .nombre et du moral dé ·ses habitants, de son
organisation politique, de sa production agricole et
de ses réserves de grain. La .guerre vise à la destruc-
tion des ennemis et à l'annexion de nouveaux terri-
87
toires. Elle se transforme en une guerre de sièges pour
la conquête des villes et des positions fortifiées où
sont entretenues des garnisons permanentes. Alors
que le sort des combats était fixé en un ou deux jours
à l'époque archaïque, aux ve-11{ siècles, certains sièges ·
se prolongent plus de trois ans. Tours, échelles rou-
lantes, construction de levées de terre qui atteignent
la hauteur des remparts, sapes et mines, soufflets
pour enfumer les souterrains font partie de la techni-
que guerrière, et des fortifications sont élevées à l'em-
placement des passes ou sur les frontières des Etats.
Mais on n'oublie pas que le moral des ennemis peut
être un facteur décisif de l'échec ou de la victoire : on
a recours à la propagande, à l'espionnage et à la
ruse 1•
88
vastes travaux d'aménagement de . la nature et la
construction de grandes fortifications. La production
massive d'outils fondus en fer pour les défrichements,
les terrassements et l'agriculture, vient fournir d'autre
part à point nommé le moyen technique de ces vastes
entreprises.
Les royaumes de Chu et de Qi sont les premiers à
construire des murailles défensives sur leurs frontières
dans le courant du ve siècle, l'un au Henan, l'autre
dans le sud du Shandong (muraille reconstruite ou
prolongée en 350). Leur exemple est suivi par d'au-
tres royaumes au rve siècle. C'est ainsi que Wei forti-
fie la vallée de la Luo du nord au Shaanxi, en 358
et 352, et prolonge cette muraille jusqu'à la boucle
des Ordos sur plus de 800 km. C'est ainsi que
Zhongshan, principauté barbare située dans le nord-
est du Shanxi et au Hebei, Zhao et Yan construisent
également des remparts de moindre importance,
en 369, 356 et 333, pour se protéger vers le sud. L'ef-
fort s'est souvent borné à fortifier les digues déjà
construites le long des cours d'eau comme protection
contre les crues.
En 461, Qin avait fortifié de cette façon les digues du
fleuve Jaune en face des limites du royaume de Wei,
puis celles de la Luo quand il fut repoussé vers l'ouest
par Wei jusqu'à la vallée de cette rivière, en 417. Dans
les régions montagneuses, ces digues fortifiées faisaient
place à des murailles.
Comme les remparts des villes, les ouvrages de dé-
fense construits le long des frontières étaient faits de
terre damée ou, plus rarement, de pierres. Ils devaient
être munis de fortins et défendus par des troupes spé-
cialement affectées à la garde de cès régions. L'ap-
proche des ennemis était signalée, de jour, par de& fu-
mées et, de nuit, par des feux. Ce dispositif préfigure ce
89
que sera le système de défense de l'Empire. des Han
contre,les incursions des Xiongnu 1•
A la différence des murailles qui servent à prémunir
les royaumes contre les attaques des voisins les plus
menaçants, d'autres fortifications ont déjà pour obj;et
de protéger les terres chinoises contre. les incursions
des nomades des steppes mongoles et de la plaine de
Mandchourie~ C'est après des campagnes qui permi-
rent de repousser ces diverses populations vers le nord
que les royaumes les plus septentrionaux bâtirent de.
grandes murailles dans la zone même.des pasteurs no-
mades. Celle que construit. le: royaume de Zhao au
nord de la boucle des Ordos est de peu postérieure à la
constitution d?un corps de cavaliers dans ce pays,
en · 307 av. J.-C. Celle de Yan, dans la plaine mand-
choue, aurait été bâtie peu de temps,après. Qin, à son
tour, construit une muraille sur ses limites septentrio-
nales après la dèstruction d'un groupe de guerriers no-
mades, en 270.
Il semble, d'après la date de ces constructions et des
campagnes qui les ont précédées, que les nomades du
nord soient devenus beaucoup plus menaçants à,partir
de la fin~du ive siècle. Mais, alors que, vers le milieu du
vie siècle, le. royaume de Zhao eut à se défendre contre
des populations barbares qui combattaient à pied,
c'est au contraire avec des. .cavaliers. tireurs d'arc que
les Chinois se trouvent aux prises à partir de la: fin . du~
ive siècle. Ces ennemis, beaucoup plus redoutables, res-
teront un grand sujet d'inquiétude pour la dynastie des
Han.
·Dans le domaine; de la. défense contre les Barbares
90
de la steppe, comme dans bien d'autres, l'Empire ne
fera que compléter et parfaire l'œuvre des Etats mili-
taires : la grande muraille de Qin Shi Huangdi, le pre-
mier empereur chinois, qui protégera la Chine du
Nord contre les incursions des Xiongnu sous les dy-
nasties des Qin et des Han fut constituée en reliant en-
tre elles les murailles déjà construites par les royaumes
de Yan, de Zhao et de Qin à la fin du w et au début
du 111e siècle. Ces murailles, prolongées à l'ouest jusque
dans le sud du Gansu et à l'est jusqu'à la mer, sur le
golfe du Liaodong, formèrent une ligne de défense
continue sur plus de 3 000 km. On notera que ces for-
tifications, dont les archéologues ont retrouvé des ves-
tiges, sont beaucoup plus septentrionales que celles qui
furent bâties au xve siècle sous les Ming et dont des
tronçons importants subsistent encore aujourd'hui.
La guerre exigeait un accroissement de la produc-
tion agricole et elle explique pourquoi les grands tra-
vaux de drainage et d'irrigation furent si nombreux à
l'époque des Royaumes Combattants. Les premiers ca-
naux sont creusés dès le début du ve siècle. Le royaume
de Wu relie le Yangzi à la Huai par un canal, en 486,
et il prolonge cette voie d'eau, en 482, jusqu'aux ri-
vières du sud du Shandong. Et ce n'est sans doute pas
un hasard si Wu fut à la fois l'un des premiers
royaumes à se constituer une armée de fantassins et
l'un des premiers à entreprendre de grands travaux
d'irrigation. Son exemple est suivi à Wei à la fin du
ve siècle, où un canal est creusé aux confins des pro-
vinces actuelles du Henan et du Hebei. A Wei encore,
d'autres canaux sont construits dans le courant du
ive siècle : l'un, en 360, qui relie un lac au fleuve Jaune,
l'autre, en 339, dans la région de l'actuelle Kaifeng. A
la fin du nie siècle, le royaume de Qin fait creuser un
grand canal au nord de la Wei, parallèlement à cette
91
rivière, et cette entreprise passe pour avoir procuré à
Qin un surcroît de richesse qui lui permit d'achever
très rapidement la conquête des autres pays chinois.
Mais les canaux d'irrigation sont loin d'être les seuls
ouvrages hydrauliques. Des dépressions sont transfor-
mées en réservoirs, des digues sont édifiées le long des
fleuves et des rivières aux crues dangereuses, des
écluses règlent le débit de certains cours d'eau et des ri-
vières sont détournées par des barrages. Le plus célè-
bre de ces grands ouvrages hydrauliques est celui qui
fut exécuté sur le cours supérieur du Minjiang, grand
affluent du Yangzi au Sichuan, aux environs de 300
avant notre ère,. après la conquête de la plaine de
Chengdu par le royaume de Qin. Un grand barrage
permit de diriger le cours du Minjiang dans une gorge
creusée au travers d'une montagne. De là, date la pros-
périté de la plaine de Chengdu qui put alors être culti-
vée de façon régulière sans crainte des inondations.
Les grands travaux d'irrigation, qui sont encore
rares au ye siècle, se multiplient aux ive et nie siècles. La
même remarque peut être faite dans d'autres do-
maines : le ve siècle est une époque où apparaissent
seulement les nouveautés (monnaie .métallique, mu-
railles de défense, outils fondus en fer ...) ; aux ive et
nie siècles, au contraire, ces nouveautés se sont large-
ment répandues dans tous les pays chinois.
V. - Développement de l'artisanat
et du commerce
92
rectement ni à la production agricole ni à la guerre. Ce
phénomène, parallèle à celui de l'affermissement de
l'Etat, est même si menaçant qu'il inquiète les diri-
geants et les théoriciens de la tyrannie. C'est à cette
époque qu'apparaît, chez certains auteurs, une distinc-
tion qui continuera à inspirer les hommes d'Etat sous
l'Empire : celle qui est faite entre les activités essen-
tielles (ben), à savoir la production des biens indispen-
sables à la vie (céréales et tissus), et les activités se-
condaires ou superflues (mo), c'est-à-dire l'artisanat et
le commerce libres et aussi, de façon très générale,
toutes activités artistiques et intellectuelles.
De l'apparition de ces nouveaux groupes sociaux,
on a maintes preuves, mais d'abord cet indice indirect
qu'est le développement rapide des agglomérations ur-
baines entre le ~ et le 111e siècle av. J.-C. La cité-palais
des temps archaïques et de l'époque des Hégémons
était un centre militaire, politique et religieux qui
n'abritait que les nobles, le personnel et les artisans
employés par le palais. Les remparts n'avaient généra-
lement que de 400 à 600 m de tour. Au contraire, les
villes des 1~ et rue siècles, sur le site desquelles des
fouilles ont été faites récemment, étaient entourées de
remparts dont la longueur atteignait parfois 3 km, et
les textes, qui confirment ces dimensions, permettent
d'estimer la population des plus grandes villes chi-
noises de cette époque à plusieurs dizaines de milliers
d'habitants. Elles étaient souvent protégées par une
deuxième enceinte de remparts qui servait d'abri aux
gens des campagnes en cas de guerre. La plus grande
ville des 1~·11ie siècles est probablement la capitale du
royaume de Qi au Shandong, enrichie par le commerce
du bronze, des tissus, du sel et des poissons. Certains
textes lui attribuent une population de 70 000 familles,
soit plus de 300 000 habitants. Mais peut-être ce chif-
93
fre est-il exagéré. En .tout cas, c'est dans cette ville que
la présence d'une·· classe urbaine d'artisans libres, de
petits marchands et d'artistes de tout . genre est le
mieux .attestée. On y trouve un groupement des mé-
tiers par quartiers. Jeux et distractions tiennent une
grande place dans la vie des citadins et la ville est célè-
bre pour abriter une académie où s'affrontent mora-
listes et théoriciens de la politique.
Ainsi, parallèlement à l'enrichissement des Etats
grâce à l'exploitation des zones forestières et maréca-
geuses, grâce aux grandes entreprises étatiques (mines,
fonderies, ateliers de poterie, salines...), on assiste au
développement d'un artisanat et d'un commerce privés
qui visent seulement à satisfaire les besoins de luxe
d'une classe urbaine en pleine expansion. Dans la plu-
part des métiers artisanaux, l'époque .des Etats ·.mili-
taires est marquée par des progrès tèchniques : ainsi,
dans la métallurgie (alliages de bronze, soudure et in-
crustations), le tissage, le travail du bois, la laque, la
céramique... Cependant, là encore, les Etats trouvent à
gagner : ils tirent de gros profits des taxes très nom-
breuses qu'ils font peser sur le commerce libre (octrois
multiples, taxes sur les boutiques, les emplacements de
marchés, les produits ...). Cette fiscalité et le développe-
ment du commerce libre expliquent la diffusion de la
monnaie à l'époque des Royaumes Combattants.
Les premières monnaies métalliques, fondues en
bronze, font leur apparition, d'après les archéologues
chinois, aux environs de 500 av. J.-C. Ce sont des
pièces assez lourdes qui ont la forme de lames de houe
ou encore de couteaux. Et il se pourrait que ces objets
métalliques aient tout d'abord servi de moyen
d'échange dans les campagnes. A la fin du ive siècle,
Mencius atteste la pratique du troc des outils en fer
contre des grains et · on doit noter que; selon les
94
conceptions monétaires des Chinois, la monnaie mé-
tallique était associée aux céréales et aux tissus. Pen-
dant longtemps, le problème monétaire essentiel, sous
l'Empire, fut celui de l'équilibre entre la production
des céréales et le volume de la monnaie. Apparue au
~siècle, la monnaie ne devient cependant d'un usage
courant qu'à partir du ive : les pièces, qui sont alors
moins lourdes et moins encombrantes, ont acquis une
valeur nominale. Elles ·portent l'indication du lieu de
fonte (capitale de royaume ou .ville importante) et celle
de leur valeur. Depuis les dernières découvertes, une
liste de 96 lieux de fonte ditrerents . a pu être établie.
"Quatre types de monnaie ont cours en Chine aux I~ et
nie siècles. Leurs .aires de diffusion sont relativement
bien délimitées et corre~pondent à quatre zones assez
distinctes d'ailleurs pour qu'on puisse y voir des sortes
d'aires culturelles. Ce sont : la région du Shanxi et de
ses confins au Henan et au Hebei (pays des « trois
Jin » : Han, Wei, Zhao) où circulent des monnaies qui
ont la forme de lames de houe ; les royaumes du nord-
est (Yan au Hebei etQiau Shandong).où les monnaies
ont la forme de couteaux ; la vallée de la Wei au
Shaanxi (pays . de Qin) où sont en usage des pièces
rondes avec un trou centtal circulaire ; enfin, la région
où s.' est. étendu le royaume .de Chu (moyen Y angzi et
vallée de la Han) où circule une monnaie d'or sous la
forme de tablettes comportant seize petits carrés por-
tant l'indication de leur valeur, mais où' l'on fond ·éga-
lement des cauris:.en bronze à l'imitation de ces petits
.coquillages, symboles de fécondité.aux pouvoirs magi-
ques et objets d'ornementation, dont ·la.valeur était si
appréciée à l'époque archaïque.
En même temps que la monnaie, une autre institu-
tion dut favoriser l'essor des activités marchandes :
. : }':usage des contrats.écrits. paraît bien dater de la même
95
époque. Le principe de ces contrats, qui portent des
noms divers, est le même que celui des instruments em-
ployés pour la transmission des ordres dans l'adminis-
tration des Etats. Chaque partie conserve la moitié
d'une tablette de bois ou de bambou rompue en son
milieu et la réunion des deux moitiés suffit pour faire la
preuve de l'authenticité du document.
Aux ive et nie siècles, les conditions étaient donc fa-
vorables au développement d'une mentalité commer-
ciale faite de calcul, de prévision et de ruse. Les rap-
ports souvent étroits qui unissent les chefs de royaume
aux grands marchands auxquels est affermée l'exploi-
tation de grosses entreprises (mines, salines, ateliers de
fonderie ... ) les ont amenés à profiter de leurs conseils et
à adopter leurs points de vue. L'influence de la menta-
lité de ce petit groupe de riches marchands est sensible
en effet dans les théories politiques qui visent au ren-
forcement du pouvoir central. Alors que le régime des
grandes familles nobles, l'empire de la coutume et des
rites opposaient d'innombrables entraves aux activités
de ce petit groupe social, la . centralisation politique,
l'uniformité des lois et le nivellement social constituè-
rent des conditions particulièrement propices à son dé-
veloppement.
96
l'actuelle Pékin, et Zhao, royaumes les plus septentrio-
naux, jouent un rôle relativement effacé et, tout
compte fait, guère plus important que Yue que la tra-
dition exclut peut-être de la liste des grands royaumes
parce qu'il est à demi barbare. Yue, qui occupe toute
la région du bas Yangzi depuis qu'il s'est annexé le
pays de Wu en 473, sera cependant anéanti à son tour
par le royaume de Chu, en 306.
Du ye au 111e siècle, on assiste à la disparition pro-
gressive des antiques principautés du Henan et des ré-
gions limitrophes de cette province. Après avoir joué
quelque temps un rôle dans la politique de bascule en-
tre les grandes puissances, en cherchant à les opposer
les unes aux autres et à susciter des suspensions
d'armes, elles seront peu à peu englobées dans le terri-
toire des grands royaumes qui les entourent : Han,
Wei, Jin, Qi et Chu. De ces cinq adversaires, que l'in-
térêt ou le danger unissent tour à tour suivant les aléas
de la guerre et les combinaisons de la diplomatie, c'est
Wei qui apparaît le plus actif et le plus puissant au
ye siècle. La position qu'il occupe dans la vallée de la
Fen et les réformes politiques qu'il est un des premiers
à avoir su appliquer expliquent cette suprématie rela-
tive et provisoire. Cependant, à partir du milieu du
ive siècle, c'est un petit royaume, jusqu'alors presque
isolé et retardataire, dont les entreprises apparaissent
de plus en plus redoutables aux autres pays chinois: à
l'abri des passes qui séparent la vallée de la Wei des
plaines du Henan, Qin fait bientôt figure de citadelle .
inexpugnable et les grandes réformes du milieu du
ive siècle semblent lui avoir donné une vigueur sou-
daine. Dès 328, il s'empare du nord de la province
actuelle du Shaanxi, repoussant loin de ce centre vital
qu'est la vallée de la Wei, les nomades de la steppe.
En 316, ses armées pénètrent dans la plaine de
97
Chengdu et, en .312, elles occupent tout le sud du
Shaanxi, gagnant ainsi le cours supérieur de la Han et
menaçant le vieux royaume de Chu. Mais -le moment le
plus décisif est sans doute celui où Qin s'ouvre les
routes du Henan en occupant en 308 la partie occiden-
tale ·de cette province. Tout en poursuivant ses
combats contre Wei et Han, Qin pousse alors ses
attaques vers l'est et vers le sud. Pour faire front à cette ·
poussée du royaume . de Qin, des alliances plus ou
moins durables sont conclues entre les . pays du nord et
du sud auxquels se joint parfois celui ;de Qi. Cep.en~
dant, c'est surtout à la fin.du 1ne siècle que se précise le
1
·98
Chapitre VI
99
thèses et des controverses. Confondre dans une vision
vague et abstraite les trois siècles au cours desquels
s'acheva la ruine des structures archaïques et qui virent
le développement des clientèles, la naissance et l'éta-
blissement de l'Etat, l'avènement du soldat-paysan,
l'apparition du marchand-entrepreneur .et celle du
fonctionnaire salarié, c'est se condamner à confondre
également des formes de pensée qui n'ont de sens que
dans leur cadre historique.
C'est dans le contexte d'une société à clientèles que
doivent être replacées les premières écoles de pensée.
chinoises. Le développement des clientèles, nées au
v{ siècle de la décomposition de la société archaïque,
s'est trouvé favorisé dans tous les royaumes, entre le
ve. siècle et la fondation de l'Empire, par l'enrichisse-
ment du monde chinois. Les nobles puissants, les
grands ministres et les chefs de royaumes entretien-
nent une cour d'hommes d'armes, d'amuseurs, de
bouffons, de musiciens, de spécialistes de l'escrime :
en un mot, outre une milice personnelle, des gens
habiles dans divers arts et techniques et, parmi eux,
des disputeurs, des diplomates et des sages. Ceux-ci
leur servent, à l'occasion, de conseillers et leur adres-
sent des remontrances. Ces maîtres de morale et de
politique, s'ils sont célèbres, ont, à leur tour, leur
propre clientèle formée le plus souvent par quelques
dizaines de disciples qui les suivent partout. Il arrive
aussi que ces disciples se comptent par centaines et
l'école, plus ou moins organisée, prend alors les
allures d'une secte. Chefs d'école et de secte vont de
royaume en royaume, offrant leurs services à la cour.
des princes ou dans les maisons des grands, se ·faisant
entretenir par tous ceux qui sont à la recherche de
sages d'exception. La coutume donne même nais-
sance à une institution : à Linzi, la capitale de
100
royaume de Qi, est fondée, dans la deuxième moitié
du ive siècle, une académie où sont entretenus, aux
frais du prince, des maîtres de tendances diverses.
Certains emprunts, certaines influences réciproques
d'une école sur l'autre eurent peut-être pour origine
les palabres de l'académie de Linzi.
101
le poussent à définir l'idéal de l'honnête homme :.
homme de formation plus livresque que gùerrière -
c'est déjà presque un « lettré » - mais qui est pré-
occupé en fait de maintien correct, de gestes et d'atti-
tudes rituèlles. Sa morale n'admet pas le compromis-
(spécialement dans la question délicate des rapports
entre le Sage et les puissants), et cependant, elle est
toute souplesse et sans rigorism~ . C'est qu'elle ignore
tout a priori et tout principe. abstrait, mais jaillit d'une
réflexion sur les conduites~ d'une analyse subtile des
moindres nuances du comportement : doigté, pénétra-·
tion psychologique, juste appréciation · des cir-
constances, voilà ce qu'exige une morale né·e du rite et
fondée sur lui. C'est là ce qui fait le charme et la cha-
leur humaine de l'enseignement de Confucius. Ce bel
idéal de réflexi0n constante et d'inlassable culture de.
soi fut inspiié par le spectacle de la décadence des
mœurs antiques. :· rester fidèle aux traditions. n'est-ce
pas, nécessairement, les~ transfigurer ?
L'école·de Confucius est peut-être issue de prytanées
où était jadis assurée la formation des jeunes nobles. Si
Confucius se propose de· régénérer par le rite et par la.
morale· la société de son temps, c'est parce que cette
société he connaît encore qu'une organisation adminis- .
trative embryonnaire et par.ce que l'ordre semble en~
core pouvoir y être assur.é par le respect des hiérarchies
et des statuts coutumiers.
Plus. tard~ au contraire, un chef d'école qui paraît
être. le représentant de ces tout· petits nobles qui for-
maient, dans les expéditiûns armé"es, l'essentiel des
combattants (sh-i ) dénoncera les vices fondamentaux
de cette société,. L'esprit de clan, les coneo.urs de pres-
tige sont, pour Mozi (fin du ve siècle et premières an-
nées du. rve), le principe de tous les maux de son épo-
que : la guerre entre cités, les luttes entre grandes
102
familles, les dépenses somptuaires, la misère du petit
peuple. C'est, lui aussi, un moraliste, mais qu'anime
un idéal égalitaire. A l'égoïsme familial, aux mœurs qui
sont inséparables du régime des clientèles, il veut
substituer un altruisme généralisé ; aux pratiques
somptuaires, à l'accaparement des richesses et des
femmes par les grandes familles, il entend opposer une
réglementation uniforme des dépenses et du train de
vie (et non pas cette réglementation hiérarchisée qui
reste l'idéal de l'école confucéenne), et sa condamna-
tion générale de l'homicide implique sans doute l'insti-
tution d'une justice publique et l'interdiction de la
vengeance privée. Mozi est. partisan d'un pouvoir
autocratique qui s'appuierait sur cette. classe pauvre et
proche de la paysannerie qui. est la sienne. On
comprend pourquoi les.idées de Mozi ont eu en Chine,
depuis.la. fin du ve sièCle jusqu'à la fondation de l'Em-
pire, un retentissement beaucoup plus large que l'idéal.
aristocratique de l'honnête homme prôné· par Confu-
cius. Aussi bien 1'école de· Mozi fait-elle plutôt figure
de. secte. Elle est organisée, elle a son règlement et ses·.
chefs.et l'on. y prêche d~exemple .. Ses membres s'habil- ·
lent comme les paysans ou les artisans de l'époque et
il'S s'entremettent pour arrêter les guerres ou défendre
lès cités injustement attaquées. Les- techniques de. la dé:-
fense des villes sont enseignées dans-l'école et plusieur·s
chapitres de 1' œuvre atttibuée à. Mozi en traitent de fà. .
çon détaillée.
Mais on. enseigne aussi dans la secte les règles de la-
prédication; car une des activités,principales des fidêles
est de fàire des néophytes et de convaincre les puis-
sants de leur injustice. et de leur impiété. Les disciples
et les héritiers de Mozi sont les premiers à poser les
principes d'un art du discours-et c'est parmi eux qu'ap-
p,araissent les premiers dialecticiens.
103
D'autres courants devaient cependant favoriser
aussi l'apparition d'une sophistique chinoise aux ive et
1ne siècles : d'une part, la pratique ancienne des pala-
bres diplomatiques, d'autre part les jeux de cour. Dans
le milieu des jongleurs, baladins et bouffons, étaient
pratiqués certains jeux oraux. tels que la devinette, le
paradoxe, les raisonnements aux conclusions absurdes
- jeux où l'on soupçonne parfois l'influence d'une
sorte de folklore international. De ces traditions
combinées semble être issu un courant de réflexion qui
n'est pas sans évoquer- une orientation fondamentale
de la philosophie grecque : ce sont des problèmes de
logique et de physique qui occupent les sophistes chi-
nois. Les textes qui nous renseignent sur cette philoso-
phie débutante ont malheureusement beaucoup souf-
fert et permettent seulement d'entrevoir le genre de
. questions que se posaient sophistes et héritiers de
Mozi1. En tout cas, les contemporains n'ont guère at-
taché d'intérêt à ces recherches et, dans une époque où
la crise morale était ressentie si profondément, où les
problèmes pratiques de l'administration et de la guerre
retenaient toute l'attention, ils n'y ont vu qu'un jeu
vain, nuisible aux rites, à la correction du langage et à
l'affermissement de l'Etat.
104
nécessités militaires et économiques. que se définissent,
aux Iv e et IIIe siècles, les differentes écoles de pensée,
soit qu'elles rejettent entièrement la tyrannie, soit
qu'elles en souhaitent l'établissement définitif ou cher-
chent à en atténuer la rigueur.
Certaines tendances antisociales et anarchisantes se
font jour dès l'époque des Royaumes Combattants et
elles continueront à alimenter, sous l'Empire, un des
courants les plus originaux et les plus vivaces de la
pensée chinoise. L ' « école » taoïste, qui compte un
écrivain de génie, Zhuangzi, constitue la principale de
ces tendances, mais on peut admettre l'existence d'un
· courant plus vaste qui la déborde. La condamnation
du luxe, des artifices, des techniques et des institutions
est commune à tout un ensemble de chefs d'école qui
s'apparentent de près ou de loin aux taoïstes. L'insis-
tance est mise tantôt sur une règle de vie, tantôt sur
une .autre : l'un propose de ne pas répondre aux af-
fronts, voyant là le moyen universel de la paix entre les
hommes, un autre préconise l'indifférence, le laisser-al-
ler et un égoïste quant-à-soi, un autre encore vante les
bienfaits de l'autarcie individuelle et veut que chacun
produise lui-même tout ce dont il a besoin pour rester
en vie. Tous prônent un idéal de frugalité et d'autono-
mie et songent sans qoute à l'exemple vivant que leur
fournissent les plus petites et les plus isolées des
communautés rurales.
Pour les taoïstes, les temps obscurs où les hommes
ignoraient tous les raffinements de la civilisation
étaient un âge d'or : chaque progrès technique, chaque
institution nouvelle a été un pas de plus dans l'asser-
vissement de l'homme et dans la dégradation de ses
vertus naturelles. Et le même goût du primordial et de
l'indistinct se retrouve chez eux dans le domaine des
notions : les taoïstes aiment à s'exercer, à l'imitation
105
des sophistes, à la résolution des antinomies. Toutes
les distinctions sont artificielles. Grand et petit, vie et
mort n'ont de sens que par opposition de l'un à l'autre
mais, de façon absolue, ils s'équivalent. Tout est dans
tout.
Le rejet de tout usage de la raison, le refus de la vie
en société et de ses contraintes, le repliement sur soi-
même sont poussés à l'extrême chez les taoïstes. Mais
ne faut-il pas voir là une saine réaction contre les pro-
grès de la tyrannie ?
Si, malgré le développement de la réflexion morale
et de la pensée rationnelle entre les ve et nie siècles, cer-
tains courants qui viennent du plus lointain passé ne
seront pas perdus pour autant, c'est en particulier aux
milieux taoïstes qu'on le doit. Tandis que la représen-
tation d'un ordre cosmique qui sert de modèle aux
conduites humaines et l'idée de l'efficacité ·universelle
des rites constituent le fondement de la pensée des mo-
ralistes, des traditions propres au milieu des devins,
spécialistes du yin et du yang, des sorciers faiseurs .de
pluie, tout un héritage de croyances et de techniques
magico-religieuses (entre autres, des pratiques de régu-
lation du souffie, de concentration mentale, de diététi-
que sanctifiante) s'est transmis au cours des trois
siècles qu'illustrèrent tant de penseurs originaux. Et ce .
courant de superstitions charrie maintes connaissances
empiriques très précoces que l'historien des sciences
découvre avec étonnement1• On verra resurgir en force
ces traditions à l'époque des Han, quand le grand pro-
blème de l'ordre social et politique apparaîtra comme .
résolu.
106
III. - Les théoriciens de l'Etat
107
ment, comme celle de tous les sujets, par un ensemble de
dispositions légales qui table sur les sentiments les plus
élémentaires d'une psychologie commune (le désir de ri-
chesse et d'élévation sociale, la crainte des châtiments).
Mais pourquoi cette confiance, chez les légistes,
dans les modes de preuve objectifs et pourquoi ce re-
cours délibéré à l'écrit ? C'est que ces procédés ont
déjà fait leurs preuves non seulement dans l'adminis-
tration de certains royaumes, mais aussi dans le grand
commerce et les grandes entreprises (mines, fonderies,
salines, gros ateliers artisanaux... ). Une mentalité nou-
velle est née dans le petit groupe des riches marchands-
entrepreneurs accoutumés aux calculs, à l'usage de la
monnaie et des contrats, misant sur l'appât du gain, le
désir de luxe, tirant parti de cette psychologie simpliste
mais efficace que leur a enseignée l'expérience des tra-
fics commerciaux. Ils sont en relations avec les chefs de
royaume, car c'est pour eux, bien souvent, qu'ils admi-
nistrent des entreprises dont les profits sont partagés.
Et leurs intérêts coïncident avec ceux du prince : eux
aussi ont avantage à la centralisation politique, à l'uni-
rormité de la législation et des mesures, à la disparition
des clientèles et des privilèges. Certains ont servi de
conseillers aux princes : tel Fan Li, ce ministre du roi
de Yue qui, aux environs de 500, fut un des premiers à
préconiser « l'enrichissement de l'Etat et le renforce-
ment des armées », tel Bai Gui qui fut tout à la fois
marchand-entrepreneur et ingénieur hydrographe et
servit le prince Hui de Wei comme ministre, tel encore
Lü Buwei, marchand, fils de marchand, conseiller du
prince de Qin au milieu du nie siècle.
C'est une pensée positive et rationnelle que l'on
trouve chez ces hommes. Mais son application reste li-
mitée, car la réussite en matière d'entreprise commer-
ciale ne peut découler avec un parfait déterminisme du
108
calcul et de la réflexion. La chance, l'astuce, le flair y
· ont une part importante. Et, de même, le gouverne-
ment des hommes ne peut être chose entièrement ra-
tionnelle. Il est remarquable que, chez ceux qu'on a
appelés les légistes, ces notions de chance, d'astuce, de
secret occupent parfois une plus .grande place que les
procédés plus positifs (publicité des lois, ·système de
peines et de récompenses, pratiques administratives).
Les liens entre la pensée des légistes et la mentalité des
premiers chefs d'entreprise chinois apparaissent avec
évidence.
La loi, telle que la conçoivent les légistes, n'a d'ail-·
leurs pas ce caractère abstrait et général que nous se-
rions tentés de lui prêter. Elle n'est pas une convention
établie entre les hommes pour assurer 1' ordre. Mais
elle n'est pas non plus un simple procédé de répression
des délits. Son objet est plus lointain : ce que visent les
légistes en instituant un système de peines et de ré-
compenses, c'est un ordre dont le fonctionnement soit
automatique et qui ne .doive, en fin de compte, plus
rien à l'artifice. La loi a pour fin d'accoutumer les su-
jets à de nouveaux comportements, parce que les
comportements traditionnels sont devenus la cause
principale du désordre et parce qu'une réforme des
mœurs apparaît indispensable. La loi doit donc avoir,
à la longue, une fonction éducative. L'Etat idéal, pour
les légistes tout comme pour les moralistes héritiers de
Confucius, est celui où il ne serait même pas nécessàire
d'appliquer les peines.
109
,Combattants à l'exception des. disciples de Mozi. Ce
n'était qu'amusements d'oisifs à un moment où, dans
les pays chinois, on s'interrogeait avec angoisse sur les
moyens de ramener l'ordre et la paix dans le monde.
Ce sont les problèmes de gouvernement, c'est l'homme
comme être social qui préoccupe la plupart des écoles
de pensée à cette époque. Et il ne s'agit<pas~ là de spé-
culation désintéressée.
La vigueur de pensée qu'on découvne chez les lé-
gistes, dans des ouvrages qui évoquent par leur esprit
réaliste le Prince de Machiavel, on la retrouve chez un
moraliste -du ure siècle. Xunzi, qu'on peut situer en-
tre 300 et 230 av. J.-C., est, avec le légiste Han.Feizi, le
penseur le plus profond de cette époque. Lui aussi\. il.
est sans illusions sur l'homme et il ne fait non plus, au-·
cune place aux · forces surnaturelles ni au destin.
L'homme ne peut compter que sur lui-même. Mais, en
revanche, il est maître de sa destinée· :· «, Q·u i dépense
peu et travaille avec énergie, le Ciel ne peut le· rendre
pauvr-e. » Le Ciel, qa'est-ce à dire ? Ce n'est pas cette
puissance divine qui, p·©lilr Mozi et .encore .pour les
gens du peuple contempor-a:ins de Xunzi, faisait des-
cendre ·s ur les hommes, suivant leurs actes, bonheurs et
calamités, mais la nature même dans son ordre et sa
régularité qui se manifestent dans la marche du ciel et
la succession invariable des-, saisons. Même les phéno-
mènes anormaux quïsont l'objet .de tant de croyances
superstitieuses doivent être; selon Xunzi, intégrés. à la
1
HO
irrationnels (la c~ance, le destin, les forces religieuses)
et de ne faire dépendre la conduite des hommes que de
la raison traduit l'esprit d'une époque : la pre\lve était
faite du temps de Xunzi de l'efficacité d'un effort disci-
pliné dans les armées et les Etats. Voilà pourquoi, sans
doute, Xunzi sut pénétrer l'origine sociale de la morale
et pourquoi il fut le premier des sociologues.
A l'ordre naturel correspond un ordre social : les
nécessités de la vie en commun et de la division du
travail l'ont créé et le maintiennent. Cependant, des
appétits et des passions, naissent des troubles, des
luttes et des crimes. La nature humaine doit donc
être corrigée par l'éducation, les instincts doivent être
refrénés par les institutions. Rites et devoirs donnent
à la société sa cohésion et permettent une répartition
des honneurs entre les hommes. C'est grâce à eux que
chacun a le lot (fen ) qui lui revient. En définitive, les
lois seules sont impuissantes à faire régner la paix en-
tre les hommes. Parce qu'elles restent extérieures aux
esprits, elles ne peuvent avoir qu'un rôle subalterne.
Plus efficaces sont le contrôle de soi et les habitudes
acquises par l'éducation. Plus importante également
est cette répartition naturelle des tâches et des occu-
pations qui fait de l'ensemble de la société un tout or-
.
garuque.
Cette primauté accordée à la morale, à la contrainte
insensible de l'entourage, voilà sans doute une des ten-
dances les plus caractéristiques de la pensée chinoise.
Les Chinois ont attaché peu d'importance aux conven-
tions et aux règles objectives. Les contrats et la bonne
foi, les lois et la morale sont antinomiques. Le fonde-
ment de tout, ce sont les dispositions intimes. La vraie
valeur commence par la sincérité, attitude quasi reli-
.·gieuse et dont le principe même est religieux : les dieux
n'agréent pas les offrandes de qui les intentions ne sont
111
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114
Chapitre VII
L'EMPIRE
115
rent lieu les combats incessants et acharnés des ve, ive et
Ille siècles, par suite des échanges d'otages, des captures
de prisonniers, des emprunts techniques, des imitations
voulues ou inconscientes, la guerre devait réduire peu à
peu les différences et les particularismes régionaux, et
créer une véritable communauté de culture. Les récentes
découvertes archéologiques apportent la preuve de la
lente formation de cette unité morale et technique du
monde chinois. Si elle n'est pas encore réalisée du point
de vue politique au milieu du 11{ siècle, l'unification de la
Chine est déjà accomplie dans les esprits et dans les
mœurs.
. 1. - La conquête
116
tale, l'actuel Xianyang sur la rive gauche de la Wei,
120 000 familles de la noblesse y auraient été déplacées.
Mais c'est surtout à son organisation administrative
et militaire, bien supérieure à celle des autres
royaumes, que le pays de Qin doit son étonnante puis-
sance à la veille de l'unification impériale. Les réformes
si radicales de Gong·sun Yang, seigneur de Shang, au
milieu du ive siècle, avaient fait d'un des royaumes les
plus retardataires du monde chinois un véritable Etat.
Enfin, sous le règne du dernier prince de Qin, fonda-
teur de l'unité impériale, les mesures prises par le réfor-
mateur Li Si (280 ?-208) avaient consolidé l'œuvre de
Gongsun Yang.
Celui qui devait devenir le premier empereur de la
Chine, Shi Huangdi ou, plutôt, selon le titre qu'il s'attri-
bua, Huangdi1, !'Auguste souverain, prend le pouvoir à
Qin à l'âge de 22 ans, en 238 avant notre ère. Au cours
des dix-sept années suivantes, il saura soumettre à son
pouvoir tous les autres pays chinois. L'esprit quasi dé-
moniaque qui inspira les mesures prises pour assurer à
Qin sa suprématie militaire ressort de leur simple
exposé: c'est un vaste plan d'espionnage et de corrup-
tion dans lequel la dépense nécessaire pour acheter la
conscience des ministres et des généraux des Etats ri-
vaux fait l'objet d'une estimation globale. Là où l'appât
du gain reste sans effet, c'est à l'assassinat que l'on re-
court. Et quand la trahison est acquise, quand les défen-
seurs les plus loyaux ont disparu, les armées de Qin en-
trent en campagne. C'est ainsi que Han est détruit
en 230, Zhao en 228, Wei en 225, Chu en 223 et Qi enfin,
le seul adversaire encore redoutable, en 221.
117
II. - L'unification de la. Chine
118
responsables, est étendu partout ·et il subsistera jus-
qu'au début de l'Empire des Han. Le régime pénal est
rendu, dans son ensemble, plus sévère et plus cruel.
Ce n'est pas seulement un ordre politique, renforcé
par un contrôle policier, que Qin entend imposer au
monde chinois : c'est un conformisme moral. Le purita-
nisme le plus rigide doit régner partout et la conduite des
femmes est soumise à des lois particulièrement sévères.
Les veuves qui ont des enfants ne sont pas autorisées à se
remarier. L'adultère surpris en flagrant délit peut être
mis à mort sans que son meurtrier soit poursuivi 1•
Les arts et les lettres sont pour Qin un objet d'exé-
cration. Les livres classiques qui servaient à l'enseigne-
ment des écoles, tous ceux qui représentaient un« sa-
voir privé » et qui « discréditaient le présent au profit
du passé », sont détruits et seuls sont conservés ceux
qui traitaient de médecine, de pharmacie, de divination
par la tortue et les bâtonnets d'achillée, d'agriculture
et d'arboriculture. C'est le fameux incendie des Livres
de 213, dont les effets semblent d~ailleurs avoir été '
moins graves que la tradition· orthodoxe ne. l'a
complaisamment affirmé. Lès·,. lettrés confucéens . sont
pourchassés et, dans la mesure du possible, exterminés.
On interdit, toutes critiques, toutes di~cussions. L'uni-
formité de pensée doit régner en tous lieux : «Que les·
gens prennent pour seule. étude les lois de l'Empire et .
·pour seuls maîtres les fonctionnaires nommés par lui. »··
L'artisanat et le commerce libres ne peuvent avoir de .
place dans ce monde nouveau. Les grands ·marchands-
entrepreneurs qui, avant l'unification des pays chinois,
voyaient une entrave .à leurs activités ·dans le maintien ·
119 .'
des structures féodales, qui tirèrent profit de la centrali-
sation politique et en furent parfois les inspirateurs, fu-
rent aussi les premières victimes du pouvoir impérial. La
priorité donnée à la production agricole s'accompagne
d'une répression de toutes les activités marchandes et
d'une concentration des plus gros revenus commerciaux
entre les mains de l'Etat. Les riches marchands, posses-
seurs d'ateliers pour la fonte du fer, sont déportés dans le
sud du Shaanxi et au Sichuan, et, d'après les textes,
200 000 familles de petits et grands commerçants au-
raient été transférées au pays de Shu et dans la région de
Nanyang, au sud de l'actuel Luoyang, où ils furent sans
doute astreints aux travaux des champs.
120
cette vie frugale et laborieuse à laquelle ses princes
l'avaient soumis à partir des réformes du milieu du
ive siècle. Mais les autres pays chinois, plus évolués, ne
surent pas supporter un joug aussi dur. Leurs tradi-
tions sociales et culturelles s'étaient conservées en dé-
pit des transformations politiques. La défaite les préci-
pita dans un régime de servitude et d'austérité. En
outre, les grands travaux de défense entrepris par
l'Empire dans la zone des steppes où la menace des
Xiongnu se faisait plus pressante, la construction des
grandes routes et des relais de poste, les dépenses
somptuaires de la capitale, où Shi Huangdi entreprit
de bâtir un immense palais qui ne put être achevé, et
où il fit rebâtir également, selon leur plan exact, les pa-
lais princiers de tous les royaumes conquis, l'aménage-
ment du tombeau colossal et luxueux où il devait se
faire ensevelir et qui fut creusé à l'intérieur d'une mon-
tagne en forme de tumulus, toutes ces entreprises gi-
gantesques et les campagnes menées pour étendre le
domaine impérial vers l'extrême sud et le protéger du
côté de la steppe devaient multiplier la misère et les
souffrances. Le mécontentement général fit sombrer
l'Empire des Qin dans l'anarchie.
Quand, en 206 av. J.-C., les Han succéderont aux
Qin, on assistera à un retour progressif au passé, à un
renouveau des clientèles et à une renaissance des tradi-
tions antérieures à l'unification impériale. Mais aussi,
un personnage nouveau fera son apparition qui tien-
dra à la fois de l'administrateur légiste et de l'homme
de bien tel que l'avaient conçu les moralistes héritiers
de Confucius: c'est le lettré-fonctionnaire. Cependant,
l'organisation administrative du monde chinois et son
infrastructure étatique avaient été données une fois
pour toutes : elles resteront un acquis définitif. Dynas-
tie éphémère, Qin aura su forger l'unité chinoise et
121
faire de la Chine un des plus grands Empires de l'his-
toire. Il lui aura également donné son nom, car il .est
généralement admis que la Chine fut conriue pour la
première fois sous ce nom dans les pays d'Occident par
les soieries originaires de l'Empire de Qin.
Sans doute l'évolution du monde chinois est-elle
loin d'être achevée à la mort du premier empereur èt
avec la fondation de l'Empire des Han. La Chine
connaîtra, sous les dynasties impériales~ des invasions
de cultures étrangères venues des oasis de l'Asie cen-
trale. Elle sera conquise à .plusieurs reprises, en partie
ou en totalité, par les nomades de la steppe mongole et
de la plaine de Mandchourie. Entre le rve ·et le rxe siè-
cle, le bouddhisme transformera profondément son gé-
nie et le développement des régions du bas Yangzi, à
partir du xie siècle, lui apportera. un regain de vitalité.
Mais c'est dans une certaine perspective qui est donnée·
dès les débuts de · l'Empire que' tous-ces changements·
auront lieu. Ce vaste. Empire agricole forme un ,monde
dont la ·stabilité est remarquable en dépit des guerres,
des incursions · et des, révoltes~ Il· survivra , aux grands .
périls que · lui feront courir. l'accaparement dès terres
.par les riches ·et les invasions barbares. ·
122
BIBLIOGRAPHIE
123
L. Vandermeersch, Wang Tao ou la Voie royale. Recherches sur l'esprit
des institutions de la Chine archaïque, Publ. de l'Ecole française ·d'Ex-
trême-Orient, 2 vol., 1977-1980.
- La formation du légisme, Publ. de l'Ecole française d'Extrême-Orient,
1965.
A. Waley, Trois courants de la pensée chinoise antique, Paris, 1949.
R. L. Walker, The Multi-State System of Ancient China, Stanford, 1953.
W. Watson, China before the Han Dynasty, New York, Praeger, 1961.
- Early . Civilisation in China, Londres, 1966.
124
TABLE DES MATIÈRES
Introduction 5
125
Chapitre VI - Le moufement des idées à l'époque de la formation
des Etats militaires 99
1. Les hommes du ve siècle : Confucius et M ozi, 101 - Il. Les
partisans de l'individualisme et de l'anarchie, 104 - III. Les
théoriciens de l'Etat, 107 - IV. Morale et sociologie, 109.
Bibliographie 123
126
Imprimé en France
par Vendôme Impressions
Groupe Landais
73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme
Avril 2006 - N° 53 016