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Marcelin Pleynet, 1933-2018 un parcours politique

Mettray, septembre 2018.

Didier Morin
Il y a deux ans lorsque je suis venu vous voir pour le dossier que je préparais
sur la Beat Génération, pour lequel vous m’avez donné un texte
intitulé Paris-New-York, je vous avais dit que je souhaiterais faire un
entretien avec vous, revenir sur votre engagement dans la poésie, l’art et la
littérature.

Marcelin Pleynet
Je me souviens très bien.

D.M.
Depuis est paru dans un numéro de la revue L’Infini une note
biographique plutôt bien faite, et puis récemment un volume dans la
collection Les grands entretiens d’Art Press.

M.P.
Absolument.

D.M.
Je dois vous avouer que je n’ai pas lu tous les entretiens que vous avez
donnés, et que c’est à partir de vos écrits et de ce que je connais de vous que
j’ai travaillé.

M.P.
Il y a aussi le livre de Jacqueline Risset, que vous connaissez je suppose ?

D.M.
Oui, le livre paru chez Seghers...

Marcelin Pleynet, Seghers, « Poètes d’aujourd’hui », 1988.

VOIR
Marcelin Pleynet, 1988
M.P.
Il est très bien fait, il y a des tas de choses là-dedans.

D.M.
Alors dans L’Infini on apprend qu’enfant, vous avez 12 ou 13 ans, et vous avez
« sous la main » — c’est votre expression — la bibliothèque de votre beau-
père, où vous nous dites au passage qu’il était anarchiste et qu’il vire
fasciste...

M.P.
Absolument. Il a été bizarrement gracié à la libération.

D.M.
Et c’est cette bibliothèque qui vous donne vos premières expériences de
lecture.

M.P.
Tout à fait.

D.M.
Un peu après 1948, vous découvrez Lautréamont qui va éclairer vos lectures.
Vous y consacrerez un essai qui paraîtra une première fois au Seuil, puis chez
Gallimard il y a quelques années.

M.P.
Je l’écris en 1966 et il paraît en 1967. Je m’en sers pour mon enseignement
aux Etats-Unis où j’ai fait un cours sur Lautréamont. C’était aux États-Unis, à
l’université de Northwestern, près de Chicago...

D.M.
En 1948, nous sommes dans le contexte français de l’après-guerre, avec tout
ce que cela veut dire. C’est à cette époque que vous découvrez Paris et la
peinture italienne que vous voyez au Louvre. Est-ce qu’à cette époque vous
vous voyez devenir écrivain ?

M.P.
J’avais déjà écrit des poèmes, que j’écrivais la nuit. Comme j’écrivais la nuit
c’était inégalement réparti sur la page. Un jour ma mère, ou mon beau-père
en ont tapés certains pour les envoyer à Jean Rostand. Il a répondu que ce
n’était pas mal, mais que c’était très insuffisant. Et en effet, c’était même très
mauvais.

D.M.
Et puis il y a la rencontre avec Jean Cayrol, qui dirige la revue Écrire, qui
vous encourage à rencontrer Philippe Sollers.

VOIR
Jean Cayrol - Un homme en résistance
M.P.
C’est vrai. C’est lui qui me présente Philippe Sollers pour la première fois.
Entre temps, j’ai voyagé avec Cayrol en Hollande, où je l’accompagnais
comme secrétaire, j’ai aussi voyagé avec lui en Angleterre et en Écosse, où il
faisait des conférences.

D.M.
Il y a une question qui est posée dans un Tel Quel, un des premiers numéros :
« Pensez-vous avoir un don d’écrivain ? » Je vous la pose aujourd’hui :
« Pensiez-vous à !’époque avoir un don d’écrivain ? » Vous vous souvenez de
cette question ?

M.P.
Oui, bien sûr. J’étais persuadé que j’avais un don d’écrivain. C’est-à-dire... Je
suis tout sauf modeste, et j’étais, et je reste si l’on veut très prétentieux.
J’écrivais beaucoup, j’écrivais sans arrêt. Sur des bouts de papiers, sur des
carnets... D’ailleurs, j’ai tenu et je tiens encore mon journal dont un certain
nombre d’exemplaires sont déposés à la bibliothèque Jacques Doucet, avec
toutes mes archives.

D.M.
Vous entrez à Tel Quel en quelle année ?

M.P.
Je deviens secrétaire de rédaction et directeur gérant de Tel Quel en 1963,
mais je figure déjà au sommaire du numéro 0 de la revue.
J’avais déjà écrit Provisoires amants des nègres... C’est Cayrol qui montra le
manuscrit à Sollers qui le trouva très bien... Le livre est paru, dans la
collection Cadre rouge, aux éditions du Seuil.
J’ai eu un vrai problème avec le titre... Comme vous le savez, la plupart des
poètes du Seuil étant noirs, le titre fit scandale, Paul Flamand ne voulait pas
en entendre parler jusqu’à ce qu’il dise à René Char ce qu’il en pensait, René
Char lui répondit : « Mais comment ! C’est un merveilleux titre ! » Alors le
livre est paru.
Le livre publié, Flamand m’a fait venir dans son bureau pour me dire : « S’il
ne tenait qu’à moi, je n’aurais jan:ais publié ce livre ».

Provisoires amants des nègres.


ZOOM : cliquer sur l’image.

D.M.
Avec Provisoires amants des nègres, on est dans la poésie, et dans une
poésie où on remarque l’influence de Rimbaud.

M.P.
C’est de la poésie, oui. Mes trois premiers volumes sont de la poésie.
Après Provisoires amants des nègres, les deux suivants Paysages en
deux suivi de Lignes de la prose et Comme, ont été publiés dans la collection
Tel Quel. Quant à l’influence de Rimbaud, c’est Sollers qui l’a remarquée.
Nulle part ailleurs, dans les comptes rendus, il n’en est question. Il n’y a que
Sollers, qui a vu ça à l’époque... Autrement, personne, strictement personne !

D.M.
Le contexte est celui de la guerre d’Algérie... Il est dédié à votre père.

M.P.
La guerre d’Algérie, oui... Sollers a été réformé au moment de la guerre
d’Algérie, et je le fus aussi pour malformation cardiaque. Le livre n’est pas
dédié à mon beau-père, mais à mon père biologique. C’était un petit message
à peine crypté, envoyé à mon beau-père.

D.M.
Il y a une ville, c’est Lyon ?

M.P.
Oui, absolument, j’y suis né.

D.M.
Il y a la nuit également et l’aurore... Quelque chose avec les lumières. Je
trouve que la lumière est très présente dans votre œuvre, jusqu’aux écrits sur
Venise, et y compris dans votre dernier roman qui vient de
paraître, L’expatrié.

M.P.
J’ai depuis toujours eu une particulière sensibilité à la lumière... Si bien que
j’ai toujours de vrais problèmes avec le climat parisien où la lumière est le
plus souvent grise. J’ai immédiatement été frappé par la qualité très
particulière de la lumière la première fois que je suis allé à Venise.

D.M.
Revenons à cette époque où vous écrivez Provisoires amants des nègres. Que
connaissez-vous de la poésie et de la littérature à cette époque ?

M.P.
J’en connais déjà beaucoup...

D.M.
Alors on peut donner des noms. On peut dire Céline, on peut dire Genet, on
peut dire Joyce, Ponge également, Leiris, Bataille...

M.P.
Absolument.

D.M.
Et vos contemporains, Sollers bien sûr, Roche, Guyotat, Claude Simon...

M.P.
Roche, c’est moi qui le fais entrer à Tel Quel.

D.M.
On parle bien de Denis Roche ?

M.P.
Denis Roche oui. Denis Roche écrivait à l’époque des poèmes, qu’il avait
présenté dans un lieu tout à fait impossible qui s’appelait « Le Club des
poètes »... Il les avait ensuite envoyés à Cayrol qui m’avait demandé de les
lire. Je les ai lus, j’en ai fait un compte-rendu très positif, et Cayrol a décidé
de les publier. C’est moi qui ai introduit Denis Roche,aussi bien à Écrite,
qu’à Tel Quel.
Quant à Ponge, il avait alors de grosses difficultés pour faire publier
son Malherbe, chez Gallimard. C’est grâce à Sollers que Malherbe a
finalement été en partie publié dans la revue Tel Quel.

VOIR
Dédicaces
Braque et les écrans truqués
Explications
Ponge était très sympathique, au début, on s’est très bien entendu. Nous
avions une sorte de reconnaissance mutuelle. Il m’a écrit des tas de lettres
tout à fait élogieuses que l’on a publié dans L’Infini... Jusqu’au moment où
j’ai écrit dans Art Press un texte sur Braque. Sa réponse à ce texte a été un
pamphlet à mon égard (ce pamphlet fut le dernier pamphlet écrit dans
l’histoire des lettres françaises). Il avait pour titre : Mais pour qui donc se
prennent maintenant ces gens-là ?
C’est au nom de Tel Quel que la réponse fut écrite avec notamment cette
phrase : « un vieux gâteux crache dans sa soupe. »

D.M.
Je ne savais pas ça. Et forcément il y avait des écrivains dont l’écriture... vous
embarrassait.

M.P.
Oh... la plupart oui... La plupart ... Vous savez, j’ai toujours été un peu
tranchant, d’où la carrière absolument chaotique qui est la mienne... C’est-à-
dire que j’ai toujours grosso modo dit ce que je pensais. A l’époque, il y a des
écrivains que je ne pouvais pas souffrir... Par exemple, j’ai toujours eu de gros
problèmes avec Robbe-Grillet.

D.M.
Oui, ça je le sais.

M.P.
J’ai eu de vrais problèmes avec Robbe-Grillet très tôt. Ça a commencé lors
d’une réunion, qui se tenait, aux éditions de Minuit, chez Jérôme Lindon...
Robbe-Grillet y avait déclaré : « Je ne peux pas souffrir Rimbaud, ce
pédéraste prétentieux ». Ça m’avait semblé, et ça me semble encore, stupide
et intolérable...
J’ai eu moins de problème avec Claude Simon, que j’ai rencontré plusieurs
fois... Il faisait aussi de la peinture, et nous avons eu un échange de
correspondance... C’est à peu près tout ; pour ce que l’on disait le Nouveau
Roman.
Il y avait à l’époque des gens du Nouveau Roman qui étaient à Tel Quel : il y
avait Thibaudeau, et Ricardou. Je ne m’entendais pas très bien avec
Ricardou, un peu mieux avec Thibaudeau, encore que ce ne fut pas très facile
non plus. Tout ce monde témoignait d’incompréhensibles prétentions...

D.M.
Et Beckett ?

M.P.
Ah ! Beckett, ça a toujours marché ! J’ai d’ailleurs pratiquement toutes ses
œuvres... J’ai acheté très tôt les oeuvres numérotées de Beckett que j’ai là
dans ma bibliothèque. Ça a très bien marché et tout de suite, dès mes
premières lectures. Un de ses romans, Comment c’est, m’avait beaucoup
impressionné...

D.M.
Je voudrais que l’on parle un instant de Mai 68 avant d’évoquer votre voyage
en Chine. Comment vivez-vous Mai 68 ?

M.P.
Assez mal. D’abord parce que je me méfiais énormément de ce qui se passait
dans la rue.
Lorsque je reviens des Etats-Unis, j’assiste (Sollers est alors très engagé vis-
à-vis de la Chine) à un comité de la revue qui se tient chez un membre de la
revue Jean-Louis Baudry. Il y avait là Sollers, Barthes, Baudry, Thibaudeau,
moi et un ou deux autres dont j’ai oublié les noms. Il est question de
politique, et il y a une grande discussion, parce que Sollers était très engagé
avec des amis sur des positions pro-chinoises, notamment vis à-vis de Mao,
et plaidait pour son engagement ...
Je dis alors que politiquement cette position me semblait une erreur, que si
on voulait vraiment être efficace il fallait prendre position vis-à-vis du parti
politique, qui était un des plus importants en France, le Parti Communiste,
qui comme vous le savez comptait aux élections plus d’un tiers des voix.
Donc, mes arguments finirent par l’emporter, et tout le monde se rangea à
mon avis. On va avoir une série de relatifs rapports avec le PC, notamment en
rencontrant les intellectuels du PC... Ce qui va finalement très mal finir...

D.M.
Des démissions aussi.

M.P.
Oui... Ce qui s’est passé alors, c’est qu’un certain nombre de membres de Tel
Quel qui, croyant que les positions vis-à-vis du Parti Communiste de la revue
étaient très importantes, ont pris leur carte du parti. Thibaudeau entre autres
a pris sa carte du parti... je me souviens qu’un jour, passant à la revue, il nous
raconte qu’il fait partie d’une cellule communiste. On lui demande laquelle,
et il dit : « la cellule Dufumier ». (Rires de M.P. et de D.M.).
À ce moment-là tout le monde rigole, il est furieux... il ne tardera pas à
démissionner.
Il y a un autre fait, qui est moins connu, c’est qu’un écrivain de Tel Quel,
Pierre Rottenberg qui était juif, souffrait entre autre parce qu’il était marié à
une femme dont la famille ne cachait pas son antisémitisme (pendant que je
n’étais pas à Paris il avait pris ma charge à Tel Quel, et avait tenu un énorme
journal où il notait tout). Ce cahier est aujourd’hui avec l’ensemble de mes
archives à la bibliothèque Doucet...
Un jour on m’a appelé parce qu’il s’était jeté dans la Seine. Il était à Sainte-
Anne où je suis allé le visiter : il était visiblement en mauvais état... et peu de
temps après il a démissionné. C’était une époque très violente, rien de
comparable avec ce qu’il en est de la sorte de soupe incolore où nous vivons,
aujourd’hui...

D.M.
Puis il y a le voyage en Chine, et bien plus tard le récit que vous en ferez.

VOIR
Le voyage en Chine
M.P.
Oui, bien plus tard. Ce journal du voyage en Chine m’a été refusé par les
éditions du Seuil, puis par les éditions Grasset, et finalement c’est Paul
Otchakovsky-Laurens (POL) qui le publiera... Il était persuadé que me
publiant, Sollers allait quitter le Seuil pour entrer chez lui : ce qui était bien
sûr une illusion totale. Sollers avait d’autres projets plus importants qui
devaient le conduire à publier son roman Femmes (ce livre qu’il faut
absolument lire fut un vrai et considérable succès, il est aujourd’hui en livre
de poche folio n°1620) aux éditions Gallimard.

D.M.
Pensez-vous que le voyage en Chine et votre connaissance de la pensée
chinoise aient apporté quelque chose à votre façon d’entrevoir la poésie et la
littérature ?

M.P.
Tout à fait. Il y a un avant et un bien après le voyage en Chine...! Mon passage
en Chine vient surtout justifier et modifier ce que je faisais à l’époque... dont
je ne savais pas très bien à quoi ça pouvait ressembler.
L’écriture chinoise m’a fait penser que ce que j’écrivais ainsi, c’était une façon
de traduire en français les caractères chinois... C’est-à-dire de réunir, en un
même lieu d’énonciation des choses extrêmement disparates et qui dès lors
s’associent, pour former et suggérer un sens nouveau...
Avant la Chine, je lisais depuis longtemps Marcel Granet, et les poètes
Chinois du VIIIe siècle, Li Po et Wang Wei, que j’admirais énormément. Je
connaissais les traductions que Sollers avait faites des poèmes de Mao Tsé-
toung... elles furent très importantes pour moi. La Chine m’a permis de
découvrir ce type de rapport à mon écriture. Ça m’a surtout permis de
découvrir une sensibilité quasi physique, très différente de ce que l’Europe
me proposait. Ce qui m’a le plus frappé en Chine, c’est une sorte de
gymnastique, qu’on appelait le taï chi... cette gymnastique est comme une
espèce de danse, ou de nage très lente dans l’espace. Ça m’a vraiment frappé.
Au moment. où l’on nous tenait des discours tout à fait dogmatiques sur le
Marxisme-Léninisme, il y avait dans l’espace ces chinois qui faisaient cette
danse-là. Il me fallait donc parvenir à trouver comment penser les deux...
C’est ce que j’ai essayé de faire avec le Voyage en Chine...

D.M.
Et dans votre écriture ? Peut-on dire qu’il y des « traces » de la Chine dans
l’écriture de Stanze même si Stanze bien sûr c’est l’Italie, c’est Raphaël. Je
relisais Stanze il y a quelques jours avant de vous voir et j’y voyais quelque
chose qui a à voir avec Pound, les idéogrammes ...

VOIR
Stanze
M.P.
Oui, absolument, même si Stanze est écrit en 1973, alors que le voyage en
Chine n’a lieu qu’en 1974...

D.M.
Peut-on parler également de collage ?

M.P.
Ce ne sont pas vraiment des collages... À mon avis c’est plus exactement
comme l’écriture chinoise, c’est-à-dire plus des idéogrammes, que des
collages. Ce sont des modes de rapports entre des choses qui ne sont pas
absolument étrangères les unes aux autres, qui, s’influençant les unes les
autres, font sens de cette façon. C’est plus comme des idéogrammes que
comme des collages.
Il y a des collages aussi bien évidemment, parce que dans un tel projet c’est
inévitable. Il y a même des extraits de presse qui sont engagés à jouer le
même jeu... idéogrammatique...

D.M.
À l’époque de Stanze vous intéressez-vous à la poésie américaine ?

M.P.
À l’époque oui, je connaissais Pound, bien-entendu. J’ai été un des premiers à
écrire sur le Naked Lunch de Burroughs, dans Tel Quel, et à publier une
traduction du Projective Verse de Charles Olson. Je lisais aussi, à l’époque un
poète américain, Robert Creeley... Et j’étais ami avec un poète américain qui
vivait en France, John Ashbery dont une lettre est publiée comme collage
dans Stanze.
Ashbery a publié des traductions de moi en anglais. Mais je suis aussi ami
avec un autre écrivain américain Harry Matthews qui publiait une
revue Locus Solus où il avait édité certains de mes poèmes... Je lisait
également Frank O’Hara... que j’ai rencontré lors d’un de ses passages à
Paris ...
C’est l’époque où je ne suis pas encore à Tel Quel, et où je décidais de faire
une revue. J’avais réuni à cet effet des poètes allemands, des poètes italiens
dont Sanguineti, et des poètes américains. Il devait y avoir aussi de Kooning,
Motherwell et quelques autres peintres américains... la revue devait
s’appeler Traverse ou Phantomas... J’avais réunis des fonds parmi mes
amis... mais lorsque la revue fut sur le point de paraître j’ai été engagé à Tel
Quel. La revue n’a donc pas vue le jour, jusqu’à ce que, en 1965, tous les
manuscrits soient publiés dans une revue belge qui m’avait demandé de leur
faire un sommaire. C’est ainsi que le manuscrit de Traverse fut en partie
publié dans la revue LVII.
C’est l’époque où à mon initiative nous sommes proches du Parti
Communiste... Et où j’écris un essai sur Eugène Sue, publié dans La Nouvelle
critique... Un essai sur Eugène Sue, qui aura un grand retentissement,
puisque François Mitterrand le lisant, et me citant longuement, dans la
revue L’Ormeraie, termine son article sur Eugène Sue en écrivant :
« finalement je rends les armes à Marcelin Pleynet »... Il était alors Président
de la République.
C’est lui qui, sur le conseil de Dominique Bozo, me fait entrer à l’École
nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris.

D.M.
Alors les beaux-arts et la poésie ! Pouvons-nous parler du rapport qu’il y a
entre la peinture et la poésie. Schwitters utilise l’expression poésure-peintrie.

M.P.
Oui, c’est du Schwitters... Vous savez, si l’on veut comprendre ce qu’il en est
du rapport de la poésie avec la peinture, on peut remonter beaucoup plus
avant dans l’histoire littéraire, par exemple au 17e siècle, lorsqu’un texte était
bien écrit on disait qu’il était bien peint. C’est une très vieille histoire l’ut
pictura pœsis...

D.M.
C’était vrai aussi pour la Chine ?

M.P.
Absolument. Tous les poètes chinois sont de bons peintres, et tous les bons
peintres chinois sont des poètes.

D.M.
En passant boulevard Raspail, devant la librairie Gallimard, il y a deux ou
trois étés, elle était en travaux, et la vitrine de gauche était tout à fait vide,
vide avec une seule affiche qui représentait un IKB d’Yves Klein, alors qu’en
bas de la vitrine était resté
une petite pancarte sur laquelle il y avait le mot poésie. Alors j’ignore si cette
pancarte avait été oubliée ou si elle avait été placée là volontairement. Il m’a
semblé qu’elle était à sa place, et que ce qu’elle désignait était de cet ordre-là.
Pouvez vous me parler ·de ce qu’a été pour vous cette imbrication art poésie ?

M.P.
Cela a commencé dès que j’ai vu des tableaux. Ça tient aussi au fait que je n’ai
jamais considéré la peinture comme quelque chose d’extérieur à moi.
Lorsque je me trouve devant un tableau, que ce soit un tableau de n’importe
quelle époque, je le considère toujours au présent, il est présent à ma
présence devant lui. C’est la même chose qui se passe avec moi pour le
langage, c’est toujours au présent que j’écris. L’imbrication poésie peinture
s’est faite comme ça, tout simplement parce que c’était vécu au présent,
c’était vécu de la même façon que n’importe quelle autre chose, au présent et
en conséquence ça devient de la poésie.

Et puisque vous me parlez d’Yves Klein, je dois vous dire que je l’ai rencontré
dans une soirée rue de l’Assomption, où il avait sa première galerie... puis
lors d’un dîner chez un galeriste américain, Larry Rubin...

D.M.
La poésie chez vous n’a jamais reposé sur un geste de rupture ?

M.P.
En effet. Il n’y a pas de rupture, non seulement il y a une continuité dans la
sensibilité, mais la sensibilité elle-même... vous savez que dans notre monde
contemporain, la sensibilité fait forcément rupture. C’est une même
continuité de sensibilité qui va de la poésie aux tableaux... aux tableaux aussi
bien anciens qu’aux tableaux contemporains... si tant est qu’il y ait des
tableaux contemporains... de Venise à Pékin...

D.M.
De Venise à Pékin ? Mais vous savez que la poésie peut-être parfois un geste
de rupture ?

M.P.
Oui, bien sûr... chez Artaud notamment que j’ai beaucoup lu, et sur lequel j’ai
pas mal écrit.

D.M.
Est-ce que la poésie n’est pas ce qui irrite la poésie, ce qui l’excède ?

M.P.
Oui assurément. En poésie on est forcément dans l’excès. L’excès est en
rupture... l’excès est en rupture avec la convention.
C’est-à-dire que la poésie est un langage qui, s’il est vraiment vécu, est tout
sauf conventionnel. Il est d’ailleurs, en tant que tel, la plupart du temps
inaudible.

D.M.
Un contre-langage, une contre-langue ...

M.P.
Absolument, oui.

D.M.
Est-ce que la grande littérature finalement n’est pas poésie ?

M.P.
À mon avis oui. Par exemple tout à l’heure, je vous lisais ce poème de La
Fontaine. C’est de la grande littérature, c’est de la grande poésie. C’est même
de la très grande poésie.

D.M.
Alors que dire de ceux qui ont brouillé les pistes ? Et là je pense à quelqu’un
qui a donné son nom à la revue, c’est Genet. Il y a la poésie et il y a la
littérature.

M.P.
Oui.

D.M.
Et alors Shakespeare... que dire de Shakespeare. On ne sait plus très bien si
on est dans l’histoire, dans le théâtre, dans la poésie...

M.P.
Absolument. Vous avez raison. J’ai écrit un grand essai sur les Sonnets de
Shakespeare, vous le trouverez sous le titre « Shakespeare in progress »...
Essai que j’ai repris dans un livre Fragments du chœur en 1984, publié aux
éditions Denoël, dans la collection L’Infini. 
La grande littérature est forcément poésie. Même si c’est de la prose, ce
qu’écrit Sollers c’est aussi et d’abord de la prose poétique. Prenez Paradis,
c’est complexe au possible et à la fois très simple, c’est de la pure et grande
poésie !

D.M.
Vous diriez que Sollers est un poète ?

M.P.
Au sens le plus fort du terme, oui, absolument : romancier-poète ou poète-
romancier... mais en tous cas habité par le feu sacré.

D.M.
Pensez-vous toujours, parce que je l’ai lu dans un de vos entretiens, que
l’œuvre des poètes est incomplète. Pensez-vous que l’œuvre de Gherasim
Luca soit incomplète ? Et puis en 76 vous écrivez que vous ne croyez pas à la
poésie, mais que vous croyez à la littérature.

M.P.
En effet... J’avais été très influencé, lorsque j’étais jeune, par un film qui
s’appelait Traité de bave et d’éternité, d’Isidore Isou. Ce film m’avait
énormément impressionné. Je l’avais trouvé très beau... On en avait parlé çà
et là... Il avait même remporté le prix du film d’avant-garde au festival de
Cannes...
C’est tout le problème qui se pose à nous, il y a plusieurs positions possibles.
Mais, de toutes les façons, il n’y a pas littérature s’il n’y a pas poésie... La
chose est finalement vérifiable dans l’ensemble des livres publiés... Lorsque
c’est le cas, le livre fait exception et se remarque à plus ou moins long terme...
Voyez par exemple comment fut accueilli le premier roman de Samuel
Beckett, les écrits de Jean Genet... Jean Cocteau raconte, a propos de l’un
d’eux, qu’embarrassé par le manuscrit d’un livre de Genet qu’il admirait
particulièrement, il s’en ouvrit à Valéry, lui demandant que faire. Et il
rapporte la réponse de Valéry : « Brûlez-le ! »

D.M.
Et pourquoi le roman ? Pourquoi arrête-t-on d’écrire de la poésie ?

M.P.
Je n’ai jamais cessé d’écrire de la poésie.

D.M.
Oui, alors, pourquoi le roman ? Lamarche-Vadel que L’Infini a publié, a lui
aussi commencé poète. Il publiait chez Bourgois. Puis il a écrit sur l’art, des
textes, des livres, comme si ce passage par l’écriture sur l’art avait été pour lui
une manière d’aiguiser son écriture, et de préciser sa pensée. Vous voyez ce
que je veux dire ?

M.P.
Il y a de cela, oui. On peut le dire comme ça. Mais ce qu’il faut, ce qu’il est
essentiel à penser, c’est qu’un certain rapport à la poésie est forcément un
rapport romanesque. Tous mes poèmes sont des poèmes en prose. Vous
prenez notamment un livre comme Comme, vous vous apercevez que tout
tourne autour d’une histoire racontée qui est sans cesse dite sans être dite...
Très tôt Cayrol m’avait encouragé (car évidemment les éditeurs sont comme
ça, le roman risque de se vendre) à écrire un roman. Si vous regardez au dos
de l’édition originale de Provisoires amants des nègres, vous vous apercevez
qu’il y est dit que j’ai en préparation un roman Suite.
A l’époque j’écris deux choses : j’écris de la poésie, et j’écris aussi des petites
nouvelles. J’avais écrit une nouvelle qui a disparu : Les Dames musiciennes...
c’était une nouvelle sur une fresque qui se trouve en Italie, dans le cimetière
de Pise... une fresque sur l’éloge de l’amour et la mort. On y voit des dames
musiciennes, et elles dansent ....

VOIR
Situation (1980-1990)
Et si vous regardez, des années plus tard, un roman comme Prise d’otage,
vous y trouverez en grande partie cette nouvelle qui réapparaît. Les
personnages de cette nouvelle réapparaissent dans un des chapitres du
roman ...
Prise d’otage, c’est le premier roman que j’ai publié, et je l’aime beaucoup. Il
a été très défendu chez Denoël, par le directeur. Mais, à sa sortie, le directeur
de Denoël, Gérard Bourgadier, ayant démissionné, personne n’a défendu le
livre et personne n’en a pratiquement parlé... Pour résultat j’ai une dette
considérable avec les éditeurs, ayant eu un à-valoir considérable...

D.M.
Et puis il y a Les voyageurs de l’an 2000. Un curieux roman...

M.P.
Romans au pluriel ! Josyane Savigneau, qui avait écrit quelque chose sur ce
livre, ne voyait pas pourquoi cela s’appelait romans. Ce que je voudrais dire à
partir de là, c’est que tout est roman... Tout devient roman à partir du
moment où on commence à écrire. On écrit un roman, et on le publie... Il n’y
a pas d’écrit non publié. Tout ce qui a été écrit est publié... Donc j’avais écrit
« Romans », sur la couverture... l’intrigue est partout... bien qu’en fait ce soit
un journal. Je considère les chroniques quasi quotidiennes qui sont perçues
comme des journaux comme des romans avec mille et mille intrigues... des
millions d’intrigues...

D.M.
Les personnages, les vrais personnages, ont un rôle ou ont eu un rôle dans la
vie ?

M.P.
Exactement !

VOIR
Jean-Luc Godard se fait son cinéma
D.M.
Il y est question de Mallarmé, de Sollers, des Situationnistes, de Debord, de
Godard et de son Histoire du cinéma, que vous n’appréciez guère...

M.P.
Absolument. Dans Prise d’otage, entre autres, il y a de nombreux souvenirs
qui sont dès souvenirs très réels.

D.M.
Et puis il y a aussi des écrits sur le cinéma, notamment un texte publié à
l’époque dans Cinétique [sic] [1] qui je crois fit débat entre Cinétique et
les Cahiers du cinéma. Un texte sur l’idéologie de la technique, la caméra
reproduisant la perspective...

VOIR
Sur les avant-gardes révolutionnaires : S.M. Eisenstein, Dziga Vertov
M.P.
Sur Eisenstein, j’ai publié un grand entretien dans les Cahiers du cinéma,
dans le N°223, et j’ai publié également beaucoup de textes théoriques dans
Cinétique, que ce soit sur Eisenstein, Vertov ou Dreyer...

D.M.
Et alors dans Cinétique, cette question de l’idéologie, de la technique. Est-ce
qu’aujourd’hui vous vous dites : bon, c’est quelque chose de dépassé...

M.P.
Non, je dirai à peu près la même chose. À savoir que le problème avec la
caméra c’est qu’elle n’a qu’un seul œil, et que dans la vie tout le monde a au
moins deux yeux. On ne voit pas de la même façon avec un seul œil qu’avec
deux yeux. Il y eut à l’époque une polémique, reprise par un Althussérien
célèbre, qui avait démoli mon texte en disant que ce n’était pas possible
d’écrire des choses aussi paradoxalement fausses... J’ai depuis retrouvé en
lisant l’essai de Heidegger Acheminement vers la parole, que dans le non
parallélisme entre orient et occident la question de l’établissement de cette
dimension binoculaire pouvait sérieusement se poser... mais il se peut que les
Althussériens ne soient pas vraiment des lecteurs de Heidegger... ?

D.M.
Pouvons-nous parler de votre avant dernier roman, Le retour . Un écrivain
qui s’est fait opéré suite à une maladie. Un fils qui surgit du passé. La
rencontre a lieu place Saint-Marc à Venise. La petite amie de ce garçon fait
des études d’art. En vous lisant j’ai l’impression que vous réglez vos compte
avec les étudiants des Beaux-Arts.

M.P.
Non, pas vraiment. Mais vous savez, l’enseignement à l’École des Beaux-Arts,
fut pour moi une vraie expérience ! J’y ai passé de bons moments... Il y eu
quelques très belles conférences, où tout Paris était là, notamment pour la
conférence de Sollers (Solitude de Cézanne), il y avait un monde fou. Il y a eu
entre autres une conférence de Marcel Detienne qui attira beaucoup de
monde.

D.M.
Revenons à ce roman, à cette jeune femme qui fait des études d’art. Alors on
ne devient pas grand peintre si on ne naît pas grand peintre ?

M.P.
Exactement, on naît ou on ne naît pas ce que l’on doit devenir, et vous pouvez
faire tout ce que vous voulez autrement ça ne sert à rien.

D.M.
Mais peut-être qu’il y a des personnes qui n’égalent pas leur destin ? Ou bien
l’inverse. Le talent peut très bien ne pas se révéler. Non ?

M.P.
S’il n’est pas immédiatement révélé, il ne le sera jamais... L’histoire littéraire,
comme l’histoire des beaux-arts, fourmillent d’exemples dans ce sens...
Certains artistes, certains écrivains disparaissent un certain temps, pour
réapparaître un peu plus tard, on dit qu’ils vivent leur purgatoire... Je pense,
entre autres à Lautréamont, mais aussi bien à François Villon...

VOIR
L’expatrié
D.M.
L’expatrié est votre dernier roman. Je le trouve très réussi. Un homme
expatrié de la vrai vie, doublement expatrié puisqu’il a fui son pays. « Le lieu
de l’art devient celui du n’importe quoi décoratif », écrivez-vous. Puis cette
ponctuation, tous ces points de suspension qui suspendent le récit, avant
qu’il ne reparte. ]’ai beaucoup aimé. Il y a un modèle pour ce livre, un modèle
vivant ?

M.P.
En effet, il y a un modèle, c’est moi. Je ne conçois pas qu’un écrivain, d’une
façon ou d’une autre, ne soit pas en partie, voire tout entier corps et âme,
dans ses personnages. Vous connaissez la réplique bien connue, trop connue
de Flaubert : « Madame Bovary, c’est moi ».

D.M.
Alors tout à l’heure vous me disiez que Mitterrand vous avait fait nommer à
l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris...

M.P.
Lorsque j’ai appris ma nomination, il y avait un très célèbre historien d’art,
André Chastel, qui parlait avec Sollers dans Ie bureau de L’Infini. Et lorsque
j’apprends au téléphone, que je viens d’être nommé professeur d’esthétique
aux Beaux-Arts de Paris je pousse un cri... Sollers me demande de quoi il
s’agit... Je lui explique que je suis nommé professeur à l’École nationale
supérieure des Beaux-Arts, à la chaire d’Esthétique. Chastel me dira alors :
« Vous pouvez faire tout ce que vous voudrez, vous ne parviendrez jamais à
faire venir Paris à l’École des Beaux Arts ». Il se trompait, lors de ma leçon
inaugurale tout Paris était dans une salle de plus de deux cents personnes,
j’ai réussi ce même tour de force à plusieurs reprises ; en invitant des
écrivains comme Philippe Sollers ou un essayiste comme Marcel Detienne...

D.M.
Auparavant vous aviez enseigné à Evanston, à la Northwestern University.
Votre découverte de l’art américain date de cette époque. Vous en profitez
pour allez à New-York le week-end ?

M.P.
Je suis « Visiting professor », et j’étais chargé de faire un cours sur le 17ème
siècle, et un cours sur Lautréamont. À l’époque j’ai déjà les épreuves de
mon Lautréamont, qui paraît en librairie l’année suivante... Et je fais mon
cours sur Lautréamont à partir de ces épreuves.
Je parle aussi de la littérature du 17ème siècle. Je fais un cours sur Le Cid qui
m’attire des problèmes. Je disais logiquement que Chimène n’avait pas treize
ans... scandale énorme. Les élèves vont se plaindre au directeur de
l’Université... mais que faire ? Il est impossible, même en 1966, de faire qu’au
XVIIe dans la pièce de Corneille, Chimène n’ait pas 13 ans...
C’est lors de ce premier voyage aux États-Unis que je rencontre quelqu’un
avec qui je vais avoir de bons rapports, William Rubin, il est directeur du
Musée national d’Art Moderne de New-York... et il va me faire visiter
de.nombreuses collections particulières, que je n’aurais certainement pas
vues sans lui.
Avec William Rubin, je vais faire un livre d’entretiens qui sera publié en
France (lors de l’exposition qui eut lieu au Centre Georges Pompidou) sous le
titre Situation de l’art moderne : Paris New-York, aux éditions du. Chêne, en
1978... C’est William Rubin qui demandera à l’éditeur de faire ces entretiens
avec moi...

D.M.
J’aimerais que vous me parliez de votre rencontre avec les artistes
américains, mais comme nous évoquions votre enseignement aux États-Unis,
vous souvenez-vous avoir enseigné à Luminy, l’École des Beaux-Arts de
Marseille ? Un grand campus à l’américaine. Une très belle école qui rivalisait
avec les Beaux Arts de Paris.

M.P.
Absolument. Oui.J’étais à l’époque très proche du directeur de l’école, un
assez médiocre peintre, François Bret. Il m’hébergeait chez lui, près de
l’École, dans sa villa de fonction...
A un moment il a même été question que je devienne directeur de l’École des
Beaux-Arts de Luminy. On m’a fait venir à la mairie de Marseille où j’ai eu un
entretien... Mais si je devenais directeur de Luminy, j’abandonnais Paris,
j’abandonnais L’Infini ... Tel Quel ! Et donc j’ai demandé un salaire si élevé
que ça n’a pas marché.
À l’époque, dans la cour de Luminy il y avait une Nana monumentale de Niki
de Saint-Phalle...

D.M.
Elle n’y est plus.

M.P.
C’est vrai que vous enseignez là. Elle a dû être en ruine et remplacée... Mais
c’était tout à fait spectaculaire ! Elle occupait absolument tout !’espace
intérieur de l’école.

D.M.
Non, elle n’y est plus. Vous imaginez, Tel Quel et son école ? Luminy, l’école
de Tel Quel ?

M.P.
Je pensais plutôt à une sorte de Bauhaus à la française...

D.M.
Revenons à votre rencontre avec l’art américain. En 71,
paraît L’enseignement de la peinturequi aura une influence forte dans le
monde de l’art de l’époque.

M.P.
Tout à fait.

D.M.
Alors dans L’enseignement de la peinture, il y est question de Cy Twombly,
Tony Smith, Sol LeWitt, Carl André, Robert Morris, Donald Judd,
Motherwell. Ça fait du monde... Tous ces artistes aujourd’hui ont leurs
œuvres dans les plus grands musées.

M.P.
Oui. Il faut pourtant aussi savoir qu’il n’y a aucune œuvre de Motherwell en
France !
Il n’y en a qu’une, c’est celle qu’il a donnée lorsque j’ai fait son exposition
rétrospective au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris... C’est un grand et
beau collage qui n’est que très rarement exposé...
Motherwell est le peintre le plus intéressant et le plus intelligent que j’ai
rencontré. Il était cultivé. Il parlait le français. Il avait obtenu des diplômes
sur la poésie symbolique... Il avait été l’élève de Meyer Schapiro et était resté
proche de lui. Je l’ai rencontré une première fois, lors de mon premier séjour
aux États Unis... C’était à New-York, John Ashbery avait organisé, en mon
honneur, un cocktail. Il était là, avec Helen Frankenthaler... Je ne l’ai alors
pas vraiment rencontré... j’étais tellement ivre que je me suis retrouvé sur les
genoux d’Helen Frankenthaler, sans avoir parlé à personne.
Ensuite, il m’a écrit une lettre à propos du texte que j’avais publié sur lui dans
Art Press, et nous avons continué à correspondre.

Lettre de Motherwell.
ZOOM : cliquer sur l’image.

Cher Marcelin Pleynet,


Veuillez me pardonner de vous contacter si tardivement. En fait, j’ai
réalisé les gravures pour votre « Giorgione. », et j’étais sur le point
de les envoyer à Paris, mais je n’en étais pas suffisamment satisfait.
Donc, j’ai réessayé, après quelques semaines ; c’est plus réussi, cette
fois, et les tirages sont prêts à être envoyés à Paris. Mais le
problème pratique est que personne ne souhaite faire passer les
douanes françaises à ces tirages, en raison de possibles
complications légales. Je peux les faire envoyer à Paris par mes
transporteurs avec une déclaration d’intention artistique. Mais de
nouveau, la question se pose : les envoyer à qui ? Quand ? Et où ? Je
n’ignore pas que de nombreux Français quittent Paris en août. Mais
peut-être êtes-vous en relation avec une galerie française qui est
accoutumée à faire passer les douanes à des œuvres d’art. Merci de
me répondre au sujet de ces futiles questions pratiques.
Vos belles réflexions à propos de Giorgione m’ont incité a revoir des
reproductions de ses œuvres. Regarder ces peintures de votre point
de vue a grandement enrichi ma perception d’elles, et j’ignore
comment l’on pourrait et devrait aller plus loin dans l’écriture à
propos de l’art. Avec mes salutations chaleureuses et mes vœux pour
un été paisible et productif.
Amicalement vôtre

Je dois avoir une cinquantaine de lettres de Motherwell qui sont encore


inédites. Certaines ont été traduites et publiées dans L’Infini. (...) Ce que j’ai
appris aussi, c’est que lui-même avait gardé la plupart mes lettres.
Puis j’ai écrit une monographie sur lui, Motherwell ou la vérité en peinture.
Cette monographie fut publiée aux éditions Daniel Papierski. Elle a eu le prix
du meilleur livre de la FNAC : un très beau livre de 250 pages avec de très
nombreuses illustrations qui fut publié, avec une lithographie originale de R.
Motherwell, en trois langues dans une collection dont j’étais le directeur... Je
voyais Motherwell à chaque voyage que je faisais à NY.

D.M.
Il y en a un derrière vous ?

M.P.
Motherwell avait comme particularité d’être extrêmement généreux. Chaque
fois que je le voyais je repartais avec une gravure, celle-là est celle qu’il m’a
offerte la dernière fois que je l’ai rencontré. Il en avait mis une dizaine
comme celle-ci, ainsi qu’un de mes poèmes, dans le livre que nous avions fait
ensemble Beau geste...

D.M.
Qu’est-ce qui vous attire dans l’art américain à ce moment-là ?

M.P.
C’est la liberté qu’on y trouve... L’une des particularités de la peinture
américaine c’est que ce sont de très grands, d’immenses tableaux !
La peinture française à l’époque, se contente le plus souvent de tableaux de
chevalet, c’est le propre de ce que l’on dit alors « l’École de Paris » que j’ai
aimée pendant un certain temps, puis que j’ai très vite détestée... Je trouvais
ça très mauvais, médiocre. La peinture américaine, tout simplement ouvrait,
libérait l’espace... Pollock je ne l’ai pas rencontré, mais j’ai publié pas mal
d’essais sur lui... J’ai même donné des conférences sur ses œuvres au Musée
d’Art Moderne de la ville de Paris.
D.M.
Est-ce que vous voyez dans l’art de l’époque, aux États-Unis ou en France,
une proximité avec les questions de la poésie ? Il est difficile quand on
regarde l’art du 20ème siècle, de séparer la poésie de l’art.

Robert Motherwell, Elégie à la République espagnole CIII, 1965.


Museo Centro de Arte Reina Sofia, Madrid. Photo A.G., 26 avril 2018.
ZOOM : cliquer sur l’image.

M.P.
Tout à fait. Pour Motherwell, cette séparation est impossible. Ses tableaux
ont souvent un rapport effectif aux poètes, et sont même pour certains
inspirés par les écrits de Joyce. Il y a de très grands tableaux de Motherwell
qui portent explicitement James Joyce. Mais sa grande série d’Hommage à
la République Espagnole... part d’un poème de Lorca... lisez le poème de
Lorca Llantos por Ignacio Sanchez Mejias. D’une autre façon la très grande
peinture de 1949, The Voyage, n’est pas sans évoquer le poème de
Baudelaire. (...) Impossible de séparer poésie de peinture dans les œuvres de
Motherwell... qui réalisera toute une série de gravures à partir d’un poème
d’Octavio Paz : A la Pintura...

D.M.
C’est très différent pour Barnett Newman ?

M. P.
Lui c’est Giacometti qui l’avait impressionné lors de l’exposition Giacometti à
la galerie Pierre Matisse, de New-York... Ce que l’on dit, les Zips viennent
tout droit de Giacometti. Barnett Newman que j’ai connu, et avec qui j’ai
déjeuné plusieurs fois à New-York, s’était déplacé spécialement pour me faire
voir une série de lui qui avait été exposée au Guggenheim, elle a pour titre Le
Chemin de croix. J’ai bien connu Barnett Newman, lorsqu’il venait en France
je le voyais, et lorsqu’il est mort, sa veuve vint en France et m’invita à
déjeuner à plusieurs reprises à l’hôtel Crillon...
Il y a eu quelqu’un d’autre qui a eu une grande importance pour moi, c’est le
directeur de la revue Art News, Thomas B. Hesse. Dans le texte que je vous ai
donné sur l’Amérique, il est le personnage principal. Nous avions d’excellents
rapports. Il avait une très belle collection de De Kooning, dans l’hôtel qu’il
habitait à New-York... il m’invita plusieurs fois à voir les peintures de sa
collection. Et lorsqu’il venait à Paris, je l’accompagnais dans les restaurants
qu’il fréquentait. J’ai même de lui une lettre amicalement humoristique
sur Stanze...

D.M.
Et les artistes français de cette époque. Tout à l’heure nous parlions de l’école
de Luminy, vous vous souvenez que beaucoup d’artistes de Supports-
Surfaces enseignaient là.

M.P.
Tout à fait. Je les rencontre très tôt. Lorsque je reviens des États-Unis, je
publie, dans Les Lettres françaises, la revue de Louis Aragon, une série
d’articles sur la peinture américaine. Ce qui me vaut des coups de téléphone
de plusieurs peintres. Y compris de Buren, qui ne m’a jamais beaucoup
intéressé.
À cette époque je rencontre Louis Cane, qui se demande s’il va faire de la
peinture, ou s’il va faire le tour du monde avec l’argent qu’il a hérité de ses
parents... Je rencontre Dezeuze, qui lui-même avait pas mal voyagé au
Canada et qui connaissait mieux la peinture américaine, et Viallat qui
exposait à la galerie Fournier.
Fournier a par ailleurs eu une importance considérable pour moi... il m’avait
demandé d’écrire un texte sur Viallat.
Fournier était très passionné par Hantaï et je me rappelle qu’il me montra
une peinture de Hantaï Le grand tableau d’écriture rose (sur lequel entre
autres, Molly Warnock écrira plusieurs pages dans le livre sur Hantaï qu’elle
publiera dans la collection « Art et Artistes » aux éditions Gallimard). (...)
Fournier se demandait s’il fallait exposer cette peinture dans la mesure où
l’écriture de ce tableau reprenait l’ordinaire de la messe. Je lui ai dit que
c’était un des meilleurs tableaux que je n’ai jamais vu, en tout cas un des plus
beaux tableaux de Hantaï... Et Le grand tableau d’écriture rose, figura à la
rétrospective Hantaï, au musée d’Art Moderne ...
Dans le contexte que nous survolons, ce qu’il convient d’établir c’est la place
de l’artiste. .. et la place de l’art dans l’histoire, et dans la société des années
60... C’est une histoire très bouleversée, très complexe, et très riche, qui
occupe alors spectaculairement le devant de la scène...
Mai 68 est une manifestation sociale et révolutionnaire extraordinaire, et
sans exemple... Les artistes des années 60, et notamment les artistes
de Supports-Surfaces, sont portés par ce mouvement...

VOIR
Hommage à Marc Devade
Notamment Devade. Si vous regardez les écrits de Devade vous constaterez à
quel point ils sont savants, polémiques, politiques et gauchisants.
Tout le problème, et je l’ai répété souvent aux artistes de Support-
Surfaces comme aux autres : « Prenez vous-mêmes l’initiative, ou c’est le
marché qui la prendra pour vous. » Tant qu’ils ont pris l’initiative, ça a été
positif pour eux. Au moment. où ils sont entrés dans la politique du marché,
c’est le marché qui a pris l’initiative, et ça a été un vrai désastre pour la
plupart. Et ça c’est vrai aussi bien pour tous les artistes d’hier, que pour les
artistes d’aujourd’hui. Mais quels sont les artistes qui aujourd’hui
manifestent la moindre initiative ?

D.M.
En 1972, dans le premier numéro d’Art Press vous vous entretenez avec
Catherine Millet. Un mot sur cette revue que vous accompagnez un bon
moment.

M.P.
J’ai rencontré Catherine Millet un an avant qu’elle ait mis en place le
magasine dont vous parlez... Elle était venue au bureau de Tel Quel sur le
conseil de Jacques Henric, et nous avons parlé des problèmes de l’art
contemporain...
L’Époque était préoccupée par ce qui se disait, la Théorie, d’où le succès
de L’Enseignement de la peinture...

VOIR
Le fétiche Duchamp
Je devais par la suite collaborer à de nombreux numéros de la revue. Je
figure même au premier d’Art Press, dans un entretien avec Catherine
Millet... Si cela vous intéresse je vous conseille de lire le recueil de ses
entretiens publiés en 2017, dans la collection « Les grands entretiens d’Art
Press » : Marcelin Pleynet...

D.M.
Vous savez que beaucoup vous considèrent comme étant historien d’art ?
Nous n’aurons pas le temps d’en parler, mais vous avez écrit aussi sur Giotto,
Rothko, Matisse, Giorgione, Cézanne bien sûr et combien d’autres...

M.P.
Alors que je n’ai aucun diplôme. J’ai tout juste mon certificat d’étude.

D.M.
Alors, cet après-midi il s’agit d’une discussion qui a lieu entre deux personnes
non diplômées. (Rires de M.P. et de D.M) À propos de Cézanne, qu’est-ce que
c’est qu’une victoire sainte ?

M.P.
Ah !

D.M.
Pour un peintre ou pour un écrivain ?

M.P.
C’est la manifestation et la réussite de son oeuvre. C’est la réussite manifeste
de son écrit, de sa parole ou de sa peinture. Toute oeuvre réussie est
forcément une victoire sainte. C’est tout le problème du rapport que l’on
entretien avec la métaphysique, un rapport que j’entretiens soigneusement
depuis de nombreuses années. Tout rapport, si rapport il y a, est un rapport
non pas seulement physique, mais métaphysique. À partir de ce moment là,
tout se convertit forcément en tout autre chose, le sens s’ouvre sur un tout
autre espace. Donc les peintures de Giorgione deviennent une victoire en tant
que telle... Là, devant cette bibliothèque, vous avez un portrait de Giorgione...
dont un autre exemplaire est à l’Accademia de Venise. Et là, près du portrait,
c’est une Judith (une gravure du XVIIIe siècle d’après Giorgione) qui a été
vendue par Diderot à Catherine II de Médicis, comme un Raphaël...
Toute oeuvre réussie est une victoire, et toute victoire est une victoire
forcément sainte, si elle fait et s’élève jusqu’à l’oeuvre d’art...
La victoire sainte c’est La Sainte Victoire de Cézanne, évidemment.

D.M.
Il y a quelques années le musée d’Aix-en-Provence a organisé une très grande
exposition consacrée à Cézanne. Je ne sais pas si vous avez·eu la chance de la
voir...

M.P.
Je ne l’ai pas vue, mais j’ai vu le catalogue.

D.M.
Il y avait bien sûr de nombreux dessins et de nombreuses peintures sur La
Sainte Victoire, mais il y avait une des grandes toiles des Baigneuses, juste en
sortant.

M.P.
Oui !

D.M.
Ces femmes debout, « le mal peint est là » si je peux dire ça comme ça. Il y a
pour le moins quelque chose d’inhabituel dans ces toiles, la peinture dérape.
Comme une « cassure » pour la peinture de l’époque, quelque chose qui
« tire » la peinture vers autre chose. Je ne sais pas si je suis bien clair. A votre
avis Cézanne le voit ça ?

M.P.
Oui, je suis presque sûr que Cézanne le perçoit. Cézanne perçoit que ce qu’il
fait ne le satisfait pas, ne le satisfera jamais, vraiment jamais. Mais en vérité,
avec lui, et comme malgré lui c’est réussi. Malgré lui, ce sont des chefs
d’œuvres. Les autres artistes voient que ça s’ouvre sur autre chose, lui ne voit
pas vraiment... et il le sait et, puisqu’il le sait il le voit... Il disait : « Je suis le
primitif de mon art » .
Je ne vois pas un artiste pensant ce que son œuvre va devenir. Pour lui, le
devenir de son œuvre, c’est son œuvre elle-même. Ce sont ceux qui viennent
après, qui voient dans l’œuvre ce dont ils ont besoin pour ouvrir sur autre
chose. Mais l’artiste lui-même se contente de faire, de parler, d’écrire, de
peindre en fait. (...) .
Les Baigneuses c’est admirable ! Vous me parlez bien des Grandes
Baigneuses ?

D.M.  
Oui. Les femmes debout sont comme des arbres... Et alors l’art dit
« contemporain » comme vous l’appelez ?

M.P.
Contemporain de quoi, c’est tout le problème ? S’il n’est pas d’abord
contemporain de lui-même...

D.M.
De plus en plus de culture...

M.P.
Ce n’est pas faux. Mais je n’ai pas grand chose d’autre à en dire vous savez.

D.M.
Y a-t-il un artiste vivant aujourd’hui, dont vous suivez l’œuvre ?

M.P.
Oui. Bishop que j’ai rencontré assez tôt, ses tableaux à l’époque ne valaient
pas un sou, et ses tableaux valent maintenant trois ou quatre cent mille
dollars. Il a récemment fait une exposition à New-York où il a tout vendu
alors qu’à ses débuts en France non seulement il ne vendait pas, mais il avait
en plus des difficultés à exposer.
Nous avons une maison en copropriété près de Paris, à Blévy. Il habite la
maison. Il a 90 ans cette année. C’est très difficile pour lui d’assumer son âge.
Je le vois de temps en temps, et je suis sa carrière autant que possible. (...) Il
y aussi Pierre Nivollet, qui est beaucoup plus jeune, et qui est un autre type
de maniaque dans l’art ...

D.M.
Qui dessine beaucoup.

VOIR
Documents sur Pierre Nivollet
M.P.
Qui dessine beaucoup, qui fait des gravures, mais qui ne fait presque plus
rien depuis quelques temps, parce que la situation de l’art le dégoûte
tellement qu’il ne veut pas avoir à faire avec le milieu qui, de près ou de loin,
touche à ce que l’on croit être de l’art. Nivollet refuse qu’on visite son atelier,
comme il refuse de rencontrer les responsables des galléries ...
Ce qui est tragique aujourd’hui c’est de voir les jeunes artistes refaire,
presque trait pour trait, ce qui se faisait dans les années 70 aux États-Unis.
Bien évidemment le marché soutient ce faux semblant. C’est son intérêt et
c’est sans intérêt ...

D.M.
Dans un numéro de L’Infini, Sollers parle du fascisme (du) des marchés.
Croyez-vous que le marché du livre fasse autant de dégâts dans la littérature,
qu’il en fait dans l’art aujourd’hui ?

M.P.
Oui.

D.M.
J’aimerai pour terminer que l’on parle de Venise que vous découvrez à fa fin
des années 50 avec un abbé, l’abbé Conan.

M.P.
Ce n’est pas avec l’abbé Conan que je vais pour la première fois à Venise,
nous avions fait un périple en Italie pour terminer à Rome. L’abbé Conan,
curé de Saint Séverin, s’est vite aperçu que convertible, je ne l’étais pas. Il
m’avait pris suffisamment en amitié pour me faire donner pendant plusieurs
années des leçons de grec et de latin par l’un de ses assistants... Et lorsqu’il a
fait son voyage à Rome, il m’a proposé de l’accompagner, en traction avant.
Mon premier voyage en Italie ça a été avec l’abbé Conan. Ensuite, mon
second voyage a été, avec James Bishop, qui à l’époque n’avait pas un sou
mais qui avait réussi à venir en Europe, après avoir vendu, dans une galerie
de Boston, certains de ses tableaux lors d’une exposition personnelle. À Paris
il vivait dans une sorte de chambre de bonne, en bas du boulevard Raspail, et
il peignait, toujours boulevard Raspail, au dernier étage du Centre culturel
américain... C’est là que je l’ai rencontré. Au dernier étage, il faisait des
tableaux dans un genre proche de Bonnard, en compagnie d’un autre peintre
américain, Peter Saul que j’ai connu et dont j’ai eu une peinture chez moi...
les tableaux de Peter Saul étaient le contraire exact de ceux de Bishop... Je les
ai rencontrés, car j’allais régulièrement au Centre culturel américain pour me
baigner dans une piscine installée au sous-sol de l’immeuble. On est devenu
plus ou moins amis...

D.M.
Et quand vous allez à Venise, vous y allez à quel rythme ?

M.P.
Oh, plusieurs fois... trois ou quatre fois par an. Oui, enfin... Maintenant je n’y
vais plus.

D.M.
Il vous est arrivé d’y être en même temps que Sollers ?

M.P.
Jamais.

D.M.
Jamais ?

M.P.
Jamais. Je crois que je me suis arrangé pour qu’on n’y soit jamais en même
temps, et lui aussi d’une certaine façon. Qui plus est l’un de nous deux devait
être présent au bureau de la revue. Sollers allait à Venise avec Dominique
Rollin. Les lettres de Sollers à Dominique Rolin, viennent de paraître, c’est
brillantissime...

D.M.
Parlez-moi de cette trajectoire, de Provisoires amants des nègres à Venise ?

M.P.
Lorsque j’écris Provisoires amants des nègres, je ne connais pas encore
vraiment Venise. Non, je découvre Venise plus tard.

D.M.
Vous la voyez la trajectoire ?

M.P.
Oui, bien entendu. Vous savez, cette sorte de trajectoire dépend des voyages.
J’ai énormément voyagé. J’ai pratiquement fait le tour du monde. Donc tout
ça vient charger la sensibilité d’une façon toute particulière pour une
sensibilité constamment en alerte.
Très souvent, en me promenant à travers Paris, c’est la Chine qui m’arrive de
façon inattendue. Et ça un peu partout. Si on vit les choses de façon un peu
intense, ça vous arrive brusquement dans l’esprit, et dans le corps
inévitablement. Donc Venise, bien sûr... comme la Chine, tout le temps...

D.M.
Finalement lorsqu’on vous lit, vous nous conduisez, à Venise.

M.P.
On doit pouvoir le dire de cette façon...

D.M.
Le temps est très particulier à Venise. Qu’en avez-vous fait de ce temps ?

Extrait de Vita Nova de Marcelin Pleynet et Florence D. Lambert.

VOIR
Chardin, le sentiment et l’esprit du temps
M.P.
Je vais vous montrer quelque chose que j’ai rapporté d’un voyage en Israël.
J’étais invité par le directeur du Musée d’Art Moderne de Jérusalem... Ça
s’appelle un Toton. (...) C’est un jeu, c’est une toupie que l’on peut faire
tourner, et que les Juifs offrent à leurs enfants le jour d’Hanoucca ...
Autrement dit, le jour de la fête des lumières.
Comme ça m’intéressait, j’ai écrit un texte sur L’enfant au toton de Chardin,
où il y a manifestement un toton qui tourne. Pour expliquer à mes étudiants
ce que c’était que le temps en peinture, je leur disais que ce toton était mis en
place sur la peinture de Chardin au XVIIIe siècle, et que depuis il tournait
encore. Le tableau reste présent du moment où il est fait, peut être même
avant et jusqu’à nos jours... et avec un peu de chance pour l’éternité... Comme
James Joyce l’écrit pour définir son livre Finnegans wake : « c’est une roue
et elle est carrée » dans le cas de ce toton c’est littéralement vrai ...
C’est ça mon rapport au temps.
Il y a encore un concept que Sollers a utilisé assez tôt, et que j’ai utilisé un
peu plus tard je pense, c’est le concept de Aïon. En grec, Aïon c’est un mot
pour « le temps ». Mais pas le temps chronologique, le temps hors de toute
chronologie. Héraclite dit quelque part : « Le temps est un enfant qui joue »,
(et ce temps est l’Aïon). Aïon le temps comme éternité est un enfant qui joue,
et cet enfant est roi. »

Mon rapport au temps est mon rapport au présent comme éternité... C’est ce
que j’expliquais à mes élèves, on ne regarde jamais un tableau qu’au présent,
sinon on ne le regarde pas, sinon on ne le voit pas. Si on le regarde avec un
œil d’historien on ne le voit pas, si on le regarde avec un œil critique on ne le
voit pas. Il faut le regarder au présent comme s’il venait d’être peint, comme
s’il était en train d’être peint... sans oublier le temps où il fut réalisé, sans
oublier non plus son esprit critique... mais au présent.
Comme dit un de mes amis, Pierre Nivollet : « Il n’y a pas de tableau récent,
nouveau », tous les tableaux sont immédiatement à la fois nouveaux et
anciens, s’ils parviennent à être sans âge... Le rapport au temps est très
important, et à Venise évidemment il n’y a plus de temps, le temps s’ouvre, il
ne compte plus, ou alors il compte plus.

Entretien réalisé le 13 novembre 2017 à Paris chez Marcelin Pleynet.

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