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Revue des sciences sociales

59 | 2018
Performances du paraître

Les corps trans : disciplinés, militants, esthétiques,


subversifs
The Trans Bodies : Disciplined, Militant, Aesthetic, Subversive

Karine Espineira

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/revss/701
DOI : 10.4000/revss.701
ISSN : 2107-0385

Éditeur
Presses universitaires de Strasbourg

Édition imprimée
Date de publication : 23 octobre 2018
Pagination : 84-95
ISBN : 978-2-86820-970-2l
ISSN : 1623-6572

Référence électronique
Karine Espineira, « Les corps trans : disciplinés, militants, esthétiques, subversifs », Revue des sciences
sociales [En ligne], 59 | 2018, mis en ligne le 30 octobre 2018, consulté le 10 novembre 2018. URL :
http://journals.openedition.org/revss/701 ; DOI : 10.4000/revss.701

Revue des sciences sociales


KARINE ESPINEIRA
Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis
LEGS, UMR 8338
<karine.espineira@me.com>

Les corps trans :


disciplinés, militants,
esthétiques, subversifs

ombreux sont les témoignages normes (le corps discipliné et le pas-

N de personnes trans, qui pour


expliquer leur transidentité1,
airment dans les médias : je suis
sing3) et des politiques d’émancipation
(le corps comme outil militant) ?
Dans un premier temps, nous pro-
une femme enfermée dans un corps posons quelques perspectives de lec-
d’homme ou je suis un homme enfermé tures des corps et identités trans avec
dans un corps de femme. S’intéresser les expressions « une âme de femme
aux corps trans, permet de dépasser enfermée dans un corps d’homme »,
le cadre des représentations les plus « le mauvais corps », « l’erreur de la
connues des corps masculins et fémi- nature », et leurs diverses reformu-
nins posttransition, présentés ou mis lations entendues dans des témoi-
en scène dans les médias (de la presse gnages et des présentations dans les
écrite aux médias audiovisuels) et liés médias depuis la in des années 1980
aux recours aux technologies médi- à nos jours ; un exemple récent peut
cales (hormonothérapies, chirurgies). être donné avec l’une des éditions
S’il nous semble important de pen- de l’émission Zone Interdite (« Être
ser le corps trans au-delà des considé- ille ou garçon, le dilemme des trans-
rations strictement médicales, poser genres », de Clarisse Verrier, 2017).
des cadres à cette rélexion est un pre- L’expression assure-t-elle une fonction
mier enjeu que nous souhaitons par- décriminalisante pour les personnes
tager dans cette contribution à travers concernées ? Le « crime » serait ici
une exploration dont nous prenons la d’aller contre un ordre biologique (ce
mesure à l’énoncé des questions et des que la nature a fait ou produit) et un
pistes possibles : Qu’est-ce qu’un corps « ordre des genres » (les illes ne sont
trans ? Qu’est-ce qu’un corps auto-éti- pas des garçons et vice-versa), car la
queté2 trans ? Quels sont les rôles des transidentité n’a pas été reconnue et

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Karine Espineira Les corps trans : disciplinés, militants, esthétiques, subversifs

acceptée partout, dans le même temps, le dilemme des transgenres » (Zone Mathilde Daudet (Toute une histoire,
aux mêmes conditions et de la même Interdite, documentaire de Clarisse France 2, 2016) ou le jeune Isaac
façon4. Verrier, M6, 2017)8. (« Être ille ou garçon : Le dilemme
Dans un second temps, nous inter- L’Anima muliebris in corpore virili des transgenres », Zone interdite, M6,
rogerons l’opposition entre « corps inclusa9 a parfois été traduite par « une 2017).
travesti » et « corps transsexuel ». femme née dans un corps d’homme ». Ainsi, les personnes trans ont été
Sont-ils des corps opposés ou oppo- Faut-il traduire inclusa par « enfer- soumises et/ou se sont soumises à ce
sables et dans quels cadres ? Dans un mée » ou par « née » ? « Enfermée » que nous nommons la règle des « gages
troisième temps, nous aborderons la signiie « prisonnière » et postule un à donner à la normalité » (Espineira
notion de passing et nous expliciterons état de l’âme d’un point de vue essen- 2014), selon les normes d’une société
les cadres des politiques de l’éman- tialiste ; « née » postule un état de l’âme donnée, dans un contexte sociohis-
cipation. Le fait de vouloir ou devoir d’un point de vue naturaliste. Le socio- torique donné. Les gages à donner
ne pas se faire détecter comme trans logue Éric Fassin souligne d’ailleurs sont nombreux : adhésion aux normes
engage-t-il uniquement un processus que cette « âme de femme dans un de genre10 anonymat, hétérosexuali-
d’oppression sur un corps à discipli- corps d’homme » renvoie à l’ensemble té comme sexualité posttransition11,
ner ? Le corps trans peut-il être abordé de ce qu’on appelait des « psychopa- entre autres gages. Rappelons que
comme corps dépathologisé, c’est-à- thologies sexuelles » (Fassin 2009), les premières pressions sur le critère
dire comme un outil militant, esthé- troublant à la fois l’ordre des sexes, des du genre, s’exercent dès l’enfance
tique et subversif ? genres et celui des sexualités (Fassin avec les expressions connues comme
2009). Paradoxalement, dans les deux « ille manquée » et « garçon manqué »,
traductions, la constante est l’âme qui qui sont des sanctions sociales de fran-
Le « 3e sexe » : constitue alors l’invariant. La variable chissement de genre (homas 2005)12
devient le biologique, le physique, le pouvant se lire comme des rappels
une fonction corps. Pourquoi en appeler à « l’erreur à l’ordre. Tenter de faire rentrer les
décriminalisante ? n
de la nature » (homas & Espineira « choses dans l’ordre » (rentrer dans le
2016) sinon pour se décriminaliser rang), peut se comprendre comme un
Les expressions « une âme de aux yeux d’une société, dont estimer gage à donner à la normalité.
femme enfermée dans un corps le seuil de tolérance tient du pari ? Pour illustrer autrement la fonc-
d’homme » et « une âme d’homme Le verbe expier nous semble apte à tion décriminalisante de l’argument
enfermée dans un corps de femme »5 qualiier et décrire le ton (façon de « erreur de la nature », nous proposons
font partie, avec l’expression « erreur dire) d’une grande partie des témoi- un détour par l’ébauche du « troisième
de la nature », des phrases récur- gnages trans dans les médias : se faire sexe ». Il s’agit d’une division nouvelle
rentes dans les témoignages des per- pardonner sa transidentité et se faire au XIXe siècle et qui prête parfois à
sonnes trans dans les médias et la accepter. Les personnes doivent ainsi sourire aujourd’hui. Elle est avancée
littérature6. Dans le cadre des émis- prouver leur bonne foi (une transi- par Karl Heinrich Ulrichs (1825-1895),
sions de télévision, l’expression est dentité vraie), mais aussi démontrer dans ses cinq volumes d’essais, publiés
entendue dans des programmes des qu’elles sont des victimes de ce fait, en 1864 et 1865 sous le pseudonyme
années 1970-1980 jusqu’à nos jours, toujours inexpliqué par la science. de Numa Numantius. Nous nous réfé-
des émissions de l’après-midi, telles Le corpus de l’étude de 2008-2012 rons à l’édition de 1898, publiée sous
que « Demain »7 (Histoire de l’Amour, (couvrant la période 1946-2010) et des son véritable nom. Notons qu’Ulrichs
Antenne 2, 1978), « Les transsexuels » documents récents, illustre cette ten- est juriste, journaliste et qu’il est aussi
(Aujourd’hui madame, Antenne 2, dance : les émissions de la collection célébré comme un militant gay, pion-
1980), « Je suis devenue femme à 60 Aujourd’hui Madame des années 1970 nier des droits des homosexuels.
ans » (Toute une histoire, France 2, et 1980, dans lesquelles les personnes Karl Heinrich Ulrichs propose
2016), jusqu’aux débats et documen- pointent les diicultés sociales (ce que l’idée selon laquelle l’humanité se com-
taires des premières ou secondes par- l’on nomme aujourd’hui la « trans- poserait de trois sexes : les hommes,
ties de soirée : « D›un sexe à l›autre, phobie ») tandis qu’urologues et les femmes et les uranistes13. Ces der-
elle ou lui ? » (Les dossiers de l’écran, généralistes témoignent de l’absence niers seraient hommes biologique-
Antenne 2, 1987), « Les Transsexuels » d’explication scientiique ; les débats, ment et femmes psychologiquement.
(En quête de vérité, TF1, 1992), « Je du plateau de l’émission Les dossiers Cette catégorisation explique par-là
suis né dans la peau d’un autre » (Bas de l’écran (Antenne 2, 1987) à celui de même l’homosexualité/uranisme
Les Masques, France 2, 1996), « Nés La soirée continue (France 2, 2017) en dans l’analyse d’Ulrichs. Ce faisant,
dans le corps d’un autre » (La vie passant par Bas les masques (France l’homosexualité devient un fait de la
comme un roman, documentaire de 2, 1995) ou encore Ce qui fait débat nature et ce que la nature fait ne sau-
Stéphane Trichard, France 3, 2006), (France 3, 2001) ; les témoignages rait être criminalisé. L’uraniste était
« Changer de sexe, pour un instant de personnes trans, plus ou moins susceptible de décriminaliser l’homo-
ou pour la vie » (Nouveaux regards, connues, de Marie-Ange Grenier (Le sexualité en la naturalisant. L’usage
France 4, 2009), « Être ille ou garçon, corps de mon identité, FR3, 1983) à de l’anima muliebris in corpore virili

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inclusa pourrait avoir la même fonc- délégué quelques représentants ou de la sexualité. Il faut rappeler qu’à
tion décriminalisante dans les médias représentantes, on ne sait plus ». Suit l’époque d’Ulrichs, la question du genre
pour les transidentités du XXe siècle la conclusion de Jean-Louis Burgat était identiiée à celle de la sexualité et
avec l’idée d’une « erreur de la nature » avec le retour plateau : « Même si on ne comme le souligne Éric Fassin, l’ho-
naturalisant la transidentité. comprend pas tout, l’un des piliers de mosexualité masculine était confon-
La formule « erreur de la nature » la liberté, c’est de savoir respecter les due avec l’eféminement (Fassin 2009 :
s’est vue doublée par des appels à la autres » (« Congrès homosexuel », IT1 375). Dans son Étude médico-légale
tolérance déclinés et reformulés au il Nuit, TF1, le 25 avril 1976). L’histoire à l’usage des médecins et des juristes,
des décennies par les professionnel. de la médiatisation des transidentités, publiée en 1886, Richard Von Krat-
le.s des médias (animateurs, journa- qui n’est pas sans lien avec d’autres Ebing trace de son côté un tableau de
listes, producteurs) : Alain Jérôme, histoires médiatiques concernant les l’ensemble des perversions sexuelles.
Jean-Pierre Foucault, Michel Field, représentations d’autres populations, Il est beaucoup question d’androgy-
Mireille Dumas, Christophe Decha- propose de nombreux exemples dont nie psychique et d’hermaphrodisme
vanne, Jean-Luc Delarue, Jean-Pierre on peut suivre les reformulations au psychosexuel, d’homosexualité et de
Cofe, Marc-Olivier Fogiel, Olivier il du temps et en vertu de l’esprit du bisexualité. L’homosexualité est ana-
Delacroix, Sophie Davant, Ophélie temps (Morin, 1963). lysée comme « sensibilité » féminine
Meunier, Julian Bugier, entre autres, L’émission de 2017 offre un chez un homme ou masculine chez
des années 1980 à nos jours14. L’un autre éclairage avec la question que une femme. Le sexologue allemand
des exemples les plus récents est Julian Bugier adresse à la pédopsy- Magnus Hirschfeld (1868-1935), ten-
ofert par le plateau débat France 2 du chiatre Agnès Condat : « Est-ce que tera lui aussi d’apporter sur l’homo-
22 novembre 2017, dans le cadre de l’on connaît l’origine de ce trouble sexualité « un éclairage scientiique
l’émission La soirée continue : « Trans- du genre ? Ce n’est pas une anomalie et la dépénaliser » (Groneberg 2004),
genres, la in d’un tabou ? ». génique. Ce n’est pas une psychose. suivant la pensée d’Ulrichs. Il s’appuie
Dans l’introduction au débat- Docteure, peut-être quelques mots sur sur le mythe d’Aristophane16 concer-
plateau, le journaliste Julian Bugier l’origine de ce trouble ? On le connaît nant les trois sexes/genres humains
indique : « On en parle trop peu. Mais aujourd’hui ou ça reste encore très originels (l’homme, la femme et l’an-
il y a, disons-le clairement, une grande lou ? ». Agnès Condat a cette réponse : drogyne) pour proposer des sexes/
violence à l’égard des personnes trans- « Il est important d’être très clair. Ce genres intermédiaires (sexuelle Zwis-
genres. Des moqueries, des insultes. Des n’est pas un trouble psychiatrique. Ce chenstufen) (Hirschfeld [1914] 2001),
violences donc, dans la rue, au travail, n’est pas une maladie ». Elle poursuit un ensemble dans lequel on retrouve
dans l’environnement familial […] l’échange avec des explications sur les les hermaphrodites, les androgynes,
C’est un sujet délicat, que nous abor- directions que prennent les travaux des les homosexuels et les transvestis17. On
dons ce soir avec nos invité.e.s. Mais équipes tentant de trouver une expli- pourrait voir dans les raisonnements
c’est un sujet qui nous paraît important cation à la transidentité : d’un côté, d’Ulrich comme d’Hirschfeld une ten-
pour l’égalité justement ». Pour donner l’hypothèse d’une cause génétique ; tative de débinarisation du genre pour
une perspective à cet exemple, remon- d’un autre côté, l’hypothèse d’une expliquer, dépénaliser et décriminali-
tons le temps jusqu’au 25 février 1976, erreur dans l’imprégnation hormonale ser la sexualité. Les discours militants
pour noter les propos de Jean-Marie du cerveau durant l’embryogenèse, trans les plus subversifs ne vont-ils pas
Cavada présentant un sujet sur la pros- aboutissant, par exemple, à un sexe dans le même sens : expliquer pour
titution « trans/travestie » (dirions- femelle et un cerveau de garçon. Agnès dépénaliser et décriminaliser (dépsy-
nous aujourd’hui, car à cette époque Condat illustre le propos : « un bébé chiatriser, dépathologiser, déjudicia-
on parlait de prostitution masculine) ille ne naît pas avec le même cerveau riser) la transidentité ?
sur un ton pouvant être qualiié de pré- qu’un bébé garçon […] les organes L’étude de la construction média-
cautionneux, pour indiquer qu’il faut génitaux dans un sens, le cerveau dans tique des transidentités a montré que
« aborder ce sujet avec tolérance, met- l’autre ». L’idée d’une « erreur » trouve l’ensemble des explications données
tant de côté, bien que cela soit parfois une médiation par l’explication scien- aussi bien par les médecins (généra-
diicile, nos préjugés » (« Prostitués », tiique, dans cet exemple, qui montre à listes, urologues, psychiatres, pédo-
C’est-à-dire, Antenne 2, 1976). Autre la fois la propension à chercher ce qui a psychiatres), que par les personnes
exemple, d’un sujet du journal télé- « mal tourné » (l’explication, la genèse) déinies et/ou autodéinies comme
visé de la nuit de TF1, consacré à un et à indiquer le statut de victime de la transsexuelles, insistent sur la pri-
« congrès homosexuel » à Rome (dans personne (elle n’est pas « malade men- mauté du genre dans les questions
lequel on retrouve des LGBT15) : on tale », elle est diférente et la société se les concernant18. De fait, on parle de
relève, dans le reportage, le commen- montre violente à son égard). genre mais aussi sous des approches
taire suivant : « Étrange atmosphère À l’instar de nombreuses autres chirurgicales nous amenant à parler
que ce congrès, aussi étrange pour le émissions depuis quatre décennies, le des distinctions entre corps opérés et
moins que ces jeunes hommes habillés débat de La soirée continue a aussi mis corps non-opérés.
en femmes et jeunes femmes habillées l’accent sur la question du genre chez
en hommes. La France avait même les personnes trans, et la distinguant

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Karine Espineira Les corps trans : disciplinés, militants, esthétiques, subversifs

Corps le professeur Jacques Breton (et son ment, et leur visibilité sur internet) des
« travesti / transgenre » équipe à l’hôpital Fernand Widal à années 2000, la terminologie médicale
Paris). Pour le décrire brièvement, (transsexualité, transsexualité, trans-
(changer de genre) vs les experts de la transsexualité inves- sexualisme) est à son tour rejetée en
corps « transsexuel » tissent à leur tour les plateaux de raison de connotations « pathologi-
télévision et y deviennent incontour- santes » et dans une logique de poli-
(changer de sexe) n nables jusqu’à la in des années 200023. tisation des groupes trans (homas
Ils disparaissent un temps dans les 2007 ; Coll-Planas, Missé 2010, 2012 ;
L’expression « changer de sexe » a années 2010, avant qu’on les retrouve Suess, Walters, Espineira 2014). Les
dominé l’ensemble des discours sur les à nouveau sur les plateaux via la glissements du lexique sémantique
personnes trans, que l’on fasse remon- question de la transidentité chez les médiatique et du terrain relèvent ainsi
ter leur histoire aux années 1920 enfants et adoslescent.e.s (par exemple de deux processus : se nommer et être
et 1930, avec Dora Dorchen et Lili Jean Chambry sur M6 (2017), Agnès nommé. Il existe d’autres glissements
Elbe19, ou avec « le retour au pays » Condat sur France 2 (2017)). du lexique médiatique dans l’histoire
de Christine Jorgensen20 en 1953. Il Le deuxième contexte correspond de la construction des transidenti-
semble que l’attention portée sur l’opé- au glissement du « lexique médiatique tés, mais dans le cas présent, nous
ration de réassignation, aussi spec- des transidentités » (Espineira 2016) nous en tiendrons à ce seul exemple
taculaire que cela ait pu être dans les qui s’opère à la in des années 1970 et qui se résume dans les grandes lignes
esprits du début du xixe au xxie siècle, montre une préférence pour le terme à la igure du travesti comme paria
a produit un efacement important : transsexuel à travesti. Le corps trans- d’une part et à la igure transsexuelle
ce que toutes les personnes trans ont travesti, qui transforme le social avec comme refuge sémantique d’autre part.
en commun c’est le « changement de « le changement de genre », devient L’expérience associative (l’activisme
genre ». Au lieu de se voir associés, presque exclusivement le corps des années 1990 comme l’observation
lesdits changements se sont vus mis en trans-sexuel, c’est-à-dire « le corps participante des années 2000) semble
concurrence ou en opposition. Pour- médicalement transformé » avec « le indiquer que les positionnements lexi-
rait-on envisager que l’on ne puisse changement de sexe » et les traite- caux pourraient être aussi des mar-
pas changer de genre sans changer de ments hormonaux notamment. Le queurs d’un état du corps.
sexe, mais que le changement de sexe sujet trans se voit peu à peu cantonné Les lectures et analyses de ils de
produirait automatiquement le chan- dans des approches médicales et juri- discussion sur un site comme trans-
gement de genre ? diques et l’intérêt pour sa place en tant forum.biz (2010-2011 ; passé en mode
Si le « corps travesti » des années que sujet inscrit dans un réseau rela- privé depuis) montraient que les
1970 était dans les médias, un corps tionnel, afectif, professionnel, fami- personnes publiant (dont certaines
marginal et une curiosité de la révo- lial, le corps social du sujet en somme, étaient aussi des actrices associatives)
lution sexuelle, le « corps transsexuel » semble passer au second plan. militaient pour la terminologie trans-
réduit au seul « changement de sexe » Dans le monde associatif, la igure sexuelle-transsexualité – en acceptant
prend le statut du « corps transformé » du travesti devient une igure repous- transidentité sous condition. L’acte
par excellence, à la in de cette décen- soir prenant le statut de paria (ho- de « se nommer » (« transsexuelle » en
nie. Cette précision est importante, car mas, Espineira 2014) ; statut pouvant l’occurrence), entrait en tension avec le
la in des années 1970 et le début des être décrit de plusieurs façons : assi- « se faire nommer ». Pour les membres
années 1980 sont des périodes mar- milation à une sexualité libertine, à du site les plus actifs, la terminologie
quées par deux contextes : la contro- la prostitution, aux comportements à permettait de partager publiquement
verse bioéthique et les glissements du risques. Pour expliquer leur état, leur des marqueurs corporels, identitaires
lexique de la question trans. situation, les personnes commencent et sexuels : « je suis opérée », « je suis
Le premier contexte correspond à adopter les discours des médecins une vraie femme issue de la transi-
au début de la controverse bioéthique et des journalistes dans les médias. dentité », « je suis hétérosexuelle ». Ces
avec les naissances de Louise Brown Et ce, d’autant plus que la igure de positionnements sont opposés, par ces
(1978) et d’Amandine (1982), deux la transsexuelle devient plus accep- mêmes membres, aux « transgenres »
enfants conçues in vitro. Contro- table avec « l’erreur de la nature » sur au sens de personnes non-opérées :
verse qui se développe aussi dans les le ton de « l’expiation » et de la « souf- « Et que vient foutre ce fouille-merde
médias21 dans lesquels les experts22 france ». C’est beaucoup moins le cas gauchiste de X25, dans un sujet sur les
arrivent en nombre : chercheurs, aujourd’hui, car les termes transi- gens qui ont changé de sexe, puisque
endocrinologues, sexologues, urolo- dentité et transgenre sont privilégiés, c’est un transgenre ? » ; « il n’y en a
gues, psychiatres, ou encore psycha- mais à cette période, les personnes pas la moitié qui soient véritablement
nalystes. Le second correspond à la préféraient « transsexuel » à « traves- représentatives des transsexuelles »
mise en place et à la mise en œuvre ti »24, jugeant le second terme infamant [parlant d’autres responsables d’as-
des dispositifs de prise en charge de la et stigmatisant. Depuis « l’explosion sociations]. Divers ils de discussion
« transsexualité » en France, en 1979 associative » (créations d’associations passaient en revue les personnes en
avec la première équipe formée par et de collectifs, en province notam- vue, connues et présumées comme

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non-opérées, sous des qualiicatifs Le passing : un pouvoir à n’étions pas assigné·e·s à la naissance »
tenant du registre de l’injure et cen- discrétion ? (ibid. : 77). Pour une personne trans,
trés sur l’image de la femme avec un n cela revient à passer pour « homme »
pénis (la igure de la she-male26). Ces si assignée « femme » et à passer pour
discours opposants « transsexuelles/ Critiques envers les termes des « femme » si assignée « homme ».
transgenres »27 existent toujours mais prises en charge médicales, psychia- Dans cette perspective, pour se
ils sont in-quantiiables, car énoncés triques particulièrement, Sandy Stone rendre « invisible », « s’anonymiser »
en of et dans des cercles diicilement (1991), Kate Bornstein (1994) ou ou « passer », des personnes trans ont
accessibles. encore Patrick Caliia (1997) mettent dû recourir à des modiications corpo-
Si l’on formule l’idée que nom- l’accent sur l’invisibilisation tout en relles. Le passing semble à la fois avoir
mer, c’est faire exister, se nommer questionnant le droit, la nécessité ou été exigé et être nécessaire, comme
revient alors à se permettre d’exister. l’injonction à l’anonymat. La théori- les opérations ont parfois été choi-
En nous inscrivant dans la philoso- cienne et performeuse américaine Kate sies et parfois subies plus que choisies.
phie de Michel Foucault, nous posons Bornstein écrit dans Gender outlaws Se faire détecter comme trans dans
ces questions : comment nommer sans (le genre hors-la-loi) : « Aujourd’hui, l’espace public, c’est encore se trou-
classer ? Comment classer sans dis- dès que nous allons chez le médecin, ver en danger. Actes d’humiliations
qualiier et sans donner à l’autre le on nous dit que nous serons soignés, dans l’espace public et assassinats ne
statut de la diférence permettant de si nous devenons membre de l’un des sont pas rares34. Les discriminations,
l’exclure28 ? Depuis les années 1990, deux sexes. On nous demande de ne pas qu’elles soient verbales et/ou phy-
les mouvements et politiques trans divulguer notre statut de transsexuel » siques, familiales et/institutionnelles
(Stone, 1991, Bornstein 1994, Fein- (Bornstein 1994 : 62). De son côté peuvent être qualiiées de violences
berg 1996, Caliia 1997, Reucher 2005, Sam Bourcier, explique que le « pas- symboliques quotidiennes et répétées.
Bourcier 2005, Stryker & Whittle sing est oppressif », tout en soulignant Elles ont pour efet de réduire la rési-
2006, homas 2010, Espineira 2014, « la ixité et la pauvreté des identités lience des personnes jour après jour.
Beaubatie 2016, Baril 2017) ont pointé de genres » ainsi imposées (Bourcier Les adolescents font aussi partie de
la pathologisation des identités et ont 2006 : 238). Le passing31, concernant l’équation et sont pris en considération
milité contre l’exclusion ou la mise les personnes trans, désigne l’aptitude en France comme à l’étranger depuis
à la marge. Les choix des mots des de la personne trans à ne pas se faire la médiatisation mondiale des suicides
personnes trans pour se nommer et détecter comme trans dans l’espace de Leelah Alcorn (17 ans, Lebanon,
décrire leur corps ne sont donc pas public, tandis que d’autres attitudes États-Unis) ou d’Alan Albert Cusso
anodins et s’inscrivent dans une sub- et approches revendiquent un droit à (17 ans, Barcelone, Catalogne), qui
culture de groupe. Par exemple, le la visibilité « tel.le que l’on est », « tel. ont partagé les raisons de leur suicide
terme transidentité, que nous avons le que l’on se ressent ». Nous nous (incompréhension familiale pour Lee-
contextualisé précédemment, a une proposons de désigner ces dernières lah ; harcèlement scolaire pour Alan)
histoire récente qui n’est pas sans faire comme out (visibles)32. en difusant leur témoignage sur les
penser à un rebondissement dans le Dans l’article « L’architecture du réseaux sociaux.
bras de fer entre l’associatif militant passing : la place, le regard, le mou- Les violences symboliques, ver-
et une partie de l’institution médicale : vement », Ian Zdanowicz revient sur bales, physiques envers les personnes
fondée le 13 juin 2010, la Société fran- l’origine du terme qui « apparaît pour trans forment un ensemble permet-
çaise d’études et de prise en charge la première fois pendant la deuxième tant de mesurer la force des sanctions
du transsexualisme (Sofect) substitue moitié du xixe siècle en Amérique du sociales de franchissement de genre
transidentité à transsexualisme29. Sur Nord pour nommer l’expérience des qui s’exercent dès l’enfance. Force est
les réseaux sociaux et dans les échanges personnes “métisses” qui passent pour de comprendre que des personnes
personnels avec des responsables asso- des personnes “blanches” (Belluscio trans optent pour l’anonymat. On
ciatifs, nous avons noté une forme de 2006, Bennett 1996, Wald 2000) » doit aussi envisager l’idée qu’elles
déception de la part de militant.e.s (Zdanowicz 2015 : 76). Il précise que ont fait ce que l’on attendait d’elles :
qui y voyaient une forme d’appropria- « si la notion de passing concernait être et passer pour des femmes et des
tion, voire d’arraisonnement, d’un de au début le passing racial, le terme hommes comme les autres, pour un
leurs termes, tout en estimant que la et la tactique ont migré vers d’autres certain nombre d’entre elles. En efet,
politique de l’association, regroupant champs de signiication : le passing à la suite de Ian Zdanowicz, nous pré-
l’ensemble des équipes hospitalières peut alors se référer au genre, à la cisons que « la question du passing est
décriées par les activistes, ne changeait religion ou encore à la nationalité »33 aussi au cœur de subjectivités trans, où
pas. L’abandon de l’un des termes les (ibid. : 77). La déinition préliminaire elle est très souvent pensée comme la
plus contestés par les politiques trans30 qu’il énonce indique que la notion inalité de la transition » (Zdanowicz
semble être passé au second plan. de passing « embrasse l’ensemble des 2015 : 85) pour une partie des tran-
tactiques dont le but est de passer sidentités, et moins pour d’autres.
pour quelqu’un·e d’autre – pour un·e Chaque partie ne forme pas un camp
membre d’un groupe auquel nous homogène, opposé et opposable. Des

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Karine Espineira Les corps trans : disciplinés, militants, esthétiques, subversifs

transidentités peuvent passer sans questionner sa dimension libératrice, Playboy, Vanify Fair (2015), Vogue
avoir cherché à passer à tout prix35. et peut-être y voir un pouvoir. (2017), Ladygunn (2017), Marie-Claire
D’autres, le souhaitent (l’espèrent et le Dans l’article « L’Empire contre- (2016), Bazaar (2016), Elle (2015), he
rêvent) pour « rejoindre l’un des deux attaque : un manifeste posttrans- Muse (2017), Navyaata (2014), entre
genres, pour devenir invisible, pour se sexuel », Sandy Stone écrit : « “Passer” autres publications françaises et inter-
sentir en “sécurité”, pouvoir trouver est la chose la plus cruciale qu’un·e nationales de la presse d’information,
un travail, pour se fondre dans la foule transsexuel·le puisse faire, c’est ce qui de mode, de charme ou encore people.
ain d’éviter les violences verbales et constitue la réussite d’une transition. Les corps connus, ou reconnus comme
physiques dans l’espace public (le plus Passer signiie vivre avec succès dans trans, semblent venir concurrencer
souvent l’espace urbain) » (Zdanowicz le genre choisi, être accepté·e comme les corps non-trans, cisgenres (Serano
2015 : 85). L’auteur précise que des membre “naturel·le” de ce genre » 2007 ; Schilt, Westbrook 2009) ou cis-
personnes « pratiquent d’autres styles (Stone 2015 : 37)37. Pour Stone, passer genrés (Leland 1994) dans les imagi-
corporels », plus ou moins dans la signiie nier le mélange, et elle considère naires médiatiques, comme on peut
« non-conformité de genre, par choix que cette démarche, « dans laquelle le/ l’entrevoir dans les développements de
ou par manque de moyens inanciers ». la transsexuel·le et le pouvoir médi- la presse en ligne et papier (Libération,
On note que l’accès au passing ne cal/psychologique sont complices » Konbini, 20 minutes, France Info, Pre-
semble pas se poser pour les célébrités est un obstacle à une « vie fondée sur mière, L’Obs, entre autres)38.
trans, et qu’elles ne le conjuguent pas les possibilités intertextuelles du corps Les modifications corporelles
avec un accès à l’anonymat qui n’est transsexuel ». Le passing et le coming peuvent exister dans une autre optique
pas souhaité. out d’Inès et d’autres personnes trans que passer pour un homme ou une
En considérant le passing dans une connues tiennent de deux registres : femme comme les autres. On va voir
approche pragmatique : le corps trans dans un premier temps le mélange a comment ce mouvement s’est initié en
qui passe mais en y agrégeant l’auto- peut-être été nié, mais dans un second France en changeant de perspective.
étiquetage (se dire trans alors que temps, les possibilités intertextuelles
l’on pourrait facilement le taire par du corps trans ont repris leurs droits.
la force du passing), nous conduit à La période 2014-2015, qui pourrait Le corps trans
l’exemple de la top model Inès Rau. être qualiiée de « vague transgenre
Elle est l’un de ces corps trans qui dans les médias », engage de nouvelles comme corps subversif
passent et s’auto-étiquettent, ainsi perspectives malgré un faible recul : du militantisme n
qu’une personne connue sur les l’importante médiatisation de célébri-
estrades des podiums. Le samedi tés trans contribue à l’émergence de Corps et identités trans ne sont
23 avril 2016, elle était l’invitée de personnalités people (de l’adolescente pas sans efets sur les représentations
hierry Ardisson sur Canal Plus 36. Jazz Jennings à Caitlyn Jenner par culturelles39. David Le Breton écrit à
Sur la question de son coming out exemple) ; les chifres des assassinats ce sujet que « même si elles demeurent
en tant que transsexuelle, elle parle se font plus précis tandis que les études largement dominantes à travers le
avec une certaine désinvolture de sa sur les discriminations comptent avec monde et dans nos propres sociétés,
transition et utilise sans complexe les les suicides de jeunes personnes trans. les conventions du genre (masculin
mots « transsexuels », « transsexua- Les associations rélexives entre pas- et féminin), étayées sur un enracine-
lité », « transsexualisme ». Elle semble sing et invisibilité (anonymat), entre ment biologique, conirmées par les
loin des tensions militantes ou de la obligation et nécessité, sont ques- ritualités sociales et les représentations
critique des normes qui forment deux tionnées avec le sujet/objet trans sous culturelles, contrôlées par l’état civil,
mondes trans ayant des attentes et les projecteurs, depuis les Unes de et donc par l’État, sont aujourd’hui
des politiques diférentes. Pourtant, Laverne Cox pour le Time (2014) et ébranlées » (Le Breton 2016 : 133).
au sein d’une société fondée sur le de Cailtlyn Jenner pour Vanity Fair Envisager ou constater le trouble dans
sexisme oppositionnel, considérant (2015). Les corps trans visibles dans les les représentations peut être le signe
deux sexes (mâle et femelle) et deux médias s’inscrivent comme corps dits que les variables proposées par les
classes de genre (hommes et femmes), « beaux », et sont parfois revendiqués identités et les corps trans ne sont pas
le passing a été pour elle libérateur comme performances esthétiques : sans efets sur les imaginaires, mais
et de deux façons. Son récit de vie corps (auto) prescrits ou corps « pro- aussi sur les institutions.
indique que l’anonymat et l’invisibi- fessionnels », comme dans le domaine Les outils de la sociologie des mou-
lité en tant que trans, avait contribué de la mode : Carmen Carrera, Isis vements sociaux permettent d’envi-
à sa vie sociale et professionnelle. Sa King, Léa T, Andreja Pejic, Hari Nef, sager les politiques trans comme un
prestation médiatique nous indique Laith Ashley, Benjamin Melzer, Inès mouvement social regroupant des per-
que le passing et la vague transgenre Rau, entre autres. On note le même sonnes ayant des besoins et intérêts en
dans les médias, lui ont permis un intérêt ou engouement dans la presse commun, revendiquant une existence
coming out décomplexé. Pour prendre magazine pour les corps et identités et des droits (Neveu, 2015). Ce mou-
le contre-pied de l’idée d’une oppres- trans : National Géographique (2017), vement se décrypte à travers les poli-
sion du passing, il faudrait désormais Men’s health (2015), Time (2014), tiques trans : contester [ou pas] l’ordre

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des genres, le patriarcat, le sexisme deux façons : il est un mouvement de et le genre, mais aussi la procréation, la
oppositionnel ; lutter contre ou travail- visibilité globale, mais aussi de visi- iliation et le faire famille. Dans l’article
ler avec les équipes hospitalières ; être bilité interne aux groupes trans où « La gestion médicale de la parenté
communicant ou refuser toute forme les femmes trans sont en général les trans en France » (Hérault 2015), l’an-
de médiatisation ; défendre et/ou pro- plus visibilisées. Ce mouvement de thropologue Laurence Hérault ana-
mouvoir la visibilité ou l’anonymat ; visibilisation en interne et en externe lyse un certain nombre de ces troubles
produire de savoirs situés ou produire concerne aussi bien l’espace public dans l’institution médicale, sur la base
de savoirs à destination des pouvoirs que les réseaux, notamment via le site des développements du groupe de tra-
institutionnels. web qui présente les photographies du vail de l’Académie de médecine saisie
Les marches et les manifestations projet XXBoy’s45. Cette visibilité s’est par les Cecos (Centres d’étude et de
sont autant d’actions d’airmation beaucoup appuyée sur les corps. À conservation des œufs et du sperme
d’une identité, d’une appartenance, cette occasion, on a pu voir des torses, humains), suite aux demandes d’aide à
mais ce sont aussi des actions mili- des cicatrices de mammectomie des la procréation de couples comptant un
tantes d’expression d’un mouvement binder (un bandage du torse) et des homme trans. Elle explique que l’Aca-
social mobilisé. Le corps trans peut « hommes avec des seins ». Cette der- démie de médecine fait comme « si le
être ainsi approché comme un outil nière image rompait d’ailleurs avec lien entre parenté et procréation était
de revendication et de contestation. la traditionnelle représentation trans. une question de cohérence identitaire
Dans le contexte français, la première En efet, comme nos travaux l’ont plutôt qu’une question de modalités
moitié des années 2000 ofre quelques éclairé à travers l’analyse d’un proces- d’action et de relation, elle anorma-
exemples. Nous allons en décrire deux. sus de popularisation médiatique sur lise les personnes trans et les liens de
Le premier exemple d’usage du près de quatre décennies (Espineira iliation qu’elles peuvent constituer »
corps comme outil militant nous 2015 b), le sujet trans est encore en (Hérault 2015 : 184). On pourrait
est donné par deux collectifs trans partie plus une femme qu’un homme. transposer cette analyse aux imagi-
français des années 2000. Il s’agit du L’imaginaire le plus spectaculaire et/ naires et aux discours qui font, comme
Groupe Activiste Trans et du Collectif ou le plus sensationnaliste a pris la si le corps trans n’était qu’une question
Support Transgenre Strasbourg. Leurs forme de « la femme avec un pénis », de cohérence identitaire anormalisant
actes politiques prennent notamment dans les domaines de la caricature les personnes n’allant pas « jusqu’au
la forme de zaps40 et de die-in41, qui et de la pornographie en particulier. bout » (l’opération de stérilisation
sont des actions rapides et ponctuelles La visibilité des hommes trans et de par exemple, ou vers la vaginoplastie
dirigées contre des personnes, des ins- leur corps change donc la perspec- ou la phalloplastie) avec des corps et
titutions, des bâtiments (Patouillard tive. Non seulement les hommes trans des sexualités assumés. Si bien que
1998, 2001). Rappelons que le zap a existent aux yeux de la société, mais le la sexualité ne peut être qualiiée ni
été introduit en France en 1989 par corps trans est ainsi reconnu comme d’hétérosexuelle ni d’homosexuelle,
Act Up-Paris sur le modèle d’Act Up- pouvant aussi être un corps masculin comme le développe l’ouvrage Trans/
New York. La spéciicité de cette forme susceptible de proposer de nouvelles Love: Radical Sex, Love and Relation-
d’action réside bien dans l’utilisation formes de masculinités et de com- ships Beyond the Gender Binary de
du corps comme outil de revendica- binaisons corporelles (homme avec Morty Diamond (2011).
tion et de contestation. La méthode des seins, homme avec un vagin, etc.) Les développements sur les poli-
devient une signature et une marque impensées auparavant par la propen- tiques trans ne peuvent faire l’impasse
de fabrique comme on peut le voir sion à ne considérer que les femmes sur le mouvement d’émancipation
avec les femen42 par exemple (Bard trans. qui marque l’évolution des politiques
2014 ; Bertini 2014 ; Dalibert, Queme- L’exemple de homas Beatie est trans et que l’on illustre par la for-
ner 2016). Les actions avec le corps éclairant (Hérault 2014, Espineira mule « mettre le feu à l’institut de
comme outil sont, à l’image des slo- 2014). Sacré par les médias « premier beauté » empruntée à Patrick Caliia
gans, toutes entières construites contre homme enceint » après son annonce ([1997] 2003 : 221). Caliia décrit le
les stéréotypes de la transidentité, et le 3 avril 2008 dans le Oprah Winfrey mouvement d’émancipation des dis-
pour aller plus loin, contre les stéréo- Show, il se qualiiait plutôt comme positifs de « fabrication » de mascu-
types de la « transsexualité », au sens de le « premier mari enceint », mais les linités et de féminités normées. Ce
pratiques validant l’ordre des genres et médias n’en tenaient pas compte. mouvement d’émancipation a aussi
renforçant la binarité. L’idée d’un corps d’homme avec un pour cadre la rencontre entre les ques-
Le deuxième exemple s’appuie vagin a causé du trouble à tel point, tions et débats trans les plus politisés
sur un événement de 2005, à l’occa- que le couple Beatie a été l’objet de avec les questions féministes46 et les
sion de la marche Existrans (marche violences et de menaces de mort. Cet questions LGBTIQ47. On peut se réfé-
annuelle des personnes trans à Paris, exemple a posé de nombreux ques- rer aux revendications trans (dépsy-
chaque mois d’octobre depuis 1997). tionnements aux institutions, puisque chiatrisation, dépathologisation, état
Des FtMs43 se visibilisent en tant les corps trans pouvaient non seu- civil, lutte contre la transphobie, etc.)
que groupe (les XXBoy’s44). Le mou- lement troubler la représentation du qui traduisent des mouvements qui
vement des XXBoy’s peut se lire de corps masculin ou féminin, la sexualité pensent et engagent leur émancipation

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Karine Espineira Les corps trans : disciplinés, militants, esthétiques, subversifs

des dispositifs de prise en charge du haitent être des hommes et des femmes Conclusion n
« transsexualisme », comme concep- comme les autres, modiications cor-
tion pathologique de la transidentité. porelles comprises, d’autres refusent Nous avons appréhendé le corps
On parle de mouvements à l’échelle donc ces statuts. Ces personnes pro- trans au-delà des approches médicales,
internationale48. Cette émancipation posent des masculinités et des fémi- tout en ayant évoqué la question des
nous semble aussi marquer une résis- nités diférentes des standards en corps « trans-formés » : la seule opé-
tance à ce que des personnes trans (y termes de genre, mais aussi en termes ration de réassignation ne suit pas à
compris des personnes non-binaires) de corps, et ce jusqu’aux possibilités déinir les corps et les identités trans,
ressentent comme une injonction49 procréatives. On peut l’apprécier avec puisqu’elle n’est pas pensée comme
au « tout homme » et « toute femme » les revendications contre la stérilisa- une inalité par toutes les personnes.
sachant que le corps est à la fois un tion « exigée » ou « forcée » suivant les Cependant, dans les médias généraux
enjeu de cette tension et partie pre- argumentaires et revendications asso- particulièrement, les narrations pré-
nante de cette résistance. Si l’on peut ciatives (OUTrans, Chrysalide, ANT, dominantes suivent le récit « trans-
rencontrer des personnes qui sou- entre autres). sexuel » (passage d’un point A à un
point B, adhésion à l’ordre des genres,
opération de réassignation, une sexua-
lité post-op et de préférence hétéro-
sexuelle, etc.) et la récurrence des
expressions, sans cesse reformulées,
liées au corps équivoque (le double
discours du corps-prison et du corps-
réformable) et à l’erreur de la nature.
Expliquer une identité et un corps
trans n’est pas facile si l’on se projette
un instant sur le vécu des personnes.
De quels mots et quelles expres-
sions ferait usage le quidam, si on
lui demandait d’expliquer un état de
transidentité ? Si l’on met de côté les
aspects émotionnels d’une telle prise
de conscience, individuelle et intime,
comme du fait de ne pouvoir ou vou-
loir la contenir, force est de constater
que les mots manquent pour expri-
mer une telle réalité, sommée de créer
alors ses propres aspérités pour deve-
nir accessible et intelligible à l’autre :
démontrer l’indémontrable pour se
faire accepter et éviter la criminalisa-
tion, sinon la pathologisation.
Du côté des médias, mais proba-
blement aussi du côté des représen-
tations sociales, les corps trans50 sont
devenus des incontournables dans la
mode, dans le sport, les concours de
beauté, les séries télévisées, la téléréa-
lité, le spectacle, le cinéma. Sans l’éti-
quette « trans », ces corps pourraient
passer pour cisgenres. Avec l’auto-éti-
quetage, on peut considérer que les
corps trans sont désormais davantage
assumés comme tels, voire d’émettre
l’idée d’une plus-value professionnelle.
Peut-être faut-il considérer que le fait
de rendre publique sa transidentité,
correspond à la volonté de proposer
un marqueur de genre et d’aicher un
kal anton, Transplacer (trad. fr. « transplaisir »). étiquetage corporel valorisé et valo-

91
risable : « en disant je suis trans, je Bibliographie in Hérault L. (dir.), L’expérience transgenre de
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experts. Le devenir trans de l’expertise », Mul- gner l’ensemble des publics concerné par positif contribuant à diagnostiquer un
titudes, vol. 1, n° 20, p. 159-164. l’étude, sachant qu’elle est aussi utilisée « transsexualisme vrai » (Hérault 2010).
homas M.-Y. (2007), La controverse trans, Mou- par les transidentités. L’aveu d’une orientation homosexuelle
vements, « Trans Révolution », <http://mouve- 2. Auto-étiquetage : visibilité en tant que fait partie des caractères productifs néga-
ments.info/la-controverse-trans/>. personne trans, un coming out trans. tifs ; par exemple, une femme trans se
homas M.-Y. (2010), De la question trans aux 3. En résumé : ne pas se faire détecter comme considérant lesbienne à l’arrivée.
savoirs trans, un itinéraire, in Delory-Mom- personne trans et être anonyme dans l’es- 12. La notion formulée telle qu’elle et déinie
berger C. (dir.), Écouter la soufrance, entendre pace public. dans l’usage que nous en faisons a été
la violence, Le Sujet dans la cité, n° 1, Téraèdre, 4. Lire entre autres ouvrages : Stryker 2008, pensée et partagée par Maud-Yeuse ho-
p. 120-129. 2017 ; Foerster 2006, 2012 ; Meyerowitz, mas dans sa communication « La société
homas M.-Y., Espineira K. (2014), « Les trans 2004. binaire en question », au Colloque Les
comme parias. Le traitement médiatique de 5. Cette expression est plus rare dans l’his- LGBTI : Évolution des représentations
la sexualité des personnes trans en France », toire de la représentation des transidenti- sociales et révolutions culturelles, Uni-
Genre, sexualité & société, <http://journals. tés dans les médias. Cela peut s’expliquer versités d’Été Euroméditerranéennes des
openedition.org/gss/3126>. en partie par l’inégalité de la représenta- Homosexualités, Marseille, 2007.
Ulrichs K. H. ([Numantius N.] 1864-1885), Fors- tion entre femme trans et homme trans 13. Taxonomie proposée par Ulrichs :
chungen über das Räthsel der mannmännlichen depuis que les médias s’intéressent au Urning : une personne assignée mâle à la
Liebe. I – V, Leipzig, Mathes. sujet (Espineira, 2012, 2015a), inégalité naissance avec une psyché de femme et
Ulrichs K. H. (1898), Forschungen über das Rät- ou « vide » que l’on constate aussi dans la dont l’orientation sexuelle est en direction
sel der mannmännlichen Liebe, vol. 1, Max littérature, dans les publications scienti- des hommes. Urningin (ou occasionnelle-
Spohr, 1898. iques, dans l’historiographie (Guillot & ment alliant la variation Uranierin, Urnin,
Zdanowicz I. (2015), « L’architecture du passing : Beaubatie 2011). et Urnigin) : Une personne assignée
la place, le regard, le mouvement », Comment 6. Nous nous appuyons sur nos propres femelle à la naissance avec une psyché
S’en Sortir ?, n° 2, p. 76-91. recherches universitaires publiées dans d’homme et dont l’orientation sexuelle
deux ouvrages (2015) ainsi que sur des est en direction des femmes. Dioning :
savoirs-situés et expérientiels, émanant Un homme hétérosexuel, biologique-
d’activités bénévoles et d’engagements ment masculin. Dioningin : Une femme
dans l’associatif trans, gay, lesbien, bi, hétérosexuelle, biologiquement féminine.
intersexe et queer depuis le milieu des Uranodioning : Un bisexuel masculin.
années 1990.

93
Uranodioningin : Une bisexuelle fémi- personnelle (la socialité trans) des années (comme avec la Sofect) ; le principe de
nine. Zwitter : Intersexe. 1990 et sa mise à distance, permettent de bienveillance (des médecins hors proto-
14. Voir les témoignages dans les pro- proposer cette lecture empirique. coles hospitaliers).
grammes suivants, entre plus d’une cen- 25. Nous ne citons pas le nom de la personne 32. Par Out nous proposons l’idée d’une visi-
taine d’exemples possibles et tous genres injuriée et mégenrée (utilisation du pro- bilité volontaire comme personne trans
confondus : Et il voulut être une femme nom du genre assigné à la naissance). et/ou de faire i du passing et/ou refuser
(ilm documentaire, 1977) ; Les dossiers de Nous avons aussi corrigé un certain l’assignation (« défaire le genre », refuser
l’écran (Antenne 2, 1987) ; Tribunal (TF1, nombre de fautes d’orthographe rendant l’adhésion au système sexe-genre, dénon-
1989) ; En quête de vérité (TF1, 1992) ; la lecture diicile, tout en ne modiiant cer la binarité, etc.).
Je suis née transsexuelle (documentaire, rien au propos ni à la structure gramma- 33. Note de Ian Zdanowicz : « Autrement dit,
1995) ; Bas les masques (France 2, 1995) ; ticale des propos. ce terme est à mettre en rapport avec les
Ce qui fait débat (France 3, 2001) ; Toute 26. Au XIXe siècle l’expression désigne une critères de reconnaissance sociale perçus
une histoire (France 3, 2006) ; Nés dans le femme de caractère ne répondant aux par la société moderne comme « naturels »
corps d’un autre (documentaire, 2005) ; normes de genre imposées aux femmes et « corporels » (« sexe »/« genre », « orien-
Secret Story (TF1, 2008) ; Changer de sexe, (voir notamment : Online Etymology Dic- tation sexuelle », « race », etc.) et / ou a
pour un instant ou pour la vie (France tionary). Au 20e, dans les années 1970, il priori inchangeables (comme la classe
4, 2010) ; les plateaux de télévision avec désigne les personnes trans prostituées sociale ou la nationalité dans certains
Mathilde Daudet durant l’année 2016 ; dans le contexte états-unien ou de l’indus- contextes géopolitiques et pendant cer-
Zone interdite : Être ille ou garçon, le trie pornographique américaine. Il peut taines périodes historiques). »
dilemme des transgenres (M6, 2017). aussi valoir pour insulte entre personnes 34. Le rapport Transphobie initié et soute-
15. Lesbiennes, Gays, Bi.e.s, Trans. trans. Dans l’exemple que nous avons nu par le Comité Idaho et République &
16. Dans Le Banquet (de Platon). Il s’agit de donné, « transgenre » assure la même Diversité, donne le chifre de 85 % de per-
l’un des dialogues platoniciens, écrit aux fonction : injurier une personne avec le sonnes trans ayant subi au moins un acte
alentours de 380 av. J.-C. marqueur corporel et imaginaire : « une de transphobie. Le rapport 2017 de Sos
17. Murat a notamment travaillé sur la dis- trans non-opérée ». homophobie montre une nette augmenta-
tinction travestissement/transvestisme 27. Lorsque nous parlons de « corps oppo- tion des signalements d’actes de transpho-
(Murat 2006). sés » ou de « corps opposables », nous bie : 63 signalements pour 2015, contre
18. En résumé : les trans changent de genre nous référons aussi bien aux « intuitions » 121 en 2016. Le Transgender Network
pour des questions d’identité et non de qu’aux observations nées et constituées Switzerland indique qu’en 2016, 295
sexualité. Nous renvoyons aux ouvrages à la fois sur des savoirs expérientiels et meurtres de personnes trans ont été enre-
et articles relatant nos travaux, parus académiques, tout en reconnaissant les gistrés dans seulement 33 pays. Aux États-
entre 2014 et 2016. imprégnations symboliques antécédentes Unis, la Human Right Campaign, signale
19 Nous avons proposé deux critères durant à la recherche (l’engagement associatif, 27 assassinats de personnes trans en 2017.
notre recherche : recours à des techniques l’expérience d’un parcours trans) ainsi Le dispositif Trans Murder Monitoring
médicales et médiatisation du sujet. Avant que des processus constants de mise en de Transgender Europe indique qu’au
Christen Jorgensen, on pense à Lili Elbe abîme de cette recherche et de mise en 1er mars 2016, plus de 2 000 personnes
dans le Danemark des années 1920- tension des savoirs produits et difusés. trans ont été tuées : Brésil (802), Mexique
1930 ou encore à Michel-Marie Poulain 28. Ou « déviance » au sens de violation des (229), Colombie (105), Venezuela (98),
dans la France de l’après seconde guerre normes sociales (Becker [1963] 1985). Honduras (79) pour l’Amérique cen-
mondiale. 29. Procès-verbal d’assemblée générale trale et du sud ; États-Unis (132) pour
20. Le 1er décembre 1952, le New York Daily extraordinaire, 4 décembre 2017. l’Amérique du Nord ; Turquie (41), Italie
News titre « Ex-GI Becomes Blonde Beau- 30. Politique trans : manière dont les per- (33) pour le continent européen ; Inde
ty » (vol. 34, n° 136). Christine Comes sonnes et les groupes trans agissent et (54), Philippines (40), Pakistan (34) pour
Home, Universal - International News, existent dans les espaces publics et média- l’Asie. Il faut noter, que les chifres de
Fred Maness, États-Unis, février 1953. tiques en portant des contre-discours et nombreux autres pays feraient sensible-
21. Lire les travaux de Dominique Mehl, réfé- des contre-représentations. ment augmenter les chifres.
rences en bibliographie. 31. Passing : ne pas se faire détecter comme 35. En raison d’un choix et/ou d’un « coup
22. Parler d’experts dans ce contexte, c’est se personne trans, c’est-à-dire passer pour de chance biologique », d’une androgynie
référer à la terminologie médiatique quant homme ou femme dans l’espace public. prétransition, de l’eicacité des traite-
au statut que l’on donne aux médecins, Des opérations complémentaires de ments, l’âge de la transition, car le corps
aux psychiatres, aux juristes, aux ingé- chirurgie esthétique sont parfois néces- ne réagit pas à 60 ans comme à l’adoles-
nieurs, etc., et à toute autre forme d’auto- saires. Du côté des médecins comme des cence, etc.
rité scientiique consultée sur les plateaux personnes trans, il y a détection/adhésion 36. Émission Salut les Terriens, « T’es qui toi ?
de télévision. des/aux standards des corps perçus sans Inès Rau, la trans de “Playboy” », 23 avril
23. Nous proposons de plus amples des- ambiguïté comme masculins ou féminins. 2016, Canal Plus.
criptions et analyses sur les dispositifs et Pour les « détracteurs » aux opérations, 37. Nous appuyons sur la traduction de Kira
politiques de prise en charge de la transi- l’argument d’une inlation de la chirurgie Ribeiro (Stone, 2015).
dentité dans notre premier ouvrage publié chez les personnes trans est mis en avant. 38. Des exemples : « L’avenir de la mode
en 2015. Le corps médical semble avoir adopté plu- réside-t-il dans le non-genre ? (Clément,
24. L’étude de corpus (2008-2012) a permis sieurs positions depuis les années 1980 : Retailleau, Konbini, 2015) ; « Mansur
de mettre à jour ce glissement lexical à le « principe narcissique » (les fondateurs Gavriel choisit le modèle transgenre
la télévision en particulier. L’implica- comme René Küss le 29 juin 1982, sur Hari Nef pour sa campagne printemps-
tion associative comme l’expérience Antenne 2) ; le principe de précaution été 2016 » (Le cahier tendances de l’Obs,

94 Revue des Sciences Sociales, 2018, n° 59, « Performances du paraître »


Karine Espineira Les corps trans : disciplinés, militants, esthétiques, subversifs

2016) ; « “Vogue France” célèbre la (le sexisme oppositionnel), les normes


« beauté transgenre», une première », (le sociales plus largement.
Direct de Libération.fr, 2017) ; « La mode 50. Les noms sont nombreux et dans la com-
du « transgenre» gagne les enfants et les munication donnée lors du colloque de
adolescents » (Smits, Reinformation.tv, Strasbourg (28-30 avril 2016), l’énumé-
2017) ; « Les mannequins transgenres, à ration était illustrée par de nombreux
la mode ? » (Chastain, TV5 Monde, 2017) ; clichés de visages et de corps de personnes
« Le « No Gender» ou quand la mode trans désormais célèbres : Inès Rau,
s’afranchit des sexes » (Dupuis, Madame Andreja Pejic, Isis King, Laszlo Pearlman,
Figaro, 2017). Kye Allums, Laverne Cox, Candis Cayne,
39. Nous nous référons aux notions d’ima- Caitlyn Jenner, Balian Buschbaum, Loren
ginaire social (Castoriadis 1975) et Cameron, Jenna Talackova, Carmen
d’imaginaire médiatique (Macé 2006). Carrera, Chaz Bono, parmi beaucoup
Imaginaires que nous estimons consubs- d’autres.
tantiels dans la construction de modèles et
d’archétypes. Notre étude montre qu’il y
a eu un modèle valorisé (le modèle trans-
sexe) et un modèle longtemps minorisé (le
modèle transgenre) à travers des processus
croisés liés au genre et à la sexualité.
40. Le terme est d’origine nord-américaine (to
zap, onomatopée de certains sons d’armes
à feu, 1942). Depuis, il a pris de nom-
breux sens, parmi ceux-ci nous retenons :
« annuler, changer » et « faire une action
ou un mouvement brusque, rapide ». Le
Centre National de Ressources Textuelles
et Lexicales, propose une déinition com-
plète. Dans notre cadre : « faire annuler
une prise de parole ou investir un plateau
de télévision pour faire passer des mes-
sages, etc. » Nous allons préciser le terme
sur la base des écrits de Victoire Patouil-
lard plus bas dans le texte.
41. Par exemple, s’allonger par terre pour
igurer les morts du sida ou d’une
répression.
42. Groupe de féministes ukrainiennes, fondé
en 2008 à Kiev, par Anna Hutsol, Oksana
Chatchko et Alexandra Chevtchenko. Le
mouvement s’est étendu à d’autres pays
et il est connu à l’international pour ses
actions seins nus et corps couverts de
slogans.
43. FtM : female to male ; MtF : male to
female ; Mt*, MtU, MtX, etc. marquent
des refus d’assignation.
44. Le projet XXboy’s était aussi et surtout
un projet artistique du photographe Kael
T-Block.
45. <http://kaeltblock.fr/xxboys>
46. Quand une partie de l’associatif trans
et queer a pris la mesure des enjeux de
la critique féministe ; pour la France : le
Zoo (1998), le GAT (2002), STS (2002),
OUTrans (2009).
47. LGBTIQ : Lesbiennes, Gays, Bi.e.s, Trans,
Intersexes, Queer.
48. Stop Trans Pathologization, Global
Action for Trans* Equality, Transgender
Europe entre autres organisations.
49. Par les protocoles de prise en charge
de la transidentité, l’ordre des genres

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