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Conserveries mémorielles

Numéro #6  (2009)


La Part de fiction dans les images documentaires

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Cécile Tourneur
Les dispositifs de fiction
cinématographique au sein du
documentaire Récits d’Ellis Island, de
Georges Perec et Robert Bober (1980)
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Référence électronique
Cécile Tourneur, « Les dispositifs de fiction cinématographique au sein du documentaire Récits d’Ellis Island,
de Georges Perec et Robert Bober (1980) »,  Conserveries mémorielles [En ligne], #6 | 2009, mis en ligne le 26
décembre 2009. URL : http://cm.revues.org/357
DOI : en cours d'attribution

Éditeur : Chaire de recherche du Canada en histoire comparée de la mémoire


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Les dispositifs de fiction cinématographique au sein du documentaire Récits d’Ellis Islan (...) 2

Cécile Tourneur

Les dispositifs de fiction


cinématographique au sein du
documentaire Récits d’Ellis Island, de
Georges Perec et Robert Bober (1980)
1 Entre 1978 et 1980, Robert Bober et Georges Perec réalisent Récits d’Ellis Island1, un
documentaire sur le centre de réception des émigrants venus de toute l’Europe dans la baie
de New York, lieu symbole de l’exil, qui accueillit la plus grande vague d’immigration
mondiale entre 1892 et 1954. Les deux parties de ce film, Traces et Mémoires, sont
diffusées à la télévision française en novembre 19802. Nous sommes en face d’une œuvre
cinématographique singulière, dont le caractère historique, incontournable, est perçu à travers
le point de vue des deux auteurs-cinéastes et de leur quête autobiographique motivée par un
questionnement sur leurs origines juives polonaises. Cela apparaît très clairement dans le texte
écrit et lu par Georges Perec en voix off, notamment par l’utilisation de la première personne
du pluriel « nous », ainsi que par le fait de décliner explicitement leurs identités : « Georges
Perec et Robert Bober ». Leur but n’est pas l’exhaustivité (malgré le goût de Perec pour les
énumérations) ni la rigueur historique (même s’ils y sont attachés), car ces deux aspects sont
essentiellement pris en charge par le discours du guide d’Ellis Island, dont nous suivons la
visite des bâtiments durant la première partie, Traces. L’objectif avoué de Perec et Bober
est de proposer une approche personnelle de ce lieu qualifié par Perec – dans le texte qui
accompagne les images filmées et qui fait sens avec elles – de « non-lieu, d’absence de lieu »
et de poser un questionnement plus large sur la façon de comprendre et d’aborder certains
lieux dits « de mémoire3. »
2 Le rapport à l’Histoire, aux origines et à la mémoire, se traduisent cinématographiquement par
les dispositifs de fiction pensés et mis en œuvre par les deux auteurs-cinéastes, qui participent
à faire exister, au sein d’un documentaire, l’objet qu’ils ont souhaité filmer, notamment dans
la première partie du film Traces. André S. Labarthe pointe ce procédé en invitant à une prise
de « conscience du moment précis (…) où le spectateur va plonger dans un élément de fiction,
et savoir qu’à tel moment on va utiliser tel ou tel élément pour le retirer de là par des effets
documentaires  » (Labarthe, 1992  : 184).La frontière entre documentaire et fiction est très
souvent l’objet de discussions, de démonstrations, de manifestations, et de nombreux cinéastes
ont contribué à montrer à quel point celle-ci pouvait être fragile et remise en cause. Pour ne
prendre qu’un exemple, Labarthe, lors d’un entretien avec Jean-Louis Comolli en 1998, expose
comment, selon lui, dès les premiers films des Frères Lumière, les rapports documentaire/
fiction sont déjà présents. Pour cela, il s’appuie sur La Sortie des Usines Lumière (1895) et
sa seconde version (qu’il désigne comme le premier remake de l’histoire du cinéma). Dans
ce dernier, les Frères Lumière ont dirigé l’action de telle sorte que celle-ci (de l’ouverture de
la porte de l’usine à sa fermeture après le départ des ouvriers) corresponde parfaitement à la
durée de la bobine. Labarthe souligne, à partir de cette observation, le besoin de fiction dans
le documentaire dès les débuts du cinéma :
« Je vois dans cette intervention le germe de tout le cinéma à venir. Les Frères Lumière ont dirigé
une figuration. Direction d’acteurs, maîtrise calculée de l’espace et du temps : dès le premier film
le cinéma a eu besoin de la fiction. » (Comolli / Labarthe, 1998 : 19-20)
3 Robert Bober dit lui-même, à propos de la différence entre fiction et documentaire :

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« Je n’aime pas beaucoup l’idée que le documentaire ce serait le « cinéma du réel ». Il y a la même
médiation du récit dans la fiction que dans le documentaire. » (Delage et Guigueno, 2004 : 252)
4 Si cette problématique est éminemment sous-jacente ici, l’attention sera particulièrement
portée sur l’observation et l’analyse des limites du traitement documentaire dans la première
partie de Récits d’Ellis Island, Traces, ayant pour objet un lieu historique et sur ce que peut
apporter la fiction pour, comme le souligne Perec dans le commentaire, « aller-au-delà, aller
derrière ». L’image documentaire prend comme référent le monde réel, une certaine réalité
à un moment donné, mais par la démarche qui conduit à filmer cette réalité, celle-ci est
forcément médiatisée et révèle le point de vue singulier d’un cinéaste.
5 De nombreuses études privilégient l’aspect historique et littéraire de Récits d’Ellis Island,
en donnant notamment la parole à Perec et en resituant ce projet dans son œuvre,
mais nous pouvons noter que Robert Bober intervient davantage sur l’aspect proprement
cinématographique de Récits d’Ellis Island. Robert Bober, documentariste (Réfugié provenant
d’Allemagne, apatride d’origine polonaise, 1975, En remontant la rue Vilin, 1992), devient
romancier plus tardivement à partir des années 1990 (Quoi de neuf sur la guerre  ? P.O.L
1993). Lorsque Perec se lance dans ce projet, il n’en est pas à sa première expérience
cinématographique puisqu’il a déjà co-réalisé avec Bernard Queysanne Un homme qui dort en
1974, à partir de son roman éponyme (Denoël, 1967) et qu’il a réalisé Les lieux d’une fugue
en 1976. Je m’appuierai aussi largement sur les propos de Robert Bober, cinéaste-écrivain,
que sur ceux de Georges Perec, écrivain-cinéaste, afin d’aborder la question du «  lieu de
mémoire » : par leur approche d’abord et leur intérêt pour le quotidien à Ellis Island et ce,
 à partir de traces recueillies, observées, mais aussi à partir de l’imaginaire que cet endroit
véhicule et provoque ; et à la mise en scène et en espace de l’objet photographie.

Un lieu de mémoire pour une mémoire potentielle


L’intention, la réalisation et sa réception
6 Nous pouvons dès à présent souligner les différences entre le projet tel qu’il a été conçu,
l’œuvre aboutie ainsi que sa réception critique, grâce aux commentaires qu’elle a pu susciter
après sa diffusion. Lors d’entretiens regroupés autour du thème « Les traces et la mémoire
» (Beuchot…[et al.], 2003  : 9-73) confrontant l’historien Henry Rousso à trois cinéastes,
parmi lesquels Robert Bober4, celui-ci revient sur la façon dont a été pensée cette approche
d’Ellis Island, lieu cristallisant à lui seul une part importante de l’Histoire des Etats-Unis. A
la question posée par François Caillat : « Robert Bober, si on considère qu’Ellis Island est
un lieu de mémoire, qu’est-ce que ça représente pour vous ? C’est votre lieu, ou le lieu des
autres ? » (idem : 22) – qui met l’accent sur le problème d’appropriation par les auteurs d’un
lieu par lequel ont transité des millions de personnes et leur légitimité à développer un discours
personnel sur cette période historique – Robert Bober évacue très rapidement ce problème en
répondant :
« Avec Perec on ne s’est pas demandé si ce lieu est un lieu de mémoire. Je ne sais même pas si
le lieu, ou le concept, nous est passé par la tête… » (Ibidem : 22)
7 Il faut préciser ici que cette notion de « Lieu de mémoire » a par ailleurs pris un sens particulier
à partir de la publication en 1984 du premier tome des Lieux de Mémoire (La République) sous
la direction de Pierre Nora, donc postérieurement à la réalisation et diffusion de Récits d’Ellis
Island. Dans la présentation, puis l’introduction de cet ouvrage « Entre Mémoire et Histoire,
la problématique des lieux », Pierre Nora désigne ce qui définit les lieux de mémoire, dont
nous ne citons que quelques aspects ici :
« Les lieux de mémoire ne sont pas ce dont on se souvient, mais là où la mémoire travaille ; non la
tradition elle-même, mais son laboratoire. (…) Les lieux de mémoire, ce sont d‘abord des restes.

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La forme extrême où subsiste une conscience commémorative dans une histoire qui l’appelle,
parce qu’elle l’ignore. » (Nora, 1984 : X et XXIV)
8 Il souligne également l’aspect symbolique, la ritualisation du lieu :
«  Même un lieu d’apparence purement matériel, comme un dépôt d’archives, n’est lieu de
mémoire que si l’imagination l’investit d’une aura symbolique. » (Idem : XXXIV).
9 Nous pouvons alors comprendre, même à partir de ces très brèves citations, comment Récits
d’Ellis Island fut perçu, après la publication des recherches de Pierre Nora, comme un travail
d’approche et d’appropriation d’un lieu dit « de mémoire ».
10 Si Perec et Bober, dans leur réflexion préalable au projet, ne semblent pas avoir appréhendé
Ellis Island comme un «  lieu de mémoire  » à proprement parler, l’aspect symbolique est
pourtant très présent : d’une part, comme nous l’avons souligné précédemment, par la partie
de l’histoire des Etats-Unis que ce lieu représente, et d’autre part, du fait de son organisation
spatiale (particulièrement visible dans le déroulement de séquence de la visite de ce lieu, ce
que nous développerons particulièrement dans la deuxième partie de cet article). Ellis Island
est le lieu où les deux auteurs-cinéastes vont projeter leur propre histoire et les personnes qui
le visitent au moment du tournage, pour la plupart toutes issues de l’immigration, effectuent
une démarche assez proche de la leur, comme le souligne Perec :
« Ceux qui y sont passés n’ont guère eu envie d’y revenir. Leurs enfants ou leurs petits-enfants
y retournent pour eux, y chercher une trace  : ce qui fut pour les uns un lieu d’épreuve et
d’incertitudes est devenu pour les autres un lieu de leur mémoire, un des lieux autour duquel
s’articule la relation qui les unit à leur histoire5. »
11 Par l’ajout, dans sa formulation « un lieu de leur mémoire », de l’adjectif possessif pluriel
«  leur  », Perec met en avant le phénomène d’appropriation d’Ellis Island par ceux qui
le visitent. Au cours de cet entretien avec François Caillat, si Robert Bober accepte la
qualification de « lieu de mémoire » pour Ellis Island, il en propose aussi une définition très
simple :
« Je crois que tout le monde a des lieux de mémoire. Cela peut être un bistrot de village, une
place de village, une école… Ce sont des lieux qui nous déterminent. Ellis Island ce n’était pas
notre histoire, mais c’était, à travers l’exil, une certaine manière de parler de notre histoire. Et,
par des chemins de traverse, dire quelque chose qui nous paraissait essentiel – à Perec et à moi-
même. »(Bober, in Beuchot…[et al.], 2003 : 24)
12 Bober replace ici le «  lieu de mémoire  » dans un quotidien, sans laisser planer autour de
cette notion la pesanteur d’un lieu forcément commémoratif (qui n’est par ailleurs pas la seule
acception de cette notion dans l’introduction de Pierre Nora) et qui peut être rapproché du
travail effectué pour son film En remontant la rue Vilin (1992, 48’), où il revient sur les lieux
de l’enfance de Georges Perec.
13 La question essentielle posée par Récits d’Ellis Island, c’est-à-dire « Comment aborder un
lieu de mémoire en tant que lieu réel (un champ, une ville, etc…) et pas seulement en tant que
lieu symbolique ou idée ? » (Caillat, in Beuchot…[et al.], 2003 : 18) est formulée également
à plusieurs reprises par Perec dans le commentaire du film :
« Comment reconnaître ce lieu ? Restituer ce qu’il fut ? Comment lire ces traces ? Comment aller
au-delà, aller derrière, ne pas nous arrêter à ce qui nous est donné à voir, ne pas voir seulement
ce que l’on savait d’avance que l’on verrait ? Comment saisir ce qui n’est pas montré, ce qui n’a
pas été photographié, archivé, restauré, mis en scène ? Comment retrouver ce qui était plat, banal,
quotidien, ce qui était ordinaire, ce qui se passait tous les jours6? »

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Fig.1 et 2. Georges Perec et Robert Bober, photogrammes issus de Récits d’Ellis Island, 1980 :
photographie filmée de la salle de réception des émigrants à leur arrivée à Ellis Island (en
haut) et salle de réception des émigrants en 1980, après la rénovation du site (en bas)

14

 
 
15 Une des réponses apportée par Perec et Bober est l’attention qu’ils portent à la vie quotidienne
dans ce lieu, sur laquelle nous reviendrons plus en détails dans la deuxième partie. En
effet, si certains émigrants ne restaient que quelques heures et leur passage n’était qu’une

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simple formalité, d’autres au contraire y passaient plusieurs jours, voire plusieurs semaines,
et devaient donc s’organiser pour vivre dans ce lieu qui n’était pas conçu pour, qui n’était
qu’un lieu de passage et que Perec désigne comme « le lieu de l’absence de lieu, le non-lieu, le
nulle part ». Il dénonce la mise en scène contrôlée d’Ellis Island (le lieu fut classé monument
historique et rouvert au public en 1976 à l’occasion du bicentenaire des Etats-Unis, comme
le précise Perec au début du film), qui l’empêche selon lui d’accéder à la banalité des choses,
à ce qui s’y passait à l’époque :
« Sous la sécheresse des statistiques officielles, sous le ronronnement des anecdotes mille fois
ressassées par les guides à chapeaux scouts, sous la mise en place officielle de ces objets quotidiens
devenus objets de musée, vestiges rares, choses historiques, images précieuses (…) comment
reconnaître ce lieu7? »
16 Perec et Bober vont travailler à contourner ce qui a évacué le quotidien dans Ellis Island
et s’attacher aux traces laissées par le passage des millions d’émigrants, qui représentent
autant de destins individuels. Les dispositifs fictionnels mis en place, dont nous aborderons
les modalités plus loin, leur permettent de s’approprier Ellis Island et de passer de la difficile
appréhension d’un lieu symbole de l’exil, dans toute sa complexité et son abstraction8, à l’étape
de l’approche et de la signification singulières, personnelles, qui les concerne.
17 La notion de «  lieu de mémoire  » est incontournable, semble-t-il, lorsque l’on s’attache à
certains lieux historiques et après la publication des recherches dirigées par Pierre Nora.
Ce que les commentaires relatifs au film après sa diffusion (comme nous l’avons relevé
précédemment) semblent traduire. L’aspect quotidien recherché par les auteurs semble
également s’effacer derrière leur dispositif cinématographique. Certains critiques associent
le point de vue de Perec et de Bober sur ce que fut Ellis Island à une métaphore des camps
de déportation nazis pendant la Seconde Guerre Mondiale9. Cet amalgame (réfuté par les
auteurs) peut avoir été influencé par le roman de Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance
(1975) dont une partie comprend la description minutieuse d’une île rapidement transformée
en univers concentrationnaire. Andrée Chauvin et Mongi Madini soulignent de façon nuancée
ce rapprochement :
« Certes, Ellis n’est pas W et au-delà de la vocation insulaire virtuelle à emprisonner qui prend
historiquement la forme d’une rétention suivie éventuellement d’expulsion, Ellis Island n’est
pas susceptible de renvoyer à l’univers concentrationnaire (…) Ellis Island, comme W, est une
figuration oblique de l’anéantissement, de la Shoah. Nous pensons qu’Ellis Island est à la fois
un envers de la déportation et un espace de représentation possible pour celle-ci. » (Chauvin et
Madini, 1997 : 67)

Aborder Ellis Island


18 L’approche du lieu est a priori assez conventionnelle : Perec et Bober, en 1978, décident de
se rendre à Ellis Island et de suivre une visite guidée de ce lieu. La visite que l’on voit dans
le film est postérieure à leur première visite, comme en témoignent les notes prises par Perec
pendant les repérages10. Le discours du guide Tom Bernardin est le plus souvent informatif,
il apporte des précisions chiffrées, statistiques, et relate le parcours des émigrants dans le
centre d’accueil ainsi que le déroulement des procédures. Il n’est pas pour autant dénué d’une
certaine empathie pour les millions de personnes qui transitèrent par Ellis Island. A celui-
ci va se greffer la voix off de Perec, qui précise l’état d’esprit dans lequel les deux auteurs
ont appréhendé le lieu. Le spectateur reçoit ce double discours, de façon quasi-simultanée
(les deux voix se chevauchent pendant une séquence, lorsque l’on entend une seconde fois
le guide répéter les vingt-neuf questions posées aux émigrants à leur arrivée à Ellis Island),
ce qui lui permet de prendre une certaine distance par rapport aux propos du guide, tout en
recevant les informations nécessaires, que l’on peut qualifier de conventionnelles. La visite
proposée au spectateur est à la fois celle des personnes suivant le guide et celle d’un visiteur

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s’éloignant quelques instants du groupe pour mener à bien sa propre visite, sa propre enquête,
ne se contentant pas d’un seul point de vue :
« Deux parcours distincts s’esquissent de la sorte : le parcours officiel, emblématisé par le guide, et
le parcours idiosyncrasique, fantasmatique, suggéré par Perec et Bober.» (Schnitzer, 2005 : 382)
Fig. 3 et 4. Georges Perec et Robert Bober, photogrammes issus de Récits d’Ellis Island,
1980  : une visite guidée d’Ellis Island dans les salles accessibles au public, dont la salle
de réception des émigrants (à gauche) et photographie filmée de Georges Perec dans Ellis
Island pendant le tournage (à droite). Cette photographie apparaît dans l’album feuilleté
par Georges Perec, ainsi que d’autres photographies de tournage

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20 . François Caillat résume la façon dont pour lui Perec et Bober ont abordé ce lieu :
« En décidant d’aller faire ce film, de travailler sur ce lieu de mémoire collective, ils n’ont pas
voulu faire œuvre d’historien. Ils ne se sont pas demandés ce qu’on peut montrer, ou dire, sur ce
lieu qui appartient à tout le monde. Ils se sont demandé : en quoi ce lieu collectif est-il le nôtre ?
En quoi un lieu de mémoire peut-il être aussi un lieu très personnel ? » (Caillat, in Beuchot…
[et al.], 2003 : 22)
21 La question posée en effet dès le début du film par les deux auteurs concerne leur légitimité à
réaliser un film sur ce lieu, comme le souligne Perec au début du film :
«  A Paris, quand nous disions que nous allions faire un film sur Ellis Island, presque tout le
monde nous demandait de quoi il s’agissait. A New York, presque tout le monde nous demandait
pourquoi. Non pourquoi un film à propos d’Ellis Island, mais pourquoi nous. En quoi cela nous
concernait-il, nous, Robert Bober et Georges Perec11 ? »
22 Robert Bober a un lien assez direct avec Ellis Island puisque son arrière-grand-père y a lui-
même été refoulé, rejoignant ainsi le témoignage de Mme Rabinovici, recueilli dans la seconde
partie Mémoires. Originaire de Roumanie, elle n’a jamais pu atteindre les Etats-Unis et s’est
finalement installée en France. Même si ce lien est assez éloigné dans le temps, nous ne
pouvons oublier que Bober effectue, à travers ce film, un retour sur l’histoire de son arrière-
grand-père.

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Fig. 5. Georges Perec et Robert Bober, photogramme issu de Récits d’Ellis Island, 1980 : cadré
sur l’album feuilleté par Georges Perec  et dans lequel figure le portrait photographique de
l’arrière-grand-père de Robert Bober (refoulé d’Ellis Island)

23 Le cas de Perec est très différent puisque ses parents, d’origine polonaise comme ceux de
Robert Bober, ont connu un destin tragique : son père est mort au front en 1940 et sa mère
fut déportée et mourut à Auschwitz en 1943. Il n’y eut aucune tentative de leurs parts de se
réfugier ou de tenter leur chance en Amérique, mais malgré cela, Perec ne peut s’empêcher
d’envisager Ellis Island et le choix de l’exil de ces millions de personnes comme un parcours
potentiel de vie, comme en témoignent ses propos, antérieurs à la réalisation du film :
« Dans un des travaux que je commence maintenant, il se trouve quelque chose que l’on peut
appeler une mémoire fictionnelle, une mémoire qui aurait pu m’appartenir. Je vais commencer
avec Robert Bober un film sur Ellis Island, c’est une île à New York, près de la statue de la Liberté.
C’était le centre de triage des émigrants de 1880 à 1940. Il y a je ne sais pas combien de millions
d’Européens, surtout des Italiens, des Juifs russes et polonais, qui sont passés dans cet endroit,
transformé depuis en musée. C’est donc un peu le creuset de l’Amérique et nous allons faire
un film qui sera une évocation de ce mouvement que ni Robert ni moi n’avons connu (puisque
nous sommes restés en France) mais que nous aurions pu connaître, qui était quelque part inscrit
dans notre possible, puisque Robert Bober est venu de Berlin et que mes parents arrivaient d’une
petite ville près de Varsovie. C’est donc un travail sur la mémoire et sur une mémoire qui nous
concerne, bien qu’elle ne soit pas la nôtre, mais qui est, comment dire ! à côté de la nôtre, et qui
nous détermine presque autant que notre histoire. » (Perec, 1979 : 85-86)
24 En employant le terme de « mémoire fictionnelle » (dans le texte écrit et lu par Perec, il parle
de « mémoire potentielle », d’« autobiographie probable »), Perec indique dans sa démarche
la volonté de prendre en compte à la fois le récit du recueil méticuleux des traces, de ce que
fut ce lieu, que ni lui, ni Bober et ni leurs parents n’ont connu mais les concerne malgré tout,
et un récit s’inscrivant dans l’imaginaire, une sorte de fantasme quant à un destin possible,
une façon de réécrire leur propre histoire.
25 Dans les entretiens publiés avec Robert Bober, celui-ci évoque l’admiration de Perec pour son
travail sur son film Réfugié provenant d’Allemagne, apatride d’origine polonaise (1975), et le
fait qu’il ait pu retourner sur les lieux de la jeunesse de ses parents en Pologne, ce que Perec se

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sentait incapable de faire (in Beuchot… [et al.], 2003 : 23). Nous pouvons émettre l’hypothèse
que le choix d’Ellis Island est un choix « par défaut » pour Perec, pour combler en partie son
incapacité à se rendre sur les lieux qui auraient une signification pour lui quant à ses origines,
à sa judéité, ou un refus de sa part de se confronter à ses racines et à son passé :
 « parce que le langage ordinaire de l’autobiographie lui est interdit, dos au mur, il a inventé de
nouvelles stratégies. » (Lejeune, 1991 : 16).
26 Dans Récits D’Ellis Island, Perec précise son positionnement par rapport à ses origines juives :
« Je ne sais pas très précisément ce que c’est d’être juif, ce que ça me fait d’être juif, c’est une
évidence, si l’on veut, mais une évidence médiocre qui ne me rattache à rien ; ce n’est pas un
signe d’appartenance, ce n’est pas lié à une croyance, à une religion, à une pratique, à un folklore,
à une langue ; ce serait plutôt un silence, une absence, une question, une mise en question, un
flottement, une inquiétude (…)12 »

Renouer avec la quotidienneté


L’intérêt de Georges Perec et Robert Bober pour le quotidien
27 Une attention particulière est portée par Perec et Bober sur la vie «  quotidienne  » à Ellis
Island, lorsque l’attente s’installe et que ces émigrants venus de toute l’Europe sont obligés
de continuer à vivre :
« Qui venait là et pourquoi, qui parcourait ces corridors, qui montait ces escaliers, qui attendait
sur ces bancs, comment s’écoulaient ces heures et ces jours, comment faisaient tous ces gens pour
se nourrir, se laver, se coucher, s’habiller13 ? »
28 Ce qui les intéresse dans ce cadre est d’humaniser ces seize millions de personnes qui ont
transité sur cette île, entre autre en donnant à quelques-uns un visage, faute de noms, par
l’insertion des photographies de Lewis Hine à l’endroit exact où fut réalisée la prise de vue,
mise en scène que nous analyserons précisément dans la troisième partie.
29 A travers sa description minutieuse des lieux (procédé caractéristique de son œuvre), Perec
s’intéresse à ce qu’il y a de plus banal :
« Prendre une image, la fixer une minute et décrire tout ce qu’on voit. On se rend compte alors
qu’on ne sait pas voir. D’où ce que je fais dans tous mes livres… Ici, la visite guidée du lieu
sert à le transformer, à le faire passer par cette étape intermédiaire qui va nous le rendre plus
sensible. » (Perec / Liberman, 1980 : 181)
30 Le film lui-même commence par ces énumérations :
« Sur les pays dont les émigrants sont partis, les compagnies de navigation, les ports dont ils
partaient et le nom des bateaux. Car si l’on dit : « Seize millions d’émigrants ont transité par Ellis
Island », ça ne veut rien dire, mais si l’on énumère concrètement les choses pendant trois minutes,
on a l’idée de ce qui s’est passé, de cette Europe qui se vide… » (Idem. : 181)
31 Cette volonté particulière permet d’aller plus loin que le discours du guide en montrant
progressivement l’envers du décor, toutes les salles laissées à l’abandon auxquelles – on peut
le supposer – les visiteurs n’ont pas accès, mais à travers lesquelles on peut lire les traces, les
vestiges de tous les destins qui se sont joués en ces lieux et qui ont contribué à le transformer
en lieu d’accueil et de passage : en « lieu de mémoire » de l’Histoire américaine.

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Les dispositifs de fiction cinématographique au sein du documentaire Récits d’Ellis Islan (...) 11

Fig.6. Georges Perec et Robert Bober, photogramme issu de Récits d’Ellis Island, 1980 : une
des salles d’Ellis Island laissée à l’abandon, où s’entreposent des objets divers dont Georges
Perec établit une liste dans le texte qu’il écrit pour le film et qu’il lit en voix-off

32 En replaçant chacune de ces vies dans son contexte individuel et personnel (dont il est
largement question à travers les témoignages recueillis dans la seconde partie du film,
Mémoires), Perec et Bober s’éloignent d’une démarche purement historique pour tendre vers
une approche où l’homme (et son destin individuel) est au centre de leurs préoccupations et du
film. La projection dans cet univers, recomposé par la médiation de la caméra de Bober et le
texte de Perec, a comme point de départ un lieu et des événements réels (la fonction de centre
de réception et le passage des émigrants venus de toute l’Europe), et aboutit à un récit dans
lequel leur propre histoire (mais aussi pourquoi pas celle du spectateur) peut être accueillie :
« Le film de Robert Bober sur Ellis Island ne dit pas simplement quelque chose d’un lieu historique
évident (on peut le visiter etc.) mais dit quelque chose sur comment il y a une certaine sensibilité
au passé qui mêle à la fois la métaphore, la nostalgie, l’évocation. Ce qui est d’une tout autre
nature qu’un discours d’historien. » (Caillat, in Beuchot…[et al.], 2003 : 48-49)

Retracer le parcours des émigrants


33 Si Robert Bober et Georges Perec «  recueillent les traces de ce qu’il reste de ce
lieu aujourd’hui  » (Caillat, in Beuchot…[et al.], 2003  : 12), ils ne l’abordent pas
uniquement comme centre d’accueil pour les nouveaux arrivants sur le sol américain, mais
ils l’appréhendent aussi comme ce qu’il est devenu à l’époque du tournage  : un lieu
commémoratif, dont certains éléments ont été préservés et figés dans des espaces délimités
afin de témoigner de cette histoire. La visite s’articule autour des salles rénovées et obéit
à une mise en scène dans sa spatialisation même, afin de retracer les moments clés du
parcours de l’émigrant dans les bâtiments d’Ellis Island. Sont effacés finalement tous les
moments d’égarement, d’attente, d’épuisement, de doutes, de crainte, subis par ces millions
de personnes, qui sont remplacés par les anecdotes déjà souvent réitérées par le guide. Au
lieu d’être uniquement dans une démarche de recueil de traces, les deux auteurs essaient de
recréer, d’imaginer, ce que fut ce lieu, dans ce qu’il avait de plus banal, de plus quotidien,

Conserveries mémorielles, #6 | 2009


Les dispositifs de fiction cinématographique au sein du documentaire Récits d’Ellis Islan (...) 12

en filmant deux types de mises en scène : celle dont ils ne sont pas les auteurs – le discours
et la visite menée par le guide, la scénographie des pièces restaurées – et celle dont ils sont
responsables – les photographies disposées dans Ellis Island.
34 Si nous suivons en partie la visite «  officielle  » orchestrée par le guide, nous pouvons
déterminer six étapes  : la présentation du bâtiment extérieur, la salle d’accueil à l’arrivée
des émigrants, le début de la visite médicale avec l’épreuve de l’escalier, la salle d’examen
médical, la salle à manger, le bureau de change et le bureau de poste. Le guide ajoute à chaque
étape une connotation symbolique : la salle d’examen médical devient le lieu crucial où les
personnes savaient si elles étaient considérées comme aptes à entrer sur le sol américain (il
évoque à ce moment les suicides qui se produisirent à Ellis Island) ; le bureau de change,
qualifié de « most important place in Ellis Island », constitue la dernière étape avant le départ
pour Manhattan. Une séquence montre des visiteurs qui prennent des photographies de la pièce
faisant office de salle d’examen médical après le discours du guide et révèle des objets disposés
face au public, de façon à ce qu’ils soient visibles et leurs fonctions facilement identifiables
pour les visiteurs.
Fig. 7. Georges Perec et Robert Bober, photogramme issu de Récits d’Ellis Island, 1980 : la
salle d’examen médical, où se jouait le destin des candidats à l’immigration, fait partie des
salles restaurées, dont les objets ont été mis en scène

35 .Les paroles du guide et les anecdotes racontées donnent un sens à ces objets, ce qui provoque
chez les visiteurs une volonté manifeste à leur tour d’immortaliser ces traces. Et pourtant, cette
mise en scène, comme le souligne Perec, n’a rien à voir avec la façon dont ça se passait à
l’époque :
« C’est ce que l’on voit aujourd’hui et l’on sait seulement que ce n’était pas ainsi au début du siècle,
mais c’est cela qui nous est donné à voir et c’est seulement cela que nous pouvons montrer14 »
36 Et plus loin :
« Ce que nous voyons aujourd’hui est une accumulation informe, vestiges de transformations, de
démolitions, de restaurations successives15. »

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Les dispositifs de fiction cinématographique au sein du documentaire Récits d’Ellis Islan (...) 13

37 Cette appréhension de l’espace par Perec, qui désigne une attention particulière à tout ce qui
lui échappe, rejoint ce qu’il écrit dans Espèces d’espaces16, que Christian Delage et Vincent
Guigueno citent dans leur article : « Ce qui est donné à voir, ce que nous pouvons montrer ».
Perec dénonce la transformation inévitable des lieux et des objets, que ce soit par leur abandon
ou par intervention de l’homme :
«  J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque
intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départs,
des sources (…) de tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient
question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un
doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est pas donné,
il faut que j’en fasse la conquête. »(Delage et Guigueno, 1997 : 9)
38 Cette problématique rejoint l’incapacité pour Perec de se rattacher à une histoire, à un passé
et sa confrontation permanente, désignée ici à travers un espace lui échappant sans cesse, à
l’inaccessible et à l’incertain.
39 Une déambulation dans les salles fermées au public, pillées, abandonnées, réintroduit cette
idée de visite parallèle, loin du discours officiel du guide. Les mouvements de caméra qui
accompagnent cette errance et cette quête de Perec et Bober sont la plupart du temps des
travellings, qui nous font découvrir des photographies disposées dans ces couloirs et ces
salles, s’arrêtant sur elles ou les englobant, les aspirant, comme des éléments définitivement
rattachés au passé. Perec et Bober refusent la reconstitution pure et simple des salles par
lesquelles transitèrent les émigrants et offrent aux lieux, à travers la mise en scène singulière
des photographies dans les vestiges d’Ellis Island, une autre dimension et une profondeur, une
réflexion sur l’absence et l’absence de traces, qui fait défaut à la visite proposée par le guide.
Fig.8. Georges Perec et Robert Bober, photogramme issu de Récits d’Ellis Island, 1980 : une
photographie filmée de Lewis Hine, disposée dans un couloir abandonné d’Ellis Island, à
l’endroit même de sa prise de vue au début du XXe siècle

40 .La mise en scène et en espace de l’objet photographie

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Les dispositifs de fiction cinématographique au sein du documentaire Récits d’Ellis Islan (...) 14

Le choix et le placement des photographies


41 Les photographies de Lewis Hine, choisies par Perec et Bober, sont l’objet d’une mise en scène
très marquée, qui se traduit par la posture des personnes photographiées, leur attitude, parfois
leur regard vers l’objectif. Ces photographies s’inscrivent dans la série que réalisa Lewis Hine
à Ellis Island au début de sa carrière, à partir de 1904 :
« Supposons que nous nous frayions à coups de coude un passage à travers la foule d’Ellis Island
et que nous essayions d’arrêter la ruée de ces gens ahuris, déferlant dans les couloirs, les escaliers,
venant de partout, impatients d’en finir et de trouver enfin leur chemin (…) Un petit groupe semble
offrir une opportunité ; alors, nous arrêtons ces gens et nous leur expliquons avec des gestes que
ce serait formidable s’ils pouvaient se regrouper juste quelques instants. Le reste de la marée
humaine tourbillonne tout autour, (…) nous faisons la mise au point (…), puis espérant qu’ils
resteront immobiles, nous préparons le flash. » (Hine, in Panzer, 2002 : 18)
42 Caractérisées par la pose, elles se prêtent particulièrement bien au dispositif mis en place par
Perec et Bober, à savoir le placement de tirages, agrandis parfois jusqu’à une échelle proche
du réel, en fonction de la perspective, dans le cadre même de la prise de vue initiale. Le
référent (la personne photographiée au début du XXe siècle) et l’objet (la photographie) sont
alors mis en scène, créant ainsi un effet de contraste entre la couleur des images filmées et
le noir et blanc des photographies, le délabrement d’Ellis Island au moment du tournage qui
s’oppose à l’impression de conservation et de bon état des lieux qui émane des photographies,
« produisant une impression de contemporanéité plus proche que le lieu lui-même. » (Delage
et Guigueno, 1997 : 4).
Fig.9. Georges Perec et Robert Bober, photogramme issu de Récits d’Ellis Island, 1980  :
photographie filmée de Lewis Hine disposée dans une salle abandonnée d’Ellis Island

43 D’autres, se démarquant des photographies posées, sont peu nombreuses et représentent les
émigrants débarquant du bateau, les bras chargés de bagages. Perec et Bober confrontent ces
photographies figées dans le temps et l’espace à d’autres éléments statiques : les vastes salles,
dont les objets ont été préservés et disposés dans des parcelles délimitées des bâtiments, et qui
ne revivent que par les anecdotes racontées par le guide et par les visiteurs qui les prennent à

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Les dispositifs de fiction cinématographique au sein du documentaire Récits d’Ellis Islan (...) 15

leur tour en photographies. Si j’ai pu noter précédemment que l’attente interminable subie par
les émigrants était gommée dans la visite guidée, Perec et Bober nous font prendre conscience
de cette immobilité d’abord en la nommant, à travers le commentaire : « Ceux qui étaient partis
n’étaient pas encore arrivés, ceux qui avaient tout quitté n’avaient encore rien obtenu et où il
n’y avait rien d’autre à faire qu’à attendre en espérant que tout se passerait bien (…)17 », puis en
filmant les photographies représentant elles-mêmes les émigrants dans une posture statique.
44 Nous pouvons déterminer quatre grands types de sujets dans les photographies placées par
Perec et Bober sur l’île : photographies de groupes (émigrants arrivant à Ellis Island, dans les
salles surpeuplées en plan large, ou photographies montrant des familles), photographies des
examens médicaux ou légaux, portraits de personnes seules (enfants, jeunes adultes, personnes
âgées) et portraits de mères avec leur(s) enfant(s). L’attention particulière portée dans le
choix des photos à la représentation de la mère et de l’enfant peut être interprétée comme un
hypothétique reflet de la préoccupation de Perec pour la figure maternelle, la vision à travers
ces portraits très classiques d’un avenir potentiel imaginé par Perec, « dans l’éventail à peu près
illimité de ces possibles », comme il le souligne dans le commentaire. L’utilisation et la place
des photos sont très différentes dans la seconde partie du film, Mémoires. Celle-ci s’inscrit
moins directement dans la problématique abordée, mais nous pouvons néanmoins noter que
lors des témoignages recueillis par Perec et filmés par Bober, la photographie est un objet qui
se manipule, qui n’est pas figé, qui passe de mains en mains. Les personnes photographiées
sont identifiées et nommées par leurs descendants, la filiation et la mémoire sont assurées par
ce biais. Nous ne sommes plus dans le cadre de la mise en scène de photographies d’anonymes
comme dans Traces, mais dans le récit d’un destin particulier, dans la transmission d’une
histoire individuelle. Il me semble intéressant d’associer, à la démarche de Perec et Bober et
par rapport à la présence dans leur film d’images d’archives, de photographies de Lewis Hine
ou de photographies personnelles, une remarque de David MacDougall, à propos de l’emploi
généralisé de ce type de documents dans les films, en particulier documentaires :
« De nombreux films assimilent les souvenirs à des objets survivants, en y incluant les images
photographiques du passé. Les sources de la mémoire étant à jamais hors d’atteinte, les cinéastes
sont tentés d’utiliser les enregistrements photographiques survivants comme s’il s’agissait du
souvenir lui-même. Ainsi, les films documentaires et les programmes de télévision associent
obstinément aux entretiens, des photographies et des actualités filmées, présentées de façon tout
à fait illégitime comme souvenir de ceux qui parlent. » (MacDougall, in Niney, 2002 : 250).
45 David MacDougall insiste sur la nécessité d’interroger toute image d’archive, qui n’est pas,
comme le souligne François Niney, «  une preuve actuelle du passé  » (Niney, 2002  : 250)
mais une représentation médiatisée du passé qui a survécu dans le présent. La question de
la légitimité soulevée par MacDougall concerne plus particulièrement l’emploi d’une image
d’archive hors de son contexte, dont ni le point de vue qui l’a fait naître (elle est insérée dans
un montage comme si elle n’avait pas d’auteur), ni son utilisation à l’époque de sa production
(à quelle fin, même privée, cette image a-t-elle été fabriquée ?) ne sont questionnés. Elle a
une fonction uniquement illustrative d’un propos concernant des événements ou des périodes
historiques communes.
46 En séparant distinctement les deux parties du film, Perec et Bober ne nous invitent pas à
considérer les photographies utilisées dans la première partie comme étant des « souvenirs »,
ou assimilées aux témoignages de la seconde partie. En évitant cet écueil, ils parviennent à la
fois à approcher ce que fut cette vague d’immigration mondiale, en reliant ces seize millions
de personnes à des destins individuels, à mener à bien leur questionnement initial (comment
raconter ce lieu et en quoi cela les concerne-t-il ?) et à recueillir les témoignages en refusant le
principe du panel représentatif, en montrant à quel point ces histoires sont à la fois « identiques
et différentes », comme le dit très justement Perec.

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Les dispositifs de fiction cinématographique au sein du documentaire Récits d’Ellis Islan (...) 16

Cinéma et photographie
47 Dans L’historien et le film, Robert Bober évoque la différence entre le cinéma et la
photographie en ces termes : « La photographie, c’est une manière de retenir une certaine
mémoire, d’arrêter le temps. Le cinéma, c’est la mise en récit. »(Delage et Guigueno, 2004 :
253-254). La pérennité d’une certaine mémoire est garantie dans le film par la présence de
l’album de photographies (qui comporte également des annotations manuscrites) feuilleté
par Perec assis à un bureau dès les premières images de Traces, et par les photographies
manipulées et commentées par les personnes ayant transité par Ellis Island dans Mémoires.
Ce que Perec et Bober mettent en place avec les photographies de Lewis Hine correspondrait
alors à une mise en récit de ces destins singuliers devenus anonymes par le temps qui sépare
l’instant de la prise de vue et la réévaluation de l’objet photographique, plus de soixante-dix
ans plus tard.
48 Perec et Bober ne se contentent pas d’une simple mise en espace des tirages agrandis, un
travail de mouvements de caméra participe à cette mise en scène. La première photographie, à
la huitième minute du film, est introduite par le commentaire de Perec, qui évoque l’arrivée à
Ellis Island d’Annie Moore, jeune irlandaise de quinze ans et première immigrante enregistrée,
le 1er Janvier 1892, ainsi que le dernier immigrant, un marin norvégien, le 12 novembre 1954.
Cette première photographie représente une famille, un couple et un enfant, sur le pont du ferry
qui faisait la navette entre le port de New York et l’île. Leur présence (sur la photographie de
Lewis Hine) sur le pont du bateau peut être assimilée à la fin de leur périple (ils sont passés du
statut d’émigrant à celui d’immigrant) et l’apparition de l’objet, la photographie, sur ce même
pont est l’aboutissement d’un lent mouvement de caméra (un panoramique de la gauche vers
la droite) commençant sur l’eau, puis se poursuivant le long de la carcasse du ferry en bois
délabré. La photographie n’est pas restituée à taille réelle, l’effet recherché n’est donc pas
celui d’un trompe-l’œil, mais plutôt le « ça-a-été » de Roland Barthes (Barthes, 1980 : 120),
c’est-à-dire la présence indéniable de ces personnes, à ce moment précis, en cet endroit : « La
Photographie ne remémore pas le passé (rien de proustien dans une photographie). L’effet
qu’elle produit sur moi n’est pas de restituer ce qui est aboli (par le temps, la distance),
mais d’attester que cela que je vois, a bien été. » (Barthes, 1980 : 129)18 A l’apparition de la
photographie ainsi mise en scène, le commentaire cesse, laissant le spectateur la détailler, à la
fois à travers ce qu’elle représente et son placement singulier dans Ellis Island.

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Les dispositifs de fiction cinématographique au sein du documentaire Récits d’Ellis Islan (...) 17

Fig. 10. Georges Perec et Robert Bober, photogramme issu de Récits d’Ellis Island, 1980 :
la première photographie de Lewis Hine mise en scène par Georges Perec et Robert Bober
dans Ellis Island, sur le pont du ferry qui amenait les émigrants sur l’île

49 Nous passons au plan suivant, par un panoramique de la droite vers la gauche, du bateau au
débarcadère, où une seconde photographie est placée, représentant cette fois des émigrants
à quai. Un zoom avant sur la photographie isole un homme du groupe, les bras encombrés
de bagages, tenant entre ses dents la feuille d’immatriculation à présenter aux inspecteurs.
Un fondu enchaîné présente une autre image fixe d’émigrants arrivant à Ellis Island, il s’agit
en fait de la première image figée d’un petit film d’archive. Ce dernier nous est présenté
pendant quelques secondes, révélant peut-être encore plus que la photographie l’inexorable
passage du temps, par son caractère mouvant, mettant l’accent sur la fugitivité du passage de
tous ces anonymes19. Nous pouvons noter qu’à chaque occurrence de séquences animées en
noir et blanc (la deuxième dans Traces montre un homme agitant un drapeau américain et
portant un bébé dans ses bras et Mémoires s’ouvre sur une séquence montrant des émigrants
débarquant sur Ellis Island), cette même impression surgit : « A l’immobilité du papier répond
ici l’excès artificiel du mouvement, les pas et les gestes drôlement accélérés. » (Lawniczak,
2006 : 236) Le plan suivant la première séquence animée commence également sur le ferry,
puis un mouvement panoramique de la droite vers la gauche nous amène à nouveau vers le
quai. La deuxième photographie est une nouvelle fois filmée, mais la caméra ne s’y arrête
pas, elle l’englobe dans son mouvement, nous faisant découvrir une troisième photographie
représentant trois femmes, dont deux tenant des enfants20.

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Les dispositifs de fiction cinématographique au sein du documentaire Récits d’Ellis Islan (...) 18

Fig.11et 12. Georges Perec et Robert Bober, photogrammes issus de Récits d’Ellis Island,
1980  : photographie filmée d’émigrants débarquant sur Ellis Island, les bras chargés de
bagages, placée sur le quai (en haut). Photographie de trois femmes et de leurs enfants
arrivant sur Ellis Island, placée également sur le quai (en bas)

50

51 La caméra filme cette photographie plein cadre, l’excluant du lieu dans lequel elle était
placée. Les répétitions de ce mouvement descendant du bateau vers le quai et de la deuxième

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Les dispositifs de fiction cinématographique au sein du documentaire Récits d’Ellis Islan (...) 19

photographie peuvent figurer les va-et-vient sans fin de ces émigrants toujours plus nombreux
à arriver sur l’île et à la quitter. Une double intention peut être perçue : d’une part la volonté,
par les mouvements de la caméra (l’association des travellings et des zooms avant), de prendre
le temps d’isoler les personnes photographiées, de les considérer individuellement, et d’autre
part, par la capacité de la caméra à créer un flux d’images mouvantes (composé pourtant de
vingt-quatre images fixes par secondes), la suggestion du passage inexorable du temps et de
l’oubli qui l’accompagne.
52 Lorsque la caméra ne marque pas d’arrêt sur une photographie, que celle-ci est engloutie
par le mouvement de caméra qui ne la laisse pas émerger ni exister, l’opposition entre la
mobilité du cinéma et l’immobilité de la photographie souligne l’impossibilité à reconsidérer
ces destins individuels  : «  La voracité continue du cinéma s’oppose à la fixité de la
photographie » (Barthes, 1980 : 89-90). Barthes insiste sur cette idée et la développe par la
suite :
« Dans la photographie, quelque chose s’est posé devant le petit trou et y est resté à jamais (c’est
là mon sentiment) ; mais au cinéma, quelque chose est passé devant ce même petit trou : la pose
est emportée et niée par la suite continue des images. » (Barthes, 1980 : 122)
53 Nous pouvons penser que Perec et Bober, en confrontant ces deux mediums, expérimentent
à la fois leur capacité à rendre compte de la présence indéniable de personnes à un moment
donné, mais également leur échec face à une reconstitution du passé, qui accentue cette
absence, dénonce ce manque en creux : « Perec-Bober font le constat que l’image échoue à
montrer ce qui est absent mais elle montre l’absence (…) » (Chauvin et Madini, 1997 : 65).
David MacDougall, dans son article « Films de Mémoire », parle de « signes d’absence » qui
« permettent de mettre en relation les problèmes de l’oubli et la distorsion volontaire, ainsi que
l’abîme qui sépare l’expérience de la mémoire » et « placent la mémoire dans le contexte de
l’oubli, et définissent le passé par sa distance irréductible au présent. » (MacDougall, 1992 :
74). Il semble que ce soit très exactement cet effet qui soit recherché par Perec et Bober : non
pas une reconstitution du passé, mais une volonté de le mettre en question, en péril et à partir
des doutes, de l’absence et de ce qui échappe inexorablement, une tentative de proposer leur
point de vue au sein duquel leurs propres interrogations quant à leurs origines peuvent être
accueillies.
54 Par ses choix cinématographiques, notamment l’isolement de certains détails, Robert Bober
opère un recadrage dans la photographie même, la soumettant à un troisième point de vue (le
premier étant celui de Lewis Hine au moment de la prise de vue, le deuxième celui induit par
le placement des photos dans Ellis Island). Le dernier point de vue s’apparente au regard du
spectateur, son attention est guidée et focalisée sur un regard, un détail, un objet. C’est le cas
du mouvement de caméra descendant sur le portrait d’une petite fille21, mettant l’accent sur la
pièce qu’elle tient dans sa main gantée, qui rappelle l’histoire de la pièce d’or de dix dollars
donnée à la première immigrante d’Ellis Island que Perec évoque au début du film.

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Fig. 13 et 14. Georges Perec et Robert Bober, photogrammes issus de Récits d’Ellis Island,
1980  : photographie filmée de Lewis Hine représentant le portrait d’une petite fille (en
haut), qui, par le texte lu par Georges Perec, peut être assimilée à Annie Moore, la première
immigrante enregistrée à Ellis Island, à qui l’on donna une pièce d’or de dix dollars. Robert
Bober, par un mouvement descendant de la caméra, isole en gros plan sa main gantée tenant
une pièce (en bas)

55

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Les dispositifs de fiction cinématographique au sein du documentaire Récits d’Ellis Islan (...) 21

56 La fluidité qui caractérise les passages entre les différentes pièces des bâtiments, par de lents
travellings notamment, est maintenue pour établir les liens entre les passages filmés à Paris
où est mis en scène l’album de photographies feuilleté par Perec et les différents lieux  sur
Ellis Island où sont placées les photographies. Mais nous pouvons noter qu’ils utilisent peu
les raccords possibles entre les photographies communes à l’album et au tournage sur place
(un seul raccord de ce type est présent à la dix-huitième minute).
Fig. 15. Georges Perec et Robert Bober, photogramme issu de Récits d’Ellis Island, 1980 :
Georges Perec feuillette l’album de photographies (de famille, d’archives, de tournage) dans
lequel figurent également des notes manuscrites et des souvenirs de tournage

57 Le dispositif de placement et de filmage des photographies de Lewis Hine dans le cadre


initial de la prise de vue transforme Ellis Island,   lieu symbole de l’exil, en décor. Par
l’intervention des auteurs sur le lieu réel, un espace fictionnel se dégage, où les personnes
photographiées deviennent des personnages du récit de l’Histoire de l’immigration aux Etats-
Unis. Le spectateur se met à imaginer, comme Perec sur les lieux, ce qui n’est pas montré par la
visite guidée : la difficulté de cette épopée, l’attente, la peur, l’espoir. Cet effet est d’autant plus
surprenant lorsque les jonctions entre les photographies et le « décor » coïncident. A la fin de
Traces (cinquantième minute), la caméra filme une photographie représentant trois personnes
de dos, tournées vers l’horizon, face à la Statue de la Liberté. Un mouvement ascendant nous
fait passer du bord supérieur de la photographie en noir et blanc représentant la mer, à la mer
filmée, grisâtre, bleutée, nous laissant découvrir la Statue de la Liberté au loin. Nous passons
de la représentation symbolique d’une nouvelle vie, de la Terre d’accueil, figée à l’époque de
la prise de vue, mais néanmoins pleine d’espoir, à une autre représentation médiatisée cette
fois par la caméra. Le glissement de l’une à l’autre peut être assimilée au passage du rêve
(« La Golden Door, la Porte d’Or », « l’Amérique mille fois rêvée », comme le souligne Perec
dans son texte) à la réalité, que nous pouvons aussi interpréter comme l’accomplissement d’un
destin, la fin de l’errance et de l’exil et le passage du statut d’émigrant à celui d’immigrant.

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Fig. 16, 17 et 18. Georges Perec et Robert Bober, photogrammes issus de Récits d’Ellis Island,
1980 : photographie filmée de trois personnes de dos, leurs regards tournés vers l’horizon,
face à la Statue de la Liberté (en haut).  Mouvement ascendant de la caméra, passant de la
mer photographiée à la mer filmée (au centre). La Statue de la Liberté, filmée par Robert
Bober, symbolisant tous leurs espoirs (en bas)

58

  

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60 .Les dispositifs cinématographiques mis en place par Perec et Bober, créant un espace
fictionnel au sein du documentaire, peuvent être perçus comme un moyen pour les auteurs-
cinéastes de se projeter dans un univers autre, qui leur est a priori inconnu. L’intuition
que l’Histoire portée par ce lieu ne leur est pas complètement étrangère leur permet, de
façon détournée, de trouver un lieu d’accueil pour raconter leur propre histoire et leur
questionnement sur leurs origines. Le texte écrit et lu par Perec est partie prenante dans la
mise en place de ce dispositif et l’on pourrait avancer qu’il intègre, au sein même d’un cadre
documentaire, une écriture à forte résonance fictionnelle (notamment par l’évocation du mythe
de la Porte dorée et de la Terre de Liberté, du récit de la légende du Golemet par la citation
extraite de L’Amérique de Kafka). Si Perec décrit méthodiquement et minutieusement certains
endroits dans Ellis Island, s’en tenant à ce qu’il voit, il fait également en sorte que l’on suive sa
visite, empruntant autant au documentaire qu’à la fiction – plutôt que celle du guide, instructive
mais conventionnelle – et que son cheminement, son questionnement, deviennent le nôtre.
61 Une des préoccupations évidentes de Perec et Bober pour Traces dans Récits d’Ellis Island est
de ne pas utiliser le banc-titre pour introduire les photographies dans le montage, s’éloignant
ainsi du reportage télévisuel à sujet historique de facture classique. Perec et Bober, par les
dispositifs cinématographiques et la mise en place du récit, ne soumettent pas le spectateur à un
simulacre du réel. La réalité à laquelle ils souhaitent le faire adhérer n’est pas présentée comme
tautologique mais est appréhendée dans toute sa complexité et son ambiguïté. La photographie,
par sa place précise dans l’album feuilleté et sa mise en scène dans Ellis Island, ne se confond
pas avec le film et n’a de place que grâce à lui. Les passages entre le cadre des photographies
et leur inscription dans le lieu de la prise de vue filmée lors du tournage sont toujours conçus
comme des effets de mise en scène visibles, rendant compte d’une idée, d’un symbole, mais
ne trompant pas la perception du spectateur.
62 Johan van der Keuken, photographe et cinéaste néerlandais ayant souvent exploré les relations
entre photographie et cinéma, dit dans le commentaire en voix off de son film Les Vacances
du cinéaste (1974) :

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Les dispositifs de fiction cinématographique au sein du documentaire Récits d’Ellis Islan (...) 24

«  La photo est un souvenir. Je me souviens de ce que je vois maintenant. Mais le film ne se


souvient de rien, le film se déroule toujours maintenant. »
63 Nous pouvons avancer que c’est à juste titre pour pallier à cette impossibilité du cinéma à fixer
la mémoire, à retenir les traces, que Perec et Bober ont élaboré ce dispositif de mise en scène de
ces photographies dans l’espace même d’un « lieu de mémoire ». Il est intéressant de noter que
si l’expression « lieu de mémoire » est très couramment employée pour parler de l’approche
d’un lieu historique dans le cinéma documentaire, il faut aussi prendre en compte l’état d’esprit
des cinéastes dans la réflexion qui les amène à un projet et la réception critique qui s’ensuit, qui,
comme nous l’avons vu, peut être influencée par des recherches, des publications, l’émergence
de notions postérieures à la réalisation d’une œuvre. Dans le cas précis de Récits d’Ellis Island,
la complexité du projet de Perec et Bober est d’aborder, en empruntant au documentaire et à
la fiction, un lieu dit « de mémoire », en conservant une rigueur et une légitimité par rapport
à son traitement.
64 S’il est admis que le documentaire n’est pas une captation brute du réel, on peut se poser la
question de savoir si le type de dispositif mis en place dans Traces éloigne cette partie du
film du cinéma documentaire, sans pour autant le rattacher de façon définitive à la fiction, et
si l’on peut dans ce cas précis parler de mise en scène documentaire. Perec et Bober tentent,
par les dispositifs de fiction cinématographique, de retracer le chemin des émigrants dans ce
lieu, d’attester de leur présence. Comme le souligne Perec, « il ne s’agit pas de s’apitoyer
mais de comprendre22  » et la distance opérée avec le sujet par cette mise en scène permet
justement d’atteindre un questionnement plus large sur l’exil et ses conséquences par rapport
à la transmission d’une Histoire, lorsque l’on est poussé hors de sa terre natale, et que c’est
précisément là que se joue la seule possibilité de survie. L’intérêt de Récits d’Ellis Island réside
en grande partie dans la confrontation de points de vue qui se répondent et s’enrichissent à
travers ces choix cinématographiques et, si le spectateur y adhère, il est également encouragé
à développer son propre discours critique sur l’œuvre filmique même et son enjeu : la mise
en scène d’une mémoire, qu’il s’agisse d’une mémoire personnelle ou « porte-parole » d’une
mémoire autre, pour mieux l’appréhender et lutter contre l’oubli, l’effacement, le néant.

Bibliographie
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Seuil, Paris.
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DELAGE Christian et Vincent GUIGUENO, 1997, « Ce qui nous est donné à voir, ce que nous pouvons
montrer », Etudes Photographiques n°3, nov. 1997
http://etudesphotographiques.revues.org/index290.html, consulté le 31 août 2009.
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de l’UFR de langues et littératures de l’Université de Poitiers.
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Les dispositifs de fiction cinématographique au sein du documentaire Récits d’Ellis Islan (...) 25

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_, 1992, En remontant la rue Vilin, 49’
LUMIÈRE Louis [et al.], 1895, La Sortie des Usines Lumière (première et seconde version), 0’50
PEREC Georges et Bernard Queysanne [et al.], 1974, Un homme qui dort, 93’
PEREC Georges [et al.], 1978, Les lieux d’une fugue, 41’
_ et Robert Bober [et al.], 1980, Récits d’Ellis Island, Première partie : Traces, 57’ / Deuxième partie :
Mémoires, 60’
VAN DER KEUKEN Johan [et al.], 1974, Les Vacances du cinéaste (titre original : Vakanti van de filmer), 39

Notes
1  Récits d’Ellis Island de Georges Perec et Robert Bober, Institut National de l’Audiovisuel (INA),
1980. Première partie : Traces, 57 minutes / Seconde partie : Mémoires, 60 minutes.
2  Jean Liberman, 1980, « Georges Perec et Robert Bober : « Ellis Island, c’est le temps où les Etats-Unis
incarnaient la Terre promise » : 137-144, repris en 2003 dans Dominique Bertelli et Mireille Ribière (dir.)
Entretiens et Conférences, vol. II, 1979-1981, Nantes, Joseph K. Un ouvrage intitulé Récits d’Island,
histoire d’errance et d’espoir est publié en 1980 (INA / Editions du Sorbier), une deuxième édition paraît
en 1994 (P.O.L.).
3  Dans les entretiens constituant « Les traces et la mémoire, entretiens et contribution », extraits de
l’ouvrage Filmer le passé dans le cinéma documentaire (ADDOC Collection Cinéma Documentaire,
L’Harmattan, 2003) sur lequel je m’appuierai, la notion de « lieu de mémoire » est employée au sujet du
film en référence à l’ouvrage dirigé par Pierre Nora, Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984.
4   Les entretiens sont issus d’un débat organisé par ADDOC durant le XIVe Festival Les Ecrans
Documentaires et auxquels ont participé François Caillat, Pierre Beuchot, Robert Bober, Edgardo
Cozarinsky et Henry Rousso.
5  Les citations extraites des dialogues du film Récits d’Ellis Island  renverront toutes au coffret dvd
Georges Pérec vol. 1 édité par l’Institut National de l’Audiovisuel (INA) en 2007. Pour faciliter la lecture
de l’article, on notera simplement le titre du film : Récits d’Ellis Island.
6  Récits d’Ellis Island.
7  Récits d’Ellis Island.
8  « Nous avons fait un premier séjour à New York dans la première quinzaine de juin 1978. Nous ne
connaissions alors d’Ellis Island que quelques photographies anciennes. Il s’agissait pour nous, d‘abord
de prendre contact avec ce lieu encore abstrait, ensuite de préparer le tournage que nous devions alors
réaliser à l’automne. », Perec et Bober, Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir, Paris, P.O.L,
1994, p. 94.

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9  Pour la réception critique du film et les réponses de Perec et Bober à ce sujet, se référer à l’article de
Jean Liberman, op.cit., notamment p. 137-138 et p. 141-142.
10  Dans le film, Perec date leur première visite à Ellis Island au 31 mai 1978, nous apprenons dans les
notes de repérages prises par Perec que le tournage n’était prévu qu’en automne de la même année.
11  Récits d’Ellis Island.
12  Récits d’Ellis Island.
13  Récits d’Ellis Island.
14  Récits d’Ellis Island.
15  Idem.
16  Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Editions Galilée, 1974.
17  Récits d’Ellis Island.
18   Andrée Chauvin et Mongi Madini évoquent également cette mise en scène en insistant sur son
caractère mortuaire en se référant à Barthes: «  La mise en scène de ces présences abolies, de ces
simulacres qui supposent une ferveur de l’évocation, un temps de recueillement souvent ménagé par un
plan fixe ou un lent travelling leur donne un caractère de stèles funéraires. L’ « avoir-été-là » de toute
photo selon Barthes prend ici un relief extraordinaire. », « La remontée des images (sur les récits d’Ellis
Island ) », Le Cabinet d’amateur, n°6 : 55. Voir également la note 41 de leur article pour la citation
complète de Barthes.
19  « On a la sensation d’une histoire qui commence après que le décor a été planté ; puis le fragment du
film ancien s’interrompt et on revient avec un cadrage différent à un plan précédent, celui de l’épave du
ferry qui dénote l’appartenance au passé, par contraste avec l’illusion d’animation. »(Andrée Chauvin
et Mongi Madini, 1997 : 56).
20  Il s’agit d’une photographie de Burt G. Phillips qui apparaît également dans l’album Récits d’Ellis
Island, histoire d’errance et d’espoir, op.cit. p.72.
21  Ce portrait apparaît à la cinquante troisième minute de Traces, lors du travelling latéral sur un banc
où sont disposées les photographies que l’on a déjà vues en partie, placées dans Ellis Island. Andrée
Chauvin et Mongi Madini font aussi le rapprochement entre cette photographie et l’évocation par Perec
de la pièce donnée à Annie Moore à son arrivée à Ellis Island en la reliant aux désillusions des immigrants
à leur arrivée sur le sol américain : « Plus subtilement, le sou qui brille entre les doigts gantés de laine
d’une petite fille sur la dernière photo de la série 17 c fait peut-être écho à l’anecdote concernant Annie
Moore, tout en réfractant les mirages d’un Eldorado vite démenti. »(Chauvin et Madini, 1997 : 56).
22  Récits d’Ellis Island.

Pour citer cet article


Référence électronique
Cécile Tourneur, « Les dispositifs de fiction cinématographique au sein du documentaire Récits d’Ellis
Island, de Georges Perec et Robert Bober (1980) »,  Conserveries mémorielles [En ligne], #6 | 2009,
mis en ligne le 26 décembre 2009. URL : http://cm.revues.org/357

À propos de l'auteur
Cécile Tourneur
Université Paris VIII

Droits d'auteur
© Conserveries mémorielles

Conserveries mémorielles, #6 | 2009


Les dispositifs de fiction cinématographique au sein du documentaire Récits d’Ellis Islan (...) 27

Résumé

 
Traces et Mémoires, les titres des deux parties qui composent Récits d’Ellis Island réalisé par
Georges Perec et Robert Bober entre 1978 et 1980, peuvent être perçus comme résumant les
enjeux majeurs du film : la restitution, à partir de vestiges, de ce que fut ce lieu de passage
de millions d’émigrants, devenu « lieu de mémoire » et une volonté de considérer ces destins
dans leur singularité. Dans la première partie, Traces, le texte écrit et lu par Georges Perec
relie Ellis Island à un questionnement personnel sur leurs propres origines et leur identité.
Perec et Bober ne s’attachent pas à une reconstitution exacte du passé, projet voué à l’échec,
mais vont créer un espace fictionnel au sein du projet documentaire à travers la mise en scène
de photographies (la plupart sont de Lewis Hine et datent du début du XXe siècle) dans les
lieux même où furent réalisées les prises de vue. Photographie et cinéma ainsi confrontés
leur permettent de mener à bien une réflexion sur l’exil, la transmission d’une histoire et d’y
projeter leur propre questionnement autobiographique, de l’ordre du possible, du potentiel.
Mots clés :  mémoire, immigration, histoire, exil, autobiographie, photographie

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