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de Rome
Résumé
Le récit qui, dans les sources anciennes, est donné des guerres civiles fait une place importante aux répercussions qu'elles ont
eues sur les structures familiales. Mais une rapide analyse montre qu'on ne peut pas utiliser une prosopographie fondée sur ces
anecdotes pour cerner d'éventuelles « stratégies », et que le concept même de stratégie est, en définitive, le produit d'un usage
déformant de la prosopographie. Ce qu'on peut essayer de faire, en revanche, c'est évaluer la résistance de la structure
familiale et même mettre en évidence, pour la période qui nous intéresse, la persistance d'une très forte solidarité familiale, en
appuyant la recherche sur l'examen d'un certain nombre de dispositions juridiques et de pratiques sociales, à l'extérieur comme
à l'intérieur du contexte de guerre civile, et en étayant cette analyse par la prosopographie.
Hinard François. Solidarités familiales et ruptures à l'époque des guerres civiles et de la proscription. In: Parenté et stratégies
familiales dans l'Antiquité romaine. Actes de la table ronde des 2-4 octobre 1986 (Paris, Maison des sciences de l'homme)
Rome : École Française de Rome, 1990. pp. 555-570. (Publications de l'École française de Rome, 129)
http://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1990_act_129_1_3808
rieur, sur ces aspects particuliers de la représentation des guerres civiles. Pour ce qui est
de la «soif du sang», voir F. Hinard, 1984 a, 94-95.
4 Sen. Rhet., Controu. VII, 2, 2 : Duo fecit parricidia, quorum alterum audistis, alte-
rum uidistis.
5 Pour ce qui est du procès de parricide antérieurement intenté à Popillius Laenas
et dans lequel Cicéron aurait été le défenseur (sources dans G. Puccioni, 1972, 156-157 et
dans J. W. Crawford, 1984, 238-240), on peut penser qu'il s'agit en fait d'une
amplification oratoire du thème du parricide. Sénèque le rhéteur le laisse entendre : Popillium
pauci ex historicis tradiderunt interfectorem Ciceronis et hi quoque non parricidi reum a
Cicerone defensum, sed in priuato iudicio : declamatoribus placuit parricidi reum fuisse.
{Controu. VII, 2, 8). L'amplification était d'autant plus facile que les Popilli Laenates
avaient pu se faire une spécialité des affaires de parricide comme en témoigne l'anecdote
racontée par Valère-Maxime (VIII, 1, amb. 1) et qui fait de M. Popillius Laenas (praet. ca
142) le juge d'une épouvantable affaire dans laquelle une fille était accusée d'avoir tué à
coups de bâtons sa mère qui avait elle-même empoisonné ses petits-enfants.
6 Comme il s'était plu à le rappeler lui-même (Pis. 6).
7 II, 67, 1-2 : Huius temporis fortunam ne défier e quidem quisquam satis digne potuit,
adeo nemo exprimere uerbis potest. Id tarnen notandum est fuisse in proscriptis uxorum
fidem summam, libertinorum mediam, seruorum aliquam, filiorum nullam : adeo difficilis
est hominibus utcumque conceptae spei mora.
SOLIDARITÉS FAMILIALES ET RUPTURES À L'ÉPOQUE DES GUERRES CIVILES 557
fonction de critères familiaux : attitude des fils, des frères, des épouses,
des esclaves8. Et, bien sûr, Valère-Maxime puise, pour la rédaction de
ses chapitres De fide uxorum erga maritos et De fide seruorum erga
dominos, l'essentiel de son information dans les exempta fournis par la
proscription9.
On est alors tenté de chercher dans la moisson de renseignements
prosopographiques que nous fournit la documentation10, si on peut
trouver des constantes. Or on constate que, pour la proscription de 82,
les cas de rupture sont apparemment plus nombreux que ceux de
solidarité : c'est tout juste si on peut citer cinq «couples» de frères qui ont
été conjointement inscrits sur la liste de proscription11. Et encore faut-
il observer que, parmi ces gens, les frères Hirtuleius et Insteius
servaient sous Sertorius en Espagne et que, par conséquent, ils n'avaient
pas pu être l'objet de sollicitations pour un ralliement comme l'avaient
été des personnages placés dans d'autres conditions12.
À ces cinq exemples de solidarité on ajoutera le fils homonyme du
consul de 86, L. Cornelius Cinna, qui fut proscrit sans doute parce qu'il
était le digne fils de son père - ce que confirme son itinéraire politique
dans les décennies qui suivirent, et qui laisse quelque peu perplexe : lui
le proscrit, qui devait la vie sauve, puis la réintégration dans ses droits
à son beau-frère César qui l'avait fait préteur, n'hésita pas à prendre le
parti des «tyrannicides» au lendemain des Ides de Mars, provoquant un
telle colère de la foule de Rome que celle-ci lyncha un certain Heluius
Cinna qu'elle avait confondu avec lui13. Enfin on mentionnera la
proscription d'un chevalier, Sex. Alfenus, dont Cicéron dit pudiquement
periit cum its et propter eos quos diligebat 14, expression qui peut
recouvrir un lien de parenté.
Beaucoup plus nombreux - et, en général, mieux documentés -
8 Ainsi que l'a fait remarquer P. Jal (1963, 270 & n. 1) : IV, 21 les fils; IV, 22-23, les
frères; IV, 23-24, les épouses; IV, 26, les esclaves.
9 Deux exempta sur trois en VI, 7, et sur sept en VI, 8.
10 Que nous avons regroupés dans les deux « Prosopographies » (F. Hinard, 1985).
11 II s'agit de C. et L. Marcius Censorinus (« Prosopographie, I, n° 45-46); L. et Q.
Hirtuleius (n° 30-31) et des trois Aurii (n° 8, 9 et 10). Sur ces trois derniers personnages, uide
infra.
12 Nous avons fait observer (F. Hinard, 1985, 127), au vu de l'ensemble du catalogue
des proscrits, que le ralliement semblait plus facile à un promagistrat dans sa province
qu'à un magistrat en charge à Rome.
13 Sur ce personnage, F. Hinard, 1985, «Prosopographie» I, n° 17 et II, n°46.
14 Quinci. 70. Cf. «Prosopographie» I, n° 1.
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sont les exemples d'une «cassure» familiale. Certains d'entre eux nous
paraissent extraordinaires : C. Papirius Carbo se trouvait commander
une armée syllanienne assiégeant Volaterres en 80 alors que son frère
Cnaeus, qui avait été consul en 85, 84 et 82, était le premier de la liste
de proscription et que, capturé par Pompée en Sicile, il avait été
exécuté à la fin de l'année 82 et que sa tête avait été envoyée à Rome pour
être exposée au Forum15. Deux autres exemples, beaucoup moins
connus, sont très impressionnants : les deux questeurs de C. Annius
Luscus, que Sylla avait envoyés contre Sertorius en Espagne, sont
L. Fabius Hispaniensis et C. Tarquitius Priscus; ils sont homonymes de
deux proscrits éminents qui se trouvaient aux côtés du chef rebelle et
qui étaient probablement leur père16. Dans le même sens on ne peut
pas ne pas évoquer le cas de L. Cornelius Scipio Aemilianus, proscrit en
même temps que son père adoptif le consul de 83 (qui se réfugia à
Marseille), alors que son père naturel, Lèpide, s'était rallié à Sylla avant de
susciter une nouvelle guerre civile au cours de laquelle tous deux
périrent17. Ce qui est intéressant, en l'occurrence, c'est que tous ces
personnages avaient été l'objet de sollicitations de la part de Sylla qui
aurait bien voulu se les concilier18. Or ce sont évidemment ces
négociations qui ont provoqué des cassures. C'est clair, en tout cas, pour les
Perpernae : M. Perperna Veiento figurait en bonne place sur la liste de
proscription; pourtant son père, le consul de 92, qui avait été censeur
sous le régime marianiste en 86, avait trouvé la voie du ralliement,
tandis que la fils avait refusé obstinément de suivre cet exemple, répon-
15 Ce C. Papirius Carbo n'était guère apprécié de Cicéron qui l'avait qualifié de scur-
ra (Fam. 9, 21, 3), probablement en raison de sa façon de changer de camp. En tout cas le
ralliement de dernière minute d'un ancien préteur marianiste, frère de l'ennemi le plus
acharné des syllaniens, n'avait pas convaincu tout le monde, à commencer par les
troupes qu'il commandait et qui le lapidèrent (Gran. Lie, 32 Fl.). Sur la capture et l'exécution
du consul de 82, voir F. Hinard, 1985, « Prosopographie » I, n° 54.
16 Sur les deux proscrits, F. Hinard, 1985, «Prosopographie» I, n° 25 et 66. E. Gabba,
(1973, 201) considère que les deux questeurs étaient en fait passés à Sertorius au cours
des opérations en Espagne et qu'ils avaient été rajoutés aux listes de proscription, ce qui,
compte tenu de la procédure de cette épuration, semble impossible.
17 Sur la proscription de L. Cornelius Scipio Asiagenus et de L. Cornelius Scipio
Aemilianus, F. Hinard, 1985, «Prosopographie» I, n° 18 et 19. Pour le ralliement de
Lèpide, ibid., 122; et sur les troubles de 78, ibid., 152-156.
18 F. Hinard, 1985, 120-125.
SOLIDARITÉS FAMILIALES ET RUPTURES À L'ÉPOQUE DES GUERRES CIVILES 559
19 Diod. 38, 14: «Seul Perperna, préteur de Sicile, bien que Sylla eût pris contact
avec lui et l'eût invité à rejoindre son camp, fut si loin de se laisser convaincre que non
seulement il persista dans sa loyauté à l'égard de Marius, mais qu'encore il proclama
qu'il passerait de Sicile en Italie avec toutes les forces dont il disposait pour délivrer
Marius de Préneste». Cf. F. Hinard, 1985, « Prosopographie » I, n° 57.
20 F. Hinard, 1985, «Prosopographie» I, n°67.
21 Ibid., n° 55.
22 Ibid., «Prosopographie» II, n° 138.
23 Ibid., n° 155.
24 Ibid., n°s 52-53.
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son fils qui parvint à le faire échapper et qui, pour cette raison, fut
proscrit à son tour25. De la même vertu de piété relève la conduite de
M. Oppius, sénateur proscrit qui s'enfuit de Rome portant son vieux
père, proscrit lui aussi, sur ses épaules26.
D'autres cas de proscription d'un père et d'un fils - moins
spectaculaires - sont attestés. Ainsi chez les Caecilii Metelli, les Liuii Ocellae,
les Quinctilii Vari, les Vetulini27. Parfois même on peut penser que
l'épuration avait porté sur plusieurs membres d'une seule famille : c'est
le cas chez les Arruntii et les Octauii Balbi où l'on compte trois victimes
du même nom28, et, surtout, chez les Aemilii où l'on en trouve
quatre29.
Pour ce qui est des «couples» de frères, on citera rapidement les
Caecilii (qui avaient fait partie de la conjuration contre César), les deux
Appius Claudius Pulcher et les Seruilii Cascae30. Chez les Ligarii, ils
étaient trois frères - probablement apparentés au quatrième proscrit
du même nom31. À côté de C. Cassius Longinus, le principal instigateur
de l'assassinat de César, figuraient les noms de son frère et de son
neveu32. Mais l'exemple le plus évident d'une proscription familiale est
fournie par les Cicéron, puisqu'étaient inscrits sur la liste l'orateur, son
frère, son fils et son neveu, c'est-à-dire tous les mâles de la famille33.
* * *
ami d'Antoine et, selon Appien, obtint du triumvir que le nom de son
époux figurât sur la liste. A la suite de quoi, sous prétexte de le
dissimuler aux soldats lancés à sa recherche, elle enferma le malheureux dans
sa maison et le livra à ses poursuivants34. Or si on admet
l'identification très généralement proposée, il s'agirait de C. Septimius, qui avait
été préteur en 57 et qui s'était illustré, cette année-là, par l'ardeur qu'il
avait montrée à favoriser le retour d'exil de Cicéron35. Il est possible
que la femme de Septimius ait eu un, voire même plusieurs amants; il
n'en reste pas moins que si son mari a été proscrit c'est, très
vraisemblablement, parce qu'il était dans la «mouvance cicéronienne». Appien
racontant cette anecdote a sans aucun doute puisé à une source anti-
antonienne; mais s'il nous est, en ce cas d'espèce, possible de douter
qu'un prétorien notoirement hostile à César et très lié à Cicéron ait été
proscrit pour de simple raisons (extra-)conjugales, nous ne disposons
pas toujours d'une information complémentaire qui nous permette
d'évaluer la signification d'une proscription.
De la même façon on sait par Q. Cicéron que Catilina aurait
exécuté de ses propres mains, en 82, sororis suae uirum36. Il s'agissait d'un
certain Q. Caecilius, de rang équestre37. Le même Catilina, si l'on doit
en croire Plutarque, aurait assassiné son frère avant d'obtenir de Sylla
qu'il soit inscrit sur la liste de proscription38. On a longtemps cru que
Plutarque avait confondu le frère et le beau-frère et qu'en réalité il n'y
avait qu'une seule victime39. Mais raisonner ainsi, c'est poser en
principe que la proscription n'avait aucune cohérence politique puisqu'on
suppose que si le frère de Catilina avait été proscrit Cicéron et son
frère n'auraient pas manqué d'en parler. En réalité, on sait bien que les
Sergii et leurs alliés étaient proches de milieux marianistes et il n'est
donc pas surprenant de trouver sur la liste un Sergius et le mari d'une
Sergia40. Ce que Q. Cicéron reproche à Catilina, c'est d'avoir pris part à
l'exécution de son beau-frère, ce n'est pas la proscription de celui-ci
41 À cette tentation cède parfois V. Vedaldi Iasbez, 1981 (notamment 189-190 sur Cri-
tonius et 200 sur Sex. Appuleius).
42 F. Hinard, 1985, «Prosopographie» II, n° 12-13 (Appulei); 97-98 (Oppii).
43 Cicéron résume bien la situation en disant : ... infra etiam mortuos amandatur.
Voir F. Hinard, 1975, notamment 103-104.
SOLIDARITÉS FAMILIALES ET RUPTURES À L'ÉPOQUE DES GUERRES CIVILES 563
* *
45 T. Mommsen, DPen. II, 236: «La forme complète de la peine capitale originaire
comprend, à côté de la sacrano de la personne, celle du patrimoine ».
46 Ad Brut., 12.
47 Plut., Sulla, 31, 7.
48 Ibid.
49 Plut., Sulla, l, 6.
SOLIDARITÉS FAMILIALES ET RUPTURES À L'ÉPOQUE DES GUERRES CIVILES 565
50 Lucan. I, 51.
51 Comm. Bern, ad loc. F. Hinard, 1985, « Prosopographie » I, n°23.
52 Sall., Hist., I, 55, 18 M : Atque ilia quae turn formidine mercatus sum, pretto soluto,
iure dominus, tarnen restitua.
53 Π, 510.
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Certes pour prendre toute leur signification ces faits, qu'on a tirés
de l'histoire des guerres civiles, sont à mettre en rapport avec d'autres
pratiques ou institutions64. Il n'en reste pas moins que la proscription
nous permet quelques aperçus sur les mentalités. Et, pour conclure, il
convient d'attirer l'attention sur une particularité de la seconde
proscription qui semble révéler une évolution dans ce domaine : les
triumvirs avaient, en effet, édicté des dispositions selon lesquelles ils
garantissaient «aux femmes de ceux qui avaient été tués leur dot, aux enfants
mâles le dixième, aux filles le vingtième des biens de chacun d'eux»65.
La mesure est intéressante en elle-même parce qu'elle peut s'analyser
en termes de stabilité des valeurs familiales : si les triumvirs se sont
bien gardés d'impliquer les descendants de leurs victimes dans la
proscription, si même ils sont allés jusqu'à leur promettre de leur conserver
une partie de leurs biens, c'est sans doute parce qu'ils craignaient que
ne s'établît contre eux une sorte de front uni républicain cimenté par
66 Sur le retour des fils de proscrits, voir la discussion sur la lex Plautia (F. Hinard,
1985, 162-186).
67 Cic, Pis. 4. Sur cette question des descendants de proscrits, voir F. Hinard, 1984 c.
Pour ce qui est de la vengeance, F. Hinard, 1980 et Y. Thomas, 1984.
68 Dio 47, 14, 1.
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François Hinard
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