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« À propos de Spinoza » : Entretien entre Alexandre Matheron, Laurent Bove

et Pierre-François Moreau

Multitudes no. 3 (2000): pp. 169-200

Laurent Bove : Votre lecture1 de Spinoza, qu’elle soit suivie ou discutée, est aujourd’hui une
référence majeure des recherches spinozistes. Quand avez-vous commencé à travailler sur Spinoza et
quel était, à cette époque-là, l’état des études sur le philosophe hollandais ?

Alexandre MATHERON : Le début de mes études sur le spinozisme, c’était en 1949, quand je me
suis inscrit pour un diplôme d’études supérieures (l’équivalent du mémoire de maîtrise d’aujourd’hui)
sur la politique de Spinoza ; pour autant que je sache, c’était le premier sur ce sujet. Il était d’ailleurs
très mauvais : c’était purement et simplement une paraphrase très plate du Traité politique et des
derniers chapitres du Traité Théologico-politique. Mais mon principal souci n’était pas tellement Spinoza.
A ce moment là, j’étais membre du parti communiste (et même, à l’époque, très stalinien), je venais
d’adhérer, et je cherchais un philosophe que l’on puisse considérer comme un précurseur de Marx.
J’aurais voulu le traiter à la façon de marxistes dogmatiques : commencer par les forces productives
et les rapports de production, ensuite passer aux structures politiques, aux courants idéologiques, aux
luttes de classes etc., et enfin arriver à la philosophie... Bien entendu, je n’avais pas fait ça dans le
DES, mais je comptais le faire ensuite... et bien entendu, je ne l’ai jamais fait ! Ma thèse proprement
dite, j’ai commencé à y penser quand j’étais déjà assistant à la faculté d’Alger, à la fin des années 50
ou au début des années 60. L’état des études spinozistes en France, à ce moment là, c’était quasiment
zéro. Je me rappelle avoir été invité quelques années plus tard à une réunion préparatoire chez
Althusser pour un séminaire qui devait avoir lieu sur Spinoza (et qui n’a jamais eu lieu)...

Laurent Bove : C’était en quelle année ?

Alexandre MATHERON : Je ne sais plus en quelle année, mais c’était après la parution de Lire le
Capital. Il y avait là Macherey, il y avait aussi Badiou, et je connaissais déjà leurs noms. Et c’était aussi
avant mai 68.

Laurent Bove : Vers les années 65-66 ?

Alexandre MATHERON : Oui, sûrement. Eh bien, ce jour là Althusser nous avait donné comme
bibliographie uniquement Delbos et Darbon : rien de plus que ce qu’on lisait déjà quand je préparais

1
Cet entretien est le premier volet d’une étude sur Le spinozisme en France depuis 68 qui se
poursuivra dans d’autres numéros de la revue sous les formes différentes de l’interview, du dialogue,
de l’article etc.
l’agrégation et que Spinoza était au programme. Il y avait aussi le cours polycopié d’Alquié, un article
de Misrahi, sur la politique de Spinoza, et je crois bien que c’était à peu près tout. D’ailleurs quand
j’étais allé demander une bibliographie à Gueroult, il m’avait répondu : "La bibliographie, il n’y en a
pas ! Ce sont tous des ânes, sauf Delbos et Levi-Robinson" ! Donc il n’y avait pratiquement rien, et
ça a continué en fait jusqu’aux alentours de 68.

Laurent Bove : Dans votre bibliographie d’Individu et communauté chez Spinoza, vous citez Sylvain
Zac...

Alexandre MATHERON : Ah oui, c’est vrai : Zac avec sa thèse de 1962, c’est le premier qui a
relancé les études spinozistes ; mais ensuite, il a fallu attendre les alentours de 68. Et effectivement,
si vous regardez ma bibliographie dans Individu et Communauté, il n’y a quasiment rien.

Laurent Bove : Quand on compare votre bibliographie à la bibliographie d’un étudiant qui
commence des études spinozistes aujourd’hui, naturellement...

Alexandre MATHERON : Il y a une différence fondamentale, évidemment... Alors en 68 est paru


le grand livre de Bernard Rousset, qui est antérieur à celui de Gueroult...

Laurent Bove : Et Gilles Deleuze...

Alexandre MATHERON : Deleuze c’est un petit peu après. Gueroult fin 68, Deleuze début 69 (il
est daté de 68, mais il n’est pas sorti en librairie avant 69).

Laurent Bove : Mais Rousset et Deleuze n’ont pas joué de rôle dans votre travail, étant donné que
celui-ci était terminé à cette époque ?

Alexandre MATHERON : Rousset et Deleuze n’ont joué aucun rôle, je ne les connaissais
absolument pas. Gueroult, lui, était ce qu’on appelait mon parrain de CNRS : j’allais de temps en
temps le voir, et il me parlait énormément de son livre en préparation. Mais il y a sans doute
beaucoup de choses que je n’ai pas comprises dans ses propos : par exemple, il avait certainement dû
me parler des substances à un attribut (étant donné l’importance que cela avait pour lui), mais je n’en
avais absolument rien assimilé. Absolument rien. Par contre, un point que j’avais retenu, et qui m’a
servi dans ma thèse, c’était l’extrême importance de la différence entre l’idée que nous sommes et les
idées que nous avons. Ça, c’était enregistré. Mais autrement, pour ce qui concerne ma thèse, le livre
de Gueroult sur Spinoza tel que je le connaissais par ouï-dire ne m’a pas vraiment servi à
grand’chose quant à son contenu. De toute façon, mon sujet ne recoupait le sien que très
partiellement : 80 pages environ sur 600 dans Individu et Communauté. Par contre, du point de vue
méthodologique, ses remarques sur mon travail m’ont beaucoup aidé ; et la méthode qu’il avait
employée dans son livre sur Descartes (j’aime moins celui sur Malebranche) était pour moi un
véritable modèle idéal : je voulais travailler comme ça !
Laurent Bove : Vous citez Sartre aussi, que vous signalez également dans la bibliographie du Christ
et le Salut des Ignorants. Deux fois on retrouve Sartre...

Alexandre MATHERON : Dans la bibliographie du Christ, c’était très ponctuel : je disais que, dans
la théocratie hébraïque vue par Spinoza, régnait une sorte de "fraternité-terreur" ; et j’avais cité Sartre
uniquement à ce propos. Par contre, dans Individu et Communauté, dans mon étude de la théorie
spinoziste des passions, je pensais bien davantage à la Critique de la raison dialectique : le passage de la
série au groupe, effectivement, ça m’a donné des idées.

Pierre-François Moreau : Si on peut revenir un peu en arrière, en 49 il n’y a rien et vous faites un
mémoire de maîtrise qui est, dites-vous, très mauvais. En 66, vous faites une thèse que vous
soutenez en 69. Qu’est-ce qui s’est passé entre les deux ?

Alexandre MATHERON : J’ai enseigné à la Faculté d’Alger de 1957 à 1963 ; et, une fois choisi
mon sujet de thèse, j’ai évidemment beaucoup travaillé Spinoza. D’ailleurs (comme mes supérieurs
hiérarchiques se moquaient pas mal de ce qu’on faisait comme cours), j’ai très souvent fait cours sur
lui. Dans ces cours, il y avait beaucoup de choses qui passaient par-dessus la tête de mes étudiants,
mais que j’ai mis ensuite dans Individu et Communauté.

Pierre-François Moreau : Donc c’est à ce moment là que vous décidez de faire votre thèse ?

Alexandre MATHERON : C’est là que j’y ai pensé. Ensuite, je suis rentré au CNRS où j’ai passé 5
ans à rédiger mes deux thèses, mais c’est là que mes idées principales me sont venues, pendant que
j’étais à la Fac d’Alger.

Pierre-François Moreau : Vous aviez d’abord envisagé de faire une thèse sur autre chose ?

Alexandre MATHERON : Pas vraiment, non. Sauf à un moment où j’étais encore très stalinien
(j’étais aussi très jeune) et où je me disais : "il faut que je fasse quelque chose sur les matérialistes du
XVIIIème siècle", parce que cela me semblait "politiquement juste", comme on disait à l’époque.
Mais j’ai vite trouvé que Spinoza, c’était bien mieux que d’Holbach et Helvétius - pour lesquels,
d’ailleurs, j’ai encore aujourd’hui beaucoup de sympathie, mais il y a tout de même une différence de
niveau !

Laurent Bove : Brunschvicg ne vous a servi à rien. Vous n’en parlez pas du tout.

Alexandre MATHERON : Non, Brunschvicg ne m’a servi à rien. Effectivement, j’ai oublié de
parler de Brunschvicg... Et j’ai oublié aussi de vous dire que, parmi tous les vieux auteurs qui ont
écrit sur Spinoza, il y en a un qui m’a énormément éclairé : cela peut paraître paradoxal, mais c’est
Lachièze-Rey dans son livre sur Les origines cartésiennes du Dieu de Spinoza . Il est, je crois, le premier a
avoir dit que la "nature naturante" et la "nature naturée" sont une seule et même nature
considérée en tant que naturante et en tant que naturée. Aujourd’hui, c’est devenu banal, encore que
tout le monde ne l’ait pas vraiment compris. Mais pour moi, ça a été une illumination, parce que je
n’y avais jamais pensé avant.

Pierre-François Moreau : Vous avez été un moment au comité de rédaction de La Nouvelle


Critique ?

Alexandre MATHERON : Non, pas du tout. J’aurais sûrement accepté d’en faire partie si on me
l’avait demandé, mais on ne me l’a pas demandé. Ce qui est vrai, c’est que j’ai écrit, dans La Nouvelle
Critiquedes années 50 un article très malheureux - quoique en très bonne compagnie, puisque c’était
en collaboration avec Michel Verret et François Furet - sur Les Communistes d’Aragon. Il était très
mauvais, évidemment : hyper, hyper stalinien.

Laurent Bove : Lorsque vous envisagez finalement de faire une thèse sur Spinoza, c’est
pratiquement à la même époque que paraît le livre de Desanti.

Alexandre MATHERON : Il était même paru avant. L’Introduction à l’histoire de la philosophie était
parue, je crois, en 1956. Oui, ça m’avait énormément intéressé.

Laurent Bove : C’était le livre que vous pensiez faire lorsque vous vous êtes engagé dans votre
diplôme ?

Alexandre MATHERON : Voilà c’est ça, oui ; je pensais faire quelque chose comme ça. Et après
l’avoir lu, je pensais continuer dans cette voie. Je m’imaginais écrivant un premier volume de 500
pages sur les forces productives, les rapports de production, les luttes de classes en Hollande, etc. et
puis un second volume de 500 pages où j’aurais enfin abordé Spinoza. Mais dès que j’ai commencé à
travailler à ma thèse, j’ai totalement renoncé au premier volume. Et du reste je n’étais plus stalinien à
l’époque.

Laurent Bove : A l’époque, c’est-à-dire ?

Alexandre MATHERON : A partir de 1957. Je n’étais plus au Parti. J’y suis revenu ensuite, de 64 à
78 ; mais toutes mes sympathies allaient aux oppositionnels, aussi bien à Althusser qu’à Labica et à
mes élèves et anciens élèves de la revue Dialectiques. Je restais simplement marxiste dans un sens
large.

Laurent Bove : En même temps vous avez continué à citer le livre de Desanti et, m’avez-vous dit,
vous le citiez d’autant plus volontiers que Desanti s’en détachait...
Alexandre MATHERON : Oui, oui, j’ai toujours cité Desanti, ne serait-ce que pour lui rappeler
que le livre qu’il avait fait, et que sans doute il reniait, était très bon. C’est le meilleur ouvrage
marxiste d’histoire de la philosophie que j’ai jamais lu, avec celui de Negri.

Laurent Bove : Même dans la distinction de Desanti entre les tendances matérialistes et les
tendances idéalistes chez Spinoza ?

Alexandre MATHERON : Non. L’obligation de distinguer en chaque philosophie une


contradiction entre deux pôles, un pôle matérialiste et un pôle idéaliste, ça ne me dit plus grand
chose. Maintenant, qu’on puisse distinguer dans une même philosophie, différents pôles, et des
conflits entre différentes tendances, c’est autre chose. Mais que tout cela doive toujours se
comprendre à partir d’une contradiction unique et éternelle qui serait « le fil rouge de l’histoire de la
philosophie », comme disait Lénine, non, je n’y crois plus tellement. A moins qu’on ne donne au
mot "matérialisme" un sens beaucoup plus large ; car après tout, quand Engels définit le
matérialisme par l’admission de "la nature telle qu’elle est, sans aucune addition étrangère", ça peut
s’appliquer à Spinoza ; mais ce n’est pas ce qu’on appelle ordinairement matérialisme.

Laurent Bove : C’est-à-dire que le livre de Desanti vaut finalement moins par ce qu’il nous apprend
sur Spinoza que par l’analyse marxiste des conditions historiques de la Hollande de son temps ?

Alexandre MATHERON : Je ne dirais pas cela. Car ces analyses, qui sont de toute façon très
insuffisantes aux yeux d’un historien (elles sont surtout programmatiques) nous apprennent tout de
même quelque chose, sinon sur Spinoza lui-même, du moins sur la façon dont s’articulent un
ensemble de problématiques qui lui étaient données, à partir desquelles il devait réfléchir, et qui
définissent donc certaines des conditions de possibilité de l’apparition de quelque chose comme le
spinozisme en Hollande plutôt qu’ailleurs. Negri a montré la même chose, d’un autre point de vue,
mais qui recoupe celui de Desanti. Et il devait y avoir un second volume qui aurait traité de Spinoza
lui-même, mais qui n’est jamais paru. Je suis sûr qu’il aurait été très bon, et très largement
indépendant du premier.

Laurent Bove : Une question encore sur le texte de Desanti. Il disait, au fond, qu’il était inutile pour
un matérialiste que l’on conserve le troisième genre de connaissance chez Spinoza.

Alexandre MATHERON : Il a dit ça ?

Laurent Bove : Oui.

Alexandre MATHERON : Ah ! Alors je ne m’en souviens plus. Et c’est peut-être un oubli


significatif ; car, en ce qui me concerne, j’ai toujours pensé le contraire. Il est vrai que je me suis
beaucoup plus intéressé à la cinquième partie de l’Ethique à partir du moment où j’ai pris mes
distances avec le parti communiste. Mais je me rappelle que, lorsque j’étais encore agrégatif, la cellule
des étudiants de philo avait décidé un jour de sortir un journal de cellule pour inviter à lire
l’Humanité ; et j’avais écrit un article où je faisais une comparaison entre le Figaro qui ment,
Le Monde qui ne donne que des connaissances du premier genre, France-Observateur à qui je
reconnaissais au moins le mérite de donner parfois des connaissances du second genre, et
l’Huma, enfin, qui était seule à en donner du troisième genre ! Toute la cellule avait trouvé que
l’article était très amusant, mais que, "tout de même", on ne pouvait pas le passer ! C’est pour dire
que je me suis toujours intéressé à la connaissance du troisième genre... Mais j’avais tendance, c’est
vrai, à penser qu’elle préfigurait ce que Mao Tsé Toung devait appeler "le stade pratique de la
connaissance" ; et à penser du même coup que l’éternité spinoziste préfigurait la vie militante, qui me
paraissait être le meilleur exemple d’adéquation de notre existence à notre essence - adéquation que
je regrettais de ne pas pouvoir réaliser pour mon propre compte, car en fait j’étais un très mauvais
militant ! Heureusement pour moi, cela n’a pas duré longtemps. Mais j’avais au moins compris dès le
début que la connaissance du troisième genre était non seulement quelque chose d’essentiel dans le
système de Spinoza, mais quelque chose qui pouvait se vivre, et qui pouvait vraiment nous apporter
une sorte de salut.

Laurent Bove : Lorsque Desanti dit que Spinoza est un penseur bourgeois cela demeure-t-il vrai
pour vous ?

Alexandre MATHERON : Non. Mais j’ai commencé à penser comme cela. Mais il allait de soi
pour moi que Spinoza était allé le plus loin possible dans tout ce vers quoi on pouvait aller quand on
était un penseur de la bourgeoisie ; et puis finalement, je me suis aperçu qu’il était allé tellement loin
que cela n’impliquait plus du tout de rapport avec la bourgeoisie. Au début, donc, j’avais commencé
à étudier Spinoza parce que j’y voyais quelqu’un qui avait eu le grand mérite, par-delà les limites que
lui imposaient sa perspective de classe, d’être un précurseur de Marx ; et maintenant, j’ai plutôt
tendance à voir dans Marx quelqu’un qui a le grand mérite d’être l’un des successeurs de Spinoza
dans certains domaines.

Pierre-François Moreau : Ceux qui aujourd’hui, travaillent sur Spinoza disposent d’une littérature
bien plus ample que celle que vous aviez. Ils discutent aussi les thèses des chercheurs étrangers,
puisqu’il y a eu aussi un renouveau spinoziste hors de France. A l’époque, vous connaissiez très peu
les commentateurs étrangers, ou vous ne les estimiez pas. Les gens que vous citez dans votre thèse,
c’est par exemple Dunner...

Alexandre MATHERON : C’est complètement nul. Mais j’avais lu aussi quelques bons livres
étrangers en travaillant à ma thèse : le livre de Feuer, par exemple m’a assez intéressé.

Pierre-François Moreau : Et vous connaissiez Leo Strauss à l’époque ? Vous ne le citez pas.

Alexandre MATHERON : Non je ne connaissais pas ce Leo Strauss là. J’avais lu son livre sur
Hobbes, mais je ne connaissais pas son livre sur Spinoza. J’avais lu Wolfson, évidemment, que je ne
méprisais pas du tout, mais qui ne m’a pas inspiré particulièrement. C’était une approche qui n’était
pas la mienne, mais qui m’a quand même appris des choses, car j’étais extrêmement ignorant en
matière de philosophie juive.

Pierre-François Moreau : Aviez-vous des contacts avec d’autres spinozistes ?

Alexandre MATHERON : Personne, non ; je ne savais même pas qu’il y en avait. Ou plutôt si, il y
avait Marianne Schaub : quand je venais à Paris, on se donnait rendez-vous pour prendre un pot,
mais finalement on ne parlait presque pas de Spinoza.

Pierre-François Moreau : Et Sylvain Zac, vous le connaissiez personnellement ?

Alexandre MATHERON : Non, je ne l’ai connu qu’une fois ma thèse terminée, un peu avant
d’entrer à Nanterre, où j’ai enseigné comme maître-assistant (l’équivalent des maîtres de conférences
d’aujourd’hui) de 68 à 71. J’ai toujours eu d’excellents rapports avec lui : c’était un homme adorable !

Pierre-François Moreau : Qui était votre directeur de thèse ?

Alexandre MATHERON : J’avais demandé à Gouhier parce que je croyais que Gueroult ne
dirigeait pas de thèses. Gouhier, finalement, m’a gardé pour la thèse complémentaire ; pour la thèse
principale il m’a envoyé à Polin, qui ne m’a d’ailleurs ni aidé ni gêné.

Pierre-François Moreau : Donc, en fait, vous n’avez connu Gueroult que parce qu’il était votre
patron au CNRS ?

Alexandre MATHERON : J’avais lu ses livres, mais, personnellement, je l’ai connu uniquement là ;
et je ne l’ai jamais vu qu’à cette occasion et le jour de ma soutenance, parce qu’il était dans le jury.
On n’a jamais parlé d’autre chose que de Spinoza. Sauf une fois où il s’est lancé, je ne sais plus
pourquoi, dans une diatribe contre Alain Peyrefitte, et où je l’ai écouté très poliment ; mais c’est tout.

Pierre-François Moreau : Mais vous l’avez revu après votre thèse ?

Alexandre MATHERON : Je ne l’ai jamais revu après. Nous nous sommes quelquefois téléphoné
ou écrit. Il m’avait demandé, par exemple, de faire un compte-rendu de son livre, que j’ai fait, mais je
ne l’ai jamais revu physiquement.

Pierre-François Moreau : Ce qui est étonnant, c’est que les gens vous voient comme le disciple le
plus proche de Gueroult, non pas seulement sur le plan intellectuel, mais comme quelqu’un qui
aurait eu beaucoup de relations personnelles avec lui.
Alexandre MATHERON : Oui, je le sais bien. C’est pour ça que certaines personnes avec qui
Gueroult n’avait pas été très gentil ont cru que j’avais une responsabilité là-dedans...

Pierre-François Moreau : L’éminence grise...

Alexandre MATHERON : Oui, c’est grotesque. Non seulement c’est faux, mais, dans chacun de
ces cas, je n’étais même pas au courant sur le moment, et je n’ai appris que beaucoup plus tard ce qui
s’était passé. En fait, Gueroult ne m’a jamais dit de mal d’aucun collègue.... Si, j’oubliais : il m’en a dit
une fois, mais très brièvement et très allusivement, et il s’agissait de quelqu’un dont j’ignorais tout à
l’époque, même le nom.

Laurent Bove : Entre Desanti et Gueroult, c’est Gueroult qui va jouer pour vous le plus grand rôle.

Alexandre MATHERON : Du point de vue méthodologique, oui.

Pierre-François Moreau : Le faite d’être en Algérie a-t-il joué un rôle dans la conception que vous
vous êtes fait de Spinoza ? C’était en pleine guerre...

Alexandre MATHERON : Peut-être ; il est possible que cela ait joué un rôle, particulièrement
dans mon chapitre sur la théorie des passions. Il y a certaines de mes formules qui évoquent ce que
les partisans de l’ "Algérie française" pouvaient dire des Algériens.

Pierre-François Moreau : Vous y pensiez consciemment ?

Alexandre MATHERON : Oui, au moins une fois, dans le passage où j’explique comment
l’ambition de gloire se transforme en ambition de domination et en envie : nous avons commencé
par vouloir plaire à autrui en lui rendant service, puis nous avons voulu qu’il se règle sur nos désirs,
et finalement nous voulons le déposséder de ses biens. Après cette explication je disais que la
résistance de nos victimes "est ressentie par nous comme la plus noire des ingratitudes", et je
résumais cet état d’esprit en ajoutant : "après tout ce que nous avons fait pour eux" ! C’était une
formule qu’on entendait quasiment tous les jours à Alger du côté français.

Laurent Bove : Avec Gueroult, vos discussions sur Spinoza n’ont jamais porté sur le Spinoza
politique ?

Alexandre MATHERON : Non, jamais, ça ne l’intéressait pas du tout. Et je crois même qu’il ne
m’a jamais parlé de la politique de Spinoza ; donc je ne sais pas directement ce qu’il en pensait. Mais
quand j’étais à Alger, il y avait comme Prof. quelqu’un de très bien, Ginette Dreyfus, qui était
totalement gueroultienne ; et une année où le Traité politique avait été mis au programme de
l’agrégation, elle avait trouvé que c’était dommage parce que, disait-elle, "ce n’est pas intéressant". Je
suppose donc que Gueroult pensait la même chose. En tout cas, quand je lui apportais mes travaux
chaque année (car, en tant que parrain du CNRS je devais les lui soumettre), il me faisait toutes
sortes d’observations, des éloges, des critiques, etc., mais sur les chapitres concernant la politique, il
ne me disait jamais rien. Manifestement, ça ne l’intéressait absolument pas.

Laurent Bove : La lecture de Gueroult ne vous paraissait-elle pas refouler le thème de la puissance ?
Vous posiez-vous déjà cette question ?

Alexandre MATHERON : Non. Et c’est même très curieux. Car, au tout début de mon premier
chapitre d’Individu et Communauté chez Spinoza, j’étais arrivé d’emblée à l’idée à laquelle je reviens
maintenant : la substance comme activité pure ; et l’idée me venait de Lachièze-Rey, le grand
idéaliste, dont je citais la formule concernant l’Etendue comme "espace spatialisant, et non pas
espace spatialisé". Bien entendu, pour Lachièze-Rey, cette idée d’une Etendue active, qu’il attribuait
à juste titre à Spinoza, était "en réalité" intenable, et Spinoza aurait dû "logiquement" être idéaliste.
Mais là, je ne le suivais plus. Et dès les premières pages d’Individu et Communauté, j’avais essayé de
justifier cette conception de la substance comme activité pure - en me fondant d’ailleurs, non pas du
tout comme aujourd’hui sur l’Ethique (parce que je ne trouvais pas encore ça dans l’Ethique), mais
uniquement sur le Traité de la Réforme de l’Entendement , sur la théorie de la définition génétique.
Puisque comprendre c’est comprendre génétiquement, et puisque l’être et le connaître sont en
définitive la même chose, j’en avais conclu immédiatement que, pour Spinoza, l’être est genèse et
productivité. Mais après avoir dit cela, j’étais passé à autre chose. Et je peux dire qu’après avoir lu
Gueroult, effectivement, j’avais plus ou moins refoulé cette idée - en grande partie, je pense, sous
l’influence de sa notion des substances à un attribut. Je ne l’avais d’ailleurs pas vraiment reniée, mais
je n’y pensais plus. D’autant plus que par ailleurs, la notion de substance à un attribut, à condition de
la transformer - de ne pas parler de substance à un attribut, mais de la substance considérée sous un
attribut - pouvait vraiment, à mon avis, rendre compte de la méthode suivie par Spinoza dans les
premières propositions de l’Ethique. Mais, pour le reste, ça m’a retardé ; et c’est seulement dans les
années 80 que je suis revenu à ma première idée, à partir du moment où j’ai commencé à "sursumer"
(comme on dit) Gueroult.

Pierre-François Moreau : Avant de vous mettre à votre thèse, ou en l’écrivant, avez-vous été
influencé par d’autres grands livres d’histoire de la philo ou d’histoire des idées ?

Alexandre MATHERON : Je lisais, comme grands livres d’histoire de la philo, tout ce qu’on lisait
à l’époque. J’avais beaucoup d’admiration pour Gouhier, pour Gilson, pour Goldschmidt aussi (qui
avait en commun avec Gueroult le souci des structures). Et aussi, curieusement (ou pas tellement
curieusement, au fond), il y a eu Lévi-Strauss. Zac a dit un jour devant moi à quelqu’un d’autre :
"Matheron a fait pour Spinoza ce que Lévi-Strauss a fait pour les systèmes de parenté". Et je crois
que c’est vrai, en particulier, pour la combinatoire à partir de laquelle je reconstruis les constitutions
du Traité Politique et la Théocratie du TTP. J’ai même parlé, en comparant la Monarchie et
l’Aristocratie spinozistes, de structures "symétriques et inverses" : ça me venait de Lévi-Strauss.
Laurent Bove : Il y a aussi le livre de Macpherson...

Alexandre MATHERON : Oui, il m’a beaucoup influencé, mais pour Hobbes - peut-être à tort,
puisqu’il paraît que maintenant ce n’est plus à la mode... Mais je le trouve toujours pas mal ; et en le
lisant, ça avait été quasiment une illumination. Il y avait d’ailleurs très longtemps que je travaillais
Hobbes, puisque, quand je suis arrivé à Alger, il était au programme de la licence ; et comme ça
m’avait passionné, je m’étais arrangé pour qu’il y soit remis très souvent...

Laurent Bove : Avant vous, suivant la tradition datant du XVIIIème siècle, Spinoza a été identifié à
Hobbes quant à la politique. La première distinction forte, avez-vous conscience que c’est vous qui
l’opérez ?

Alexandre MATHERON : Je crois que dans les pays anglo-saxons, on a effectivement toujours
pensé la Politique de Spinoza à partir de Hobbes. En France, où il n’y avait d’ailleurs pas non plus
grand’chose sur Hobbes à l’époque (en dehors du livre de Polin), c’était un peu différent. Certains
pensaient que la Politique de Spinoza était un démarcage maladroit et sans intérêt de celle de
Hobbes, mais que, fort heureusement, elle n’avait aucun rapport avec le reste de sa philosophie.
D’autres, au contraire, opposaient le contractualisme libéral qu’ils attribuaient à tort à Spinoza à la
théorie du "droit du plus fort" qu’ils attribuaient à tort à Hobbes, etc. De toute façon, la plupart de
ces comparaisons reposaient sur des contresens.

Laurent Bove : Connaissiez-vous, par ailleurs, le livre de Madeleine Francès ? Vous ne le citez pas...

Alexandre MATHERON : Oui bien sûr. C’est un livre qui m’avait intéressé, mais je n’avais pas
grand’chose à en tirer étant donné ce que je faisais.

Laurent Bove : Rentrons plus précisément dans Individu et Communautéen repartant des notions
d’individu et de conatus. En parcourant vos articles et Individu et Communauté on s’aperçoit que revient,
souvent, le modèle cybernétique. Il y a souvent des expressions comme "une totalité fermée sur soi
qui se reproduit en permanence" ; vous employez la notion "d’autonomie relative",
"d’autorégulation", de "système autoréglé", ou de système "autoréglé de communication", ou encore
de "structure autoréglée"... N’est-ce pas une influence de l’époque par rapport à la vision
cybernétique dominante depuis la fin des années 40 ?

Alexandre MATHERON : C’est possible, mais, en fait, je n’avais quasiment rien lu en matière de
cybernétique. C’était des idées dans l’air...

Laurent Bove : Il y avait eu un livre de Guillaumaud en 1965 sur la cybernétique et le matérialisme


historique aux Editions Sociales. Sylvain Zac cite aussi, au début de son livre, un ouvrage de Ruyer.
Alexandre MATHERON : Je n’avais rien lu de tout cela. Mais ce sont des idées qui s’appliquent
très bien à Spinoza ; on peut parler chez lui d’autorégulation, les systèmes politiques sont bien pour
lui des systèmes autoréglés...

Laurent Bove : Mais Spinoza ne s’éloigne-t-il pas de la problématique de la conservation, même s’il
en parle beaucoup dans le Traité Politique,pour une logique qui est celle de la pure productivité
indéfinie du réel ? Or le modèle cybernétique n’est-il pas lié à la logique de la conservation ?

Alexandre MATHERON : Je ne crois pas que Spinoza abandonne la logique de la conservation. Il


est évident pour lui que, dans la mesure où nous agissons, nous conservons notre être : toute chose
qui produit des effets conserve par là même son être, étant donné que les effets qu’elle produit ne
peuvent pas entrer en contradiction avec sa nature. Je n’ai pas renoncé à cela parce que je ne pense
pas du tout que Spinoza y ait renoncé. Mais je pense, et j’ai toujours pensé, que la notion de
conservation au sens strict, au sens biologique, a beaucoup moins d’importance chez Spinoza que,
par exemple, chez Hobbes : il n’a jamais réduit la conservation de notre être à la conservation
biologique. Il est donc vrai, en un sens, que l’Ethique, à la limite, pourrait être écrite sans qu’il soit
question de conservation, mais uniquement de "puissance d’exister et d’agir" ; mais cela
n’empêcherait pas que le déploiement de la puissance d’exister et d’agir ait pour conséquence(mais pas
pour fin, bien entendu) l’auto-conservation et l’auto-régulation. Simplement, il y a différents modèles
d’auto-régulation, il y a différentes façons de se conserver : il y a une autoconservation statique où
l’on se reproduit à l’identique, sur le modèle de l’Etat des Hébreux ; et il y a une autoconservation
dynamique où l’on se reproduit en s’élevant chaque fois à un niveau supérieur, sur le modèle des
Etats du Traité Politique. Pour les individus, c’est la même chose : il y a des individus qui se
conservent au sens strict, de façon étriquée, et d’autres qui se conservent en se développant et en
augmentant toujours davantage leur productivité ; et à partir du moment où les idées adéquates
commencent à jouer un rôle important dans notre esprit, c’est cette seconde forme d’autorégulation
qui joue. Mais je ne crois pas que cela remette en question la notion d’autorégulation en elle-même :
l’homme libre, qui vit sous la conduite de la raison, s’efforce de produire tous les effets qui
découlent de sa nature d’homme libre, et de ce fait même il tend à conserver sa nature d’homme libre.

Laurent Bove : La notion centrale d’individu, depuis Individu et Communauté, n’a pas tellement
changé de définition pour vous.

Alexandre MATHERON : Non je ne crois pas. Sauf que, dans Individu et Communauté, je donnais
des détails qui me semblent maintenant un peu trop précis, parce qu’ils ne peuvent convenir que
pour des cas particuliers. Aujourd’hui, à la limite, je dirais simplement qu’un individu est un
ensemble de corps qui sont en interaction les uns avec les autres suivant un certain système de lois
différent des autres systèmes.

Laurent Bove : Le problème est le statut des lois dans la communication du mouvement...
Alexandre MATHERON : Oui, parce que les membres d’une société politique se communiquent
bien des mouvements (ne serait-ce qu’en se parlant), le résultat étant la reproduction de cette société
politique. Et ces mouvements sont bien réglés par des lois, parmi lesquelles figurent les lois civiles.

Laurent Bove : C’est la communication du mouvement qui fait l’unité de l’individu.

Alexandre MATHERON : Oui, selon certaines lois différentes de celles des autres individus. En
ce moment, par exemple, nous sommes en train de nous communiquer des mouvements selon
certaines lois qui ont été précisées au départ (les lois de l’interview) et qui sont différentes de celles
par lesquelles les gens dans la rue se communiquent leurs mouvements. Par là même, nous formons
à nous trois un petit individu embryonnaire... Mais dans Individu et Communauté, j’ai un peu trop
tendance à vouloir donner pour toute espèce d’individu un modèle physico-mathématique : j’avais
tendance à penser qu’en droit, tout pourrait se mathématiser, alors qu’en fait l’échange de paroles...

Pierre-François Moreau : C’était la mode de l’époque...

Alexandre MATHERON : Evidemment, je le sais bien. D’ailleurs Desanti, la seule fois où il


m’avait parlé de mon livre, m’avait dit : "c’est très astucieux, ton modèle..." Maintenant, je dirais que
cela conviendrait pour des cas particuliers.

Laurent Bove : Est-ce votre travail sur la notion d’individu qui va déboucher sur les conceptions
politiques que vous développez, ou bien êtes-vous allé de la conception politique à la conception de
l’individu en général ? Cette notion a, en effet, une grande productivité politique. Vient-elle de la
politique ?

Alexandre MATHERON : Je ne me souviens plus tellement, mais je crois quand même que j’ai
écrit les chapitres sur la politique avant la première partie. J’ai rédigé la première partie en dernier
lieu, il me semble.

Laurent Bove : C’est très intéressant de savoir que le concept d’individu vient de la politique.

Alexandre MATHERON : Oui, bien sûr. Dans la première partie, j’ai esquissé une espèce
d’analogie entre la constitution de l’individualité physique et ce que j’appelais encore (en précisant
que ce n’était pas un contrat) le contrat social : j’appelais cela le "contrat physique".

Laurent Bove : Une question encore sur l’essence individuelle, qui est très liée à ce dont on parle.
Faites-vous une différence entre essence individuelle et essence singulière ?

Alexandre MATHERON : Je ne la faisais jamais, non.


Laurent Bove : Cette essence individuelle, qui se caractérise par une certaine relation entre des
corps et qui est constitutive d’un individu, c’est la loi de production des individus. A partir de la
notion d’individu, le concept central qui va produire, dans votre œuvre, des effets créatifs, c’est le
principe d’imitation...
Alexandre MATHERON : Oui. Pour Spinoza c’est par l’imitation affective que,
fondamentalement, les individus humains peuvent former eux-mêmes un individu politique.
Laurent Bove : Mais à ce moment-là lorsqu’on parle d’une essence individuelle, ne restitue-t-on pas
une histoire inter-individuelle ?

Alexandre MATHERON : Je n’irais pas jusque là. Car les conditions d’apparition et les conditions
de fonctionnement, ce n’est pas exactement la même chose, aussi bien pour un individu humain que
pour un individu politique. Il faut distinguer entre les conditions extérieures qui ont rendu possibles
l’apparition de l’individu en question, les conditions extérieures qui rendent possibles son maintien
dans l’existence, et les lois de fonctionnement interne de cet individu qui définissent son essence.
Mais, bien entendu, il est vrai qu’il appartient à l’essence de l’individu humain d’être capable d’imitation
affective et donc de vivre en interaction avec d’autres.

Laurent Bove : La question de l’histoire n’est-elle pas déjà présente, et comme une interrogation,
dans la question même de l’individu humain ?

Alexandre MATHERON : Bien entendu. Et je vous rappelle (parce qu’en général on ne l’a pas
remarqué) que, dans Individu et Communauté,j’avais déjà là-dessus des idées assez précises. J’ai consacré
un chapitre à essayer (et il me paraissait à peine croyable que Spinoza lui-même n’y ait pas pensé) de
reconstituer, en mettant bout à bout un certain nombre de textes, sinon une théorie de l’histoire - ce
serait peut-être un bien grand mot - du moins une théorie de l’évolution purement interne d’une
société donnée, considérée abstraction faite des causes extérieures. Je combinais les deux grandes
lois d’évolution mentionnées par Spinoza (passage de la démocratie à l’Aristocratie et à la
Monarchie, et passage de la barbarie à la civilisation et à la décadence), je reconstituais le détail de
leurs interactions en utilisant toutes sortes de textes pris dans les ouvrages politiques et dans
l’Ethique, et j’envisageais tous les cas possibles en développant surtout un schéma d’évolution qui
allait de la démocratie primitive au despotisme turc en passant par l’aristocratie hollandaise ou
vénitienne. Mais j’ai bien l’impression que cela n’a intéressé presque personne en dehors d’André
Tosel. Par contre, dans Le Christ et le salut des ignorants , j’ai envisagé la conception spinoziste de
l’Histoire sous un autre angle : j’ai essayé de reconstituer, non plus une théorie spinoziste, mais la
façon (non théorique et non théorisable), dont Spinoza se représente concrètement l’histoire de
l’humanité occidentale dans son ensemble, en particulier à partir du rôle novateur du christianisme.
Là, évidemment, j’ai insisté beaucoup plus sur les conditions extérieures. C’était une approche
différente. Et c’est celle-là, je crois, qui a un peu davantage retenu l’attention.

Laurent Bove : La question des passions est centrale dans votre travail. Avant vous, on n’en avait
quasiment pas parlé du point de vue de sa productivité politique.
Alexandre MATHERON : Oui. Il y avait toujours, bien entendu, un chapitre sur la théorie des
passions ; mais en général, on donnait ce chapitre et on ne s’en servait plus par la suite...

Laurent Bove : La question des passions est liée à celle de l’immutabilité de la nature humaine.
Chez Spinoza, la nature humaine est partout la même. Dans vos articles, vous vous êtes confronté à
la question du supposé conservatisme de Spinoza, par exemple dans « Maîtres et Serviteurs dans la
philosophie politique classique » ou dans « Femmes et Serviteurs dans la démocratie spinoziste »...

Alexandre MATHERON : Ce sont deux choses différentes. En ce qui concerne la première,


Spinoza pense évidemment qu’il y a toujours eu du désir, de l’amour, de la haine, etc., et qu’en ce
sens la nature humaine est et sera toujours la même. Mais les combinaisons des passions entre elles,
ce que Moreau appelle les ingenia (j’adhère entièrement à son analyse de la notion d’ingenium), peuvent
varier à l’infini d’un individu à l’autre, d’une société à l’autre et au cours de l’Histoire. En comparant
le Théologico-politique au Traité politique, on peut trouver des formes d’ingenia très différentes, y compris
sur le plan individuel, dans l’Etat hébreu et dans les Etats spinozistes du Traité Politique tels qu’ils
pourraient exister. Ce sont toujours les mêmes passions, mais qui fonctionnent différemment parce
qu’elles s’agencent différemment les unes aux autres - ce qui dépend en grande partie du contexte
historique et institutionnel. Mais qu’un jour les hommes cessent d’aimer, de haïr etc., même
partiellement, c’est absolument exclu, parce qu’ils seront toujours affectés par des causes extérieures.
Et même en supposant qu’un jour tous les hommes vivent sous la conduite de la raison, il n’en reste
pas moins qu’ils auront encore les mêmes passions, même si leurs combinaisons sont différentes ;
simplement ce ne seront plus elles qui les conduiront.

Laurent Bove : Politiquement, cela signifie que vous ne pouvez parler du communisme que sur le
plan de la communication des sages dans le troisième genre de connaissance...

Alexandre MATHERON : Oui, j’étais déjà arrivé à l’idée qu’il ne pouvait pas y avoir de société
communiste si tout le monde n’était pas sage ! Mais on peut dire aussi qu’il y a plus ou moins
communisme partout où des gens, dans leurs rapports entre eux, se comportent en "hommes libres"
au sens de Spinoza.

Pierre-François Moreau : Quand Spinoza dit qu’on a vu toutes les formes d’expériences politiques,
ne pourrait-on pas dire que la forme-parti est une forme qu’il ne pouvait pas encore envisager ?

Alexandre MATHERON : Oui, c’est vrai. Mais si on lui avait parlé de partis politiques, peut-être
aurait-il assimilé ça à des sectes. Quand il dit dans le Traité théologico-politique que les membres d’une
secte rejettent comme ennemis de Dieu tous ceux qui ne lui appartiennent pas, et considèrent
comme des élus de Dieu tous ceux qui lui appartiennent, même les pires crapules, si l’on fait
abstraction de Dieu, cela fait un peu penser à un parti politique, ou encore à une maffia...
Laurent Bove : Sur la base de la logique de l’imitation, vous parlez de la productivité politique de
l’indignation...

Alexandre MATHERON : Oui c’est quelque chose à quoi je n’avais pas du tout pensé au début.
J’avais bien été frappé, mais je l’avais refoulé en quelque sorte, par ce que dit Spinoza au début du
chapitre VI du Traité Politique : les hommes vivront toujours en société politique parce qu’ils se
rassemblent soit sous l’effet d’une crainte commune, soit pour venger un dommage subi en
commun ; or les hommes craignent toujours la solitude, donc etc. ; et pour justifier cela, Spinoza
renvoie au passage du chapitre III où il avait dit que les hommes se groupent, non pas du tout pour
former une société politique, mais au contraire pour renverser un gouvernement très mauvais,
lorsque la crainte que ce gouvernement leur inspire se change en indignation. J’y avais fait une petite
allusion dans Individu et Communauté, à propos des insurrections populaires contre les rois : j’avais dit
que, lorsque le souverain exagère un peu trop, les sujets, sous l’influence de l’indignation, se
regroupent contre lui "selon un processus analogue à celui du contrat social" (de ce que j’appelais le
contrat social, qui n’était pas un contrat), mais je n’y avais pas insisté. Puis je suis revenu là-dessus.
On m’avait reproché, en effet, d’avoir reconstitué une genèse théorique de la société politique en
faisant totalement abstraction de la raison, du calcul etc. ; or, en réalité, je n’en avais pas fait tout à
fait abstraction ; et en y réfléchissant, je me suis aperçu qu’effectivement, si on fait intervenir
l’indignation (ce que je ne faisais pas à ce moment là) on peut vraimentfaire totalement abstraction des
calculs utilitaires. Car dans l’état de nature, dans la mesure où les hommes sont capables d’éprouver
de l’indignation, il n’y a jamais simplement un homme qui lutte avec unautre pour le dominer ou pour
lui prendre ce qu’il a : il y en a d’autres qui interviennent, qui "se mêlent de ce qui ne les regarde pas"
en quelque sorte ; et selon la ressemblance qu’ils peuvent avoir avec l’un ou avec l’autre, ils prennent
parti pour l’un ou pour l’autre par indignation contre son adversaire ; et en définitive, c’est de cette
façon qu’on peut expliquer que, sans aucun calcul, une société politique embryonnaire se forme.

Laurent Bove : Ne considérez-vous pas que Spinoza, comme Machiavel, pense qu’il y a une
mémoire de la liberté ?

Alexandre MATHERON : Oui, bien sûr...

Laurent Bove : Mais à ce moment là il y a une indignation positive possible ?

Alexandre MATHERON : Oui et non, car il ne faut pas confondre l’affectd’indignation et ce à quoi
il nous conduit éventuellement. Je pense évidemment que Spinoza pourrait très bien être favorable à
une révolution ; mais de toute façon, il l’a dit, l’indignation est toujours mauvaise en tant qu’affect :
elle est nécessairement mauvaise pour ceux qui l’éprouvent, puisque c’est une forme de haine ; et pour la
société, quels que soient les résultats positifs qu’elle entraîne, il y a toujours une contre-partie très
lourde.
Laurent Bove : Lorsque Spinoza écrit dans l’Ethique IV proposition 51 que l’indignation est
nécessairement mauvaise, on a l’impression que c’est à regret qu’il dit cela ; et en même temps c’est
pour, de ce point de vue (et c’est ce qui est curieux), y opposer une conception idéale, abstraite, de
l’autorité supérieure... Peut-on prendre les deux positions vraiment à la lettre, c’est-à-dire
l’indignation mauvaise d’une part, et cette "abstraction" d’autre part ?

Alexandre MATHERON : Oui, on le peut. Spinoza nous dit que, "lorsque" (il faut insister sur
"lorsque") le souverain punit un délinquant par désir de maintenir la paix dans la Cité, il n’est pas
motivé par l’indignation, mais par la pietas, c’est-à-dire par un désir né de la raison. Il y a bien là une
abstraction, et sans doute même une certaine ironie ; car Spinoza sait bien que les motivations des
souverains et des juges sont souvent très différentes. Mais c’est aussi une vérification a contrario de sa
thèse ; car "lorsque" il arrive que des juges soient motivés par l’indignation, cela risque d’entraîner
des erreurs judiciaires énormes, et c’est donc très mauvais.

Laurent Bove : Ne pensez-vous pas qu’il y a une évolution chez Spinoza sur cette question de
l’indignation ?

Alexandre MATHERON : De l’Ethique au Traité Politique ? Non, je n’en vois pas la moindre trace.
De toute façon, quand un régime est remplacé par un autre sous le coup de l’indignation, ça a
toujours des effets négatifs, même si par ailleurs le résultat final est plutôt bon ; et s’il est plutôt bon,
cela vient toujours de ce qu’il n’y a pas eu uniquementindignation, mais aussi des affects positifs
(enthousiasme pour la liberté et la justice, amour de la patrie, etc.), et en même temps beaucoup de
réflexion. Il est vrai que Spinoza ne s’est pas beaucoup expliqué là-dessus. Mais il dirait certainement
que l’indignation amène forcément des retombées, ne serait-ce que parce qu’elle s’en prend
aveuglément à des gens qui ne sont pas vraiment les responsables, et que cela laisse des traces. Et il dit
en tout cas, au chapitre V du Traité Politique, que si l’on ne s’en prend qu’à des gens, on supprime tout
au plus des tyrans sans supprimer les causes de la tyrannie, qui sont institutionnelles. Je pense donc
qu’il aurait sans doute approuvé la Révolution française, mais certainement pas les massacres de
Septembre : il n’aurait fait aucune différence entre eux et le massacre des frères De Witt. Mais, bien
entendu, Spinoza sait très bien aussi qu’on ne peut pas supprimer l’indignation tant qu’il y a des
causes qui la suscitent, et qu’il faut donc "faire avec". Je pense que, pour lui, c’est une sorte de tare
originelle de la société politique, qu’on peut simplement neutraliser le plus possible. C’est évident
dans les constitutions du Traité politique ; elles tendent à faire en sorte que les hommes soient motivés
par des sentiments positifs et que l’indignation joue le rôle le plus petit possible - qu’elle se
transforme en une indignation non plus contre des gens déterminés, mais en une
indignation abstraite contre ceux qui méritent d’être punis en général, quels qu’ils soient, sans acception
de personne. Mais que l’indignation soit ou non abstraite, de toute façon, c’est le péché originel de
l’Etat.

Laurent Bove : Il y a donc une nature mauvaise de l’individu-Etat ?


Alexandre MATHERON : Pas foncièrement ; mais il y a quelque chose dans sa naissance dont il
ne se débarrasse jamais complètement, pas plus que nous ne nous débarrassons nous-mêmes
complètement de notre enfance.

Pierre-François Moreau : Contrebalancé par d’autres choses...

Alexandre MATHERON : Evidemment, contrebalancé très largement, le plus largement possible.


Parce qu’un Etat qui serait fondé uniquement sur l’indignation ne durerait même pas. A la limite, on
peut dire que les petits groupes qui se forment à l’état de nature, comme au Far West, par exemple
pour lyncher un criminel...

Pierre-François Moreau : Nous revoilà chez Sartre...

Alexandre MATHERON : Oui, ce sont des sociétés politiques in statu nascendi, mais qui ne durent
pas.

Laurent Bove : La fusion tombe... Cette réflexion nous permet de passer à la question des rapports
de forces entre exploiteurs et exploités. Vous citez Poulantzas, sur cette "condensation matérielle des
rapports de forces" qu’est un Etat, en disant : "Spinoza aurait pu dire cela" (c’est dans « Spinoza et le
Pouvoir », publié dans La Nouvelle Critique ) ; mais vous ajoutez aussitôt qu’en fait, pour Spinoza, les
rapports de forces exploiteurs-exploités ne jouent guère de rôle, sinon comme toile de fond. Votre
phrase est catégorique : "les serviteurs étant toujours par définition battus d’avance, la lutte des
classes n’est pas le moteur de l’Histoire".

Alexandre MATHERON : Oui, c’est un fait pour Spinoza. Il ne dirait sans doute plus aujourd’hui
que les serviteurs sont toujours battus d’avance, mais il maintiendrait que la lutte des classes n’est pas
le moteur de l’Histoire, ne serait-ce que parce que cette idée fait appel à une téléologie fondée sur la
notion de contradiction interne. Pour lui, au contraire, toute contradiction est toujours externe,
même quand elle paraît interne.

Pierre-François Moreau : Vous aviez dit dans un cours : il y a beaucoup de choses qui peuvent
rapprocher le spinozisme et le marxisme, mais le problème de la contradiction est vraiment l’ultime
partition entre les deux.

Alexandre MATHERON : Oui. Pour Spinoza, la contradiction peut être interne, mais
topologiquement seulement. Il y a des contradictions dansla société, en un sens trivial, en ce sens
qu’elles y sont localisées, mais elles sont toujours externes par rapport à l’essence de la société. Pour
Spinoza, c’est un a priori : il ne peut pas y avoir de contradiction dans l’essence même des choses (et
l’affirmation contraire est tout aussi a priori). Ce qui est vrai, c’est qu’il peut y avoir des contradictions
dans ce que Spinoza appelle "l’essence actuelle" d’une chose, c’est-à-dire dans cette essence telle
qu’elle parvient à s’actualiser avec le concours des causes extérieures - concours qui est indispensable
dans le cas de tous les modes finis, mais qui peut aussi produire des effets contraires à cette
actualisation. Une société politique, par exemple, est un individu composé d’individus qui ne lui
sont jamais complètement intégrés : ils ont des rapports avec l’environnement extérieur, et cela
produit en eux certaines passions ; ils ont entre eux des rapports interindividuels plus ou moins
indépendants du fonctionnement de la société globale (avec les passions correspondantes) ; ils
forment entre eux des groupes plus restreints qui sont eux aussi des individus, qui eux non plus ne
sont pas complètement intégrés au tout, et qui ont donc eux aussi leurs propres systèmes
passionnels. Et toutes ces passions plus ou moins contradictoires retentissent jusque sur le système
institutionnel de l’Etat : il s’en dégage tout de même un certain consensus sur ce que doit être l’Etat,
qui définit donc son essence, mais les institutions de fait ne s’accordent que bien partiellement avec
cette essence ; et il y en a toujours qui sont tendantiellement incompatibles avec elle, et qui sont
donc, dans la société elle-même, comme des corps étrangers. Cela fait que toutes les constitutions
politiques ont toujours été quelque chose d’hybride.

Pierre-François Moreau : C’est pour cela que, dans l’Etat hébreu, même le ver dans le fruit qu’est
l’instauration des Lévites à la place des premiers-nés est un apport extérieur intériorisé. On peut
d’abord décrire l’Etat des Hébreux, en dehors de ce fait, et introduire ce fait après-coup comme ce
qui allait le ruiner. Un marxiste dirait que si cela allait le ruiner, c’est que ça fait partie de l’essence
même de cet Etat. Et que ce serait mystificateur de décrire entièrement l’Etat d’abord, en dehors de
ce fait... Qui de Spinoza ou de Marx, selon vous, a raison ?

Alexandre MATHERON : Je ne saurais dire... Mais Spinoza, en tout cas, répondrait que "si cela
allait le ruiner", c’est la preuve que cela ne fait pas partie de l’essence de cet Etat, et qu’il est
mystificateur de faire naître le ver du fruit. D’ailleurs le même problème se repose à propos de
l’individu humain ; de son essence individuelle et de son ingenium.... Il y a un rapport, évidemment,
entre l’ingenium d’un individu et son essence individuelle ; il peut même se faire que l’ingenium soit
totalement compatible avec elle, qu’elle l’intègre, et à ce moment là on peut dire que l’essence
individuelle s’enrichit de l’ingenium. Par contre, l’essence individuelle peut aussi s’actualiser à travers
un ingenium qui s’accommode mal avec elle. Les passions nuisibles peuvent engendrer des habitudes
(c’est ce qu’on appelle des vices) ; et ces habitudes passionnelles consistent bien en ce que les parties
du corps se communiquent leurs mouvements selon des lois qui sont plus ou moins en contradiction
avec celles qui définissent l’essence de l’individu. Ce qui fait, qu’à la limite, on pourrait dire que, sur
un même ensemble de parties qui forment notre corps, il y a plusieurs individus qui coexistent : il y a
l’individu que nous sommes, et il y a l’individu que forme cette espèce de greffe qu’est telle ou telle
habitude passionnelle qui ne s’intègre pas à notre essence elle-même. On peut dire en ce sens qu’il y
a en nous plusieurs individus, autant qu’il y a de ces espèces d’hybrides passionnelles.

Laurent Bove : Qui forment quand même un seul et même individu du fait qu’elles se
communiquent leur mouvement selon des lois qui, elles-mêmes, sont comprises dans la
persévérance. On peut alors appeler conatus ce qui intègre éventuellement ces contradictions par
lesquelles un être persévère dans son être, mais en courant à sa perte. La positivité du conatus intègre
ainsi la contradiction (qui peut tuer l’individu) à l’intérieur même de son ingenium .

Alexandre MATHERON : Oui ; le conatus passionnel, c’est bien cela. J’ai beaucoup aimé ce que
vous avez écrit à ce sujet.

Laurent Bove : Je reviens à « Maîtres et serviteurs dans la philosophie politique classique » où vous
montrez que les "grands ancêtres", Grotius, Hobbes, Locke, Rousseau, "avec une remarquable
constance, avaient dit les choses en clair : il y a bien, fondamentalement, deux sortes d’hommes".
Mais cette lucidité, chez eux, s’accompagne d’une entreprise idéologique de justification de ce fait
dans la sphère "juridique". Spinoza dit selon vous la même chose, mais en décapant l’idéologie qui
l’accompagnait.

Alexandre MATHERON : Oui, il dit ce qui est, mais sans dire que c’est bien. Mais ses
constitutions politiques n’excluent pas que les serviteurs disparaissent : ils ne sont pas indispensables
au fonctionnement de ces constitutions. Sous la constitution monarchique, par exemple, qui se
caractérise par l’absence totale de propriété foncière et la généralisation de l’économie commerciale,
on pourrait très bien concevoir que chacun s’occupe de sa petite entreprise familiale, et que la
prospérité soit telle que les serviteurs eux-mêmes puissent en acquérir une à leur tour. J’avais même
imaginé un jour dans un cours (et cela avait amusé mes étudiants) ce qu’aurait pu devenir la
révolution industrielle dans une société spinoziste, en particulier sous le régime économique de la
monarchie. A ce moment là, cela aurait joué tout à fait autrement : il n’y aurait pas eu deprolétariat,
donc pas non plus de capitalisme, puisqu’il n’y aurait pas eu de grands propriétaires fonciers pour
chasser les paysans de la terre ; et il y aurait eu, par contre, un développement beaucoup plus rapide
de la science et de son investissement dans la technologie, ce qui aurait permis aux petites entreprises
familiales de se doter d’un équipement hautement sophistiqué, avec des ordinateurs dès le XIXème
siècle, une automation totale, etc. : tout le monde aurait pu avoir la sienne sans avoir besoin de
serviteurs, et elles auraient pu se regrouper peu à peu en coopératives pour aboutir à une sorte de
socialisme auto-gestionnaire !

Pierre-François Moreau : La petite entreprise familiale, c’est celle où l’on exploite seulement sa
femme et ses enfants...

Alexandre MATHERON : On peut aussi travailler à égalité...

Laurent Bove : A égalité ? Dans l’article « Femmes et serviteurs dans la démocratie spinoziste »
vous parlez d’un monde "bourgeois et phallocrate"...

Alexandre MATHERON : Oui. Spinoza pense que, tant que les hommes seront sujets aux
passions, les femmes seront dominées par les hommes ; il ne sait d’ailleurs pas pourquoi, il se fonde
seulement sur ce qu’il appelle l’expérience. Ce qu’il peut comprendre, c’est que, sous le régime de la
passion, il doit nécessairement y avoir une lutte pour le pouvoir dans chaque couple (comme partout
ailleurs). Mais que ce soit les hommes qui l’emportent massivement et toujours, il ne fait que le
constater ; il ne dit pas que c’est bien, mais il pense qu’on ne peut rien y changer et que les
institutions politiques doivent "faire avec".

Laurent Bove : Le seul dépassement possible de cette situation étant le fait de la raison...

Alexandre MATHERON : Oui, bien sûr. C’est pourquoi je m’oppose totalement à ceux qui disent
que, selon Spinoza, seuls les humains de sexe masculinpeuvent devenir des "hommes libres" au sens
de l’Ethique : tout au contraire, dans le chapitre XX de l’Appendice de la quatrième partie de
l’Ethique, Spinoza dit expressément, à propos du mariage de ceux qui vivent sous la conduite de la
raison, que le mieux est qu’il se fonde sur la liberté d’esprit utriusque, viri scilicet & fæminæ(la liberté
d’esprit de l’homme et de la femme). Le mariage idéal, pour lui, c’est celui qui est fondé sur la liberté
d’esprit des deux conjoints, la liberté au sens qu’il a défini. Donc l’homo liber de l’Ethique peut très bien
être une femme, homo étant pris ici au sens générique. Et puisque Spinoza pose la question du
mariage à propos de tout homme libre, il doit bien supposer qu’il y en a à peu près autant dans chacun
des deux sexes.

Laurent Bove : C’est la seule phrase de Spinoza sur laquelle nous pouvons nous appuyer.

Alexandre MATHERON : Bien sûr, mais il n’a pas écrit beaucoup plus sur cette question.

Pierre-François Moreau : Contre qui dites-vous cela ?

Alexandre MATHERON : Je pense à quelqu’un qui m’avait accusé un jour d’ "occulter" le sexisme
qui caractériserait fondamentalement l’éthique spinoziste dans son ensemble, et qui avait ensuite
justifié sa thèse en reprenant (sans me nommer, cette fois) l’analyse que j’avais faite des raisons pour
lesquelles, selon Spinoza, les hommes passionnés veulent nécessairement exclure les femmes du pouvoir
politique, mais en faisant comme s’il s’agissait des raisons pour lesquelles Spinoza lui-même (et, selon lui,
tout homme vivant sous la conduite de la raison) les exclut de la communauté des hommes libres. Là, je
trouve que ce n’est pas très fair play, ni envers Spinoza, ni accessoirement envers moi.

Laurent Bove : Si l’on envisage une société de plus en plus rationnelle (au sens de la rationalité
politique spinoziste), à ce moment là on peut donc envisager une espérance politique de libération.
Mais vous dites que cela demeure tout à fait problématique et que l’on ne peut qu’espérer. Vous
dites même que cette espérance est hors système. Elle n’est donc pas, selon vous, enveloppée dans
le conatus lui-même ? Le conatus n’est-il pas un principe d’espérance ?

Alexandre MATHERON : Si, il est un principe d’espérance, mais rien ne garantit qu’il réussira,
parce que l’homme n’est qu’une toute petite partie de la nature.
Pierre-François Moreau : Pourquoi avez-vous travaillé sur le sujet Le Christ et le salut des
ignorants ? Je crois que c’est le livre qui a été le plus attaqué. Plus maintenant, car il est une référence
pour ceux qui travaillent sur Spinoza ; mais il y a vingt ans on disait que c’était un livre marxiste, un
livre chrétien... un peu de tout. La question que vous traitez dans ce livre était totalement absente
des études spinozistes. Vous avez créé un domaine de recherche.

Alexandre MATHERON : La question du salut des ignorants m’intéressait, mais je ne sais plus
exactement pourquoi j’ai été amené à cela. Sans doute parce que j’avais été irrité par ceux pour qui il
allait de soi que Spinoza ment lorsqu’il déclare croire au salut des ignorants. Il me semblait à la fois
que Spinoza ne peut pas mentir (ce serait contraire à sa propre éthique) et que, lorsqu’il croit quelque
chose sans pouvoir le démontrer, il doit avoir sérieusement réfléchi à la question. Et comme Spinoza
lui-même lie expressément la question du salut des ignorants à celle de l’identité du Christ, cela a dû
m’amener à examiner tous les textes du TTP où il parle du Christ, puis, de fil en aiguille, de son
contexte historique, des antécédents historiques de ce contexte, etc.

Pierre-François Moreau : Il y avait une volonté de considérer que le TTPest un texte sérieux
philosophiquement.

Alexandre MATHERON : Oui j’ai toujours pensé cela, c’était même un a priori.

Pierre-François Moreau : Et vous n’avez jamais repris le type d’analyse qu’il y a dans Le Christ ? Un
certain nombre de vos articles reprennent, avec des rectifications, Individu et Communauté plutôt
que Le Christ... Donc vous ne vous souvenez pas exactement pourquoi vous avez écrit ce livre... et il
n’y a pas eu de suites !

Alexandre MATHERON : En effet.

Pierre-François Moreau : Et le livre que vous écrivez maintenant ?

Alexandre MATHERON : Il y en a plusieurs que je suis censé écrire. Mais je suis très paresseux.
J’ai déjà écrit un chapitre d’un livre sur Le Traité de la Réforme de l’Entendement. J’espère le terminer
avant que Spinoza ait cessé d’être au programme de l’agrégation, dans le courant de l’année
prochaine... Quant au reste, qui concernerait l’Ethique, je ne sais pas si ce sera un livre ou plusieurs. Il
y en a un qui est quasiment prêt, au sens où il ne me reste plus qu’à le rédiger "en bon français" : il
traite de l’éternité, à partir d’un cours que j’ai fait et qui était le développement d’un article sur la vie
éternelle et le corps. Si je mets tout en un seul livre, ça viendrait à la fin. Puis il y a une autre question
dont je me suis beaucoup occupé toutes ces dernières années (c’est d’ailleurs le sujet d’un cours que
j’ai transporté, sinon aux quatre coins du monde, du moins au Brésil et au Mexique) : il s’agit des
premières propositions de l’Ethique, et de leur genèse à partir du premier dialogue du Court Traité -
qui d’après moi (c’est aussi le point de vue de Lachièze-Rey et celui de Delbos, mais ce n’est pas
celui de Gueroult, ni de Mignini) est le point de départ de tout. Une seconde étape est constituée par
le Court Traité proprement dit, une troisième par le premier appendice du même Court Traité, une
quatrième par les lettres 2 et 4 à Oldenburg - qui à mon avis sont postérieures à l’appendice du Court
Traité (ce qui n’est pas du tout l’avis de tout le monde) - et une cinquième par la première rédaction
de l’Ethique (pour les premières propositions, on sait en quoi elle consiste). Et puis enfin, il y a la
seconde rédaction de l’Ethique. Je compte indiquer au passage que la théorie des substances à un
attribut s’applique parfaitement à tous les ouvrages antérieurs à l’Ethique, qui de ce point de vue sont
tout à fait gueroultiens ; ce n’est qu’à partir de l’Ehique (et peut-être même de sa seconde rédaction)
qu’il ne faut plus parler de substance à un attribut, mais de substance envisagée sous un attribut. La
ligne de ce que je veux montrer, c’est qu’il y a progression simultanée de la conception de
l’intelligibilité intégrale du réel (dont Spinoza prend conscience de plus en plus nettement) et d’une
ontologie de la puissance (qui n’est d’ailleurs pas arrivée pleinement à maturité), les deux étant
absolument liées. Le résultat en est que, dans les premières propositions de l’Ethique, on peut repérer
différents niveaux de science intuitive, qui sont les condensés de ces différentes étapes qui ont été
parcourues par Spinoza pour arriver à ces propositions. Je distingue dans les huit premières
propositions et leurs scolies trois niveaux qui sont de plus en plus intuitifs : l’un est constitué par les
propositions elles-mêmes, un autre par une partie des propositions et une partie des scolies, et le
troisième par les deux scolies de la proposition 8. Et l’on retrouve les trois mêmes niveaux avec les
preuves de l’existence de Dieu, le troisième niveau débouchant directement sur une ontologie de la
puissance - au point que, si l’on développe à fond les implications de la dernière preuve (celle qui est
donnée dans le scolie de la proposition 11), on s’aperçoit que le résultat est quasiment identique à la
proposition 16 (celle qui concerne la productivité infinie de la substance). Si bien qu’on peut en
conclure que, pour Spinoza, l’existence de Dieu, et par conséquent aussi son essence, estproductivité,
et rien d’autre, bien loin que la productivité soit une propriété découlant d’une essence de Dieu
posée au préalable - ou du moins que c’est à cela que tendait Spinoza. On peut le conclure, et non pas
simplement le proclamer, comme je l’avais fait dans Individu et Communauté et comme on l’a souvent
fait par la suite (indépendamment de moi, d’ailleurs, mais plutôt sous l’influence de Deleuze et de
Negri). Après quoi je voudrais montrer tous les effets que cela a dans l’Ethique, y compris dans les
premières propositions de la seconde partie, jusqu’à la proposition 9, puisqu’on y reste encore dans
l’ontologie générale. Si j’écrivais un seul livre, cela pourrait en faire la première partie. La dernière
concernerait l’éternité. Et entre les deux, je ne sais pas trop : je pourrais appeler cela Les avatars du
conatus, en faisant une synthèse de différents articles, car j’ai beaucoup écrit sur toutes ces questions,
y compris sur le conatus politique. Mais encore faut-il que Dieu en tant qu’il s’explique par les causes
extérieures me prête assez de temps !

Laurent Bove : La puissance d’un individu étant dans ses effets de productivité, lorsque vous avez
écrit Individu et Communauté pensiez-vous devenir chef de file d’une école spinoziste ?

Alexandre MATHERON : Evidemment, mon secret espoir - je n’osais pas me l’avouer à moi-
même - cela aurait été que je sois immédiatement reconnu et accepté par tout le monde, mais cela
n’a pas été.
Laurent Bove : Votre secret espoir, c’était d’écrire ce livre quelques minutes après votre naissance...2

Alexandre MATHERON : Cela arrivera peut-être si mon essence individuelle se réactualise dans
un lointain avenir ! Mais sérieusement, ce livre a été totalement ignoré ou méprisé pendant très
longtemps, sauf par quelques personnes - dont je vous suis infiniment reconnaissant d’avoir fait
partie tous les deux..

Pierre-François Moreau : L’existence des Cahiers Spinoza et le réseau spinoziste qui s’est tissé
depuis 1977 ont eu des effets multiplicateurs quant à la diffusion de votre travail. Mais déjà
auparavant, ce travail était reconnu, par le bouche à oreille. Je me souviens, quand on passait
l’agrégation en 1972, il y avait Spinoza au programme et il était évident, pour notre génération
d’agrégatifs comme pour nos préparateurs, que l’interprétation de Spinoza, c’était Gueroult et vous.
Je me rappelle une discussion entre Althusser et les étudiants, où Althusser citait vos deux noms.
Quelqu’un avait dit : "ah oui, Matheron, il faut lire Individu et Communauté. Parce que Le Christ c’est un
peu marginal pour l’agrégation". Et Althusser avait ajouté : "Dans Gueroult, il y a toutes les
propositions de l’Ethique, même celles que Spinoza a oubliées. Mais entre Gueroult et Spinoza, il ne
se passe rien. Tandis qu’entre Matheron et Spinoza, il se passe quelque chose".

Alexandre MATHERON : Il y a eu aussi une très grande influence de Deleuze. J’ai toujours
beaucoup admiré Deleuze. C’est un génie ; et, en plus, un génie amusant !

Pierre-François Moreau : Deleuze a eu beaucoup plus d’influence hors du milieu spinoziste. Je me


demande si, pour ceux qui travaillent aujourd’hui sur Spinoza, Deleuze n’est pas plutôt considéré
comme un excitant pour l’esprit, quelqu’un qui a des intuitions sur un certain nombre de sujets...

Alexandre MATHERON : Des intuitions extraordinaires... y compris sur Spinoza !

Laurent Bove : C’est moins cependant Spinoza et le problème de l’expression que les autres œuvres de
Deleuze qui ont attisé les études spinozistes (je pense particulièrement à Différence et Répétition où il
n’est quasiment pas question de Spinoza). La spécificité de votre travail sur Spinoza, c’est son
aptitude à susciter l’ouverture et le prolongement, comme si l’on était avec vous (et il faut le dire de
manière deleuzienne !) dans des processus spinozistes de productivité sans fin....

Pierre-François Moreau : Ce qui me frappe, c’est que les derniers qui ont publié des ouvrages sur
Spinoza, Henri Laux, Laurent Bove, Chantal Jaquet, Johannis Prélorenzos, moi-même, nous avons
tous des thèses assez différentes les uns des autres, mais c’est toujours à l’intérieur d’un cadre qui
finalement est assez défini par votre travail. Et ça paraît évident même hors de France. Quand on

2
Dans son article « L’anthropologie spinoziste ? », A. Matheron affirme qu’ "on peut concevoir des
êtres dont la raison se développe beaucoup plus facilement que la nôtre (des êtres, par exemple, qui
soient capables de comprendre l’Éthique de Spinoza cinq minutes après leur naissance)..." ;
in Anthropologie et Politique au XVIIème siècle (Etudes sur Spinoza), Vrin-Reprise 1986 p. 25.
entend parler les jeunes spinozistes étrangers qui viennent ici, il est clair que c’est typique de l’école
française et qu’en même temps il faut en passer par là s’ils veulent devenir rigoureux. Pour les gens
du séminaire à l’ENS, par exemple, c’est évident que Matheron est la référence principale des
recherches spinozistes contemporaines.3

3
On trouvera une bibliographie complète (à ce jour) des œuvres d’Alexandre Matheron (établie par
Chantal Jaquet) aux p. 317-319 de Architectures de la Raison, Mélanges offerts à Alexandre Matheron (textes
réunis par P-F. Moreau), ENS, éd. Fontenay/Saint-Cloud, 1996

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