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LE MYTHE JUNGIEN ET L’ADVAITA VEDANTA

Extraits de « The Jungian Myth and Advaita Vedanta »


Thèse partielle de Doctorat en Philosophie
Faculty of the Graduate Theology Union,
1992, Berkeley, California

Carol Whitfield
Traduit de l’anglais par Surya Tahora
Si l’être humain se connaît lui-même ici et maintenant, alors il a atteint la
vérité (de son être et de sa vie). S’il ne se connaît pas, la perte est infinie.
Kenopanisad, II, 5

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LE MYTHE JUNGIEN
ET
L’ADVAITA VEDANTA

Carol Whitfield
Extraits de « The Jungian Myth and Advaita Vedanta »
Thèse partielle de Doctorat en Philosophie
Faculty of the Graduate Theology Union,
1992, Berkeley, California

Traduit de l’anglais par Surya Tahora

Si l’être humain se connaît lui-même ici et maintenant,


alors il a atteint la vérité (de son être et de sa vie).
S’il ne se connaît pas, la perte est infinie.
Kenopanisad, II,5

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TABLE DES MATIERES

1. LE BESOIN D‘UN MYTHE NOUVEAU ............................................................. 1


1.1 LA PERTE DE NOTRE MYTHE CONTENANT ET LA MORT DE DIEU .............................. 3

1.2. LE BESOIN ARCHETYPAL DE DIEU...................................................................................... 9

2. LA VISION VEDANTIQUE ET JUNG.............................................................. 13


2.1 LE MYTHE VEDANTIQUE ...................................................................................................... 13

2.2 LA VISION VEDANTIQUE DU SOI ........................................................................................ 18

2.3 LE SOI JUNGIEN ....................................................................................................................... 25

2.4 LE SOI VEDANTIQUE N’A PAS ETE COMPRIS PAR JUNG............................................... 29

2.5 LA METHODOLOGIE D’ENSEIGNEMENT VEDANTIQUE ................................................ 31

2.6 JIVA ET ISVARA , REVE ET ARCHETYPE ........................................................................... 42

3. LA VOIE DE LA SAGESSE ................................................................................ 50


3.1 LES CONDITIONS MENTALES PRODUITES PAR L’IGNORANCE.................................. 50

3.2 L’ATTEINTE DE LA CONNAISSANCE DU SOI.................................................................... 53

3.3 L’ETUDIANT QUALIFIE .......................................................................................................... 54

3.4 LA CONNAISSANCE DU SOI ET L’ACTION ........................................................................ 60

3.5 LES LIMITATIONS DES SADHANAS VEDANTIQUES POUR LA PSYCHE


OCCIDENTALE................................................................................................................................ 61

3.6 FAIRE FACE A L’OMBRE........................................................................................................ 65

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1 Le besoin d'un mythe nouveau

1. LE BESOIN D‘UN MYTHE NOUVEAU

« Comme le cerf haletant aspire à boire l’eau du ruisseau, toute mon âme aspire vers Toi, O
Seigneur. » Psaume 42.1

L’âme de l’homme recherche la complétude, son achèvement et son accomplissement. Elle


semble toujours crier vers la matrice de ses origines, cherchant à retrouver, à se réunir avec son
créateur et parvenir à regagner son état originel de totalité, de plénitude. Elle semble aspirer, avoir
la nostalgie de Dieu. Selon Jung, une telle quête est archétypale. L’âme ne peut que rechercher la
plénitude, sa totalité, ce qui en termes religieux va s’exprimer par « union avec Dieu », en termes
védantiques par « libération », en termes mythologiques par « retrouver le trésor perdu » et en
termes jungiens par « processus d’individuation ».

Les grands mythes religieux donnent un champ d’expression et une direction à cette quête
archétypale par leurs Ecritures Sacrées, les rituels, les prières, méditations et les enseignements
mystiques. Ils fournissent un but et un sens aux aspirations et aux espérances de l’âme. Ils
détiennent une certaine vision de la vie de l’âme à qui ils donnent une existence ayant du sens. Ils
expliquent son origine, sa destination et sa relation avec Dieu.

Bien que les mythes religieux de l’humanité soient nombreux, Eliade a noté certaines
croyances communes que tous semblent partager :

« […] L’homme religieux assume un mode d’existence spécifique dans le monde, et,
malgré le nombre considérable des formes historico religieuses, ce mode spécifique est
toujours reconnaissable. Quel que soit le contexte historique dans lequel il est plongé,
l’homo religiosus croit toujours qu’il existe une réalité absolue, le sacré, qui transcende
ce monde-ci, mais qui s’y manifeste et, de ce fait, le sanctifie et le rend réel. Il croit que
la vie a une origine sacrée et que l’existence humaine actualise toutes les potentialités
dans la mesure où elle est religieuse, c’est à dire : participe à la réalité. Les Dieux ont
créé l’homme et le Monde, les Héros civilisateurs ont achevé la création, et l’histoire de
toutes ces œuvres divines et semi divines est conservée dans les mythes. En

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Jung et le Vedanta 2

réactualisant l’histoire sacrée, en imitant le comportement divin, l’homme s’installe et


se maintient auprès des dieux, c’est à dire dans le réel et le significatif.

Mircea Eliade, le Sacré et le Profane

L’histoire donne de larges témoignages du fait que sans un mythe « contenant »1, une
société ne peut pas survivre sans avoir ni sens ni direction, tout comme le corps physique ne peut
survivre sans nourriture. La relation avec quelque chose d’éternel et de transcendant, quelque chose
d’un ordre supérieur à celui de notre existence que nous percevons comme finie et limitée, est une
dyade archétypale qui complète et satisfait l’âme, et sans laquelle l’âme souffre le désespoir,
l’angoisse de l’enfant qui a été abandonné. Edinger dit que,

« L’histoire et l’anthropologie nous enseignent qu’une société humaine ne peut survivre


longtemps à moins que ses membres ne soient ‘contenus’ psychologiquement à
l’intérieur d’un mythe central vivant. Un tel mythe fournit à l’individu une raison
d’exister, d’être. Il fournit des réponses aux questions fondamentales touchant à
l’existence humaine, réponses qui satisfont les membres les plus développés et réfléchis
de la société. Et si la minorité créative, intellectuelle est en harmonie avec le mythe
dominant, les autres couches de la société suivront leur exemple et pourront même être
dispensées d’avoir à affronter directement la question cruciale du sens de la vie. »

Edward Edinger, The Creation of Consciousness : Jung’s Myth for Modern Man

Quand les besoins de la psyché se voient fournir un mythe vivant qui contient de façon
appropriée ses projections archétypales, l’âme peut être en paix avec elle-même. Le monde, comme
un bon parent la reflète, est en harmonie avec l’âme et lui permet une expression complète. Jung
dit :

« Chaque fois qu’il existe une certaine forme extérieure, que ce soit un idéal ou un
rituel, par lequel toutes les aspirations et les espérances de l’âme sont exprimées de
manière adéquate – par exemple dans une religion vivante – alors, nous pouvons dire

1
Note du Traducteur : « containing» : qui contient, accueille, reçoit, maîtrise dans certaines limites et aussi inclut, englobe.

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3 Le besoin d'un mythe nouveau

que la psyché est à l’extérieur, qu’il n’y a pas de problème psychique, et qu’il n’y a
donc pas d’inconscient dans notre perception du monde. »

C.G.Jung, Civilization in transition, CW 10, par.159

Dans une situation de ce genre, la psyché vit à l’extérieur, et l’inconscient « ne contient


rien d’autre que le balancement régulier, non perturbé de la nature ». La psyché n’est pas sollicitée
par l’intérieur et ainsi, l’individu est libre d’assister et de réagir à ce qui se trouve en face de lui.
Cependant, si ses fonctions naturelles sont perturbées ou déformées, son attention principale se
retire des projets extérieurs pour se réorienter vers ce qui est souffrant. Tout comme le corps
physique, la psyché a besoin d’un monde qui lui permet de s’exprimer sainement. Quand les
archétypes perdent leur contrepartie extérieure et appropriée, ils restent ensevelis, bloqués dans
l’inconscient, créent des vagues d’agitation ou alors continuent de se projeter à l’extérieur sur des
objets inappropriés. Dans les deux cas, l’âme se retrouve isolée, échouée sur le rivage d’un monde
qui ne reflète plus son existence. Une expérience de ce genre, de totale indifférence, de mépris
absolu, blesse profondément l’âme, tout comme cela blesserait n’importe quelle entité vivante.
Edinger dit que,

« C’est la perte de notre mythe ‘contenant’ qui est la cause fondamentale de notre
détresse individuelle et sociale actuelle, et il n’y a rien d’autre que la découverte d’un
nouveau mythe central qui puisse résoudre le problème de l’individu et de la société. »

Edward Edinger, The Creation of Consciousness : Jung’s Myth for Modern Man

1.1 LA PERTE DE NOTRE MYTHE CONTENANT ET LA MORT DE DIEU

Dieu nous parle à partir de l’intérieur de la psyché par des images et des symboles et par
l’affect de sa présence sacrée. […] Sa présence peut être adorée, vénérée de façon extérieure
seulement si ces images intérieures, ces symboles et affects sont projetés sur des formes extérieures,
comme dans une religion vivante, qui agit donc dans ce cas comme un mythe contenant pour une
relation avec l’intérieur. Si ces symboles externalisés perdent tout lien avec l’expérience qui les a

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suscités, ils deviennent dépourvus de toute vie, ils perdent leur caractère numineux, et personne ne
croit plus en eux. C’est ce qui est arrivé à notre époque moderne à la plupart d’entre nous. Nous
sommes sortis par notre éducation de nos «systèmes de croyances ». Dieu a été abandonné comme
une relique du passé. Nous n’avons plus de symboles collectifs ou communs qui contiennent notre
relation avec le sacré. Toutes les croyances ont été relativisées par un monde éveillé, ouvert aux
opinions conflictuelles ou opposées, des philosophies et des théories scientifiques. Ainsi, la
recherche archétypale de la psyché de l’« union avec Dieu », de ce qui est éternel, n’a aucun mythe
qui la contienne. Il n’y a aucune croyance ou opinion, pas de «vérité » unique, victorieuse sur ses
rivales qui n’ait remporté de consensus. Le monde a été, dans une certaine mesure, démythologisé
et notre conception de la réalité réduite au monde de l’empirisme scientifique. Les images naissant
dans la psyché, de l’inconscient, sont rejetées comme des fantaisies, de l’imagination ou de la
suggestion. Si notre monde extérieur perd de sa réalité, comment la source de cette vie intérieure
peut-elle rester crédible ou être l’objet d’une recherche conservant un sens ?

Le but principal de la religion est de mettre en relation l’individu avec Dieu. Cela n'a de
sens seulement pour l’individu qui considère Dieu comme une réalité vivante. Edinger dit que :

« Compris à un niveau psychologique, le but central de toutes les pratiques religieuses


est de maintenir l’individu (l’ego) en relation avec la divinité (le Soi). Toutes les
religions sont les dépositaires d’expériences transpersonnelles et d’images archétypales.
Le but naturel des divers types de cérémonies religieuses semble être de donner à
l’individu l’expérience d’être en relation de façon significative avec ces catégories
transpersonnelles. »
Edward Edinger, Ego and Archetype

Si nous n’acceptons plus la réalité des catégories transpersonnelles, alors les pratiques
religieuses se vident de leur sens, puisqu’elles ne peuvent plus inspirer, éveiller en nous la présence
d’un Dieu qui n’existe pas. Et si Dieu existe bien pour nous, alors les croyances particulières et les
pratiques religieuses que nous utilisons doivent inspirer notre relation personnelle avec Dieu dans
une forme qui soit numineuse pour nous, s’il faut que la pratique ait un sens. Jung a dit que :

Une fois que les idées métaphysiques ont perdu leur pouvoir de rappeler et d’évoquer
l’expérience originelle, non seulement elles deviennent inutiles, mais il s’avère aussi

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qu’elles sont des obstacles sur la route d’un développement plus important. On s’attache
à des possessions qui signifiaient autrefois la richesse ; plus elles deviennent
inefficaces, incompréhensibles et dépourvues de vie, plus les gens s’attachent
obstinément à elles. »

C.G.Jung, Aion, CW 9ii, par.65

Pour que Dieu soit Dieu, Il doit être vivant et présent dans nos vies, comme un éternel
compagnon ou une présence constante. Si Dieu n’est pas une présence vivante, alors Il est, plus ou
moins, mort, Il n’est plus qu’une idée, une possibilité conservée à l’arrière de notre esprit. Notre
reconnaissance de son existence suit probablement la logique de Pascal – s’il existe, il vaut mieux
croire en Lui plutôt que de ne pas croire.

En réalité, «croire » seulement en Dieu dans le sens pascalien, c’est brouiller toute relation
vivante avec Lui. Implicite dans une telle croyance est la distance de l’in-connaissance : « Je ne
connais pas Dieu, je ne L’ai jamais rencontré, mais je persiste à croire qu’Il doit être là, quelque
part. » Ou, «bien que je n’en aie aucune preuve, j’espère tout de même qu’Il existe. » Si cette
distance d’in-connaissance devient trop importante, trop éloignée d’un sentiment intérieur de
communion avec Son Etre, alors le sens de la relation disparaîtra, et quand cela se produit, Dieu
devient un facteur insignifiant dans la vie pour certains, et pour d’autres, une source de grande
souffrance et de désir. Pour une personne qui a une certaine orientation spirituelle, une simple
«croyance » dénuée de communion est douloureuse. Une personne de ce genre aspire profondément
à une connaissance intime et une union avec Dieu et ne peut pas admettre ou supporter l’in-
connaissance.

Quand Edinger parle de mythe contenant, il ne se réfère pas à un objet de croyance mais
plutôt à la réalité dans laquelle ils vivent. La relation avec Dieu, avec le sacré et le transcendant, est
une réalité confirmée par l’expérience pour ceux qui vivent à l’intérieur d’un mythe religieux.
Sinon, ils ne vivent pas à l’intérieur de ce mythe. Jung, dans une discussion sur le caractère
extraordinairement numineux d’une image de Dieu vivante a expliqué que :

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Jung et le Vedanta 6

« L’efficacité prodigieuse (mana) de ces images est telle que non seulement elles
donnent à l’individu le sentiment de pointer du doigt l’Ens realissimum2, mais le
convainquent qu’elles l’expriment comme un fait, une réalité. »

C.G.Jung, Psychology and religion : West and East, CW11, par 558

C’est seulement quand la véracité du mythe contenant commence à être questionnée que la
réalité de l’image de Dieu et sa relation avec une réalité transcendante est mise en doute. La fin du
Moyen-Age et la naissance de l’« Age de la Raison » marque – de façon arbitraire puisque ce genre
de processus survient de manière graduelle, sur de longues périodes de temps – la fin de notre
mythe contenant en Occident, dés lors que la science empirique a commencé à réfuter de façon
puissante la véracité des réalités spirituelles qui se sont, malheureusement, avec le temps,
concrétisés en réalités physiques. […] Jung, dans son introduction à la réponse à Job, a traité ce
problème en disant :

« Ce conflit vient de la supposition étrange qu’une chose est vraie seulement si elle se
présente comme un fait, une réalité physique. […] « Physique » n’est pas le seul critère
de la vérité : il y a aussi des vérités psychiques qui ne peuvent pas être niées, réfutées, ni
prouvées, ni contestées de quelque manière que ce soit. »

Nous avons d’une certaine manière perdu avec le temps notre relation avec la psyché, avec
la dimension spirituelle ou non physique de cette expérience qui est accessible à chacun d’entre
nous. Dorénavant, pour qu’une expérience présente la garantie d’être « vraie » ou « réelle », il est
requis qu’elle ait une contrepartie physique. Sinon, l’expérience ne peut se prêter facilement et
adéquatement à l’investigation scientifique et ainsi n’est pas vérifiable dans le cadre du paradigme
scientifique. Les phénomènes qui demeurent en dehors du royaume de la science sont écartés de la
réalité par des mots tels que subjectif, croyance, imaginaire, fantaisie et mythe.

Nous avons adopté un mythe laïc qui a pour divinité régnante la science expérimentale,
empirique. Lawrence Jaffe a dit :

2
NdT : la Réalité en soi, l’Etre qui est le plus réel.

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7 Le besoin d'un mythe nouveau

« La science, bien que ce ne soit qu’un instrument, a fonctionné durant les deux
derniers siècles comme une divinité (une valeur suprême) exigeant, tout comme les
dieux, que nous l’adorions, la vénérions en nous mettant à son service."
Lawrence Jaffe, Liberating the Heart

Mais nous ne pouvons pas adresser de prière à la science. Notre âme, de nature religieuse,
tombe malade quand le monde lui enlève son Dieu, car elle n’a plus de contrepartie physique,
extérieure pour contenir et refléter le noyau central de son être. Edinger affirme que :

« Si, à présent, l’Eglise extérieure perd sa capacité à être le véhicule de la projection du


Soi, nous sommes dans l’état que Nietzsche annonça pour le monde moderne, « Dieu
est mort ! » Toute l’énergie psychique et les valeurs qui avaient été contenues à
l’intérieur de l’Eglise coulent maintenant dans l’autre sens, vers l’individu, activant sa
psyché et causant des problèmes importants. »
Edward Edinger, Ego and Archetype

Les puissance de la science et de la modernité ont relégué les croyance religieuses au


royaume de la naïveté et de la simplicité. Les symboles religieux, qui ne sont plus compris, ont été
rejetés par les hommes et les femmes modernes, qui ne peuvent plus accepter ce qui ne veut plus
rien dire, n’a plus aucun sens pour eux. Cela a conduit à la mort de Dieu de Nietzsche pour la
grande majorité. La notion d’une relation vivante avec Dieu ou le Soi n’est même plus une réalité
pour la plupart des gens, puisqu’ils ne sont plus contenus dans un mythe incluant Dieu.

Mais notre nature religieuse ne disparaît pas avec la disparition d’un mythe contenant. Si
nous avons perdu toute foi dans notre mythe religieux, qui pour la plupart d’entre nous en Occident
a été le mythe chrétien, du Christ, alors, les archétypes religieux de la psyché chercheront à
s’exprimer par l’intermédiaire d’autres croyances religieuses ou dans des formes non-religieuses.
Jung indique que :

« Les buts de la religion – la délivrance du mal, la réconciliation avec Dieu, la


récompense dans l’au-delà, et ainsi de suite – deviennent ou se transforment en
promesses dans ce monde, l’absence d’inquiétude pour notre pain quotidien, la juste
répartition des biens matériels, la prospérité universelle future, le raccourcissement des

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Jung et le Vedanta 8

heures de travail. Le fait que l’accomplissement de ces promesses soit aussi éloigné que
ne l’est le Paradis, ne fait que nous donner une analogie de plus et souligne le fait que
les masses ont été converties d’un but extra mondain à une croyance purement
mondaine, empirique, qui est portée aux nues et exaltée exactement avec la même
ferveur religieuse et le caractère exclusif que les credos affichent dans l’autre
direction. »
C.G.Jung, Civilization in transition, CW 10, par.513

L’être humain esr poussé par la fonction religieuse de la psyché à servir quelque chose qui
soit plus grand que lui. Si ce n’est pas Dieu, ce sera nécessairement quelque chose d’autre. L’image
de Dieu, son but et sa signification sera projetée sur le profane au lieu du sacré, et entraînera ce
qu’Eliade appelle « l’existence tragique » de l’homme moderne areligieux. Eliade le décrit comme
suit :
« Il est facile de voir tout ce qui sépare ce mode d’être dans le monde de l’existence
d’un homme areligieux. Il y a avant tout ce fait : l’homme areligieux refuse la
transcendance, accepte la relativité de la « réalité », et il lui arrive même de douter du
sens de l’existence. […] L’homme moderne areligieux assume une nouvelle situation
existentielle : il se reconnaît uniquement sujet et agent de l’Histoire, et il refuse tout
appel à la transcendance. Autrement dit, il n’accepte aucun modèle d’humanité en
dehors de la condition humaine, telle qu’elle se laisse déchiffrer dans les diverses
situations historiques. L’homme se fait lui-même, et il n’arrive à se faire complètement
que dans la mesure où il se désacralise et désacralise le monde. Le sacré est l’obstacle
par excellence devant sa liberté. Il ne deviendra lui-même qu’au moment où il sera
radicalement démystifié. Il ne sera vraiment libre qu’au moment où il aura tué le dernier
dieu. […] Constatons seulement qu’en dernière instance, l’homme moderne areligieux
assume une existence tragique et que son choix existentiel n’est pas dépourvu de
grandeur. Mais cet homme areligieux descend de l’homo religiosus et qu’il le veuille ou
non, il est aussi son œuvre, il s’est constitué à partir des situations assumées par ses
ancêtres. En somme, l’homme profane est le résultat d’un processus de désacralisation
[…] de l’existence humaine. […] En d’autres termes, l’homme profane, qu’il le veuille
ou non, conserve encore les traces du comportement de l’homme religieux, mais
expurgées de ses significations religieuses. »
Mircea Eliade, le Sacré et le Profane

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9 Le besoin d'un mythe nouveau

La direction, le but et le sens portés par l'homme moderne sont centrés sur ce qui est fini et
limité, et ainsi, ce qui semblait être doté d’un sens et d’une direction deviendra dénué de tout but,
de tout sens, dés lors qu’elle sera confrontée à la non-existence ultime à tous les niveaux qui
comptent. De là provient son « existence tragique ». La mort de Dieu est la mort de son lien avec
l’aspect transcendant et éternel de son propre être. […]

1.2. LE BESOIN ARCHETYPAL DE DIEU

Que cela soit effectivement reconnu ou non en tant que tel, l’âme recherche une relation
avec la source de son être, que nous appelons Dieu. Les mythes et les religions contiennent sous
une forme symbolique les schémes des archétypes inhérents à cette relation. Un archétype est une
empreinte ou un schéme qui détermine la voie naturelle de dévoilement des expériences naturelles
qui naissent à certains moments et dans certaines conditions, ou qui sont intrinsèques, dans ce cas,
au comportement humain. […]

Les structures archétypales, qui sont reliées aux instincts3, déterminent les schèmes de
comportement de l’être humain qui le caractérisent comme étant un membre de la communauté
humaine. Jung a découvert que la relation de l’individu à son Dieu, au sacré et au transcendant, est
une structure archétypale de ce type. Si nous acceptons cela, alors la personne ne peut qu’avoir
besoin de Dieu, car la relation au sacré et transcendant est programmée dans la psyché de chaque
personne. La relation archétypale de l’âme avec Dieu peut cependant s’exprimer en une myriade de
formes dépourvues de tout dieu, si le Dieu sacré et transcendant a perdu son caractère numineux.
Dans ce cas, la psyché va s’attacher à un « faux dieu », de telle manière qu’elle puisse satisfaire,
réaliser la relation archétypale. Par exemple, sa « (pré)occupation fondamentale 4, ultime » et l’objet
de sa dévotion peut être profane – la divinité qu’il a élue pouvant être l’argent, le pouvoir, la
renommée, l’influence, l’Etat, ou peut-être la Science.

3
NdT : Ou besoins impérieux, fondamentaux, profonds.
4
Le terme de « (pré)occupation fondamentale ou ultime » est emprunté à Paul Tillich (ultimate concern). Il le définit
comme suit : « La (pré)occupation fondamentale est la traduction abstraite du grand commandement : « Le Seigneur,
notre Dieu, le Seigneur est un, et tu adoreras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, et tu L’aimeras avec toute ton âme
et tout ton esprit, et avec toute ta force. » Evangile selon Marc. La (pré)occupation fondamentale, ultime est
inconditionnelle, indépendante de toute condition de caractère, de désir ou de circonstance. La (pré)occupation
inconditionnelle est totale : aucune partie de nous-même ou de notre monde n’en est exclue ; il n’y a aucune « place »
pour lui échapper.

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Jung et le Vedanta 10

La plupart des archétypes peuvent être considérés comme dyadiques, dans le sens où ils
déterminent les relations sujet/objet. Des exemples de ce type, d’archétype dyadique, peuvent se
trouver dans les relations interpersonnelles, comme la relation entre la mère et son enfant, l’amant
et l’aimé, l’enseignant et l’élève ; dans des relations tendues vers la réalisation d’un but, comme la
quête de la renommée, du pouvoir et de l’argent ; et aussi dans les relations spirituelles, comme la
relation entre l’âme et Dieu, ou la relation de l’ego avec le Soi

Des thèmes de nature archétypale parcourent tous les mythes du monde et de nombreux
thèmes sont aussi repris dans nos propres vies. Quand un thème qui se montre de manière répétée
dans nos mythes semble être absent de l’histoire de notre propre vie, nous pouvons supposer que,
peut-être, une certaine partie de notre nature s’est vue refuser l’expression de ce thème, ou qu’il a
été forcé de s’exprimer dans une forme déformée, brouillée. Ce peut être un bon point de départ
pour une introspection.

Il n’est ni possible ni nécessaire que chaque être humain vive toutes les structures de nature
archétypale qui sont disponibles à l’ensemble de l’humanité. Cependant, certains archétypes sont si
basiques, si fondamentaux, que l’archétype doit nécessairement s’exprimer à l’extérieur, et il
essaiera de créer des situations qui lui permettront de vivre lui-même extérieurement, sous une
forme ou une autre. La relation dyadique entre l’âme et Dieu fait partie de ces archétypes. Afin que
cette relation puisse vivre, se manifester au dehors de façon adéquate, les deux membres de la
dyade, l’âme et Dieu doivent être pris en compte, et expliqués de manière consciente par l’ego.
Mais, dans cette ère « moderne », ils ont été tous deux dévalorisés et ridiculisés, et finalement ont
été remplacés par la science, notre nouveau dieu. Pour cette raison, beaucoup d’entre nous, aliénés à
la fois de Dieu et de notre âme, souffrent d’une profonde agitation ou d’une absence de quiétude au
sein de notre psyché (dont la réalité est également inconnue de la plupart d’entre nous). La dyade
archétypale de l’âme et de Dieu est si fondamentale à notre humanité qu’elle doit impérativement
être satisfaite, se réaliser et elle luttera dans ce sens, même si c’est seulement sous des formes
terriblement corrompues ou dégradées, jusqu’à ce qu’une existence saine lui soit accordée.

L’ego qui a perdu toute relation avec Dieu souffre terriblement. Il ne peut plus entendre ou
sentir Dieu, l’archétype du Soi, qui le gouverne depuis les profondeurs de son être, et affrontera

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11 Le besoin d'un mythe nouveau

alors l’expérience de la solitude, de l’isolement, du désespoir, de sentiments douloureux de


bannissement et de rejet, de l’anxiété, et de l’incertitude. Jolande Jacobi remarque que :

« L’adhésion à des modes profondément ancrés, imprimés de comportement et


d’expérience est une protection, une garantie, dont la déviation doit être payée d’anxiété
et d’incertitude. L’animal n’abandonnera ces ‘ garanties ’, ces ‘sauvegardes’ seulement
s’il y est contraint par une force supérieure ; l’homme, du fait de la liberté relative de sa
conscience, a la possibilité de s’en écarter volontairement : il est alors exposé au double
danger de l’hybris et de l’isolement. Car en se détachant de lui-même de son ordre
archétypal d’origine, il se coupe de ses racines historiques spécifiques. »
Jolande Jacobi, Complex, Archetype, Symbol in the Psychology of C.G.Jung

A l’ère moderne, la projection de l’image de Dieu a été retirée, écartée du monde extérieur
et doit toutefois être remplacée. Nous ne pouvons plus prendre nos credos religieux de façon
littérale ou concrète, et pour la majorité d’entre nous, les croyances chrétiennes n’ont plus aucune
relation avec notre expérience intérieure. Comme Jung l’indique,

« Les Eglises représentent les convictions traditionnelles et collectives, qui, pour


nombre de leurs adhérents, ne se fondent plus sur leur expérience intérieure mais sur
une croyance irréfléchie, qui a, il est bien connu, une aptitude à s’évanouir aussitôt que
l’on commence à y réfléchir. Le contenu de la croyance se heurte alors à la
connaissance, et souvent il se trouve que l’irrationalité de la première n’est plus en
harmonie avec les rationalisations de la seconde. La croyance n’est pas un substitut
adéquat à l’expérience intérieure, et où cette dernière fait défaut, même une foi forte qui
était apparue miraculeusement comme un don du ciel, une grâce, peut très bien
disparaître aussi miraculeusement. »
C.G.Jung, Civilization in transition, CW 10, par.521

Une fois que les projections des réalités intérieures ont été écartées ou retirées, alors les
symboles concrétisés qui ont été vénérés dans le monde physique sont rejetés comme émanant
d’une croyance d’une ère révolue. Pour que les symboles restent vivants, ils doivent être imprégnés,
infusés de la vérité de notre expérience intérieure. S’il n’est pas relié à une réalité qui se fonde sur
une expérience, le symbole devient une coquille vide et sans vie. Vénérer une telle coquille ne

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Jung et le Vedanta 12

procurera certainement pas à l’ego le sentiment de complétude ou d’«union avec Dieu ». L’individu
sera plutôt laissé dans un état d’aspiration intense, de grand désir, rempli de besoins inassouvis ou
réalisés de manière inappropriée. Et s’il a projeté l’image de Dieu sur le monde profane, il en sera
également meurtri ou blessé. Les faux dieux, car ils sont finis et limités, sont incapables de
satisfaire leur rôle dans la relation – ils ne peuvent pas compléter l’ego, le rendre entier, total.
L’ego, lui non plus, ne peut reconnaître consciemment la nature « dévote », religieuse de sa relation
avec le faux dieu et se retrouvera extraordinairement vulnérable à d’écrasantes blessures et exposé à
des déconvenues et des déceptions.

C’est la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. La science et la modernité
ont détrôné nos symboles religieux en dehors de la réalité physique, laissant notre esprit conscient
et rationnel sans aucune relation avec la divinité. Nous avons maintenant besoin de nous tourner
vers l’intérieur, en direction de la source des projections qui ont été externalisés pendant très
longtemps. Nous avons besoin de trouver un mythe nouveau qui pourra permettre que notre relation
avec le transcendant soit à nouveau dans le conscient. Sans cela, l’âme et Dieu seront obligés de
rester enfouis dans l’inconscient, se projetant vers l’extérieur de façon inappropriée sur le monde, à
la recherche d’un sens, d’un but, et de l’éternité, que cette relation nous procurait habituellement
dans le passé.

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13 La vision védantique et Jung

2. LA VISION VEDANTIQUE ET JUNG

2.1 LE MYTHE VEDANTIQUE

« Je t’en prie, enseigne moi ce que tu vois comme étant différent des moyens et des fins
désirables, différent des moyens et des fins indésirables, et ce qui est différent du passé
et du futur [autre que les choses du passé, du présent et du futur].
Kathopanisad, I.ii.14

Selon la vision du Vedanta, avant, pendant et après la création, le Soi seul est. Il n’y a pas
de seconde chose, d’autre chose. Le Soi est existence infinie, non duelle, conscience et plénitude 5.
L’univers, comme un rêve, est né de, maintenu par, et se résorbe dans le Soi, sans commencement
et sans changement, qui est son substratum 6 et son contenu. Dieu est le Soi plus maya, un matériau
apparent qui projette la création comme un rêve. L’univers subtil, la psyché universelle, est l’esprit
de Dieu. L’univers physique est le corps de Dieu. L’univers tout entier, subtil et physique, a pour
unique substance le Soi. Le Soi est le « Je » de la création, tout comme il est le « Je » des egos
individuels (jiva). Les egos individuels sont aussi sans commencement, comme la création, et sont
infinis en nombre. Ils transmigrent depuis des temps sans commencement, prenant naissance après
naissance, dont la qualité dépend de leurs actions précédentes (karma). Le cycle continu de la vie et
de la mort est aussi appelé la roue du samsara ou de l’existence transmigratoire. On ne peut sortir
de ce cycle à moins de parvenir à la connaissance du Soi, par laquelle on reconnaît la véritable
nature de son Soi comme étant identique au Soi de Dieu, le substratum de l’univers. Un verset
souvent cité dans la tradition védantique affirme :

5
Le Soi (atma) est défini comme étant sat-chit-ananda, ce qui peut être traduit par existence-conscience-plénitude. Le
mot « plénitude » (ananda) a pour but de transmettre un sens de « illimité » et de « entièreté » ou « totalité », qui est
expérimenté dans l’esprit comme amour. Dans la littérature, ananda est souvent traduit par « béatitude » ou « félicité »,
mais ces mots ont une connotation d’expérience extatique, qui peut induire en erreur.
6
NdT : L’essence, le fond, la réalité fondamentale ou essentielle, la substance. Ce sans quoi une réalité ne saurait
subsister, ce qui sert de support à une autre existence.

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Jung et le Vedanta 14

« Je vais te dire en une moitié de verset ce que des dizaines de milliers de livres ont dit :
le Soi universel (brahman) est réel, l’univers est apparent, le Soi individuel (atma) est
identique au Soi universel (brahman). Ils ne sont pas différents. 7»

Le Soi de Dieu est le Soi de l’individu. Mais le mental, reflétant le Soi, s’identifie avec le
Soi et c’est ainsi que l’on croit que le Soi possède les limitations du corps et du mental. Le corps et
le mental, d’un autre côté, gagnent la réalité du Soi. Le manque de différenciation entre le Soi,
l’individu et Dieu est la cause de notre souffrance. Nous ne pouvons pas accepter notre manque de
plénitude, d’absolu car nous sommes en vérité la plénitude, l’absolu. Retrouver ce que nous avons
perdu, le trésor perdu, revient à obtenir la connaissance du Soi, qui est caché dans celui qui le
recherche. Cette réalisation libère l’individu des limitations du temps, de l’espace et de la causalité,
quand il découvre que sa véritable nature est existence illimitée, conscience et amour (ananda ou
plénitude). Cette connaissance est la libération et met un terme à l’existence transmigratoire.

Le mythe védantique diffère du mythe jungien dans le sens où il y a en lui un point


d’achèvement, un aboutissement ou un jeu victorieux, ce qui n’est pas le cas dans la conception de
Jung. Pour Jung, le processus d’individuation est un processus continu qui n’est jamais achevé. Il
n’y a pas d’aboutissement final à la plénitude ou d’achèvement et c’est justement ainsi car le
processus d’individuation s’occupe de rendre conscient des éléments inconscients, augmentant par
là marginalement la conscience de l’individu tout au long de la vie. Puisque le royaume de
l’inconscient et le monde physique sont infinis par nature, il n’y a aucune possibilité d’intégrer un
nombre infini d’éléments inconscients à la conscience, même si l’individu dispose d’un temps infini
pour cela, puisque qu’il n’atteint jamais la fin de ce qui est infini. Ainsi, l’individuation complète
ou la plénitude ne peut jamais être achevée.

Un Védantin considèrerait le processus d’individuation selon Jung de manière différente


du point de vue du sens de la vie. La nature du Soi révélée dans les Upanishads est illimitée, non-
duelle, le Soi est plénitude, totalité. La libération est la connaissance de ce Soi qui équivaut à
l’atteinte de la plénitude, la manque apparent de plénitude étant dû uniquement à l’ignorance du
Soi. Le Védantin serait absolument d’accord avec Jung sur le fait que l’absolu ne peut en aucun cas
être accompli par une augmentation dans la conscience, puisque l’acquisition de morceaux infinis

7
Slokardhena pravaksymai yaduktam granthakotibhih brahma satyam jaganmithya jivo brahmaivanaparat. Ce verset a

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15 La vision védantique et Jung

de connaissance serait sans fin. Mais la connaissance du Soi n’est ni une accumulation de
conscience, ni l’intégration de matériaux inconscients à la conscience. C’est la reconnaissance ou la
différenciation de notre véritable nature qui a été surimposée sur des contenus à la fois conscients et
inconscients. La connaissance du Soi est la reconnaissance et la différenciation d’un absolu déjà
existant qui est à la fois transcendant et immanent à l’ensemble de nos perceptions.

La découverte expérimentale de l’amour, comme étant la nature de notre être le plus


intérieur, le Soi védantique, complèterait le processus d’individuation. Le sentiment de complétude,
d’achèvement de l’être humain réside dans son union ultime, finale avec l’amour – être amour, être
aimé et aimant. Les Ecritures du monde entier reconnaissent l’amour comme la pierre angulaire du
bien-être, de la sainteté ou la libération de l’homme ou de la femme, et les saints de toutes les
religions parlent de l’amour comme d’une union avec Dieu. C’est « la découverte du trésor perdu »,
c’est l’élément dont l’acquisition complète la quête humaine. […]

La connaissance du Soi résout le mystère de la vie quand l’individu réalise par sa propre
expérience la plénitude, l’unité ou la totalité qu’il a sans cesse recherchée, et quand il comprend
également la relation existant entre Dieu, l’âme et l’univers, et le Soi. Selon la tradition du Vedanta,
le besoin impérieux de reconquérir son unité, de s’unir à nouveau avec ses origines, de devenir
complet, est un désir inné et fondamental, qui se réalise de manière absolue par la connaissance du
Soi. Jusqu’à ce moment, le chercheur parcourt le monde à la recherche du trésor du Soi, affronte
obstacle après obstacle, et n’est jamais capable d’atteindre l’horizon de la complétude qu’il est en
train de rechercher.

A un certain moment, quand à la fois le désir de complétude, et la prise de conscience,


l’acceptation du fait que la complétude ne peut être atteinte dans le monde, sont devenus assez
aigus, la tradition affirme que Dieu ira à la rencontre du chercheur par l’intermédiaire d’un
enseignant (guru) qui lui transmettra la connaissance du Soi, de manière conforme à la tradition
d’enseignement upanisadique qui a été transmise d’enseignant à élève depuis des temps sans
commencement. La Bhagavad Gita, comme de nombreux autres textes védantiques, fait remonter
cette chaîne de transmission à Dieu :

été transmis oralement et je n’en connais pas l’origine, mais je l’ai appris de Swami Dayananda Saraswati.

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Jung et le Vedanta 16

« Le Seigneur dit :
J’ai révélé cette connaissance toujours éternelle à Vivasvan [le leader du clan solaire] ;
Vivasvan, à son tour, l’enseigna à Manu [son fils] ; et Manu à Iksvaku [son fils]. »
Bhagavad Gita, 4.1

Un autre verset souvent cité fait commencer cette lignée d’enseignement avec Dieu et la
fait aboutir à nos propres enseignants :

« Je rends hommage à la lignée des enseignants, qui commence avec Sadasiva


[l’Eternellement Bon, le Bienfaisant], qui se poursuit avec Sankaracarya dans son
milieu, et qui parvient jusqu’à mon enseignant. »

Selon le Vedanta, la nature du Soi et de Dieu sont en dehors de la sphère de nos moyens
humains de connaissance, et ne peuvent donc être connus par nos propres efforts, mais doivent nous
être révélés par Dieu seul. L’idée est, peut-être, une extension de ce que Jung veut dire par « Dieu
s’incarnant en nous ». Honorer le besoin impérieux et naturel du Soi (jungien) de s’exprimer
consciemment est ce que Jung découvrit comme étant notre tâche fondamentale dans la vie et
l’oeuvre qui lui donne un sens. Et s’il y a un Dieu, pourquoi ne se ferait-il pas connaître Lui-même
à l’être humain ? Ce serait la deuxième moitié logique de l’équation. L’être humain cherche à
retourner à ses origines et Dieu cherche à se manifester dans l’être humain.

Le Vedanta se définit lui-même comme étant un moyen de connaissance révélé pour


connaître le Soi. Sa méthodologie d’enseignement met en jeu l’analyse discriminative des contenus
de la psyché et également des perceptions des sens, dans le but d’arriver à leur vérité. La
connaissance n’est pas éloignée de l’expérience la plus intérieure de l’être humain. Elle différencie
plutôt les aspects de son expérience qui avaient été jusque là expérimentés sous une forme non
différenciée. Comme nous le verrons, la vision védantique n’exige pas que l’on « croit » à ses
postulats métaphysiques. Elle éclaire, clarifie plutôt notre expérience avec une profonde simplicité,
et quand elle est comprise de manière juste, ne peut être réfutée. […]

Jung semble avoir été totalement ignorant de l’existence de la méthodologie


d’enseignement védantique, et même s’il avait été exposé au Vedanta, il est probable qu’il n’aurait

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17 La vision védantique et Jung

pas pu l’incorporer dans sa propre psychologie, n’étant pas psychologiquement préparé à cela. Par
quelque caprice du destin, sa psyché semble l’avoir préservé et maintenu à distance des profondeurs
de l’Orient. Il dit 8 :

« De l’autre côté, j’ai délibérément évité tous les prétendus « saints hommes ». J’ai fait
cela parce que je devais construire ma propre vérité, et ne pas accepter des autres ce à
quoi je ne pouvais parvenir par moi-même. J’aurais ressenti cela comme un vol si
j’avais essayé d’apprendre de ces saints hommes et accepté leur vérité pour moi-même.
[…] Je dois façonner ma vie de moi-même, sans emprunter quoi que ce soit à l’Orient,
et partir de ce que mon être intérieur me dit, ou ce que la nature m’octroie. »
C.G.Jung, Memories, Dreams, Reflections

Jung était particulièrement conscient des problèmes que rencontrerait un individu de nos
jours dans ses tentatives d’acquérir la connaissance de l’Orient. […] L’inquiétude de Jung n’est
opposée en aucune manière à la vision et à la méthodologie d’enseignement du Vedanta. Le
Vedanta lui-même, affirme que seule une personne émotionnellement mature peut comprendre sa
vision. En termes jungiens, seule une personne qui est parvenu à un degré relativement élevé
d’individuation pourrait être qualifié à l’acquisition de la connaissance du Soi révélée par les
Upanishads.

A l’opposé, une personne émotionnellement immature ne pourrait pas être considérée


comme un étudiant qualifié, préparé à cette connaissance. Une personne dont le processus
d’individuation a été contrarié a une grande partie de sa personnalité réprimée. Cette personne sera
constamment victime de ces aspects refoulés jusqu’à ce qu’ils soient assimilés à l’intérieur de la
conscience. La méthodologie d’enseignement védantique ne délivre pas l’individu de son matériau
inconscient aliéné. Elle fait plutôt l’hypothèse que l’étudiant a une personnalité bien équilibrée et
intégrée, et que cela fait partie de ses qualifications. C’est pour cette raison que l’œuvre de Jung est
d’une grande importance pour l’étudiant moderne, pour lequel cette intégration n'est pas donné, ne
va pas de soi.

8
Allusion au voyage de Jung en Inde chez le Maharajah de Mysore.

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Jung et le Vedanta 18

La méthodologie d’enseignement du Vedanta conduit l’étudiant vers des réalités qui sont
valides au niveau logique et vérifiables au niveau de l’expérience une fois qu’elles ont été vues. Son
but est de révéler directement et immédiatement la nature du Soi, le sujet non objectivable et sa
relation au monde, à Dieu et à l’individu. Le Soi, bien qu’il soit sans cesse présent, ne peut jamais
être l‘objet de notre perception sensorielle ni être l’objet d’un autre moyen de connaissance puisque,
par nature, il est toujours le sujet. Par conséquent, une méthodologie d’enseignement opérant en
tant que moyen de connaissance est indispensable si l’on veut différencier le Soi des objets
d’expérience avec lesquels il est confondu, et révéler sa véritable nature.

La connaissance du Soi est obtenue par l’étudiant au moment de l’enseignement, si le


moyen de connaissance (la méthodologie d’enseignement) est manié de manière appropriée, et si
l’esprit de l’étudiant est préparé de manière appropriée à recevoir la connaissance. La réalisation de
cette vision est appelée libération, car l’étudiant reconnaît que la véritable nature de son Soi est
illimitée, intemporelle, inchangeante, identique à Dieu, et qu’Il est l’unique substance de la
création. La vision du Vedanta est, qu'en réalité, il n’y a rien d’autre que le Soi. Si c'est le cas, le
Soi n’a certainement pas besoin d’être libéré. Le sentiment d’asservissement ou de limitation est,
par conséquent, un problème d’ignorance du Soi, dont la solution réside seulement dans la
connaissance du Soi, ce qui implique de différencier le Soi du monde de notre expérience. Une fois
différencié, le Soi, qui est présent dans chacune de nos expériences comme ce qui est constant,
subsiste évident par lui-même, comme le substratum conscient et immuable de la psyché et du
monde.

2.2 LA VISION VEDANTIQUE DU SOI

Le Soi, tel qu’il est révélé dans le Vedanta, est pure conscience, et en tant que conscience
est lumineux par lui-même. Cela signifie qu’il n’a nul besoin d’une deuxième conscience pour se
connaître lui-même, tout comme le soleil n’a pas besoin d’une autre source de lumière pour
l’éclairer. […]

La méthodologie d’enseignement du Vedanta guide l’étudiant pas à pas vers la


reconnaissance de son Soi le plus intérieur comme pure conscience. […] Selon le Vedanta, nous ne
possédons pas la conscience, nous sommes la conscience. Le Soi est le contenu du mot « Je », cet

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19 La vision védantique et Jung

auto référent auquel on fait référence dans des affirmations élémentaires comme « Je suis ». Bien
que le Soi soit illimité et, par conséquent, doit être en réalité non enfermé dans un corps, il est
naturel que l’individu attribue la nature, les caractéristiques du corps, de l’esprit et des organes des
sens au Soi, et vice et versa. Tout comme une boule d’acier chauffée au rouge peut être perçue, par
ignorance, comme une entité unique, le Soi peut être perçu comme un agrégat, un ensemble corps-
esprit-organe des sens (karyakaranasanghata). Après l'analyse védantique, cependant, cette
(con)fusion s’avère être une surimposition réciproque (anyonyadhyasa) résultant de l’ignorance du
Soi. Sankara, dans le Adyasabhasya des Brahmasutras déclare que :

« … du fait d’une absence de discrimination ou de différenciation entre ces attributs, et


aussi entre ces substances, qui sont absolument disparates, il se perpétue un
comportement humain naturel basé sur une auto-identication qui prend la forme de « Je
suis ceci » ou « Ceci est à moi ». Ce comportement a sa cause matérielle dans une
nescience, et l’homme y est soumis en confondant ce qui est réel et ce qui est irréel, ce
qui résulte d’une surimposition des objets eux-mêmes ou de leurs attributs de façon
réciproque, mutuelle. »
Sankara, Brahma-Sutra Bhasya, 1

L’ignorance du Soi entraîne une surimposition réciproque et ainsi, est responsable de


l’illusion d’un Soi limité. L’attribution, l’imputation d’un objet ou de ses attributs à l’expérience de
l’existence ou de la conscience du Soi surimpose les limitations de cet objet sur le Soi.
Réciproquement, l’attribution de l’existence ou de la conscience à un objet ou à ses attributs
surimpose cette expérience du Soi à l’objet et donne par là-même à l’objet une réalité qu’il ne
mérite pas. La raison d’une telle erreur est l’ignorance du Soi.

« …l’idée d’incorporation est le résultat d’une fausse nescience. Il ne peut y avoir


d’incorporation, de personnification pour le Soi si ce n’est par l’ignorance fausse qui
conduit à identifier le Soi avec le corps. »
Sankara, Brahma-Sutra Bhasya, 40
« Puisque le Soi, quand il est conditionné par divers accessoires ou conditionnements
limitants (upadhi), possède des qualités opposées et apparaît de manière diverse comme
un prisme (visvarupa) ou une pierre philosophale (cintamani), par conséquent c’est

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Jung et le Vedanta 20

seulement par un homme sage à l’intellect perçant, comme nous, que le Soi peut être
connu. »
Sankara, Katha Upanishad Bhasya, 147

La surimposition réciproque, en général, a pour origine l’ignorance. Par exemple, si en


voyant la boule d’acier rouge et brûlante mentionnée plus haut, j’impute les qualités de rondeur et
de lourdeur au feu, et la rougeur et la chaleur à la boule d’acier, j’ai surimposé mutuellement la
nature et les qualités de l’un sur l’autre. Une telle surimposition ne peut se produire sans une
ignorance des objets impliqués. Afin de briser, d’aller au delà de cette surimposition basée sur
l’ignorance, je dois connaître chacun de ces objets tel qu’ils sont, de et en eux-mêmes.

La nature du Soi, auquel on se réfère communément par les mots Je, moi, et mien, n’est
pas connu de et en lui-même. Seule est connue l’expérience du Soi, c'est à dire le sentiment d’être
conscient et d’exister. Comme Sankara le dit « tout le monde a le sentiment que son Soi existe, il
ne sent jamais ‘je n’existe pas ’. S’il n’y avait pas de reconnaissance générale de l’existence du Soi,
tout le monde aurait eu le sentiment ‘je n’existe pas’.9 » Cependant, la nature spécifique,
particulière de cette existence et de la conscience n’est pas connue. Le Soi, étant le fondement non
objectivable de l’expérience, n’est pas accessible aux moyens de connaissance ordinaires comme la
perception et l’inférence, et, par conséquent, bien qu’il soit intimement expérimenté comme étant
notre propre Soi, le Soi demeure inconnu de et en lui-même. Dans la Brhadaranyaka Upanishad,
Yajnavalkya, l'enseignant d'Usasta, explique pourquoi le Soi ne peut être un objet de connaissance :

« Tu ne peux pas voir ce qui est le voyant de la vision ; tu ne peux entendre ce qui est
l’auditeur de l’audition ; tu ne peux penser le penseur de la pensée ; tu ne peux
connaître le connaisseur de la connaissance. C’est ce Soi là qui est à l’intérieur de tout.
Tout le reste n’est que périssable. »
Brhadaranyaka Upanishad, III.4.2

Puisque le Soi en tant que sujet ne peut jamais être un objet, nous sommes dans
l’impossibilité de la connaître au travers des relations habituelles sujet-objet ou connaisseur-connu,

9
Sankara, Brahma-Sutra Bhasya, 12

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21 La vision védantique et Jung

dans lesquelles le sujet utilise un moyen de connaissance pour connaître un objet. La seule
connaissance que nous pouvons avoir du sujet, par conséquent, sans aucun accès à un moyen
approprié de connaissance, est cette connaissance qui est évidente ou lumineuse en elle-même.
Nous pouvons être conscients de nous-même comme (étant) conscient, non pas parce que nous
pouvons connaître la conscience comme un objet, mais parce que par sa nature, le Soi est
conscience. Nous pouvons nous connaître nous-même comme (étant) existant, non pas parce que
nous pouvons objectiver l’existence, mais parce que l’ « être-là » de ce qui existe est évident en lui-
même.

« Le Soi n’est absolument pas au-delà de l’appréhension parce qu’Il est appréhendé
comme étant le contenu de la notion de « Je » ; et parce que le Soi, par opposition au
non-Soi, est bien connu dans le monde comme étant une entité perçue immédiatement
[c’est à dire révélée par lui-même]. »
Sankara, Brahma-Sutra Bhasya, 3

Nous avons l’expérience du Soi sans connaissance du Soi et cette condition forme la base
de la surimposition réciproque. Toute les perceptions internes et externes apparaissent et
disparaissent à l’intérieur de l’existence et la conscience du Soi et, par conséquent, ne peuvent être
le Soi. Et pourtant, l’existence et la conscience du Soi est attribuée aux objets de la perception et
vice et versa. En guise d’illustration, l’affirmation « le pot existe » combine, (con)fond deux
expériences. Le pot est un objet de perception, l’expérience de son existence ne l’est pas.
L’expérience de l’existence appartient seulement au Soi. Mais, par cette surimposition réciproque,
le pot acquiert l’attribut de l’existence, et l’existence devient qualifiée par le nom, la forme et la
finitude du pot. De la même manière, dans l’affirmation « je connais mon corps » ou « je suis
conscient de mon corps », l’expérience de la conscience appartient au Soi, alors que le corps est un
objet de perception. La « conscience du corps », par conséquent, implique la combinaison, la fusion
des deux expériences, l’expérience du Soi de la conscience et la perception sensorielle du corps.

En l’absence d’analyse discriminante, le Soi est naturellement surimposé sur des


conditionnements limitants comme le corps, l’esprit, et les organes des sens. Mais par
l’intermédiaire de certaines méthodologies d’enseignement, l’étudiant est amené à voir le Soi
comme le sujet le plus intérieur, différent de ces objets avec lesquels il a été auparavant identifié.

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Jung et le Vedanta 22

De telles méthodologies libèrent l’expérience du Soi de l’existence (j’existe) et de la conscience (je


suis conscient), de la nature changeante et finie des adjonctions limitantes (upadhi). En excluant de
la nature de l’être conscient tous les objets de conscience, inclus ceux avec lesquels je me suis
identifié dans le passé, il ne reste que le Soi, une conscience indifférenciée qui est distincte de, et
par conséquent non qualifiée par les objets de conscience. Cela étant, l’entité consciente doit
nécessairement être unique, car les éléments différentiateurs du monde objectif ne lui appartiennent
pas. C’est ainsi que le Soi est découvert comme étant illimité, libre du temps, de l’espace et de tout
attribut.

L’illimité ou l’absence de limites, comme l’existence et la conscience, est aussi une


expérience du Soi. C’est la source des sentiments de bien-être, de plénitude, de complétude, de
contentement, de bonheur, de joie et d’amour. La manifestation de l’illimité dans l’esprit (je suis
heureux, entier, complet), dépend toutefois de la condition de l’esprit. Cela diffère de l’expérience
du Soi de l’existence (j’existe) et de la conscience (je suis conscient) qui apparaissent plus
continues. L’existence et la conscience ne sont pas couvertes ou cachées comme l’est l’expérience
du Soi de la plénitude ou de l’amour. Un esprit agité, par exemple, ne reflète pas la plénitude du
Soi. Cependant, le fait qu’il existe ou qu’il est conscient n’est pas remis en cause. Aussi longtemps
que je suis vivant et réveillé, l’existence et la conscience ne semblent pas croître et puis décliner. Le
bonheur, au contraire semble apparaître et s’en aller.

Les humeurs, les différents états ou dispositions de l’esprit sont causés par la proximité
qualitative de l’esprit par rapport à la nature du Soi. Quand l’esprit est triste et déprimé, ou agité, il
ressentira de la peine et de l’isolement, parce que son état ne reflète pas le Soi. Si l’esprit est
tranquille et détendu, il ressent du plaisir, de la paix, et de l’harmonie, parce que son état reflète et
fusionne avec celui du Soi. Cela procure un sentiment de bien-être, d’équilibre centré et de non
isolement.

L’analogie des trois sceaux d’eau reflétant le soleil est souvent utilisée dans le Vedanta
pour illustrer l’effet des changements de la disposition de l’esprit sur l’expérience du Soi, de la
plénitude ou du manque. Trois sceaux d’eau reflètent chacun le soleil. Le premier sceau d’eau est
boueux, le second agité, le troisième calme et clair. Le soleil apparaît, à l’eau qui est dépourvue de
discrimination, triste, déprimé et voilé dans le premier sceau, plein de vagues et agité dans le

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23 La vision védantique et Jung

second, et brillant et fidèle à sa forme dans le troisième. Le soleil, cependant, n’est pas affecté ou
changé par l’état de l’eau. Cette identification erronée sur-évalue la nature de l’eau, je suppose, en
lui donnant de la luminosité, mais dévalue aussi la nature du soleil en lui associant des limitations
fausses.

Si on suit cette analogie du sceau d’eau, si le Soi-soleil n’a pas été différencié de l’esprit-
eau, alors le Soi-soleil semblera changer suivant les humeurs de l’esprit. En réalité, le Soi, comme
le soleil, illumine les conditions changeantes de l’esprit. L’esprit surimpose à la fois lui-même et
ses conditions sur le « je suis » du Soi et peut, de ce fait, faire des déclarations comme « je suis
déprimé », « je suis agité », « je suis enthousiaste », « je suis content » et ainsi de suite. Les
conditions mentales les plus désirables sont celles qui reflètent le plus fidèlement la nature du Soi
(comme le sceau d’eau claire). Dans cette condition, l’esprit se sent complet, aimé, libéré de tout
sentiment d’isolement. Parce que l’individu ne sait pas que la source de cette expérience est le Soi,
il devient dépendant de situations qu’il va créer pour produire cet état de bonheur.

L’illusion de sources externes de bonheur crée le syndrome de la carotte inaccessible


attachée à un bâton. Parce que je ne sais pas que le Soi est la source du bonheur que je recherche
dans la vie, chaque fois que j’expérimente du bonheur, je l’attribue, je l’impute à la situation
présente, particulière et m’attache alors moi-même à cette expérience, que ce soit à une personne, à
un endroit ou à un objet. Ce phénomène est la source du désir et de la frustration.

Je désire ce qui, selon moi, me rendra heureux. Quand un désir particulier est satisfait, à
cet instant, l’esprit devient calme, comme l’eau claire du sceau. Pour un moment, il ne veut rien. Il
est dénué de tout désir, complet. Dans cet état de non-agitation, le Soi est clairement reflété dans
l’esprit et la personne a l’expérience du bonheur. Le bonheur, cependant, n’est pas appréhendé
comme étant la nature du Soi, il est considéré comme étant le résultat de l’acquisition de l’objet.
Cela étant, l’expérience de la joie s’évanouit rapidement alors que l’esprit commence à se
préoccuper de protéger l’objet et de maximiser l’expérience de la joie. Presque immédiatement,
l’esprit pense à de nouvelles séries d’obstacles qui barreront le chemin ou inhiberont cette
merveilleuse expression du bonheur. Cela entraînera de l’agitation dans l’esprit, qui comme le sceau
d’eau boueuse, assombrira ou voilera la réflexion du soleil-Soi et causera la disparition de
l’expérience du contentement.

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Jung et le Vedanta 24

Nous recherchons à travers le monde des expériences de bonheur, en satisfaisant les désirs
les uns après les autres, en expérimentant des moments de joie transitoires quand les désirs sont
satisfaits, seulement pour les perdre rapidement et endurer la peine qui en découle. Cette poursuite
elle-même cause de la souffrance, dans le sens où elle est responsable de l’agitation mentale qui
aliène l’esprit de la nature du Soi.

La nature du Soi est plénitude, est l’existence-conscience qui illumine, éclaire et prodigue,
donne son être à l’esprit. Pour celui qui a atteint la connaissance du Soi, la cause de l’agitation
mentale est éliminée, puisqu’il n’y a aucune distance entre le Soi et l’esprit, séparant l’esprit de la
plénitude qu’il recherche. L’esprit se tourne vers le Soi pour son sentiment de complétude et
d’amour plutôt que de le surimposer sur le monde et s’efforcer péniblement de l’atteindre.

« …ayant vu la réalité de cette manière, l’individu devrait s’identifier avec la Réalité,


avoir son propre plaisir seulement dans le Soi, et non dans quoi que ce soit d’extérieur
comme celui qui n'ayant pas la connaissance, accepte l’esprit comme étant le Soi et
pense que le Soi change avec les changements de l’esprit, ou parfois accepte le corps
etc. comme étant le Soi, et pense « je suis maintenant aliéné de la Réalité qui est le
Soi ; et quand, d’autres fois, l’esprit devient concentré, celui qui pense s’être uni à la
Réalité et en paix, croit « je suis à présent identifié à la Réalité ». Le connaisseur du Soi
ne devrait pas être ainsi, car la nature du Soi est toujours la même, et car il est
impossible pour quelque objet que ce soit de changer la nature du Soi ; et l’individu
devait être à jamais fixé dans la Réalité, ne jamais être détourné de la Réalité, avoir la
conviction « je suis brahman », ce qui signifie qu’il devrait sans cesse être conscient de
la Réalité qui est le Soi, conformément aux textes de la Smrti : « (l’homme sage) voit
de façon égale un chien ou un hors caste. » (Bhagavad Gita, 5.18) et, « celui qui voit le
Seigneur Suprême existant de façon égale dans tous les êtres. » (Bhagavad Gita,
13.27). »

En résumé, le Soi est le contenu sans cesse présent et invariable du mot « Je ». Par le
processus de surimposition dont nous avons discuté, le Soi est identifié de manière erronée au
corps, à l’esprit et aux organes des sens et à la création objective. Ce manque de différenciation

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25 La vision védantique et Jung

entre le Soi et la création cause de la souffrance, parce qu’il aliène, éloigne la personne de sa
véritable nature. Quand le Soi a été discerné au travers d’une méthodologie d’enseignement qui
révèle le Soi à l’étudiant, comme étant le sujet le plus intérieur, dont la nature est existence
illimitée, conscience et amour, l’étudiant est libéré des notions de limitation et de peine qui
l’avaient asservi dans le passé. Comme nous le verrons plus loin, ce Soi illimité est révélé comme
étant le Soi de Dieu. Afin de comprendre pleinement cette identité, nous devons discuter de la
nature de Dieu et de la distinction entre Dieu et le Soi. Avant cela, je voudrais d’abord mettre en
rapport le Soi védantique au Soi Jungien.

2.3 LE SOI JUNGIEN

Le Soi, tel qu’il est révélé par le Vedanta, n’est pas le Soi que Jung avait à l’esprit quand il
utilisa ce terme, mais il est conscience-existence-plénitude. Le Soi védantique explique certaines
des expériences de Jung, qu’il avait attribuées à son concept de Soi. Notre expérience peut être
expliquée de plusieurs manières, en fonction du modèle ou de la grille qui est utilisé pour inclure
l’expérience. La formulation du Soi de Jung, qui se base sur ses investigations empiriques, touche
plusieurs concepts métaphysiques qui dont partie intégrante de la vision védantique de la réalité.

Jung a indiqué de manière répétée la nature inexplicable du Soi, et était très conscient que
le Soi était au delà de nos moyens empiriques de connaissance, et devrait donc demeurer un
mystère. Dans la citation suivante, Jung donne une description fournie de la nature du Soi. Je
voudrais diviser cette citation en plusieurs parties et donner une analyse védantique de l’expérience
du Soi jungien. Jung décrit son concept du Soi ainsi :

« Ce ‘quelque chose’ est étrange pour nous et pourtant si proche, entièrement nous-
même et pourtant inconnaissable, un centre virtuel d’une constitution si mystérieuse
qu’il peut revendiquer n’importe quoi – une affinité avec les animaux et les dieux, avec
les cristaux et les étoiles – sans nous émerveiller, sans même provoquer notre
désapprobation. Ce ‘quelque chose’ revendique tout cela et même plus, et comme nous
n’avons rien dans nos mains à lui opposer de façon consistante, il est sûrement
préférable d’écouter sa voix. »
C.G.Jung, Two Essays on Analytical Psychology, CW7, par 398

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Jung et le Vedanta 26

La nature du Soi védantique est conscience, mais per se, pas conscience de quelque chose.
Par conséquent, de son propre point de vue, il n’est pas le sujet connaissant, le connaisseur, mais
plutôt le principe conscient et lumineux en lui-même du sujet connaissant. Ce « quelque chose » est
inconnaissable en tant qu’objet, parce qu’étant le contenu du sujet connaissant, il ne se prête pas à
une relation sujet-objet nécessaire à une objectification. Pourtant, dans le même temps, le Soi étant
conscience per se, est conscient de lui-même, mais de manière non duelle et auto lumineuse. Le Soi
est l’être ultime ou la substance essentielle, fondamentale de la création, qui englobe la psyché, à la
fois consciente et inconsciente. Il jouit d’une affinité la plus intime avec toute chose, étant leur être
et leur essence. Jung poursuit :

« J’ai appelé ce centre le soi. Intellectuellement, le soi n’est rien de plus qu’un concept
psychologique, une construction qui sert à exprimer une essence inconnaissable que
nous ne pouvons appréhender en tant que tel, puisque par définition, il transcende toutes
nos possibilités de compréhension. Le soi pourrait aussi bien être appelé le « Dieu à
l’intérieur de nous ». L'origine de toute notre vie psychique semble être
inextricablement enracinée en ce point, et tous nos efforts, nos poursuites les plus
fondamentales et les plus ultimes semblent tendre vers lui. Ce paradoxe est inévitable,
comme toujours, quand nous essayons de définir quelque chose qui réside au delà des
limites de notre compréhension. »
C.G.Jung, Two Essays on Analytical Psychology, CW7, par 399

Le Soi est toujours présent en tant que centre et substance de la psyché, mais transcende
nos possibilités de compréhension parce que nous n’avons pas de moyens de connaissance pour
l’analyser ou le connaître objectivement. Nous pouvons seulement être le Soi. Du point de vue de la
psyché, c’est « Dieu à l’intérieur de nous », mais du point de vue du Soi, l’univers tout entier est à
l’intérieur du Soi. C’est « Dieu en nous » dans le sens où il est le véritable centre de notre vie
psychique et vers lequel ou autour duquel la vie entière gravite. C'est ainsi parce que la nature du
Soi nous fournit ce sentiment de totalité, de plénitude et de complétude que la psyché essaye
continuellement d’atteindre, recherchant toujours un équilibre en elle-même pour permettre
l’expression de cette plénitude à l’intérieur de l’esprit conscient.

« Le soi pourrait être caractérisé comme une sorte de compensation du conflit entre
l’intérieur et l’extérieur. Cette formulation ne serait pas inadaptée, étant donné que le

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27 La vision védantique et Jung

soi a d’une certaine manière le caractère d’un résultat, d’un but atteint, quelque chose
qui doit survenir très graduellement et qui est expérimenté avec beaucoup de travail. Le
soi est donc le but de notre vie, dans la mesure où il est l’expression la plus achevée,
complète de cette combinaison du destin que nous appelons individualité, le plein
épanouissement non seulement de l’individu seul mais aussi du groupe, dans lequel
chacun apporte sa contribution à l’ensemble. »
C.G.Jung, Two Essays on Analytical Psychology, CW7, par 404

Le Soi est une compensation du conflit entre l’intérieur et l’extérieur parce qu’il est le
substratum sous-jacent de la psyché dans son ensemble et ainsi, forme le pont, le lien unificateur
entre l’intérieur et l’extérieur. L’esprit conscient peut être comparé à un miroir qui reflète le Soi et
les contenus objectifs de l’esprit. Un inconscient personnel perturbé et grandement non assimilé
entraîne une condition de stress, envahissante et semi consciente, dans l’esprit, ce qui produit un
sentiment d’aliénation du Soi. Ce serait comme regarder le reflet de votre visage dans un miroir
recouvert d’une couche de poussière. Ce reflet serait à peine visible. Quand la condition de l’esprit
perd sa capacité de refléter pleinement le Soi, il se sent perdu et aliéné.

Au fur et à mesure que l’esprit conscient assimile l’inconscient et développe une relation
saine avec lui, le stress ou la tension sous-jacente de l’esprit est réduit, et la présence du Soi est
ressentie, expérimentée de plus en plus. Ce phénomène donne à l’individu le sentiment d’un but qui
est en train d’être atteint, bien sûr progressivement et avec beaucoup de travail, puisque
l’assimilation de l’inconscient est un processus qui a lieu dans le temps.

« Sentir le soi comme quelque chose d’irrationnel, comme un existant indéfinissable,


auquel l’ego n’est ni opposé ni soumis, mais simplement lié, et autour duquel il tourne
en rond, comme la terre tourne autour du soleil – c'est de cette manière que nous
arrivons au but de l’individuation. J’utilise le mot ‘sentir’ afin d’indiquer la nature non
perceptuelle de la relation entre l’ego et le soi. Dans cette relation, rien n’est
connaissable, parce que nous ne pouvons rien dire des contenus du soi. L’ego est le seul
contenu du soi que nous connaissons. L’ego individué se sent lui-même comme l’objet
d’un sujet inconnu d’un ordre supérieur. »
C.G.Jung, Two Essays on Analytical Psychology, CW7, par 405

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Jung et le Vedanta 28

Sans un moyen de connaissance, comme le Vedanta, il n’y a aucun moyen de connaître la


nature du Soi, et le Soi qui est pourtant conscience qui s’éclaire d'elle même, n’est pas connu. Il est
la conscience et l’existence qui est le contenu conscient de toutes les expériences, et pourtant, sans
utiliser un moyen de connaissance, il est impossible de dire quelque chose de spécifique à propos de
la nature de la conscience et de l’existence, et par conséquent, il est impossible de dire quoi que ce
soit de spécifique à propos du Soi. Bien qu’il ne soit pas possible de parler avec autorité sans un
moyen de connaissance, mais seulement conjecturer, de tels postulats sont nécessaires pour rendre
compte, expliquer nos expériences intérieures. Par exemple, il est un fait que les contenus objectifs
de l’esprit sont connus de moi. Même la pensée du « Je » est un objet de connaissance. Aussi, bien
que mes expériences, mes humeurs, mes perceptions s’annulent entre elles, car elles surviennent de
manière séquentielle, toutes les expériences, composées a la fois du sujet connaissant-ego et d’un
objet connu sont illuminées elles-mêmes par la conscience. Jung décrit ce phénomène quand il dit :
« L’ego individué se sent lui-même comme l’objet d’un sujet inconnu d’un ordre supérieur. » Il est
pleinement conscient de l’impossibilité de connaître le Soi sans un moyen approprié de
connaissance, quand il poursuit en disant :

« Il me semble que notre investigation psychologique doit s’arrêter ici, à cette étape, car
la notion d’un soi est en elle-même un postulat transcendantal qui, bien que justifiable
psychologiquement, ne se prête pas à l’expérimentation scientifique. Cette étape au delà
de la science est une nécessité inconditionnelle du développement psychologique que
j’ai cherché à décrire, parce que sans ce postulat, je ne pourrais pas donner de
formulation adéquate aux processus psychiques qui surviennent empiriquement. Au
minimum, et par conséquent, le soi peut revendiquer une valeur analogue à celle de la
structure de l’atome. Et bien que nous empêtrions à nouveau dans une image, elle n’en
n’est pas moins vivante de manière puissante, et son interprétation va tout à fait au delà
de mes capacités. Je n’ai absolument aucun doute que c’est une image, mais une image
dans laquelle nous sommes contenus10.

Je ne voudrais pas induire en erreur le lecteur par mon commentaire, car je ne suis en
aucune manière en train de mettre en équivalence le concept jungien du Soi avec le Soi du Vedanta.
Je suis, plutôt en train d’indiquer que le Soi védantique est le substratum sous-jacent qui est

10
NdT : « contained » : Voir la note 1 page 2 pour le sens de ce mot.

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29 La vision védantique et Jung

toujours l’élément de base de notre expérience, bien que cela soit ignoré. Jung n’avait pas une
compréhension assez claire du Soi védantique pour être capable de le différencier de l’ego et des
phénomènes qu’il a attribué à la psyché objective.

Sans un moyen de connaissance approprié, la nature du Soi védantique, ce fondement


ultime non objectivable de l’être, ne peut être connu. Il peut seulement être expérimenté comme un
sentiment inexplicable de soi, d’être et de conscience, que tout le monde éprouve. Ce sentiment
d’être imprègne toutes les expériences et sera naturellement identifié avec le Soi à moins qu’une
différenciation ne soit faite. C’est le but du Vedanta : différencier le Soi du monde interne et
externe des expériences objectivables et ensuite de redéfinir notre propre expérience à la lumière de
cette nouvelle connaissance.

2.4 LE SOI VEDANTIQUE N’A PAS ETE COMPRIS PAR JUNG

Le soi védantique n’est pas pris en compte dans le modèle de la psyché de Jung. En fait
pour Jung, , il n’était d’aucune utilité parce qu’il n’a pas compris la relation entre la pure conscience
et l’ego11. Jung a compris le concept oriental de la conscience pure comme étant au delà de l’ego et
transcendant à l’ego ; ainsi, la conscience pure et l’ego sont devenus deux entités distinctes, et il
s’est identifié avec l’ego connaissant. La conscience pure est alors devenue une « condition
mentale » transcendante au delà de la conscience de l’ego, non accessible à l’ego et donc inutile.
Pour Jung, la conscience est quelque chose de créé ou d’accumulé au fur et à mesure que l’ego
rassemble de la connaissance ou élargit ses limites. Il est par conséquent un produit de la dualité
sujet connaissant-objet connu.

Jung ne s’est pas aventuré en direction de la nature essentielle du sujet connaissant, c’est à
dire de l’ego en lui-même, qui est, selon la vision du Vedanta, pure conscience. Si l’ego conscient
est considéré de son propre point de vue, sans les objets de connaissance qu’il a rassemblé, seule
subsiste la nature essentielle du sujet connaissant-ego, qui est conscience en elle-même, et non
conscience de quelque chose. Le statut de sujet connaissant dépend de la présence d’un objet de

11
Le terme d’ego utilisé par Jung est équivalent à l’« esprit conscient » védantique, cidabhasa. Dans le Védanta, le
terme "ego" se réfère à une forme de pensée qui unit le Soi non duel avec un objet de perception, comme le corps ou

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Jung et le Vedanta 30

connaissance. Si les objets sont retirés, le statut de sujet connaissant l’est aussi – c’est un concept
relatif. La nature essentielle de l’ego est le Soi védantique. C’est une conscience pure, qui s’éclaire
elle-même et une conscience qui n'a pas besoin d'une seconde conscience pour la révéler, tout
comme le soleil n’a besoin d’aucun astre lumineux pour l’éclairer. La conscience du Soi n’est pas
engagée dans un processus. Il n’y a ni accumulation, ni diminution dans le Soi. Il est constant,
immuable, et éternel. Jung n’a jamais saisi la signification de ceci, et en fait, l’a compris de manière
fausse. Il a dit :

« L’esprit oriental, cependant, n’a aucune difficulté à concevoir une conscience


dépourvue d’ego. La conscience est considérée comme étant capable de transcender sa
condition d’ego ; bien sûr, dans ses formes les plus « élevées », l’ego disparaît
complètement. Une telle condition mentale sans ego peut seulement être inconsciente
pour nous, pour la simple raison qu’il n’y aurait personne pour en être le témoin.
C.G.Jung, Psychology and Religion: West and East, CW11, par 774

Jung a compris la conscience comme étant une « condition mentale » qui transcende le
sujet connaissant et ainsi s’éloigne du royaume de la connaissance de l’ego. Le Vedanta
expliquerait la relation entre l’ego jungien et la conscience de manière très différente. Le Soi est la
seule source de conscience, et est le centre substantiel de l’ego. Ainsi, la conscience de l’ego ne
peut jamais être transcendée, puisqu’elle est le fondement ultime et le centre de toutes les
expériences. Cependant, l’ego peut se dissoudre, s’absorber dans la conscience lors d’expériences
méditatives. Dans ce cas, ce qui est expérimenté est l’ego-le sujet moins toutes les perceptions ou
objectivations. Cet état du mental conduit à une expérience12 de pure conscience, non duelle du Soi,
l’essence de notre être. Nous discuterons de ce point plus en détail dans la section suivante.

l’esprit, « je suis le corps », « je suis l’esprit ». Dans le Védanta, l’ego est, de ce fait, un produit de l’ignorance
provoqué par la non-différenciation du Soi et des objets de l’expérience, et n’a pas de réalité essentielle.
12
L’utilisation du mot expérience est problématique. On ne peut pas expérimenter son propre Soi dans le sens d’un
sujet qui expérimenterait un objet. Cependant, le Soi est la conscience qui est lumineuse en elle-même. Comme le soleil
n’a pas besoin d’une autre lumière pour l’éclairer, le Soi n’a pas besoin d’une autre conscience pour avoir l’expérience
de lui-même. Par conséquent, l’expérience est non duelle, dépourvue de relation sujet-objet ou de sujet connaissant-
objet connu. J’ai utilisé le mot expérience pour communiquer le sens (le vécu, le ressenti) de connaissance immédiate et
directe du Soi.

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31 La vision védantique et Jung

2.5 LA METHODOLOGIE D’ENSEIGNEMENT VEDANTIQUE

La connaissance du Soi ne s’obtient pas par des expériences méditatives. Une expérience
infinie, intemporelle, profonde et sacrée, de ce type, ne se définit pas à l’interieur de l’ordre des
choses et ainsi, la relation entre de telles expériences mystiques et son propre Soi, Dieu, et la
création reste inconnue. Jung, dans le cadre de ses explorations de la psyché, était très conscient de
la différence entre expérience et connaissance. Il faisait sans cesse référence au fait qu’il décrivait
un phénomène expérimental, éprouvé. Ce qu’il était et d’où il venait, il ne la savait pas. Il a dit que :

« De l’essence des choses, de l’être absolu, nous ne savons rien. Mais nous avons
l’expérience de divers effets : de l’extérieur, par la voie des sens, de l’intérieur, par la
voie de l’imaginaire. Nous ne penserions jamais à affirmer que la couleur « vert » aurait
une existence indépendante ; de manière similaire, il nous est impossible de concevoir
qu’une expérience imaginaire existe en elle-même et pour elle-même, et doit par
conséquent être prise littéralement. C’est une expression, une apparence qui représente
quelque d’inconnu mais de réel. »
C.G.Jung, Two Essays on Analytical Psychology, CW7, par 405

La connaissance de la réalité ultime n’appartient pas au domaine de la réalité perceptuelle.


Elle est le contenu essentiel de tous les noms et formes, et ne peut donc pas être connue par
l’intermédiaire de la perception d’une image, qu’elle soit d’origine interne ou externe. C’est là une
limitation d’ordre épistémologique que nous ne pouvons pas franchir avec nos moyens ordinaires
de connaissance. Le Vedanta affirme être le pont qui permet de franchir cette limitation. Il se définit
lui-même comme un moyen de connaissance révélé, nécessaire pour connaître ce qui ne peut être
connu autrement. Le sujet ultime, le Soi, ne peut être objectivé, et par conséquent, ne se prête pas à
nos moyens habituels de connaissance, qui dépendent tous de la perception issue des sens.
Anantanand Rambachan, en discutant de la justification des Védas (Sruti) par Sankara comme étant
un moyen de connaissance (pramana) écrit que :

« Sankara est formel, catégorique sur l’inapplicabilité absolue de tous les pramana,
excepté la Sruti, pour la connaissance de Brahman. Il explique inlassablement
l’incompétence de la perception sensorielle à appréhender Brahman. Sankara refuse

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Jung et le Vedanta 32

d’accepter cela parce que Brahman est une entité existante ; comme toutes les réalités, il
doit être l’objet d’autres sources de connaissance valide. Les sens sont naturellement
capables de saisir et de révéler leurs objets respectifs, appropriés. Brahman, cependant,
reste inapprochable, inaccessible à l’ensemble d’entre eux à cause de son caractère
singulier. Les organes ne peuvent seulement saisir un objet différencié appartenant à
leur sphère…le son, la sensation, la forme, le goût, l’odeur, sont leurs sphères
respectives de fonctionnement. Brahman, cependant, n’a ni son, ni toucher, forme, goût
ou odeur. Il est sans qualités (nirguna) et est en dehors du domaine d’activité des
organes des sens. Brahman est illimité, et le transformer en objet de connaissance
sensorielle équivaut à en faire un objet fini, et délimité, un objet parmi d’autres. Un
Brahman qui serait appréhendé par les sens est, par conséquent, une contradiction. »
Anantanand Rambachan, Accomplishing the accomplished

Le Vedanta est un moyen de connaissance pour la connaissance immédiate du Soi,


expérimentale, et pour la connaissance de sa relation à Dieu et l’univers. Selon ses principes, cette
connaissance révélée peut résister à toute tentative d’analyse logique et ne peut non plus être
contredite par notre expérience. Toutefois, comme la connaissance obtenue est aussi bien en dehors
de nos limites épistémologiques que de notre logique et notre expérience, nos propres moyens de
connaissance ne peuvent que justifier, conforter la vision du Vedanta mais ne peuvent pas produire
cette vision. La vérification que le Vedanta est un moyen de connaissance valide réside uniquement
dans son utilisation, parce que la connaissance qu’elle a à donner ne peut être obtenue autrement.

La méthodologie d’enseignement védantique guide l’esprit de l’étudiant vers une cognition


directe du Soi. Bien que les styles d’enseignements soient nombreux et variés, et que les points mis
en avant puissent différer, la connaissance qui doit être transmise reste la même. Quelques unes des
méthodologies d’enseignement les plus importantes utilisées dans le Vedanta sont résumées ci-
dessous et sont ensuite détaillées dans les paragraphes suivants. L’ordre dans lequel elles sont
listées ici est une séquence commune utilisée dans l’enseignement du Vedanta.

1. La Discrimination du voyant du vu (drgdrsyaviveka)


Le Soi, le sujet, est différencié du monde expérimenté, objectivé qui inclut le corps,
l’esprit, et les organes des sens de l’individu (karyakaranasanghata). Un verset célèbre tiré d’un

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33 La vision védantique et Jung

texte explicatif, appelé lui-même drgdrsyaviveka ou vakyasudha, illustre ce processus de


discrimination :

« Une forme est vue ; le voyant est l’œil. L’œil est vu, le voyant est, bien sûr, le mental.
Toutes les formes de pensée [du mental] sont vues, le voyant est le témoin, le seul qui
ne soit, lui-même, jamais vu. »

Ce procédé écarte, retire du sujet conscient tout ce qui peut être objectivé et, par là, séparé
de lui. L’existence-conscience-plénitude (sat-chit-ananda) est extraite du monde et rapportée au
Soi, libéré alors de toutes les adjonctions limitantes (upadhi) avec lesquelles il avait été
précédemment identifié. Le Soi est découvert comme étant libre du temps et de l’espace et, par
conséquent, invariable et illimité. Il est existence, conscience, plénitude.

2. La nature apparente du monde


L’existence ou la réalité est définie comme « cela qui ne peut être nié, annulé dans aucune
des trois périodes du temps, le passé, le présent et le futur (trikalabadhitam satyam) ». Le monde,
existant dans le temps, ne peut avoir une existence absolue puisqu’il est soumis au changement et à
la négation. Cela réduit le monde à une réalité apparente (mithya) qui dépend du Soi pour son être.

3. La nature de Dieu
Parce que le Soi est illimité, il n’est pas circonscrit par ou confiné dans l’individu. Par
conséquent, l’univers tout entier existe dans le Soi et à cause du Soi. Ce n’est pas seulement
l’individu qui a un Soi, le monde aussi a un Soi. Les Upanishads révèlent que le monde est ainsi
une entité consciente que nous appelons Dieu (Isvara).

4. L’identité non duelle entre l’individu (jiva) et Dieu (Isvara)


Du point de vue de l’individu, le Soi est appelé atma, et du point de vue de Dieu, le Soi est
appelé Brahman. Le Soi de l’individu (atma) est révélé comme étant le Soi de Dieu (Brahman) par
une des mahavakya pramana, comme tat tvam asi (Tu es Cela). Dieu, le monde et l’individu
deviennent des réalités apparentes dépendant du Soi pour leur être, et la réalité devient par
conséquent non duelle (advaita).

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Jung et le Vedanta 34

La relation entre une vague, l’océan et l’eau est souvent utilisée pour illustrer non
seulement la nature non duelle de la réalité, mais aussi la manière d’utiliser la mahavakya pour
révéler cette non dualité. La vague n’est pas l’océan et est petite, et limitée dans ses pouvoirs en
comparaison de l’océan immense dans lequel elle est incluse. Cependant, du point de vue de l’eau,
la vague est identique à l’océan. En fait, l’eau est la réalité non duelle, essentielle (paramarthika) à
la fois de la vague et de l’océan. La vague et l’océan sont seulement des réalités apparentes
(mithya), totalement dépendantes de l’eau pour leur existence. L’enseignant, en utilisant la
mahavakya « Tu es Cela », révèle à la vague que le Soi de l’océan, l’eau, et le Soi de la vague,
encore l’eau, sont identiques et qu’il y a en réalité, une seule et unique eau, seulement de l’eau. De
la même manière, l’individu, comme la vague, est identique à Dieu, l’océan, du point de vue du Soi.

2.5.1 L’ANALYSE DISCRIMINANTE ENTRE LE VOYANT ET LE VU

La méthodologie d’enseignement védantique fait intervenir une analyse, basée sur


l’expérience, qui différencie le sujet de l’objet. Au moyen de cette analyse, l’étudiant réalise que
tout ce qu’il a apparemment identifié comme étant le sujet, est en fait, un objet. Chacun de nous
accepte que le monde qu’il perçoit est bien évidemment distinct de lui-même. Cependant, le corps
physique, les organes des sens, l’esprit conscient ou ego, et les images de la psyché, sont quant à
elles toutes identifiées avec le Soi, alors qu’ils sont des objets de ma conscience de la même
manière que le sont mes perceptions, qui ne sont pas considérées comme étant le Soi.

Une fois que j’ai écarté de la nature de l’être conscient tous les objets de conscience, inclus
ceux que j’avais avant cela identifié avec moi-même, il ne me reste que le Soi en tant que pure
conscience, qui est distinct de, et par conséquent, non qualifié par les objets de conscience. Si c'est
le cas, l’entité consciente doit nécessairement être unique, parce que les éléments différenciants du
monde objectif ne lui appartiennent pas.

Sans un moyen de connaissance, il n’est pas possible de différencier le Soi de son


expérience. Des questions comme « Qui est celui qui est en train d’avoir cette expérience ? » ou
« Qui est celui qui connaît, est conscient de mes pensées, de mes émotions, et de toutes les
images ? » ne peuvent trouver de réponse sans un moyen de connaissance pour connaître le sujet
connaissant, celui qui connaît.

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35 La vision védantique et Jung

L’individu ne peut pas penser la nature de la conscience à cause de la limitation


épistémologique suivante : « Il est impossible de connaître quelque chose qui n’est pas distinct de
soi-même. » La conscience est toujours le sujet qui illumine l’objet. C’est comme s’il était derrière
l’image ou l’envers de l’image. Que l’image expérimentée soit interne ou externe, elle se produit à
l’intérieur de la conscience, et la conscience entretient une relation de sujet-objet avec l’image.
L’ego lui-même est un objet de conscience. Toutes les images, qu’elles soient des objets internes ou
externes, inclus la pensée du « Je » ou la pensée autoréflexive, sont éclairées par la conscience et
sont des objets en relation avec la conscience.

Il n’y a aucun moment où cela n’est pas ainsi. Cependant, nous tombons parfois dans une
relation de « non différenciation entre le sujet et l’objet », aussi bien dans notre relation avec monde
externe qu’avec l’ego, l’esprit ou la psyché. C’est une relation que Jung décrit de la manière
suivante :

« C’est, selon Levy-Bruhl, une marque de notre mentalité primitive. Quand il n’y a pas
de conscience de la différence entre le sujet et l’objet, c’est une identité inconsciente qui
prévaut. L’inconscient est alors projeté sur l’objet, et l’objet introjecté dans le sujet,
faisant alors partie de sa psychologie. Les plantes et les animaux se comportent comme
les hommes, et il y a des dieux et des esprits vivants partout. L’homme civilisé s’est
naturellement identifié à ses parents au cours de sa vie, ou avec ses affects et ses
préjugés, et accuse sans aucune retenue les autres de choses qu’il ne verra pas en lui-
même. Il lui reste aussi des résidus de cette inconscience primitive, de cette non-
différenciation entre le sujet et l’objet. Pour cette raison, il est affecté magiquement par
les conduites des gens, par les choses et les circonstances et il est envoûté par des
influences perturbatrices, presque autant que les primitifs et a besoin également comme
eux de contre charmes. Sa magie ne consiste plus en sachets de drogues qui guérissent,
amulettes, et sacrifices d'animaux, mais en tranquillisants, névroses, rationalité, culte de
la volonté, etc. »
C.G.Jung, Psychology and Religion : West and East, CW11, par 66

Cette relation, dans laquelle le sujet reste indifférencié de l’objet, se produit également
dans le cas de l’ego, quand nous identifions la conscience avec le corps, l’esprit, les organes des

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Jung et le Vedanta 36

sens, et la pensée du « Je », alors qu’ils sont tous des objets de ma conscience, de la même manière
que les images internes et externes qui sont « non-Je ». La conscience ne peut jamais être identifiée,
homologuée avec les objets qu’elle illumine, et par conséquent, elle ne peut pas être définie par ces
objets, de la même façon que je ne peux pas définir l’œil à l’aide des caractéristiques de quelque
chose qu’il illumine. Le sujet est toujours distinct de l’objet. Nous pouvons avoir l’expérience de ce
fait concernant la conscience en observant le flot de nos pensées. Une pensée apparaîtra à l’intérieur
du substratum stable de la conscience et s’y résorbera. La conscience, quant à elle, reste constante.
Parce que la conscience est lumineuse en elle-même et parce qu’elle est l’unique dénominateur
commun de toutes les expériences, elle peut être différenciée des images qu’elle illumine. Mais la
conscience est la chose, entre toutes choses, qui peut nous échapper le plus facilement, car elle est
cachée dans le chercheur lui-même, celui qui parcourt les mondes intérieurs et extérieurs à la
recherche de sens et de vérité. C’est le trésor perdu de la psyché. […]

La non différenciation du sujet et de l’objet est rompue, quand, grâce à l’application de la


méthodologie d’enseignement, l’ego se retourne face au Soi, après s’être détourné de toutes les
images, portant son attention uniquement sur la conscience qui l’éclaire. L’esprit a alors
l’expérience d’une conjonction avec le Soi, une expérience de suprême béatitude. C’est la
dissolution de l’esprit à l’intérieur de la source de son être. Durant cet instant, il y a une expérience
de complète non-dualité, puisqu’il n’y a rien qui puisse s’interposer entre l’esprit et le Soi. Une fois
que l’esprit a discerné ou différencié le fondement, la base consciente de son être, ce qui l’illumine,
alors, avec ou sans image, l’esprit conserve la connaissance immédiate de la conscience lumineuse
en elle-même. Quand cela arrive, quelles que soient les images qui sont apparaissent, quelle que soit
l’intensité des affects et de leurs images, le Soi demeure, comme dans un éternel refuge, dans
l’expérience de la totalité, à l’intérieur de laquelle toutes les images ont leur être.

2.5.2 LA NATURE APPARENTE DE L’UNIVERS

La différenciation du Soi de l’univers établit un Soi non duel, mais n’établit pas de non
dualité entre le Soi et l’univers. Si la conscience est séparée du monde, alors le monde peut jouir
d’une existence indépendante en dehors de la conscience, ce qui a pour résultat la dualité. La réalité
du monde doit donc être analysée.

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37 La vision védantique et Jung

Si le monde jouit d’une existence autonome et indépendante, il est ontologiquement séparé


du Soi et la réalité est donc duelle et composée du Soi et du monde. Si, au contraire, le monde est
dépendant pour son être du Soi, alors il ne jouit d’aucune existence réelle, propre et, par
conséquent, ne peut être compté comme une seconde entité. Par exemple, une corde qui a été prise
par erreur pour un serpent prête, fournit son existence au serpent. Le serpent n’a pas d’existence
réelle, propre en lui-même. Son diamètre, sa courbure, sa longueur, sa substance, tout cela
appartient uniquement à la corde. Nous ne pouvons pas dire que le serpent jouit d’une réalité
ontologique en dehors de la corde. Sa nature est seulement apparente ou illusoire. La relation entre
le Soi et l’univers est similaire, comme cela est indiqué dans les versets suivants extraits du karika
de Gaudapada sur la Mandukya Upanishad :

« Une corde dont la nature n’a pas été discernée est imaginée dans l’obscurité comme
étant des choses variées comme un serpent, un filet d’eau, etc. ; de la même façon, le
Soi est imaginé de manière variée. » [2.17]

« Dés que l’illusion (sur la corde) cesse et que la corde seule persiste, quand la corde est
discernée comme n’étant rien d’autre qu’une corde, de la même façon il y a un
discernement à propos du Soi. » [2.18]

Quand nous analysons l’univers, nous réalisons que nous ne pouvons pas lui attribuer
d’existence indépendante. Le monde est fini et changeant par nature, ses objets vont et viennent. En
utilisant le raisonnement suivant ‘quelque chose qui n’a pas d’existence intrinsèque, ou d’existence
per se, ne peut pas provenir de ou aller vers la non-existence’, on ne peut pas dire que le monde
possède une existence. Par conséquent, l’existence que nous lui attribuons doit être empruntée ou
soustraite, mais pas intrinsèque. Gaudapada utilise ce raisonnement dans la Mandukya karika en
disant :

« Ce qui n’existe ni au début, ni à la fin, n’existe pas non plus dans le présent [au
milieu]. Bien qu’ils soient sur le même pied [du même ordre de réalité] que l’irréel, ils
sont pourtant vus comme s’ils étaient réels. [2.61]

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Jung et le Vedanta 38

Pour cette raison, l’univers n’est pas considéré comme jouissant d’une réalité absolue, qui
est défini comme « ce qui existe dans toutes les périodes de temps, le passé, le présent et le futur
(kalatrayepi tisthati sat). L’univers appartient plutôt à l’ordre de la réalité apparente (mithya) qui
est une réalité intermédiaire entre la réalité, l’existence absolue (paramarthika satyam) et la non-
existence (tuccham).

Le serpent imaginaire projeté sur la corde jouit d’une réalité apparente (mithya) du même
ordre. Puisque nous avons perçu le sepent et réagi à sa présence, nous ne pouvons pas lui attribuer
une non-existence absolue. Mais nous ne pouvons pas dire non plus qu’il existe réellement. Il est
évident que la seule chose « réelle » qui existe soit la corde. Par conséquent, nous somme forcés
d’admettre, d’accepter l’idée d’une « réalité apparente », qui signifie un ordre de réalité qui ne peut
être défini ni comme existant ni comme non existant (sadasadbhyam anirvacaniya). Que faire
d’autre ? L’idée de réalité « apparente » n’est pas une qualification désobligeante ou un
dénigrement. Elle signifie simplement que l’objet en question ne jouit pas d’une existence per se
(paramarthika satyam).

Le pot d’argile est un autre exemple traditionnel, utilisé pour illustrer la différence entre la
réalité absolue et apparente. L’argile possède une réalité absolue par rapport à celle du pot. Le pot
va et vient, l’argile reste indépendante du pot. Le pot, lui, n’est pas indépendant. Son être repose sur
l’argile. Le pot va et vient, jouit d’une existence antérieure (pragabhava) et postérieure
(pradamsabhava). Il jouit, par conséquent, d’une réalité dépendante ou apparente. En fait, sans
argile, il n’y a pas de pot. Son être tout entier est identique à l’argile. Et pourtant, nous ne pouvons
pas nier ou refuser l’empiricité du pot.

Ces deux exemples sont utilisés pour illustrer la relation existant entre l’univers et le Soi.
L’univers ne jouit pas d’une réalité séparée ou indépendante en dehors du Soi, et pourtant, son
empiricité ne peut être niée. Comme la relation existant entre le pot et l’argile, ou la relation du
serpent avec la corde, l’univers a pour être le Soi, qui est conscience. Cette conscience, comme la
corde ou l’argile, est à la fois immanente et transcendante. Immanente, parce qu’elle est la
substance essentielle de l’univers, et transcendante, parce qu’elle n’est pas dépendante de l’univers
pour son être. En fait, la présence ou l’absence de l’univers lui est indifférente comme est
indifférente la présence ou l’absence du serpent ou du pot pour la corde ou l’argile. Pour l’exprimer

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39 La vision védantique et Jung

de manière encore plus abrupte, du point de vue de l’argile, il n’y a aucun pot, il n’y a que lui-
même. De la même manière, du point de vue de la corde, il n’y a aucun serpent, et du point de vue
de la conscience, il n’y a aucun univers. Un verset bien connu de la Mandukya Upanishad dit, entre
autre, en décrivant cette nature absolument non duelle du Soi :

« Ils considèrent la quatrième [le Soi, la conscience pure] comme étant ce qui n’est ni
conscient du monde interne, ni conscient du monde externe et pas conscient non plus de
ces deux mondes à la fois… » [7]

Cependant, le pot, le serpent, le monde, sont totalement dépendants de leur substratum,


l’argile, la corde, le Soi, pour leur existence et n’ont aucune réalité en dehors de leur substratum. Ce
que nous voulons dire par advaita, la non dualité, c’est que l’argile plus le pot n’est pas égal à deux.
En réalité, il n’y a que de l’argile, seul l’argile est. Le pot, bien qu’ayant une certaine utilité dans la
réalité empirique (vyavahara) n’a pas d’existence réelle, indépendante. De la même façon, l’univers
n’a aucune réalité en dehors du Soi : le Soi plus l’univers n’est pas égal à deux.

Dans le Vedanta, le pouvoir créateur responsable de l’apparition de l’univers est appelé


maya. Une étymologie traditionnellement donnée pour ce mot est « ya ya maya », ce qui signifie
« ce qui n’est pas est maya ». Dans le langage commun, maya signifie magie. Dans notre
expérience empirique, les illustrations de cette apparente capacité créatrice appelée maya sont
nombreuses : ce qui peut entraîner une corde à apparaître comme un serpent, ou un poteau comme
un homme, ou le sable du désert comme une étendue d’eau, ou la nacre d’une coquille comme une
pièce d’argent, ou encore ce pouvoir qui crée pour nous le monde du rêve au cours de la nuit.
Toutes ces créations semblent réelles quand elles sont là, mais elles perdent complètement leur
réalité une fois que leur substratum est vu, discerné. Cet univers, qui est un produit de maya, nous
apparaît réel aussi longtemps que son substratum n’est pas connu. Sankara exprime bien cela dans
Atma bodha :

« Le monde sans cesse changeant (samsara) qui est rempli de préférences et


d’aversions, est comme le rêve. Pendant qu’il est là, il apparaît comme étant réel. Au
réveil, il est non réel. » [6]

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Jung et le Vedanta 40

« Aussi longtemps que le Soi infini (brahman), le substratum non duel de toute chose,
n’est pas connu, le monde apparaît comme s’il était réel. De la même manière que la
pièce d’argent apparaît comme si elle était réelle, jusqu’à ce que la nacre de la coquille
soit connue. » [7]

Maya est cette apparente capacité créatrice existant dans le Soi qui projette l’univers, en y
incluant le temps et l’espace, de manière analogue à la projection du monde du rêve dans le
sommeil profond. Maya, comme la chaleur du feu, ne jouit pas d’une réalité en dehors du Soi.

2.5.3 LA NATURE DE DIEU

Dans le Vedanta, Dieu (Isvara) est défini comme le Soi plus maya. Maya doit avoir pour
locus le Soi : il n’y a pas d’autre endroit où la mettre, puisque maya est responsable de la projection
de toute la dualité. Par conséquent, maya, qui existe dans le Soi, est la capacité créatrice du Soi et le
Soi plus cette capacité créatrice est ce que nous appelons Isvara, Dieu. La création toute entière
peut être considérée comme le corps de Dieu, parce qu’elle reflète le Soi en tant qu’entité
singulière. « [Le Soi], qui est reflété en maya, qui la contrôle, et qui est omniscient, est Dieu.13 »

L’analogie du rêve, quand on tient compte de certaines différences bien spécifiques, est
trés utile à la compréhension de la nature de Dieu (Isvara), tel qu’il est révélé par les Upanishads.
Dieu est Celui en qui la création toute entière existe et Celui qui est conscient de cette création. La
différence entre le rêveur et sa création, et Dieu et Sa création, est que Dieu est conscient de lui-
même et libre de toute ignorance, tandis que le rêveur n’a pas conscience de lui-même en tant que
rêveur, et peut se perdre dans le rêve en s’identifiant à l’un des personnages du rêve. Le rêveur est
donc asservi par l’ignorance du Soi tandis que Dieu ne l’est pas. C’est ce que signifie « ayant Maya
sous son contrôle » dans la citation précédente. Tout comme les personnages du rêve font partie
intégrante du matériau du rêve; l’individu (jiva) fait partie de Dieu, comme une vague fait partie de
l’océan ou une cellule fait partie du corps. L’individu, jiva, en tant que partie du corps de Dieu est
pris en charge et soumis aux lois de Dieu, qui est le Tout.

13
Vidyaranya, Pancadasi 1.16

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41 La vision védantique et Jung

2.5.4 L’IDENTITE

Le Soi, du point de vue de Dieu, est appelé brahman, ce qui veut dire cela qui est infini,
l’absolu. Le Soi, du point de vue de l’individu, est appelé atma. Le Vedanta pramana est la
mahavakya (grande déclaration ou affirmation d’identité) qui établit l’identité entre atma et
brahman. La révélation de cette identité est le but (tatparya) de tous les Upanishads.

« De tous les enseignements upanishadiques, le plus important est la déclaration de


l’identité entre le Soi individuel et le Soi suprême. C’est le point fondamental des
Védas. En dévoilant l’identité, l’unicité de la conscience individuelle et de la conscience
universelle, qui supporte et manifeste la multiplicité, la Sruti affirme la réalité unique de
la conscience, pure, non duelle, non relationnelle que brahman est. La vérité toute
entière est contenue dans une phrase abrupte de trois mots. Il y a quatre phrases aussi
concises dans les quatre Védas. Chacune des phrases porte le nom de mahavakya, c’est
à dire littéralement la grande parole ou affirmation.
Les quatre mahavakya (les grandes paroles) védiques sont :
(1) « La conscience [manifestée dans l’individu] est brahman » comme l’affirme
l’Aitareya Upanishad dans le Rg-Veda.
(2) « Je suis brahman », extrait de la Brhadaranyaka Upanishad dans le Yajur-Veda.
(3) « Tu es Cela », comme l’expose la Chandogya Upanishad dans le Sama-Veda.
(4) « Cet atman [le Soi individuel] est brahman » qui est cité dans la Mandukya
Upanishad dans l’Atharva-Veda.

La réalisation de cette identité entre l’individu et Dieu porte le nom de libération (moksa).
Notre Soi est reconnu comme étant illimité, intemporel, invariable, ne faisant qu’un avec Dieu et
comme celui non seulement en qui la création repose, mais qui, en fait, est la substance essentielle
de la création. Dans la vision du Vedanta, il n’y a rien d’autre que le Soi (rappelez-vous les
analogies de l’argile-pot et de la corde-serpent). C’est cela que signifie la non dualité. En réalité, le
Soi a toujours été libre. Le problème de la servitude et de la libération, par conséquent, n’appartient
pas au Soi, mais plutôt à l’individu qui se prend comme quelqu’un de limité. Le problème est celui
de l’ignorance du Soi, et la solution de ce problème est uniquement la connaissance du Soi.

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Jung et le Vedanta 42

« De tous les autres moyens de connaissance, la connaissance seule est le moyen direct
pour parvenir à la libération. Tout comme la cuisson ne peut être réalisée sans feu, la
libération ne peut pas survenir sans la connaissance. » [2]

« Les actions ne peuvent pas détruire l’ignorance parce qu’elles ne sont pas opposées à
l’ignorance. Seule la connaissance peut écarter l’ignorance, tout comme seule la lumière
peut dissiper l’obscurité. » [3]
Sankara, Atmabodha

2.6 JIVA ET ISVARA , REVE ET ARCHETYPE

Dans le Vedanta, l’âme individuelle, jiva, est une entité transmigrante asservie à un cycle
sans commencement de naissances et de morts. Il n’y a pas de première naissance pour le jiva. Son
existence est une partie intégrante du matériau de la création, et le cycle de la création est sans
commencement, ayant maya pour cause, cette force apparente et créatrice du Soi (brahman). Dans
le Christianisme, l’être du créateur est différent et séparé de l’être de la création et de ses créatures.
Dans le Vedanta, la création est une projection apparente de Dieu, et n’est pas séparée de Lui. La
relation entre Dieu et la création est similaire à la relation qu’un individu a avec son esprit. Il y a à
la fois un sentiment d’identité et une relation sujet-objet que l’individu entretient avec son esprit.
L’esprit jouit d’un certain sens du Soi parce qu’il a pour substratum le Soi. L’esprit est connu, parce
que le Soi illumine l’esprit. L’esprit a de l’intelligence, de la puissance, de la créativité. C’est une
entité en elle-même, la forme et l’intelligence s’étant associées toutes les deux. Dieu a une relation
similaire avec la création. Il peut être comparé à un rêveur qui est conscient de son rêve, il n’est pas
perdu dans une identification avec un personnage particulier du rêve, et n’a pas perdu non plus son
identité dans le rêve, mais a l’expérience du rêve, de manière complète, sans perdre de vue le Soi
comme son substratum.

Le rêve apparaît dans une forme pré-créée ou pré-établie, remplie d’individus et de


situations. Il n’y a pas de rêve per se, puisqu’il apparaît dans un état déjà actif. Les individus dans le
rêve font partie intégrante du rêve. L’environnement du rêve n’est pas créé de prime abord, et les

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43 La vision védantique et Jung

individus insérés dans un deuxième temps. Tout vient ensemble, en tant que tout, et forme un tissu,
un matériau conscient composé d’éléments de sujet connaissant-connaissance-objet connu aussi
bien qu’un matériau actif de sujet agissant-action-objet d’action. Ces triades de conscience et
d’activité s’expriment dans un monde de noms et de formes, à la fois subtiles et grossières. Les
formes subtiles se composent des entités conscientes, c’est à dire de leurs perceptions sensorielles,
leurs formes de pensées, leurs humeurs et leurs émotions. Les formes physiques sont formés des
instruments de perception et d’action - organes physiques des sens, les mains, les pieds - ainsi que
les objets physiques perçus ou utilisés. Tous ces noms et formes, physiques et subtils, et les triades
de conscience et d’activité qui leur permettent d’interagir, sont tous projetés simultanément et sont
la trame et la chaîne de l’étoffe, du matériau du rêve.

La relation entre le rêveur et le rêve peut être comparée à la relation entre Dieu et la
création. La différence est que le jiva, le rêveur, est limité et est le produit de la création, tandis que
Dieu est illimité et est à la fois conscient de la création dans sa totalité et jouit de la création comme
de Sa forme apparente. La création, qui inclut le temps et l’espace, constitue « l’étoffe du rêve » de
Dieu. Toute existence, par conséquent, est à l’intérieur de son champ et en fait n’est pas séparée de
Lui. La vérité à la fois du rêve et de la création est le Soi sous-jacent qui prête, donne son existence
et sa conscience à la création qui est manifestée, que ce soit au niveau macrocosmique ou
microcosmique.

Pour le Védantin, le rêve est le talon d’Achille de la réalité empirique. Car il illustre la
nature apparente de l’univers. Le rêve n’est pas créé, il est projeté dans sa totalité. L’univers est,
comme le rêve, une projection de la psyché vivante dans son entièreté. Chaque entité de l’univers
est une partie de l’image, faite du même matériau que le totalité de l’image. Le jiva a une relation
unique avec l’univers, dans le sens où, à l’opposé d’un rocher, il est capable de refléter la
conscience. Dans le rêve, un panorama d’entités inertes et vivantes est projeté. Les entités vivantes
du rêve diffèrent de ce qui les entoure par leur capacité à refléter la conscience. Cependant, tous les
objets du rêve jouissent du même degré de réalité, qu’ils soient ou non capables de refléter le Soi.
Le panorama dans son intégralité n’est que la projection du Soi. C’est la psyché qui entre et sort de
la manifestation, ayant la base ou le fondement de son être dans le Soi.

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Jung et le Vedanta 44

« Au commencement, tout ceci n’était que le Non-Manifesté (Brahman). Du Non-


Manifesté a émergé le Manifesté. Ce Brahman a créé Lui-même par Lui-même. Par
conséquent, il est appelé le Créateur en Lui-même. »
Taittriya Upanishad, II.vii.1

« Om. Cela (le Suprême Brahman) est la plénitude infinie et ceci (le Brahman
conditionné) est la plénitude infinie. L’infini (le Brahman conditionné) provient de
l’infini (le Suprême Brahman). (Alors par la connaissance), si l’on retire l’infini de
l’infini (le Brahman conditionné), il ne reste que l’infini (le Brahman inconditionné).
Isa Upanishad, [Prière d’introduction]

« Aie un désir profond de connaître Cela d’où proviennent tous ces êtres, Cela par quoi
ils vivent après leur naissance, Cela en quoi ils se résorbent, Cela est Brahman. »
Taittriya Upanishad, III.i.1

L’univers, comme le rêve, est régi par ses lois propres composant ainsi sa structure
fondamentale. Il y a une créativité infinie disponible à l’intérieur de cette structure, mais toutefois,
14
la structure agit comme un cadre limitant les possibilités infinies qui existent en elle . Cette
structure existe à la fois au niveau du macrocosme et du microcosme. Le jiva est cette partie de la
création qui a des expériences multiples et agit sur la base de cette expérience mentalement,
émotionnellement et physiquement. Les possibilités de l’expérience et de l’action sont toutes deux
créées et limitées par un cadre structurel. Jung a déclaré que :

« Nous ne pouvons pas visualiser un autre monde régi par des lois complètement
différentes, pour la simple raison que nous vivons dans un monde spécifique qui a
participé à façonner nos esprits et construit nos conditions psychiques élémentaires.
Nous sommes strictement limités par notre structure fondamentale, profonde et par
conséquent, attachés, liés dans notre être tout entier, notre pensée toute entière, à ce
monde qui est le nôtre. L’homme mythique (ou religieux), très certainement, désire aller
«au-delà ou de l’autre côté de tout cela », mais l’homme rationnel ne peut le permettre.

14
Par exemple, chaque être humain est une entité unique, et il ne semble pas y avoir de limites à la création de
distinctions à l’intérieur de l’espèce humaine. Cependant, l’humanité de l’être humain est contenu, limité par sa
structure d’être humain qui le différencie des créatures non humaines. Ainsi, il y a des possibilités illimitées dans la
structure, mais elle agit comme un cadre limitant qui définit l’entité de façon spécifique.

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45 La vision védantique et Jung

Pour l’intellect, toute cette activité mythique est une spéculation futile. Pour les
émotions, cependant, c’est une activité valide et réconfortante ; elle donne à l’existence
un brillant, une beauté dont nous n’aimerions pas nous passer. Il n’y a d'ailleurs aucune
bonne raison de s’en passer. »
C.G.Jung, Memories, Dreams, Reflections

Notre action sur les objets, qui prend la forme de la perception que nous avons d’eux et de
la relation que nous avons avec eux – ce que nous leur faisons et ce qu’ils nous font – est également
structurée. Par exemple, les yeux ne peuvent que percevoir des couleurs et des formes, ils ne
peuvent pas entendre, toucher, penser ou imaginer. Leur utilisation est limitée structurellement. De
manière similaire, tous les organes des sens sont limités par leur fonction et leur structure. Ils
peuvent seulement fonctionner que dans le cadre, les limites de leur structure. S’il y a des formes de
pensée qui existent en dehors du matériau du mental, elles ne seront jamais connues par l’esprit,
parce que l’esprit n’est pas structuré pour les percevoir. Tout comme les yeux ne pourront pas
entendre de sons parce que ce type de perception est en dehors de leur structure.

Les structures existent à tous les niveaux de l’expérience. La limitation de la perception


sensorielle à leurs objets respectifs en est un exemple simple. Mais il y a d’autres structures qui ne
sont pas reconnues le plus souvent en tant que tel, et ces structures déterminent la nature de
l’existence et des relations entre les êtres humains.

Jung appelle ces structures les archétypes. Ce sont les motifs, les schèmes qui relient
l’individu à son humanité et à sa relation avec Dieu et avec le monde. Ce sont des structures
fondamentales, constitutives, communes à l’humanité en général. En termes védantiques, ces
structures sont la disposition, les qualités sans commencement de l’espèce humaine qui ordonnent
sa contribution, son rôle dans le théâtre du monde. Jung dit que :

« L’être humain est en possession de bien des choses qu’il n’a jamais acquises par lui-
même, mais qu’il a héritées de ses ancêtres. Il ne naît pas tabula rasa, mais simplement
inconscient. Il apporte en naissant des systèmes organisés spécifiquement humains et
prêts à fonctionner, qu’il doit aux milliers d’années d’évolution humaine…à sa
naissance, l’homme apporte le dessin fondamental de son être, non seulement de sa

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Jung et le Vedanta 46

nature individuelle mais aussi de sa nature collective. Les systèmes hérités


correspondent aux situations humaines qui prévalent depuis les temps les plus anciens,
ce qui veut dire qu’il y a jeunesse et vieillesse, naissance et mort, il y a fils et filles,
pères et mères, il y a accouplement etc. Seule la conscience individuelle vit ces divers
facteurs pour la première fois. Pour le système corporel et pour l’inconscient, ce n’est
pas nouveau. J’ai donné à ces modèles instinctuels congénitaux et préexistants, ou
schème de comportement, le nom d’archétype.»
C.G.Jung, Freud and Pschoanalysis, CW4, par.728

A propos de l’inconscient collectif, Jung dit que :

« De la même manière que le corps humain montre une anatomie commune au-delà des
différences raciales, la psyché humaine possède un substratum commun qui transcende
toutes les différences dans le domaine de la culture et de la vie consciente. J’ai donné le
nom d’inconscient collectif à ce substratum. Cette psyché inconsciente, commune à
l’humanité toute entière, ne consiste pas seulement en contenus capables de devenir
conscients, mais aussi en prédispositions latentes par rapport à des réactions similaires.
L’inconscient collectif est tout simplement l’expression psychique de l’identité de la
structure cérébrale, indépendamment des différences raciales. Cela explique l’analogie,
parfois même l’identité entre les divers motifs des mythes et des symboles, et la
possibilité de la communication humaine en général. Les lignes diverses de
développement psychique partent d’un stock commun dont les racines plongent dans le
passé le plus lointain. Cela explique aussi le parallélisme psychologique avec les
animaux.
En termes purement psychologiques, cela signifie que l’humanité possède des instincts
communs au niveau de l’idée et de l’action. Toutes les idées et actions conscientes se
sont développées sur la base de ces motifs inconscients archétypaux et restent toujours
dépendantes d’eux. »
C.G.Jung, Psychology and Religion : West and East, CW11, par.11-12

De telles structures sont des phénomènes incontournables qui définissent notre humanité
essentielle et, par conséquent, sont représentées de manière répétée dans nos mythes, drames, et

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47 La vision védantique et Jung

rituels, dans le monde entier. Les personnages et le décor peuvent changer, mais la structure
mythique reste la même, parce que le mythe ou le drame externalise dans une forme symbolique ces
structures qui entourent ou encadrent l’existence humaine.

Le cycle de la vie et de la mort fait partie de ces structures immuables qui définissent la vie
de l’être humain. Le fait que la vie et la mort devraient être vues plutôt en termes de mort et de
renaissance est aussi une structure inaltérable, dans la mesure où elle existe sous une forme ou une
autre dans les religions et les mythes, des temps anciens aux temps modernes et dans toutes les
cultures. Les croyances (au sujet d’une vie après la mort) ne définissent, ou ne démontrent pas leur
réalité. Toutefois, quand une croyance ou un motif mythique a une structure universelle, cela
indique qu’il touche à quelque chose de structurel dans l’être humain, et mérite par conséquent, un
examen attentif, ce qui lui est accordé en général. Chaque être humain est directement concerné par
la question de sa propre continuité, de sa survie – le cycle mort-renaissance – et la question de la
nature de l’existence est au cœur de la théologie et de la philosophie.

Les structures archétypales existent au delà (ou en deçà) de la connaissance consciente. Le


motif de la mort et de la renaissance est l’un des thèmes centraux qui sous tendent l’existence de
l’être humain. Ce motif est intimement relié à la dimension religieuse de l’homme, dans laquelle
l’idée de Dieu est notre ultime parent, englobant à la fois père et mère, qui nous soutient et nous
protège, à l’intérieur d’un monde qui est plus grand et qui inclut dans le même temps l’existence
empirique, et fait que la mort n’est rien d’autre qu’une voie de passage dans une continuité de la
vie. L’idée de Dieu donne un sens à la vie qui ne paraîtra avoir aucune direction, aucun but si elle
n’est qu’un simple phénomène physique soumis à une totale annihilation.

Il nous est structurellement impossible de réfléchir à notre propre mort en termes de non-
existence absolue. Nous pouvons seulement la concevoir en termes de variétés infinies de voies de
passage vers l’au-delà, que ce soit vers un monde céleste ou paradisiaque, l’enfer, une autre vie sur
terre, ou une union avec Dieu. Nous ne pouvons pas concevoir la non-existence, parce que, quelle
que soit la forme que revêt cette conception, elle est toujours imprégnée et saturée de l’existence de
celui qui pose la question. Selon le Vedanta, l’individu ne peut ni avoir l’expérience de, ni imaginer
sa propre non-existence absolue parce qu’il n’y a pas de matériel psychique avec lequel il puisse
former cette construction, ni de structure psychique qui puisse la simuler. Le point le plus proche où

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Jung et le Vedanta 48

il peut arriver par l’imagination ou la simulation est sous la forme d’une existence dépourvue
d’objet. Jamais une non-existence sans objet. Par conséquent, l’esprit doit nécessairement expliquer
la continuité de l’existence malgré la perception de la mort physique. Cela doit nécessairement
passer par un certain motif de renaissance ou de libération qui sera centré sur une forme spécifique
d’union avec Dieu, ou d’existence sans objet. Ce sont les seules possibilités offertes à l’esprit.
Quand, malgré cela, l’esprit rationnel et scientifique de l’homme moderne met à l’écart le motif de
la mort-renaissance, en le qualifiant de fantasque et de non scientifique, en disant que la mort est la
mort, point final, alors l’individu doit essayer de satisfaire son sens d’immortalité de manières
différentes – en essayant de devenir célèbre, pour demeurer dans la mémoire de la nation au travers
de l’histoire, ou en élevant des enfants, pour continuer à être présent dans la mémoire familiale.
Bien que l’individu ne puisse pas accepter la continuité de son existence au delà de la mort du corps
physique, il faut toujours et sans cesse qu’il trouve un moyen de devenir immortel. L’archétype ne
le laissera pas en paix.

Les mythes et les religions du monde sont des images archétypales qui émanent de cette
structure, de cet archétype. Ils symbolisent la structure et ont pour finalité de la satisfaire, ou de
l’accomplir avec une croyance qui donnera à l’individu du repos, de la paix. Jung dit :

« Chaque fois qu’il existe une certaine forme externe, que ce soit un idéal ou une rituel,
par lequel toutes les aspirations et les espérances de l’âme sont exprimées de manière
adéquate, comme c’est le cas dans une religion vivante, alors nous pouvons dire que la
psyché est à l’extérieur et qu’il n'y a pas de vie psychique, tout comme il n’y a pas
d’inconscient dans le sens que nous donnons à ce terme. »
C.G.Jung, Civilization in Transition, CW10, par.159

Autrement, l’archétype créera une perturbation dans la psyché parce qu’il n’a aucun autre
moyen de s’externaliser ou de s’exprimer. L’homme sera dans une position conflictuelle où il aura à
accepter, par exemple, la mort comme une annihilation, ce que la structure archétypale ne lui
permettra pas d’accepter. Cela le rendra malade.

Mais, si le mythe ou le symbole religieux génère une croyance religieuse ou une certaine
foi qui ne correspond pas à la réalité, à la longue, la recherche ou la réflexion menée par l’individu

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49 La vision védantique et Jung

sur la nature des choses réfutera la crédibilité du mythe. Cela tue le mythe et laisse l’archétype sans
endroit où il puisse demeurer en repos. Si, à l’opposé, le mythe ou le symbole entre en résonance
avec l’expérience de la réalité de l’individu, et se trouve être finalement en accord avec la réalité,
alors toute investigation, quel qu’en soit le niveau, ne fera que renforcer la compréhension de
l’individu, et le mythe ou le symbole restera vivant et en sera vivifié. La foi de l’individu, ou sa
relation au mythe ou au symbole doit être fidèle, ou correspondre avec son expérience et sa
compréhension logique, afin d’être vivante et de vivre. Quand c’est le cas, l’archétype fonctionne
de manière paisible et ce composant structurel de l’espèce humaine s’écoule vers les symboles
externes et les mythes pour s’exprimer, laissant la psyché sans perturbation.

Si cette structure archétypale ne peut pas trouver d’expression appropriée dans le monde,
la personne en deviendra malade.

« C’est seulement à l’âge des Lumières que les gens découvrirent que les dieux
n’existaient pas réellement mais n’étaient que des projections. Ainsi, les dieux ont été
abandonnés. Mais la fonction psychologique correspondante n’était absolument pas
abandonnée ; elle tomba dans l’inconscient, et les hommes ont été depuis cette époque
empoisonnés par le surplus d’énergie qui avait été auparavant canalisé par le culte des
images divines. La dévaluation et le refoulement d’une fonction aussi puissante que la
fonction religieuse a bien évidemment des conséquences graves pour la psychologie de
l’individu. »
C.G.Jung, Two Essays on Analytical Psychology, CW7, par.150

Le Vedanta nous permet d’avoir une compréhension métaphysique des symboles et des
mythes religieux. Quand c’est le cas, les structures archétypales sur lesquelles les mythes reposent
sont capables de s’écouler à nouveau paisiblement dans l’inconscient. Les symboles et les images
deviennent des expressions de la vérité, et donnent un sens à la vie de l’individu.

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3. LA VOIE DE LA SAGESSE

3.1 LES CONDITIONS MENTALES PRODUITES PAR L’IGNORANCE

La nature du Soi est reflétée dans l’esprit quand l’esprit est calme, comme l’eau tranquille.
La Bhagavad Gita dit :

« Un bonheur incomparable atteint le yogi [le méditant], dont l’esprit est tranquille, qui
est libéré des impuretés [de l’ignorance et de l’erreur], qui est libéré du péché et de la
vertu, et qui n’est pas séparé de Brahman [l’Illimité]. » [6.27]

Un esprit agité, au contraire, provoque une expérience de type opposée, parce que la
condition de l’esprit est telle qu’elle ne permet pas l’expérience du Soi. La Bhagavad Gita dit :

« Pour celui dont l’esprit n’est pas tranquille, il n’y a pas de connaissance du Soi. Il n’y
a pas non plus de contemplation pour celui dont l’esprit n’est pas tranquille. Et pour
celui qui n’est pas contemplatif, il n’y a pas d’absorption ou de résolution de l’esprit.
Pour celui dont l’esprit n’est pas absorbé, où est donc le bonheur ? » [2.66]

Une personne, qui ne connaît pas la nature du Soi comme étant le bonheur ou la plénitude
qu’elle recherche dans la vie, poursuivra les objets des sens croyant que la plénitude est quelque
chose d’externe qui doit être atteint ou accompli. Cette ignorance est responsable de la
manifestation de l’ensemble de la gamme des émotions humaines, de l’amour à la haine.

La satisfaction, l’accomplissement du désir crée une quiétude momentanée dans l’esprit


qui reflète le Soi, comme l’eau claire reflète le soleil. Le bonheur qui est expérimenté est alors
surimposé sur l’objet désiré : « cet objet me rend heureux ». Réciproquement, un désir insatisfait
crée de l’agitation dans l’esprit qui ne reflète pas le Soi. Cela crée un sentiment d’étrangeté,
d’aliénation de son propre Soi, ce qui s’exprime par des émotions négatives de toutes sortes comme
la haine, la jalousie et l’envie. L’absence de l’objet désiré est ensuite tenue pour responsable de
l’expérience de ce non-bonheur.

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51 La voie de la sagesse

L’analogie des trois sceaux d’eau reflétant le soleil illustre la relation entre le Soi et la
psyché, et la souffrance produite par l’absence de discrimination entre le Soi et l’ego. La condition
de l’eau détermine la qualité de la réflexion du soleil. Si l’eau n’est pas différenciée du soleil, alors
le soleil semble changer avec la condition de l’eau. De la même manière, si l’individu identifie le
Soi à l’esprit, alors le Soi semble changer avec la condition de l’esprit. En réalité, le Soi, immuable,
invariable, illumine les conditions changeantes. Mais l’esprit, quand il est triste et déprimé, se prend
pour le Soi et dit : « je suis triste et déprimé », surimposant sa condition sur le « Je suis » qui
appartient au Soi éclairant l’esprit. Quand l’esprit est dans un état de joie extrême, comme le sceau
d’eau claire mais agitée, l’esprit dit : « Je suis très joyeux », surimposant à nouveau sa condition sur
le Soi. Quand l’esprit est clair et tranquille, alors il reflète le Soi sans obstruction et ressent donc :
« je suis entier, heureux, complet ». C’est dans cette condition que l’esprit se sent à l’aise, comme
chez lui, parce qu’il n’est pas dans une condition qui est étrangère à la nature du Soi. Dans cette
condition, l’esprit se sent complet et aimé, libéré de toute sentiment d’isolement. C’est cet état que
tout le monde s’efforce péniblement d’atteindre, ces moments passagers de joie pendant lesquels
nous ressentons que « c’est ce que je suis, c’est cela que je dois être »

Lawrence Jaffe décrit magnifiquement la quête de cette expérience en disant :

« …si après la défaite et l’agitation, et près tant d’années, il m’est donné de faire
l’expérience de ce centre intemporel, paisible (qui pour Jung était l’arbre d’un magnolia
baignant dans un soleil éternel), alors j’aurai trouvé un port d’attache sûr, éternellement
tranquille et reposant, dans lequel je pourrai me retirer des vicissitudes de la lutte de ce
monde. »
Lawrence Jaffe, Liberating the Heart

Le problème est que la source de cette expérience est inconnue, cachée dans son
association non différenciée avec la psyché. En vérité, le Soi, étant la conscience qui éclaire tous les
états de l’esprit, est constamment présent comme le soleil. Il imprègne, pénètre l’esprit en étant son
contenu essentiel et son substratum. Ignorant sa présence, l’individu dépend des situations externes
qui semblent produire cet état de bonheur. C’est une grande illusion. La source de ce que nous
recherchons dans la vie est cachée, enfouie dans la nature du Soi.

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Jung et le Vedanta 52

Parce que je n’ai pas différencié le Soi de l’esprit, quel que soit l’état dans lequel l’esprit se
trouve, il est surimposé sur le Soi, tout comme l’eau boueuse semble voiler ou couvrir le soleil. Les
modifications mentales créent l’illusion d’une plénitude éphémère, transitoire. Parce que je ne sais
pas que le Soi est la source du bonheur, l’expérience du bonheur équivaut pour moi à la situation
particulière existant au moment de l’expérience. Ce phénomène est la source du désir. Je désire
quelque chose car j’ai le sentiment qu’obtenir cette chose me rendra heureux. Je poursuis l’objet
désiré dans une recherche exclusive jusqu’à ce que le désir soit finalement accompli. Pendant la
poursuite, de nombreux obstacles peuvent me barrer le chemin, et ils deviennent tous une source
d’agitation pour moi. A l’opposé, certains évènements et certaines personnes peuvent me faciliter
l’accomplissement de mon désir, et ils deviennent l’objet de ma gratitude. Et il y a de nombreux
évènements et personnes qui sont absolument sans aucun lien avec l’accomplissement de mon désir,
et je suis indifférent à leur égard. Le monde se répartit en trois groupes, positif, négatif et
indifférent, tous en rapport avec l’accomplissement du désir. Le groupe du négatif est source
d’agitation, le positif source d’amour et de reconnaissance, et le groupe de l'indifférent simplement
des non contributeurs à mon bonheur. Au fur et à mesure que je me rapproche de la réalisation de
mon désir, la tension et l’attente augmente. J’expérimente des états de frustration, d’agitation,
d’excitation, de joie, d’inquiétude, de crainte, dépendant tous des prévisions ou des chances de
réalisation. Ces états sont analogues à la boue et aux troubles du sceau d’eau qui provoquent une
réflexion plus ou moins fidèle de la nature du soleil. Quand l’eau est boueuse, le soleil apparaît
assombri et l’eau se sentira isolée du soleil. Si l’eau est sombre et agitée, la condition sera encore
pire. Si l’eau est claire mais agitée, la réflexion du soleil sera frénétique mais brillante. Toutes ces
conditions de l’eau sont responsables des « humeurs du soleil ». De la même manière, quand
l’esprit est tendu à cause d’un désir contrarié, il y a un sentiment conjoint d’isolement du Soi qui
produit des sensations que nous appelons colère, frustration, haine, dégoût, jalousie, envie et ainsi
de suite. Ce sont toutes des modifications de l’esprit causées par un désir contrarié qui se retournent
toutes vers l’obstacle sous la forme de « je te hais » etc. Les émotions positives, d’un autre côté,
sont expérimentées envers ceux qui contribuent à écarter les obstacles à la réalisation d’un désir.
Les émotions comme l’amour, la gratitude, la préférence, l’attention, la considération, la
compassion sont dirigées vers les objets qui d’une certaine manière sont propices, favorables à
l’accomplissement de mon désir. Les autres objets de la création sont neutres dans la mesure où ils
n’ont réellement aucun effet sur la condition de mon mental, n’ayant pas de rapport avec
l’accomplissement du désir. En résumé, toutes les activités intérieures et extérieures, les humeurs,

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les émotions, les pensées, les actions, sont les produits de la relation qualitative de l’esprit avec le
Soi inconnu, dans la quête de l’esprit pour s’unir au Soi par l’expérience.

3.2 L’ATTEINTE DE LA CONNAISSANCE DU SOI

La connaissance du Soi, comme l’acquisition de toutes les autres formes de connaissance,


doit avoir lieu dans l’esprit par l’intermédiaire d’un moyen de connaissance approprié. Si j’utilise
mes yeux pour voir une rose, les yeux permettent la survenue dans le mental d’une forme de pensée
(jnanavrtti) correspondant à la rose. Si j’utilise le Vedanta comme un moyen de connaissance, il
permettra la survenue d’une forme de pensée correspondante au Soi. Cependant, dans ce cas
particulier, la forme de pensée correspond au sujet conscient, le sujet connaissant, le connaisseur, et
donc la différenciation connaisseur-connu est éliminée (akhandakaravrtti) puisque la conscience
illumine à cet instant une forme de pensée d’elle-même, ce qui pourrait être analogue à la
conscience se reflétant dans un miroir.

Pour que ce type de connaissance puisse avoir lieu, une certaine disposition de l’esprit est
requise, ce qui n’est pas nécessaire pour le fonctionnement des autres moyens de connaissance.
C’est le cas parce que, habituellement, la connaissance prête sa lumière dans l’esprit à une forme de
pensée qui est différente d’elle-même et, parce que cette forme de pensée peut être éclairée en
même temps qu’une condition mentale. Par exemple, je peux être très en colère et avoir tout de
même une forme de pensée d’une rose. La colère et la rose seront toutes deux illuminées par la
conscience. Puisque la conscience, en elle-même, n’est pas différenciée, je n’ai aucun problème.
Cependant, afin d’apprécier la conscience per se, les formes de pensée qui sont différentes de la
conscience doivent être révoquées pour ne pas être confondues avec ou surimposées sur la nature de
la conscience. Cela est accompli en retirant, dégageant l’esprit de tous les objets internes et
externes, et en dirigeant l’esprit vers le sujet, l’être conscient. Si toutefois, l’esprit qui est tourné
vers le Soi conscient ne jouit pas d’une condition similaire à celle du Soi, alors c’est cette condition
qui sera éclairée et il persistera toujours une dichotomie sujet-objet. Si au contraire, l’esprit est
similaire en nature au Soi, il sera englouti ou dissout dans le Soi, comme la flamme d’une bougie
tendue vers le soleil. L’esprit, comme la flamme, devient comme invisible, très subtile
(atisuksmavrtti), n’offrant aucun locus à l’objectivation qui est différente de la conscience en elle-
même. C’est dans cette condition là que l’individu peut avoir l’expérience de la nature du Soi, non

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Jung et le Vedanta 54

seulement comme conscience et existence, mais aussi comme infini et absolu, ou total ; en d’autres
mots, libre de tout sentiment de limitation. Même l’utilisation du mot « expérience » peut dans ce
cas nous induire en erreur, parce qu’il n’y a pas d'expression correspondant à une relation sujet-
objet, liée à cette « expérience ». Puique le Soi est lumineux par lui-même, sa nature et évidente par
elle-même et, il n’a pas besoin d’un second connaisseur pour l’illuminer. Tout comme, le soleil, par
exemple, n’a pas besoin d’un autre soleil pour l’illuminer.

Pour clarifier plus en avant la raison pour laquelle la connaissance du Soi requiert un type
particulier d’esprit qui n’est pas requis pour la connaissance d’un objet, il peut être utile de rappeler
l’analogie du sceau d’eau. Imaginez, à nouveau, le soleil brillant sur les trois sceaux d’eau. Le soleil
donne sa lumière de façon égale, identique sur tous les trois sceaux, sans tenir compte de la
condition de l’eau, qu’elle soit boueuse, agitée ou claire. Cela étant le cas, s’il faut connaître la
condition de l’eau, cela ne présente pas de problème. Mais si c’est la nature du soleil qui doit être
connue, l’eau boueuse et l’eau agitée ne sont pas capables de refléter le soleil tel qu’il est. Seule
l’eau claire peut le faire. De la même manière, si c’est une condition de l’esprit qui doit être connue,
comme une humeur ou une émotion, ou une perception issue de l’un de nos moyens de
connaissance, il n’y a aucun problème pour le faire. Mais, si c’est la nature de la conscience qui
illumine l’esprit, son substratum qui doit être connu, alors la condition présente de l’esprit est
importante. Un esprit agité est incapable d’apprécier directement son substratum silencieux et
tranquille. De la même façon, un esprit qui éprouve de la haine, ne peut apprécier l’amour qui le
sous tend, qui est son fondement. Par conséquent, l’esprit doit jouir de la nature du Soi dans une
relative mesure, s’il faut qu’il apprécie son essence.

3.3 L’ETUDIANT QUALIFIE

Les versets d’introduction de la plupart des Upanishads et des autres textes védantiques
expliquent quelles sont les qualités de l’étudiant qualifié. Ces qualifications, que je décrirai
brièvement plus loin, doivent être déjà présentes à un certain degré pour qu’une personne soit
attirée par l’étude du Vedanta. Mais c’est seulement dans la mesure où l’étudiant possède les
qualifications qu’il ou elle sera capable :

(1) d’utiliser le Vedanta comme un moyen de connaissance

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(2) de conserver, une fois obtenue, la connaissance.

Par conséquent, ces qualifications deviennent des valeurs pour le chercheur, puisqu’elles
sont des prérequis pour obtenir et conserver cette connaissance. Ils sont appelés moyens secondaires
(upaya sadhana) pour l’acquisition de cette connaissance, alors que le Vedanta pramana en est le
moyen principal (upeya sadhana).

Ces valeurs portent le nom technique de sadhana catustaya, ce qui veut dire les quatre
sortes de qualifications, dont l’acquisition caractérise l’étudiant qualifié (adhikari) à cette
connaissance, en apportant une certaine pureté de l’esprit (antakharana suddhi) nécessaire pour
parvenir à cette connaissance. Les valeurs ne sont pas spécifiques au Vedanta. Elles peuvent se
retrouver dans toutes les disciplines spirituelles, et sont souvent l’objet des lamentations des poètes,
discutées par les sages, suivies rigoureusement par les mystiques. Ste Thérèse d’Avila et St Jean de
la Croix sont des noms qui nous viennent immédiatement à l’esprit dans ce domaine.

Tout d’abord, je donnerai la liste d’ensemble de toutes les qualifications puis je les
commenterai individuellement :

(1) La discrimination (viveka)


(2) L’absence de passion (vairagya)
(3) Le groupe des 6 valeurs, débutant par la discipline de l’esprit
(samadisatkasampatti)

(a) La discipline du mental (sama)


(b) La discipline du corps et des sens (dama)
(c) La résolution, ténacité dans la poursuite (uparati)
(d) L’accommodation des paires d’opposés (titiksa)
(e) La stabilité du mental (samadanam)
(f) La confiance dans les Ecritures et l’enseignant (sraddha)

(4) Le désir, l’aspiration à la libération (mumuksutvam)

Le détachement envers l’acquisition du bonheur par les poursuites des sens est l’absence
de passion (vairagya). Ce non attachement est le résultat de la première qualification, la faculté de
discrimination (viveka). L’augmentation de l’absence de passion provient de la compréhension de la

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Jung et le Vedanta 56

part de l’étudiant que le monde phénoménal et temporel, est par nature, incapable de procurer un
bonheur durable. Aucune poursuite, même la plus noble, n’est libre des limites du temps, en termes
à la fois de cause et d’effet. Cela veut dire que le résultat de toute action qui s’inscrit dans le temps,
est lui-même limité par le temps. Le fini ne peut pas produire l’infini. De plus, à nouveau, un objet
de bonheur ou de plaisir est, par définition, séparable du sujet et, par conséquent, n’est pas en
sécurité. Le corps physique et les expériences de ce monde sont tous deux limités par le temps et
donc, même s’ils ont la capacité de procurer un certain bonheur, il faudra s’en séparer finalement, à
un moment, ce qui est une cause de souffrance, ou de peine. […]

Cette prise de conscience, cette reconnaissance de la finitude de l’expérience, en général,


et de la dépendance envers les objets des expériences de bonheur, en particulier, apporte une
absence de passion ou une certaine résistance à dépendre d'eux en tant que source unique de
bonheur ou de plénitude. Plus la personne a de la discrimination, car elle est consciente du
« balancement du pendule » des joies et des peines de la vie, plus elle peut être, d’une certaine
façon, prudente vis à vis de ses joies, et elle essaiera aussi, avec le temps et la maturité, de sortir
grandie de ses peines. […]

De nouveau, le non attachement (vairagya) consiste à renoncer à, abandonner l’idée que


les poursuites des sens sont un moyen d’atteindre la plénitude. La cause de cette absence de passion
est la discrimination (viveka). La reconnaissance de la nature temporellement limitée du monde
phénoménal, de toutes les causes et de tous les effets, du corps physique, du mental, des organes
des sens, de toutes les réalisations, de tous les succès et échecs, de toute la famille et de tous les
amis, créent ce sentiment de non attachement ou d’absence de passion, le refus d’accepter la nature
temporelle du bonheur que ces choses produisent comme une solution satisfaisante au besoin
impérieux, profond et inné de l'être humain d’être complet et entier. Bien que nous apprenions et
devenions plus matures par nos expériences, c’est la maturité que nous recherchons, ce sentiment
d’être complet, intégré et non pas les expériences pour elles-mêmes, particulièrement une fois que
nous avons reconnu leur incapacité foncière à satisfaire notre profond besoin humain de complétude
et de totalité. Le point de convergence, le centre d’intérêt bascule des poursuites des sens vers une
recherche plus introspective de sens et de solution.

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La troisième qualification regroupe six qualités mentales ou aptitudes que l’étudiant doit
posséder pour être capable d’appréhender la nature du Soi.

Tout d’abord, la maîtrise du mental (sama) est la capacité à voir les pensées comme des
objets, de les écarter ou d’agir selon ces pensées de façon délibérée. Les pensées perdent leur
pouvoir de triompher sur le mental ou de l’engloutir, en l’amenant faire des ‘promenades’ qui ne
sont pas non voulues. La personne qui a sama possède la maîtrise de ses pensées.

En deuxième position, la maîtrise sur le corps et les sens (dama) est nécessaire quand sama
a échoué. Si une personne n’est pas capable de maîtriser son mental et succombe à ses humeurs et
cède à ses réactions, dama devient utile en tant qu’aptitude. C’est la capacité à contenir ou contrôler
ses actions et son comportement, l’aptitude à garder ses réactions au niveau mental plutôt que de les
infliger à son environnement.

La troisième qualité est l’aptitude à se consacrer, à se dévouer à une poursuite unique


(uparati). Dans ce cas, l’unique poursuite est l’acquisition de la connaissance du Soi. Si cette
poursuite représente la préoccupation dominante, le désir le plus important de l’esprit, alors la
personne est capable de concentrer l’énergie dont elle dispose. Autrement, la connaissance du Soi
n’est qu’un désir parmi d’autres désirs qui doivent être accomplis dans le monde, ce qui signifierait
que l’étudiant manque de discrimination et de détachement.

La quatrième qualité est l’aptitude à accepter, à s’accommoder des paires d’opposés


(titiksa). Quand la poursuite prédominante est la connaissance du Soi, les paires d’opposés dans le
monde, comme les jours chauds et froids, ou les évènements plaisants et douloureux auxquels
l’individu doit faire face de manière constante, sont seulement des situations de la vie qui doivent
être traversées, expérimentées, nous aidant sans cesse sur le chemin vers la maturité.

La cinquième qualité est l’aptitude à fixer, maintenir le mental sur un point unique
(samadhana). Le mental doit être capable de concentration soutenue s’il faut qu’il utilise le Vedanta
comme moyen de connaissance. Les mots suivent un flot linéaire et l’étudiant doit avoir la capacité
de maintenir le mental concentré pendant que la vision du Vedanta est dévoilée, exposée par
l’enseignant. Encore une fois, le mental doit alors être en mesure de rester calme et paisible s’il faut
qu’il voit ou qu’il soit absorbé dans le Soi, dont la nature est le calme et la quiétude absolue. Un

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Jung et le Vedanta 58

esprit agité de nature ne peut se transformer en son opposé. Par exemple, notre reflet dans un étang
parcouru de vaguelettes sera déformé et notre capacité à reconnaître notre propre reflet sera
compromise à la mesure du degré d’agitation de l’étang.

La sixième qualité est l’acceptation ou l’adhésion intuitive à la vision upanishadique telle


qu’elle est exposée par l’enseignant, dans l’attente de sa vérification (sraddha). La connaissance du
Soi ne peut s’obtenir sans exposition à un moyen de connaissance. Mais, afin d’utiliser ce moyen de
connaissance de manière juste, la personne doit avoir une attitude qui permette l’écoute avec un
cœur dans lequel il n’y a aucune réserve, de telle manière que l’esprit soit complètement présent,
sans commentaire ni critique. La critique est utile seulement en pleine connaissance de ce que l’on à
critiquer. Mais, afin de connaître, le moyen de connaissance doit opérer, fonctionner et la critique
devient alors un obstacle à cette opération. Par exemple, quand un étudiant écoute une conférence,
il ou elle croit, donne le bénéfice du doute à l’enseignant, a confiance (sraddha) dans le fait qu’il
connaît son sujet et que le sujet mérite d’être connu. Alors, l’étudiant écoutera avec tout son cœur,
de façon pleinement attentive. Autrement, il pourra être intéressé par le sujet, mais, comme il aura
la sensation que l’enseignant ne possède pas tout à fait son sujet, il évaluera mentalement
l’expertise de l’enseignant au lieu de se concentrer sur le contenu. Si l’étudiant n’accorde pas de
valeur au sujet, alors, son mental sera soit en train de vagabonder ou d’errer, soit le rejettera comme
étant inintéressant ou inadapté à son cas.

Pour qu’un moyen de connaissance fasse son oeuvre, il doit être utilisé pleinement.
Imaginez la difficulté que nous aurions à utiliser nos propres yeux si l’esprit ne voulait pas leur
accorder de crédit pendant qu’ils essayent de discerner un objet au loin. Si le mental insistait pour
regarder et analyser les yeux, pendant qu’ils sont en train d’observer l’objet, la connaissance de
l’objet en pâtirait. Pour cette raison, sraddha est traditionnellement considérée comme la qualité la
plus importante que doit posséder un étudiant, car sans elle, le moyen de connaissance ne peut
opérer. Le verset suivant de la Bhagavad Gita parle de cette qualité :

« Celui qui a confiance [en l’enseignement et en l’enseignant] et se consacre à la


poursuite de la connaissance, et celui qui a la maîtrise de lui-même, parvient à la
connaissance. Etant parvenu à la connaissance, il obtient, immédiatement, la paix
éternelle qui est la libération. » [4.39]

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La dernière qualification du groupe des quatre qualifications est le désir de libération


(mumuksutvam). Une fois que la personne a assimilé le fait que l’accomplissement des désirs est
incapable de produire le bien-être fondamental qu’elle a toujours recherché, alors un sentiment
douloureux de servitude, dépourvu de toute solution, s'éveille. C’est à ce moment là qu’un profane
périra de désespoir ou de regrets, et qu’une personne religieuse se détournera du monde et
cherchera refuge en Dieu. La nature de notre prière se transforme, de la tentative de se concilier
avec Dieu pour obtenir une promotion, une nouvelle voiture ou des relations, en prière pour se
libérer de la servitude plus fondamentale de l’existence empirique dans laquelle nous nous
trouvons, continuellement déchirés entre les pôles d’opposés.

La prise de conscience, la réalisation de cette totale impuissance – la reconnaissance que la


liberté que je recherche, le monde n’est pas capable de me la donner – est une qualification
primordiale pour devenir un étudiant du Vedanta. L’étudiant doit voir clairement que ce qu’il ou
elle recherche véritablement dans la vie, le monde ne peut le lui donner. Il doit réaliser ce qui porte
le nom de servitude, tandis que mumuksutvam est le désir d’être libéré de cet asservissement.

En termes chrétiens, cet état de servitude équivaudrait au sentiment d’être isolé de Dieu,
quand l’âme a l’expérience d’être finie et limitée. Certains essayent bien de résoudre ce problème
dans le cadre du monde mais, en dernier ressort, il leur faut prendre conscience que la solution ne se
trouve que dans leur union avec Dieu.

Sans les quatre qualifications (sadhana catustaya), l’étudiant ne sera pas capable
d’apprécier pleinement sa propre nature, car son esprit, encore immature, se comportera toujours
d’une manière opposée à la vision de l’advaita. Le Vedanta préconise au chercheur de comprendre
et de pratiquer certaines attitudes afin d’aider l’esprit à obtenir les quatre sortes de qualifications,
qui permettent à la vision de l’advaita de s’enraciner en lui. Ces attitudes reflètent véritablement et
exclusivement la connaissance du Soi, et donc leur application aide à mettre les actions du
chercheur en harmonie avec sa connaissance. Elles trouvent leur aboutissement dans la pureté de
l’esprit, qui est nécessaire pour que la connaissance s'enracine ou s’établisse en lui.

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3.4 LA CONNAISSANCE DU SOI ET L’ACTION

La connaissance du Soi par rapport à l’action porte le nom technique de karma yoga. Il y a
plusieurs niveaux de karma yoga que l’étudiant découvre au fur et à mesure que la profondeur tant
émotionnelle qu’intellectuelle de sa compréhension grandit.

Initialement, l’étudiant reconnaît que, bien qu’il ou elle puisse accomplir une action avec
un certain résultat en vue, son désir ne peut déterminer ou dicter le résultat de cette action.
Autrement, toutes les actions produiraient les résultats désirés qui ont initié ces actions, du premier
coup. L’étudiant, comprenant que la création et toutes ses lois sont Dieu, et ne sont pas
essentiellement séparés du Soi, accomplit l’action pour obtenir le résultat qu’il souhaite, mais
accepte le résultat comme quelque chose qui lui est donné par Dieu. Cela permet à l’étudiant
d’avoir sa relation principale centrée sur Dieu, plutôt que sur l’objet de son désir. L’étudiant est en
dialogue avec Dieu, et dans le même temps, est capable de vivre sa vie de manière dynamique, sans
réprimer ses désirs. Encore une fois, il faudrait se rappeler que bien qu’une telle attitude soit utile à
toute personne sans distinction, ici nous considérons cette attitude comme une sadhana dans le but
d’obtenir les qualifications nécessaires à la connaissance du Soi.

Cette attitude, qui consiste à accepter les résultats de ses actions comme provenant de la
providence ou de la grâce de Dieu, aide à neutraliser les mouvements, l’agitation du mental
qu’éprouve l’individu quand ses désirs sont contrariés ou insatisfaits. Une telle attitude produit une
paix intérieure qui est favorable à l’acquisition de la connaissance du Soi.

A un moment donné, quand le détachement (vairagya) de l’étudiant atteint un certain


niveau de maturité, son désir pour la connaissance du Soi devient plus puissant que les désirs
orientés vers les sens, et l’étudiant trouvera que ses actions sont devenues plus centrées sur
l’accomplissement de devoirs que dirigées par la recherche des plaisirs. Son désir personnel est
maintenant dirigé vers l’obtention de la connaissance du Soi. Dans ce cas, le monde des devoirs et
des responsabilités devient le champ privilégié d’accomplissement des tâches que Dieu lui a
confiées. Dorénavant, non seulement Dieu est Celui qui octroie les résultats de l’action, mais Il est
aussi Celui qui me donne la vie que je vis. C’est peut être là une autre forme, plus totale, de relation

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avec Dieu, et encore une fois, elle aboutit à une attitude et à une paix de l’esprit qui est cohérente
avec la vision védantique.

Au fur et à mesure que l’étudiant progresse sur le chemin de sa compréhension, il ou elle


réalise que non seulement Dieu est le Donneur des fruits de l’action, et Celui qui m’a donné la vie
que je mène, mais aussi qu’Il est Lui-même Celui qui vit cette vie. Une fois que cela se produit,
alors l’individu prend conscience que sa vie est une expression de Dieu et que son Soi est le Soi de
Dieu. Il est parvenu à la connaissance du Soi.

Quand l’être humain réalise que le bonheur qu’il recherche dans la vie est la nature
essentielle du Soi et pas un objet différent de son propre Soi, alors il ne demande plus au monde de
lui procurer ce qu’il ne peut pas lui donner. Celui qui sait cela est libre d’accepter le monde tel qu’il
est, de faire l’expérience des opposés qui font partie intégrante du monde, sans que sa plénitude en
soit affectée. Le Soi, étant le substratum du monde, est aussi libre vis à vis du monde que la corde
ne l’est vis à vis du serpent imaginaire : le monde ne peut pas ne blesser, le changer ou le faire
bouger. Cette connaissance libère l’esprit de la servitude, parce que le Soi, qui est ce trésor que
nous avons tous recherché, ne peut plus être perdu une fois trouvé.

3.5 LES LIMITATIONS DES SADHANAS VEDANTIQUES


POUR LA PSYCHE OCCIDENTALE

Les sadhanas védantiques, c’est à dire les méthodes et les attitudes employées par le
Vedanta pour devenir un étudiant qualifié, sembleraient être tout à fait complètes et efficaces pour
une personne qui vit dans le cadre d’un mythe contenant et pour laquelle l’inconscient fonctionne
normalement, comme un corps en bonne santé. Cependant, la plupart des hommes et des femmes
modernes vivent dans un monde laïque et religieusement fragmenté, sans un mythe contenant qui
peut supporter ou encadrer de manière adéquate leur inconscient. Ils ont besoin de travailler autant
sur leur inconscient que sur leur conscient (l’ego jungien) car autrement, leur inconscient sera dans
un état de tumulte, privé de toute expression consciente, séparé du conscient comme par un gouffre.
Quand c’est le cas, la pression de l’ombre venant de l’inconscient entraînera de la souffrance, des
variations d’humeur, des comportements indésirables, etc. au niveau du conscient, en dépit de tous

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Jung et le Vedanta 62

les efforts qu'ils pourraient faire pour réformer consciemment leur esprit en l’imprégnant de
nouvelles valeurs et attitudes. L'homme moderne, quelle que soit son aptitude à s’imprégner de et à
pratiquer les valeurs et attitudes védantiques favorables à la connaissance du Soi, n’éprouvera pas le
bonheur et la liberté qu’il ou elle a clairement et expérimentalement réalisée comme étant la nature
du Soi au moment de l’enseignement, jusqu’à ce que le conscient (l’ego jungien) ait accompli une
relation satisfaisante avec l’inconscient. Jusqu’à ce moment, l’inconscient luttera malheureusement
dans les profondeurs, et essaiera de capturer l’attention du conscient d’une manière ou d’une autre.

Les techniques proposées par le Vedanta pour devenir un étudiant qualifié ne prennent pas
en compte les problèmes de l’inconscient, probablement parce que, comme Jung l’a dit, à cette
époque, l’inconscient de l’oriental n’était pas problématique. Il s’écoulait naturellement vers les
riches symboles de sa culture et jouissait d’une complète expression dans le monde. Notre
inconscient, par contre, n’a pas de portes de sorties appropriées et il s’exprime donc sous la forme
d’humeurs, de névroses, d’émotions incontrôlables et de projection sur les autres.

En plus des qualifications et des attitudes dont nous avons discuté, il est vrai que le
Vedanta préconise aussi certaines techniques de méditation pour calmer et concentrer le mental.
Mais pour une personne dont l’inconscient est perturbé, ces techniques ne sont pas la solution et
elles peuvent même contribuer à aggraver le problème. Les techniques védantiques de méditation se
concentrent principalement sur le non attachement aux pensées, le rejet des pensées au fur et à
mesure qu’elles surgissent, sur la compréhension rigoureuse de la nature apparente des pensées, la
différenciation des pensées du Soi et le « mirroring » de la pure conscience. Bien que ces
techniques soient sans aucun doute utiles pour s’occuper du conscient, elles ne sont pas faites pour
travailler sur l’inconscient. En fait, elles accomplissent un travail qui est inverse, c’est à dire de
fermer ou d’isoler l’inconscient en gardant l’attention de l’ego fixée sur la conscience, en rejetant
les pensées qui peuvent naître de l’inconscient et en ramenant le mental sur la pure conscience du
Soi.

Cependant, le Vedanta reconnaît l’existence d’un matériau inconscient. Gaudapada, dans


son karika de la Mandukya Upanishad parle notamment de kasaya, l’équivalent des pensées
réprimées ou refoulées qui peuvent surgir pendant la méditation et perturber ainsi ou entraîner une
perte d’absorption durant la méditation. Un verset dit à ce sujet :

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63 La voie de la sagesse

« Le mental absorbé dans le sommeil profond doit être réveillé. Le mental dispersé doit
être ramené à nouveau à la tranquillité ; il faut savoir quand le mental est teinté ou
imprégné de désir (dans un état latent) [sakasayam]. Le mental qui est en équilibre,
calme ne doit pas être perturbé. »

Sankara commente le mot sakasayam utilisé dans ce verset par Gaudapada en disant :

« Quand le mental d’un homme, qui pratique sans cesse, n’est pas dans un état de
sommeil profond, quand son attention n’est pas centrée sur les objets mais n’est pas
dans un état de tranquillité et persiste à être dans un état intermédiaire, alors vijaniyat, il
faut savoir, que ce mental est sakasayam, imprégné de désir. De cet état aussi, le mental
doit être ramené avec diligence à la tranquillité. »

Dans la tradition d’enseignement du Vedanta, kasaya est un terme technique qui signifie
des préférences et aversions subtiles et latentes. Pour traduire ce mot dans un contexte
psychologique, on pourrait dire que kasaya sont des pensées et affects réprimés et des complexes
qui créent des perturbations dans la psyché et qui se projetteront dans l’environnement sur des
points d’ancrage adéquats.

L’enseignant védantique, qui apprendra à l’étudiant la méditation, lui conseillera de laisser


les kasayas surgir et sortir sans aucune interférence. Le mental de l’étudiant rejoint la profondeur de
la quiétude et de la joie naturelle du Soi au fur et à mesure de la libération de ces pensées réprimées.
Il est bien connu dans la tradition que la libération des kasaya est importante pour obtenir un mental
pur et que la méditation est le moyen de s’en défaire en les laissant partir. Les étudiants ont
effectivement l’expérience de l’évacuation de couches de plus en plus profondes de pensées
refoulées au fur et à mesure que leur degré d’absorption dans la méditation augmente. De manière
idéale, ce processus devrait continuer jusqu’à ce que toutes les zones problématiques de
l’inconscient apparaissent à la conscience. C’est là l’étendue des moyens védantiques pour
s’occuper du matériau de l’inconscient.

Bien que la méditation puisse être efficace pour quelqu'un dont l’inconscient fonctionne
normalement, elle ne s'avère pas suffisante de nos jours pour le plus grand nombre. L'homme

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Jung et le Vedanta 64

moderne retient trop de matériau dans l’inconscient pour que ces techniques soient efficaces. Pour
cette raison, de nombreux étudiants qui ont suivi des voies orientales de sagesse, en dépit d’années
d’efforts sincères, restent déçus, et se demandent pourquoi la connaissance du Soi ne s’est pas
enracinée en eux et ne les a pas bénis du sentiment de plénitude et de totalité qu’ils espéraient.

De nos jours, ni l’adoption des attitudes et des valeurs appropriées, ni la pratique des
techniques de méditation, ni l’exposition continuelle au pramana que constitue le Vedanta n’ont
été suffisants pour produire un mental capable d’expérimenter avec bonheur la plénitude du Soi,
comme le Vedanta le promet. Gaudapada décrit dans ce même karika la condition d’une personne
libérée :

« La Joie ultime se trouve dans notre propre Soi. Elle est tranquille, co-existe avec la
libération, elle est au-delà de toute description et dénuée de naissance. Et comme Il est
identique au Non-Né qu’il est possible de connaître (Brahman), ils l’appellent
l’Omniscient (Brahman). » [3-47]

Sankara commente ce verset comme suit :

« Cette Joie mentionnée dans ce verset, qui est la Réalité la plus haute, qui consiste à la
réalisation de la Vérité qui est le Soi, est svastham, localisée dans notre propre Soi ;
santam, paisible, caractérisée par l’absence de tout mal, sanirvanam, co-existant avec la
cessation, c’est à dire la libération ; et elle est akathyam, indescriptible car il s’agit
d’une entité absolument unique. Elle est ajam, non née contrairement à un bonheur
empirique. »

L’obtention d’un mental libre qui expérimente naturellement l’amour du Soi nécessite
l’utilisation de techniques que le Vedanta ne possède pas. Les sadhanas védantiques ne traitent pas
de manière adéquate les problèmes de la psyché moderne. Jung, par contre, a traité de ces
problèmes. Il a dit :

« Les méthodes de l’occident et de l’orient essaient toutes deux d’atteindre le but par
une voie directe. Je ne souhaite pas mettre en doute les possibilités de réussite d’une
pratique de la méditation conduite dans une structure de type religieuse ou monastique.

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65 La voie de la sagesse

Mais en dehors de ce type de structure, cela ne marche généralement pas ou cela peut
même conduire à des résultats déplorables. En apportant de la lumière sur l’inconscient,
on arrive tout d’abord dans la sphère chaotique de l’inconscient personnel, qui contient
tout ce que l’individu aimerait bien oublier, et tout ce qu’il ne souhaite pas admettre à
lui-même ou aux autres, et ce qu’il préfère croire comme n’étant pas vrai de toute façon.
L’individu s’attend donc à se porter d’autant mieux qu’il regarde le moins possible dans
cette région obscure. Bien évidemment, quiconque procède de cette façon ne pourra
jamais contourner ou faire l’impasse sur cette région et il n’obtiendra donc jamais pas
même une trace de ce que le yoga promet. Seul l’individu qui traverse cette obscurité
peut espérer faire des progrès par la suite. Je suis par conséquent opposé par principe à
l’appropriation non critique des pratiques du yoga par les Européens, parce que je ne
sais que trop parfaitement qu’ils espèrent éviter leurs propres régions obscures. Une
telle entreprise est totalement insensée et dénuée de valeur. »
C.G.Jung, Psychology & Religion West & East, CW11, par.939

L’occidental doit rechercher la pureté du mental en traversant son inconscient et non pas
en tentant de le contourner. Seules l’assimilation et l’intégration du matériau inconscient pourront
conduire à la santé et la maturité mentale requises, pour que les techniques védantiques orientées
vers le conscient deviennent utiles. Autrement, ces techniques créeront tout simplement une attitude
consciente appropriée qui couvrira et cachera des pensées réprimées et des complexes douloureux.

3.6 FAIRE FACE A L’OMBRE

La psychologie jungienne s’occupe principalement de porter le matériau inconscient vers


le conscient. Le déroulement d’une analyse est structuré de manière à créer une coquille protectrice
dans laquelle l’ego peut rencontrer et intégrer les contenus hautement sensibles de l’inconscient et
finalement parvenir à considérer le dialogue réceptif avec l’inconscient comme quelque chose de
naturel. C’est un processus douloureux, au début, pour l’ego car c’est l’ombre de l’inconscient qui
se présente tout d’abord. Jung définit l’ombre comme « le côté ‘négatif’ de la personnalité,
l’ensemble de toutes ces qualités déplaisantes que nous aimerions cacher ainsi que les fonctions et

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Jung et le Vedanta 66

les contenus de l’inconscient qui sont insuffisamment développées. 15» Porter de tels contenus à la
lumière de la conscience n’est donc pas une tâche facile ou plaisante. Cependant, ce sont nos secrets
qui nous limitent, qui nous jettent dans des conflits et sapent l’énergie du conscient. […] Toutes ces
choses que nous ne pouvons voir en face, nos embarras, nos hontes, nos humiliations, nos
privations d’amour, nos faiblesses, nos manquements expliquent une myriade de souffrances
émotionnelles. Les symptômes de ces éléments non intégrés de notre ombre sont habituels de nos
jours et éprouvés douloureusement à des degrés variables par la plupart d’entre nous. La dépression,
le manque d’estime de soi et de valeur personnelle, le sentiment de ne pas être aimé, la manque de
confiance en soi, l’anxiété sous toutes ses formes en sont quelques exemples. Affronter ce matériau,
cette ombre qui est à la racine de ces symptômes est un processus douloureux car il demande à
l’ego d’assimiler des expériences qu’il répugnait à affronter, à voir en face dans le passé. June
Singer affirme que :

« Au début de l’analyse, il est prévisible qu’il y ait une lutte considérable de l’ego car il
essaie de maintenir sa position contre des contenus inconscients émergeant rapidement
et qui lui apparaissent destructeurs, car ils mettent en pièces l’image de soi de la
personne. »
June Singer, Boudaries of the Soul : The Practise of Jungian Psychotherapy

Cette tâche est souvent terrifiante et humiliante par le fait qu’elle crée une vulnérabilité
brute. La personne revit les blessures du passé ou est confrontée à son côté sombre en présence d’un
autre. Mais aussi terrifiante qu’elle puisse être, à un moment de notre vie, généralement vers le
milieu de l’existence, l’ombre cogne si bruyamment à la porte qu’il n’y a souvent pas d’autre issue
que d’y faire face. Cette confrontation est particulièrement problématique pour de nombreux
chercheurs spirituels occidentaux qui, en s’efforçant de se conformer à une idéologie religieuse, ont
réprimé leur côté sombre comme ils voulaient absolument être « bons ». Plus l’idéologie est
restrictive, plus l’ombre est grande. Frieda Fordam évoque ce point dans sa définition de l’ombre :

« L’ombre est l’inconscient personnel ; elle est constituée de tous ces désirs non
civilisés et ces émotions qui sont incompatibles avec les standards de la société et notre
personnalité idéale, tout ce dont nous avons honte, tout ce que nous ne voulons pas

15
C.G.Jung, The Practise of Psychotherapy, CW16, par.132

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67 La voie de la sagesse

savoir sur nous-mêmes. Il s’en suit que notre ombre sera d’autant plus grande que la
société dans laquelle nous vivons est étroite et restrictive. »
Frieda Fordham, An Introduction to Jung’s Psychology

De nombreux chercheurs ont religieusement essayé de conquérir et d’éliminer l’ombre, en


pensant que s’ils rejettent, nient, écartent et/ou ignorent l’ensemble de leurs pensées inacceptables
pendant assez longtemps, ces pensées admettront à la longue leur défaite et partiront, réalisant
d’elles-mêmes qu’elles sont indésirables et qu’elles sont des intruses non bienvenues. Le fondement
du déni de l’ombre est la croyance chrétienne que le côté obscur de la psyché est un diable qu’il faut
éliminer. Jack Sanford a dit :

« Historiquement, le christianisme n’a pas réussi à voir que sa tâche est de regagner ou
de nous réapproprier, et non de rejeter, ces parties perdues de nous-mêmes bien qu’elles
semblent être démoniaques. Nous essayons d’exorciser par la répression ou le
refoulement, la projection sur les autres et par des formes diverses de déni et de magie,
ce qui ne devrait pas être exorcisé mais amené à la conscience et intégré. C’est
seulement à cette condition que ces parties dissociées de nous-mêmes, ces divinités
perdues, cesseront de produire leurs effets perturbateurs. »
Jack A.Sanford : Evil, The Shadow Side of Reality

Selon la vision jungienne, même le Soi ou l’image de Dieu possède à la fois des aspects
lumineux et obscurs. Cela diffère de la croyance traditionnelle chrétienne selon laquelle la noirceur
dans la psyché est due au péché originel et ne faisait pas partie du plan de Dieu pour l’humanité.
Ainsi, pour un chrétien, le fardeau de cette noirceur est porté par les épaules d’une humanité
coupable d’avoir désobéi à Dieu. Par conséquent, les seules pensées permises, c’est à dire qui sont
bénies par Dieu, sont celles qui tombent du côté clair ou positif. Les pensées du côté opposé
émanent du Diable et ne devraient pas naître dans l’esprit d’une personne « pure ». Ce genre de
croyance a créé une charge particulièrement lourde pour les chercheurs spirituels qui cherchent à
plaire à Dieu et veulent une relation ou une union avec Lui. Les étudiants védantiques qui ont
grandi dans une culture chrétienne portent avec eux sur leur voie orientale cette dissociation dans
l’image de Dieu, une dissociation qui n’existe ni dans l’image de Dieu de l’Orient ni dans celle de
la plupart des cultures anciennes.

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Jung et le Vedanta 68

Dans les cultures les plus anciennes, comme celles des Hindous, des Grecs, des Juifs de
l’Ancien Testament et des premiers chrétiens, l’Image de Dieu intégrait ou contenait la gamme
entière des opposés. Les Dieux du passé étaient capables à la fois d’amour et de haine, de
compassion et de jalousie, de protection et de destruction. Ils n’étaient pas que bonté et lumière.
Dés lors, les humains étaient autorisés à expérimenter sans culpabilité une large gamme d’émotions.
Bien qu’ils devaient inscrire leur comportement dans les limites de la Loi, il leur était permis de
ressentir de la haine, de la rage, de la jalousie, de l’amertume et de la colère, comme des émotions
humaines naturelles qui surgissent dans certaines circonstances. Sanford dit dans le même ouvrage
que :

« La psychologie suggère que nous rejetions toute prétention à être bon qui nous
forcerait à conserver caché le mauvais côté de nous-même. Nous suivons en cela
l’exemple de Jésus, qui quand il avait été appelé « Bon Maître ! » par le riche jeune
homme, lui rétorqua : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Il n’y a que Dieu qui soit bon. »

Selon Jung, celui ou celle qui pense que l’ombre ne fait pas partie de la création de Dieu et
ne devrait pas exister en vérité, et devrait donc être éliminée pour Lui plaire, est dans une situation
difficile car l’ombre fait partie intégrante de la psyché et ne peut être éliminée. […] Pour Jung,
notre santé psychique et notre complétude dépendent de l’intégration à la conscience du matériau
réprimé et le refus d’une telle intégration ne conduit qu’à la stagnation. Si l’ego ne peut faire face à
ce matériau de l’ombre, il sera incapable d’entrer en relation et de dialoguer avec les couches plus
profondes de l’inconscient. Jolande Jacobi dit à cet égard :

« L’ombre se tient, dirait-on, sur le seuil de l’entrée du royaume de la Mère,


l’inconscient. C’est la contrepartie de notre ego conscient, qui se développe et se
cristallise au même rythme que lui. Cette masse obscure d’expériences qui est rarement
ou jamais admise à notre vie consciente barre le chemin aux profondeurs créatrices de
notre inconscient. C’est pourquoi les personnes qui s’efforcent avec violence, par une
tentative effrayante de leur volonté qui est bien au-delà de leurs forces, de rester au
« sommet » ou « dans les hauteurs », qui ne peuvent admettre leurs faiblesses ni à eux-
mêmes ni aux autres, succombent souvent, parfois soudainement, parfois
graduellement, à une stérilité profondément ancrée. La tour morale et spirituelle dans

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69 La voie de la sagesse

laquelle ils vivent n’est pas le résultat d’une croissance naturelle mais est un
échafaudage artificiel érigé et soutenu par la force et donc qui menace de s’effondrer
sous la plus légère charge. Ce genre de personnes trouve difficile ou impossible de faire
face à leur vérité intérieure, d'entrer dans une relation authentique, de faire tout travail
réellement vital. Ils s’emmêlent de plus en plus dans une névrose au fur et à mesure que
s’accumule dans leur ombre ce qu’ils répriment de manière répétée. Au début de la vie,
la couche d’ombre est relativement mince et facile à supporter, mais au fur et à mesure
que la vie se déroule et que le matériau accumulé s’accroît, elle devient un fardeau
considérable et souvent insupportable. »
Jolande Jacobi, The Psychology of C.G.Jung

La psyché, comme tout ce qui est vivant, comprend des opposés. Toutes nos pensées,
émotions et nos imaginations peuvent être placées de part et d’autre d’un continuum. Nous ne
pouvons pas avoir de l’amour sans haine, de bon sans mauvais, de joie sans peine et ainsi de suite.
Les opposés forment les pôles extrêmes d’un continuum qui les inclut et qui inclut aussi tout ce qui
se trouve entre eux. La psyché, qui inclut les deux pôles, semble avoir besoin de l’acceptation de la
part de l’ego à la fois des éléments positifs et négatifs. Par acceptation, je ne veux pas dire convertir
en actes les éléments négatifs, mais plutôt reconnaître, prendre conscience de leur présence que
nous pouvons alors contenir dans les limites de notre code moral. Par exemple, le fait d’admettre un
désir de voler est tout à fait différent de l’acte de voler. Admettre le désir, c’est reconnaître qu’il y a
un élément d’ombre en nous. S’abstenir d’agir, c’est exercer notre code moral. L’ego a la liberté
d’accepter ou de rejeter les demandes de l’ombre s’il en est conscient. Cependant, le matériau de
l’ombre, parce qu’il est si menaçant envers les valeurs conscientes de l’ego, reste souvent réprimé et
vit une vie autonome dans l’inconscient, dissocié de l’ego. Il cherche alors subrepticement et
insidieusement à s’exprimer dans l’environnement par nos projections. Si nous ne pouvons pas
porter le fardeau de notre ombre consciemment, alors les autres devront le porter pour nous par
l’entremise de nos projections inconscientes.

La tentative de nier, ignorer et/ou éliminer le côté « négatif » de la vie, ces choses qui ont
été jugées impures, démoniaques, laides, inférieures ou mauvaises, provoque une grande frustration
non seulement pour nous-mêmes mais aussi pour les autres. Jung avait de la sympathie pour ceux
qui devaient vivre avec des « saints » ou comme il les a définis, des « personnages vénérables » qui
ont « réussi ». Il a dit :

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Jung et le Vedanta 70

« J’ai fait une fois la connaissance d’un très vénérable personnage. En fait, on pourrait
même lui donner le nom de saint. J’ai tourné autour de lui pendant trois jours entiers
sans jamais trouver en lui de défaut comme tout mortel en possède. Mon sentiment
d’infériorité s’accrut et devint menaçant et je commençais à penser sérieusement
comment je pourrais m’en sortir. Puis le quatrième jour, sa femme vint me
consulter…Bien, rien de la sorte ne m’est jamais arrivé depuis. Mais j’ai appris une
chose : tout homme qui s’identifie avec sa persona peut tranquillement laisser toutes les
perturbations se manifester au travers de sa femme sans qu’elle ne le remarque, bien
qu’elle doive payer pour cela, le sacrifice d’elle même avec une terrible névrose. »
C.G.Jung, Two Essays on Analytical Psychology, CW7, par.306

« Pensez au destin d’une femme mariée à un saint reconnu ! Quels péchés les enfants ne
doivent-ils pas commettre pour sentir que leur vie leur appartient, du fait de l’influence
écrasante d’un tel père ! La vie étant un processus énergétique, elle a besoin d’opposés
car sans opposition, il n’y a aucune énergie comme nous le savons. Le bien et le mal
sont simplement les aspects de cette polarité naturelle au niveau conscient. »
C.G.Jung, Psychology & Religion West & East, CW11, par.291

« …ce sont les gens hautement moraux, inconscients de l’autre côté d’eux-mêmes, qui
développent des humeurs détestables, ce qui les rend insupportables à leur entourage.
La sainteté peut être difficile à accomplir mais vivre avec un saint peut très bien
entraîner un complexe d’infériorité ou même la libération soudaine d’immoralité chez
des individus car ils sont moins bien dotés au niveau moral. »
C.G.Jung, Psychology & Religion West & East, CW11, par.130

Jung a également mentionné la tension que le désir de l’ombre et la « tentative d’être trop
bon » a produite chez ses parents. Jung a dit de son père que :

« Il a accordé beaucoup trop d’importance au bien – beaucoup trop – et à cause de cela,


il était généralement irritable. Les deux parents ont fait énormément d’efforts pour vivre
des vies dévotes, avec comme résultat qu’il y avait des scènes de colère et des disputes

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71 La voie de la sagesse

vraiment trop fréquentes. Ces difficultés, et cela est compréhensible, ont mis plus tard
en faillite la foi de mon père. »
C.G.Jung, Memories, Dreams, Reflections

Quand le côté sombre de la gamme des émotions est autorisé à avoir la place qui lui revient
dans la condition humaine, il n’a plus besoin d’être enterré dans l’inconscient comme un matériau
réprimé de l’ombre. Cela permet d’avoir une psyché saine. Niée, refusée, l’ombre qui est rejetée
cognera aux portes de la conscience pour essayer d’être admise et s’infiltrera vers l’extérieur sous la
forme de névroses et de projections. Sanford note que :

« …tout ce qui dans l’inconscient a été réprimé s’efforce de s’unir à la conscience.


C’est comme si nous mettions des choses dans la cave de notre maison et que nous en
fermions soigneusement la porte. Mais ces choses ne veulent pas rester au sous-sol.
Elles se transforment en démons et cognent sur la porte, essayant de trouver un moyen
de se libérer de leur condition de prisonnières pour revenir dans le monde de la
conscience. En faisant cela, elles créent de l’anxiété puisque nous avons tendance à
craindre le retour du réprimé. Mais cette tentative des contenus réprimés d’atteindre la
conscience n’est pas uniquement une tentative dont le but est de perturber la conscience
ou d’exercer une vengeance. Ce mouvement est dirigé vers la lumière de la conscience
et c’est ce qui est nécessaire pour que la rédemption psychologique puisse se produire.
Il n’est pas grave que ces contenus résultant d’une dissociation de la psyché
apparaissent malfaisants, que leurs ruses semblent malveillantes car leur rédemption est
toujours possible s’ils peuvent atteindre la conscience. De façon paradoxale, la
rédemption de ces parties perdues de nous-mêmes entraîne également notre rédemption.
Ce qui signifie que nous ne pouvons être complets ou intégrés que si nous avons
collaboré à la rédemption de nos démons. »
Jack A.Sanford : Evil, The Shadow Side of Reality

L’assimilation ou l’intégration de l’ombre au niveau de la conscience, bien qu’elle ne soit


jamais entière, ouvre les portes entre le conscient et l’inconscient et redonne la liberté à la psyché
de fonctionner normalement. La bonté de l’homme ou sa vertu ne réside pas dans la non-existence
du mal dans sa psyché mais plutôt dans sa capacité à maîtriser les forces « négatives » en
s’abstenant de les manifester à l’extérieur. Sanford dit encore que :

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Jung et le Vedanta 72

« Que faisons-nous de notre Ombre ? Quelle part d’expression autorisons-nous à notre


côté obscur ? Nier entièrement l’existence de l’Ombre, comme nous l’avons remarqué,
fait courir le risque de voir nos énergies vitales dépérir. Il y a des moments où nous
devons permettre à cette partie de la vie non vécue à l’intérieur de nous de vivre si nous
voulons disposer d’énergies nouvelles pour vivre. De plus, si nous nous efforçons
seulement d’être bons et parfaits, nous devenons haïssables car l’énergie vitale à
l’intérieur de nous est niée. Pour cette raison, il y a peu de gens plus dangereux dans la
vie que ceux qui sont réglés pour faire le bien. On peut même dire que chaque fois que
nous essayons de dépasser notre capacité spontanée, naturelle de faire le bien, nous
produisons plus de mal que de bien, car cette tendance forcée, non naturelle génère une
accumulation d’obscurité dans l’inconscient. Toutefois, devenir une personne entière ou
intégrée ne signifie pas donner toute liberté à l’Ombre. Nous n’intégrons pas nos
personnalités si d’une personne qui est trop vertueuse nous nous transformons en une
personne qui vit toutes ses pulsions au grand jour sans aucune restriction sociale ou
morale. »
Jack A.Sanford : Evil, The Shadow Side of Reality

Comme nous l’avons déjà mentionné plus haut, la répression du côté sombre n’était pas un
problème pour l’Inde ancienne ou pour de nombreuses autres cultures anciennes. Les dieux de
l’Antiquité incarnaient à la fois les aspects clairs et obscurs de la création et ainsi, le continuum des
opposés dans la psyché était accepté comme étant naturel à la condition humaine. Par conséquent, la
tâche dévolue à ces cultures anciennes n’était pas d’assimiler le côté sombre de la personnalité vers
la conscience, mais plutôt de tenir le côté obscur dans la conscience selon les valeurs collectives de
leur époque. Notre tâche est différente, du moins initialement. Nous devons tout d’abord intégrer le
côté obscur de nous-mêmes et le côté obscur de Dieu à la conscience. Une fois conscients de ce
matériau réprimé, nous serons capables d’utiliser les sadhanas orientales qui mettent en jeu des
attitudes, des valeurs et la méditation afin de produire la purification mentale nécessaire pour nous
approprier la vision du Vedanta. Mais en premier lieu, nous devons reconquérir à la fois notre
ombre personnelle et collective. C’est la position de Jung et le Vedanta ne serait pas en désaccord
avec lui. Le Vedanta déclare clairement que seule une personne épanouie, complète, intégrée
possède les qualités requises pour comprendre sa vision. Une personne dont une grande partie de la

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73 La voie de la sagesse

personnalité est réprimée sera constamment la victime de ces aspects réprimés d’elle-même et ne
sera donc pas capable de réaliser la nature illimitée du Soi que le Vedanta révèle.

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