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Jérémy Robine*
En novembre 2005, la France a vécu une confrontation sans précédent entre les
forces de l’ordre « républicaines » et une partie de la jeunesse des quartiers-ghettos
des périphéries urbaines, essentiellement issue de l’immigration d’ex-colonies
françaises. De ce fait, l’appel « Nous sommes les indigènes de la République ! »
publié dix mois plus tôt, en janvier 2005, a pris une résonance toute particulière.
À sa publication, cette initiative n’avait pas été perçue comme l’un des signes du
franchissement d’une nouvelle étape dans les rapports entre la nation et une partie
d’elle-même, issue, au-delà de la migration, de nations ou de peuples ancienne-
ment colonisées par la France, bien qu’elle ait alors défrayé, durant quelques
jours, la chronique médiatique et suscité de nombreuses réactions. Des voix cri-
tiques s’étaient élevées, pointant les erreurs ou les imprécisions historiques, ou
même sociologiques. Les « indigènes » ont répondu que ces réactions étaient la
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nation, avec l’esquisse des stratégies de pouvoir qui l’animent. Avec les émeutes
dix mois plus tard, c’est bien l’image d’une fracture qui se dessine entre la nation
et une partie d’elle-même, issue des anciennes colonies. L’analyse des représenta-
tions des « indigènes » quant à la nation française constitue l’axe de la première
partie de cet article. Les initiateurs de l’appel esquissent à travers celui-ci des stra-
tégies de pouvoir. Pour les étudier, il faut envisager l’ensemble du microsystème
politique constitué par les diverses organisations qui se déploient dans et à propos
des territoires de l’immigration et de ses enfants. Cette analyse, géopolitique dans
la mesure où elle se concentre sur les représentations diffusées par les différents
acteurs, nous semble innovante et utile pour comprendre ce qui se joue autour d’un
certain nombre de mouvements politiques.
Pour écrire cet article, nous avons voulu aller au-delà d’une réflexion sur le
texte de l’appel et ceux qui l’accompagnent. L’appel, reproduit ci-dessous, est un
manifeste tous publics contre lequel la critique est facile, mais qui ne permet pas
de comprendre les tenants et les aboutissants de la démarche des « indigènes ».
J’ai eu la chance de pouvoir mener de longs entretiens avec quatre des initiateurs
de l’« Appel pour les assises de l’anticolonialisme postcolonial ». Ces entretiens
ont eu lieu avant le déclenchement des émeutes urbaines le 27 octobre 2005, sauf
un, au tout début de ces événements. Les propos rapportés ont donc été tenus dans
une situation calme, avant que les émeutes aient influé (durablement ou pas) sur
les représentations et les discours de nombreux acteurs.
Parmi ces initiateurs, nous avons interrogé les deux personnes qui ont organisé
la première réunion. Houria Bouteldja, 32 ans, est l’auteur de l’idée du mot « indi-
gènes », et la principale initiatrice de l’appel. Le CEPT (Collectif une école pour
toutes et tous) a été son premier engagement militant. Elle a également créé le col-
lectif féministe Les Blédardes contre Ni putes ni soumises, puis initié les « indi-
gènes de la République » : elle a convoqué le 15 septembre 2004 la toute première
réunion avec Youssef Boussoumah. Toutes les citations d’Houria Bouteldja sont
tirées de l’entretien enregistré le 26 octobre 2005. Youssef Boussoumah est né en
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La France a été un État colonial... Pendant plus de quatre siècles, elle a parti-
cipé activement à la traite négrière et à la déportation des populations de l’Afrique
subsaharienne. Au prix de terribles massacres, les forces coloniales ont imposé leur
joug sur des dizaines de peuples dont elles ont spolié les richesses, détruit les
cultures, ruiné les traditions, nié l’histoire, effacé la mémoire. Les tirailleurs
d’Afrique, chair à canon pendant les deux guerres mondiales, restent victimes d’une
scandaleuse inégalité de traitement.
La France reste un État colonial ! En Nouvelle-Calédonie, Guadeloupe,
Martinique, Guyane, Réunion, Polynésie règnent répression et mépris du suffrage
universel. Les enfants de ces colonies sont, en France, relégués au statut d’immigrés,
de Français de seconde zone sans l’intégralité des droits. Dans certaines de ses
anciennes colonies, la France continue de mener une politique de domination.
Une part énorme des richesses locales est aspirée par l’ancienne métropole et le
capital international. Son armée se conduit en Côte-d’Ivoire comme en pays conquis.
Le traitement des populations issues de la colonisation prolonge, sans s’y
réduire, la politique coloniale. Non seulement le principe de l’égalité devant la loi
n’est pas respecté mais la loi elle-même n’est pas toujours égale (double peine, appli-
cation du statut personnel aux femmes d’origine maghrébine, subsaharienne...). La
figure de l’« indigène » continue à hanter l’action politique, administrative et judi-
ciaire ; elle innerve et s’imbrique à d’autres logiques d’oppression, de discrimination
et d’exploitation sociales. Ainsi, aujourd’hui, dans le contexte du néolibéralisme, on
tente de faire jouer aux travailleurs immigrés le rôle de dérégulateurs du marché du
travail pour étendre à l’ensemble du salariat encore plus de précarité et de flexibilité.
La gangrène coloniale s’empare des esprits. L’exacerbation des conflits dans le
monde, en particulier au Moyen-Orient, se réfracte immédiatement au sein du débat
français. Les intérêts de l’impérialisme américain, le néoconservatisme de l’adminis-
tration Bush rencontrent l’héritage colonial français. Une frange active du monde
intellectuel, politique et médiatique français, tournant le dos aux combats
progressistes dont elle se prévaut, se transforme en agents de la « pensée »
bushienne. Investissant l’espace de la communication, ces idéologues recyclent la
Hérodote, n° 120, La Découverte, 1er trimestre 2006.
thématique du « choc des civilisations » dans le langage local du conflit entre « Répu-
blique » et « communautarisme ». Comme aux heures glorieuses de la colonisation,
on tente d’opposer les Berbères aux Arabes, les Juifs aux « Arabo-musulmans » et
aux Noirs. Les jeunes « issus de l’immigration » sont ainsi accusés d’être le vecteur
d’un nouvel antisémitisme. Sous le vocable jamais défini d’« intégrisme », les popula-
tions d’origine africaine, maghrébine ou musulmane sont désormais identifiées
comme la Cinquième Colonne d’une nouvelle barbarie qui menacerait l’Occident et
ses « valeurs ». Frauduleusement camouflée sous les drapeaux de la laïcité, de la
citoyenneté et du féminisme, cette offensive réactionnaire s’empare des cerveaux et
reconfigure la scène politique. Elle produit des ravages dans la société française.
Déjà, elle est parvenue à imposer sa rhétorique au sein même des forces progres-
sistes, comme une gangrène. Attribuer le monopole de l’imaginaire colonial et raciste
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à la seule extrême droite est une imposture politique et historique. L’idéologie colo-
niale perdure, transversale aux grands courants d’idées qui composent le champ poli-
tique français.
La décolonisation de la République reste à l’ordre du jour ! La République
de l’égalité est un mythe. L’État et la société doivent opérer un retour critique radical
sur leur passé-présent colonial. Il est temps que la France interroge ses Lumières,
que l’universalisme égalitaire, affirmé pendant la Révolution française, refoule ce
nationalisme arc-bouté au « chauvinisme de l’universel », censé « civiliser » sau-
vages et sauvageons. Il est urgent de promouvoir des mesures radicales de justice et
d’égalité qui mettent un terme aux discriminations racistes dans l’accès au travail,
au logement, à la culture et à la citoyenneté. Il faut en finir avec les institutions qui
ramènent les populations issues de la colonisation à un statut de sous-humanité.
Nos parents, nos grands-parents ont été mis en esclavage, colonisés, animalisés.
Mais ils n’ont pas été broyés. Ils ont préservé leur dignité d’humains à travers la
résistance héroïque qu’ils ont menée pour s’arracher au joug colonial. Nous
sommes leurs héritiers comme nous sommes les héritiers de ces Français qui ont
résisté à la barbarie nazie et de tous ceux qui se sont engagés avec les opprimés,
démontrant, par leur engagement et leurs sacrifices, que la lutte anticoloniale est
indissociable du combat pour l’égalité sociale, la justice et la citoyenneté. Diên
Biên Phu est leur victoire. Diên Biên Phu n’est pas une défaite mais une victoire
de la liberté, de l’égalité et de la fraternité !
Pour ces mêmes raisons, nous sommes aux côtés de tous les peuples (de
l’Afrique à la Palestine, de l’Irak à la Tchétchénie, des Caraïbes à l’Amérique
latine...) qui luttent pour leur émancipation, contre toutes les formes de domination
impérialiste, coloniale ou néocoloniale.
NOUS, descendants d’esclaves et de déportés africains, filles et fils de
colonisés et d’immigrés, NOUS, Français et non-Français vivant en France,
militantes et militants engagé-e-s dans les luttes contre l’oppression et les dis-
criminations produites par la République postcoloniale, lançons un appel à
celles et ceux qui sont parties prenantes de ces combats à se réunir en assises de
l’anticolonialisme en vue de contribuer à l’émergence d’une dynamique autonome
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indigènes, intitulé « Marie n’est pas coupable », mais qui affirmait que c’était tout
un système, une campagne médiatique qui démonise les jeunes issus de l’immigra-
tion des banlieues... comme si les banlieues ne faisaient pas partie du même pays,
avec une sorte d’extranéité des banlieues, et là on ne parlait pas de jeunes issus de
l’immigration, mais bien de banlieues... C’est une caractéristique des indigènes, qui
n’est pas un club de bronzés ou une entreprise de promotion des basanés. La ques-
tion sociale nous traverse complètement [...], mais le fait que les populations issues
de l’immigration habitent majoritairement dans les banlieues a son importance dans
l’affaire, évidemment. Nous reviendrons largement sur ce point, club de bronzés ou
pas. C’était trop : on connaît les lascars des cités, mais quand même la croix gammée
c’était peu probable, et quand on a su que c’était faux, plutôt que de dire qu’ils
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L’AFFAIRE DU RER D
L’affaire commence le samedi 10 juillet 2004 au soir par une dépêche AFP,
fondée sur des sources policières, dont le contenu, repris par France Inter, est le sui-
vant : « Une jeune femme a été violemment agressée alors qu’elle se trouvait avec
son bébé de 13 mois dans le RER D. Ça s’est passé vendredi matin. Six jeunes,
âgés de 15 à 20 ans, l’ont bousculée en montant dans le train, ils lui ont arraché son
sac, y ont trouvé un document avec une adresse dans le XVIe arrondissement de
Paris, son ancienne adresse en fait. “Dans le XVIe, il n’y a que des juifs”, lui ont
lancé les jeunes, d’origine maghrébine. Ils lui ont ensuite dessiné des croix gam-
mées sur le ventre avec un feutre avant de lui couper les cheveux. Les jeunes ont
pris la fuite, renversant au passage la poussette dans laquelle se trouvait le bébé.
Dans le train personne n’est venu en aide à la jeune femme. »
Les dirigeants politiques réagissent vite : le ministère de l’Intérieur à 21 h 54, la
présidence de la République à 22 h 10. S’ensuivent bien évidemment des condam-
nations fermes et unanimes, et de nombreux reportages sur l’ensemble des
médias, évoquant une agression « odieuse », « horrible », « terrible », « infâme »
ou « ignoble », ce qui se comprend, mais à l’occasion desquels aucune précaution
n’a été prise quant à la véracité de l’information, et qui insistent parfois lourdement
sur l’origine maghrébine (ou noire parfois) des agresseurs. Le Monde évoque dans
sa chronique des « méthodes de nazis » à propos des croix gammées ; Le Figaro
titre son éditorial « Il faut punir plus » et évoque le « train de la haine ».
Le 13 juillet au soir, Marie-Léonie L., placée en garde à vue dans l’après-midi,
avoue avoir inventé de toutes pièces l’agression. Les dirigeants politiques et les
médias se reportent mutuellement la responsabilité de l’emballement, et nombreux
sont ceux qui maintiennent que l’histoire était plausible, vu l’antisémitisme virulent
des jeunes arabes et noirs. Pour Le Monde : « Ce fait divers sonnait trop juste.
Comme un révélateur d’une époque marquée par la persistance du rejet de l’autre,
la montée des agressions racistes et antisémites, de la violence et de la peur.
Comme le signe d’un nécessaire sursaut civique et républicain. [...] Le Monde [...] a
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commis une faute. Nous en devons excuses aux jeunes des cités issus de l’immigra-
tion maghrébine ou africaine, stigmatisés à tort. » Selon France-Soir, « dans ce
climat délétère où personne n’a le courage de défendre République, laïcité et fran-
cité jusqu’au bout [sic], où l’on laisse le champ libre aux démagogues de tout
acabit, la rumeur peut monter, s’étendre, se développer, et faire des victimes ».
Le Figaro, enfin, parle d’une « aubaine pour ceux qui œuvrent à la victimisation
des musulmans. [...] Ces théoriciens de la victimisation vont exploiter l’affabula-
tion de la mythomane, en criant au “lynchage des banlieues” (MRAP) à la moindre
mise en cause. [...] Les mensonges de la jeune femme ont été crus, jusqu’à être ava-
lisés par Dominique de Villepin et Jacques Chirac, parce qu’ils étaient plausibles.
La fausse agression n’enlève rien à cette réalité qui met en scène des voyous – le
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dire n’est pas faire injure aux musulmans – méprisant Juifs, “Gaulois”, femmes,
homosexuels et tout ce qui ne s’accorde pas à leurs codes. [...] Le vrai courage poli-
tique commencera à se lire lorsque le gouvernement acceptera de regarder ce qui
crève les yeux : la source des nouvelles intolérances, et désormais des hystéries
collectives qui les dénoncent, est à rechercher dans une immigration qui demeure
incontrôlée et qui menace la cohésion nationale ».
Sources : PLPL, <http ://www.homme-moderne.org/plpl/l0704/ index.html>;
Acrimed, <http ://www.acrimed.org/rubrique273.html>
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Sans que ces considérations puissent être établies, elles semblent l’une des clés
pour comprendre pourquoi ce sont précisément des militants propalestiniens qui
ont eu, parmi les premiers, l’idée d’assimiler la situation des populations issues de
l’immigration maghrébine et subsaharienne à une forme de colonisation.
Le mot « indigène » je l’aborde non pas dans son sens étymologique, mais dans
son sens politique. Un indigène est quelqu’un qui à l’époque coloniale était ni
entièrement français, puisqu’il y avait un double statut, ni entièrement étranger. Si
on adopte cet angle d’attaque, on interroge toutes les discriminations systémiques
de la société française. On peut dire que ça n’a rien à voir avec le passé colonial, ou
on peut dire, comme le fait Sayad d’ailleurs, notre précurseur depuis très long-
temps, qu’il y a analogie entre la manière de poser la place de l’indigène à l’époque
coloniale et la manière de poser la place des Français issus de l’immigration ici. Je
ne vais pas renvoyer à toutes les recherches qui sont multiples maintenant sur le fait
que les discriminations touchent d’abord les personnes issues des anciennes colonies,
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les enquêtes de Simon, par exemple. Faut-il comprendre que les personnes issues
de l’immigration originaires de pays non colonisés par la France subissent relative-
ment peu de discriminations ? Qu’en est-il des Pakistanais et de leurs enfants, par
exemple ? Le rapport colonial ou l’imaginaire colonial n’est pas un problème lié
aux caractéristiques des immigrés, il est un problème lié à la manière dont on
aborde l’étranger, et ça c’est un problème français. [...] J’ai un copain turc qui me
dit : mais moi je suis un Algérien dans le regard des gens.
Nous reviendrons sur la question de savoir si toutes les immigrations sont véri-
tablement concernées et prises en compte, de même que la conception de l’« indi-
génat ». Said Bouamama ajoute encore :
Ce n’est pas un problème d’un passé qui ne passe pas, c’est un problème d’un
présent qui est imprégné du passé. Ce n’est pas la même chose, le temps ne suffira
pas, un peu comme ce qui s’est passé avec le regard sur les Noirs, la construction
des enfants d’esclaves aux États-Unis, x décennies après, ça continue à fonctionner
[...] un modèle s’est construit, un système s’est mis en place, des réflexes existent
qui reproduisent aujourd’hui la situation, reproduire au sens sociologique du terme,
des éléments d’analogie qui s’actualisent, se modernisent, etc.
sur les jeunes issus de l’immigration ; une élite à promouvoir : « Dès que quelqu’un
a réussi, il ne peut pas être tranquille » ; et des femmes à émanciper, même
malgré elles.
La colère contre la France, qui aimerait mal une partie de ses enfants quoi
qu’en dise le président de la République, est le motif premier de l’appel des « indi-
gènes ». Houria Bouteldja déclare ainsi :
Pourquoi on organise cette première réunion ? Parce qu’on se dit qu’il n’y a rien
à faire dans ce pays, c’est-à-dire qu’on n’y croit plus, on ne croit pas à la possibilité
même du débat, on ne croit pas à la possibilité d’une alternative politique. On voit
une espèce de rouleau compresseur qui va nous passer dessus et dont on sera
les premières victimes, on voit un contexte international qui ne va pas arranger les
choses, on voit la mise en œuvre de politiques répressives de plus en plus intenses...
Et des médias à la botte des politiques d’État, les émissions de télé avec de faux
débats, des faux subversifs de la télé française qui sont en fait des propagandistes
de la pensée dominante, des débats où sont mis en scène des caricatures, des gens
qui sont censés représenter ce que le Français moyen pense que doit être un Arabe,
ou un Noir, donc l’imam est une caricature, la fille soumise est une caricature, la
fille voilée, la racaille de banlieue... donc on est encastrés dans des identités figées.
Il n’y a pas du tout la place pour une parole politique originale, il n’y a pas de place
pour nous... mais on n’est pas les seuls, c’est la même chose pour les pauvres, pour
les chômeurs par exemple... En ce qui nous concerne, les postcoloniaux, il n’y a pas
de place et il n’y en a jamais eu en réalité, pas d’existence politique pour nous.
Donc le constat c’est que si on veut se faire une place dans le débat politique, il faut
la conquérir, c’est-à-dire faire exactement le contraire de ce qu’a fait Tariq Ramadan,
Hérodote, n° 120, La Découverte, 1er trimestre 2006.
qui pensait qu’on pouvait discuter et débattre. Il pensait qu’on était dans un sys-
tème qui offre cette possibilité, il pensait qu’on est dans un système démocratique
par exemple... Nous, on n’y croit pas, donc on a décidé de promouvoir un projet de
rupture politique, donc un projet qui n’est en aucun cas de discuter avec les domi-
nants, de débattre avec eux : on s’adresse aux populations concernées par notre
projet... avec un message pour les dominants, évidemment... Nous, on essaie de chan-
ger de cadre, on n’est pas sur la même planète, et on ne parle pas avec leurs mots.
Évidemment c’est destiné à ce qu’ils nous écoutent, on n’a pas la prétention de faire
la révolution. Un discours de rupture donc, qui fait état d’un continuum colonial. On
n’est pas les seuls à le dire, nous, on le ressent dans notre intimité, mais il y a
des travaux scientifiques. On fait donc une analyse qui est celle du postcolonialisme.
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Ou encore : le mot « intégration » est un gros mot, il masque les réalités. Il participe
du système accusatoire. Quand on intègre, on intègre forcément un corps étranger.
Et s’il [l’immigré – corps étranger] ne s’intègre pas, c’est de sa faute, jamais à
cause du système, des inégalités sociales, du racisme, des ghettos. [...] Dans la
réalité, intégration égale assimilation : la gauche, la gauche-traître, le PS, n’a fait
qu’euphémiser le mot « assimilation ». Quand Malek Boutih dit : « Je mange du
petit salé aux lentilles », il dit : je suis un bon Français comme les autres, je suis un
vrai Français, je suis même mieux que les Français, je mange du porc... En fait lui,
c’est un surfrançais... ou l’auteur de Je suis noir et je n’aime pas le manioc...
Plus précisément, donc, la France ne les aime pas comme ils sont. Houria
Bouteldja poursuit :
Les frontières m’emmerdent, l’espace est à tout le monde, on est partout chez
soi... L’État-nation m’emmerde, c’est ce qui produit le racisme, pour moi [...], ça
crée des frontières, ça homogénéise les populations, sur des bases raciales, eth-
niques, ou religieuses, et donc, pour la France, ceux qui ne sont pas catholiques,
blancs, ils ne sont pas vraiment français. Les juifs par exemple, ils ne sont pas vrai-
ment français : ils sont plus français que les musulmans, mais ils sont dans la péri-
phérie. [...] Nous, ce qu’on veut montrer, c’est qu’il faut que la France repense
l’identité française. L’identité française doit exploser, elle est étriquée aujourd’hui.
Il faut repenser la question de la citoyenneté. Le problème c’est qu’en France la
nation est ethnique, l’identité est très ethnique. Un Antillais, qui est français depuis
quatre cents ans [au plan juridique], eh bien il n’est pas français [au plan de l’iden-
tité nationale], parce qu’il est noir. [...] C’est la communauté majoritaire qui donne
le la. En périphérie elle est juive, [les juifs] qui ne sont pas tout à fait des Français
comme tout le monde, ils auraient tort de le croire, ils ne sont pas réellement consi-
dérés comme des Français, dans l’imaginaire dominant le juif est en périphérie,
et ne parlons pas des Arabes et des musulmans, ils sont carrément à l’autre bout,
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dans le discours des « indigènes » apparaît déjà dans l’aveu que leur agenda est
celui de la vie politique de la nation. Elle poursuit :
D’imposer le débat avec notre point de vue, que l’on cesse de nous imposer
des faux débats, d’inverser les rôles, puisque d’habitude on nous impose des
débats, comme celui sur les violences dans les quartiers, du voile, etc., dans les-
quels c’est nous qui sommes sur le banc des accusés, qui devons répondre. Là
c’est nous qui accusons, et on accuse la République... Mais pas la république
comme système, ce n’est pas l’important, on n’est pas antirépublicains, on accuse
la République mythique, celle qui émancipe, qui est féministe, égalitaire, etc. Ça
on n’y croit pas.
Ici Houria Bouteldja ne parle pas de la République, qui précisément est définie
comme la démocratie électorale et des principes, qui varient selon les camps poli-
tiques, mais qui sont entre autres l’émancipation, la laïcité, le progrès social, la
liberté d’expression... C’est bien pour cela que lorsque les banlieues s’enflamment,
on parle d’échec du modèle républicain d’intégration, par exemple. Houria
Bouteldja précise en fait qu’elle n’est pas contre le système démocratique, mais
bien contre la République française dans son principe, ce qui est la forme poli-
tique de la nation. Elle poursuit encore :
Mais l’objectif essentiel c’est de poser la question sociale, la question de l’éga-
lité, la question de la citoyenneté, de l’égalité entre citoyens, entre humains, même,
parce qu’on n’en est pas là, lorsqu’on est issu de l’histoire coloniale, on n’est pas
des humains égaux : toi tu es l’universel, dont émanent toutes les valeurs univer-
selles, les droits de l’homme, etc., tu m’illumines de tes Lumières, n’est-ce pas ?
J’apprends de toi, on n’est pas dans une relation d’égalité, c’est toi qui m’apprends
des choses et pas moi qui t’apprend des choses, on n’est pas dans une relation de
réciprocité, c’est ça qu’il faut détruire. On partage la même citoyenneté, plutôt la
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pour dire que la religion est l’opium du peuple... Elle peut l’être, c’est à contextua-
liser. La religion peut être émancipatrice, ça a été le cas en Amérique latine avec la
théologie de la libération. [...] La laïcité en France, pour moi c’est une religion, ça
aussi c’est un système qui peut être opprimant. Ce qui m’intéresse, c’est quels sont
les systèmes de domination dans un pays : ça peut être la religion, mais ça peut être
la laïcité, comme ça a pu être le communisme, le nationalisme. [...] Il faut respecter
l’intégrité des cultures quelles qu’elles soient, il n’y a pas de cultures inférieures, et
on ne plaide que pour l’égalité de toutes et tous.
Dans un style plus mesuré, Said Bouamama raconte qu’il est né en Algérie,
arrivé en France à un an, qu’il n’a pas la nationalité française, mais un titre de
séjour, parce que la loi française ne la lui donne pas automatiquement, qu’il lui
faudrait en faire la demande, or, selon lui, les « procédures de naturalisation,
et non nationalisation » ont des implicites auxquels il a refusé de se soumettre.
« Je deviendrai français le jour où on n’y gagnera plus rien », dit-il. Mais il
reconnaît que s’il avait été chômeur, il serait français depuis longtemps, que ses
conditions socio-économiques lui permettent de maintenir sa position. Il affirme
que l’appel porte
la charge de colère et d’humiliation vécues par un certain nombre de jeunes issus de
l’immigration. [...] L’intégrationnisme est le refus de la diversité culturelle fran-
çaise, c’est l’idée que la personne [issue de l’immigration coloniale] n’est jamais
tout à fait française : elle est indigène, elle a toujours un effort supplémentaire à
faire. Et on va expliquer ses difficultés par une intégration insuffisante, jamais par
une inégalité ou une domination.
Dans un de ses textes, Said Bouamama range la nation dans les concepts
« essentialistes » :
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Le retour récurrent du débat sur le foulard est, selon nous, un indicateur d’une
victoire idéologique du Front national. À partir du moment où les questions liées à
l’immigration (et à ses enfants) ne sont plus posées à partir d’un vocabulaire de
critique sociale (inégalité, injustice, classe sociale, sélection, discrimination, etc.)
mais à partir d’une thématique essentialiste (nation, identité, communauté, etc.),
une partie du projet du FN est d’ores et déjà en œuvre.
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des militants de gauche en particulier, c’est d’abord et avant tout une communauté
politique en perpétuelle refondation, il répond :
Je n’ai en ce qui me concerne aucune remise en cause du concept de nation...
Encore faut-il s’entendre sur ce concept. Depuis la Révolution, deux conceptions
s’affrontent, l’une est dominante et l’autre est dominée. Celle qui a été assez rapi-
dement dominante, c’est celle de la nation comme communauté de culture. Sinon
on ne peut pas comprendre la prégnance du terme « intégration », ni la chasse aux
cultures régionales, ni la spécificité de la colonisation française en termes d’immi-
gration de peuplement mais aussi de mission civilisatrice pour les transformer. On a
bien là, derrière le vocabulaire de la nation politique, l’idée que la nation politique
par excellence c’est la nation culturelle française, qui est une culture abstraite en
plus, parce qu’elle est faite à partir de plein de composantes et qu’elle n’est pas si
homogène que ça. [...] Il y a confusion entre unité politique et unicité culturelle, et
ça, c’est vraiment l’histoire de la conception nationale française, et cela imprègne
les inconscients politiques, à droite comme à gauche. Le blocage est plus grand en
France qu’ailleurs à cause de la spécificité de la conception française de la nation.
Ainsi, Said Bouamama procède bien à une mise en cause de la nation fran-
çaise, quand bien même il ne remettrait pas en cause le « concept de nation ».
Cependant, bien qu’ils cherchent manifestement et réussissent souvent à « taper
fort » contre la France, le discours des initiateurs de l’« Appel des indigènes » abou-
tit au fond au seul problème de l’assimilation ou de la revendication du respect de
différences culturelles. Les initiateurs de l’appel portent la revendication d’une
place dans la nation qui corresponde à l’« idéal républicain ». Ils s’attaquent à la
forme politique de la nation parce qu’ils ont le sentiment que c’est un mythe qui
fait partie d’un système qui les maintient eux et leur(s) culture(s) en position
d’infériorité, plutôt que de s’appuyer sur les principes républicains pour en reven-
diquer l’application. Il apparaît nettement qu’au travers d’un « discours de rupture
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le pire est devant nous : organisation de la communauté noire par exemple, réelle-
ment, car les Noirs ont passé le pas, ils ont complètement perdu espoir, pour une
grande partie de la jeunesse, dans l’idée qu’ils puissent faire partie de la société... le
risque c’est celui d’une déconnexion totale.
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Les « cités », les « quartiers » ou les « ghettos », ces termes définissent un terri-
toire et sa population. L’existence en France de ces territoires de l’immigration (qui
sont simultanément des territoires socialement défavorisés) constitue un capital
politique à prendre. Comme on l’a développé précédemment à propos de la diffu-
sion de la représentation des « ghettos » par SOS Racisme,
cette séparation des quartiers concernés du reste de la société induite par la qualifi-
cation « ghetto » exclut les forces politiques venues du reste de la société, puis-
qu’elles en sont extérieures (y compris ethniquement, peut-être même surtout, dans
l’implicite du discours), et en particulier les partis, qui avaient une légitimité à pré-
tendre défendre leurs habitants tant qu’il s’agissait de quartiers défavorisés sociale-
ment. En imposant donc cette représentation du ghetto, SOS Racisme se crée une
place, que les partis ne peuvent plus occuper que par incorporation soit de l’analyse
de SOS Racisme, soit de ses membres. Dans la lutte politique de l’association, les
directions des partis sont les ultimes destinataires de la représentation : elles ont
largement intégré leur non-légitimité à représenter les habitants des ghettos.
Il ne s’agit pas ici d’affirmer que les ghettos seraient le fruit d’une manipulation
consciente de SOS Racisme, qui créerait ainsi le problème qui justifie son existence.
Mais SOS Racisme n’a pas su ou n’a pas pu profiter de son opération, et
l’appropriation de la légitimité à parler au nom des « ghettos » a échoué. Les trois
pôles que l’on va définir se disputent toujours cette légitimité. Cet ensemble est
constitué d’une part de territoires flous dans leur détermination, simultanément
très locaux et dispersés sur l’ensemble du territoire national, et d’autre part d’un
système d’acteurs bien établi (outre les mouvements militants évoqués, le sys-
HÉRODOTE
En regard des expériences précédentes et des trois pôles décrits, les « indi-
gènes » sont avant tout « autonomistes », mais ils ont abandonné la composante
localiste, ce qui semble être le principal motif de retrait du MIB, qui avait parti-
cipé aux premières réunions. C’est la prise de conscience de l’ouverture d’une
nouvelle phase qui semble permettre aux « indigènes » d’abandonner cet argument
devenu traditionnel dans la confrontation entre antiracistes et autonomistes : « Nous
sommes dans les quartiers, nous. Nous connaissons la réalité du terrain, et les
habitants nous soutiennent. » De l’antiracisme les « indigènes » ont aussi pris une
Hérodote, n° 120, La Découverte, 1er trimestre 2006.
HÉRODOTE
choisi cette voie, et l’ont intégrée à leur représentation, affirmant que les immigrés
postcoloniaux sont attaqués en tant que musulmans du fait du contexte, qui per-
mettrait, comme le dit Said Bouamama, l’« émergence d’un racisme respectable ».
D’autres éléments appuient cette idée, notamment cette phrase d’Houria Bouteldja,
déjà citée :
Ensuite il y a le 11 septembre, et la transformation des perceptions : on est passé
d’immigrés arabes, maghrébins... à musulmans. Mais ce n’est que l’amplification
d’une situation qui existait déjà. C’est un passage qui a permis un racisme respec-
table : le racisme antiarabe n’est pas respectable, il est euphémisé, etc., tandis que
là, avec l’islamophobie, fondée sur l’idée qu’il est permis de critiquer les religions,
on s’est mis à se dire ouvertement islamophobe.
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les mots, etc. Il est donc venu mettre du sens dans des oppressions vécues qui
n’avaient pas de canal d’expression. [...] Ce qui a fait naître la phase et les difficultés
actuelles : l’exigence par des signataires, de nombreux signataires, la majorité des
signataires, qui n’étaient pas parmi les initiateurs, de la construction d’un mouve-
ment durable. On est dans la phase intermédiaire, avec du non-structuré, et l’émer-
gence de comités locaux spontanés.
Les initiateurs n’y seraient donc pour rien, ce sont les signataires qui exige-
raient la transformation en mouvement. Des comités spontanés sont censés en
être la preuve décisive. Mais qui en sont les instigateurs ? Selon Said Bouamama,
il s’agit
d’anciens militants de cette mouvance issue de l’immigration de la marche jusqu’à
aujourd’hui, dont des gens qui avaient disparu et qui reviennent ; des militants fran-
çais [sic], qui ont eu un engagement anti-impérialiste ou antiraciste, et arrivent
avec une évaluation et un bilan de SOS, du MRAP, etc. ; et ce qui me semble le plus
porteur de chances de durer, une composante dont je fais l’hypothèse qu’elle est à
l’origine du succès de l’appel, et qui est l’émergence d’une nouvelle réalité sociolo-
gique, qui sont des jeunes issus de l’immigration qui au niveau des études scolaires
sont en réussite, qui sont des bac + 2-bac + 3, c’est l’essentiel des gens qui ont
signé l’appel... Bac + 2 ou bac + 3, confrontés aux discriminations, bloqués dans
leur processus d’ascension sociale et qui se rendent compte qu’effectivement il y a
un blocage systémique pour eux. Et qui eux font le lien avec la période coloniale.
C’est une autre analogie : les mouvements indépendantistes naissent dans les colo-
nies par une petite bourgeoisie bloquée dans son ascension.
Il apparaît ainsi que le mouvement des « indigènes » se pense comme une élite
sociale et politique issue des quartiers et de l’immigration, une petite bourgeoisie
même. Cette élite, qui fait bien entendu d’elle-même le lien entre sa situation et l’his-
toire coloniale, est « plafonnée » à bac + 3 pour rester crédible... Elle sert d’inter-
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les indigènes ne sont pas que dans les quartiers, grosse erreur. On nous dit : « Vous
êtes un mouvement d’élite (Dominique Vidal). » On vient des quartiers pour la plu-
part... enfin non, pour partie. Il y a des petits-bourgeois, [...] et puis on est d’ori-
gines très diverses, certains d’entre nous sont des Franco-français, même si je
n’aime pas l’expression. On n’a pas la prétention d’être la voix des quartiers,
comme nous l’ont reproché des gens du MIB ou proches du MIB.
Évidemment, la contradiction est nette, ainsi que la gêne, et se traduit par une
réponse qui n’est finalement que très peu convaincante. Aborder la question de
manière différente et détournée conduit à se demander dans quelle mesure le
terme « indigénat » et le qualificatif de « postcolonial » appliqués à l’immigration
correspondent à quelque chose de véritablement éprouvé par les personnes concer-
nées. Nicolas Qualander répond que :
Le terme d’« immigration coloniale » correspond bien à quelque chose de vécu.
Si tu prends une famille maghrébine : le grand-père a connu la colonisation, il a
immigré entre les années 1930 et les années 1960. Il a des potes qui ont été tués par
l’armée française, pour les harkis ils y ont été engagés. À cette génération, il y a un
rapport direct à la colonisation. [...] Les histoires se transmettent dans les familles,
le fils est plus ou moins en lien avec le bled, il voit les jeunes qui font la queue
devant les consulats... Il y a toujours un rapport biaisé à la France, pour toutes les
générations.
Bouteldja répond, un peu gênée, que « oui... on se pose cette question ». Le terme
d’« indigène » recouvre beaucoup de qualificatifs appliqués ou auto-appliqués aux
personnes issues de l’immigration postcoloniale. Elle acquiesce à l’idée qu’il
s’agit tout de même d’une identité en construction.
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Dans cette dernière citation Said Bouamama semble critiquer le fait de ne pas
lire les problèmes de l’immigration en termes sociaux, mais, dans la citation qui
précède celle-ci, il apparaît qu’il estime nécessaire de se préoccuper des domina-
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de l’hostilité des ouvriers aux étrangers, qui rase les foyers dans les années 1970...
il y a toute une histoire qui fait assez mal.
On voit ici que, pour ce militant de la LCR qui n’est pas issu de l’immigration,
il est clair que la culpabilité est l’un des moteurs, tout au moins, de la participation
au mouvement des « indigènes ». Encore une fois, il ne parle que des Maghrébins
et il dénonce surtout la culpabilité des républicains et de la gauche durant la guerre
d’Algérie.
Quoi qu’en disent les « indigènes », on peut penser que, au-delà de la lecture
politique du mot « indigène » et de l’« indigénat », il y a effectivement dans le
succès de l’appel une dimension communautariste ou ethnique, c’est-à-dire que les
personnes issues de l’immigration qui soutiennent l’appel – beaucoup d’Algériens
ou originaires d’Algérie – le soutiennent parce qu’elles y ont vu une dimension
communautaire, pour une partie d’entre elles au moins. Rappelons que la nature du
« nous » a été l’un des motifs principaux de critique de l’appel, car il serait commu-
nautariste. En réalité, il se veut un « nous » politique, cela semble être sincèrement
le projet des initiateurs de l’appel, mais ce « nous » ne parvient pas à s’établir
comme tel. La force des identités préexistantes, notamment ethniques, religieuses
ou d’origines nationales, mais aussi le choix de dénoncer les discriminations et
autres injustices comme liées à l’ethnie, la religion ou l’origine nationale des vic-
times, semblent se conjuguer pour contraindre le « nous » politique à dévier vers
l’ethnique. La désignation « communautaristes » qui a été appliquée d’emblée aux
« indigènes » participe à ce processus, mais n’y porte qu’une responsabilité très
limitée. Le texte ici reproduit d’un tract des « indigènes », intitulé « Tous-tes aux
Assises de l’anticolonialisme et à la Marche des indigènes de la République »,
montre que cette tendance « communautariste » est toutefois bien assumée. De là à
imaginer qu’il y ait ici la manifestation d’un double discours...
Enfants des colonies ou des anciennes colonies de la France, immigrés ou
enfants d’immigrés, on nous percevait hier comme des « sauvageons » inassimi-
Hérodote, n° 120, La Découverte, 1er trimestre 2006.
lables, aujourd’hui comme les nouvelles classes dangereuses. Nous serions, dans la
théorie criminelle du « choc des civilisations », les agents de la barbarie moderne.
On nous appelle « casseurs », « femmes soumises », « garçons violeurs », « parents
démissionnaires »... La réalité c’est que nous sommes orientés tout petits vers des
voies de garage ; 40 % d’entre nous sont au chômage (contre 10 % qui est la
moyenne générale). Quand nous obtenons un travail, nous sommes le plus souvent
cantonnés au bas de l’échelle et nous y restons avec peu de chances de promotions.
Cette exclusion est une violence permanente. À cela, s’ajoute la violence de la
répression. Nous sommes traités comme des indigènes au bon vieux temps des
colonies. Nous refusons l’exclusion comme nous refusons les violences policières,
les contrôles au faciès, les brimades pour cause de foulard, la surexploitation des
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En tout cas, dans ce tract, la consistance ethnique du « nous » ne fait que peu
de doute : s’il n’est peut-être pas uniquement maghrébin, il n’est en tout cas pas
« blanc ».
Alors que les émeutes urbaines viennent de révéler la « rage » d’une partie de
ces jeunes issus de l’immigration qui se sent privée de toute possibilité de s’en
sortir, nous pensons que les « indigènes » adressent en vérité à la nation une forte
demande de reconnaissance, notamment au plan culturel et identitaire : en quelque
sorte une « demande d’affection tels qu’ils sont ». Ils apparaissent ainsi en déca-
lage violent avec le groupe social qui est l’enjeu de leur démarche. L’explication
peut certainement être trouvée dans la relative réussite socio-économique des
« indigènes », précédemment évoquée. Les « indigènes » à peine nés, et déjà appa-
raît le problème du hiatus avec la base, problème classique surtout pour les mili-
tants dans le champ de l’immigration ! Il faut dire que peu de mouvements
politiques, quels que soient leurs domaines, seraient capables d’assumer une
violence telle que celle qui vient de s’exprimer. Mais, dans le domaine de l’immi-
gration, cette capacité de violence est connue. Le MIB, qui a l’avantage de la cohé-
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Pourtant les émeutiers ne sont-ils pas justement en train d’exprimer leur colère
d’être « indigénisés » comme l’expose le texte de l’appel ? Le 11 novembre, au
tout début de la décrue de cette première phase d’émeutes, après que le Premier
ministre eut annoncé toute une série de mesures dont il semblait croire ou voulait
faire croire qu’elles allaient faire cesser des violences qui commençait déjà à
décroître, les « indigènes » ont publié un second texte, qui cherche à être plus radi-
cal encore. Comme le premier, il estime que la situation confirme l’analyse du
traitement néocolonial des habitants des cités. Il fait bien entendu le lien entre la
situation présente et la décolonisation de l’Algérie, par l’intermédiaire de la loi sur
l’état d’urgence de 1955 mise en œuvre. La tactique adoptée consiste à affirmer
que les jeunes émeutiers n’ont pas d’autres moyens pour exprimer leur colère, qui
est, cela va sans dire, convergente avec ce que dénonce l’appel des « indigènes »...
Le mouvement des « indigènes » n’est-il donc pas un moyen d’exprimer sa
colère ? C’est qu’il est encore en construction, répondra-t-on.
La fin de ce texte est particulièrement intéressante : elle commence par une liste
pour le moins ambitieuse de revendications à l’encontre des méthodes policières.
Une commission d’enquête indépendante, comportant des représentants des
habitants et des acteurs de terrain, doit être formée et dotée de moyens réels, pour
mettre en lumière les agissements de la police tout au long du déroulement des évé-
nements. L’instauration de l’état d’urgence renforce de manière scandaleuse l’isole-
ment et l’enclavement organisés des quartiers populaires. Il doit y être mis fin sans
délai et la liberté de circulation des habitants des quartiers doit être restaurée
et garantie. Les dispositifs « sécuritaires » institués par les lois Perben, Sarkozy,
Chevènement, Vaillant doivent être supprimés. [...] Nous exigeons la mise en place
d’une politique résolue de lutte contre les discriminations dans tous les domaines
et de mesures immédiates contre la précarité, le chômage et la ghettoïsation : la
création d’emplois stables et valorisants, tant publics que privés ; la garantie d’une
égalité réelle en matière d’éducation et de formation ; la mise en place de mesures
Hérodote, n° 120, La Découverte, 1er trimestre 2006.
HÉRODOTE
droit de vote des étrangers et la régularisation de tous les sans-papiers, est-ce cet
ensemble hétéroclite, et pour partie gauchiste, qui va permettre de changer struc-
turellement la situation de la jeunesse des cités ou issue de l’immigration ?
La radicalité du discours des « indigènes » à l’occasion des émeutes, même si
elle est un peu caricaturale, ne se comprend qu’au travers de la rivalité de pouvoir
sur les territoires de l’immigration. Il s’agit de ne pas perdre la main. Quels que
soient les mouvements, la très faible politisation des populations des quartiers
d’immigration fait qu’aucun d’eux n’est véritablement implanté, sauf très locale-
ment. Il s’agit donc surtout d’apparaître le moins possible en décalage avec une
« base » qui ne pardonne que rarement ce qu’elle juge comme une trahison. De
manière plus générale, la dénonciation des discriminations et des « ghettos » ou la
diffusion de la représentation de l’« indigénat » contribuent à la popularisation de
représentation d’inégalités ou de dominations parmi les populations cibles. Ce n’est
pas une spécificité du mouvement des « indigènes », notamment quant aux discri-
minations. Mais les « indigènes » eux-mêmes sont le produit de ce processus initié
par les Marches pour l’égalité en 1983, qui consiste à susciter un espoir, pour
l’instant toujours déçu. Cela entraîne les acteurs militants à une radicalité de plus
en plus marquée, en parallèle de l’« état d’esprit » d’une partie de la jeunesse des
cités, celle qui n’a pas les capacités ou ne fait pas le choix de s’en sortir à tout
prix. Si les « indigènes » ne pouvaient, en 2005, être moins radicaux, c’est parce
qu’ils font partie de ce processus. Progressivement, on avance vers des discours
de rupture avec la nation, ce que la radicalité progressive des mouvements militants
exprime. Mais si les « indigènes » ne l’atteignent pas finalement, c’est peut-être
que ceux qui sont capables de mobilisation politique gardent fondamentalement
espoir pour leur avenir. La rupture avec la nation, seuls de jeunes émeutiers peuvent
la mettre périodiquement et localement en pratique, mais sans la théoriser. Et leur
situation économique et sociale calamiteuse, combinée aux rivalités identitaires
dans leurs territoires, ne permet semble-t-il à aucun mouvement, ni les « indi-
gènes » ni un autre, de canaliser et d’organiser la révolte ou la colère, même avec