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Collection « Le Bel Aujourd'hui »,

fondée et dirigée par Danielle Cohen-Levinas

www .editions-hermann.fr

I S BN: 978 2 7056 9 1 63 9


© 20 1 6, Hermann Éditeurs, 6 rue Labrouste, 750 1 5 Paris
Tou te reproduction ou représentation de cet ouvrage, intégrale ou partielle,
serait illicite sans l'autorisation de l'éditeur et constituerait une contrefaçon.
Les cas strictement limités à l'usage privé ou de citation sont régis par la loi du
1 1 mars 1 957.
FRANÇOISE DASTUR

Déconstruction et phénoménologie

Derrida en débat avec Husserl et Heidegger


............
.. ........
Depuis 1876
ÜRIGINE DES TEXTES

Tous les chapitres de cet ouvrage reprennent, dans une version


nouvelle et pour certains profondément remaniée et augmentée, des
articles déjà publiés dans les revues ou dans les ouvrages collectifs
dont les références suivent. Nous remercions les directeurs des
publications concernées de nous avoir permis de les reproduire ici.

«Finitude and repetition in Husserl and Derrida », Spindel Conference


1993, Derrida's interpretation ofHusserl L. Lawlor éd., vol. XXXI I,
Supplement The Southern journal ofphilosophy, 1 994, p. 1 1 3- 1 30.
« Finitude et répétition chez Husserl et Derrida», Alter, revue dephénomé­
nologie, dossier « Derrida et la phénoménologie», no 8, 2000, p. 33-5 1 .
« Derrida and the Question o f Presence», Research in Phenomenology,
vol. 36, 2006, p. 45-62.
« Derrida et la question de la présence. Une relecture de La voix et le
phénomène », Revue de Métaphysique et de Morale, Paris, Puf, no 1 :

« Derrida», janvier 2007, p. 3-20.


« Déconstruction et théologie», in D . Cohen-Levinas et G . Michaud
(dir.),Appels dejacques Derrida, Paris, Hermann, 20 1 4, p. 1 87-204.
« Play and Messianicity : The Question ofTime and History in Derrida's
Deconstruction», in Z. Dyrek et L. Lawlor (dir.), A Companion to
Derrida, Wiley Blackwell, 20 1 4, p. 1 79 - 1 93.
« Po ur une zoologie "privative" o u comment ne pas parler de l'animal»
et « Postface», Alter; revue de phénoménologie, no 3, octobre 1 99 5 ,
p . 28 1 -3 1 8.
« Für eine "privative" Z o o logie oder Wie nie sprechen vom Tier» ,
trad. H . - D . G ondek, Einsiitze des Denkens, Zur Philosophie von
jacques Derrida, hg. von H.-D. Gondek u. B. Waldenfels, Francfort,
Suhrkamp, Taschenbuch Wissenschaft 1 336, 1 997, p. 1 53- 1 82.
6 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

« Heidegger and Derrida on Trakl», in P. Vandevelde (dir.), Phenomeno­


logy and Literature, Kônigshausen & Neumann, Würzburg, 20 1 0,
p. 43-57.

Autres textes :
« Heidegger and Derrida: On play and difference», Epoché. A journal
for the History ofPhilosophy, USA, 1 996, p. 1 -23.
« Three Questions to Jacques Derrida», in A. B. Dallery et C.E. Scott
(dir.) , Ethics and Danger: Essays on Heidegger and Continental Thought,
USA, S UNY Press, 1 992, p. 25-4 1 .
« Derrida's reading o f Heidegger», in D . Dahlstrom (dir.), lnterpreting
Heidegger. Critical Essays, C am b ridge University Press, 2 0 1 1 ,
p. 273-2 9 8 .
AVANT-PROPOS

L'œuvre de Derrida, qui s'étend sur exactement un demi­


siècle - si du moins on y inclut son premier essai, Le problème de
la genèse dans la philosophie de Husserl, qui, rédigé en 1953-1954,
ne fut publié qu'en 1990 a été exceptionnellement prolifique,
-

de sorte que tenter d'en donner une vue globale demeure difficile,
en dépit de sa remarquable unité thématique - une unité qu'on
n'attendait guère à vrai dire de l'auteur de La dissémination, lequel
n'a j amais cessé de critiquer de la manière la plus tranchante
l'idée même de rassemblement. En dépit de tous les nombreux
commentaires qui ont été consacrés, aussi bien en France qu'à
l'étranger, aux divers aspects de la pensée derridienne, il semble
que ce qui constitue son cœur même requiert encore d'être ques­
tionné, et non pas seulement, comme ce fut souvent le cas, soit
violemment déprécié et rejeté, soit emphatiquement loué et admiré.
Dans la toute dernière interview qu'il a donné au j ournal
Le Monde le 19 août 2004, Derrida a lui-même soulevé la question
de la survivance de son œuvre. Voici ce qu'il affirmait à cet égard :
« J'ai le double sentiment que d'un côté, pour le dire en souriant
et immodestement, on n'a pas commencé à me lire, que s'il y a
certes, beaucoup de bons lecteurs (quelques dizaines au monde
peut-être) , au fond, c'est plus tard que tout cela a une chance
d'apparaître; mais bien aussi que, d'un autre côté, quinze j ours
ou un mois après ma mort, il ne restera plus rien. Sauf ce qui est
gardé par le dépôt légal en bibliothèque. Je vous le j ure, je crois
sincèrement et simultanément à ces deux hypothèses 1 • »

1 . Jacques Derrida, «Je suis en guerre contre moi-même)}, propos recueillis


par ] . Birnbaum, Le l'vfonde, jeudi 1 9 août 2004, p. 1 2.
8 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

L'écriture de Derrida peut en effet être considérée pour ainsi


dire comme une extension de lui-même, comme son véritable corps
propre, de sorte qu'il a quelque raison croire qu'elle pourrait
disparaître totalement après lui et qu'il ne resterait de ses écrits
que leur dépôt légal en bibliothèque, cadavre en quelque sorte
de l'écrivain, plus encore que du philosophe, qu'il fut. Mais ce qui
pourrait cependant rester, ou peut-être réapparaître, de manière
en quelque sorte spectrale, après sa mort, c'est l'absolue singularité
de la question qu'il a posée à toute la tradition occidentale de
pensée et qui est celle de la déconstruction de ce qu'il a lui-même
nommé « métaphysique de la présence » .
O r c'est à travers l e débat qu'il a engagé très tôt avec Husserl
et poursuivi tout au long de son œuvre avec H eidegger que
Derrida est devenu ce penseur de la « déconstruction », mot que,
bien qu'il le considère comme non « satisfaisant2 », il a cependant
accepté de voir associé à son nom, bien qu'il ne désigne pas une
méthode, un acte ou une opération, mais un « événement » qui a
lieu aujourd'hui et dont il n'est nullement l'instigateur. Et c'est
parce que cet événement affecte tous les domaines, philosophie,
éthique, politique et esthétique, qu'il peut affirmer que « tous
[ses] essais sont des essais qui s'expliquent avec cette formidable
qwesrJlon » et qu'« en sont de modestes symptômes autant que
des tentatives d'interprétation 3 » .
C'est donc c e débat avec H usserl et Heidegger, les deux
penseurs qui furent à l'origine de ce « mouvement phénoménolo­
gique » qui a constitué et constitue encore l'un des deux courants
majeurs, avec la philosophie analytique, de la pensée contem­
poraine, que les textes suivent ont tenté de rendre compte.
Ils sont eux-mêmes les traces d'une lecture des textes de Derrida
commencée très tôt, dès 1 962, avec la parution de son premier
livre, et poursuivie j usqu'à la publication, en 1972, de La dissé­
mination, puis reprise au milieu des années 1980, au moment où

2. J. Derrida, « Lettre à un ami japonais », Psyché. Inventions de lautre, Paris,


Galilée, coll. « La philosophie en effet », p. 390.
3. Ibid., p. 3 9 1 .
Avant-propos 9

le débat engagé avec Heidegger réapparaît à nouveau au premier


plan de ses préoccupations.
Cette lecture, qui est la mienne, de ces textes de Derrida qui
ont accompagné depuis le début mon propre itinéraire de pensée
à travers la phénoménologie, est une lecture à la fois admirative
et critique : admirative de l'attention scrupuleuse que Derrida a
su porter aux textes de H usserl et de Heidegger et de la puissance
interprétative dont il a ainsi fait montre, mais critique à l'égard de
l'herméneutique du soupçon dont il a parfois usé et mésusé à leur
égard. C'est la raison pour laquelle ces essais consacrés au débat
de Derrida avec Husserl et Heidegger portent eux-mêmes, dans la
diversité de leur ton et de leur teneur, la marque du débat que
j'ai personnellement engagé avec la pensée derridienne. Débat qui
n'a pu déboucher sur un « dialogue », comme en témoigne le plus
long texte de ce recueil, « Pour une zoologie "privative" » , lequel,
dédié à Derrida, n'a pas reçu réponse de sa part.
Réunir enfin ces essais, dont certains furent d'abord écrits
en anglais et destinés à ce p ublic américain auquel D errida
doit une grande partie de sa célébrité, m'est apparu un devoir,
en cette période où, dix ans après sa mort, il est plus que j amais
nécessaire de rappeler le contexte philosophique qui a suscité la
question singulière qui fut la sienne et qui a contribué à ébranler,
que tout autre, ce qui nous nommons
la modernité. C'est pourquoi j 'adresse tous mes remerciements
les plus chaleureux à Danielle Cohen-Levinas qui a accepté de
les accueillir dans sa collection.
PARTIE I

DERRIDA-HUSSERL
I

fiNITUDE ET RÉPÉTITION
CHEZ HussERL ET DERRIDA

Afin de donner le ton de ce qui suivra, il faut commencer par


citer ce qu'écrivait Heidegger en 1943, à propos de Nietzsche,
en parlant de la pluralité des chemins qui conduisent au champ
de la pensée, lequel, du fait de la prédominance inévitable de
la terra metaphysica, était demeuré dans l'inconnu : « Mais un
seul chemin est réservé à chaque penseur : le sien, dans les traces
duquel il lui faut errer en incessant va-et-vient, pour qu'enfin il
le maintienne comme sien - sans pourtant qu'il lui appartienne
jamais - et qu'il dise ce qui peut être expérimenté sur ce chemin 1 • »
Une telle identité paradoxale du chemin de la pensée, qui est
à la fois propre et qui à la fois révèle quelque chose
comme une particularité idiosyncratique2 et appartient néan­
moins à un grand nombre d'autres qui voient en lui l'évidence
et la commodité d'une autoroute, une telle identité paradoxale
pourrait être j usqu'à un certain point attribuée à l'entreprise

1. M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, coll.


« <dées » , 1 980, p. 2 5 5 (traduction modifiée).
2. Dans l'avertissement au Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl
(Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1 990) , Derrida reconnaît lui-même l'unité de
son chemin de pensée en évoquant l'étonnante stabilité de la loi qui, «jusque
dans sa formulation littérale» dans cette première œuvre « n'aura cessé, depuis
lors, de commander tout ce qu' [il] a tenté de démontrer, comme si une sorte
d'idiosyncrasie négociait à sa manière, déjà, une nécessité qui la dépasserait
toujours et qu'il faudrait interminablement se réapproprier » (ibid., VI).
14 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

déconstructive de Jacques Derrida. Mais si nous pouvons assumer


qu'il y a réellement un chemin sur lequel il n'a cessé d'aller et de
venir pendant plus de cinquante ans en y faisant constamment
la même expérience de la disruption de la présence, il nous faut
alors reconnaître que cet unique chemin a seulement pu lui être
assigné dans le contexte historique déterminé qu'il décrivait
lui-même dans Les fins de l'homme comme l'époque du reflux
antihumaniste et and-anthropologiste venant après la vague
humaniste et anthropologiste qui avait recouvert la philosophie
française pendant la période existentialiste3•
Cette époque était en fait, mais apparemment pour lui seul,
le moment approprié pour une relecture de Husserl dont la critique
de l' anthropologisme était demeurée complètement inaperçue
lorsque la pensée husserlienne avait véritablement fait son entrée
en France après la guerre et était devenue quelque chose comme
une mode philosophique4• Dans la conférence déjà citée de 1968,
Derrida admet certes qu'une « justification pro fonde » et une
« nécessité souterraine » avaient conduit les intellectuels de cette
époque à « amalgamer » non seulement Husserl, mais aussi Hegel
et Heidegger, à la « vieille métaphysique humaniste » et lui-même
entreprend de montrer qu'il est possible de trouver une « relève » de
l'homme dans les pensées de Hegel, Husserl et même Heidegger5•
Mais il faut cependant qu'il a lui-même commencé,
dans un climat marqué par l'interprétation merleau-pontienne
de H usserl, laquelle cherche son « impensé » dans la direction
d'une réhabilitation du sensible et du corps, par reconnaître la
force de la critique husserlienne de l' anthropologisme empirique
et même transcendantal. Il s'agissait par conséquent pour le jeune
Derrida de ne pas donner un privilège unilatéral au dernier Husserl,
au penseur de la Lebenswelt, de l'histoire et de l'intersubjectivité,
comme le fit en un sens Merleau-Pomy, mais de tenter au contraire

3. J . Derrida, Marges. De la philosophie, Paris, Minuit, colL « Critique »,


1 972, p . 1 40- 1 4 1 .
4. Ibid
5 . Ibid., p. 1 42.
Finitude et répétition chez Husserl et Derrida 15

de comprendre l'unité d u geste apparemment contradictoire


qui combine dans la pensée de Husserl un idéalisme strict avec
une philosophie de l'histoire, une réduction transcendantale qui
neutralise la sphère mondaine toute entière et une genèse trans­
cendantale qui permet la compréhension de l'histoire concrète.

***

Ce qui frappe le lecteur du premier essai de Derrida sur Husserl,


c'est l'accent mis sur « à la fois et dans le même moment l'indé­
passable profondeur et l'irréductible insuffisance de la philosophie
husserlienne de la genèse6 ». Cette insurpassable profondeur vient
de la non absolutisation de la genèse qui seule permet de penser,
au niveau d'une « genèse transcendantale » , contre à la fois l' empi­
risme et le rationalisme, et dans une étrange proximité à Hegel,
« le devenir de l'absolu 7 ». Derrida souligne ici que « l'absolu de
la genèse est le contraire de l'absolu » . Il affirmait plus haut :
« Le psychologisme et la genèse absolue se convertissent en leur
contraire et se confondent avec lui. Le devenir absolu devient,
comme toujours, éternité et négation de l'histoire8• » Comme il
le remarquait d'entrée de jeu, « nous aurons souvent à éprouver la
profondeur étrange de certaines ressemblances entre les pensées
hégélienne et husserlienne9 » , lesquelles proviennent de leur égale
reconnaissance de l'« irréductible paradoxe » de la « genèse du supra­
temporel 1 0 ». Or, la différence que fait Husserl lui-même entre une
genèse mondaine et une genèse transcendantale, qui seule permet
la thématisation phénoménologique de la genèse 1 1 , et par consé­
quent requiert la transformation de la phénoménologie statique
en phénoménologie génétique - comme Husserl le reconnaît non

6. Le problème de la genèse, op. cit. , p. 24 1 .


7 . Ibid., p. 209.
8. Ibid, p. 62.
9. Ibid., p. 1 2.
10. Ibid., p. 1 84.
1 1 . Ibid. Voir infra le titre de la troisième partie de l'essai de 1 954 (p. 1 75).
16 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

pas seulement dans la quatrième Méditation cartésienne 1 2, mais


déjà dans les Ideen L où la phénoménologie statique est claire­
ment définie comme une introduction à la phénoménologie 1 3 -,
cette différence est en fait déjà constitutive de l'intentionnalité
elle-même, qui n'est rien d'autre que la relation de l' empiricité et
de la transcendantalité, de la facticité et de l'idéalité. Dans cette
essentielle « ambiguïté de tout mouvement intentionnel » qui est
en même temps « production et réceptivité, création et intuition,
activité et p assivité » , D errida voit en 1 954 « le sceau dialec­
tique » qui marquera toute la pensée de Husserl 1 4, lequel rénove,
authentifie, et accomplit « le grand thème dialectique qui anime
et motive la plus puissante tradition philosophique, du platonisme
au hégélianisme 1 5 ». Dans son avertissement de 1990, lequel ne
peut pas complètement éviter le point de vue rétrospectif d'une
auto-interprétatio n , D errida remarque que ce mot insistant
de « dialectique » est le nom philosophique, dans ce tout premier
travail, de la « contamination o riginaire » du mondain et du
transcendantal qui menace constamment l'entreprise phénomé­
nologique 1 6• En 1 954, la question qu'il adressait à Husserl visait
en fait expressément la possibilité d'une dialectique de l'absolu,
dans les deux sens du génitif, ou plus précisément celle d'« une
dialectique absolue de la dialectique et de la non dialectique 1 7 ».
Comme il l'expliquera plus clairement dans un texte ultérieur
sur « "Genèse et structure" et phénoménologie », H usserl veut
maintenir en même temps l'autonomie de l'idéalité à l'égard de

12. Ibid., p. 227. Cf. E. Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Puf, coll.
« Épiméthée », 19 94, § 37, p. 1 24.
13. Ibid., p. 1 62. Cf. E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie
(Ideen I), trad. P. Ricœur, Paris, Gallimard, 1 950, § 8 1 , p. 275. Comme nous
le verrons par la suite, le caractère introductif des Ideen I trouve une explication
transcendantale et non seulement pédagogique dans l'inévitable nécessité de
partir de l'attitude naturelle.
14. Ibid., p. 1 2 1 .
1 5 . Ibid., p. 7.
1 6. Ibid., p. VIL Cf. aussi Le problème de la genèse, op. cit., p. 30.
17. Ibid., p. 17.
Finitude et répétition chez Husserl et Derrida 17

la facticité et s a dépendance à l'égard de la subjectivité et rejette


par conséquent dans le même geste à la fois le structuralisme
logiciste et le génétisme psychologique. Mais il ne peut le faire
qu'en découvrant dans une nouvelle définition de l'intentionnalité,
c'est-à-dire dans l'idée fortement and-kantienne d'« expérience
transcendantale » , l'unité originaire et la racine commune de la
passivité et de l'activité, de la genèse et de la structure 18 •
Le problème à résoudre ici vient de ce que le produit génétique
de la genèse transcendantale, à savoir l'idéalité, « échappe » à sa
propre genèse ou la « neutralise » , de sorte que la seule solution
est alors la dialectique comprise comme l'identité de l'identité
et de l'altérité ou comme la continuité de la continuité et de la
discontinuité 1 9• Une telle dialectique de la genèse et de la structure
a-t-elle en fait quelque chose à voir avec une « contamination »
de la facticité et de la transcendantalité ? Et ne devrions-nous
pas plutôt faire attention au rythme, à la scansion du mode de
pensée dialectique, qui ne peut pas « immédiatement » produire
l'unité recherchée, qui non seulement n'inscrit pas nécessaire­
ment le moment différentiel dans l'unité, mais montre plutôt de
manière tragique et violente que l'unité peut apparaître seulement
dans la scission ? L'« irréductible déficience » de la philosophie
husserlienne de la genèse serait alors liée non pas à sa structure
mais au au caractère non suffisamment
dialectique de sa dialectique. Cela pourrait expliquer que dans
La voix et le phénomène, c'est-à-dire treize ans plus tard, Derrida
puisse maintenir qu'à l'intérieur du schème de la métaphysique
de la présence, qui consiste en la dérivation de la différence
à partir de le hégélianisme « semble plus radical » que le
husserlianisme, parce qu'il réussit à montrer dans le savoir absolu
la finitude de l'infini lui-même20 • Plus encore, cela permettrait

1 8 . ] . Derrida, L 'écriture et la dijfirence, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel » ,


1 967, p. 23 5.
1 9. Le problème de la genèse, op. cit., p. 8 .
2 0 . J. Derrida, L a voix e t lephénomène, Paris, Puf, coll. « Épiméthée » , 1 967,
p. 1 1 4.
18 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

de rendre compte du fait que Derrida, dans une note de l' aver­
tissement déjà mentionné, indique que son éloignement de la
phénoménologie et de la dialectique n'a jamais été sans remords,
remords dont on peut effectivement trouver la trace dans un
passage du texte qu'il consacre en 1966 à Artaud, où il est dit que
la dialectique, à condition qu'elle ne soit pas pensée à la lumière
d'un hégélianisme conventionnel, peut être comprise comme
« le mouvement indéfini de la finitude, de l'unité de la vie et de
la mort, de la différence, de la répétition originaire, c'est-à-dire
l'origine de la tragédie comme absence d'origine simple21 » .
Mais, parce que, a u contraire d e Hegel, Husserl n ' a pas été
capable de clarifier la « complication dialectique » de l 'origine,
qui provient du fait que le constitué, s'il doit être l'absolu, doit être
antérieur à la constitution elle-même en une essentielle différance
à l'égard de lui-même, il finit par refuser de voir que la philosophie
tire son origine d'une existence dont la finitude s'apparaît à elle­
même: « Malgré l'immense révolution philosophique que Husse rl
a entreprise, il reste prisonnier d'une grande tradition classique:
celle qui réduit la finitude humaine à un accident de l'histoire,
à une "essence de l'homme", qui comprend la temporalité sur
le fond d'une éternité possible ou actuelle à laquelle il a pu ou
pourrait participer22• » De là vient la nécessité non seulement de
« dépasser » la philosophie mais d'entreprendre avec
elle « une explication radicale qui sera toute une conversion 23 ».
Il n'est par conséquent pas étonnant de voir que l'essai de 1954
se termine sur la citation des derniers mots que prononce Husserl
au moment de sa mort: « ] ustement maintenant que j'arrive au bout
et que tout est fini pour moi, je sais qu'il me faut tout reprendre
au commencement24• » Dans ce dernier aveu de Husserl, Derrida
la nécessité d'un nouveau commencement, de la conversion
du point de départ de l'analyse intentionnelle, lequel ne peut

2 1 . L 'écriture et la différence, op. cit., p. 3 64.


22. Le problème de la genèse, op. cit., p. 4 1 .
23. Ibid.
24. Ibid., p. 283.
Finitude et répétition chez Husserl et Derrida 19

plus être l e constitué, mais plutôt l'instance constituante elle­


même. L'échec de la philosophie husserlienne lui apparaît ainsi,
dans une lumière nettement heideggérienne25, comme l'incapacité
de Husserl à penser l'unité de l'intentionnalité et de l'existence
et à comprendre la dimension ontologique, et non seulement
théorique, de la synthèse noético-noématique, « la constitution
passive du sujet transcendantal » n'étant alors rien d'autre que
« l'expression idéaliste et retournée du mouvement originaire de
l' existence26 ». Ce jugement est visiblement orienté dans la direction
marxiste du renversement nécessaire de l'inversion idéologique
dépeinte par Marx par la métaphore de la camera obscura. Il est
en effet intéressant de voir que Derrida associe les deux noms du
marxiste T ran Duc Thao et de l'« idéaliste » Martin Heidegger
pour indiquer que la critique de la philosophie de Husserl tend
en général « à un renversement radical27 ».
Husserl, l'idéaliste, en inversant le rapport de la facticité et de
la transcendantalité, n'a pas été capable de mettre au jour la racine
existentielle de l'intentionnalité et de voir dans la phénoménologie
un moment d'une ontologie28• C'est pourquoi sa philosophie,
comme toute philosophie, était « condamnée à parcourir en sens
inverse l'itinéraire effectif de tout devenir29 ». Mais cette défail­
lance, qui semble, selon Derrida, « liée à la vocation même de la
Dhllosopltue » et « les limites de l'idéalisme inéluctable de
toute philosophie30 », est aussi ce en quoi la finitude originaire peut
apparaître, comme cela devient clair au niveau de la conscience du
temps qui ne peut constituer l'essence du temps que parce qu'elle
est déjà temporelle3 1 • Le mouvement nécessaire de la philosophie

25. L'influence de Heidegger est patente dans l'essai en dépit de la rareté


des références explicites au texte heideggérien. Voir cependant p. 30 (notes 46
et 48), 67 (note 34), 1 20 (note 27) , 123 (note 39), 1 96 (note 47) .
26. Ibid., p. 2 1 3. Je souligne.
27. Ibid., p. 226.
28. Ibid., p. 1 79, 2 14, 240.
29. Ibid., p. 226.
30. Ibid., p. 228.
3 1 . Ibid., p. 1 7 1 sq.
20 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

est par conséquent la répétition inversée du mouvement génétique


de la vie elle-même et nous pouvons dès lors penser que l'idéa­
lisme, c'est-à-dire l' eidétisme, l'intuitionnisme, est id seulement
le témoignage, dont le sens demeure dissimulé à lui-même, de
l'impossible coïncidence du penser et du vivre. Cela permettrait
d'expliquer plus profondément qu'en invoquant l'emprisonnement
de Husserl dans la tradition classique la nécessité de commencer
avec le constitué. C'était là l'argument de Heidegger contre Kant,
qui, parce qu'il demeurait cartésien, ne s'est pas engagé dans
l'exploration de la racine commune inconnue de l'activité et de la
passivité et a « reculé » devant la doctrine de l'imagination trans­
cendantale32. Curieusement Derrida utilise la même expression
pour dépeindre le comportement de Husserl, qui est dit « reculer »
devant le renversement qui conduirait à voir dans l'intentionnalité
originaire un «moment » de la synthèse ontologique33.
Or déjà, au tout début de l'essai, Derrida posait explicitement
la question: « Pourquoi est-ce toujours à partir du constitué, c'est-à­
dire à partir du produit dérivé, que l'on doit remonter vers la source
constituante, c'est-à-dire vers le moment le plus originaire34? »
En d'autres termes, pourquoi est-il nécessaire de commencer
avec la phénoménologie statique et non pas immédiatement
avec la phénoménologie génétique? Pourquoi est-il nécessaire de
commencer avec « l'absolu transcendantal » de la sphère noético­
noématique réduite et non pas avec « l'absolu ultime et véritable »
de la dialectique temporelle originaire de l'impression originaire
et de la rétention 35? Pourquoi est-il nécessaire de commencer
avec la simple opposition du moment hylétique et du moment
intentionnel et non pas avec la « contamination » de la hylé par la
forme, contamination par laquelle les contenus hylétiques morts
sont ramenés à la vie dans une conscience qui, au lieu de fonder

32. M. Heidegger, Kant et leproblème de la métaphysique, Paris, Gallimard,


1 953, § 3 1 , p. 2 1 7.
33. Le problème de la genèse, op. cit., p. 2 1 3 .
34. Ibid., p . 2 , note 2.
35. E. Husserl, Idées directricespour unephénoménologie, op. cit., p. 274-275 .
Finitude et répétition chez Husserl et Derrida 21

son intentionnalité sur eux, les contient en elle-même? Pourquoi


enfin est-il nécessaire de commencer avec la voie cartésienne de
la réduction qui conduit à la fausse assomption que la réduction
a le sens d'une exclusion de la nature et de la transcendance en
faisant apparaître la conscience seuiement comme son « résidu »,
et non pas par la voie o ntologique de la réduction qui rend à
celle-ci son vrai sens de re-ductio, de reconduction à l'originaire?
En 1954, Derrida suggère que cela peut venir du fait que la réduc­
tion prend un certain temps, étant donné que le sujet pour lequel
la phénoménologie est possible est lui aussi temporel: « S' il y a
réduction d'un certain temps, il y a aussi un temps certain de la
réduction. C'est lui qu 'ilfout approfondir. Le sujet "pour lequel"
la phénoménologie est possible est un sujet temporel36• »
Husserl lui-même ne donne pas une claire réponse à ces ques­
tions, mais il était, plus qu'il ne le semblait en France dans les
années cinquante, où la philosophie husserlienne paraissait être
une nouvelle forme du cartésianisme, conscient de la complexité
et de la lenteur du chemin philosophique. Il n'a pas seulement
mis l'accent de manière décisive sur la nécessité de la progression
en zigzag de la pensée historique37, mais il a aussi montré par son
propre exemple que le philosopher requiert en fait une pluralité
de chemins parallèles qu'il a parcourus pendant de nombreuses
j usqu'à ce
CU�.U'-''-'-"' devienne clair que la véritable voie
philosophique mène de manière régressive de l'objet constitué à
l'intention originaire constituante et que la question philosophique
est vraiment cette Rückfrage, dont Derrida soulignait, lorsqu'il
proposa de traduire ce terme par « question en retour » dans son
introduction à L'origine de la géométrie, qu'elle est marquée par
« la référence ou résonance postale et épistolaire d'une commu­
nication à distance38 ». Ce qui implique que la tradition, dans sa

36. Le problème de la genèse, op. cit., p. 1 63. Je souligne.


37. E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie trans­
cendantale, trad. G. Granel, Paris, Gallimard, 1 976, § 9 1 .
3 8 . E . H usserl, L 'o rigine de la géométrie, Paris, P uf, coll. « Épiméthée » ,
1 962, p. 36.
22 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

médiateté, est l'ouverture de l'espace d'une possible ré-pétition,


puisque repetere veut dire littéralement, comme l'allemand wieder­
holen, aller chercher à nouveau, ramener. Soulignons que, dans
la même p ériode ( 1936), Heidegger était aux prises avec un
problème similaire à celui que rencontrait Husserl dans la Krisis,
celui de « l'autre commencement » répétant le « commencement »
de la tradition ocddentale39•

***

Il semble à vrai dire que sept ans p lus tard, au moment


où Derrida rédige son introduction à ce court texte datant de
1936 qui a été p ublié en appendice à La crise des sciences euro­
péennes, qu'il voit alors plus clairement la structure générale de
délai sur laquelle est fondé le projet phénoménologique dans
la mesure où il est la répétition du mouvement génétique de
toute philosophie et de toute histoire40• La question directrice
est demeurée la même et elle est toujours une question qui ne
peut plus procéder de la phénoménologie comme telle, à savoir
de la phénoménologie transcendantale, mais d'une phénoméno­
logie ontologique dans laquelle Derrida voit l'accomplissement
de la philosophie, qui, parce qu'elle est passée par l'idéalisme
transcendantal, est maintenant capable prendre la facticité au
sérieux sans retomber dans l'empirisme : « Pourquoi un point de
départ factice dans la facticité et une réduction sont-ils possibles en
général4 1 ? » Mais l'ontologie, même, comme Derrida le souligne,
en un sens non husserlien42, demeure cette « terre promise » que

39. Cf. M. Heidegger, Beitrage zur Philosophie, GA Band 6 5 , Francfort,


Klostermann, 1 989, § 20, p. 5 5 , où il est dit, en une très grande proximité à
Husserl : « Nur das Einmalige ist wieder-holbar » (Seul ce qui n'arrive qu'une
unique fois est ré-pétable) .
40. Le problème de la genèse, op. cit., p. 28 1 -82.
4 1 . L 'origine de la géométrie, op. cit., p. 1 68 .
42. Faudrait-il dire que c'est décisivement e n u n sens heideggérien ? Le jeune
Heidegger, qui donnait à la philosophie le programme ambitieux d'une
« herméneutique de la facticité » et définissait dans son cours du semestre d'hiver
Finitude et répétition chez Husserl et Derrida 23

Husserl a entr'aperçue à la fin de sa vie, comme il le déclare


en 1930 dans la Postface à mes Idées43, précisément parce que
« l' ontologie n'a de droit qu'à la question 44 » , le passage de la
phénoménologie à l'ontologie advenant comme le questionnement
silencieux du surgissement de la facticité nué5• Seul est possible
un accès négatif à la radicale nudité, à l'altérité de la facticité,
comme Derrida le déclarera toujours, parce qu'à l'intérieur de la
philosophie l'assomption de la facticité peut seulement avoir la
forme de l'empirisme, c'est-à-dire de la non-philosophie. Il y a
une priorité j uridique de la phénoménologie, c'est-à-dire du
transcendantalisme, parce que seule la phénoménologie peut
« dénuder la pure matérialité du Fait en se rendant au terme de
la détermination eidétique, en s'épuisant elle-même46 » . C'est la
raison pour laquelle dans De la grammatologie, Derrida insiste
sur le fait que la pensée post-philosophique de la trace, si elle
ne peut pas être réduite à la phénoménologie transcendantale,
ne peut pas davantage briser avec celle-d47• L'horizon de son
Auseinandersetzung, de son « explication » avec H usserl, est le
surmontement du transcendantalisme, ce qui implique de montrer

1 92 1 -1 922 la radicalité de la par le fait « part d'en


bas » (Phdnomenologische Interpretationen zu Aristoteles, GA Band 6 1 , Francfort,
Klostermann, 1985, p. 1 95) proclamait en 1927 que« l'ontologie n 'estpossible que
comme phénoménologie» (Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1 963, p. 35) . Mais
il voyait dans la phénoménologie transcendantale husserlienne une retombée
dans l'idéalisme subjectif et comprenait la méthode phénoménologique non
pas comme une réflexion, mais comme une explicitation, qui n'a pas le sens de
l'objectivation, d'une existence qui n'a pas besoin de sortir d'elle-même pour
s'atteindre par réflexion, mais se comprend elle-même dans son historialité en
demeurant à l'intérieur de son propre accomplissement.
43. E. H usserl, La phénoménologie et lefondement des sciences (Ideen III),
trad. D. Tiffeneau et A.L. Kelkel, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1 993, p. 208.
44. L 'origine de la géométrie, op. cit., p. 169.
45. Ibid., p. 1 69, note 1 .
46. Ibid.
47. J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, coll. « Critique » , 1 972,
p. 9 1 .
24 D ÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

que ce dernier partage la même présupposition métaphysique que


l'empirisme : le thème de la présence pleine48•
Mais un surmontement du transcendantalisme qui n'est ni
une retombée dans l'empirisme ni un criticisme, lequel réserve
le privilège attribué à la présence pleine à un intuitus originarius
sans rompre réellement avec cet idéal, requiert la compréhension
de ce qui le rend possible. Et ce n'est rien d'autre que l'identité
de l'être et du temps qui peut seul fournir un fondement de fait
à l'élévation transcendantale. Si la philosophie a toujours le sens
d'un retour à l'originaire à partir du dérivé, cela signifie, comme
Merleau-Ponty le dit magnifiquement, que « Nulle question ne
va vers l'Être : ne fût-ce que par son être de question , elle l'a
déjà fréquenté, elle en revient49 » . En d'autres termes, quand la
philosophie commence, un accès à l'être a toujours déjà été trouvé.
Mais, comme Derrida le souligne fortement, le retard nécessaire
de la pensée sur la monstration d'un être qui est déjà là mènerait
à comprendre la finitude de la pensée humaine comme seulement
empirique si l'être n'était pas de part en part histoire 5°. Le nécessaire
retard de la pensée a reçu le nom traditionnel d'intuitus derivativus
quand il est opposé à l'actualité d'un infini intemporel qui peut
être saisi seulement dans l'instantanéité d'un intuitus originarius.
La déficience la manière kantienne de penser consiste précisément
dans la localisation de la finitude dans l'être humain : une longue
note dans Lesfins de l'homme montre l'ambiguïté de la critique de

4 8 . La voix et le phénomène, op. cit., p. 5 0, note 1 . Ici Derrida partage


clairement avec Merleau-Ponty et de manière similaire, « en réintroduisant
la différence du signe [Merleau-Ponty dirait : l'écart] au cœur de l'originaire »,
c'est-à-dire en écrivant-, mais sans le reconnaître, le projet de trouver une
troisième voie entre l'idéalisme et le réalisme.
49. M. Merleau-Ponty, Le visible et l' i nvisible, Paris, Gallimard, 1 964, p. 1 6 1 .
Merleau-Ponty, l e penseur d e l a « Généalogie d u vrai » (c'était l à l'un des titres
provisoires qu'il donna à ce qui s'est finalement nommé « Le visible et l'invisible »)
pour lequel il n'y a rien de tel que la « présence pleine », mais seulement une
« coïncidence de loin » (Le visible et l'invisible, p. 1 66) du visible et du voyant,
donne ici sa propre formule pour caractériser la structure de la Rückfrage.
50. L'origine de la géométrie, op. cit., p. 1 70.
Finitude et répétition chez Husserl et Derrida 25

l' anthropologisme dans la pensée kantienne, laquelle demeure en


fait, comme la pensée hégélienne, au niveau anthropologique, la
finitude étant définie à partir du seul exemple de l'homme comme
être rationnel, c'est-à-dire capable de s'élever au-dessus de la fini­
tude par la pensée de l'absolu 51 • Dans Kant et le problème de la
métaphysique, dont la traduction française a justement été publiée en
1 9 5 3 , Heidegger a fortement mis l'accent sur le fait que le concept
kantien de finitude, dans lequel la finitude est comprise comme
l'assignation à la prédonation de l'étant, ne désigne pas ce qui est
le plus radicalement fini dans l'être humain, précisément parce
que Kant a développé cette conception de la finitude, de manière
encore externe, par contraste avec une intuition productrice, un
intuitus originarius52 • C'est la raison pour laquelle Heidegger est
amené à penser une finitude plus originaire qui ne serait plus un trait
accidentel de la raison humaine ou le simple manque d'intuition
créatrice, mais une finitude plus originaire que l'être humain lui­
même53, une finitude qui, comme il le dit, « s'est faite existence 54 ».
Il ne s'agit pas, par conséquent, d'une finitude empirique, mais
d'une finitude qui rend l'empiricité possible, une finitude que
nous pouvons peut-être nommer « transcendantale » . Une telle
finitude ne s'oppose plus à l'infini, elle est au contraire la finitude
de l'infini lui-même, ou plutôt celle d'un infini qui ne peut pas
demeurer en lui-même, la finitude d'un être temporel qu'« il y a »
seulement aussi longtemps que le Dasein, qui n'est pas l'homme,
« est », comme Heidegger l'a déjà souligné dans Être et Temps55•

5 1 . Marges. De la philosophie, op. cit., p. 1 44, note 1 1 .


52. Voir aussi M . H eidegger, Interprétation phénoménologique de la
Critique de la raison p ure de Kant (cours du semestre d'hiver 1 927- 1 928) ,
trad. E. Martineau, Paris, Gallimard, 1 977, p. 409-4 10.
5 3 . M . Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, trad. A. de
Waehlens et W. Biemel, Paris, Gallimard, 1 953, p. 28 : « Plus originelle que
l'homme est en lui la finitude du Dasein».
54. Ibid.
5 5 . Cf. Sein undZeit, op. cit., p. 2 1 2 : « Assurément, ce n'est qu'aussi long­
temps que le Dasein, c'est-à-dire la possibilité antique de la compréhension de
l'être, est qu'"il y a" aussi être ».
26 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

Une telle finitude « transcendantale » peut-elle être découverte


dans la pensée husserlienne? Derrida, qui ne parle pas de « finitude
transcendantale » , mais, de façon apparemment similaire, d'une
finitude « originaire 56 » ou « essentielle 57 » qui peut être trouvée
dans la phénoménologie, semble l'impliquer d'une certain e
manière lorsqu'il remarque dans une parenthèse que « l e motif de
la finitude a peut-être plus d'affinité qu'il n'y paraît d'abord avec le
principe d'une phénoménologie 58 ». Cette finitude essentielle vient,
selon Derrida, de la nécessité de l'apparition du fondement absolu
du sens de l'être dans une région, l'archi-région de la conscience,
ce qui signifie que le fondement se dissimule lui-même sous
l'apparence d'un domaine d'étants et que l'absolu prend la figure
de l' empirkité afin d'apparaître comme fondement. Il y a par
conséquent une nécessité de la limitation eidétique et la réduction
reçoit alors son vrai sens, celui de la prudence et de l'humilité
critique. Derrida reconnaît ainsi que, comme Husserl lui-même
le disait, l' eidétisme transcendantal est un « vrai positivisme 59 »
et il voit dans la dissimulation du fondement qui est requise par
la phénoménalité elle-même ce qui unit Husserl et Heidegger, par
delà toutes les controverses au sujet de leur accusation réciproque
de retomber dans l' anthropologisme. Mais s'il est vrai que « pour
et pour Heidegger, la complicité de l'apparaître et de la
dissimulation en tout cas originaire, essentielle et défini-
tivé0 », cela veut dire que les deux penseurs ont en commun une
expérience similaire de l'être comme histoire. Vu dans cette lumière,
l'idéalisme transcendantal apparaît comme ce qui est requis par
une philosophie qui veut rendre compte de sa propre genèse et
qui veut devenir consciente de son retard nécessaire à l'égard
d'un être qui est lui-même histoire, un Être-H istoire, comme

56. Le problème de la genèse, op. cit., p. 1 7 1 , note 1 .


57. L 'o rigine de la géométrie, op. cit., p. 1 5 1 , note 1 .
5 8 . Ibid, p. 1 5 1 .
5 9 . Cf. Idées directrices, op cit, § 20, p. 69.
60. L'origine de la géométrie, op. cit., p. 1 5 1 note 1 .
Finitude et répétition chez Husserl et Derrida 27

dit Derrida 6 1 • Cela, même Heidegger le reconnaît, qui déclare


en 1 927 : « Si le terme idéalisme en arrive à signifier la compré­
hension du fait que l'être n'est jamais explicable par l'étant, mais
est au contraire toujours déjà pour tout étant le "transcendantal",
alors c'est dans l'idéalisme que réside l'unique possibilité correcte
d'une problématique philosophiqué2• »
C'est seulement, me semble-t-il, dans la lumière d'une telle
« finitude transcendantale » qu'il devient possible de comprendre
à la fois que « le retard (est) la destinée de la pensée elle-même
comme D iscours » et que « se ule une phénoménologie peut
le dire 63 » . Car il n'y a p as de phénoménologie possible sans
réduction64, et réduction veut dire neutralisation du constitué
mais en même temps reconnaissance qu'il o ffre un point de
départ nécessaire. Cela veut dire non seulement qu'il n'est jamais
possible de commencer par l' o riginé5, mais aussi que le sens
originaire ne peut être déchiffré que dans le produit terminal,
de manière rétroactivé6• Il y a par conséquent « une authenticité
du retard phénoménologique » et Derrida peut légitimement en
venir à la conclusion que « la Réduction n'est que la pensée pure
de ce retard, la pensée pure en tant qu'elle prend conscience de
soi comme retard en une philosophié7 » , une philosophie qui
n'est rien d'autre que la ré-pétition dans le discours de l'originaire.
e1e:me:nr même de la réduction est en effet le langage, qui opère
une neutralisation spontanée de toute facticité dans la mesure où
« la parole n'est que la pratique d'une eidétique immédiaté8 » .

6 1 . Ibid. , p. 1 70.
62. Sein und Zeit, op. cit., p. 208 .
63. Ibid.
64. Ceci est vrai aussi pour la phénoménologie heideggérienne qui donne
d'emblée à la réduction son sens « authentique », c'est-à-dire celui d'une re-conduc­
tion des étants à l'être sans jamais voir dans la réduction une restriction à ce
« résidu » qu'est dans les Ideen I la sphère d'absolue apodicticité.
65. L 'origine de la géométrie, op. cit., p. 20.
66. Ibid., p. 53.
67. Ibid., p. 1 70.
68. Ibid., p. 58.
28 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

Mais ce pouvoir meurtrier du langage, dont Derrida note qu'il


a été thématisé par Hegel et par les poètes français marqués par
l'hégélianisme, à savoir Mallarmé et Valéry, est seulement le
revers de son pouvoir constituant : en mettant à mort la facti­
cité, le langage o uvre le royaume infini de l'idéalité. Derrida,
qui reviendra par la suite au difficile problème constitué par la
définition husserlienne de l'expression comme « couche improduc­
tive » dont l'unique fonction est de « refléter » et de « dépeindre »
la couche pré-expressive de la signification 69, montre que c'est
par une sorte de « virevolte » que, dans L'origine de la géométrie,
HusserL après avoir vigoureusement réaffirmé l'indépendance
de l'objectivité idéale par rapport à son expression linguistique,
semble redescendre vers l'assertion opposée selon laquelle l'incar­
nation linguistique est le medium indispensable à la constitution
de la vérité elle-même70• C'est en effet ce soudain renversement
qui constitue l'intérêt principal de ce court manuscrit, comme
Merleau-Ponty fut le premier à le souligner 7 1 , non seulement
en lui-même, par la différence ainsi instituée entre un langage
constitué, qui peut être réduit, et un langage constituant, qui est
le medium même de la réduction72, mais aussi parce qu'il annonce
un autre geste plus « décisiP3 », par lequel Husserl montre que
la constitution l'idéalité requiert en elle-même, comme dit

69. Voir Idées directrices, op. cit, § 1 24 et « La forme et le vouloir dire. Note
sur la phénoménologie du langage » ( 1 967) in Marges. De laphilosophie, op. cit.,
p. 1 8 5 sq. Voir aussi La voix et le phénomène, op. cit., p. 83.
70. L 'origine de la géométrie, op. cit. , p. 69.
7 1 . Merleau-Ponty cite déjà ce manuscrit dans la Phénoménologie de la
perception (Paris, Gallimard, 1 945, p. 208). L'importance de ce texte devient
plus grande dans la dernière période de la vie de Merleau-Ponty. Derrida cite
(L 'origine de la géométrie, op. cit. , p. 7 1 ) un passage du cours de Merleau-Ponty
de 1 9 5 1 « Sur la phénoménologie du langage » où L 'origine de la géométrie est
mentionnée (voir Signes, Paris, Gallimard 1 960, p. 1 06). Et en 1 959- 1 960,
Merleau-Ponty donne un premier commentaire de ce texte dans son cours au
Collège de France sous le titre « Husserl aux limites de la phénoménologie »
(voir Résumés de cours, Paris, Gallimard, 1 968, p. 9 1 sq.) .
72. L 'origine de la géométrie, op. cit., p. 72.
73. Ibid., p. 83.
Finitude et répétition chez Husserl et Derrida 29

Merleau-Ponty, « Cette essentielle mutation du langage qui est


l'apparition de l'écriture 74 ».
La vertu de l'écriture est précisément son pouvoir de virtua­
lisation, la communication écrite étant possible en l'absence du
locuteur réel et étant par conséquent « une communication qui est
devenue virtuelle 75 » . L'écriture est en effet l'accomplissement de
ce que Derrida nomme « langage transcendantaF6 », c'est-à-dire
un langage qui ne fait pas qu'exprimer, mais aussi constitue - ou
institue, comme dirait Merleau-Ponty - l'idéalité en tant qu'objet
intersubjectif et qui ne peut pas par conséquent être identique à
aucune langue de fait. Le langage transcendantal n'est pas seulement
le medium de la réduction eidétique, mais aussi « l'élément de la
tradition en laquelle seule sont possibles, au-delà de la finitude
individuelle, la rétention et la prospection du sens77 » . Mais le
langage transcendantal dans son être accompli, c'est-à-dire l' écri­
ture, est libéré de toute référence à une intersubjectivité de fait et
donne seul à l'objectivité l'être perpétuel d'une idéalité qui est le
corrélat d'une intersubjectivité absolument universelle. Comme

74. Merleau-Ponty, Résumés de cours, op. cit. , p. 1 66.


75. Husserl écrit : « Es ist die wichtige Funktion des schriftlichen { . . } Ausdrucks,
dass er { . . } sozusagen virtuell gewordene Mitteilung ist » . Derrida traduit ainsi :
« C'est la fonction décisive de l'expression écrite que [ . . . ] d'être devenue, pour
ainsi dire, communication sur le mode virtuel » (L 'origine de la géométrie, op. cit.,
p. 1 86) . Il y a une différence infinitésimale (Husserl la nommerait une « nuance »)
dans le sens : l'expression écrite n'est pas devenue une communication sur le
mode virtuel, c'est une communication qui est devenue virtuelle, par une modi­
fication de la parole en écriture, par ce que Merleau-Ponty nomme« la mutation
du langage » en écriture. L'écriture est un mode de la parole : comme Derrida
le soulignera plus tard, Husserl demeure pris « dans le phonocentrisme tradi­
tionnel de la métaphysique » , l'écriture étant pour lui exclusivement une écriture
phonétique, qui permet à n'importe quel moment la réactivation de la parole
dans l'écrit, le réveil de l'expression dans l'indication (La voix et le phénomène,
op. cit. , p. 90-9 1 ) . Cette nuance dans la traduction donne peut-être déjà un
premier signe du tournant qui permettra à Derrida d'inverser la relation entre
écriture et parole.
76. L 'o rigine de la géométrie, op. cit., p. 7 1 .
77. Ibid., p . 72.
30 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

Derrida l'explique : « L'acte d'écriture est donc la plus haute


possibilité de toute "constitution ''78 ». Il faudrait cependant qu'il
soit parfaitement clair qu'il n'y a aucune relation externe entre
l'idéalité et son « incarnation » scripturale : nous ne pouvons plus
ici faire usage de modèles traditionnels de pensée : ni le schème
matière-forme, ni le paradigme du rapport de l'âme et du corps,
ni la distinction linguistique entre le signifiant et le signifié, qui est
un dérivé de ce paradigme, parce que tous ces modèles de pensée
sont empruntés à l'attitude naturelle et sont des expressions de la
temporalité linéaire. Nous avons à tenter de concevoir, comme
Derrida le remarque, une liberté qui ne peut trouver son accom­
plissement que dans le procès de son enchaînement au sensible,
parce que la libération de l'idéalité à l'égard du sensible requiert
son inscription dans le sensible79• De sorte que l'idéalité n'est
pas en quelque sorte avant ou au-dessus du sensible, mais plutôt
après ou au-dessous de lui 80, et elle ne peut apparaître que dans ce
que nous pourrions déjà nommer un mode de supplémentarité8 1 ,

7 8 . Ibid., p . 8 6 . C'est Derrida qui souligne.


79. Ibid., p. 87, note 3 : « Par le langage, l'idéalité du sens se libère donc
dans le labeur même de son "enchaînement".» On pourrait montrer que
c'est là le motif de pensée le plus permanent de Husserl par une relecture des
Recherches Logiques et une recompréhension de la théorie de la Fundierung et
de l'intuition catégoriale.
80. Il est peut-être possible à partir de là de comprendre la raison pour
laquelle Husserl parle souvent des idéalités en termes de « substructions » (par
exemple dans Idées directrices, op. cit., § 74, p. 237) et pourquoi Merleau­
Ponty insiste de manière répétée sur le fait que l'idée n'est pas au-dessus mais
au-dessous du sensible.
8 1 . « Supplémentaire » est une des traductions possibles de l'allemand nachtrii­
glich. En dépit du passage du cours de 1 90 5 cité par Derrida dans La voix et le
phénomène (op. cit., p. 7 1 ) , il est bien difficile d'admettre que Husserl, qui est
id au niveau spéculatif de Hegel, n'a pas été capable de concevoir « la structure
de temporalité impliquée par tous les textes de Freud », à savoir la structure de
l'après-coup. Car il ne semble pas, même pour Derrida, que le concept freudien
de l'inconscient soit nécessaire pour avoir accès à cette structure temporelle parti­
culière. Il y a sur ce point une nette différence dans la lecture que fait Derrida
de Husserl en 1 962 et en 1 967. Dans l'Introduction à L 'o rigine de la géométrie,
la phénoménologie n'est pas unilatéralement vue comme une restauration de
Finitude et répétition chez Husserl et Derrida 31

sa mort dans l a facticité étant l a condition de s a naissance e n tant


qu'idéalité, ou comme Derrida le dira plus tard, sa condition de
possibilité étant en même temps la condition de son impossibilité.
On peut en fait déjà trouver cette dernière formule dans La voix
et le phénomène82 lorsque Derrida dit des distinctions essentielles
de la première Recherche logique, et en particulier de la distinc­
tion entre expression et indication, que « leur possibilité est leur
impossibilité » . L'expérience de la simultanéité de la possibilité
et de l'impossibilité, ou, comme Merleau-Ponty le dirait, de
l'union des incompossibles, n'est rien d'autre que la « vision » ,
e n un éclair, « de l a source à jamais nocturne d e l a lumière elle­
même83 » , l'ouverture de ce qui a été nommé plus haut « finitude
transcendantale » .
L'écriture confere aux objectivités idéales u n être permanent,
elle leur donne l'identité qui les rend réellement o bj ectives .
Mais parce que l'être perpétuel (das Immerfort-Sein) des objectivités
idéales n'a rien à voir avec un infini actuel et n'est rien d'autre
que la pure forme d'une itération infinie, d'un infini « Immer
wieder84 », d'un infini toujours encore, l'ouverture à l'infini qui
a dans l'histoire humaine sous la forme de la philosophie,
qui n'est rien d'autre pour H usserl que la capacité théorique
de neutraliser la factidté85, n'est pas l'ouverture à un royaume
éternelles, mais au contraire l'ouverture
de l'histoire elle-même, non pas certes celle de l'histoire empi­
rique, qui naturellement précède l'apparitio n très récente de
la philosophie, mais l'ouverture de ce que Derrida nomme, en
utilisant une expression tirée d'un manuscrit de Husserl, « histoire

la métaphysique et Husserl, comme nous l'avons déjà vu, est considéré comme
ayant partagé avec Heidegger, sinon la pensée même de l'oubli de l'être, du moins
la pensée de l'occultation nécessaire du fondement dans son propre apparaître.
82. La voix et le phénomène, op. cit., p. 1 1 3.
83. L 'o rigine de la géométrie, op. cit. p. 1 50.
84. Ibid., p. 148.
8 5 . Ibid., p. 1 37. L'instauration de la géométrie n'est en effet rien d'autre
qu'un acte philosophique au sens où il implique la « réduction » de la facticité.
32 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

transcendantale86 », c'est-à-dire une histoire constituante qui


n'est rien d'autre que la paradoxale histoire de ce qui demeure
identique et peut être infiniment répété, l'« histoire de la vérité87 »
qui ne peut être expliquée ni de manière p urement diachro­
nique ou génétique, ni de manière purement synchronique ou
structurale, mais qui requiert l'« articulation » dialectique ou la
« contamination » déconstructive des deux.

***

La radicale A useinandersetzung avec Husserl que Derrida a


entrepris à partir de 1954 a abouti à une « complète conversion 88 »
de la phénoménologie dans les années qui ont suivi la publication
de son introduction à L'origine de la géométrie en 1962. Mais en
1967, année de la publication de De la grammatologie qui constitue
le témoignage même de cette conversion, le débat avec Husserl
continue, d'une manière plus décisive, avec La voix et lephénomène,
qui n'est pas seulement un commentaire de la première Recherche
logique, mais une « introduction au problème du signe dans la
phénoménologie de Husserl » qui donne « le principe d'une inter­
prétation générale de la pensée de Husserl » et qui constitue une
sorte de prélude à la « lecture systématique » des Recherches logiques
que espère encore à cette période « tenter un j our » , comme
il le déclare dans une note à la première page du livre89• On ne peut
que regretter que le projet d'une telle lecture systématique n'ait
pas été réalisé, en particulier à l'égard de la théorie de l'intuition
catégoriale qui est exposée dans la sixième Recherche logique et qui
n'est pas explicitement prise en compte dans l'interprétation que
Derrida donne de HusserL Car nous trouvons là que le catégorial
ou l'idéal est donné à l'intuition, ce qui veut dire que la pensée de
l'idéal ne dépend pas seulement de la spontanéité de la subjectivité

86. Ibid., p. 1 29 , note 2.


87. Ibid., p. 50.
88. Le problème de la genèse, op. cit., p. 4 1 .
8 9 . La voix et le phénomène, op. cit., p . 1 .
Finitude et répétition chez Husserl et Derrida 33

et que le catégorial ne trouve par conséquent pas son unique origine


dans la « possibilité des actes de répétition90 » .
L e terrain d u débat a donc été déplacé d e l a fi n d e l'itinéraire
husserlien à son vrai commencement, les Recherches logiques faisant
apparaître « la structure germinale de toute la pensée h usser­
lienne9 1 ». Mais ce qui est en j eu maintenant, c'est clairement
de montrer que « la phénoménologie n'a critiqué la métaphy­
sique en son fait que pour la restauren>, comme il est dit au
début de « La forme et le vouloir dire » , article publié au cours
de la même année 1967. La critique phénoménologique de la
métaphysique a en effet pour but la restauration d'une métaphy­
sique authentique dont le véhicule n'est pas la spéculation, mais
l'intuition concrète, c'est-à-dire catégoriale, à savoir la vision de
l'idéal qui, n'étant rien de ce qui existe, peut seulement trouver
son origine dans la possibilité de la répétition indéfinie du même
acte productif d'une conscience qui doit par conséquent assurer
la forme de sa propre permanence dans une présence à soi vivante.
La forme de l'idéalité, c'est-à-dire la répétitivité, n'est donc rien
d'autre que le présent vivant92•
Mais le fait que la vie doit toujours composer avec la mort ou,
comme Hegel le dit, le fait que la vie doit supporter la mort et se
maintenir en elle, voilà ce que Husserl n'ignore pas complètement,
comme Derrida le souligne lui-même, et la phénoménologie
doit reconnaître, dans les expériences cruciales de la temporalité
et de l'autre, que la non présence à soi de la représentation dans
le souvenir et de l' apprésentation dans la relation à l'alter ego
paraît être aussi originaire et aussi constituante que la présence
à soi vivante. Pourtant le privilège de la présence vive ne se
voit pas pour autant contesté, parce que Husserl voit dans ces
expériences seulement des modifications de la présentation et
non pas ce qui brise décisivement son immédiateté, en d'autres
termes, il ne voit pas dans la mort la condition même de la vie.

90. Ibid., p. 58 (je souligne).


9 1 . Ibid. , p. 1 .
92. Ibid., p. 4.
34 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

C'est précisément ce que Derrida veut montrer: que l'impensé


de Husserl, c'est que la possibilité de sa propre disparition doit
être vécue - comme c'est littéralement le cas dans le souvenir et la
relation à l'autre - afin de rendre possible la relation à la présence
en général. Comme le dit Derrida : « Penser la présence comme
forme universelle de la vie transcendantale, c'est m'ouvrir au
savoir qu'en mon absence, au-delà de mon existence empirique,
avant ma naissance et après ma mort, le présent est. [ . . . ] C'est
donc le rapport à ma mort (à ma disparition en général) qui se
cache dans cette détermination de l'être comme présence, idéalité,
possibilité absolue de répétition 93 » .
L a valeur d e présence est par conséquent l'instance ultime
de la pensée husserlienne qui répète ainsi l'intention métaphy­
sique originaire, la « co nscience » étant le nom de la possibilité
la présence à soi du présent dans le présent vivant et l'idéalité
la forme dans laquelle la présence d'un obj et peut être indéfi­
niment répétée comme la même. L'idéalité est ce qui donne la
garantie que la présence à la conscience peut être indéfiniment
répétée, elle est, comme le dit Derrida en une formule frappante,
« le salut ou la maîtrise de la présence dans la répétition 94 ». Mais
cela veut dire que la relation entre l'idéalité et la répétition est
maintenant inversée : au lieu de dériver la répétition possible de
la permanence de l'idéalité, la présence est au contraire dérivée
de la répétition elle-même. Parce que l'idéalité est complètement
irréelle, elle dépend dans son entièreté de la possibilité des actes de
répétition et n'est donc constituée que par la répétition elle-même 95•
Il est maintenant possible de comprendre ce statut obscur
des infinies dans la pensée de Husserl qui a constitué le
foyer du questionnement de Derrida depuis son premier essai sur
Husserl96• Selon Derrida, il n'y a pas d'idéalité sans l'ouverture

93. Ibid., p. 60. C'est Derrida qui souligne.


94. Ibid., p. 8 .
9 5 . Ibid., p . 5 8 .
96. Le problème de la genèse, op. cit., p. 2 1 6. Voir aussi L 'o rigine de la
géométrie, op. cit., p. 1 50.
Finitude et répétition chez Husserl et Derrida 35

de l'horizon indéfini de ses possibles répétitions, sans la forme


téléologique dans laquelle la présence peut être répétée en tant que
telle, sans ce que Husserl nomme « une idée au sens kantien97 ».
L'« être » de l'identité a nécessairement une forme téléologique :
il n'est rien d'autre que le corrélat de la possibilité d'une répétition
indéfinie. Si l'être véritable, l' ontôs on, est réellement pour Husserl,
comme pour Platon, l'idée, cela signifie alors que l'être est défini
par la répétition98• Il faut cependant préciser ici que le platonisme
de Husserl doit être compris dans la lumière de l'interprétation
que donne Lotze de la théorie platonicienne des idées, laquelle
a eu une influence décisive sur sa conception de la vérité. Lotze
attribue à Platon la procédure cartésienne qui consiste à rechercher
dans les représentations subjectives elles-mêmes les contenus inva­
riables de la connaissance certaine. Il tire de là sa conception de la
vérité comme « validité » (Geltung), les contenus invariables de la
pensée étant « valides » en eux-mêmes, indépendamment d'un sujet
pensant qui peut seulement les reconnaître par un acte « passif»
d'adhésion (Bejahung). L'identité de l'idée est par conséquent
comprise comme ce mode spécial d'effectivité (Wirklichkeit) qu'est
la validité, laquelle peut être rendue objective par le fait de la doter
d'un nom99• Lotze résout de cette manière le difficile problème, qui
est aussi celui de Husserl, du fondement de l'objectivité. C'est dans
la sphère elle-même qu'il trouve la validité objective qui
peut être reconnue par tous. La solution de Lotze consiste à attri­
buer une « effectivité » à l'idéal qui ne peut être dérivée des autres
modes de l'effectivité tels que : être (Sein), se produire (Geschehen),
ou subsister (Bestehen). Cela veut par conséquent dire que l'identité
de l'idéal ne peut pas être constituée par la répétition même si elle
est constituée en elle, comme Husserl, qui a toujours insisté sur la
radicale différence entre fiction et essence 1 00, pourrait le reconnaître.

97. La voix et le phénomène, op. cit., p. 8.


98. Ibid., p. 59.
99. Voir R. H. Lotze, Logik, Drittes Buch, Vom Erkennen, Hamburg, Meiner,
1 989, p. 486 sq.
1 00. Cf. Idées directrices, op. cit. , § 23.
36 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

L'interprétation derridienne de Husserl, en dérivant la présence de


l'idéal de la répétition, ne prend pas en considération le moment
« passif», c'est-à-dire intuitifde la reconnaissance de l'idéal
l'« être » ne peut donc pas avoir une forme seulement « téléologique ».
Mais parce que le langage est le medium de l'idéalité, l'idéalité
est aussi l'idéalité du signe, du signifiant, du signifié, et dans certains
cas de l'objet lui-même 101• Le langage a déjà été défini dans L'origine
de la géométrie comme l'élément de neutralisation de la facticité.
Mais maintenant le terme de neutralisation doit être pris, pour
ainsi dire, dans son sens littéral : dans le langage, il n'y a ni réalité,
ni irréalité, ni présence réelle ni pure représentation ou fiction, mais
la différence même entre elles se voit invalidée, et en fait cela ne se
produit pas seulement dans le langage, mais cela est le langage lui­
même 102. La structure du signe est par conséquent originairement
répétitive 103, au sens où il ne re-produit ni ne re-présente une réalité
ou une présence qui lui préexisterait. Le fait que tout commence
par la représentation, que nulle présence ne précède jamais, que la
chose même se dérobe toujours 104, aurait pu conduire à la reconnais­
sance de ce que Merleau-Ponty nomme une « finitude opérante105 »,
une finitude qui pourrait voir dans la répétition un renouvellement
et non une reproduction de qui précède et qui pourrait ainsi donner
à la signification une valeur structurellement institutive et non
pas seulement « testamentaire 106 ». Mais il semble que la répétition
originaire est plutôt pour Derrida un motif pour récuser la notion
même de finitude, qui, comme beaucoup d'autres concepts, n'a un
sens qu'à l'intérieur de la métaphysique de la présence 107• La fini­
tude peut être soit empirique soit transcendantale. Dans les deux
cas cependant, elle ne rend compte que de la « mort en général »

1 0 1 . La voix et le phénomène, op. cit., p. 58.


1 02. Ibid., p. 5 5 .
1 03. Ibid., p . 5 6 et 63.
1 04. Ibid., p. 1 1 7.
1 05 . Le visible et tinvisible, op. cit., p. 305 .
1 06. La voix et le phénomène, op. cit., p. 1 07.
1 07. Ibid., p. 95. Voir De la grammatologie, op. cit., p. 99, où il est dit que
« la différance est aussi autre chose que la finitude ».
Finitude et répétition chez Husserl et Derrida 37

et non du rapport à ma-mort 108 qui est l'origine ni empirique ni


transcendantale de la répétition originaire elle-même.

***

Après n'avoir fait, tout au long de cette tentative de compré­


hension du débat engagé par Derrida avec Husserl, qu'accumuler
répétitions et citations, il faut terminer par une dernière citation,
celle d'une de ces petites phrases que, selon D errida, personne
ne lit 1 09 : « Et c'est bien autour du privilège du présent actuel,
du maintenant, que se joue, en dernière instance, ce débat, qui
ne peut ressembler à aucun autre, entre la philosophie, qui est
toujours philosophie de la présence, et une pensée de la non­
présence, qui n'est pas forcément son contraire, ni nécessairement
une méditation de l'absence négative, voire une théorie de la non­
présence comme inconsdent l l0• »
Ce débat entre la philosophie de la présence et une pensée
de la non-présence qui ne ressemble à aucun autre débat aura
ainsi été le débat de Derrida avec Husserl. Ce n'est pas un débat
qui prend place entre des adversaires et à l'intérieur de la philo­
sophie, qui est précisément née d'une telle gigantomakhia peri tés
ousias, d'une bataille de géants pour la conquête de la présence,
mais une d'une toute autre sorte, dans laquelle le vaincu et
le vainqueur sont à l'intérieur l'un de l'autre, une lutte qui a lieu
sur la frontière qui en même temps sépare et unit la philosophie
et la non philosophie, dans la césure, in dem Rif, qui en même
temps brise la présence et la rend possible.

1 08. Ibid., p. 1 14.


1 09. Voir J. Derrida, « Pour l'amour de Lacan » dans Lacan et les philosophes,
Paris, Albin Michel, 1 99 1 , p. 4 1 5 .
1 1 O. La voix et le phénomène, op. cit., p. 70. C'est Derrida qui souligne.
QUESTION DE lA PRÉSENCE

UNE RELECTURE DE LA VOIX ET LE PHÉNOMÈNE

O n a souvent considéré que la p artie la plus importante


de l'œuvre de Derrida a consisté dans les cinq premiers livres qu'il a
publiés entre 1 967 et 1 972, période durant laquelle Derrida devint
soudainement un philosophe célèbre, et en un sens plus célèbre
encore aux États-Unis qu'en France, en particulier à la suite de
la conférence qu'il donna en 1 966 à Baltimore sur « La structure,
le signe et le j eu dans le discours des sciences humaines 1 ». Il est
vrai que durant les années suivant la publication en 1 962 de son
introduction à L 'origine de la géométrie de Husserl, Derrida a
développé dans un laps de time extrêmement court ce qu'on
considérer comme le fondement de ce qui se nommera
..., .._, ,.... ..... a... L

par la suite « déconstruction » . Au cours de la seule année 1 967,


il p ublia non seulement L 'écriture et la différence, un recueil
d'articles rédigés entre 1 95 9 et 1 966, mais aussi les deux parties
de De la grammatologie, qui furent écrites en 1 96 5 et 1 966, et
son célèbre essai La voix et le phénomène, probablement rédigé
durant la même période et immédiatement suivi de deux essais
plus courts, qui seront publiés en 1 972 dans Marges. De la philo­
sophie : « La différance », texte d'une conférence faite devant la

1 . Cf. J. Derrida, L 'écriture et la différence, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel »,


1 967, p . 409-428 .
40 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

Société française de philosophie le 27 janvier 1 96 8 2 et « Ousia


et Grammè », texte d'abord paru en 1 96 8 dans L 'endurance de la
pensée, recueil dédié à Jean Beaufret3, qui avait enseigné à l' École
normale au cours des années pendant lesquelles Derrida y était
étudiant.
Sans revenir sur les étapes de son interprétation de la phénomé­
nologie husserlienne de 1 95 4 à 1 967, qui fait l'objet du premier
texte de ce volume\ ni sur la question du rapport entre Heidegger
et Derrida au sujet du jeu et de la différence qui sera traitée plus
loin S, on se propose simplement ici de s'interroger sur les deux
thèmes fondamentaux de pensée que D errida a trouvés chez
Husserl et qui constituent la base de son projet de déconstruction
du logocentrisme et du phonocentrisme.

***

Le premier de ces thèmes se trouve dans L 'o rigine de la géométrie,


là où H usserl, après avoir affirmé l'indépendance de l'objectivité
idéale à l'égard de son expression linguistique, montre, dans un
renversement soudain, que non seulement l'incarnation linguis­
tique, mais l'écriture elle-même sont le medium indispensable de la
constitution de la vérité et des objets idéaux6• L'écriture a toujours
été considérée comme ce qui donne une certaine permanence à
ce qui est dit, et, de la même manière, Husserl voit en elle ce qui
confere aux idéalités un être perpétuel. Mais comme Derrida le
souligne bien, un tel être perpétuel, qui n'a rien à voir avec une

2. D 'abord publiée dans le Bulletin de la Sociétéfrançaise de philosophie, voL


LXli, no 3, juillet-septembre 1 968, et repris dans Marges. De la philosophie, Paris,
Minuit, coll. « Critique », 1 972, p. 1-29.
3. Cf. L 'endurance de la pensée. Pour saluerjean Beaufret, Paris, Plon, 1 968,
p. 2 1 9-259. Repris dans Marges. De la philosophie, op. cit., p. 3 1-78.
4. Voir à ce sujet« Finitude et répétition chez Husserl et Derrida » .
5. Voir « Derrida e t H eidegger : L a question d e l a différence » .
6. Cf. E . HusserL L 'origine de la géométrie, traduction e t introduction de
J. Derrida, Paris, Puf, coll. « Épiméthée » , 1 962, p. 83.
La question de la présence 41

infinité actuelle, n'est que l a forme pure d e l'itération infinie 7 , de


sorte que l'ouverture à l'infinité qui prend place dans l'histoire
humaine sous la forme de la géométrie, c'est-à-dire de la philo­
sophie - laquelle n'est rien autre pour Husserl que la capacité de
neutraliser la facticité empirique - n'est nullement l'ouverture à
un royaume anhistorique d'entités éternelles, mais au contraire
à ce que Derrida nomme, à l'aide d'une expression empruntée
à un m an uscrit de H usserl, une « histoire transcendantale » ,
l'histoire paradoxale d e ce qui demeure identique e t peut être
indéfiniment répété.
Ce renversement soudain de Husserl constitue le principal
intérêt de ce court manuscrit, comme Merleau-Ponty fut le premier
à le souligner, en particulier dans son cours de 1 95 9- 1 969 8, mais
pour Merleau-Ponty, s'il y a bien là un « geste décisif 9 », il continue
à prendre place à l'intérieur du langage, dans la mesure où l' appa­
rition de l'écriture n'est rien autre qu'une « mutation essentielle
du langage 1 0 » , alors que Derrida considérera plus tard le même
« geste » comme la base de sa propre inversion de la relation entre
parole et écriture. Cela impliquera une rupture avec Husserl aussi
bien qu'avec la phénoménologie, car, comme il le soulignera
dans La voix et le phénomène, l'écriture est encore pour Husserl
un mode de la parole, ce qui veut dire qu'il demeure prisonnier
« phonocentrisme la métaphysique » , dans la
mesure où l'écriture étant pour lui exclusivement une écriture
phonétique, elle permet à tout moment la réactivation de la parole
dans l'écriture, de l'expression dans l'indication 1 1 •
Ceci n o us renvoie au second thème de p ensée découvert
dans la phénoménologie de Husserl qui amènera Derrida sur le

7. Ibid., p. 48.
8 . M. Merleau-Ponty en donne un premier commentaire dans son cours
du collège de France intitulé « Husserl aux limites de la phénoménologie »
(cf. M. Merleau-Ponty, Résumés de cours, Paris, Gallimard, 1 968, p. 1 57 sq.).
9. L 'o rigine de la géométrie, op. cit., p. 8 3 .
1 0 . Résumés de cours, op. cit., p. 1 66.
1 1 . J . Derrida, La voix et lephénomène, Paris, Puf, colL « Épiméthée » , 1 967,
p. 90-9 1 .
42 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

chemin d'une grammatologie, à savoir l'analyse du soliloque qui


prend place dans la première Recherche logique à la lecture de
laquelle Derrida dédiera son célèbre essai de 1 9 67 - un essai qui,
en dépit de tous les commentaires qu'il a suscités dans le monde,
n'a peut-être pas encore été réellement lu, c'est-à-dire interrogé et
discuté. Mais, bien qu'il constitue une œuvre tout à fait originale,
il nous faut cependant le replacer dans son contexte spécifique,
Derrida ayant touj ours été très perméable aux influences exté­
rieures. Il nous faut donc brièvement rappeler que cette période,
qui a vu le développement du structuralisme en F rance, a été
marquée par l'intérêt porté par les philosophes à la linguistique,
et en particulier au Cours de linguistique générale de Ferdinand de
Saussure, qui avait été publié en 1 9 1 6, mais qui fut redécouvert par
Claude Lévi-Strauss, Maurice Merleau-Ponty et Roland Barthes
au cours des années 1 95 0 . C'est ce qui explique que le problème
du signe soit également l'objet de l'enquête derridienne en 1 966,
une enquête qui va dans deux directions différentes : dans une
direction proprement philosophique, avec La voix et lephénomène,
dont le sous-titre est précisément « Introduction au problème du
signe dans la phénoménologie de H usserl », et dans une direc­
tion scientifique et anthropologique, avec la première partie de
De la grammatologie, qui est le développement d'un essai consacré
au commentaire de trois livres traitant du problème historique
de l'origine de l'écriture 12• La préférence sera plutôt donnée dans
ce qui suit à la direction philosophique et phénoménologique
de l'enquête derridienne.
Dans La voix et le phénomène, Derrida tentait d'expliquer
pourquoi H usserL qui a constamment affirmé que les o bj ets
idéaux ne peuvent être trouvés que dans des énoncés et que non
seulement le langage parlé, mais aussi l'écriture, étaient requis
pour leur constitution, a considéré dans la première Recherche
logique que, dans le soliloque, dans le discours intérieur, nous
ne faisons usage d'aucun langage de fait, dans la mesure o ù

1 2 . Cf. ] . Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, coll. « Critique » ,


1 967, « Avertissement », p. 7 , note 1 .
La question de la présence 43

nous ne sommes pas situés dans l'espace de l'indication et de la


communication, mais dans celui de l'expression pure, « expres­
sion » signifiant ici proximité immédiate de la pleine présence
du signifié. Dans le soliloque, je ne me parle pas à moi-même
de la même façon que je le fais avec les autres, je ne m'indique
rien à moi-même, parce qu'il n'y en a alors nul besoin, et cette
inutilité de la communication intérieure provient, comme le dit
Derrida, de « la non-altérité, la non-différence dans l'identité de
la présence comme présence à soi 1 3 » .
Mais nous n e pouvons évidemment pas trouver chez l e penseur
du « présent vivant » l'idée d'une simple identité à soi du présent
identifié au maintenant, et comme Derrida l'explique, la présence
du présent perçu « compose continûment avec une non-présence
et une non-perception » , c'est-à-dire avec la rétention et la proten­
tion 14• Cela signifie par conséquent qu'il y a bien une altérité dans
la présence à soi du sujet, altérité qui est la condition même de
la présence et de la présentation, dans la mesure où seule une
conscience non instantanée peut être conscience de quelque chose
d'autre qu'elle-même. Il est donc possible de tomber d'accord
avec Derrida lorsqu'il dit que cette relation à la non-présence dans
le présent vivant « détruit toute possibilité d'identité à soi dans
la simplicité 1 5 », mais cela ne signifie pourtant pas qu'il n'y ait plus
n li-t-�"> •r"' n' r"' entre la rétention et la représentation, le souvenir

primaire et le souvenir secondaire, et que la représentativité du


signe et de l'indication puissent déjà se trouver dans la relation à
soi du sujet. Il y a bien en vérité un « abîme » qui sépare la rétention
et la représentation, dans la mesure où la conscience a besoin, afin
de re-présenter quelque chose, d'être déjà constituée, ce qui n'est
possible que sur la base de la rétention, la rétention étant quelque
chose d'essentiellement différent de la répétition du passé immédiat.
Comme Merleau-Ponty le montre dans son analyse de la phéno­
ménologie husserlienne de la conscience intime du temps, il n'y

1 3 . La voix et le phénomène, op. cit., p. 65.


14. Ibid., p . 72. C'est Derrida qui souligne.
1 5 . Ibid., p. 73.
44 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

a pas d'instants discrets qui « sont successivement » , comme nous


pourrions l'imaginer à la vue du diagramme du temps que trace
Husserl, mais ils « se différencient l'un de l'autre » de sorte qu'« il y
a là, non pas une multiplicité des phénomènes liés, mais un seul
phénomène d'écoulement 16 ». En d'autres termes, le « mystère » du
temps provient de son essentielle continuité, qui doit être pensée
comme un processus de différenciation, comme « un éclatement,
une désintégration », « une fuite général hors du Soi » ou « comme
dit Heidegger, une "ek-stase" 17 ». Il ne semble donc pas possible,
comme le fait Derrida, de chercher la « racine commune » de la
rétention et de la représentation « dans la possibilité de la ré-pétition
sous sa forme la plus générale, la trace au sens le plus universel 1 8 » .
L e m o t « trace » apparaît id sans autre explication, mais dans
De la grammatologie, où le mot est souvent utilisé et constitue
le concept central, D errida indique que le choix de ce terme lui
a été imposé par des discours contemporains. Le premier nom
qu'il mentionne à ce sujet, et qui est de loin le plus important,
est celui de Levinas, avant ceux de Nietzsche et F reud 19• Certes,
Derrida précise que cette notion est prise ici, par delà Levinas,
dans une intention heideggérienne, afin d'ébranler ce qu'il
nomme alors la « métaphysique de la présence » . C'est néanmoins
la signification levinassienne de la trace qui demeure la base de la
notion proprement derridienne trace, qui est définie comme
étant marquée « par le rapport à l' autre20 » et comme « retenant
l'autre comme autre dans le même » comme le fait la rétention 21 •
Par opposition à Merleau-Ponty, qui montre comment Husserl
transforme la « ligne » du temps en un « réseau d'intentionnalités22 »,
et fait une claire distinction entre les « synthèses d'identification »

1 6. M . Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard,


1 945, p. 479. C'est Merleau-Ponty qui souligne.
17. Ibid., p. 479-480.
18. La voix et le phénomène, op. cit., p. 75.
19. De la grammatologie, op. cit. , p. 1 02- 1 03.
20. Ibid., p. 69.
21. Ibid., p. 92.
22. Phénoménologie de la perception, op. cit. , p. 477.
La question de la présence 45

que requiert le souvenir secondaire et les « synthèses de transition »


qui constituent la rétention en tant que telle23, Derrida considère
que la « dialectique » husserlienne de là rétention et de la proten­
tion ne fait que « compliquer la structure du temps tout en lui
conservant son homogénéité et sa successivité fondamentales »,
de sorte que Husserl en reste à un modèle linaire du temps 24 •
Dans l e chapitre d e l a Phénoménologie de la perception consacré à
la temporalité, Merleau-Ponty tente d'unir, peut-être de manière
trop rapide, les conceptions husserlienne et heideggérienne du
temps en mettant l'accent sur le fait qu'« il n'est pas besoin d'une
synthèse qui réunisse du dehors les tempora en un seul temps25 ».
Derrida voudrait plutôt pour sa part opposer ces deux conceptions
et, du moins dans De la grammatologie, il identifie la conception
linéaire du temps, qui, selon lui, commande encore la phénomé­
nologie husserlienne de la conscience intime du temps, à ce que
Heidegger a nommé le « concept vulgaire du temps26 ». Il est en
fait tout à fait possible de penser que l'analyse husserlienne de la
temporalité en tant qu'elle est fondée sur l'expérience musicale
ne représente qu'une re-construction artificielle de l'expérience
proprement temporelle, ou comme le dit Gérard Grand qu'elle ne
qu'« une maquette on tique de la vérité ontologique27 ». Mais
ce qui doit être questionné dans l'analyse husserlienne n'est nulle­
ment sa thèse la continuité fondamentale du temps, mais plutôt
le fait qu'il tente de donner une représentation de ce qui se retire
de manière essentielle, à savoir cette transition elle-même qu'est

23. Ibid., p. 478 et 480.


24. De la grammatologie, op. cit., p. 97-98.
25. Phénoménologie de la perception, op. cit. , p. 48 1 .
26. De la grammatologie, op. cit., p. 1 05.
27. Cf. G. Granel, Le sens du temps et de la perception chez E. Husserl, Paris,
Gallimard, 1 968, p. 1 1 2. Rappelons ici que Gérard Granel et Jacques Derrida
firent leurs études en même temps à l'École normale de la rue d'Ulm et qu'ils
étaient à cette époque des amis proches. Grand a écrit l'un des tout premiers
textes consacrés à Derrida, lequel fut publié en 1 967 dans Critique, de sorte
qu'il est fort probable que de son côté aussi, Derrida ait eu connaissance des
recherches que Grand consacrait à Husserl en cette même période.
46 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

le temps. Husserl était en effet pleinement conscient du fait que,


pour décrire la temporalité, « les noms nous font défaut », de sorte
que seules des métaphores, c'est-à-dire des modèles on tiques,
peuvent être utilisés dans ce cas28•
La question est alors : est-il possible de considérer, comme le
veut Derrida, la rétention et la représentation comme « deux modi­
fications de la non-perception 29 » sans présupposer une discontinuité
générale du temps ? En disant que la rétention est perception et
que le souvenir secondaire est représentation, à savoir présenta­
tion seconde du passé, Husserl veut dire qu'il y a une fusion du
passé et du présent dans la rétention qui ne permet d'établir entre
eux aucune distance. Comme il l' explique, la rétention n'est pas
une représentation, parce que c'est un processus qui consiste en
une sorte plus originelle de l'intentionnalité que l'intentionnalité
représentative, une «/ungierende Intentionalitdt », une intentionna­
lité opérante, qui opère longitudinalement et est le fondement de la
conscience elle-même30• Une telle intentionnalité est « consciente »
au sens où elle appartient à la conscience, mais elle n'est pas objec­
tive. C'est la raison pour laquelle Husserl déclare que la « rétention
d'un contenu inconscient est impossible », car tout contenu étant
en lui-même « originairement conscient » (urbewusst), il serait
de sens de supposer devienne conscient seulement
par la . Derrida cite ce passage32 afin montrer que la
phénoménologie rejette « l'" après-coup" du devenir conscient d'un
"contenu inconscient" , c'est-à-dire la structure de la temporalité
impliquée par tous les textes de Freud33 ». Le nom de Freud apparaît

28. Cf. E. H usserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime


du temps, Paris, Puf, 1 954, § 36, p. 99.
29. La voix et le phénomène, op. cit., p. 73.
30. Ibid., § 39, p. 1 07.
31. E. Husserl, Zur Phiinomenologie des inneren Zeitbewusstseins, Den Haag,
Nijhoff, 1 966, Bei/age IX p. 1 1 9 ; trad. fr. Leçons pour une phénoménologie de
la conscience intime du temps, Paris, Puf, 1 964, p. 1 60- 1 6 1 .
32. Derrida reproduit ici une erreur de lecture du traducteur, Henri Dussort,
qui a transformé l'adjectif « urbewusst» en « unbewusst».
33. La voix et lephénomène, op. cit., p. 7 1 .
La question de la présence 47

ici de manière soudaine, mais Derrida renvoie en note à son texte


« Freud et la scène de l'écriture », d'abord publié en 1 966 dans
Tel Quel et repris en 1 967 dans L 'écriture et la différence. Dans
ce texte, afin d'expliquer la Nachtriiglichkeit freudienne, Derrida
fait usage du concept de « retard originaire » dont il rappelle en
note qu'il s'est « imposé » à lui dans sa lecture de L'origine de la
géométrie de Husserl34.
Si nous revenons alors à l'introduction de 1 962, nous trou­
vons dans les dernières pages, où apparaît de manière explicite
le motif de la différence, l'énoncé suivant : « Que le retard soit
la destinée de la Pensée elle-même comme Discours, seule une
phénoménologie peut le dire et faire affleurer en une philo­
sophie35 ». Dans les premières pages, il déclarait que ce retard
n'est thématisé par la phénoménologie que dans la mesure où la
réduction, la méthode de la phénoménologie, « a besoin, comme
de son point de départ, du résultat constitué qu'elle neutralise36 » .
Derrida a trouvé chez Husserl lui-même l'idée d'une « complication
originaire de l' origine37 » : à savoir le fait que le sens originaire ne
peut être déchiffré que de manière rétroactive dans le produit final
d'un développement historique38• Il reconnaît donc qu'il y a une
« authenticité du retard et de la limitation phénoménologiques »
et en conclut que « la Réduction n'est que la pensée pure de ce
la pensée pure en tant qu'elle prend conscience de soi
comme retard en une philosophie39 », une philosophie qui n'est
rien autre que la ré-pétition dans le discours de l'originaire.

***

34. L ëcriture et la dijfirence, op. cit., p. 302.


3 5. L 'origine de la géométrie, op. cit., p. 1 70.
36. Ibid., p. 20.
37. C'est l'expression de Derrida lui-même dans l'Avertissement au texte de
son mémoire de maîtrise de 1 954, Le problème de la genèse dans la philosophie
de Husserl, Paris, Puf, 1 990, p. VI.
38. L 'origine de la géométrie, op. cit., p. 1 70.
39. Ibid.
48 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

Que se passa-t-il donc entre 1 962 et 1967 qui pourrait expli­


quer que la phénoménologie soit maintenant considérée comme
incapable de penser le retard originaire et doive par conséquent être
intégrée à la « métaphysique de la présence » ? Ce n'est pas seulement
la lecture de Freud et la reconnaissance de la psychanalyse en tant
que faisant partie, comme la linguistique, de ces « sciences » qui,
ne sont plus « dominées par les questions d'une phénoménologie
transcendantale ou d'une ontologie fondamentale40 » , de sorte
qu'elle peut être considérée comme ayant un « sens archontique »
dans la mesure où elle traite de la constitution et de la valeur
des objets de manière non théorique et formellé 1 • Car Derrida
n'a jamais accepté les dogmes de la métapsychologie freudienne
et a toujours mis en question la notion même d'inconscient sans
j amais néanmoins la laisser complètement de côté, mais plutôt
en essayant de la comprendre de manière non métaphysiqué2•
Comme il l' explique dans « La différance », Freud a donné le nom
d'inconscient à une altérité qui ne peut jamais être présentée comme
telle et considérée comme « une conscience virtuelle ou masquée »,
de sorte que « le discours métaphysique de la phénoménologie
est inadéquat » pour décrire « cette altérité radicale par rapport
à tout mode possible de présence43 ». La phénoménologie est
un discours métaphysique à ses yeux parce qu'elle comprend
le processus temporel comme une unité et une continuité alors
qu'avec l'altérité de l'inconscient nous avons affaire à « un "passé"
qui n'a jamais été présent44 », expression qui est explicitement
empruntée ici à Levinas, qui dans « La trace de l'Autre » explique

40. De la grammatologie, op. cit., p. 35. C'est Derrida qui souligne.


4 1 . Ibid., p. 1 32.
42. Voir par exemple ce qu'il en dit dans J. Derrida/E. Roudinesco, De quoi
demain . , Paris, Flammarion, 2003, p. 279-280.
. .

43. J . Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Minuit, coll. « Critique » ,


1 972, p. 21.
4 4 . Ibid. ,p. 22.
La question de la présence 49

que la face de l'Autre est « un passé immémorial », « un passé


absolu qui réunit tous les temps45 ».
Comme Derrida le rappelle dans un texte dédié à Ricœur
quelques mois avant sa mort, ce fut à l'occasion d'une visite chez
Ricœur en 1 96 1 qu'il entendit ce dernier parler avec enthousiasme
de Totalité et infini, la thèse que Levinas allait bientôt être soutenir
et que Ricœur, qui faisait partie de son j ury, était en train de lire.
C'est ainsi, explique Derrida que, dès le livre publié, il se plongea
dans sa lecture46• Dans l'essai, au demeurant fort critique, qu'il lui
consacra dans les mois qui suivirent et qui fut publié en 1 964
sous le titre « Violence et métaphysique » , Derrida désirait appa­
remment encore défendre Husserl contre Levinas en affirmant
que « la notion d'un passé dont le sens ne pourrait être pensé dans
la forme d'un présent (passé) marque l'impossible-impensable­
indicible non seulement pour une philosophie en général, mais
même pour une pensée de l'être qui voudrait faire un pas hors de la
philosophie47 » . Il insistait en effet sur la nécessité de comprendre
l'absolue identité du « présent vivant » comme « identité à soi
de la non-identité à soi » et tentait de montrer que la cinquième
Méditation cartésienne pouvait résister à la critique levinassienne
en rappelant que la question de l'antériorité en ce qui concerne
la constitution de l'altérité propre et celle de l'altérité de l'autre
était « une question » (ibid.). Mais en 1 967, dans La voix

4 5 . E. Levinas, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Paris,


Vrin, 1 967, p. 1 98 et 20 1 . En fait l'expression « un passé originel, un passé qui
n'a jamais été présent » peut déjà être trouvée sous la plume de Merleau-Ponty
(Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 280) en relation non pas à l'autre,
mais au fonds irréfléchi toujours présupposé par la réflexion. Levinas emploie
l'expression de « passé irréductible à un présent qu'il eût été » dans un texte
beaucoup plus tardif, « Diachronie et représentation » (Entre nous. Essai sur
lepenser à l'autre, Paris, Grasset, 1 99 1 , p. 4 1 ) .
46. Cf. J. Derrida, « La parole », Ricœur, Paris, L'Herne, 2004, p. 2 1 -22.
C'est en 1 96 1 , et non comme l'écrit Derrida, en 1 962 que parut Totalité et infini.
47. L 'écriture et la différence, op. cit., p. 1 94. Comme il l'indique en note au
début de son essai (op. cit., p. 1 1 7) , Derrida ne put faire que de brèves allusions
à « La trace de l'Autre », texte qui a été publié en 1 963, pendant la période où
Derrida écrivait « Violence et métaphysique ».
50 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

et le phénomène, il se situe lui-même non plus à l'intérieur de


la phénoménologie et de la philosophie, mais à leurs « marges »,
dans une proximité à la fois avec l'« hétérologie » lévinassienne
et la « de-struction » heideggérienne de l' onto-théologie. Il recon­
naît qu'« il n'y a d'ailleurs aucune objection possible, à l'intérieur
de la philosophie, à l'égard du privilège du maintenant-présent »
qui « définit l'élément même de la pensée philosophique » et oppose
la « philosophie de la présence » à ce qu'il tente lui- même de
promouvoir sous le nom de « pensée de la non-présence48 ». Il
semble donc que, de manière non explicite, entre 1 962 et 1 967
Derrida en soit venu à adopter la conception levinassienne du
temps comme « diachronie » et relation à l'« infini de l'absolument
Autre49 » et qu'il l'a suivi dans son « évasion » hors de la pensée
traditionnelle de l'être50• Husserl est maintenant accusé de parti­
ciper « au désir [métaphysique] obstiné de sauver la présence et
de réduire ou de dériver le signe 5 1 » et la trace est dite être « plus
vieille que la présence 52 » , la non-identité à soi étant considérée
comme l'« origine » de l'identité à soi.
Mais cette altérité dans le soi n'est pas pour Derrida immé­
diatement reliée à l'altérité de l'autre sujet, comme c'est le cas
pour Levinas, mais à l'altérité de la mort et de la contingence
de l'existence de fait, laquelle est dissimulée dans la croyance
métaphysique que la présence est la forme universelle de la vie
transcendantale : « C'est donc le rapport à ma mort (à ma disparition
en général) qui se cache dans cette détermination de l'être comme
présence, idéalité, possibilité absolue de répétition 53 » . Comme
Derrida l'explique dans l'introduction à La voix et le phénomène,
la phénoménologie husserlienne est une philosophie de la vie qui

48. La voix et le phénomène, op. cit., p. 70.


49. Voir la préface de 1 979 à Le temps et l'autre, Paris, Puf, 1 983, p. 1 0.
50 . Voir l e premier livre d e Levinas, D e l'évasion, Montpellier, Fata Morgana,
1 982.
5 1 . La voix et le phénomène, op. cit., p. 57.
52. Ibid., p. 76.
53. Ibid., p. 60. C'est Derrida qui souligne.
La question de la présence 51

ne voit dans la mort qu'un accident mondain et qui découvre,


comme le fait la métaphysique tout entière, à l'intérieur même de
la vie la possibilité d'une duplication entre deux niveaux d'expé­
rience qui forme la base de la différence entre ego empirique et
ego transcendantaL M ais cela ne veut cependant pas dire que
cette duplication doive être comprise comme une nouvelle forme
de platonisme, car l'ego transcendantal n'est pas un double onto­
logique de l'ego empirique, il demeure au contraire de manière
paradoxale identique à celui-ci, en dépit de sa transcendantalité.
Et cette transcendantalité peut être découverte dans le langage lui­
même, qui, comme Derrida l'affirme, est ce qui semble « unir la vie
et l' idéalité54 » . En 1 962, il avait déjà remarqué que le langage
constituait l'élément même de la réduction, dans la mesure où
il opère une neutralisation spontanée de toute facticité, la parole
étant en elle-même « la pratique d'une eidétique immédiate 55 ».
Mais c e pouvoir d e donner l a mort que possède le langage, qui,
comme D errida le souligne, a déjà été thématisé par Hegel et
les poètes français Mallarmé et Valéry, qui ont été marqués par
l'hégélianisme, n'est que le revers de son pouvoir constitutif par
lequel il ouvre le royaume infini de l'idéalité. En 1 962, Derrida
expliquait que le mot a une valeur idéale parce qu'« il ne se confond
avec aucune de ses matérialisations empiriques, phonétiques ou
,..,. ,.,, "."' ',.,"'"'' "' /� » sont considérées comme également factuelles
et mondaines. En 1 967, la parole et l'écriture ne sont plus mises au
même niveau et il insiste maintenant sur le fait qu'en prononçant
un mot, je m'élève au niveau de son contenu idéal, qui peut être
indéfiniment répété de sorte que la parole apparaît alors comme
le moyen par lequel je peux surmonter ma facticité et ma morta­
lité propres, l'idéalité étant, selon ses propres termes, « le salut ou
la maîtrise de la présence dans la répétition 57 ».

5 4 . Ibid.> p . 9. C'est Derrida qui souligne.


5 5 . L >origine de la géométrie> op. cit.> p. 58.
56. Ibid
57. La voix et le phénomène> op. cit.> p. 8 .
52 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

À partir de là, on pourrait considérer que l'opération d'idéa­


lisation par laquelle le sujet parlant devient en quelque sorte
immortel ne concerne que la structure logique et grammaticale
du langage et non ses manifestations sensibles dans la parole
et l'écriture. Mais l'élément phonétique du langage n'appartient
pas entièrement au sensible, car, comme Saussure l'a montré, il y
a une différence entre le « mot réel » et son « image acoustique » , et
c'est seulement cette dernière, en tant qu'« impression psychique »
qui constitue le signifiant. La différence entre le signifiant et le
signifié ne coïncide donc pas avec la différence entre le sensible
et l'intelligible, de s orte que le signe devient dans sa totalité
une réalité interne. Saussure peut donc à bon droit déclarer que
« sans remuer les lèvres ou la langue, nous pouvons nous parler
à nous-mêmes ou nous réciter mentalement une pièce de vers 58 ».
La possibilité du discours intérieur est ainsi assurée. Mais il faut
cependant préciser que le présupposé est ici la distinction que
fait Saussure entre la langue et la parole, distinction qui peut ne
pas être considérée comme le dernier mot au sujet du l'essence
du langage. Pour Saussure en effet, « les organes vocaux sont aussi
extérieurs à la langue que les appareils électriques qui servent à
transmettre l'alphabet Morse sont étrangers à cet alphabet 5 9 » ,
sorte que pour lui, a u contraire d e Humboldt, l'articulation
sémantique et l'articulation phonétique sont séparées60• Certes
Humboldt aussi comprend le langage sur la base à la fois de la
bouche et de l'oreille, comme le fait Derrida, qui, dans sa lecture de
Husserl, met l'accent sur le fait que « quand j e parle, il appartient
à l'essence phénoménologique de cette opération queje m 'entende
dans le temps que j e parlé1 ». Mais ce qui constitue de manière

58. F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1 9 1 6, p. 98.


Cité par Derrida dans La voix et le phénomène, op. cit., p. 5 1 .
59. Cours de linguistique générale, op. cit. , p . 36.
60. Sur la conception humboldtienne du langage et de la voix, je me permets
de renvoyer aux pages qui en traitent dans mon ouvrage, Dire le temps, Esquisse
d'une chrono-logiephénoménologique, La Versanne, Encre Marine, 1 994, p. 98- 1 07.
6 1 . La voix et le phénomène, op. cit. , p. 87. C'est Derrida qui souligne.
La question de la présence 53

essentielle l e langage, c'est, pour Humboldt, l e phénomène d ' arti­


culation qui requiert la « résonance vivante » de la voix, de sorte
qu'il n'y a pas pour lui de séparation entre langue et parole.
Si de là nous revenons à Husserl, il nous faut reconnaître qu'il
fait une différence stricte entre le processus logique de significa­
tion et le processus mondain de la parole. Comme Derrida le
so uligne, le signifiant, qui est encore une « impression psychique »
pour S aussure, devient pour H usserl un composant non réal
l'expérience vivante, tout comme le signifié, c'est-à-dire le
noèmé2• Par conséquent, il n'est pas nécessaire d'user de mots
réels dans le soliloque, parce que je ne communique rien à moi­
même et je n'ai donc pas à passer par le monde afin d'indiquer
ma pensée à un autre. Mais une telle description du soliloque
n'est valable que sous la présupposition selon laquelle le processus
de pensée n 'implique pas nécessairement la prononciation de
mots, ce qui veut dire que la pure expression existe bel et bien.
Cette description n'est donc valable que pour l'interprétation
phénoménologique de la voix, c'est-à-dire pour la voix phéno­
ménologique, que D errida, dès l'introduction, définit comme
« cette chair spirituelle qui continue de parler et d'être présente à
soi - de s 'entendre - en l'absence du mondé3 », mais non pour la
voix en tant que telle. Heidegger, lui aussi, était encore dans Être
et sous la dépendance de cette conception phénoménolo-
gique du langage lorsqu'il expliquait dans le § 1 8 que le Dasein
« peut découvrir quelque chose comme des "significations", qui,
leur côté, fondent à leur tour, l'être possible de la parole et
du langage » , comme le montre bien l'apostille qu'il a ajoutée par
la suite en marge de cette phrase et qui dit : « Faux. Le langage
n'est pas en surélévation, mais il est le déploiement originel de la
vérité en tant que Là 64• » Le langage dans Être et Temps n'est pas,
comme ce sera le cas plus tard, après le « tournant », un phénomène

62. Ibid., p. 52.


63. Ibid., p. 1 5- 1 6. C'est Derrida qui souligne.
64. M. H eidegger, Sein und Zeit, Francfort, Klostermann, 1 977, GA 2,
p . 8 7 , note 1 .
54 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

originel, mais, selon l'expression husserlienne, un phénomène


« fondé » , dont la fondation ontologique et existentiale doit être
cherchée dans le discours, et la différence que Heidegger fait ici
entre langage (Sprache) et discours (Rede) est analogue à celle que
fait Husserl entre indication et expression.
Mais même là, l'analyse du phénomène de la voix qui prend
place dans les § 55-59 de la deuxième section de Être et Temps
n'est pas comprise, comme c'est le cas dans le soliloque husser­
lien, comme absolue proximité de soi à soi. Il est vrai que la
relation du Dasein à lui-même peut seulement prendre la forme
de la « voix de la conscience » . Et Heidegger insiste à cet égard
sur le fait que cette manière de parler de la voix ou de l'appel
de la conscience n'est nullement une métaphore, précisément
parce qu'il n'est pas essentiel au discours d'être effectivement
prononcé. Le mot allemand Stimme n'a d'ailleurs pas le sens
vocal de la phonè grecque, mais signifie simplement « donner-à­
comprendré5 ». C'est pourquoi la voix et l'appel peuvent être des
modes du discours et non pas seulement du langage, exactement
de la même manière que l'écoute, qui ne veut pas dire d'abord
perception acoustique. Mais la voix insonore de la conscience,
parce qu'elle a le caractère d'un appel, ne peut pas simplement
être comprise sur le mode de la présence à soi immédiate, car un
appel vient lointain et est lancé vers le lointain (aus der Ferne
in die Ferne). La présence à soi du Dasein - et non pas du sujet
transcendantal - ne peut qu'avoir le sens d'une proximité dans
la distance, parce que cette auto-affection qu'est l'expérience
de l'appel de la conscience n'a pas lieu dans l'intimité de la vie
solitaire, mais dans la quotidienneté, c'est-à-dire chez un être
préoccupé par le monde et dont le soi n'est pas pure intériorité,
mais temporalisation, c'est-à-dire différance et différenciation par
rapport à soi. L'étrangeté ou l'altérité ici - die Unheimlichkeit, ce
sentiment de ne pas être chez soi66 - vient du caractère étranger
de la voix qui appelle. Certes, dans l'appel de la conscience, c'est

65. Ibid., p. 27 1 .
66. Ibid., p. 276.
La question de la présence 55

bien l e Dasein lui-même e t non pas u n être transcendant qui


appelle, et l'être qui appelle est en même temps celui qui est appelé.
Mais l'appel advient de manière abrupte et involontaire : « cela »
appelle («Es » ruft)67, et pourtant il ne s'agit pas de l'appel d'un
autre. Cela veut par conséquent dire que la voix qui appelle ne
peut pas provenir de l'intérieur du monde, du Dasein qui dans la
quotidienne est immergé dans un monde familier. Néanmoins,
elle ne vient pas d'un ailleurs situé hors du monde, elle vient
du Dasein en tant que j eté dans le monde dont la relation au
monde n'est pas la familiarité, mais le sentiment de ne pas être
chez lui, à savoir l' angoisse68• La voix qui appelle, étrangère à la
quotidienneté, est cependant amicale, au sens où elle appelle le
Dasein à son pouvoir-être le plus propre69•
La voix et le langage ne sont donc pas pour Heidegger ce qu'ils
sont pour Husserl, à savoir l'élément de l'idéalité. Cela devient
plus évident encore après Être et Temps. Dans une apostille ajoutée
par la suite en marge du § 34, où il est question de la relation
entre discours et langage, Heidegger souligne que « Pour le langage,
l'être-jeté est essentiel70 » . Et dans Acheminement vers la parole,
nous pouvons lire la phrase suivante : « Le rapport d'essence entre
mort et parole jaillit tel un éclair, mais il est encore impensél 1 • »
Pour Derrida, un tel rapport d'essence ne peut exister qu'entre
""'"'.,.-, , .."' et la mort, la complicité entre l'idéalisation et la voix
demeurant « indéfectible » chez Husserl72• Mais en même temps,
il semble bien que ce qui est dit dans La voix et le phénomène au
sujet de la voix phénoménologique est valable pour la voix en tant
que telle. Derrida explique par exemple que dans la voix, le corps
sensible du signifiant « semble s'effacer dans le moment où il se

67. Ibid., p. 275.


68. Ibid., p . 276 e t 1 89.
69. Ibid., p . 1 63.
70. Ibid., p. 1 6 1 .
7 1 . M . Heidegger, Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1976, p. 20 1 .
72. L a voix et le phénomène, op. cit. , p . 84.
56 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

produirl3 », de sorte que l'acte vivant de la parole « ne risque pas


la mort74 ». La différence principale entre la parole et l'écriture
réside cependant dans le fait que, comme le dit Husserl, l' écri­
ture est une « communication devenue pour ainsi dire virtuelle »,
la communication écrite étant p ossible en l'absence de tout
sujet actueF5• Mais pour Husserl l'écriture demeure un moyen
de communication. Pour Derrida, elle devient le « nom courant
de signes qui fonctionnent malgré l'absence totale du sujet par
(delà) sa mort » , la mort de l'écrivain et la disparition de l'objet
qu'il décrivait n'étant pas susceptibles d'empêcher un texte de
« vouloir-dire76 » . Il apparaît clairement ici que même si la parole
implique une altérité à l'égard de soi-même, seule l'écriture peut
réellement être détachée du sujet vivant. En même temps, l'écriture
devient quelque chose de plus général qui concerne aussi la parole
dans la mesure précisément où celle-ci n'est plus considérée dans
une perspective phénoménologique, c'est-à-dire philosophique.
Ceci explique l'apparition soudaine du terme d'« archi-écriture »
à la fin du chapitre consacré à la voix, où Derrida veut montrer,
contre Husserl, que « le s'entendre parler n'est pas l'intériorité
d'un dedans clos sur soi », mais « l'ouverture irréductible dans
le dedans, l'œil et le monde dans la parole77 ».
C'est seulement dans De la grammatologie qu'il deviendra
"'"'' .rl "'• n r
qu'<< il ne s'agit pas de réhabiliter l'écriture au sens
ni de renverser l'ordre de dépendance [entre parole et écriture] 78 » .
L 'archi-écriture inclut par conséquent à l a fois l'écriture a u sens

73. Ibid., p. 86. On pourrait aisément montrer que nous faisons l'expérience
du même phénomène aussi bien dans l'écriture que dans la lecture, du fait que
nous ne visons jamais de manière expresse l'« extériorité » sensible du graphisme
en tant que telle. Cela est vrai même dans le cas de la poésie, dans la mesure où
l'élément sensible, son ou écriture, n'est jamais considéré indépendamment de
son sens. Et cela reste valable pour une écriture non phonétique.
74. Ibid, p. 87.
75. L 'origine de la géométrie, op. cit., p. 84.
76. La voix et le phénomène, op. cit., p. 1 04.
77. Ibid., p. 96.
78. De la grammatologie, op. cit., p. 82.
La question de la présence 57

« étroit » et la parole, dans la mesure où en chacune d'elles nous


trouvons le même mouvement de différance nommé « trace »
ouvre la temporalisation du temps comme « espacemenr79 ».
Derrida indique qu'il continue malgré tout de la nommer simple­
ment « écriture », « parce qu'elle communique essentiellement avec
le concept vulgaire de l'écriture » , lequel « n'a pu historiquement
s'imposer que par la dissimulation de l'archi-écriture80 » . Une telle
décision est lourde de conséquence, car elle aura, en particulier
parmi les soi-disant « derridiens » l'effet d'augmenter l'ambiguïté
du terme d'« écriture » qui est aujourd'hui l'objet d'une « inflation »
pire encore que ce n'était l e cas, comme Derrida l e soulignait,
du mot « langage » en 1 9678 1 • Ce qui ne devrait pourtant pas être
oublié, c'est le fait que les termes de trace et d' archi-écriture ne
peuvent pas être utilisés à titre d'outils conceptuels - et il en va
de même du terme de « différance », qui n'est, explique Derrida,
pas même un mot - parce qu'ils ne peuvent pas être décrits dans
le champ de la métaphysique et demeurent, comme noms d'une
non-origine, totalement « inouïs82 », de sorte qu'« une phénomé­
nologie de l'écriture est impossible83 ».
Car ce qu'implique l'écriture en tant qu'archi-écriture n'est
rien autre que la mort elle-même, dans la mesure où le rapport à la
mort constitue la « structure concrète du présent vivant84 ». Comme
"'"'"�-'H'-! U.'- -'--" '- ·'"'·'''-'-"' dans La voix et lephénomène, si du
vouloir-dire peut fonctionner « à vide » et s'il n'est nul besoin
de recourir à l'intuition pour comprendre un énoncé, comme
le déclare H usserl, cela veut dire que « ma mort est structurel-
nécessaire au prononcé du je » et cela est valable même
en présence d'une intuition pleine et actuelle de moi-même85•

79. La voix et le phénomène, op. cit., p. 96.


80. De la grammatologie, op. cit., p. 83.
8 1 . Ibid., p. l 6 sq.
82. Ibid., p. 95.
83. Ibid., p. 99.
84. Ibid., p. 1 03.
85. La voix et le phénomène, op. cit., p. 1 08. C'est Derrida qui souligne.
58 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

Nous rencontrons par conséquent id l'idée paradoxale que la parole


requiert la mort du sujet parlant, la parole en tant que telle et non
pas seulement l'écriture, et Derrida insiste sur le fait que c'est là
« l'histoire ordinaire du langage », de sorte que « l'anonyme du fe
écrit, l'impropriété du j 'écris » est la situation normale de tout
sujet parlant86• Le langage peut être nommé « écriture », parce que,
comme elle, il implique la mort du locuteur, son absence radicale.
Selon Derrida, si H usserl ne tire pas la même conclusion des
prémisses qui sont celles de sa « grammaire pure logique » en tant
qu'elle est fondée sur le principe de l'indépendance de l'intention
et de l'intuition, c'est parce que « le motif de la présence pleine,
l'impératif intuitionniste et le projet de connaissance continuent
de commander [ . . . ] l'ensemble de la description 87 ».
Il est vrai que la pensée de Husserl demeure prisonnière du
schème de la relation sujet-objet et qu'il continue à définir « le sens
en général à partir de la vérité comme objectivité », ce qui pourrait
effectivement mener « à rejeter dans le non-sens absolu tout langage
poétique transgressant les lois de cette grammaire88 » . M ais le
problème ici, c'est qu'une telle « métaphysique de la présence » n'est
pas le fait des seuls philosophes, mais peut aussi, à l'inverse de ce
que pense Derrida, être le partage des poètes, qui pourraient ne pas
être enclins à renoncer, même lorsqu'ils jouent avec les mots, à dire
quelque chose, et pour lesquels, comme il est dans un poème bien
connu de Stefan George, « Aucune chose n'est, là où manque le
mot89 ». Certes, dans toutes les formes de signification non discur­
sives - et nous pourrions ajouter dans tous les genres d'énoncés
qui ne relèvent pas du logos apophantikos -, il y a « des ressources
sens ne font pas signe vers l'objet possible90 » , mais cela
n'implique pas qu'ils ne se réfèrent pas aux « choses elles-mêmes ».

86. Ibid.
87. Ibid., p. 1 09 .
88. Ibid., p. 1 1 1 .
89. Voir le commentaire que donne Heidegger de ce poème dans Acheminement
vers la parole, op. cit. , p. 205 sq.
90. La voix et le phénomène, op. cit., p. 1 1 1.
La question de la présence 59

Les mots sont ici un moyen de dire une autre sorte de présence que
la présence objective : la présence des choses, qui ne sont pas des
objets, précisément parce qu'elles sont inséparables d'un monde
qui ne peut être décrit ; la présence de ce qui est absent, de ce qui
a été et de ce qui est à venir, qui ne peut être représenté de manière
objective ; la présence de l'être poétique lui-même qui, comme
Heidegger le soulignait, n'est pas déjà « mort », mais au contraire
continuellement en train de mourir91•
Pour Derrida, qui oppose de manière radicale la vie et la mort,
la présence et l'absence, nous sommes depuis toujours et pour
toujours exilés dans le labyrinthe de la représentation sans espoir
de pouvoir j amais en sortir pour accéder au « soleil de la présence » ;
c'est pourquoi, selon lui, nous ne parlons que « pour suppléer
l'éclat de la présence 92 » . S elon la vie doit constamment
composer avec la mort et n'est en tant que telle rien autre que
cette « économie de la mort » qui implique que « tout graphème est
d'essence testamentaire93 » . Mais la relation à la mort peut avoir
un autre sens, qui peut conduire à une autre attitude à l'égard de
l'absence que celle qui tente d'y « suppléer » . Car il est possible de
voir dans la mort, comme le fit Heidegger, l'écrin du rien en même
temps que l'abri l' être94• veut dire qu'en tant que mortels,
nous ne sommes ouverts à la venue en présence du monde que
parce que nous avons un rapport à cette radicale absence qu'est la
mort. Nous avons à la soutenir, non pas à y suppléer - nous avons
même à en témoigner en existant notre mortalité.

9 1 . Cf. M. Heidegger, Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffi, Gesamt­


ausgabe, t. 20, Francfort, Klostermann, 1 979, p. 437-438. Heidegger explique
ici que la véritable définition du Dasein n'est pas le cogito sum cartésien, mais
sum moribundus, le « moribundus » donnant seul son sens au sum. Derrida déclare
au contraire dans La voix et le phénomène (p. 1 06) que l'absence possible de
l'objet du discours, à savoir le moi, impliquée dans l'énoncé je, est l'origine du
sujet transcendantal et explique l'introduction du « ergo sum » dans la tradition
philosophique.
92. La voix et le phénomène, op. cit., p. 1 1 7.
93. De la grammatologie, op. cit., p. 1 00.
94. M. Heidegger, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1 958, p. 2 1 2-2 1 3.
60 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

***

« Métaphysique de la présence » : cela semble être à première


vue une expression heideggérienne, mais nous ne pouvons pas
la trouver comme telle dans l'œuvre de Heidegger. Pour la tentative
derridienne d'élaboration d'une grammatologie95, présence veut
toujours dire « présence pleine » et s'oppose radicalement à absence,
alors que pour la phénoménologie heideggérienne de l'inapparent96
« présence » en régime métaphysique veut dire « présence permanente »
(bestiindige Anwesenheit) et s'oppose à l'événement inapparent de
la venue en présence de ce qui vient en présence (Anwesung des
Anwesenden). Pour tous deux « la métaphysique » implique la déné­
gation de la mort, de l'occultation et de l'oubli sans limites dont
nous émergeons et auxquels nous devons faire retour. Mais pour
Heidegger, la mort est cette limite qui nous octroie notre présence
temporelle dans le monde alors que pour Derrida, la mort est ce
qui met le temps hors de ses gonds et disloque la présence.
Dans le texte qu'il dédie en 2 004 à Ricœur, Derrida rappelle
avec émotion et approbation le jugement que portait Ricœur sur
sa « Mythologie blanche » dans La métaphore vive, où on peut lire
ceci : « Le coup de maître, ici, est d'entrer dans la métaphorique
non par la porte de la naissance, mais si j 'ose dire, par la porte
la mort97• » Ce est peut-être resté à jamais impensé pour
Derrida lui-même, c'est le fait que la porte de la naissance et celle
de la mort sont une et la même.

9 5. Tentative seulement, car, comme Derrida le souligne in fine, il ne peut


y avoir une « science » , c'est-à-dire un logos des gram mai.
96. Cf. M. Heidegger, Questions IV, Paris, Gallimard, 1 976, p. 339.
97. P. Ricœur, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1 975, p. 362. Cf. J . Derrida,
« La parole », Ricœur, op. cit., p. 24. En citant la phrase de Ricœur, Derrida écrit
par erreur « métaphysique » à la place de « métaphorique » lapsus calami des
-

plus significatifs.
PARTIE II

DERRIDA-HUSSERL-HEIDEGGER
III

DÉCONSTRUCTION ET THÉOLOGIE

De nombreux textes ont déjà été consacrés à la question du


rapport entre déconstruction et théologie et déconstruction et reli­
gion, deux questions qui semblent être devenues plus insistantes
chez le « dernier » D errida. Si dans De la grammatologie, livre
publié en 1 967, il mettait en lumière, à la suite de Heidegger,
l'unité du métaphysique et du théologique et affirmait que la
« déconstruction de la présence » devait être aussi celle de l' onto­
théologie, laquelle « détermine le sens archéologique et eschatolo­
gique de l'être comme présence, comme parousie, comme vie sans
différence », « le nom de Dieu » apparaissant ainsi comme celui de
« l'indifférence même 1 » , il semble en aller tout autrement dans les
textes plus tardifs qui abordent de manière directe ces questions.
Le premier d'entre eux, à savoir « Comment ne pas parler »,
date de 1 986, mais elles se verront reprises et développées quelques
années plus tard, principalement en 1 990 dans « Donner la mort »,
en 1 99 3 dans Saufle nom, et en 1 994, dans « Foi et savoir » . C'est
donc ce rapport « indécidable » au théologique et au religieux,
qui ne conduit ni à une an ti théologie de style positiviste, ni à une
réaffirmation en un nouveau sens de la théologie traditionnelle,
qui a suscité, en particulier outre-Atlantique, de nombreux travaux,
du livre, p ublié en 1 984, de M ark Taylor, sur « l' a-théologie

1 . ] . Derrida, De la grammatologie> Paris, Minuit, coll. « Critique » , 1 967,


p. 1 04.
64 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

posnnoderne » de Derrida2, dans lequel la déconstruction est


considérée comme « l'herméneutique de la mort de Dieu » à celui,
paru en 1 997, de John Caputo, dont le titre même « Les larmes et
les prières de Jacques Derrida : religion sans religion 3 » indique qu'il
y est paradoxalement considéré comme un penseur « religieux »,
la déconstruction devant être comprise comme relevant non
d'un savoir, mais d'une foi. Avant donc de tenter d'entrer dans
l'interprétation de ces textes tardifs de Derrida, il s'avère nécessaire
de retracer succinctement la genèse de ces questions concernant
le théologique et le religieux, dont on peut dire qu'elles étaient
déjà présentes dès le départ et dont on peut retrouver la trace
dans les tout premiers textes de Derrida.

***

Avant même que le terme de « déconstruction » ne devienne


l'axe thématique de la pensée derridienne, la question du rapport
entre phénoménologie et théologie avait déjà été abordée dans
la lecture que le j eune Derrida faisait, au cours des années 1 95 0
e t 1 960, de l'œuvre d'Edmund H usserl. Dans l e tout premier
texte qu'il a consacré à ce dernier, son mémoire de maîtrise, le
normalien qu'était en 1 95 4 Derrida notait déjà que Husserl, bien
ait « aucune "intemporalité" 4 » , demeure cepen-
dant prisonnier de la tradition classique, « celle qui comprend la
temporalité sur le fond d'une éternité possible ou actuelle5 » . C'est

2. Mark C. Taylor, Erring : A PostmodernA/Iheology, University of Chicago


Press, 1 984 ; trad. fr. : Errance, lecture de jacques Derrida, un essai d'a-théologie
postmoderne, Paris, Cerf, 1 98 5 .
3. John Caputo, Ihe Prayers and Tears ofjacques Derrida : Religion without
Religion, Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, 1 997. Voir
également les travaux plus récents de Steven Shakespeare, Derrida and Iheology,
Continuum, 2000, et de Kevin Hart, Other Testaments : Derrida and Religion,
Y. Sherwood et K. Hart (dir.), New York, Routledge, 2004.
4. J. Derrida, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl Paris,
Puf, coll. « Épiméthée » , 1 990, p. 1 5 1 , note 1 57.
5. Ibid., p. 4 1 .
Déconstruction et théologie 65

en effet cette appartenance à la tradition classique qui explique


« la profondeur étrange de certaines ressemblances entre les pensées
hégélienne et husserlienné », Husserl étant, tout comme Hegel,
amené à penser le « devenir de l'Absolu 7 » dans le cadre d'une
« histoire absolue et achevée ou d'une téléologie constituant rous
les moments de l'histoire8 » .
C'est dans cette perspective que Derrida évoque brièvement
en 1 962, dans sa longue « Introduction » au petit texte posthume
de Husserl intitulé L 'origine de la géométrie, les fragments, également
posthumes, qui traitent de la question de Dieu9 • La conscience
transcendantale h umaine est en effet considérée p ar H usserl
comme porteuse d'un « Logos absolu » et d'une « Raison téléo­
logique » qui constituent le pôle idéal de son accomplissement
propre. C'est ce qui explique que puisse apparaître l'idée d'une
« divinité transcendantale » qui, bien que située au-delà de l'histoire
constituée, n'est pourtant que « le Pôle pour soi de l'historicité et
de la subjectivité transcendantale historique constituantes 10 ». Il
s'avère alors que pour Husserl la « méta-historicité du Logos divin »,
tout comme celle des idéalités qu'il caractérise, dans Expérience et
jugement, comme « omnitemporelles 1 1 », se confond avec le mouve­
ment même de l'histoire, cette dernière ne pouvant dès lors n'être
comprise que comme « la tradition pure d'un Logos originaire vers
un Telos ». Ce une telle conception pour
laquelle « l'Absolu est le Passage » , c'est que la méthode qu'est la
phénoménologie en tant que théorie de la réduction « n'est pas

6. Ibid., p. 1 2.
7. Ibid., p. 209
8. Ibid., p. 1 85.
9 . E. H usserl, L 'o rigine de la géométrie, traduction et introduction par
J. Derrida, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1 962, p. 1 6 1 .
l O . Ibid. , p . 1 64. C'est Jacques Derrida qui souligne.
1 1 . Cf. E. H usserl, Expérience et jugement, trad. D. Souche, Paris, P uf,
coll. « Épiméthée>>, 1 970, § 64 c, p. 3 1 5-3 16, où Husserl affirme que la supra­
temporalité des objectivités d'entendement signifie omni-temporalité, laquelle
est bien un mode de la temporalité.
1 2. L 'origine de la géométrie, op. cit., p. 1 65 .
66 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

la préface neutre ou l'exercice préambulaire d'une pensée, mais la


pensée elle-même dans la conscience de son historicité intégrale 13 ».
C'est cette même question du rapport entre l'absolu et l'histoire
que pose Derrida dans le cours intitulé « Méthode et Métaphysique »
qu'il fit pendant l'hiver 1 962- 1 963 à la Sorbonne, où il était assis­
tant, au moment même où paraissait sa traduction, accompagnée
d'une longue introduction, de ce texte tardif de Husserl qu'est
L 'o rigine de la géométrie14• Il y évoquait les figures de Parménide,
penseur du chemin, de Platon, penseur de l'idée méta-méthodo­
logique du Bien, et plus longuement, de Descartes, philosophe de
la méthode, de Spinoza auquel s'oppose Descartes, et, pour finir,
de H egel , c'est-à-dire de celui qui renonce aux infinitismes
classiques en révélant leur historicité de sorte que pour lui l'his­
toire elle-même devient méthode. Je cite : « La méthode devient
avec Hegel le logos lui-même. L'itinéraire vers la vérité n'est ni
humain, ni extrinsèque et statique en Dieu. Car Dieu n'est pas
passif, il est en mouvement, il est la vie. Le chemin vers la vérité
n'est ni hors ni dans la vérité. Il est la vérité se faisant. C'est là
l'évidence fondatrice de la Phénoménologie de l'esprit». Derrida
en concluait, comme dans son mémoire de maîtrise, qu'il y a
une « complicité profonde entre la philosophie de Hegel et celle
de Husserl » . On peut en effet dire que, dans le savoir absolu,
m1:enttl<)nJJ.alné se voit résorbée. Le cours se terminait sur ces
mots : « L'intentionnalité est-elle ou non un fait irréductible ?
Il s'agirait alors d'interroger la philosophie de Husserl au niveau
de la problématique de Dieu. »
Le cours suivant, celui du printemps 1 963, s'intitulait préci­
sément « Phénoménologie, théologie et téléologie chez Husserl » ,
e t D errida commençait p ar y souligner q u e pendant la plus
grande partie de l'itinéraire husserlien, Dieu n'est nommé que
comme index ou comme prétexte à confirmer la légitimité de
la phénoménologie, de sorte qu'il s'agit de comprendre comment

1 3. Ibid. , p. 1 66. C'est Jacques Derrida qui souligne.


14. Je cite les cours de cette année universitaire 1 962-1 963, auxquels j 'avais
assisté en tant qu'étudiante, à partir des notes prises alors.
Déconstruction et théologie 67

et pourquoi le thème de Dieu devait peu à peu réapparaître


et s'imposer à la pensée husserlienne, non de l'extérieur, mais au
contraire sans rupture avec la projet initial de la phénoménologie.
Après avoir longuement analysé le sens de la réduction de Dieu
dans la première phase de la phénoménologie telle que Husserl la
présente dans le premier volume des Idées directrices, en particulier
dans le fameux § 43, qui détermine comme « absurde » la concep­
tion d'un Dieu qui « possèderait naturellement la perception de
la chose en soi qui nous est refusée à nous, êtres finis 15 » , Derrida
en était venu à la période des années 1 920, celle d'une deuxième
phase de la phénoménologie, dans laquelle le concept de Dieu
se voit modifié.
Il est déjà apparu clairement, au niveau des Idées directrices
1 9 1 3, que Dieu n e peut p as être conçu comme un être
transcendant, déterminant de manière extérieure la conscience,
et qu'il ne peut pas non plus être considéré comme un Dieu
créateur, puisqu'il est soumis aux mêmes lois eidétiques que les
êtres finis. Derrida citait alors ce passage de la conférence que
Husserl a prononcée à Vienne en mai 1 93 5 sous le titre « La crise
de l'humanité européenne et la philosophie », où il affirme que
le concept de Dieu implique, du côté de l'homme, que son sens
d'être et de valeur soit éprouvé comme une exigence interne
absolue 16• Derrida en concluait que si la conscience découvre ainsi
Dieu en elle-même, et non comme son dehors, cette dimension
ou cette profondeur divine de la conscience n'est autre que le
transcendantal lui-même. Il faut donc parler id de « déité » plutôt
que de Dieu, car il s'agit de reconnaître son sens avant même
d'affirmer son être. Selon Derrida, ce thème de la déité est lié à
celui de l'objectivité idéale, du fait que la conscience qui constitue
un tel objet fait affleurer le divin en elle-même. Il doit également
être mis en relation avec ce que Husserl nomme « idée au sens

1 5. E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricœur,


Paris, Gallimard, 1 950, p. 1 3 8- 1 39.
1 6. E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie trans­
cendantale, trad. G. Granel, Paris, Gallimard, 1 976, p. 37 1 .
68 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

kantien 17 », cette idée d'un infini non pas actuel, mais d'un « à
l'infini » , c'est-à-dire de l'ouverture d'un horizon dans lequel tout
se donne comme pouvant être l'objet d'une détermination infinie,
Dieu apparaissant dans cette perspective comme l'ouverture et la
fin de l'histoire, son horizon. Il doit enfin et surtout être mis en
relation avec l'intersubjectivité, avec la communauté des monades,
Dieu ne pouvant pas être une monade absolue, mais le telos que
les monades posent elles-mêmes comme fin et valeur, Husserl
allant j usqu'à affirmer, dans un manuscrit que citait Derrida,
que « Dieu mourrait si tous les hommes mourraient ». Le cours
se concluait sur ces paroles du vieil Husserl rapportées par Edith
Stein : « La vie de l'homme n'est rien d'autre qu'un chemin vers
Dieu. J'ai tenté de parvenir au but sans la théologie, ses preuves
et ses méthodes ; en d'autres termes j'ai voulu atteindre Dieu sans
Dieu 18 » , paroles dans lesquelles Derrida voyait la reconnaissance
par H usserl d'une inséparabilité de la méthode et de la méta­
physique, de l'infi n i et de l'intentionnalité.

***

Déjà en 1 954, Derrida affirmait que la philosophie de Husserl,


qui obéit à « un rationalisme et à un idéalisme foncier » en appelait
à « une explicitation radicale qui sera toute une conversion 19 » .
Cette « conversion » v a prendre la forme d'une déconstruction,
terme qui fait son apparition en 1 967 dans La voix et le phénomène,
cette Introduction au problème du signe dans la phénoménologie
de Husserl comme le précise le sous-titre, que Derrida considère
alors comme « l' essai auquel [il] tien [t] le plus » et qui « viendrait
en premier lieu » , car « s'y pose [ . . . ] un point [ . . . ] décisif», à
savoir la question du privilège donné à la « présence à soi dans

17. Cf. Idées directrices, op. cit., § 83, p. 28 1 .


1 8 . Cf. E . Stein, Par une moniale française, Paris, Seuil, 1 954, p . 1 13, cité
par R. Toulemont, L 'essence de la société chez Husserl, Paris, Puf, 1 962, p. 303.
19. Le problème de la genèse, op. cit., p . 4 1 .
Déconstruction et théologie 69

la parole dite vive20 » . Ce qu'il s'agit alors de « déconstruire » ,


contre Husserl, c'est « la transcendance » d e l a voix21 , en même
temps que la différence entre signifiant et signifié, présence simple
et représentation 22• Mais c'est dans la première partie de De la
grammatologie, texte qui fut écrit en 1 96 5 , que Derrida précise
qu'il faut comprendre « la dé-construction » non comme « démo­
lition », mais comme « dé-sédimentation 23 », attestant par là qu'il
emprunte ce terme non seulement à Heidegger et à son projet de
« destruction de l'histoire de l' ontologie24 », mais aussi à Husserl et
à l'entreprise qui est la sienne dans son dernier livre, Expérience
et jugement, à savoir celle d'une généalogie de la logique qui a
pour but d'exhumer, sous « les dépôts d'opérations subjectives25 »
qui donnent au monde son sens actuel, la source originaire sur
laquelle il est fondé et qui n'est autre que ce qu'il nomme « expé­
rience antéprédicative26 » . C'est à ce sujet que Husserl utilise le
terme d'Abbau, que la traductrice rend par « démantèlement » ,
des idéalisations scientifiques, e n vue d e faire retour à leur source
originaire, qui n'est autre que la doxa, qui se voit par là légitimée,
à l'encontre de toute la tradition philosophique, comme le domaine
ultime et originel où la connaissance scientifique puise son sens27•
C'est dans un sens analogue que Heidegger comprend ce qu'il
nomme dans Être et Temps « destruction » , dont il précise bien
pas le sens négatif d'un ou d'une liquidation
{Abschüttelung) de la tradition ontologique, mais bien celui d'une
élimination (Abliisung) des revêtements (Verdeckungen) qu'elle

20. ] . Derrida, « Implications » (entretien avec Henri Ronse, 1 967), Positions,


Paris, Minuit, coll. Critique, 1 972, p. 1 3 .
2 1 . J. Derrida, La voix e t le phénomène. Introduction a u problème du signe
dans la phénoménologie de Husserl, Paris, Puf, coll. « Épiméthée » , 1 967, p. 58.
22. Ibid., p . 57-58.
23. De la grammatologie, op. cit., p. 2 1 .
24. M . Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1 963, § 6 , p. 1 9.
25. Expérience etjugement, op. cit., § 1 1 , p. 56.
26. Ibid., § 6, p. 30.
27. Ibid. , § 10, p. 55 et 53.
70 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

a accumulés avec le temps28• Heidegger n'utilise pas ici le terme


d'Abbau, déconstruction, mais il apparaîtra dans le cours qu'il fera
au cours de la même année 1 927 sur Les problèmesfondamentaux
de la phénoménologie, lequel ne sera publié qu'en 1 97 5 29, de même
que dans les cours suivants, ceux des années 1 928 et 1 929- 1 93 0 30•
On trouve cependant ce terme dans des textes dont Derrida a pu
prendre connaissance au cours des années 1 960. C'est le cas de la
conférence prononcée par Heidegger en 1 9 5 5 à Cerisy sous le titre
Qu 'est-ce que la philosophie ? dont le texte a paru en 1 95 6 et a été
traduit en français en 1 957, et où Heidegger rappelle que dans Être
et Temps « Destruction ne signifie pas anéantissement (Zerstoren),
mais démantèlement (Abbauen), déblaiement (Abtragen) et mise
à l'écart (Aufdie-Seite-stellen3 1 » . Mais c'est sans doute dans le texte
paru en 1 95 6 et intitulé « Contribution à la question de l'être »
- texte capital pour Derrida puisque Heidegger « n'y laisse lire
le mot "être" que sous une croix », « rature » dans laquelle il voit la
« dernière écriture d'une époque », qui « dé-limite l' onto-théologie,
la métaphysique de la présence et le logocentrisme32 » - qu'il l' a sans
doute trouvé, dans un passage où Heidegger déplore la « mécom­
préhension superficielle de la Destruktion exposée dans Sein und
Zeit» qu'il s'agissait de comprendre comme la « Dé-construction
(Abbau) de représentations banales et vides » afin de « regagner les
épreuves l'être qui sont à l'origine de la métaphysique33 ».

28. Sein und Zeit, op. cit., § 6, p. 22.


29. M. Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad.
J.-F. Courtine, Paris, Gallimard, 1 98 5 , § 5 , p. 4 1 .
3 0 . Cf. M . Heidegger, Metaphysische Anfangsgründe der Logik, G A 26,
Francfort, Klostermann, 1 978, p. 27 (cours du semestre d'été 1 928) , et Die
Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, Francfort, Klostermann, 1 978 (cours
du semestre d'hiver 1 929- 1 930), § 60, p. 37 1 .
3 1 . M . Heidegger, Qu 'est-ce que la philosophie?, trad. K. Axelo s et J . Beaufret,
Paris, Gallimard, 1 957, p. 38. Précisons que Derrida n'était pas présent à la
décade de Cerisy consacrée à Martin Heidegger en août 1 9 5 5 .
3 2 . De la grammatologie, op. cit., p . 3 8 .
3 3 . M. Heidegger, « Contribution à l a question de l'être )), trad. G. Granel,
Questions I, Paris, Gallimard, 1 968, p. 240.
Déconstruction et théologie 71

Certes, l a déconstruction derridienne n e répond nullement à


la définition que donne Heidegger de la déconstruction, en tant
que celle-ci a pour b ut de reconduire, comme le disait déjà le
§ 6 de Être et Temps, « aux expériences originelles dans lesquelles
furent conquises les premières déterminations de l'être qui demeu­
rèrent par la suite directrices 34 », ne serait-ce que parce que le
concept d'expérience, qui, comme Derrida le souligne dans De
la grammatologie, « a toujours désigné le rapport à une présence »
doit être lui-même soumis à la déconstruction35 • Mais aussi parce
que, dès cette époque, et bien que Levinas ne soit cité qu' une
seule fois dans l'essai de 1 96736, c'est la « critique de l'ontologie »
et le concept de « trace » de ce dernier qui vont devenir l'horizon
déterminant de la pensée derridienne. Dans le long essai qu'il
lui a consacré en 1 964 sous le titre « Violence et métaphysique »,
Derrida soulignait en effet déjà que l'on trouve chez Levinas une
manière de comprendre l'expérience qui relèverait alors d'une
métaphysique comprise comme « méta-théologie, méta-ontologie,
méta-phénoménologie37 » , comme « passage et sortie vers l'autre »
en « ce qu'il y a de plus irréductiblement autre : autrui 38 », comme
« rencontre de l'absolument-autre 39 » . Cette rencontre, qui n'a
pas « la forme du contact intuitif», mais « celle de la séparation »,
celle d'un « au-delà » qui est cependant «présent» mais comme
« trace », le caractère « eschatologique » de l'expérience
« par origine et de part en part, avant tout dogme, toute conver­
sion, tout article de foi ou de philosophie40 ». Car il ne faut pas
tromper, « l'eschatologie messianique dont s'inspire Levinas » ,
Derrida l'affirme, n e se développe n i comme une théologie, ni
comme une mystique, ni comme une religion, mais « veut se

34. Sein und Zeit, op. cit, p. 22. Je souligne.


3 5 . De la grammatologie, op. cit., p. 89.
36. Ibid., p. 1 03.
37. J. Derrida, « Violence et métaphysique. S ur la pensée d'Emmanuel
Levinas », L ëcriture et la difforence, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1 967, p. 1 27.
38. Ibid., p. 1 23.
39. Ibid., p. 1 40.
40. Ibid., p. 1 4 1 - 1 42. C'est Jacques Derrida qui souligne.
72 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

faire entendre dans un recours à l'expérience elle-même4 1 » . Derrida


montre néanmoins que la métaphysique de Levinas présuppose
encore la phénoménologie transcendantale qu'elle veut mettre en
question du fait que, la forme irréductible de toute expérience
étant l' égoïté, cet a priori subjectif précède l'être de tout ce qui
est pour moi, y compris Dieu. Le texte auquel il fait référence
ici est un passage de Logique formelle et logique transcendantale
où H usserl affirme que « Dieu, lui aussi, est pour moi ce qu'il
est de par ma propre effectuation de conscience » , ce qui ne veut
cependant pas dire que « j 'invente et que je fais cette transcendance
suprême42 ». On retrouve id l'idée que, avant tout discours sur
Dieu, la divinité de Dieu, tout comme l'altérité infinie de l'autre,
doit avoir un sens pour un ego en général. Il s'agit donc bien de
tenir compte du « pouvoir de résistance aux critiques de Levinas »
du discours husserlien, mais la légitimité de sa mise en question
de la phénoménologie transcendantale n'en paraît cependant pas
moins radicale à Derrida 43, qui semble prêt ici à suivre la ques­
tion ainsi posée par Levinas, « dans l'inversion de la dissymétrie
transcendantale » par laquelle l'autre devient antérieur au même,
à la philosophie elle-même44• On trouve donc déjà ici, en 1 964,
la matrice de cette pensée du « messianique sans messianisme »,
.....JJlU ... comme « pensée de l'autre et de l'événement à venir » ,
, ... .._.,.._

et comme « structure » l'expérience qu'il commencera


à développer, près de trente ans plus tard, dans Spectres de Marx45•

***

4 1 . Ibid., p. 123. C'est Jacques Derrida qui souligne.


42. E. Husserl, Logiqueformelle et logique transcendantale, trad. S. Bachelard,
Paris, Puf, coll. « Épiméthée » , 1 957, p. 336.
43. Ibid., p. 1 94, note 1 .
44. L ëcriture et la différence, op. cit., p . 1 94 et 1 96.
4 5 . Voir J. Derrida, Spectres de Marx. L 'Etat de la dette, le travail du deuil et
la nouvelle Internationale, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1 993,
p. 1 02, 1 1 2 et 266.
Déconstruction et théologie 73

Il n'en demeure pas moins que Derrida ne peut développer sa


propre conception de la déconstruction que sur la base de celle
de Heidegger dans le sillage duquel il se situe, lorsqu'il déclare par
exemple que déconstruire la philosophie, ce serait faire la généalogie
de ses concepts de la manière la plus intérieure, mais en même
temps à partir d'un certain dehors46, et également lorsqu'il rappelle
que Heidegger a dû se servir du langage de la métaphysique au
moment même où il entreprenait de la déconstruire47• Il souligne
avec pertinence que, dès 1 935, dans l'Introduction à la métaphysique,
Heidegger « renonce au projet et au mot d' ontologie48 » , puisqu'il
s'agit alors pour lui de penser le retrait de l'être, son occultation
dans l'apparition même de l'étant, base sur laquelle seule il peut
être question d'une « histoire de l'être », la détermination de l'être
comme transcendant et l'ouverture de l'ontologie fondamentale
dans Être et Temps n'ayant été que des moments certes « nécessaires
mais provisoires49 ». Il est donc nécessaire de «passer par la ques­
tion de l'être, telle qu'elle est posée par Heidegger et par lui seul,
à et au-delà de l' onto-théologie 50 » pour accéder à la pensée de la
trace, c'est-à-dire à celle d'un au-delà de l'être.
Ce concept de trace qui, dans De la grammatologie, sert de base
à son propre concept d'écriture, Derrida l'emprunte à Levinas,
qui, dans « La trace de l'autre », esquisse déjà toute une pensée de
,,.. ,., .-. , .."" -' . Derrida indique que le choix de ce terme lui a
été imposé par des discours contemporains, mais le premier nom
qu'il mentionne, avant ceux de Nietzsche et Freud, est celui de
Levinas, dont il rappelle la définition qu' il en donne : « rapport
à l'illéité comme à l'altérité d'un passé qui n'a jamais été et ne

46. Positions, op. cit., p. 1 5.


47. Ibid., p. 1 9.
48. De la grammatologie, op. cit., p. 36.
49. Ibid.
50. Ibid. C'est Jacques Derrida qui souligne.
,

5 1 . Rappelons que Derrida précisait bien en note dans « Violence et méta­


physique » qu'il n'avait pu faire que de brèves allusions au texte de Levinas
intitulé « La trace de l'autre », paru en septembre 1 963, soit au moment o ù
Derrida achevait d'écrire son essai.
74 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

peut jamais être vécu dans la forme, originaire ou modifiée, de la


présence52 » . Dans « La trace de l'autre » , Levinas insistait en effet
sur le fait que l'emploi du pronom « Il », qui désigne « l'absolument
Absent » dans son passé irréversiblement révolu, renvoie à « toute
l'énormité, toute la démesure, tout l'Infini de l'absolument autre,
échappant à l'ontologie 53 ». Et il en concluait, invoquant Plotin
et sa conception de la procession à partir de l'Un, que « seul un
être transcendant le monde peut laisser une trace 54 » . Car si la
trace peut certes devenir un signe prenant place dans le monde et
renvoyant par là à une signification, elle n'est en elle-même que
« le passage de celui qui a délivré le signe » et qui a ainsi « dérangé
l'ordre d'une façon irréparable » , et en tant que telle, elle ne
révèle ni ne dissimule rien, car « être en tant que laisser une trace,
c'est passer, partir, s'absoudre55 ». Levinas ne recule pas en effet
devant l'emploi du mot « être » pour parler de l' illéité. Ne définit­
il pas en effet la trace comme « l' indélébilité même de l'être, sa
toute p uissance à l'égard de toute négativité, son immensité
incapable de s'enfermer en soi et en quelque sorte trop grande
pour la discrétion, pour l'intériorité, pour un Soï56 » ? C'est en
consonance avec cette conception de la trace que Derrida pourra
définir ce qu'il nommera lui-même, pour l'arracher à l'ordre de la
présence et de l' étance, « archi-trace57 », c'est-à-dire « l'ouverture de
la première extériorité en général, rapport du vivant
à son autre et d'un dedans à un dehors 58 » . Mais ce dehors, cette
extériorité, ce sont celles de l'autre, de celui qui est radicalement
transcendant au monde et qui ne se montre que par sa trace et que

52. De la grammatologie, op. cit., p. 1 03 .


5 3 . E. Levinas, E n découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Paris,
Vrin, 1 967, p. 1 99.
54. Ibid., p. 20 1 .
5 5 . Ibid., p. 200. C'est Emmanuel Levinas qui souligne.
56. Ibid.
57. De la grammatologie, op. cit., p. 90.
58. Ibid., p. 1 03.
Déconstruction et théologie 75

Levinas n'hésite pas à nommer, à la fin de « La trace de l'autre »,


« le Dieu révélé de notre spiritualité j udéo-chrétienne59 ».
Il est évident que l'entreprise qui est celle de Derrida en 1 967,
à savoir la constitution, sous le nom de « grammatologie » , d'une
science ou d'une philosophie de l'écriture, ne se donne pas pour
présupposé la tradition j udéo-chrétienne. D errida prend en
effet soin de préciser qu'il s'agit pour lui de donner à la notion
de trace, en l'accordant à une « intention heideggérienne » et en
la détachant donc « de la pensée de Levinas » , la signification
de « l'ébranlement d'une ontologie qui [ . . . ] a déterminé le sens
de l'être comme présence et le sens du langage comme continuité
pleine de la parolé0 ». La déconstruction, telle qu'il la comprend,
a pour enjeu l'ébranlement de l' onto-théologie et de la métaphy­
sique de la présencé 1 , et c' est parce qu'elle ébranle « les sécurités
de l' onto-théologie », c'est-à-dire de la détermination de Dieu
comme étant suprême et logos abs olu, et qu'elle contribue
à « disloquer l'unité de sens de l' être 62 », qu'il est nécessaire
de passer par la pensée heideggérienne de l'être, pour en venir à
reconnaître que l'être n'est pas un signifié transcendantal, comme
l'implique la notion de différence ontico-ontologique, mais une
trace signifianté3• Par la pensée de la non différence entre signifié
et signifiant, ce qu'il nommera par la suite « différance » , il s'agit
pour Derrida d'aller plus loin encore que Heidegger dans sa
critique de l' onto-théologie, dans l'époque de laquelle ce dernier
est encore retenu, dans la mesure où le logocentrisme, c'est-à­
dire la subordination du signifiant au signifié, de l'écriture au

59. En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 1 03.


60. De la grammatologie, op. cit., p. 1 03.
61. Ibid., p. 73.
62. Ibid., p. 3 5-36.
63. Ibid., p. 38. Le « second » Heidegger ne manquera d'ailleurs pas lui­
même de considérer la différence ontologique, parce qu'elle peut conduire à la
représentation de l'être comme un étant, comme une « impasse nécessaire ».
Voir à ce sujet, M. Heidegger, « Les séminaires du Thor » ( 1 969) Questions IV,
Paris, Gallimard, 1 976, p. 63-64.
76 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

langage parlé, n'est pas « tout à fait absent » de sa penséé4• Ce


qu'il s'agit alors de déconstruire, c'est donc bien le théologisme
de la tradition métaphysique, lequel « a constitué l'obstacle majeur
de toute grammatologie65 » . Toutes les théologies infinitistes
sont en effet des logocentrismes, affirme ici Derrida, car « Seul
l'être infini peut réduire la différence dans la présence » et « Seul
l'infini positif peut lever la trace, la "sublimer" 66 » , et c' est dans la
philosophie de Hegel, cette « théologie du concept absolu comme
logos 67 » où a lieu cette sublimation ou A ujhebu ng de la trace, que
cette essence foncièrement théologique du logocentrisme apparaît
en pleine lumière.
On comprend à partir de là qu' il s'agit pour Derrida, de
faire porter la dé-construction sur la métaphysique logocentriste
et son concept d' epistémè, c'est-à-dire sur la totalité de la tradition
philosophiqué8, dans un geste analogue à celui de Levinas, mais
aussi à celui de Heidegger, qui a prononcé en 1 964 une confé­
rence précisément intitulée « La fin de la philosophie et la tâche
de la penséé9 » . Derrida conclut en effet la première partie de
son essai de 1 967 en affirmant qu'une pensée de la trace « doit
aussi pointer au-delà du champ de l' epistémè » , de sorte qu'appa­
raissent les limites du projet poursuivi ici, celui d'une science de
l'écriture, d'une grammato-logie, c'est-à-dire d'une pensée encore
« murée dans la présence70 ». Comme il le précise bien dans Positions,
« il n'a jamais été question d'opposer un graphocentrisme à un
logocentrisme », car « on ne s'installe jamais dans une transgression,
on n'habite jamais ailleurs » , de sorte que « De la grammatologie
n'est pas une défense et une illustration de la grammatologie » ,

6 4 . Ibid., p . 23
65. Ibid., p. 1 1 2.
66. Ibid., p. 1 04.
67. Ibid.
68. Ibid., p. 68.
69. M . Heidegger, « La fln de la philosophie et la tâche de la pensée », trad.
J. Beaufret et F. Fédier, Questions IV, op. cit. , p. 1 12 sq.
70. Ibid., p. 1 42.
Déconstruction et théologie 77

mais « le titre d'une question7 1 ». Il n'en demeure pas moins, que,


même prise dans la clôture de la métaphysique, une clôture qui
« nefinira peut-être jamais » , la déconstruction y produit « la faille
par laquelle se laisse entrevoir, encore innommable, la lueur de
l'outre-clôture72 » . Cette lueur, à n'en pas douter, ce n'est pas
pour Derrida celle de la pensée heideggérienne de la « clairière »
de l'être, qui, sous le nom d' Ereignis, rompt décisivement avec
l'idée qui a commandé toute l'histoire occidentale, celle de l'être
pensé comme absolu c'est-à-dire de ce qui n'entretient de lien
avec aucune autre chose -, au profit de celle d'une co-apparte­
nance de l'être et de l'homme73, et donc d'une finitude propre à
l'être lui-même. C'est plutôt celle, obscure, et même ténébreuse,
de cet « Autrement qu'être » qui rend seul possible la pensée de
la trace « où se marque le rapport à l'autre », lequel « se présente
dans la dissimulation de soi » , et dont il faut bien reconnaître que
« le "théologique" » constitue « un moment déterminél4 » .

***

Il ne faut donc pas s'étonner de voir réapparaître par la suite,


dans l'œuvre de Derrida, la question du rapport entre la pensée
de la trace et de la différance et la théologie. Non certes la théo-
[raau:lOnneue, pour D ieu est l'étant suprême, mais
la théologie dite « négative » qui en constitue pour ainsi le revers
et qui consiste à insister plus sur ce que Dieu n'est pas que sur ce
que Dieu est. Derrida avait dû, déjà dans sa conférence de 1 968
sur « La différance », préciser que lorsqu'il dit que la différance
n'est pas, son discours ne relève pas de la théologie, et « pas même
de l'ordre le plus négatif de la théologie négative, celle-ci s'étant
toujours affairée à dégager, comme on sait, une supra-essentialité

7 1 . Positions, op. cit., p. 2 1 -22.


72. De la grammatologie, op. cit., p. 25. C'est Jacques Derrida qui souligne.
73. Cf. M. Heidegger, « Identité et Différence » , trad. A. Préau, Questions 1,
op. cit., p. 264 .
7 4. De la grammatologie, op. cit., p. 69.
78 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

par-delà les catégories finies de l'essence et de l'existence, c'est­


à-dire de la présence75 ». D errida affirmait alo rs, de manière
catégorique : « La différance est non seulement irréductible à
toute réappropriation ontologique ou théologique - onto-théo­
logique - mais, ouvrant même l'espace dans lequel l' onto-théo­
logie - la philosophie produit son système et son histoire, elle
la comprend, l'inscrit et l'excède sans retour76 » . C'est pourtant ce
risque impliqué par une pensée de la trace et de la différance, celui
d'une « interminable "théologie négative" 77 » que Derrida choisit
d'affronter directement en 1 986 dans sa conférence de Jérusalem,
« Co mment ne pas parler », dont le sous-titre, « Dénégations »,
fait signe vers son titre anglais How to Avoid Speaking, comment
éviter de parler, c'est-à-dire « retarder le moment où l'on devra
bien dire quelque chose et peut-être avouer, livrer, confier un
secrerl8 ». Ce secret, c'est que, bien qu'il affirme catégoriquement
que ce qu'il écrit ne relève pas de la « théologie négative », il avoue
avoir cependant toujours été « fasciné » par ce que recouvre cette
dénomination 79•
après avoir refusé s'inscrire dans le sillage de la théo-
logie négative en raison de la « surenchère ontologique de l'hyper­
essentialité » à l'œuvre aussi chez Denys l'Aréopagite que
chez Eckhart80 et avoir affirmé que la pensée de la différance
a peu d'affinité avec une apophatique qui tend vers
« l' union silencieuse avec l'ineffable 8 1 », il n'en reste pas moins
que la via negativa dans son moment chrétien « a l 'intérêt de
définir un au-delà qui excède l'opposition entre l'affirmation et

75. J. Derrida, Marges. De la philosophie, Paris, Minuit, coll. « Critique »,


1 972, p. 6.
76. Ibid
77. J. Derrida, « Hors livre », La dissémination, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel »,
1 972, p. 1 1 .
78. J. Derrida, « Comment ne pas parler. Dénégations », Psyché, Inventions
de l'autre, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1 987, p. 549.
79. Ibid., p. 545.
80. Ibid. , p. 54 1 .
8 1 . Ibid. , p . 544.
Déconstruction et théologie 79

la négation 82 » , de sorte qu'il faut reconnaître à l'hyper-essentialité


de Dieu la valeur ambiguë d'un « plus d'être » et d'un « plus que
l'être » . C'est ce qui constitue l' a-topie de Dieu, « qui n'est rien
parce qu'il a lieu, sans lieu, au-delà de lëtre83 ». Quant au discours
apophatique lui-même, même s'il ne dit rien, il a lieu, et il ne
peut nommer Dieu que parce ce dernier est, comme le souligne
Denys l'Aréopagite, celui « qui accorde d'abord le pouvoir de
parler et de bien parler » , de sorte qu'il faut reconnaître que ce
que dit le nom de Dieu, c'est « la trace de ce singulier événement
qui aura rendu la parole possible avant même que celle-ci ne
se retourne, pour y répondre, vers cette première ou dernière
référence84 » . Derrida retrouve ici la pensée levinassienne de la
trace, celle d'une injonction venue de l'autre et d'un « passé qui
n'a j amais été présent et reste donc immémorable85 », tout en
précisant cependant que la distinction entre une cause finie et
une cause infinie de la trace est ici secondaire.
Car la pensée de la trace est ici mise en rapport avec un
pensée que l'on trouve chez le dernier Heidegger, celui
du « langage qui a commencé sans nous, en nous avant nous »
et que, selon Derrida, « la théologie appelle Dieu86 » . C'est en
effet à la pensée de Heidegger que Derrida consacre la fin de sa
conférence, après avoir analysé les paradigmes grec et chrétien
la - à savoir la khôra platonicienne, dans
laquelle il voit la référence à un « tout-autre » , « étranger à l'ordre
de la présence et de l' absence87 » et la pensée, chez Maître Eckhart,
d'un « Dieu [ ] sans nom » et même d'un « Non-Dieu88 » - et
. . .

82. Ibid. , p. 5 52.


83. Ibid. , p. 5 58-5 59. C'est Jacques Derrida qui souligne.
84. Ibid. , p. 560. C'est Jacques Derrida qui souligne.
8 5 . Ibid. , p. 56 1 .
86. Ibid. , Cf. M . Heidegger, Acheminement vers la parole, trad. F . Fédier,
Paris, Gallimard, 1 976, p. 254 : « L'être humain n'est capable de parler que dans
la mesure où, appartenant à la Dite (Sage), il lui prête écoute afin de pouvoir,
disant à sa suite, dire un mot ».
87. Ibid. , p. 570.
88. Ibid. , p. 583.
80 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

avoir décidé, dénégation finale, de ne pas parler « des mouvements


apophatiques dans les traditions j uive et arabe89 », alors même
que la voie de la théologie négative s'y trouve pour ainsi dire
pré-tracée, tout particulièrement dans le j udaïsme qui ne nomme
Dieu que par un nom imprononçable, de manière à préserver
sa foncière ineffabilité. Pour Derrida en effet, il n'y a pas de
différence entre « écrire être, cet être qui n'est pas, et écrire Dieu,
ce Dieu dont Heidegger dit aussi qu'il n'est pas » , de sorte qu'il
n'y aurait pas de « différence entre écrire une théologie et écrire
sur l'être, de l'être, comme Heidegger n'a cessé de le faire90 » .
Affirmation que Heidegger contesterait sans aucun doute, lui
qui dit dans la Lettre sur l'humanisme, ce que Derrida lui-même
rappelle, que l'être n'est ni Dieu ni un fondement du monde9 1
et que ce n'est qu'à partir de la vérité de l'être que peut être
pensé et dit ce que doit nommer le mot « Dieu92 ». La nomina­
tion de Dieu présuppose en effet pour Heidegger l'éclaircie du
monde, qui forme le centre du Geviert, du Quadriparti, auquel
renvoie la croix par laquelle Heidegger barre le mot être, le divin
ne formant qu'une des contrées du monde et n'en étant donc
nullement le centre93•
Ce qui importe en effet pour Heidegger, c'est de dénoncer cette
« contamination » l'idée de Dieu par la logique qui a conduit à
voir en ce un une causa sui, afin de
parvenir, en laissant derrière soi le dieu des philosophes comme

89. Ibid. , p. 5 84.


90. Ibid. , p. 592. C'est Jacques Derrida qui souligne.
9 1 . M. Heidegger, Lettre sur l'humanisme, trad. R. Munier, Paris, Aubier
Mont�gne, 1 964, p. 77.
92. Ibid., p. 1 3 5 .
9 3 . M. Heidegger, « La chose » ( 1 950) , Essais et conflrences, trad. A . Préau,
Paris, Gallimard, 1 95 8 , p. 2 1 2 : « Si nous nommons les divins, nous pensons les
trois autres avec eux » ; et p. 2 1 4 : « le jeu de miroir de la simplicité de la terre et
du ciel, des divins et des mortels, nous le nommons "le monde" »
Déconstruction et théologie 81

celui de la théologie94, j usqu'à l'idée d'un « Dieu divin 95 », de ce


Dieu qui, comme Holderlin l'avait montré, ne peut se révéler qu'à
travers le retrait et de manière privative. Ce n'est qu'en 1 994, dans
le texte qu'il consacre, sous le titre « Foi et savoir », à la question de
la religion, que Derrida fera une brève allusion96 à la thématique
« dernier Dieu » que l'on trouve dans les Beitrage zur Philosophie.
De ce dieu « extrême97 », Heidegger nous dit qu'il s'agit d'attendre,
non la « rédemption (Erliisung), c'est-à-dire au fond la soumis­
sion (Niederweifung) de l'homme », mais « la reconnaissance de
l'appartenance de l'homme à l'être à travers le dieu » , lequel doit
« avouer » qu'il « a besoin de l' être98 », d'un être non plus opposé
au devenir mais pensé au contraire à partir de son historialité
essentielle. Il s'agit bien en effet pour Heidegger de trouver un
nouvel espace de manifestation du divin par opposition à la "longue
christianisation" de Dieu99 » qui constitue l'armature même de
notre tradition. Ce dieu est le dernier et le « plus haut » parce qu'en
lui se rassemble, comme Holderlin l'a pressenti, la multiplicité
1
hétérogène des expériences du divin 00 • C'est en ce sens qu'il y a
« une unicité absolument unique » de la déité qui ne se confond
pourtant nullement avec le monothéisme, lequel, comme c'est le
cas pour toutes les espèces de « théisme », n'existe qu'à partir de
1
l'horizon j udéo-chrétien 0 1 • I l n'y a donc pas d'opposition entre
le des en parle Holderlin et l'unicité du

94. Voir à ce sujet F. Dastur, « Théologie et philosophie », Heidegger et la


pensée à venir, Paris, Vrin, coll. « Problèmes & Controverses », 20 1 1 , p. 1 3 5 - 1 54.
95. M. Heidegger, Identité et différence (1957) , in Questions L Paris, Gallimard,
1 968, p. 306.
96. ]. Derrida, « Foi et savoir », La religion, Séminaire de Capri sous la
direction de J. Derrida et G. Vattimo, Paris, Seuil, 1 996, p. 66, note 26.
97. Voir F. Dastur, « Le dieu extrême de la phénoménologie ( Husserl
et Heidegger) » , La phénoménologie en questions, Paris, Vrin, « Problèmes &
Controverses », 2004, p. 243-252.
9 8 . M. H eidegger, Beitrage zur Philosophie, GA B and 6 5 , F rancfort,
Klostermann, 1 989, § 256, p. 4 1 3.
99. Beitrage zur Philosophie, op. cit., § 7, p. 24.
1 00. Ibid., § 254, p. 406.
1 0 1 . Ibid., § 256, p. 4 1 1 .
82 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

dieu dont Heidegger veut préparer l'attente, car la pluralité des


dieux renvoie à la dimension proprement temporelle d'un dieu
qui n'apparaît que dans l'instant de sa disparition et qui doit
ainsi originairement se diviser afin de « passer » dans le temps.
Cette thématique d'un dieu qui ne fait que « passer » implique
en effet que soit abandonnée l'idée chrétienne d'une infinitude
divine, puisque pour Heidegger ce qui se dévoile dans le signe
que nous adresse en passant le dernier dieu, c'est « la finitude la
plus intime de l'être 102 ».
Mais pour Derrida, il s'agit d'entendre 1 'epekeina tès ousias de
Platon, non pas comme le fait Heidegger, à savoir comme l'au­
delà de la totalité de l'étant, et donc comme l'être ou le monde
tels qu'ils sont définis dans Être et Temps, mais bien comme
l'au-delà l'être lui-même, comme le fait la théologie négative,
qui trouve dans cette affirmation son origine même. Ce qui, expli­
quait Derrida en 1 99 3 dans Saufle nom, signifie l'ouverture non
seulement d'un au-delà de l'être et de Dieu compris comme étant
suprême, mais aussi du nom même de Dieu, ce nom lui-même y
paraissant parfois « n'y être plus saufl03 ». Il reste pas moins
• • .

que, pour Derrida lui-même, cet au-delà de l'être ne renvoie pas


à l'extériorité d'un Tout-Autre infini. Car, comme il le suggérait
en 1 990 dans « Donner la mort », il faudrait au contraire dire que
« Dieu est le nom la possibilité pour moi de garder un secret
est visible à l'intérieur mais non à l'extérieur » , car « dès que j 'ai
en moi, grâce à la parole invisible comme telle, un témoin que les
autres ne voient pas et qui est donc à lafois autre que moi et plus
intime à moi que moi-même [ . ] il y a ce que j 'appelle Dieu 104 ».
. .

Il se manifesterait alors dans sa non-manifestation même lorsque

1 02. Ibid., § 256, p. 4 1 0.


1 03. J. Derrida, Saufle nom, Paris, Galilée, coll. « <ncises » , 1 993, p . 74.
1 04. J. Derrida, « Donner la mort », L ëthique du don, jacques Derrida et
lapensée du don. Coloque de Royaumont 1990, J.-M. Rabaté et M. Wetzel (dir.),
Paris, Métailié-Transition, 1 992, p. 1 0 1 - 1 02. C'est Jacques Derrida qui souligne.
Déconstruction et théologie 83

naîtrait en l'être vivant « le désir et le pouvoir de rendre absolument


invisible et de constituer en soi un témoin de cette invisibilité 1 05 » .
On comprend alors que Derrida puisse dire de l a théologie
négative - c'est la dernière phrase de Saufle nom, texte consacré
au Pèlerin Chérubinique d'Angelus Silesius, que Heidegger cite
à plusieurs reprises dans Le principe de raison 106 : « Elle tient
le désir en haleine, et disant toujours trop ou trop peu, elle vous
laisse chaque fois sans vous quitter jamais 107 » .

105. Ibid. , p. 1 02.


1 06. M. Heidegger, Leprincipe de raison, Paris, Gallimard, 1 962, p. 1 03- 109,
1 1 2, 1 1 5, 1 4 1 , 1 5 9.
1 07. Saufle nom, op. cit., p. 1 14.
IV

TEMPS, HISTOIRE ET DÉCONSTRUCTION

Les questions du temps et de l'histoire, qui furent, depuis


son début, au centre de la pensée de la pensée de Heidegger,
ont constitué de manière plus latente et implicite le cœur de la
déconstruction derridienne. Husserl a utilisé le mot Abbau, qui
signifie littéralement déconstruction, pour décrire l'opération
visant à démanteler les idéalisations scientifiques de manière
à faire retour à leur source originelle, à savoir la doxa, l'opinion
commune et la croyance, lesquelles trouvent ainsi, à l'encontre
de toute la tradition philosophique, une nouvelle justification en
tant qu'elles constituent le domaine ultime d'où la connaissance
scientifique tire son sens. De la même manière Heidegger explique
que ce qu'il nomme dans Être et Temps Destruktion, ne doit pas
être compris comme une démolition de la tradition ontologique,
mais comme le fait de « ranimer une tradition sclérosée et de
dissoudre les revêtements et dissimulations qu'elle a produits 1 ».
La déconstruction derridienne ne correspond cependant ni au
projet husserlien d'une réhabilitation de cette sorte d'expérience
antéprédicative qu'est la doxa, ni à la définition heideggérienne
d'une déconstruction de l'histoire de l'ontologie permettant de
faire retour « aux expériences originelles dans lesquelles furent
conquises les p remières déterminatio ns de l'être qui ont été
désormais directrices2 » .

1 . M. Heidegger, Sein und Zeit, Niemeyer, Tübingen, 1 963 , § 6, p. 22.


2. Jbid.
86 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

En effet, pour Derrida, qui rompt ainsi de manière décisive


avec la m anière phénoménologique de penser, le p ro cessus
historique est sans o rigine. Dans La voix et le phénomène, il a
m ontré que la phénoménologie de H usserl est commandée
par le principe de la présence vive, une présence qui peut être
donnée par une intuition originaire ou une perception. C'est ce
qui explique l'injonction phénoménologique qui commande de
faire retour aux choses elles-mêmes au lieu d'en rester, comme
l'explique Husserl dans l'introduction à ses Recherches Logiques,
au niveau des significations purement verbales3• Derrida, qui se
fonde sur le modèle saussurien du langage dans lequel les signes
ne signifient rien par eux-mêmes, mais seulement dans leur
rapport systémique et le jeu qui les oppose les uns aux autres, et
sont ainsi de pures différences dépourvues de toute positivité,
considère que le processus de la signification n'a ni origine ni
fln et ne prend place, comme il le déclare à la fin de La voix et
le phénomène, que parce que « la chose se dérobe toujours » . De
la même manière, il prend ses distances par rapport à la question
de l'être telle que la pose Heidegger dans la mesure où elle peut
être considérée comme une tentative de restauration d'un signifié
transcendantal, du fait que l'être a bien été défini dans Être et
Temps comme « le transcendant pur et simple4 ». On comprend
que, conformément au sens que Derrida donne à ce mot,
la déconstruction ne peut ni être définie, ni considérée comme
une analyse, c'est-à-dire une régression menant à une origine elle­
même indécomposable. La déconstruction derridienne n'est pas
par conséquent une opération ou un acte entrepris par le penseur,
mais bien plutôt un processus qui a par lui-même
et constitue la destitution de la problématique ontologique
qui a dominé l'ensemble de la tradition occidentale de pensée.

3. E. Husserl, Recherches logiques, Paris, Puf, coll. « Épiméthée » , 1 969, t. 3 ,


première partie, p. 6 .
4. /bid. , § 7, p. 38.
Temps, histoire et déconstruction 87

Bien que le nom de Levinas ne soit mentionné qu'une seule


fois dans De la gram matologie5, la critique levinassienne de
l'ontologie et le concept levinassien de trace sont, déjà à cette
époque, devenus l'horizon à partir duquel la pensée de Derrida
s'est déterminée. D ans « Violence et métaphysique », le long
essai qu'il a consacré à Levinas en 1 964, Derrida mettait déjà
l'accent sur le fait que Levinas comprenait l'expérience d'une
manière méta-théologique, méta-ontologique, méta-phénomé­
nologiqué comme la « rencontre de l'absolument autre » , une
rencontre qui a la forme d'une « séparation » et non d'un contact
intuitiF. Une telle rencontre avec un « au-delà » qui n'est présent
que comme une « trace » définit le caractère « eschatologique » de
l'expérience indépendamment de toute relation à une croyance
ou à un dogme religieux ou métaphysique8• Derrida affirme en
effet que « l'eschatologie messianique » dont s'inspire Levinas ne
renvoie pas chez lui à une théologie, une mystique ou une religion,
mais « veut se faire entendre dans un recours à l'expérience elle-
». Nous sommes ainsi déjà en présence de la matrice de cette
pensée de l'histoire comme un « messianique sans messianisme »
comprise comme la « pensée de l'autre et de l'événement à venir »
et comme « la structure universelle de l'expérience » que Derrida
commencera à développer, près de trente ans plus tard, dans
de Marx 1 0• Il dès plus facile de comprendre
la définition derridienne des signifiés comme « traces » et même
« architraces » dans De la grammatologie, puisque cela implique la
différance indéfinie de la « chose même » , tout comme le concept
saussurien du langage comme forme et non comme substance
présuppose par lui-même la réduction de la référence. Une telle

5. ]. Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1 967,


p. 1 03.
6. J. Derrida, Ecriture et dijfèrence, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1967, p. 127.
7. Ibid. , p. 1 40 et 1 4 1 .
8 . Ibid. , p. 1 42.
9. Ibid. , p. 1 23. C'est Derrida qui souligne.
10. J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet »,
1 993, p. 1 02, et également p. 1 1 2, 1 24 et 266.
88 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

différance est fondée sur une conception du temps qui ne voit plus
en celui-ci l'horizon de l'être, comme c'est le cas pour Heidegger,
mais le « mode de l'au-delà de l'être », tel que le définit Levinas 1 1 •
Cette conception du temps comme dia-chronie, inadéquation et
non-coïncidence 1 2 constitue la base de la critique derridienne de
la conception husserlienne et heideggérienne du temps.

***

Dans son célèbre essai, La voix et lephénomène, Derrida voulait


mettre l'accent, dans l 'analyse qu'il donne de la première des
Recherches logiques de H usserl, sur la différence que fait ce dernier
entre expression et indication. Le soliloque, c'est-à-dire le discours
intérieur, y est compris comme le royaume de l'expression pure,
c'est-à-dire de la pleine présence du signifié, dans la mesure où
il n'y est pas fait usage d'un quelconque langage de fait, comme
c'est le cas au niveau de l'indication et de la communication avec
les autres. Husserl considère par conséquent que, dans le soliloque,
je ne me parle pas à moi-même, ce qui veut dire que je n'ai nul
besoin d'indiquer de manière indirecte quelque chose à moi­
même, comme je dois le faire aux autres, au moyen de mots
prononcés tout haut. Pour Derrida, le fait que, pour Husserl,
la communication intérieure ne soit pas nécessaire provient de
la « non-altérité, la non-différence dans l'identité de la présence
comme présence à soi 1 3 ». Husserl a cependant développé dans ses
Leçons de 1 90 5 sur La phénoménologie de la conscience intime du
temps une nouvelle conception du temps fondée sur la différence
entre le « maintenant » et ce qu'il nomme le « présent vivant »
inclut en lui-même la dimension du passé immédiat et du
futur proche. Comme l'explique Derrida, la présence du passé

1 1 . E. Levinas, Le temps et l'autre, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 1 983, p. 8 .


C'est Levinas qui souligne.
1 2. Ibid. , p. 1 0 .
1 3 . J. Derrida, L a voix e t le phénomène, Paris, Puf, coll. « Épiméthée )), 1 967,
p. 65.
Temps, histoire et déconstruction 89

perçu est bien plus large que celle d'un « maintenant » ponctuel
puisqu'elle « compose continûment avec une non présence et une
non perception », c'est-à-dire avec la rétention de ce qui vient juste
de passer et la protention de ce qui est immédiatement à venir 1 4•
Cela signifie par conséquent que, pour Husserl lui-même, il y a
une altérité dans l'identité à soi du sujet, cette altérité originelle
étant précisément la condition de la présence et de la présentation,
puisque seule une conscience non instantanée peut être conscience
de quelque chose d'autre que soi. Il est possible d'être en accord
avec Derrida lorsqu'il souligne que la relation à la non présence
dans le présent vivant « détruit radicalement toute possibilité
d' une identité à soi dans la simplicité 1 5 ». Mais cela ne signifie
cependant pas, comme D errida l'affirme, qu'il n 'y ait pas de
différence entre rétention et représentation, souvenir primaire
et souvenir secondaire, et que le caractère représentatif du signe
et de l'indication puisse déjà être trouvé au sein de la relation
à soi du sujet. Car si c'était le cas, cela voudrait dire que nous
pouvons opposer perception et rétention tout comme perception et
protention comme s'il s'agissait de moments temporels différents,
ce qui impliquerait qu'il n'y a pas de continuité réelle entre eux,
en opposition à ce qu'en dit Husserl.
Derrida déclare certes qu'il ne veut pas « réduire l'abîme qui
la rétention et la représentation », mais cherche néanmoins
leur o rigine commune dans « la possibilité de la répétition en
général » , c'est-à-dire « la trace au sens le plus universel 1 6 ». Mais
afin de re-présenter quelque chose, la conscience doit bien déjà
être constituée, et cela n'est possible que sur la base de la rétention
et de la protention. Cela implique que rétention et protention ne
peuvent être considérées comme des « répétitions » du passé et du
futur que si le temps est considéré comme discontinu, c'est-à-dire
comme dia-chronie, si, en d'autres termes, cette altérité interne et
temporelle à soi qui constitue la conscience est comprise, comme

14. Ibid , p. 72.


1 5 . Ibid , p. 73.
16. Ibid , p. 75.
90 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

le fait Levinas, non pas comme « le fait d'un sujet isolé et seul »,
mais comme « la relation même du sujet avec autrui 1 7 » . Pour
Husserl au contraire, il n'y a pas d'instants distincts qui apparaî­
traient sur la « ligne » du temps, comme on pourrait le croire à la
vue du diagramme qu'il donne du temps, mais une modification
continue de la même impression originaire, comme il l' explique
dans le § 1 1 de ses Leçons de 1 90 5 . Cette continuité, qui doit être
pensée comme un processus d' autodifférenciation, ne peut être
expliquée en termes de « différance » ou de « trace » , puisque pour
Derrida comme pour Levinas, la trace, qui est la différence elle­
même, retient « l'autre comme autre dans le même 18 ». Pour Husserl
rétention, perception et protention ne sont j amais considérées
comme des éléments distincts du flux temporel de l'expérience,
lequel se modifie lui-même continuellement, alors que pour
Derrida, qui se situe ici dans le sillage de Levinas, l'altérité, c'est­
à-dire l'extériorité 1 9, est précisément ce qui constitue la structure
diachronique de l'expérience qui ne peut jamais être totalisée. La
phénoménologie leur apparaît ainsi à tous deux comme un discours
relevant encore de la métaphysique traditionnelle du fait qu'elle
comprend le processus temporel comme une unité et une conti­
nmte et, comme le souligne, ne parvient pas à expliquer
« l'après-coup » du devenir conscient d'un contenu inconscient qui
constitue « la structure de la qui est par tous
les textes de Freud 20 ». Comme il l' affirme dans sa conférence de
1 96 8 sur « La différance » , Freud a donné le nom d'« inconscient »
à une altérité radicale par rapport à tous les modes de présence,
de sorte que nous avons affaire, avec l'inconscient, avec un « passé
n'a jamais été présent et ne le sera jamais 2 1 », expression

17. Le temps et l'autre, op. cit., p. 17.


1 8. De la grammatologie, op. cit., p. 92. Je souligne.
1 9. E. Levinas, Totalité et infini. Essai sur l'extériorité, Paris, Le Livre de
Poche, 1 97 l , p. 322.
20. La voix et le phénomène, op. cit., p. 7 1 .
2 1 . J. Derrida, Marges. D e la philosophie, Paris, Minuit, coll. « Critique » ,
1 972, p. 2 1 -22.
Temps, histoire et déconstruction 91

explicitement empruntée à Levinas, qui dans « La trace de l'autre »


explique que la face de l'autre est un « passé immémorial » , « un
passé absolument révolu 22 » . Cela implique par conséquent que
la radicale altérité de l'inconscient freudien est considérée comme
analogue à l'altérité de l'autre sujet, comme si le sujet contenait en
lui-même un autre dont il serait séparé. Il semble donc qu'afin de
déconstruire la « métaphysique de la présence » dont la phénomé­
nologie est « la restauration la plus radicale et la plus critique23 »,
Derrida ait dû faire sienne la métaphysique de l'extériorité et de
la séparation que promeut Levinas.
Il est donc devenu clair que dans La voix et le phénomène,
Derrida, considérant que le privilège donné au présent constitue
l'élément de la pensée philosophique, ne se situe plus à l'intérieur
de la phénoménologie et de la philosophie, mais à leurs « marges »,
en proximité à la fois avec l'« hétérologie » levinassienne et la
« destruction » heideggérienne de l' onto-théologie24• Husserl est
accusé de partager avec la métaphysique « le désir o bstiné de
sauver la présence et de réduire le signe25 » alors que la trace et
la différance sont dites « plus vieilles que la présence26 », la non­
identité à soi étant considérée comme « l'origine » , si ce mot peut
encore être utilisé, de l'identité à soi. Levinas a montré dans
Le temps et l'autre que la relation que nous pouvons avoir à la
mort est la relation avec l'absolument autre, ce qui implique
qu'en opposition à Heidegger, la solitude de l'existant n'est pas
confirmée, mais au contraire brisée par la mort27• Levinas en
conclut que la relation à la mort place l'existant sur un terrain
où la relation à l'autre devient possible28• De la même manière,
l'altérité la mort et la contingence de l'existence de fait est pour

22. E. Levinas, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Paris,


Vrin, 1 967, p . 1 98 et 200.
23. De la grammatologie, op. cit., p. 72.
24. La voix et le phénomène, op. cit., p. 70.
25. Ibid. , p . 57.
26. Ibid. , p. 76.
27. Le temps et l'autre, op. cit., p. 63.
28. Ibid. , p. 64.
92 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

Derrida ce qui demeure dissimulé dans la croyance métaphysique


selon laquelle la présence est la forme universelle de l'expérience.
Ce qui implique, comme Derrida le souligne, que « je suis » veut
dire originairement « je suis mortel29 ». Comme il l' explique dans
l'introduction à La voix et le phénomène, la phénoménologie de
Husserl est une philosophie de la vie qui donne à la mort seule­
ment le sens empirique d'un accident mondain, découvrant ainsi,
comme le fait toute métaphysique, dans la vie elle-même la possi­
bilité d'une duplication entre le niveau empirique et le niveau
transcendantal de l'expérience. Cette identité de la vie empirique
et de la vie transcendantale peut être découverte dans le langage
lui-même, qui est « cela même en quoi pourraient sembler s'unir
la vie et l' idéalité30 ». En prononçant un mot, le sujet s'élève en
effet au niveau de son contenu idéal, lequel peut être indéfiniment
répété de telle manière que le discours apparaît comme le moyen
par lequel le sujet peut surmonter sa propre mortalité, l'idéalité
étant ainsi, comme le dit Derrida, « le salut ou la maîtrise de la
présence dans la répétition 31 ».

***

Une telle dénégation de sa propre mortalité ne peut certes


pas être trouvée chez Mais preosement parce
que Derrida partage la conception de la mort et la critique de
l'ontologie de Levinas qu'il demeure constamment dans une
ambivalence marquée à l'égard de Heidegger. Il pouvait se voir
lui-même comme un héritier de Heidegger lorsqu'il déclarait en
1 967 que rien de ce qu'il a tenté j usqu'ici n'aurait été possible
« sans l'ouverture des questions posées par Heidegger32 » . Mais en
même temps il pouvait aussi suspecter Heidegger de confirmer

29. La voix et le phénomène, op. cit., p. 60-6 1 .


30. Ibid. , p . 9. C'est Derrida qui souligne.
3 1 . Ibid. , p. 8.
3 2 . J . D errida, « <mplications » ( 1 9 67) , Positions, P aris, Minuit, coll.
« Critique », 1 973, p. 1 8.
Temps, histoire et déconstruction 93

la « métaphysique de la présence » qui constitue selon lui le noyau


de la pensée occidentale. Cela l'a amené en 1 97 1 à déclarer qu'il
avait parfois l'impression que la problématique heideggérienne
était la plus profonde et la plus puissante défense de ce qu'il avait
lui-même tenté de mettre en question sous la rubrique de la
« pensée de la présence33 » . À la fin de la première partie de De La
grammatoLogie, Derrida dit à nouveau que le concept métaphy­
sique de temps ne peut pas être utilisé pour décrire la structure
de la trace, qui se réfère à un « passé absolu 34 », précisément parce
que même dans la phénoménologie husserlienne de la conscience
du temps, la linéarité du temps est encore présupposée. Derrida
reconnaît cependant qu'un tel concept « linéaire » de temps est ce
que Heidegger a nommé le « concept vulgaire du temps », montrant
ainsi qu'il a déterminé de l'intérieur l'ensemble de l' ontologie35.
C'est précisément à ce sujet qu'il engage son premier débat critique
direct avec Heidegger dans son texte de 1 968 intitulé « Ousia et
Grammè. Note sur une note de Sein und Zeit» qui fut d'abord
publié dans un volume dédié à Jean Beaufret, le destinataire de
la Lettre sur L'humanisme36 • Cet essai porte sur la plus longue note
de bas de page d'Être et Temps37, dans laquelle Heidegger donne
un bref aperçu de l'histoire du temps dans la pensée occidentale
d'Aristote à H egel et B ergson. Le commentaire de D errida
concerne la manière dont Heidegger comprend la présence, mais
il vise aussi à montrer qu'il y a « un passage dissimulé qui fait
communiquer le problème de la présence et le problème de la trace
écrite », problématique qu'il développe à la même époque dans
De La grammatoLogie38• Sa question porte sur la différence que fait
Heidegger entre un concept « vulgaire » de temps, dans lequel il

33. Ibid. , (Entretien de 1 97 1 ), p. 75.


34. De la grammatologie, op. cit., p . 97.
35. Ibid. , p . 1 28.
36. L 'endurance de la pensée. Pour saluer jean Beaufret, Paris, Plon, 1 968.
37. M . H eidegger, Sein u nd Zeit, T übingen, Niemeyer, 1 96 3 , § 82,
p. 432-433.
38. Marges. De la philosophie, op. cit., p. 37.
94 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

voit le concept traditionnel de temps qui gouverne toute l'histoire


de la philosophie, et un concept existential de temps. Dans le
concept vulgaire de temps, qui provient du nivellement du temps
originel, le temps est compris comme une suite de « maintenant »,
d'où le nom de « temps du maintenant» que lui donne Heidegger39•
Une telle conception du temps provient de ce que l'existant est
d'emblée absorbé par les étants qui le préoccupent, mais cette
manière d'être que H eidegger nomme Verfallenheit, déchéance,
constitue cependant, comme il le souligne expressément, une
« possibilité positive » d'être dans le monde40• C'est la raison pour
laquelle il peut affirmer que « la rep résentation vulgaire du temps
a sa justification naturelle » et ne la perd que lorsqu'elle prétend
être le véritable concept de temps4 1 •
Mais Derrida, quant à lui, n e croit pas qu'il puisse y avoir
quelque chose comme un « vrai » concept de temps. Et bien qu'il
reconnaisse que Être et temps constitue « un pas décisif au-delà
ou en-deçà de la métaphysique42 », il considère que la distinction
entre une temporalité authentique et une temporalité inau­
thentique demeure dans la dépendance de l'idée de « chute », le
concept de déchéance ne pouvant pas selon lui être extrait de son
« orbe éthico-théologique43 ». Il semble que Derrida ne veuille donc
pas prendre en compte l'avertissement de Heidegger, qui refuse
valeur négative à ce terme, lequel ne devrait
pas être interprété, souligne-t-il, « comme une "chute" à partir
d'un "état originel" plus haut et plus pur44 ». Derrida va jusqu'à
suspecter qu'il y aurait « quelque platonisme dans le Verfallen45 »,
ce qui impliquerait donc que l'authenticité et l'inauthenticité
pourraient être comprises sur la base de la différence platonicienne

39. Sein und Zeit, op. cit., § 8 1 , p. 42 1 . C'est Heidegger qui souligne.
40. Ibid., § 38 p. 1 76. C'est Heidegger qui souligne.
4 1 . Ibid., § 8 1 , p. 426. C'est H eidegger qui souligne.
42. Marges de la philosophie, op. cit., p. 53.
43. Ibid., p. 50.
44. Sein und Zeit, op. cit., § 38, p. 1 76 .
4 5 . Marges. D e la philosophie, op. cit., p . 74.
Temps, histoire et déconstruction 95

entre le monde sensible et le monde intelligible. Il considère


même que l'opposition entre ce qui est primordial et ce qui est
dérivé est encore une opposition métaphysique tout comme l'est
aussi la quête d'une o rigine46• Pourtant la déchéance signifie
selon Heidegger le simple fait d'être absorbé dans les tâches de la
quotidienneté, ce qui implique quelque chose comme un oubli,
de la part du Dasein, de sa propre transcendance, c'est-à-dire
de son être dans le monde. Il est certes possible de donner un
sens éthique ou théologique à cette différence entre deux modes
d'existence, comme ce fut le cas, avec l'idée de la chute ou du
« péché originel » dans le j udaïsme et le christianisme, mais cela ne
veut pas dire que Heidegger nous donne ici une version laïcisée
d' une idée théologique. C'est bien plutôt en fait le contraire :
la conception théologique de la chute originelle n'a été rendue
possible que sur la base d'une expérience existentiale, laquelle est
aussi celle qui est à la base de la conception philosophique d'une
« élévation » et d'un « éveil » à partir d'un état d'immersion dans
la quotidienneté.
La conclusion de Derrida n'en consiste pas moins à suggérer
que, à l'encontre de ce que dit Heidegger, il n'y a pas de « concept
vulgaire temps », parce que, affirme-t-il, « le concept de temps
appartient de part en part à la métaphysique et il nomme la domi­
nation la ». qu'on ne peut donc
pas lui opposer un autre concept de temps, puisqu'en tentant
de p roduire cet autre concept, on devrait nécessairement faire
usage d'« autres prédicats métaphysiques et onto-théologiques48 » .
Mais e n même temps, Derrida reconnaît que s a question demeure
« intérieure à la pensée de Heidegger » et il suggère ainsi avec
pertinence que, puisque Heidegger utilisait encore dans Être et
Temps « la grammaire et le lexique de la métaphysique49 », il lui

46. Ibid., p. 73 .
47. Ibid.
48. Ibid.
49. Ibid. , p. 73 .
96 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

faudra par la suite « changer d'horizon 50 ». C'est précisément ce que


Heidegger lui-même expliquait à Jean Beaufret dans la Lettre sur
l'humanisme, lorsqu'il mettait l'accent sur le fait qu'il avait dû
renoncer à la publication de la troisième section de la première
partie de Être et Temps parce qu'il n'était pas parvenu à montrer
que le temps est l'horizon de l'être au moyen « du langage de la
métaphysique 51 ». C'est ce qui explique que Derrida puisse décou­
vrir « deux gestes » chez Heidegger, ou, comme il le dit aussi, « deux
mains » et « deux textes », l'un par lequel, demeurant à l'intérieur
de la métaphysique, il voudrait montrer que le présent temporal
des étants provient d'une pensée plus originelle de l'être comme
présence (Anwesenheit), et un autre par lequel la détermination
de l'être comme présence deviendrait elle-même problématique
et définirait en tant que telle les limites de la manière occidentale
de penser, ouvrant ainsi la possibilité d'aller « au-delà ou en-deçà »
de la Grèce, ce qui veut dire, selon Derrida, que ce qui serait
alors à penser serait une « différence peut-être plus vieille que
l'être lui-même52 ».
Mais il y a concernant la question de la présence, un véri-
table malentendu. La question n'est nullement pour Heidegger de
mettre en question le privilège donné à la présence dans la tradition
occidentale, que Derrida caractérise comme une « métaphysique
de la ». Ce est en le privilège donné
à la présence permanente, qui caractériserait plutôt ce que l'on
pourrait nommer une « métaphysique de la substance », c'est-à­
dire une métaphysique qui comprend l'être comme une présence
déjà accomplie par opposition à laquelle Heidegger veut penser
l'événement de la venue en présence de mettre en évidence
le caractère temporel de l'être. Pour Derrida, la déconstruction de
la métaphysique de la présence ne peut venir que d'un « certain

50. Ibid., p. 74. C'est Derrida qui souligne.


5 1 . M. Heidegger, Lettre sur l'humanisme, trad. R. Munier, Paris, Aubier
Montaigne, 1 964, p. 69.
52. Ibid., p. 77.
Temps, histoire et déconstruction 97

dehors » de la tradition occidentale 53, comme le montre bien


la c ritique levinassienne de la métaphysique, alo rs que pour
Heidegger la « destruction » de la métaphysique de la substance
implique au contraire un renouvellement interne de la pensée
occidentale de l'être.

***

Le concept de temps, tout comme ceux de passé, futur et présent,


doivent par conséquent être abandonnés, puisque ces concepts
appartiennent tous à la métaphysique de la présence. Se modelant
sur le mode hyperbolique de pensée de Levinas, Derrida va même
jusqu'à affirmer que « le temps est violence » dans la mesure où il
réduit le même à l'autre et définit ainsi, compris dans les termes
du présent vivant husserlien, l' égoïté comme « la forme absolue
de l'expérience 54 ». Il en va de même du concept d'histoire, du fait
que ce mot a toujours été mis en rapport avec « le schème linéaire
du déploiement de la présence 55 ». Il s'agit par conséquent de
déconstruire le concept métaphysique d'histoire au sens d'histoire
idéale et téléologique, lequel est « beaucoup plus généralement
répandu qu'on ne le croit 56 » et implique les concepts de linéa­
rité, traditionnalité et continuité57• Derrida souligne cependant
qu'aucun concept n'est en tant que métaphysique, mais ne
le devient que dans un contexte déterminé, ce qui explique qu'il
puisse continuer à utiliser le mot « histoire » dans le contexte d'une
« nouvelle logique de la répétition et de la trace 58 » . Il n'en souligne
pas moins en même temps que la ré-appropriation métaphysique
du concept d'histoire est toujours possible, puisque la tradition
philosophique « revient toujours à comprendre l'historicité sur

53. Marges. De la philosophie, op. cit., p. 1 6 1 .


5 4 . L 'écriture et la différence, op. cit., p . 1 9 5 .
55. D e la grammatologie, op. cit., p . 1 27.
56. Positions, p . 68.
57. Ibid., p. 77.
58. Ibid., p . 78. C'est Derrida qui souligne.
98 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

un fond ontologique 59 » . C'est la raison p o ur laquelle il est


nécessaire d'élaborer une stratégie qui consiste à emprunter un
vieux mot à la philosophie, mais afin d'en produire une nouvelle
conceptualisation 60•
Il n'est donc pas possible d'accuser Derrida de rejeter l'histoire
en elle-même, comme le montre l'intérêt qu'il a manifesté très tôt
pour les questions de l'histoire et de l'historicité. Il faut souligner ici
qu'il a commencé, dans un climat très marqué par l'interprétation
merleau-pontienne de Husserl qui cherchait son « impensé » dans
la direction d'une réhabilitation du sensible et du corps, à tenter de
comprendre l'unité d'un double geste apparemment contradictoire
qui combine dans la pensée husserlienne un idéalisme strict avec
une philosophie de l'histoire et une réduction transcendantale qui
nelLitraw;e la sphère mondaine dans sa totalité avec une genèse
transcendantale qui rend possible la compréhension de l'histoire
concrète. Son tout premier ouvrage, écrit en 1954, mais publié
beaucoup plus tard, traite de la philosophie husserlienne de la
genèse et montre que le problème à résoudre à cet égard provient
du fait que le produit génétique de la genèse transcendantale, à
savoir l'idéalité, transcende sa propre genèse et la neutralise, de
sorte que ce produit de l'histoire, dans la mesure où il peut être
indéfiniment répété, apparaît comme non-historique. Il semble
soit nécessaire de du dérivé faire
retour à sa source constitutive, ce qui implique que le mouvement
de la philosophie est la répétition inverse du mouvement géné-
tique de la vie elle-même, comme le soulignait bien Derrida dès
1 954 6 1 • C'est ce que Husserl lui-même reconnaît lorsqu'il finit par
comprendre que la question philosophique est véritablement une
Rückfrage, un questionnement qui regarde en arrière. Derrida n'a
pas manqué de souligner, lorsqu'il a proposé dans son introduc­
tion à L 'o rigine de la géométrie de traduire ce terme en français par

59. Ibid., p. 8 1 .
60. Ibid.
6 1 . J. Derrida, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, Paris,
Puf, coll. « Épiméthée », 1 990, p. 226.
Temps, histoire et déconstruction 99

« question en retour », que cette dernière est marquée par « la réfé­


rence ou la résonance postale et épistolaire d'une communication
à distancé2 », ce qui implique que la tradition doit être comprise
comme l'ouverture de l'espace d'une possible ré-pétition.
En 1 962, Derrida semble donc voir l'idéalisme de Husserl dans
une meilleure lumière. Il reconnaît qu'il y a une « priorité juridique »
de la phénoménologie, c'est-à-dire du transcendantalisme, parce
que seule la phénoménologie peut « dénuder la pure matérialité du
Fait » en s'épuisant elle-même dans la détermination eidétiqué3•
C'est pourquoi, dans De la grammatologie, il met l'accent sur le
fait que la pensée post-philosophique de la trace, si elle ne peut
être réduite à la phénoménologie transcendantale, ne peut pas
non plus rompre avec ellé4• Ce qui par conséquent est requis,
c'est de surmonter le transcendantalisme sans retomber dans
un empirisme non philosophique ou un criticisme qui réduit à
tintuitus originarius le privilège attribué à la présence pleine, mais
ne rompt pas réellement avec un tel idéal. Le retard nécessaire de
la pensée a reçu le nom traditionnel d'intuitus derivativus lorsqu'il
est opposé à l'actualité d'un infini intemporel qui ne peut être
conçu que dans un intuitus originarius instantané. Mais, comme
Derrida le souligne avec force, le retard nécessaire de la pensée
à l'égard de la monstration d'un être qui est déjà là conduirait
à une compréhension finitude seulement empirique de la
pensée humaine si l'être n'était pas de part en part historique.
Derrida dit maintenant qu'on peut trouver dans la phénoménologie
une « finitude essentielle » et, dans une parenthèse, il remarque
que « le motif de la finitude a peut-être plus d'affinité qu'il n'y
paraît d'abord avec le principe d'une phénoménologié5 » . Cette
finitude essentielle provient, selon Derrida, de la nécessité de
l'apparition de la fondation absolue du sens de l'être dans une

62. J. Derrida, Introduction à E. Husserl, L 'origine de la géométrie, Paris,


Puf, coll. « Épiméthée », 1 962, p. 226.
63. L 'origine de la géométrie, op. cit., note, p. 1 69.
64. De la grammatologie, op. cit., p. 9 1 .
6 5 . L 'origine de la géométrie, op. cit. , p . 1 5 1 .
1 00 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

région, la protorégion de la conscience, ce qui veut dire que le


fondement se dissimule lui-même sous l'apparence d'un domaine
de l'être et que l'absolu prend une forme empirique afin d' appa­
raître comme un fondement. Il y a par conséquent une nécessité
de la limitation eidétique et la réduction reçoit par là son sens
véritable d'humilité critique et de prudence. L'idéalisme trans­
cendantal semble ainsi être requis par une philosophie qui veut
rendre compte de sa propre genèse et prendre conscience de son
retard nécessaire à l'égard d'un être qui est en lui-même histoire,
qui est un « Être-Histoire » , comme le dit Derrida66•
Dans la lumière d'une telle « finitude essentielle » , il devient
possible de comprendre que « le retard soit la destinée de la
Pensée elle-même comme Discours » et que « seule une phéno­
ménologie peut le dire et faire affleurer en une philosophie67 ». La
réduction phénoménologique signifie en effet la neutralisation
du constitué, mais elle reconnaît en même temps qu'il offre un
point de départ nécessaire. Elle ne signifie pas seulement qu'il
n'est j amais p ossible de commencer par l' o riginé8, mais aussi
que le sens originaire ne peut être déchiffré que « rétroactivement
et à partir de son résultat69 ». Il y a donc par conséquent une
« retard phénoménologique » et p eut
légitimement en conclure que « la Réduction n'est que la pensée
pure ce la pensée pure en tant conscience
de soi comme retard dans une philosophie70 » , laquelle n'est rien
autre que la ré-pétition dans le discours de l'origine. L'élément
de la réduction est en effet le langage lui-même qui opère une
neutralisation spontanée de toute facticité dans la mesure où « la
parole n'est donc que la pratique d'une eidétique immédiate71 » .

montre que c'est par une sorte de « vire-volte » que, dans


..._, ,_ .. L JLU.a.

66. Ibid., p. 1 70.


67. Ibid. , C'est Derrida qui souligne.
68. Ibid., p. 20.
69. Ibid., p. 53. C'est Derrida qui souligne.
70. Ibid., p. 1 70.
7 1 . Ibid., p. 5 8 .
Temps, histoire et déconstruction 101

L 'origine de la géométrie, Husserl, après avoir réaffirmé avec vigueur


l'indépendance de l'objectivité idéale par rapport à son expression
linguistique, semble redescendre au niveau de l'assertion inverse
selon laquelle l'incarnation linguistique est le medium indispen­
sable de la constitution de la vérité elle-même72• Ce renversement
soudain constitue l'intérêt principal de ce court manuscrit du fait
qu'il annonce un autre geste, encore plus « décisif73 » , par lequel
H usserl montre que la constitution de l'idéalité requiert en elle­
même l'apparition de l'écriture.
La vertu de l'écriture réside précisément dans son pouvoir
de virtualisation, la communicatio n écrite étant possible en
l'absence du locuteur, de sorte qu'elle est ainsi « devenue, pour
ainsi dire, communication sur le mode virtueF4 ». L'écriture est
ainsi la réalisation de ce que Derrida nomme « un langage trans­
cendantaF5 », à savoir un langage qui n'exprime pas seulement,
mais constitue l'idéalité comme objet intersubjectif et qui, en tant
que tel, ne peut être identique à aucun langage de fait. Le langage
transcendantal n'est pas seulement le medium de la réduction
eidétique, mais aussi « l'élément de la tradition en laquelle seule
sont possibles, au-delà de la finitude individuelle, la rétention et
la prospection du sens 76 » . Le langage transcendantal dans son
être accompli, c'est-à-dire l'écriture, est libéré de toute référence
à une intersubjectivité de et donne seul à l'objectivité l'être
perpétuel d'une idéalité qui est le corrélat d'une intersubjectivité
absolument universelle. L'écriture confere en effet aux idéalités
objectives un être permanent et leur octroie l'identité qui les rend
réellement objectives. Cet être perpétuel des idéalités objectives n'a
cependant rien à voir avec une infinité actuelle. Il n'est en réalité
rien autre que la pure forme d'une itération infinie, d'un infini

72. Ibid. , p. 69. C'est Derrida qui souligne.


73. Ibid., p. 83.
7 4. Ibid., p . 84.
75. Ibid., p. 7 1 .
76. Ibid., p . 72.
1 02 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

immer wieder, toujours encore 77, de sorte que l'ouverture à l'infinité


qui a lieu dans l'histoire humaine avec l'apparition de la philo­
sophie n'est pas l'ouverture de ce domaine anhistorique d'entités
éternelles que sont les idées platoniciennes. Il s'agit au contraire
de l'ouverture de l'histoire elle-même, non pas certes de l'histoire
empirique qui, naturellement, précède l'apparition très récente
de la philosophie, mais de ce que Derrida nomme, au moyen
d'une expression trouvée dans l'un des manuscrits de H usserl,
une « histoire transcendantale78 » qui n'est rien autre que l'histoire
paradoxale de ce qui demeure identique et peut être indéfiniment
répété, l'histoire de la vérité elle-même, « la tradition de la vérité »
étant, pour Husserl, « l'histoire la plus profonde et la plus pure79 ».
Il n'est donc pas surprenant de voir que D errida, dans les
années qui suivent, lesquelles constituent la période la plus cruciale
du développement de sa pensée, continue de montrer un certain
intérêt pour la question de l'histoire. En 1 95 4 le jeune Derrida
affirmait déjà que H usserl, en dépit du fait qu'il n'y a place
dans sa philosophie pour aucune « intemporalité80 », demeure
cependant captif de la tradition classique, laquelle comprend
la temporalité « sur le fond d'une éternité possible ou actuelle à
'-J
� .... il [l'homme] a pu ou pourrait participer81 ». Cela explique
.......... L ......

qu'il y ait « certaines ressemblances entre les pensées hégélienne


et », du que Husserl a tenté, comme
de penser le devenir de l'absolu dans le cadre de l'« idée d'une
histoire absolue et achevée ou d'une téléologie constituant tous
les moments de l'histoire 83 ». Derrida avait alors m ontré que
Husserl a par conséquent été conduit à considérer la conscience
transcendantale comme le porteur d'un logos absolu et d'une raison

77. Ibid., p. 1 48.


78. Ibid., p . 1 29 .
7 9 . Ibid., p. 48.
80. Leproblème de la genèse, op. cit., p. 1 51, note 57.
8 1 . Ibid., p. 4 1 .
82. Ibid., p . 12.
83. Ibid., p. 1 85 .
Temps, histoire et déconstruction 1 03

téléologique qui constituait le pôle idéal de son développement.


Cela expliquait l'apparition de l'idée d'une « déité transcendan­
tale » qui se situe au-delà de l'histoire, mais qui n'en constitue
pas moins « le Pôle pour soi de l'historicité et de la subjectivité
transcendantale historique constituantes84 ». C ela veut dire que
pour Husserl, la méta-historicité du logos divin - tout comme
la méta-historicité des idéalités, qui dans Expérience et jugement,
sont dites être « omnitemporelles85 » - ne peut être révélée que par
le mouvement de l'histoire qui n'est rien autre que « la tradition
pure d'un Logos originaire vers un Telos polairé6 ».
Cette même question de la relation de l'absolu et de l'his­
toire était au centre des cours que Derrida a fait à la Sorbonne
en 1 962- 1 963 87• Dans le premier, dont le titre était « Méthode
et métaphysique » et qui fut consacré aux figures de Parménide,
Platon, Descartes, Spinoza et Hegel, Derrida montrait qu'avec
Hegel la méthode devient le logos lui-même, puisque pour lui le
chemin menant à la vérité n'est ni humain, ni déjà accompli en
Dieu, lequel est lui-même mouvement et vie. Derrida en concluait
à nouveau qu'à cet égard il y a une profonde complicité entre
Hegel et Husserl et se proposait de développer ce thème dans le
cours suivant, intitulé « Phénoménologie, théologie et téléologie
chez Husserl » . Derrida y soutenait que la thématique de la déité
trans�cerH1::mt:a1e doit être mise en relation avec ce que Husserl
nommait « une idée au sens kantien » , laquelle n'est pas l'idée
d'un infini actuel, mais l'ouverture de l'ho rizon infini d'une
histoire dont Dieu est le telos. Il citait à cet égard un manuscrit
dans lequel H usserl affirmait que « Dieu mourrait si tous les
êtres humains mouraient » , ainsi que les derniers mots de Husserl
déclarant que la vie humaine n'est qu'un chemin menant à Dieu

84. L 'o rigine de la géométrie, op. cit., p. 1 64. C'est Derrida qui souligne.
8 5 . E. H usserl, Expérience et jugement, trad. D. Souche, Paris, Puf, colL
« Épiméthée », 1 970, § 64 c, p. 3 1 2 sq.
86. L 'o rigine de la géométrie, op. cit., p. 1 65 .
8 7. Je m'appuie dans c e qui suit s u r les notes que j'avais prises d e c e cours
de 1 962-1 963 auquel, étant alors étudiante à la Sorbonne, j'avais assisté.
1 04 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

et qu'il avait, en ce qui le concerne, tenté d'atteindre ce but sans


la théologie - mots dans lesquels Derrida voyait un témoignage
de la reconnaissance par Husserl de l'inséparabilité de la méthode
et de la métaphysique.
La question de l'histoire fut à nouveau au centre du premier
cours que Derrida flt en 1 964- 1 965 à l'Ecole normale supérieure,
mais il s'agissait cette fois de l'aborder à partir de la question de
l'être chez Heidegger88• Ce qu'il importait pour Derrida de montrer,
c'est que « le point de départ de la réflexion heideggérienne sur
l'histoire [ . ] est en discontinuité radicale avec le hégélianisme
. .

et le husserlianisme et en suppose la destruction préalable89 » . Le


dégagement de la structure de l'historicité du Dasein suppose en
effet la destruction du privilège du présent qui régit aussi bien la
thématique husserlienne du présent vivant comme « forme absolue,
absolument universelle et inconditionnée de l' expérience90 » que
la conception hégélienne du cheminement de l'expérience de la
conscience vers « le savoir absolu comme conscience absolue de soi
et être absolument auprès de soi, c'est-à-dire vers une présence où
la mort une fois de plus est résumée dans la Présence91 ». Derrida
en concluait que « l'historicité ne peut pas être pensée tant que la
Présence est la forme absolue du sens92 ». Mais en même temps,
parce que Derrida avait montré, à partir du fameux passage de
la Lettre sur l'humanisme qui que « le langage est la maison de
l'être », que l'usage du langage est toujours métaphorique et que
« la métaphoricité est l'essence même de la métaphysique93 », il
était amené à conclure que le mot « être », que « Heidegger avait
j ugé nécessaire de biffer d'une croix » dans son essai de 1 96 5 ,
« Contribution à l a question de l'être », est lui-même une métaphore,

88. J. Derrida, Heidegger, la question de l'être et l'histoire. Cours de l'ENS­


Ulm 1964-1965, éd. par Th. Dutoit, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en
effet », 20 1 3.
89. Ibid., p. 1 74.
90. Ibid., p. 2 1 0.
9 1 . Ibid., p. 224.
92. Ibid. , p. 263.
93. Ibid. , p. 1 06.
Temps, histoire et déconstruction 1 05

et que « si la signification histoire est pensable seulement comme


histoire de l'être », elle est elle aussi « une métaphore à détruire94 ».

***

Tout ceci constituait une préparation à une nouvelle conception


de l'histoire comme « j eu » et comme « écriture », conception qui
a émergé dans les textes publiés entre 1 968 et 1 972. Le thème
de la répétition avait été convoqué très tôt afin de critiquer l'idée
d'un commencement originaire auquel il se serait agi de faire
retour. C'est la raison pour laquelle Derrida a mis en question
dès le départ l'opposition heideggérienne de l'authentique et de
l'inauthentique, comme il le fait en ce qui concerne le temps
originaire et le temps non originaire dans « Ousia et Grammè » .
L'écriture d e l a dissémination implique e n elle-même l'absence
de toute originarité, dans la mesure où l'idée d'origine présup­
pose par elle-même l'idée de l'unité d'un processus. Aussitôt
que l'on tente d'imaginer une m ultiplicité o riginaire ou une
origine multiple, la différence entre l'originaire et le non origi­
naire disparaît et toute singularité historique semble n'être que
la simple répétition d'une autre. Si chaque signe est une marque
et donc une re-marque dans la mesure où elle n'est pas originaire,
a que marques dérivées, il n'est pas possible d'établir
entre elles une hiérarchie, ni non plus de penser l'histoire sous la
forme d'un flux continu de temps. La métaphore qui peut être
utilisée ici est celle, spatiale, du labyrinthe, laquelle apparaît déjà
à la fin de La voix et le phénomène, en relation avec la description
que fait H usserl d'un tableau de Teniers vu dans la galerie de
Dresde, tableau qui représente des tableaux qui sont eux-mêmes
des représentations d'autres tableaux et ainsi de suite à l'infini.
Il n'y a donc plus ni passé ni futur, et l'idée même d'une desti­
nation devient obsolète. Nous sommes condamnés à une sorte
de vagabondage nomade, lequel a été aussi défini par Heidegger

94. Ibid. , p. 325 .


1 06 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

comme constituant la situation fondamentale d'errance de l'être


humain dans son essai « De l'essence de la vérité95 ».
Cela explique l'importance donnée par Derrida au concept
de « jeu » dans la conférence qu'il a faite à Baltimore en 1 966
- conférence qui fut à l'origine de sa célébrité aux États-Unis ­
sur « Structure, signe et jeu dans le discours des sciences humaines96 ».
Pour Derrida le concept de jeu pensé comme jeu du monde est le
résultat de l'absence de signifié transcendantal, en accord avec sa
propre définition du jeu qu'il donne dans De la grammatologie97•
Il y a jeu, c'est-à-dire substitutions infinies dans la clôture d'un
ensemble fini, lorsque et s'il y a défaut de présence, lorsque et
si quelque chose manque, un centre, une origine ou une archè
absolus. On comprend à partir de là que Derrida puisse hésiter à
accepter la pensée de l' époqualité et la détermination de l'époque
qui caractérise ce que Heidegger, à partir des années 1 930, nomme
« histoire de l'être ». Il est néanmoins possible de dire, suivant en cela
Heidegger, que ce qui caractérise notre époque est l'interprétation
des étants comme objets de représentation, de sorte que toute
expérience de l'étant devient essentiellement une représentation.
Parce que le sens moderne de l'être comme objectivité ne peut
son apparition, avec Descartes, que sur la base du sens grec
l'être comme présence, il ne faut donc pas mettre l'accent sur
la entre la et ou le Moyen Âge,
mais au contraire resituer les différentes « époques » de l'histoire
de l'être au sein de la grande époque de la métaphysique, laquelle
pourrait être appelée l'époque de la « re-présentation » . M ais
re-présentation veut dire ici « rendre présent en général » et non
pas rendre présent toutes choses pour le bénéfice du sujet, ce
qui constitue le trait particulier de la modernité. C'est ce que

9 5 . M. Heidegger, « De l'essence de la vérité », trad. A. de Waelhens et


W. Biemel, Questions J, Paris, Gallimard, 1 968, p. 1 87.
96. Cf. L ëcriture et la dif.forence, op. cit., p . 409 sq.
97. De la grammatologie, op. cit., p. 73.
Temps, histoire et déconstruction 1 07

Derrida semblait suggérer dans la conférence intitulée « Envoi »


de j uin 1 98 0 98•
Dans cette même conférence, il soulignait le fait que Heidegger
ne considère pas du tout le règne de la représentation comme
une calamité du fait précisément que la métaphysique accomplie
- à savoir ce qu'il nomme le Gestel!, le dispositif, dont l'autre
face n'est autre que l' Ereignis, l'événement de l'appropriation -
est l'annonce de ce qui ne fait plus époque. C'est ce qui explique
qu' il puisse évoquer « un monde moderne qui commence à se
soustraire à l'espace de la représentation et du calcul 99 ». Mais si
c'est bien là la pensée heideggérienne de l' époqualité en général, si,
comme Derrida le soulignait expressément dans la conférence de
1 978 intitulée « Le retrait de la métaphore », Heidegger comprend
bien la métaphysique comme l'époque ou le retrait suspensif de
l'être dans l' époqualité de toutes les époques 100, on peut alors se
demander ce qui peut empêcher Derrida de souscrire à la concep­
tion heideggérienne de l'histoire de l'être. Derrida évoque en effet
lui-même dans La carte postale la « grande époque » du Geschick,
de la destination, qui va de Socrate à Freud et Heidegger 101 •
Ce qui demeure en fait pour lui problématique, c'est le Ge
Ge-schick et sa valeur de rassemblement, selon laquelle dans
la destination l'être se destine lui-même comme s'il était le sujet
cette C'est la raison pour laquelle dans
De l'esprit Derrida parle par « convenance provisionnelle » de « l' axio­
matique de la Destruktion et du schème époqual en général 1 02 ». Il
veut par là mettre l'accent sur la téléologie cachée qui peut être
trouvée dans le schème époqual. Dans La carte postale, il avait
déjà exprimé le soupçon selon lequel la destination en général

98. ]. Derrida, Psyché. Inventions de l'autre, Paris, Galilée, coll. « La philo-


sophie en effet », 1 987, p. 1 2 1 .
99. Ibid., p . 1 22.
1 00. Ibid., p. 79.
1 0 1 . J . Derrida, La carte postale de Socrate à Freud et au-delà, Paris, Aubier­
Flammarion, 1 980, p. 205-206.
1 02 . J. Derrida, De l'esprit. Heidegger et la question, Paris, Galilée, coll.
« La philosophie en effet », 1 987, p. 23. C'est Derrida qui souligne.
1 08 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

était un « leurre » : « Car ordonner les différentes époques, haltes,


déterminations, bref toute l'histoire de l'être, à une destination
de l'être, c'est peut-être là le leurre postal le plus inouï 103 ». Ce
que Derrida se propose de penser, c'est la multiplicité des dispen­
sations, des envois, en tant qu'ils viennent de l'autre et non de
l'être lui-même, c'est-à-dire en tant qu'envois en retour, en tant
que renvois, de sorte qu'il n'y ait pas de rassemblement de la desti­
nation, mais une dissémination originelle ou une division de la
destinée. C'est ce qu'il soulignait avec force en 1 98 0 : « Cet envoi
pré-ontologique, en quelque sorte, ne se rassemble pas. Il ne se
rassemble qu'en se divisant, en se différant [ . . . ] Il ne fait pas un
et ne commence pas avec lui-même, bien que rien de présent ne
le précède ; il n'émet qu'en renvoyant déjà, il n'émet qu'à partir
de de l'autre en lui sans lui. Tout commence par le renvoi,
c'est-à-dire ne commence pas 104 ».
On peut se demander si la conception « messianique » l'his­
toire que Derrida développe dans ses derniers textes, à un moment
où la pensée de Levinas est devenue plus que jamais pour lui
une référence capitale, est compatible avec sa première critique
des concepts « métaphysiques » de temps et d'histoire. Même si
Derrida soin distinguer entre messianicité et messia-
nisme et entre un programme téléo-eschatologique et la promesse
ouvre, sans horizon d'attente, sur ce qui
est à venir, ne peut-on cependant considérer que, lorsqu'il déclare
que « l' appel messianique appartient en propre à une structure
universelle, à ce mouvement irréductible de l'ouverture historique
à l'avenir, donc à l'expérience même et à son langage 106 », il fait
retour à une conception linéaire du temps ? Et même s'il ne veut
pas identifier le messianisme abrahamique à ce qu'il nomme
« messiankité », il n'en continue p ourtant pas moins à utiliser

1 03. Ibid., p. 73-74.


1 04. Psyché. Inventions de l'autre, op. cit., p. 1 4 l .C' est Derrida qui souligne.
1 0 5 . Spectres de Marx, op. cit., p. 1 26.
1 06. Ibid. , p. 266.
Temps, histoire et déconstruction 1 09

7
ce mot d'origine hébraïque 1 0 , donnant ainsi une prééminence à
une conception historique particulière du temps et de l'histoire.
Une dernière question, et la plus diffi cile, se poserait alors :
comment une pensée de la déconstruction peut-elle finalement
se référer à l'indéconstructibilité de l'idée de j ustice qui demeure
1
toujours à venir 08 ?

1 07. Derrida ne semble en effet pas savoir que l'invention « eschatologique »


d'un temps orienté vers ce qui est à venir doit être attribué au mazdéisme persan
et au zoroastrisme, dans lequel nous trouvons la toute première mentions d'un
sauveur, le Sasohyant, qui est supposé restaurer la j ustice au moyen d'une
régénération totale du monde et qui est ainsi la préfiguration du Messiah, mot
hébreu qui signifie « l'oint », tout comme le mot grec CIJristos.
1 08. Spectres de Marx, op. cit., p. 1 47.
PARTIE III

DERRIDA-HEIDEGGER
v

QUESTION DE LA DIFFÉRENCE

La pensée de Jacques Derrida est dans une large mesure insé­


parable de celle de Heidegger, ce qui ne veut pourtant pas dire
qu'il faille le considérer comme un épigone de Heidegger, mais
simplement reconnaître que sa pensée trouve son point de départ
dans la problématique heideggérienne. Heidegger n'est pas en
effet seulement pour D errida une référence parmi celles qu'il
considère comme les plus importantes, tels Freud et Nietzsche,
car la « destruction » heideggérienne de la métaphysique est vue
comme « plus radicale » que la critique nietzschéenne de la méta­
physique et que la critique freudienne de la présence à soi du sujet1 •
Son œuvre, plus encore que celle de Husserl, constitue le milieu
au sein duquel s'est d'abord déployée sa pensée. Cela implique
par que la compréhension de la pensée derridienne
requiert celle de la pensée heideggérienne - ce qui est bien loin
d'être le cas en ce qui concerne nombre de soi-disant « derridiens »
en Europe et Outre-Atlantique -, non pas certes parce que Derrida
se bornerait à s'en faire l'interprète, mais parce qu'il est engagé
dans un débat de fond avec elle. Sa position, qui est celle d' un
post-heideggérien, explique son ambivalence marquée envers
Heidegger. Il peut se considérer en effet d'une part comme l'héritier
de Heidegger : « Rien de ce que je tente n'aurait été possible sans

1 . Voir à ce sujet « La structure, le signe et le jeu », L ëcriture et la dijflrence,


Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1 967, p. 4 1 2, où les noms de Nietzsche, Freud et
Heidegger sont cités en tant qu'auteurs de discours destructeurs de la différence
entre signifié et signifiant.
1 14 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

l'ouverture des questions heideggériennes » affirmait-il dans un


entretien en 1 9672 -, et en même temps suspecter Heidegger de
confirmer la métaphysique de la présence que celui-ci a pourtant
détectée comme ce qui constitue le cœur de la pensée occidentale :
« J'ai parfois le sentiment que la problématique heideggérienne
est la défense la plus "profonde" et la plus "puissante" de ce que
j 'essaie de mettre en question sous le titre de pensée de la présence »
déclarait-il dans un autre entretien, en 1 97 1 3• C'est la raison
pour laquelle il découvre deux « gestes » différents chez Heidegger,
ou encore, selon ses propres termes, « deux mains », « deux regards »
et « deux textes4 » : un par lequel Heidegger, demeurant à l'intérieur
de la métaphysique, montrerait comment le présent temporel
des étants viendrait d'une pensée plus originelle, celle de l'être
lui-même comme présence (Anwesenheit), et un autre par lequel
la détermination de l'être comme présence deviendrait en elle­
même problématique et définirait en tant que telle la limite du
mode occidental de penser, ouvrant ainsi la possibilité de penser
l'être selon une autre dimension que celle de la présence, comme
retrait ou absence.

***

rn l-.. t nn t i·,:,.
que dans le texte nelClt�g��erten
provient, selon lui, de la détermination insuffisante de la différence
en tant que différence o ntico-ontologique ou différence entre
l'être et l'étant, dans la mesure où l'être ne peut être pensé comme
présence que dans sa relation aux étants considérés eux-mêmes
comme des étants présents. La pensée de la différence, qui est
en elle-même le plus grand coup porté à la métaphysique de la
présence, n'en est ainsi pas moins, sous la forme de la différence
ontologique, le plus grand renforcement de la valeur de présence

2. Cf. J. Derrida, Positions, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1 972, p. 1 8.


3. Ibid., p. 75. C'est Derrida qui souligne.
4. Cf. ]. Derrida, « Ousia et Grammè» ( 1 968), Marges. De la philosophie,
Paris, Minuit, coll. << Critique », 1 972, p. 75.
La question de la différence 1 15

de l'être : de moyen de « dépasser » la métaphysique, elle devient


ainsi la meilleure manière de retenir la pensée à l'intérieur de la
métaphysique. Voici en effet ce qu'il déclarait en 1 967 : « La déter­
mination ultime de la différence en différence ontico-ontologique
- si nécessaire et si décisive qu'en soit la phase - me semble encore,
d'une étrange manière, retenue dans la métaphysique5 • » C'est
la raison pour laquelle il invoque alors un autre geste « un geste
qui serait plus nietzschéen que heideggérien » afin de s'ouvrir à
une différance (avec un a) qui ne serait plus déterminée comme
différence entre l'être et l' étant6• Nietzsche semble en effet, selon
Derrida, être un meilleur penseur de la différence que Heidegger,
parce qu'il est le penseur de forces dont la conscience n'est j amais
que l'effet et non la cause, et que ces forces sont seulement en
elles-mêmes des différences et non pas des présences. Nietzsche
pense la dissension dynamique de forces différentes qui ne sont
rien en dehors de leurs différences7 alors que Heidegger donne
le nom de différence ontico-ontologique à une simple distinc­
tion entre deux termes dont il est dès lors difficile de ne pas
considérer qu'ils sont également présents. L'opposition entre
Nietzsche et Heidegger peut alors être présentée sous la formule
simplifiée suivante : Nietzsche voit dans l'être l'effet fallacieux du
mouvement dynamique de la différence commandant la croyance
m��raonvs1a uLe en la cette grammaire o u logique
métaphysique qui extrait du pur événement un sujet imaginaire8 -
et se range ainsi aux côtés d'Héraclite qui pense le Hen diapheron

5 . Positions, op. cit., p. 1 9.


6. Ibid.
7. Cf. « La différance » ( 1 968) , Marges. De laphilosophie, op. cit.,
p. 1 8. Dans
sa lecture de Nietzsche, Derrida reprend l'interprétation du concept nietzschéen
de force qui est donnée par Gilles Deleuze dans Nietzsche et laphilosophie (Paris,
Puf, 1 962) , livre décisif à l'égard de ce que l'on peut nommer le « nietzschéisme
français » des années soixante (Foucault, Deleuze, Derrida).
8. Voir ce fragment datant de 1 887 qui dit : « C'est toujours notre représen­
tation du moi qui nous souffle d'interpréter le devenir comme un acte, grâce à
une mythologie qui crée un être correspondant au "je" » (F. Nietzsche, La volonté
de puissance, trad. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1 947, t. I, § 1 53, p. 84-85).
1 16 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

eautô, la différence de l'un avec lui-même9, c'est-à-dire l'unité de


ce qui est discordant et de ce est concordant, comme il est dit
dans le fragment 5 1 , où il est question d'une palintropos hannoniè,
d'une harmonie de forces opposées semblable à celle de l'arc ou
de la lyre. Heidegger par contre pense la différence comme un
effet de l'être et demeure ainsi plus un penseur de l'être qu'un
penseur de la différence. C'est pourquoi, contre Heidegger et avec
Nietzsche, Derrida invoque une différance qui est « plus "vieille"
que la différence ontologique ou la vérité de l'être 10 ».
J ouer ainsi Nietzsche contre Heidegger sur le thème fonda­
mental de la pensée de la différence pourrait être le signe qu'après
tout, c'est Nietzsche, et non pas Heidegger, qui constitue la réfé­
rence philosophique majeure de Derrida. Pourtant, même en cette
période de la fln des années soixante, marquée par l'épanouisse­
ment de ce que l'on pourrait nommer le nietzschéisme français,
c'est la problématique heideggérienne qui demeure l'élément
de fond de la pensée derridienne, parce que, si Nietzsche est
effectivement invoqué dans des occasions stratégiques, nous ne
pouvons cependant pas découvrir dans le corpus derridien, en dépit
de certains textes ultérieurs, tels Epérons et Otobiographies, parus
respectivement en 1 97 8 et 1 984, un véritable débat mené avec
la philosophie nietzschéenne. Est-il en effet suffisant de considérer
Nietzsche comme un écrivain, comme non soumis
au logos et à la vérité l 1 , et non comme un philosophe ? Il semble
que produire cet autre type de lecture du texte nietzschéen qui
pourrait contrebalancer l'interprétation qu'en donne Heidegger
requiert plus qu'une analyse de style, simplement p arce que
Nietzsche ne fait pas qu'écrire, mais qu'il parle aussi, qu'il dit
quelque chose concernant la Sache selbst, même si la Sache selbst
n'est rien d'autre pour lui que le chaos lui-même 12•

9. Marges. De la philosophie, op. cit., p . 23.


1 0 . Ibid., p. 23.
1 1 . L 'écriture et la différence, op. cit., p. 32-33.
1 2 . Voir à ce s ujet H eidegger, Nietzsche !, trad. P. Klossowski, Paris,
Gallimard, 1 97 1 , p. 436 sq.
La question de la diffirence 1 17

Dans De la grammatologie, si Derrida insiste bien en effet sur


la nécessité de passer par la question de l'être, que Heidegger seul
pose, afin d'avoir accès à la pensée de la non-différence entre
signifiant et signifié 13, c'est parce que, selon lui, il est nécessaire
de commencer avec la détermination de la différence comme
différence ontoiogique avant d'en venir à biffer cette détermi­
nation 14• La différance (avec un a) n'est donc pas quelque chose
d'autre que la différence ontologique, mais simplement le pas
suivant à faire après la pensée de l'être 1 5• Comparé à Nietzsche
qui libère le signifiant de sa subordination au signifié - au sens
de sa fameuse affirmation : « Non, j ustement il n'y a pas de faits,
rien que que des interprétations1 6 » -, Heidegger, qui veut insti­
tuer une « science » de l'être, une ontologie, restaure un signifié
transcendantal, un primum signatum, lorsque, dans Être et Temps,
il détermine le statut de l'être comme transcendens schlechthin,
comme le transcendant pur et simple 17• Néanmoins, à cause de
l'ambiguïté déjà mentionnée, le sens de l'être chez Heidegger
n'est pas strictement celui d'un signifié pour une intelligence
divine - ce qui est le propre du primum signatum -, il n'est pas
indépendant de l'histoire de la pensée, mais au contraire abso­
lument déterminé par son historicité intrinsèque - de sorte que

1 3 . De la grammatologie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1 967, p. 37.


14. Ibid, p. 38.
15. La nouvelle graphie proposée par Derrida pour « différance » lui a sans
doute été suggérée par Henry Corbin, le premier traducteur de Heidegger,
qui avait précisément choisi en 1 937 de traduire Existenz par ek-sistance et expli­
quait qu'il devait recourir à l'étymologie latine de ce terme « pour lui restituer
sa force élémentaire » afin que l'Existenz au sens heideggérien ne puisse pas être
confondue avec l'existence au sens traditionnel (M. Heidegger, Qu 'est-ce que
la métaphysique ? trad. H. Corbin, Paris, Gallimard, 1 9 5 1 , p. 1 4) . Merleau­
Ponty lui emprunte cette graphie dans la Phénoménologie de la perception (Paris,
Gallimard, 1 945, p. 485), et l'on peut raisonnablement penser que cela n'a pas
échappé à Derrida.
16. La volonté de puissance, op. cit., t. I, § 1 33 (1 884), p. 239. C'est Nietzsche
qui souligne.
1 7. M. Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1 963, p. 38.
1 18 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

finalement ce sens n'est pas externe au mouvement des signifiants


eux-mêmes 18 •
Il semble dès lors possible de reconnaître, avec Heidegger et
après lui, que le sens de l'être n'est pas un signifié transcendantal,
mais déjà ce que Derrida nomme une trace 19• Les signifiants sont
des traces, non pas parce qu'ils se réfèrent à des signifiés présents
qui auraient une positivité en tant que représentations des choses
elles-mêmes, ils sont des traces - mieux, des architraces - parce
que, comme dans le modèle saussurien de la langue, ils sont des
différences dénuées de toute positivité et ne signifiant pas par
elles-mêmes, mais seulement dans leur rapport « systématique »,
dans le jeu qui les oppose les uns aux autres. Le concept derridien
de trace présuppose la différance indéfinie la différance au
sens différer, de remettre à plus tard - de la Sache selbst, tout
comme le concept saussurien de la langue comme forme et non
comme substance présuppose la mise entre parenthèses du référent.
Le processus de la signification n'a ni commencement ni fin, il a
lieu seulement parce que, comme Derrida le dit à la fin de La voix
et le phénomène, « la chose même se dérobe toujours », citant alors
à l'appui l'exemple que prend Husserl dans les Idées directrices20 :
« Tout a sans doute commencé ainsi : "Un nom prononcé devant
nous nous fait penser à la galerie de Dresde . . . Nous errons à travers
. . Un tableau Teniers . . . une
tableaux . . . Les tableaux de cette galerie représentent à leur tour
des tableaux, qui de leur côté feraient voir des inscriptions qu'on
peut déchiffrer etc. " 2 1 • » En 1 967, Derrida déclara que tous les
textes qu'il avait écrits j usqu'id ne faisaient que commenter cette

1 8. De la grammatologie, op. cit., p. 38.


19. Ibid. Notons que l'origine de ce terme est à chercher chez Levinas, penseur
que Derrida fut l'un des premiers à découvrir. Voir « Violence et métaphysique »,
L 'écriture et la différence, op. cit., p. 1 1 7-228.
20. Cf. E. Husserl, Idées directricespour unephénoménologie, trad. P. Ricœur,
Paris, Gallimard, 1 950, § 1 00, p. 350.
21. J . Derrida, La voix et lephénomène, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1 967,
p. 1 16-1 1 7.
La question de la difference 1 19

phrase de HusserF2, que l'on peut trouver à la fois en exergue


et en conclusion de La voix et le phénomène, donnant ainsi une
importance démesurée à l'idée husserlienne de la réflexivité remar­
quable de l'imagination. Une fois que l'image n'est plus considérée
comme une m odification de la perception, c'est-à-dire de la
présence, nous entrons dans le monde de cette réflexivité infinie
qui a déjà été envisagée par Platon dans la critique qu'il fait de la
théorie des idées séparées dans le Parménide ( 1 32b), critique plus
connue sous le nom d'« argument du troisième homme ». Pour
Derrida, nous sommes depuis toujours et pour toujours dans ce
monde labyrinthique où nous ne trouvons que des images qui ne
sont pas des images des choses réelles du monde, mais des images
d'images d'images à l'infini.
Pour Derrida, la phénoménologie husserlienne est commandée
par le principe de la présence vivante, de la présence « en chair et
en os » qui doit être donnée par l'intuition ou perception originaire.
Parce que la phénoménologie est soumise, comme la tradition occi­
dentale tout entière, au désir de la présence, elle est par définition
une phénoménologie de la perception 23, dans la mesure où elle
prétend faire voir le phénomène lui-même, le rendre présent au
La phénoménologie demeure ainsi un rêve humaniste, celui
de « la présence pleine, [du] fondement rassurant, [de)] l'origine et
[de] la », dans la mesure où le j eu - mais ne serait-ce
pas plutôt le cauchemar labyrinthique ? commence et finit pour
Husserl avec la perception. Le j eu ou procès de la signification
est en effet pour Husserl un interlude entre deux présentations.
Mais Derrida ne croit pas à l'existence de quelque chose comme
la perception ou la présentation, si, comme il l' explique dans la
discussion suivant sa conférence de 1 966 sur « La structure, le signe
et le j eu », sous le nom de perception nous entendons « le concept
d'une intuition ou d'une donnée provenant de la chose même,

22. Positions, op. cit., p . 1 3- 1 4.


23. La voix et le phénomène, op. cit., p. 1 1 7.
24. Cf. « La structure, le signe et le jeu », L 'écriture et la dijfirence, op. cit.,
p. 427.
1 20 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

présente elle-même dans sa signification, indépendamment de tout


langage, de tout système de référence25 ». Pourtant, parce que la
trace - ou la différance - est seulement « une biffure de la présence »,
Derrida reconnaît la nécessité de passer par la phénoménologie
pour échapper au risque de tenir la trace pour une simple marque
empirique. Il déclare ainsi dans De la grammatologie qu'« une
pensée de la trace ne peut pas plus rompre avec une phénomé­
nologie transcendantale que s'y réduire26 ». Mais la biffure de
la présence - dont il faudrait souligner qu'elle ne signifie en fait
rien d'autre que la prise en compte des possibilités27 que contient
la phénoménologie dans la mesure où, comme Derrida le reconnaît,
le processus de dé-présentation ou de non-présentation apparaît
comme étant aussi « originaire » que celui de la présentation pour
lui-même dans les expériences cruciales de la temporalité
et d'autrui 28 - en tant que biffure des concepts traditionnels a déjà
eu lieu, comme Derrida lui-même le souligne, à l'intérieur de la
pensée de Heidegger, avec la rature de l'être dans le texte qu'il
publie en 1 9 56 sous le titre Contribution à la question de lëtre29•
Sous la croix qui barre le mot Sein, Derrida découvre le processus

25. Voir la transcription de la discussion suivant la conférence de 1 966


« Structure, and in Ihe Structuralist édité par R.
et E. Donato, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1 970, p. 272.
Mais si conserver la perception est un signe de conservatisme extrême (<<As to
perception, I should say that once I recognised it as a necessary conservation. I
was extremely conservative. Now I don't know what perception is and I don't
believe that anything like perception exists »), faudrait-il alors considérer que le
concept de trace est au contraire un « progrès » ? Ne faut-il pas plutôt reconnaître
que ces qualifications (conservatisme ou progressisme) n'ont rien à voir avec le
processus historique de la pensée qui ne peut être considéré ni comme linéaire
ni comme circulaire ?
26. De la grammatologie, op. cit., p. 9 1 .
27. Voir Sein und Zeit, op. cit., § 7 , p. 3 8 , où Heidegger s e propose de
comprendre la phénoménologie non pas à partir de sa réalité de mouvement
philosophique historique, mais comme possibilité, ce qui implique une reprise
originale de sa problématique.
28. De la grammatologie, op. cit., p. 9 1 .
29. Ibid., p . 38.
La question de la différence 121

d'un tracer et effacer simultanés qui constitue l a trace elle-même30•


La rature du mot être, parce qu'elle donne à lire l'effacement du
signifié transcendantal, est pour Derrida « la première écriture3 1 »,
en d'autres termes « l'avènement de l'écriture ».
Mais si « l'avènement de l'écriture est l'avènement du j eu32 »,
au sens de l'illimitation du procès de la signification, dans lequel
le signifié peut toujours fonctionner aussi comme un signifiant,
nous ne devrions pas être étonnés de trouver le thème du jeu, non
seulement chez Nietzsche, mais aussi chez Heidegger lui-même,
comme Derrida le souligne dans une courte note de De la gram­
matologie33. Nietzsche est ici, une fois de plus, la référence majeure,
en ce qui concerne le j eu, parce que, lecteur d'Héraclite - en
particulier du fragment 5 2 qui dit que l' aiôn, la vie ou le temps
cosmique, est un enfant jouant avec des pions il est parvenu
à concevoir grâce au modèle du j eu l'innocence du devenir et
l'absence de finalité de la vie et du monde34• En s'aidant de la
métaphore héraditéenne, Nietzsche a été en mesure de briser
l'opposition métaphysique entre paidia et spoudè, entre le j eu au
sens de l'enfantillage et la gravité sérieuse et adulte, opposition
par laquelle le j eu a toujours été délimité comme une forme de
vie prenant place à l'intérieur du monde au lieu d'être compris
comme le modèle du monde lui-même - comme Weltspiel j eu du
mcmdle J-' . Pour Derrida, le concept de j eu pris au sens de jeu
du monde est le résultat de l'absence de signifié transcendantal,
selon sa propre définition du jeu qui s'énonce ainsi : « On pourrait
appelerjeu l'absence du signifié transcendantal comme illimitation

30. Cf. Marges. De la philosophie, op. cit., p. 77 : « Il n'y a pas de contradiction


à penser ensemble l'effacé et le tracé de la trace ».
3 1 . De la grammatologie, op. cit., p . 38.
32. Ibid., p. 1 6.
33. Ibid., p. 73, note 1 4.
34. Cf. F. Nietzsche, La naissance de la philosophie à l'époque tragique des
Grecs, trad. G . Bianquis, Paris, Gallimard, 1 938, p . 5 5 .
35. D e la grammatologie, op. cit., p. 73.
1 22 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

du jeu, c'est-à-dire comme ébranlement de l' onto-théologie et de


la métaphysique de la présence36• »
Il y a j eu, et j eu illimité, lorsque et si le signifié transcendantal
fait défaut, lorsque et si la présence fait défaut, lorsque manquent
un centre, une o ri gine o u une archè absolus. Le j eu requiert
en effet quelque chose comme un espace vide afin de pouvoir
se déployer, il requiert un champ de substitutions infinies où
chaque signifié puisse à son tour devenir signifiant puisque rien
n'interdit ou ne prohibe la permutation sans exception de tous
les termes. Le mouvement de la signification devient alors ce
que Derrida nomme un mouvement de supplémentarité : il a
lieu en suppléance au manque de fondation de la signification,
il est « surabondant », c'est-à-dire superflu, parce que, étant sans
origine ni finalité, il manque de toute espèce de nécessité. Mais
il est aussi un supplément au sens où il a une fonction de vica­
riance : il prend la place de la présence manquante et c' est la raison
pour laquelle le jeu peut être dit « la disruption de la présence37 ».
Le jeu est ainsi toujours j eu de présence et d'absence, car il est ce
qui permet la substitution d'un terme à un autre, la suppléance
d'un terme p ar un autre. M ais cette alternance de présence et
"... est seulement l'effet
,.J ....� .• .._..... jeu et non pas ce en serait
la condition : présence et absence ne sont que des fonctions du
j eu, tout comme le sujet, le centre, n'ont pour
Derrida que des valeurs fonctionnelles. Nous devons penser l'être
(présence et absence) à p artir du j eu et non pas le jeu à partir
l'être. C'est alors seulement que nous parviendrons à nous
« réveiller du cauchemar de l'histoire », selon ce mot de Joyce que
cttalt dans son Introduction à L 'origine de la géométrie38,
et à cesser de nous sentir perdu dans le labyrinthe de Dresde :

36. Ibid. , Le mot « jeu », qui vient du latin jocus, est un terme hautement
polysémique : le Littré, souvent cité par Derrida, ne distingue pas moins de
trente-et-une significations différentes de ce mot.
37. L ëcriture et la dijflrence, op. cit., p. 426.
38. Cf. E. Husserl, L 'origine de la géométrie, introduction et traduction de
J. Derrida, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1 962, p. 105.
La question de la dijjèrence 1 23

l'expérience du labyrinthe est l'aspiration nostalgique à la présence


perdue tandis que <� l'affirmation j oyeuse du jeu du monde 39 »
n'a plus rien à voir avec une philosophie de la déception et de la
perte. Le défaut de présence, au lieu d'être ressenti comme une
perte, devrait être une invitation à une interprétation « active ».
On pourrait ainsi dire, en termes nietzschéens, que nous devrions
être capables de transformer le nihilisme passif, qui est une néga­
tion de la vie, en nihilisme actif, libre de toute nostalgie et de
toute espérance, indifférent aussi bien à l'égard de tout discours
sur l'origine, de toute archéo-logie que de tout discours sur les
fins, de toute eschato-logie.
Il est devenu clair que la pensée de la différence implique une
pensée du j eu : c'est vrai pour Héraclite, à l'aube de la pensée occi­
dentale, c'est vrai pour Nietzsche, qui entreprend le renversement
du platonisme, et c'est aussi vrai pour Heidegger, qui a dit au
moins une fois clairement que le déploiement de l'être lui-même
est j eu, précisément dans Identité et Différence, texte dans lequel
il entreprend de repenser la différence ontologique40• La grande
exception à cette règle est évidemment Hegel « le penseur de la
différence irréductible41 », en dépit de la filiation qu'il revendique
à l'égard de la pensée héraditéenne42• Hegel n'est cependant pas
totalement aveugle à l'importance du j eu, comme Eugen Fink,
le penseur du jeu du monde, l'a souligné43, car il fut capable dans
une de ses œuvres de jeunesse de considérer que le j eu a une supé­
riorité, eu égard au sérieux, sur le travail lui-même ; mais plus tard
il a interprété la négativité comme travail et ce faisant, comme

39. L 'écriture et la différence, op. cit., p. 427.


40. M. Heidegger, « Identité et différence », trad. A. Préau, Questions 1, Paris,
Gallimard, 1 968, p. 300 : « L'essence de l'être est le jeu lui-même » (Das Wesen
des Seins ist selber das Spie[).
4 1 . De la grammatologie, op. cit., p. 4 1 .
42. Voir s a célèbre affirmation dans ses Leçons sur l'histoire de la philosophie :
« Il n'y a pas une seule sentence d'Héraclite que je n'ai reprise dans ma Logique»
(G.W. Hegel, Werke, Band 1 8, Francfort, Suhrkamp, 1 97 1 , p. 320) .
43. E. Fink, La philosophie de Nietzsche, trad. H. Hildenbrand et A. Lindenberg,
Paris, Minuit, 1 965, p. 239.
1 24 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

Derrida le souligne, il a parié contre le jeu, contre la chancé4 •


Le « déplacement à la fois infime et radical » que Derrida tente
d'opérer par rapport au discours hégélien, comme il le déclare
dans « La différance45 », a à voir avec la signification même de
la différence comme contradiction chez Hegel, qui l'insère ainsi
dans le discours et en fait une différence logique, de sorte qu'elle
peut être intégrée et dissoute dans la synthèse, l'Aujhebung étant
l'opération par laquelle l'identité est restaurée « en internant la
différence en une présence à soi 46 ». Au lieu de penser la différence
comme contradiction, Widerspruch, Derrida préfère parler de la
différence en termes de conflit, Widerstreit, parce que, vue dans
cette lumière, la différence n'est plus référée au logos, mais comprise
comme différence de forces qui ne peuvent jamais être ramenées à
l'identité. Et seule une différence comprise comme conflictualité
peut finalement être impliquée dans un j eu comme c'est le cas
chez Héraclite, chez Nietzsche, mais aussi, ce que Derrida ne dit
pas, chez Heidegger.

***

On s'est j usqu'à présent efforcé de présenter aussi fidèlement


que possible la lecture que Derrida a faite de Heidegger dans ses
on�mten:s œuvres. Le temps est venu maintenant de formuler
quelques questions relatives à l'ensemble de l'interprétation derri­
dienne du projet heideggérien et au rôle qu'y jouent les concepts
de présence, de différence et de j eu.
En ce qui concerne le premier de ces concepts, celui de présence,
on présumer que c'est d'abord dans la phénoménologie de
Husserl que Derrida a trouvé le paradigme de ce qu'il nomme
« métaphysique » ou « pensée de la présence », du fait que Husserl,
par son concept large d'intuition qui inclut à côté de l'intuition

44. « Un hégélianisme sans réserve » ( 1 967) , L 'écriture et la différence, op. cit.,


p. 38 1 .
45. Marges. De la philosophie, op. cit., p . 1 5.
46. Positions, op. cit. , p. 59.
La question de la différence 1 25

sensible ce qu'il nomme, contre Kant, l'intuition catégoriale,


a porté à son achèvement la tradition philosophique occidentale.
Celle-ci a en effet dès le départ considéré le voir et le percevoir
comme un moyen privilégié de connaissance, dans la mesure
où ils permettent de présenter les choses, comme le dit Husserl,
« en personne » ou encore « en chair et en os » (leibhajt). Mais
comme nous l'avons vu, Derrida a aussi découvert chez Husserl
l'importance de ce qui résiste à l'intuition dans la constitution de
l'obj et de la perception et dans celle de l'autre sujet. Ce lecteur
attentif, mais peu apprécié de Derrida, de la dernière philosophie
de Husserl qu'est Merleau-Ponty a fort b ien compris pour sa
part que, comme l'explique le vieil Husserl, « la perception est
essentiellement aperception », c'est-à-dire « anticipation47 », du fait
que « voir, c'est par principe voir plus qu'on ne voit, c'est accéder
à un être de latence48 ». Husserl reconnaît d'ailleurs, à l'époque
où il continuait à rédiger ses Méditations cartésiennes, qu'autrefois
« il tenait pour certain que l'objet était perçu dans une donnée en
personne originaire », mais qu'« aujourd'hui il s'aperçoit que l'objet
lui-même est corrélat de l'horizon » et que « l'être est toujours et
seulement donné comme le corrélat d'un horizon » et « jamais
donné originairement en personne49 ».
Mais si le principe des principes de la phénoménologie, à savoir
le principe l'intuition donatrice trouve ainsi ses limites au niveau
des choses elles-mêmes, dans la mesure où elles sont « transcen­
dantes », c'est-à-dire non susceptibles d'être entièrement présentes
à la conscience, cela signifie-t-il pour autant que rien n'apparaisse
et puisse être perçu, qu'il n'y ait donc pas de phainomenon et par
conséquent pas non plus de phénoménologie possible, mais seule­
ment - étant donné qu'il est nécessaire de suppléer au manque
de présence -, des traces, des grammes et donc quelque chose

47. Cf. D. Cairns, Conversations avec Husserl et Pink, trad. J .-M. Mouillie,
Grenoble, Millon, 1 997, p. 1 68 .
4 8 . M. Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1 960, p . 29. Cf. également
Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1 964, p. 244 et 248 .
49. Conversations avec Husserl et Pink, op. cit., p. 97.
1 26 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

comme une grammatologie, bien que, comme le souligne Derrida


lui-même, une telle « science » soit finalement impossible ? Ne
déclare-t-il pas en effet, et c' est là la phrase finale de la première
partie du grand essai de 1 967 : « Grammatologie, cette pensée
se tiendrait encore murée dans la présence 5° » ? Ne peut-on pas
penser qu'ici le geste derridien ressemble fort à une inversion du
rêve métaphysique de la présence pleine, inversion qui demeure,
comme le montre Heidegger à propos du renversement sartrien
de l'essentialisme traditionnel en existentialisme, elle-même
métaphysique 5 1 ? Heidegger, pour sa part, a toujours considéré
que le principe fondamental de la phénoménologie n'est p as
le principe de l'intuition donatrice, m ais celui du retour aux
choses elles-mêmes 52, ce qui lui a permis, en dépit de sa critique
de l'intuition comme mode originaire de présentation de l'étant,
de continuer j usqu'au b o ut à définir sa pensée com1ne une
phénoménologie, bien qu'il s'agisse alors d'une « phénoméno­
logie de l'inapparent53 ». Le phénomène de la phénoménologie
ne peut pas en effet être interprété comme une « présence », car
comme Heidegger le souligne dans l'introduction à Être et Temps,

50. Cf. De la grammatologie, op. cit. , p. 1 42. C'est Derrida qui souligne.
5 1 . M. Heidegger, Lettre sur l'humanisme, trad. R. Munier, Paris, Aubier
Montaigne, p. 71 : « Le renversement d'une proposition métaphysique demeure
une p roposition métaphysique ». S oulignons que Derrida a reconnu dans
une interview donnée le 9 septembre 1 983 au Nouvel Observateur que Sartre
a joué pour lui un grand rôle et qu'il fut pour lui un « modèle qu'(il) a jugé
depuis néfaste et catastrophique, mais qu' (il) aime », à l'opposé, semble-t-il, de
Merleau-Ponty, dont il se contente de critiquer l'interprétation qu'il donne de
la conception husserlienne de l'histoire dans son Introduction à L 'origine de la
géométrie (op. cit., p. 1 1 6- 1 1 9) texte que Merleau-Ponty fut pourtant le premier
à commenter dans son avant-dernier cours ( 1 959-1 960) au Collège de France
(cf. M. Merleau-Ponty, Notes de cours sur « L'origine de la géométrie » de Husserl
suivi de Recherches sur la phénoménologie de Merleau-Ponty, R. Barbaras (dir.) ,
Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1 998) .
5 2 . Cf. M . Heidegger, « La fin d e l a philosophie et l a tâche d e l a pensée »
( 1 968) , trad. J ; Beaufret et F. Fédier, Questions IV, Paris, Gallimard, 1 976,
p. 123 sq.
53. Cf. Séminaire de Zahringen ( 1 973), Questions W, op. cit. , p. 339.
La question de la diffirence 1 27

« les phénomènes ne sont le plus souvent et la plupart du temps


pas donnés 54 », précisément parce qu'ils ne se montrent justement
pas, mais n'en appartiennent pas moins de manière essentielle,
en lui procurant sens et fondement, à ce qui se montre 55• Cette
étrange détermination du phénomène comme quelque chose
d'inapparent est le fondement de l'identité que Heidegger établit
entre phénoménologie et ontologie, dans la mesure où « "derrière"
les phénomènes de la phénoménologie, il n'y a essentiellement
rien d'autre 56 ». L'identité de la phénoménologie et de l'ontologie,
de la méthode et du thème, ne signifie pas pour Heidegger la
même chose que pour Hegel, à savoir la logicisation de l'être,
le processus de pensée constituant par lui-même ce qui doit être
pensé, die Sache selbst. Pour Heidegger, au contraire, « l'ontologie
n 'est possible que comme phénoménologie57 », parce que l'être peut
apparaître, bien que non de manière immédiate et jamais en tant
que tel, mais avec les étants, et c' est là ce qui rend la pensée possible.
C'est bien en effet parce que l'être ne peut être identifié à une
présence actuelle que Heidegger déclare qu'il est « le transcendens
pur et simple 58 », et non pas parce qu'il occuperait ainsi la place
d'un signifié transcendantal, c'est-à-dire d'une présence externe
au j eu des significations. C'est ici, semble-t-il, que le malentendu
entre Heidegger et Derrida atteint son point culminant.
On peut en effet se si en dépit de ses
dénégations, ne persiste pas à concevoir le rapport qu'entretient
le Dasein à l'être comme un rapport entre deux entités distinctes.
Il reconnaît certes que le Dasein n'est pas simplement l'homme
au sens métaphysique de ce terme 59, c'est-à-dire qu'il n'est pas
un sujet caractérisé par la présence à soi, mais sans voir que, si tel
est bien le cas, cela implique que ce qui le constitue « en "propre",

54. Sein und Zeit, op. cit., p . 36.


55. Ibid, p. 35.
56. Ibid, p. 36.
57. Ibid , p. 35. C'est Heidegger qui souligne.
58. Ibid. , p. 38.
59. Marges. De la philosophie, op. cit., p. 148.
1 28 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

c'est l'ouverture à l'autre que soi, ce que Heidegger nomme ekstase


ou transcendance. Nous n'avons donc j amais affaire avec Sein
et Dasein à deux termes séparés60, mais à un unique rapport, ce
Verhaltnis, dont Heidegger précise dans la Lettre sur l'humanisme
qu'il n'est autre que l'être lui-mêmé1 • Après ce qu'on a nommé le
tournant, la Kehre, de la pensée de Heidegger à partir des années
trente, il devient en effet totalement impossible, à supposer que
cela l'ait j a1nais été auparavant, de penser l'être comme pure
présence, du fait que Heidegger met alors l'accent sur le retrait
de l'être et se dirige vers une pensée de l' Ereignis, de l'événement
appropriant l'homme et l'être. Si Heidegger peut alors dire que la
pensée métaphysique est caractérisée par l'oubli de l'être, c'est au
sens où elle demeure incapable de penser le retrait de l'être qui
advient en même temps que et avec l'apparition de l'étant. La pensée
métaphysique ne pense que l'étant et non l'être, précisément parce
que l'être signifie pour elle seulement la présence de ce qui est
présent, lëtantité, et non pas l'événement de la présence, qui est
simultanément présence et absence, le retrait de l'être advenant au
profit de 1' apparition de l'étant. C'est cette dimension a-léthéique
de l'être, et conséquemment l'inflexion de la phénoménologie
en aléthéiologie, à laquelle lui-même donne le nom de
« phénoménologie de l'inapparent » dans son dernier séminairé2,
que ne semble pas avoir en compte sa lecture,
en particulier lorsqu'il affirme dans « Les fins de l'homme » que
« si Heidegger a radicalement déconstruit l'autorité du présent sur
la métaphysique, c'est pour nous conduire à penser la présence du
présent63 ». Ce qu'il s'agit au contraire de penser pour Heidegger,
c'est cet inapparent qu'est l'entrée en présence du présent, sa sortie
retrait. Car ainsi l'accent est mis sur le retrait, sur la lèthè

60. Ibid., p. 1 60.


6 1 . Lettre sur l'humanisme, op. cit., p. 81 : « Comment l'être se rapporte-t-il
donc à l' ek-sistence, s'il nous est toutefois permis de poser une telle question ?
L'être lui-même est le rapport. »
62. Cf. « Séminaire de Zahringen ( 1 973) » , Questions IV, op. cit., p. 339.
63. Marges. De la philosophie, op. cit., p. 1 57.
La question de la différence 1 29

elle-même, qui, loin de disparaître dans l'éclaircie, perdure au


contraire en son sein même, de sorte que la venue en présence,
l'avènement de la vérité, ne peut être compris que comme un
conflit entre lumière et ténèbres, comme un jeu mutuel entre
présence et absence.
En ce qui concerne maintenant la question même du statut de la
différence chez Heidegger, il faut commencer par reconnaître que
la première critique de la différence comme différence ontologique
provient de Heidegger lui-même64• Celle-ci ne représente en effet
qu'un premier pas dans l'élaboration de la question de l'être, et
elle demeure une détermination insatisfaisante de la différence
dans la mesure où l'être y est encore considéré du point de vue
de l'étant, de sorte qu'il ne peut apparaître que comme « quelque
chose » d'autre que l'étant au lieu d'être conçu comme la dimension
même de son apparaître. Nous avons vu que dans De la gramma­
tologie, Derrida affirmait qu'il est nécessaire de prendre comme
point de départ la différence en tant que différence entre être et
étant avant de l'effacer pour accéder à une pensée plus originaire
de la différence65• Or c'est là la position même de Heidegger
lorsqu'il tente, après la Kehre, de penser la différence non plus
comme trouvant son origine dans la transcendance du Dasein, mais
comme une dimension appartenant à l'être lui-même, comme ce
l'être et l'étant qui les rend inséparables l'un de
l'autre. Dans Identité et différence, texte paru en 1 9 57 et traduit en
français en 1 968, mais peu pris en compte par Derrida, Heidegger

64. Voir M. H eidegger, Beitrdge zur Philosophie ( 1 9 36- 1 938) , GA 6 5 ,


Francfort, Klostermann, 1 989, § 1 32, p . 2 5 0 , o ù l a différence ontologique est
dite « funeste », mais aussi Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1 958, p. 89-90,
290-293, Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1 976, p . 1 12, 1 1 5 ,
1 1 8, 1 1 9, 1 26, 1 32, o ù l a différence est pensée comme Zwiefolt, double-pli, et
enfin les séminaires du Thor de 1 968, où elle est dite constituer « le plus grand
danger pour la pensée » parce qu'elle amène à la représentation de l'être comme
un étant, et de 1 969, où Heidegger affirme que la référence à celle-ci de 1 927
à 1 937 doit être considérée comme une « impasse nécessaire » ( Questions IV,
op. cit., p. 237 et p. 302) .
65 . De la grammatologie, op. cit. , p. 38.
1 30 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

entreprend de redéfinir la différence comme entbergend-bergender


Austrag, comme Unter-schied 66 , afin de montrer que l'intervalle,
l'entre-deux (Zwischen) qui sépare les différents, à savoir l'être et
les étants, est, pour reprendre une expression de Derrida, « plus
vieux » qu'eux-mêmes. Le terme d'Austrag67, que l'on emploie
dans l'allemand ordinaire pour parler de la solution donnée à une
querelle et à l'arrangement auquel on aboutit ainsi, mais qui est en
fait la traduction littérale du grec dia-phero ou du latin dis-jèro, et
qui a en outre le sens de porter quelque chose j usqu'à son terme,
en particulier lorsqu'il s 'agit d'enfantement, est alors le nom choisi
par Heidegger pour dire le déploiement de la différence et indiquer
par là qu'elle ne peut être comprise comme une simple relation
entre deux termes donnés, mais au contraire comme l'avènement
simultané de séparation et de leur mise en relation. C'est
cette pensée du processus même de la différence, plutôt que des
différents eux-mêmes qui n'en sont que le résultat, qui conduit
Heidegger à renverser le rapport primitivement instauré entre
la différence et l'être : alors que la différence ontologique était
encore pensée comme une différence dans l'être, c'est maintenant
l'être lui-même qui est pensé comme provenant de la différence.
Heidegger déclare en effet que die Sache des Denkens - ce qui est
en question dans la pensée - n'est rien autre que « l'être pensé
à la différence 68 » . La différance a certes
plus d'un sens (rappelons que, dans Positions, Derrida distingue
au m oins quatre sens de la différance : la différance comme
différer, la différance comme racine commune des oppositions,
la différance comme production des oppositions, et la différance
comme déploiement de la différence69) , mais une des raisons
essentielles qui l'ont conduit à transformer le e en a fut le besoin

66. « <dentité et différence », Questions 1, op. cit., p. 299.


67. Ibid. , p. 302 sq. Entbergend-bergender Austrag est ici traduit par « conci­
liation dé-couvrante et abritante » .
68. Ibid., p . 300.
69. Positions, op. cit., p. 17 sq.
La question de la différence 131

d'exprimer l e caractère actif de la production de la différence70


et d'en rendre ainsi manifeste la nature dynamique. Or c'est très
exactement aussi ce que Heidegger tente de faire dans Identité et
différence, en usant des possibilités propres à la langue allemande
et en remplaçant le terme d'origine latine de Dijferenz, par ceux
d'Austrag et d' Unter-schied.
Derrida veut certes se distinguer de Heidegger en soulignant
que « la différance n'est un processus de propriation en aucun sens
du mor71 ». Mais Heidegger lui-même ne pense pas le déploiement
de la différence comme un simple processus de propriation, non
seulement parce que l'avènement de l'être est un jeu de présence et
d'absence et non le règne de la pure présence, mais aussi parce qu'à
ses yeux, il n'y a pas de propriation qui n'implique en elle-même
la dimension plus originaire encore de la dépropriation. C'est en
effet ce qu'il affirme dans sa conférence de 1 962, Temps et être :
« À 1 'Ereignis, à l'événement appropriant comme tel, appartient le
dépropriement (Zum Ereignis als solchem gehort die Enteignis)72 ».
Le phénomène le plus originel est en effet pour Heidegger non
pas la co-propriation de l'homme et de l'être, cette ouverture en
tant que structure commune à l'être et au Dasein qu'il nomme
à des années trente Ereignis, mais la dépropriation des
deux, l'Enteignis, qui n'est autre que l'abyssale profondeur de la
et où retourne toute présence 73• Parce que
Heidegger est le penseur de la léthè, il est, plus peut-être encore
que Nietzsche, celui de l'oubli « actif» de la face métaphysique
de l'être sous laquelle ce dernier apparaît comme présence pure
et constante, inentamée par la mort et le temps, au profit de la
prise en garde de cette autre face de l'être sous laquelle il apparaît
comme le « don » de la mort, de la nuit et de l'oubli lui-même.
La différance derridienne est donc une p ensée de l 'aspect
dynamique de la différence. Mais d'autre part, Derrida précise

70. Marges. De la philosophie, op. cit., p. 14.


7 1 . Ibid., p. 27, note 1 .
72. « Temps et être », trad. F . Fédier, Questions IV, op. cit., p . 45 .
73. Ibid. , p. 74.
1 32 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

b ien que le mot de différance avec un a a été préféré au terme


plus commun de différenciation, parce que celui-ci n'exprime
pas l'idée d'un différer qui constitue un autre aspect, tout aussi
fondamental, de la différance 74• Or cet aspect de la différance
renvoie chez Derrida à l'idée d'un différer infini de la présence
qui est totalement absent chez Heidegger, pour lequel il n'y a
j amais retrait de l'être qu'au profit de la venue en présence de
l'étant. Mettre en question le privilège du présent signifie pour
Heidegger tenter de penser l'être sans l'étant, ce qui veut dire
sans égard pour unefondation de l'être à partir de l'étant75, et cela
requiert la critique de la logique de la fondation qui n'est autre
que ce que N ietzsche nommait la « grammaire métaphysique » .
Mais cela n'implique nullement l a critique d e la notion d'être
ou de présence en elle-même, mais bien plutôt la tentative de
penser l'être lui-même comme Ereignis, ce qui veut dire penser la
venue en présence, l'An wesung elle-même, et non pas simplement
la présence déjà donnée sous l'aspect de ce que Heidegger a nommé
dans Être et Temps Vor-handenheit. H eidegger n'est en effet pas
seulement le penseur de la lèthè, mais aussi celui de l' alètheia,
c'est-à-dire de la présence en tant qu'elle provient de l'absence,
et non de l'absence en tant que ce qui y supplée n'est rien autre
que l'ombre de la présence. Si l'on tentait de résumer cela en une
.L 'U' .L U , on
.. ..� ..... que est le penseur
de la présence, d'une présence indéfiniment différée, alors que
Heidegger est celui de la présence de l'absence, de l'étrangeté de
l'étant qui émerge du rien et est porté par le rien76•
Ce qui les réunit cependant, c'est une commune pensée du jeu,
moyen, comme Nietzsche l'a bien montré, de rompre avec une
interprétation théologique de l'existence. Pour Heidegger en effet,
l'être est j eu, parce qu'il est « sans pourquoi » , comme il l' explique

74. Marges. De la philosophie, op. cit., p. 1 4 .


75. Questions IV, op. cit., p . 1 3.
76. « Qu'est-ce que la métaphysique ? », trad. H. Corbin, Questions 1, op. cit.,
p. 70 sq.
La question de la différence 1 33

à la fin du Principe de raison77• La pensée métaphysique a toujours


vu dans l'être, entendu comme étantité, le Grune/, le fondement et
la raison des étants. C'est la pensée du fondement qui a déterminé,
au moins depuis Aristote, le domaine de la philosophie définie
comme science des premiers principes et des premières causes,
et qui a fourni son cadre au mode de pensée onto-théologique.
Penser l'être autrement que comme fondement, et donc comme
jeu, implique par conséquent la mise en question de ce mode de
pensée. Mais Heidegger pense l'absence de fondement de l'être,
son Ab-grund, comme la profondeur abyssale de l'être et non
pas comme son manque. C'est pourquoi le j eu de l'être est libre
de tout arbitraire, en dépit du fait qu'il échappe au principe de
raison 78• Le j eu dont parle Heidegger ne constitue pas « le champ
de substitutions infinies dans la clôture d'un ensemble finF9 » ,
car au lieu de penser que le jeu trouve son origine dans le manque
de centre, Heidegger pense lt; jeu du monde comme ce quadruple
mouvement d'excentration qu'il nomme le Geviert. Les Quatre,
terre et ciel, divins et mortels, sont liés les uns aux autres, non
pas parce qu'ils trouveraient leur centre dans une cinquième
entité, mais parce qu'ils ne sont rien autre que le mouvement
transpropriation par lequel ils deviennent quatre sans perdre
la simplicité de leur appartenance mutuelle 80 • Ce qui constitue
le propre chacun des Quatre est le d'un mouvement
d'expropriation par lequel ils perdent leur être substantiel séparé81 •
Et lorsque Heidegger nomme l e jeu d u monde la ronde d e la
propriation (der Reigen des Ereignens)82 , il veut indiquer par là que
le propre de chaque chose est toujours le résultat d'un processus
d'expropriation par lequel une face m omentanée du monde

77. M. Heidegger, Le principe de raison, trad. A. Préau, Paris, Gallimard,


1 962, p. 240.
78. Ibid.
79. L ëcriture et la différence, op. cit., p. 423 .
80. M. Heidegger, « La chose » , Essais et conflrences, trad. A. Préau, Paris,
Gallimard, 1 9 54, p. 2 1 3.
8 1 . Ibid.
82. Ibid., p . 2 1 5 .
1 34 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

s'offre à l'être également momentané que nous sommes - un être


toujours déjà engagé dans le j eu du monde, mais qui a pas
moins à s'insérer en lui83• La notion de j eu est, chez le dernier
Heidegger, la manière la plus appropriée de penser l'événement
de l'être et d'échapper au postulat métaphysique d'un être infini
et éternel. Il revêt une tout autre fonction chez Derrida, qui voit
en lui un processus infini dont l'origine est un ensemble fini,
là où Heidegger pense à la fois la finitude de l'existant et celle
de l'être. Pour Derrida l'infini peut trouver son origine dans le
fini, parce que la finitude n'est plus pensée de manière classique
comme une limite par rapport à un infini actuel, mais comme
le manque d'un tel infini actuel et comme le processus, indéfini
parce qu'infructueux, de supplémentarité. L'infinité derridienne
présente ainsi une forte affinité avec ce que Hegel nomme dans sa
Logique « die schlechte Unendlichkeit» , la mauvaise infinité, c'est­
à-dire l'indéfinité de la répétition qui n'est selon Hegel rien autre
que « das perennierende Sollen », la permanente obligation de la
négation du fini84• Cela veut par conséquent dire que le processus
de la signification n'a pas d'ancrage externe, rien qui l'excède et
le commande en dernière instance85, ni non plus d'intentionna­
lité, et ne signifie donc rien. Derrida n'a pas hésité en effet
à affirmer, dans l'entretien déjà précédemment cité de 1967,
que « se à entrer le j eu
de la différance86 » . D e là provient l'image d'un « échiquier sans
fond » , dénué de toute profondeur, c'est-à-dire d'un jeu qui n'est
supporté par aucun fondement87•

83. Le principe de raison, op. cit., p. 1 88 .


8 4 . Cf. G .W.F. Hegel, Science de la logique, trad. P.-J. Labarrière e t G . Jarczyk,
Paris, Aubier Montaigne, 1 972, t. I, p. 1 17.
85. Seul le pourrait en effet un signifié transcendantal. Cf. Positions, op. cit. ,
p. 4 1 .
8 6 . Ibid., p. 23.
87. Marges. De la philosophie, op. cit., p. 23. Dans la discussion faisant suite
à sa conférence du 28 j anvier 1 968 sur « La Différance Derrida a déclaré qu'il
»,

s'était souvent référé à Mallarmé, à l'admirable préface à « Un coup de dès »


et qu'il avait aussi trouvé chez lui l'idée de l'échiquier et du jeu (voir Bulletin
La question de la différence 1 35

L'absence de fondement du j eu, dont se réclament à la fois


Heidegger et Derrida, a cependant une signification différente
chacun d'eux. Pour Heidegger, cela signifie le caractère
« chaotique » de l'être - le chaos étant pris au sens d'un abîme
qui s'ouvre et qui ne peut être expliqué par aucune sorte de
principe théologique ou humaniste88• P our D errida, cela veut
dire l'absence de profondeur de l'être, sa radicale impropriété et
non vérité, le triomphe de l'apparence et de la superficialité sur
la profondeur et le chaos. On peut certes penser, de ce côté-ci du
Rhin, que Heidegger, comme tant d'autres penseurs allemands
depuis Maître Eckhart, a été enclin à plonger son regard trop
longtemps et trop intensément dans l'abîme de l'être. Il nous
reste cependant à espérer que Derrida l'a lui aussi regardé assez
longtemps pour parvenir à être, comme Nietzsche le disait des
Grecs, « oberflachlich - aus Tiefe », « superficiel - par profondeur89 ».

de la Sociétéfrançaise de philosophie, juillet-septembre 1 968) . Mais l'idée mallar­


méenne du jeu peut-elle être mise en rapport avec la vision nietzschéenne du jeu
du monde comme affirmation du devenir ? Voir à ce propos ce que dit Gilles
Deleuze dans Nietzsche et la philosophie, Paris, Puf, 1 962, p. 39 : « En vérité,
on poussa rarement aussi loin, dans toutes les directions, l'éternelle entreprise
de déprécier la vie. Mallarmé, c'est le coup de dés, mais revu par le nihilisme,
interprété dans les perspectives de la mauvaise conscience ou du ressentiment».
88. Cf. M. Heidegger, « Comme au jour de fête » , trad. M . Deguy et
F. Fédier, Approche de Holderlin, Paris, Gallimard, 1 973, p. 81 et Nietzsche !,
op. cit., p. 27 4. Voir également J. B eaufret, « Heidegger et la théologie » in
Dialogue avec Heidegger IV, Minuit, 1 98 5 , p. 38-50.
89. Cf. F. Nietzsche, Le gai savoir, trad. A. Vialatte, Paris, Gallimard, coll.
« <dées », 1 95 0, Avant-propos, p. 1 5 .
LIMINAIRE

Le texte qui va suivre a pour origine une scène « réelle », c'est-à­


dire une de ces (re)présentations (Darstellung ou exhibitio) dont le
destin est le seul « metteur en scène ». Il faisait beau, c'était un matin
du mois de mai 1 986 et nous étions rassemblés à Wivenhoe Park,
à Colchester, dans le cadre d'un colloque organisé par l'université
d'Essex et intitulé « Reading Heidegger ». Derrida parlait, depuis
déjà un long moment, le dos tourné à une large fenêtre donnant
directement sur le parc. Nous avions eu l'occasion la veille de
surprendre les ébats de nombreux lapins de garenne qui, d'ordinaire
si craintifs, n'hésitaient pourtant pas id à s'approcher au plus près
du château. Au moment même où Derrida commençait à évoquer
la question de l'animal et la manière peu satisfaisante selon lui
dont Heidegger en parle dans son cours de 1 929- 1 930, un de
ces lapins de garenne s'est approché de la fenêtre et est demeuré
immobile, proche de la vitre à la toucher, pendant de longues
secondes, avec cet air profondément méditatif qu'ont les animaux
au repos. Venait-il, à notre insu, illustrer à point nommé le propos
derridien et même l'appuyer, puisque Derrida parlait alors en son
nom de l'incapacité congénitale du discours philosophique à le
penser ? Ou était-il venu poser pour nous dans son dos comme
pour dire ironiquement : « Me voici, moi-même, toujours autre,
insaisissable, imperméable à tous les discours, même et surtout à
ceux qui s'adressent à moi et prétendent parler en mon nom, tout
proche et pourtant démesurément loin, sur une autre scène où
ce qui arrive ne se donne jamais à voir, où tout échappe toujours,
puisque le rassemblement n'advient jamais que dans la parole
humaine, fût-ce celle-là même qui met en question le rassem­
blement. » Il avait l'air de nous regarder sans nous voir du dehors
de cet autre monde, de l'autre côté de la fenêtre, qui ressemblait
1 38 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

plus que jamais à ce Fenster ins Absolute dont parle quelque part
Hegel. J'ai revécu alors, l'espace d'un éclair, d'autres scènes tout
aussi « réelles », celles de mes rares rencontres, dans les bois, avec
des renards étaient-ils plusieurs, ou était-ce toujours le même
qui fut aperçu à plusieurs reprises ? Souvent je ne perçus qu'un
éclair roux qui disparut aussitôt dans les fourrés, mais à deux ou
trois reprises, moments exceptionnels, je pus surprendre, avant
même que nos chiens, qui m'accompagnaient toujours dans mes
promenades en forêt, ne l'aient eux-mêmes déjà devinée, la bête
en arrêt, et croiser son regard, j uste avant que d'un bond elle ne
s'enfuie. La mer démontée, les hauts sommets alpins, la j ungle
indienne, ne sont jamais parvenus à me donner le sentiment du
sublime avec autant d'intensité que ce regard d'animal sauvage qui
m'ouvrait l'abîme insondable d'une vie non-humaine, à quelques
pas à peine de notre maison.
(Octobre 1989)
VI

POUR UNE ZOOLOGIE « PRIVATIVE »


OU COMMENT NE PAS PARLER DE L ANIMAL

« Ob freilich durch die existentia in ihren nur dem


nachsten Anschein nach verschiedenen Auslegungen
als Wirklichkeit schon das Sein des Steines oder gar
das Leben als das Sein der Gewachse und des Getiers
zureichend gedacht ist, bleibe hier als Frage offen.
In j edem Palle sind die Lebewesen, wie sie sind,
ohne daB s ie aus ihrem Sein als solchem her i n der
Wahrheit des S eins stehen und in solchem Stehen
das Wesende ihres Seins verwahren. Vermudich ist
für uns von allem Seienden, das ist, das Lebe-Wesen
am schwersten zu denken, weil es uns einerseits
in gewisser Weise am nachsten verwandt u nd
andererseits cloch zugleich durch einen Abgrund von
unserem ek-sistenten Wesen geschieden ist. Dagegen
mochte es scheinen, als sei das Wesen des Gottlichen
u n s naher als das Befremdende der Lebe-Wesen,
naher namlich in einer Wesensferne, d ie als F erne
unserem eksistenten Wesen gleichwohl vertrauter ist
als die kaum auszudenkende abgründige leibliche
Verwandtschaft mit dem Tier. »
M artin Heidegger 1

Il n'est peut-être pas de question plus brûlante, pour une


pensée de la différance, que celle de l'animalité. Jacques Derrida
reconnaît d'ailleurs lui-même, dans De l'esprit, que « le discours sur

1. M. Heidegger, Lettre sur l'humanisme, édition bilingue, trad. R. Munier,


Paris, Aubier Montaigne, 1 964, p. 63.
1 40 DÉcoNSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

l'animalité » et « l'axiomatique, dite ou non dite, qui le commande »


demeure pour lui « une très andenne inquiétude, un soupçon
toujours à vif» et rappelle qu'il a « multiplié, depuis fort longtemps,
des allusions à ce suj et » en renvoyant en note à Glas, à La carte
postale et à Psychè, mais en suggérant en même temps que c'est une
question sans doute déjà abordée dans les œuvres précédentes2•
I l ne peut s'agir id de se mettre en quête de toutes ces allusions
(ce qu'il faudrait pourtant faire si l'on voulait traiter sérieusement
la question de la différance de la culture par rapport à la nature) ,
mais simplement de rappeler que l'impossibilité d'une gramma­
to/ogie3 comprise comme discipline positive et science régionale
renvoie déjà à la méta-rationalité4 d'une « pensée » de la trace ou
du gramme qui met en échec la « distinction » (dans tous les sens
du mot) de l'homme par rapport aux autres vivants5 et prétend
même voir dans le logo-phonocentrisme caractérisant l'Occident
philosophique le moment nécessaire et fini d'une histoire plus
vaste, celle de la vie comme différance, voire de la possibilité
symbolique en général « avant la distinction entre l'homme et
l'animal et même entre le vivant et le non-vivant6 » . Ce passage
d'un texte de 1 966 consacré à Freud fait irrésistiblement penser
au projet hégélien d'une science de la logique comme « royaume
de la vérité elle-même, telle qu'elle est sans voile en soi et pour
soi » et comme « présentation de Dieu est son essence
éternelle, avant la création la nature et d'un esprit finF ». Il est
vrai que Derrida affirme, au contraire de Hegel, l'absurdité de
principe d'une science de cet « a prio ri » ; il n'en demeure pas

2. J. Derrida, De l 'esprit, Heidegger et la question, Paris, Galilée, colL « La philo­


sophie en effet », 1 987, p. 27.
3. J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1 967,
p . 142. Voir aussi « Pour l'amour de Lacan », in Lacan avec lesphilosophes, Paris,
Albin Michel, 1 99 1 , p. 407.
4. De la grammatologie, op. cit. , p. 1 30.
5. Ibid., p . 1 25 .
6. J . Derrida, « Freud e t la scène d e l'écriture », L 'écriture et la différence,
Paris, Seuil, 1 967, p. 294.
7. G.W.F. Hegel, Science de la Logique, Paris, Aubier, t. I, Introduction, p. 1 9 .
Pour une zoologie «privative » 141

moins que tout l e projet de ce qui prendra plus tard l e nom de


« déconstruction » suppose l'installation à un niveau « méta » et une
« pensée » du surplomb (et non du chiasme) apparemment non
totalement étrangère au « phantasme » hégélien de l'hypermaîtrise.
On comprend dès lors que le soupçon à l'égard de ce qui relie
de manière essentielle la métaphysique et l'humanisme8 conduise
Derrida à se demander si la question de l'animalité ne compromet
pas gravement les distinctions élaborées par Heidegger dans une
analytique existentiale qui n'assigne nulle place assurée au phéno­
mène de la vie. Derrida caractérise lui-même son rapport à la pensée
heideggérienne au moyen des termes « hésitation », « perplexité9 »,
1
non compréhension 0• Il ne lui suffit pas en effet de se distinguer
de la « famille » des heideggériens de toutes sortes tout autant que
des anti-heideggériens « spécialisés 1 1 », mais il croit bon aussi de
rappeler que sa lecture en fut dès 1 96 5 « tout sauf confiante 1 2 » et
il se plaît même à souligner que le discours heideggérien, quand
il est question de l'animal, cède à une rhétorique « autoritaire 1 3 » .
Confiance, méfiance, familiarité ou opposition systématique :
peut-on ainsi caractériser les modalités du rapport qu'il s'agit
d'entretenir moins d'ailleurs avec un penseur qu'avec une pensée ?
Ce rapport à la pensée elle-même, n'est-ce pas d'ailleurs ce qui
semble complètement occulté aujourd'hui où le règne du nom
propre et le culte de la personnalité dominent la vie la pensée
au détriment, pour parler comme Husserl, « des choses et des
problèmes » ? À cet égard, méfiance ou confiance, polémique

8. J. Derrida, La cartepostale. De Socrate à Freud et au-delà, Paris, Flammarion,


1 980, p. 502. Ce lien est en effet essentiel : comme il apparaîtra, je l'espère, par
la suite, c'est ce qui fait de toute métaphysique, y compris de celle, hégélienne,
du savoir absolu, un discours de la finitude qui s'ignore lui-même comme tel.
9. De l'esprit, op. cit., p. 2 1 . Voir aussi J. Derrida, « On reading Heidegger :
An Oudine of Remarks to the Essex Colloquium », Research in Phenomenology,
vol. XVII, 1 987, p. 47 1 .
1 0 . De l'esprit, op. cit., p . 30.
1 1 . Ibid, p. 16.
1 2 . « Pour l'amour de Lacan », op. cit., p. 4 1 0.
1 3 . De l'esprit, op. cit., p. 28.
1 42 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

ou mimétisme, injure ou flatterie ne sont-ils p as strictement


équivalents ? Et ne faut-il pas au contraire rappeler d'entrée de
j eu que ce qui met en rapport les penseurs, c'est leur commun
attachement à la « chose même » qui est en question et non une
quelconque dépendance « épigonale » ou au contraire le refus
véhément d'une soumission à ce qui est perçu comme une autorité
étrangère ? C'est ce qui est fort bien dit par Heidegger lui-même :
« Un penseur ne dépend pas d'un penseur, mais il s'attache, s'il
pense, à ce qui donne à penser, à l'être. Et ce n'est que dans la
mesure où il s'attache à l'être qu'il peut être ouvert à l'influence
de ce qu'ont déjà pensé les penseurs. C'est pourquoi se laisser
influencer demeure le privilège exclusif des plus grands penseurs.
Les petits au contraire souffrent seulement de leur originalité
avortée, et c' est pourquoi ils se ferment à l'influence dont l'origine
est lointaine 14• »
Il n'est pas si facile à vrai dire de se départir suffisamment
de soi pour se mettre à l'écoute d'une autre pensée et être ainsi
capable de recevoir l'impensé dont elle fait don, comme Derrida
le reconnaît lui-même 15• Et peut se demander si les questions
qu'on s'empresse de poser à Heidegger ne font pas courir le risque
les ouvertes par Heidegger lui-même et si
est requis, auj ourd'hui comme
tout cet la lecture
parole au penseur au lieu de faire servir son dit à d'autres fins et de
l'intégrer à une « stratégie » . Là encore, c'est ce que Heidegger n'a
cessé d'affirmer et qu'il répétait encore dans l'un de ses derniers
séminaires : « Je crois que nous devons d'abord réapprendre à
lire, à lire la parole des penseurs et des poètes. Et cette chose
toute simple, apprendre à lire, à lire la parole des penseurs et
des poètes - cette simple école préparatoire, c'est elle qui, dans
une perspective tout à fait ample, doit préparer ce que j 'aimerais

1 4 . M. Heidegger, Qu 'appelle-t-on penser ?, trad. A. Becker et G. Grane!,


Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1 959, p. 72.
1 5 . De l'esprit, op. cit., p. 30.
Pour une zoologie «privative » 1 43

à dire 16 ». C'est dans une telle Gelassenheit, capable de laisser la


parole au penseur lui-même, qu'il s'agirait aussi de se tenir, par­
delà toute fascination ou répulsion, à l'égard du texte derridien.

***

Si nous avons à recevoir de la pensée de Heidegger un impensé


qui soit le sien et non pas seulement le nôtre, cela exige en effet une
lecture scrupuleuse qui ne privilégie pas indûment un fil conducteur
à un autre ou un texte à d'autres textes. Derrida part, dans De l'esprit,
de ce passage du § 1 0 de Sein und Zeit 17 qui enjoint d'éviter, pour
désigner l'étant que nous sommes nous-mêmes, aussi bien le terme
d'esprit que celui de vie. Un peu plus loin dans le même paragraphe,
Heidegger indique clairement ce qui motive l'évitement : l'être de
l'homme ne peut être obtenu par la sommation des modes d'être
du corps vivant (Leib), de l'âme et de l'esprit et c'est justement
parce que le terme homme est traditionnellement le nom d'un
tel composé qu'il est enjoint lui aussi de l'éviter 18• Mais ce qu'il
s'agit surtout d'éviter, comme la fin de ce même paragraphe le
montre clairement, c'est le terme de « vie » pour désigner l'être
du Dasein. Heidegger marque ainsi la distance qui sépare l'ana­
lytique existentiale de toute philosophie de la vie, laquelle pense,
comme il le dira plus tard de toute la métaphysique, l'homme à
partir de l'animalitas et non pas en direction de son humanitas 19•
Pourtant, à la différence de l'esprit, « la vie est un mode d'être
propre » qui n'est pourtant « essentiellement accessible que dans
le Dasein » sans que néanmoins celui-ci puisse j amais être compris
comme étant vie plus quelque chose d'autre. Il ne s'agit donc pas
de faire abstraction de l'élément spirituel pour dégager dans toute
sa positivité de donnée élémentaire le soubassement corporel que

1 6. M. Heidegger, Séminaire de Zürich, 6 novembre 1 95 1 , Po&sie, no 1 3 ,


1 980, p. 54.
17. M. Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1 963, p. 46.
1 8. Ibid., p . 48.
1 9. Lettre sur l'humanisme, op. cit., p. 57.
1 44 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

le Dasein partagerait avec tous les vivants, mais bien au contraire


de partir de l' existentialité elle-même pour cerner négativement
l'être du seulement vivant : « L'ontologie de la vie s'accomplit sur
la voie d'une interprétation privative ; elle détermine ce qui doit
être pour que puisse être quelque chose qui ne serait plus que
vie20 » . C'est ce que répète Heidegger au § 4 1 lorsqu'il s'agit pour
lui de déterminer le caractère existential-apriorique du souci par
rapport aux pulsions (vouloir, désir, penchant, appétit) , lesquelles
ne relèvent nullement d'une part d'animalité en l'homme, mais
sont nécessairement enracinées quant à leur être dans le souci
en tant qu'il constitue l'être entier, « essentiellement non frag­
mentable » du Dasein. O r celui-ci n'a pas directement accès aux
pulsions proprement « vitales » car « la constitution ontologique
fondamentale du vivre est un problème particulier qui ne peut
être développé que par voie de privation réductive à partir de
l'ontologie du Dasein21 ».
Il est clair que la thèse de la pauvreté en monde de l'animal
que Heidegger énonce dans le cours de 1 929- 1 930 trouve là son
fondement et il est fort étrange que D errida, lorsqu'il s'interroge
sur cette pauvreté explicitement comprise par Heidegger comme
Entbehren, manque, ne fasse pas allusion à ces passages de Sein
und Zeit22, mais invoque au contraire un autre passage où il
est caractère dérivé de la perception dite pure par
rapport à la vue compréhensive et explicitante dont elle est la
privation 23• Car il n'est question ici que d'une dérivation « interne »
au Dasein lui-même, par laquelle sont différenciés les deux niveaux
herméneutique (« existential ») et apophantique (« théorique »)
l'explicitation, c'est-à-dire d'une privation relative dont il est
possible de faire apparaître le caractère réducteur. C'est même là
le but explicite que poursuit Heidegger en distinguant de la pure

20. Sein und Zeit, op. cit., § 1 1 , p. 50.


2 1 . Ibid., § 41, p. 1 94.
22. Passages pourtant cités et commentés dans « Geschlecht » (1 983) , in Psyché.
Inventions de l'autre, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1 987, p. 4 1 1 .
2 3 . De l'esprit, op. cit., p . 8 1 . Cf. Sein und Zeit, op. cit., § 32, p. 1 49.
Pour une zoologie «privative » 1 45

Vorhandenheit (présence simplement donnée) une Zuhandenheit


(maniabilité) qui en est le fondement dissimulé24• Dans le cas
de l'animal, la dérivation est « externe » et le problème consiste à
« interpréter » en partant du niveau existential ce qui ne se présente
jamais en lui comme tel et que Heidegger caractérise comme
le simplement-vivant. D ifférence donc de structure et non pas
différence quantitative comme Derrida le reconnaîe5, tout en
ajoutant pourtant quelques pages plus loin : « Mais les mots de
pauvreté et de privation impliquent, qu'on veuille ou non l'éviter,
hiérarchisation et évaluation 26 ». Sans doute. La question reste
cependant de savoir si nous sommes libres de ne pas hiérarchiser
et évaluer, si nous pouvons effectivement avoir une position
de s urplomb à p artir de laquelle les différences structurelles
multiples ne seraient plus rapportées à notre propre structure
comme à un étalon fixe de mesure. Au reste la privation n'a pas
nécessairement un sens négativement hiérarchisant : on peut très
bien penser la privation du corporel en Dieu comme un manque
éminemment positif! C'est d'ailleurs ce que souligne Heidegger
lui-même lorsqu'il reconnaît que la pauvreté en questio n est
malgré tout richesse27, ce que nous ne pouvons pas directement
apprécier puisque nous n'interprétons jamais la vie animale qu'à
partir de notre propre ouverture à l'être. C'est ce qui le conduit
nécessairement à affirmer : « La thèse selon laquelle l'essence de
la vie n 'est accessible qu 'au sens d'une considération déconstructive,
ce qui ne signifie pas que la vie soit par rapport au Dasein humain
de moindre valeur ou de niveau moins élevé. La vie est plutôt
un domaine qui possède une richesse d'ouverture que le monde
humain ne connaît peut-être pas 28 ».

24. Sein und Zeit, op. cit., § 33, p . 1 58 .


25. De l'esprit, op. cit., p . 8 1 .
26. Ibid., p . 87.
27. Ibid., p . 37 1 .Voir aussi p. 287.
28. M. Heidegger, Die Grundbegriffè der Metaphysik, Gesamtausgabe Band
29/30, Francfort, Klostermann, 1 983, § 60, p. 3 7 1 -72 (noté par la suite GA
29/30) . C'est Heidegger qui souligne.
1 46 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

La déconstruction (Abbau) est donc mise ici en rapport avec


la privation, car dans les deux cas il s'agit un acces a
ce dont nous n'avons pas d'expérience « originaire » puisque pour
Heidegger, au contraire de Nietzsche29, vivre n'est nullement
l'expérience qui sous-tend ce que nous appelons être, mais au
contraire une expérience que nous ne pouvons pas comprendre
autrement que par interprétation négative. C'est ce qu'un rappel
de ce qu'est la sterèsis aristotélicienne, à laquelle Heidegger se réfère
implicitement aussi bien dans Sein und Zeit que dans le cours
de 1 929- 1 930 30, pourra éclairer. « Ün parle de privation, en un
sens, si on ne possède pas une des choses qu'il est dans la nature
de posséder, même si ce n'est pas dans sa propre nature de la
posséder, par exemple on dit qu'une plante est privée d'yeux » :
telle est la première phrase du chapitre XXII du livre Delta de la
Métaphysique31 et l'exemple invoqué par Aristote est révélateur
de ce que privation signifie impuissance (adynamia), et dans le
cas de la plante, impuissance absolue. La plante se présente donc
sous le visage de l'impuissance absolue de voir, une impuissance
se donne ainsi en q uelque sorte à voir pour n o us. C 'est
pourquoi dans Physique B 1 Aristote dit que « la sterèsis aussi est
pour ainsi dire un eidos » ( 1 93 b 20) . Dans le commentaire qu'il
donne de ce texte en 1 9 58, Heidegger insiste longuement sur la
"' I-"�'-'A.Ln de la sterèsis
...u..... ne s'agit pas comme
pure absence, mais comme entrée dans la présence de l'absence :

29. Cf. F. Nietzsche, La volonté de puissance (no 5 8 , 1 88 5-86) : « L"'être"


- nous n'en avons d'autre représentation que "vivre" - Comment alors quelque
chose de mort pourrait-il "être" » (cité par Heidegger dans Nietzsche L trad.
P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1 97 1 , p. 403.
30. Ce que Derrida semble dénier, à tort me semble-t-il. Cf. De l'esprit, op. cit. ,
p. 80, où il suggère que la privation dont parle Heidegger n'est sans doute pas
cette virtualité orientée par un telos qu'est la dynamis aristotélicienne, mais se
demande en même temps comment éviter le retour d'un tel schéma. Ici c'est
la « profondeur >> de la pensée de la dynamis et de la téléo-logie aristotélicienne
qui est en question.
3 1 . Je cite ici la traduction de M . P . D umenil et A. J aulin , in Aristote,
Metaphysiques, Livre Delta, Toulouse, PUM, p. 93-94.
Pour une zoologie «privative » 1 47

« Sterèsis comme absentement, ce n'est pas seulement être-absent,


mais bien entrée en présence, à savoir celle dans laquelle c'est
justement l' absentement - et non ce qui est absent qui se fait
présent32 ». Il faut comprendre à partir de là que l'animal a pour
nous le visage de l'absence d'humanité, ce qui ne veut nullement
dire que l'humain ne consiste qu'en la « négation déterminée »
de l'animalité et c'est la raison pour laquelle Heidegger ajoute :
« Nous autres, aujourd'hui, nous avons trop tendance à analyser
quelque chose de tel que l'entrée dans la présence de l' absentement,
c'est-à-dire à le décomposer en un facile jeu dialectique, au lieu
de retenir fermement son prodige (ihr Erstaunliches) ; car c'est
dans la sterèsis que se voile ce qu'est la physis33 ».
C'est là où il faudrait effectivement être attentif aux « trou­
blantes affinités » entre Heidegger et Hegel, mais sans minimiser
les différences34 que je serais portée, pour ma part, à comprendre
comme des différences d'accent ou de ton. Ce qui serait en effet
peu compréhensible, c'est que Hegel n'ait pas perçu quelque
chose d'essentiel du rapport de l'homme à l'animal : c'est ce que
met superbement en évidence le passage de Glas35 auquel Derrida
renvoie expressément dans De l'esprit36, dans lequel l'idéalisation est
comprise comme répression du Trieb, la pulsion, et l'Aujhebung,
la « relève », comme contre-poussée répressive et Hemmung, inhi-
ce a pour conséquence la définition de l'humanité
comme inhibition en soi de l'animalité. Comme nous le verrons
plus loin, la « définition » heideggérienne de l'animalité module
autrement le thème de l'inhibition et comprend donc autrement
la « liberté » de l'esprit. Car l'animal, pas plus que l'homme, n'est
« encapsulé » en lui-même et incapable du rapport à l' autre37 et

32. M. Heidegger, « Ce qu'est et comment se détermine la physis », trad.


F. Fédier, Questions IL Gallimard, Paris, 1 9 57, p. 269.
33. Questions II, op. cit., p. 269.
34. De l'esprit, op. cit., p. 80.
35. ]. Derrida, Glas, Que reste-t-il du savoir absolu ?, Paris, Denoël-Gonthier,
1 98 1 , tome I, p. 35-36.
36. De l'esprit, op. cit., p. 27.
37. GA 29/30, op. cit., p. 370.
1 48 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

Heidegger lui recon naît même q uelque chose d'analogue au


schématisme humain lorsqu'il lui attribue la capacité de déployer
autour de lui, de prétracer (vorzeichnen) le cercle à l'intérieur
duquel il pourra rencontrer quelque chose par rapport auquel
il saura « s'y prendre » (sich benehmen). Il y a donc en l'animal
un processus de Enthemmung, de dés-inhibition, et c'est même
ce qui caractérise son ouverture (Ojfenheit) à un environnement
(Umgebung). L'humanité par contre ne se définit pas par rapport
à l'inhibition puisque, pour Heidegger, elle ne partage pas avec
l'animal le même Trieb, la même « pulsion », le désir humain ne
pouvant absolument pas être compris à partir de ses soi-disant
composantes « animales » et rien n'interdit de penser que c'est
par une sorte de « sublimation » et de défiguration si totales qu'elles
affectent la structure même du Trieb « métamorphosé » alors en
Sorge, en souci, et qu'elles ne permettent plus de reconnaître l' ori­
ginal animal sous la forme de cette espèce en « décomposition 38 »
qu'est l'homme. Heidegger ne serait alors pas loin de rejoindre
Hegel et Nietzsche pour qui l'homme est un animal malade dont
la maladie n'est rien d'autre que l'esprit. L'humanité se définit par
cette capacité qu'est la Bildung, la « configuration », c'est-à-dire
par ce rapport à l'absence et au rien d'étant qu'est l'imagination,
qu'il faudrait peut-être penser comme une inhibition originaire
de la philosophie même l'étonnement, c'est
l'arrêt ou le recul devant l' étant 39 - ou comme cette dis-position
par laquelle on se tient (debout) par rapport à l'étant en tant
qu'étant au lieu de le prendre, Verhalten, et non plus Benehmen,
cette tenue qui n'est plus prise étant toujours aussi une retenue40•
Et on peut aussi comprendre la Benommenheit, l'hébétude en son

38. De l'esprit, op. cit., p. 1 40 sq.


39. M. Heidegger, Was ist das die Philosophie?, Pfullingen, Neske, 1 9 56,
p. 40. Cf. « Qu'est-ce que la philosophie », trad. K. Axelos et J. Beaufret,
Questions II, Paris, Gallimard, 1 968, p. 34.
40. Verhalten (comportement) compris comme Verhaltenheit (retenue) et
Verhaltung (contenance) : ces mots sont déjà présents dans le cours de 29/30,
cf. GA 29/30, op. cit., § 64, p. 397.
Pour une zoologie «privative » 1 49

sens clinique, comme être-sous-l' emprise du Trieb. La différence


entre l'homme et l'animal serait donc en fin de compte simplement
celle de la station debout, de cette tenue qui permet ce « regard
au dehors » dont parle Holderlin, regard d'un œil capable de se
tourner vers le ciel, qu'il « est urgent de questionner )) puisqu'il
est « ce qui sauve41 ». Comme le souligne admirablement Derrida
en citant Artaud dans « La p arole soufflée » : « La sotériologie
sera l'eschatologie du corps propre42 ». Et la philosophie moins
un malentendu ou une « méprise du corps », comme le pensait
Nietzsche43, que sa mise en discours non thématique, signe d'un
ethnocentrisme irréductible et inévitable.
Penser l'animalité dans la dimension non pas de la négation
pure et simple, mais de la privation, c'est donc demeurer dans la
dimension de l'étonnement et dans cet « embarras philosophique
authentique » qu'était la dialectique platonicienne44, au contraire
de la dialectique hégélienne dans laquelle Heidegger voit, comme
le note bien Derrida 45, une surenchère et non pas un abandon de
la logique d'entendement. Car il ne s'agit pas de sortir de l'aporie
- et à cet égard reconnaître, comme le fait Derrida, le caractère
patient, laborieux, embarrassé46 des analyses du cours de 1 929- 1 930
relève plus de l'éloge que de la critique -, mais bien au contraire
d'y demeurer pour l'assumer. Et c'est ce que fait l'herméneu­
tique au contraire de toute logique et de toute
dialectique47• Le scandale que représente à l'égard de la logique
traditionnelle et dialectique la fameuse circularité herméneutique

4 1 . C'est dans le poème intitulé « Grèce » qu'il est question de « regarder au


dehors, vers l'immortalité et les héros » (Holderlin, Œuvres, Paris, Gallimard,
coll. « Pléiade », 1 964, p. 9 1 7) , et c'est dans « Patmos » que l'on trouve le vers
fameux « Mais là où est le péril/là aussi croît ce qui sauve » (p. 867).
42. L 'écriture et la différence, Paris, Seuil, coll. « Tel Queb, 1 967, p. 273.
43. F. Nietzsche, Le gai savoir, trad. A. Vialatte, Paris, Gallimard, coll.
« Idées », 1 950, Avant-Propos de la 2e édition, p. 1 1 .
44. Sein und Zeit, op. cit., § 6, p. 25.
45. De l'esprit, op. cit., p. 80.
46. Ibid., p. 77 et 85.
47. Sein undZeit, op. cit. , § 6, p. 25. C'estle pas qui mène de Platon à Aristote.
1 50 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

dans laquelle Heidegger nous enjoint de nous engager plutôt que


de l'éviter (vermeiden)48 nous vient de notre finitude, « à laquelle
appartient - non comme manque et non comme embarras, mais
comme force efficiente - l'in-conséquence » . Car : « La finitude
rend la dialectique i mpossible, la révèle comme apparence. À
la finitude appartiennent la non-suite, l'absence de fondement,
la:::: dissimulation du fondement49 » . Dans toute interprétation en
effet, nous nous anticipons nécessairement nous-mêmes, puisque
le regard que nous j etons sur l'étant ne vient pas de nulle part,
mais qu'il est « l'expression de la structure existentiale d'anticipation
(Vor-struktur) du Dasein lui-même50 » . Il y a donc de l'inévitable,
et ce n'est rien d'autre pour nous-mêmes que nous-mêmes - dans
un sens il est vrai non psychologique ou biographique, mais
proprement destinal 5 1 et c'est en cela que nous sommes des
êtres finis, c'est-à-dire des destins « ouverts à la « chance » des
circonstances « heureuses » et à la cruauté des hasards52 ». Toute
herméneutique est herméneutique de la « facticité », c'est-à-dire
de la finitude, de cette finitude à partir de laquelle seule, comme
le dit Holderlin, nous pouvons, en tant qu'humains, nous tenir
« debout ». C'est en effet sur cet « être-debout » que Derrida met

48. Ibid., p. 1 53.


49. GA 29/30, op. cit., § 49, p. 306.
50. Sein und Zeit, op. cit. , § 32, p. 1 53.
5 1 . On trouve certes chez Heidegger l'idée que les penseurs n'ont pas de
biographie, mais aussi l'idée que la pensée n'est pas un processus impersonnel,
mais historiai, et que même la science, parce qu'elle est une « affaire de destin »,
requiert le regard « originel » d'un savant capable de guider l'investigation des
faits (GA 29/30 , op. cit., § 4 5 , p. 279). Et dans les Beitrage zur Philosophie
(Francfort, Klostermann, GA 65, 1 989, § 1 9, p. 48), Heidegger, en soulignant
que «Die Philosophie ist ais Besinnung aufdas Seyn notwendig Selbstbesinnung » (la
philosophie est en tant que méditation sur l'Être nécessairement une méditation
sur soi) affirme que la pensée de l'Être n'est pas une « doctrine » ou un « système »
mais l'histoire au sens propre et que c'est ce que Nietzsche le premier a compris
en présentant sous la forme d'une « psychologie » et d'une autoanalyse dans Ecce
Homo ce qui a sa réelle vérité en tant qu'histoire de la pensée (ibid., § 42, p. 85).
52. Sein und Zeit, op. cit., § 74, p. 3 84.
Pour une zoologie «privative » 151

l'accent dans « La parole soufflée 53 » , o ù est cité le passage du


poème de Holderlin, « Tel, au jour de repos » qui dit : « Pourtant,
il nous revient, sous le tonnerre de Dieu/0 Poètes ! d'être debout,
la tête découverte,/ De saisir l'éclair paternel, lui-même, en mains
propres/Et de porter au peuple voilé/Dans le chant, le don du
ciel », passage qui fait écho à un vers d'un autre poème qui appelle
à l'éveil ces « rois de la finitude » que sont les hommes 54 •

***

C'est pourquoi il ne faut peut-être pas se hâter, comme le fait


Derrida, de déterminer comme un « geste classique » l'affirmation
heideggérienne selon laquelle les ontologies régionales se voient
soumises à l'ontologie fondamentale, c'est-à-dire à l'analytique
existentiale du Dasein 55 • Et ce n'est pas parce que Heidegger lui­
même emploie le terme de « métaphysique » pour caractériser la
dimension à l'intérieur de laquelle se pose pour lui la question
de l'animalité 56 qu'il faut comprendre que, par là, il ne fait que
se réclamer de la tradition philosophique explicite. Au contraire,
Heidegger envisage le rapport qu'entretiennent la métaphysique
et les sciences positives de manière fort peu classique, non comme
un rapport de fondement, mais comme un rapport essentiellement
et
L H ù' '- '·"- HU : « La recherche positive et la métaphysique
ne doivent pas être séparées et on ne doit pas les faire j ouer l'une
contre l'autre. Ce ne sont pas là deux étapes mises successivement
en connexion d'un processus d'exploitation (Betrieb). Leur rapport
ne se laisse pas régler de manière rationnelle, sérielle, comme s'il
s'agissait seulement des branches scientifique et métaphysique

53. L 'écriture et la difforence, op. cit., p. 273.


54. C'est sur cet appel que se termine la dixième strophe du second « Hymne
à la liberté » que le jeune Holderlin composa pendant son séjour au séminaire
de Tübingen et qui fur publié en 1 792 par le poète révolutionnaire Gotthold
Friedrich Staudlin dans son Musenalmanach.
5 5 . De l'esprit, op. cit., p. 76.
56. GA 29/30, op. cit., § 45, p. 277 sq.
1 52 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

d'une exploitation, de sorte que la métaphysique livrerait les fonde­


ments et les sciences les faits, mais l'unité interne de la science et de la
métaphysique est une affaire de destin 57 ». Toute science en effet est
historiale, parce qu'elle est « une possibilité d'existence du Dasein
humain » et non pas simplement un système d'énoncés valides 58 et
une technique autonome 59, et c' est la raison pour laquelle il peut
et doit y avoir une véritable communauté entre la philosophie
et la science. La zoologie n'est donc pas seulement une science
régionale, pas plus que la philosophie n'est une science de l'essence
qui pourrait décrire l'essence de l'animalité sans avoir recours au
savoir scientifique, au contraire de ce qu'affirme Derrida dans une
note de « Geschlecht 1160 ». Il est vrai qu'est annoncée dans cette
note une étude « d'aussi près que possible » des développements
consacrés à l'animalité dans le cours de 1 929- 1 93 0 dont on ne
peut considérer qu'elle soit produite dans les quinze pages qui en
traitent dans De l'esprit, où d'ailleurs Derrida annonce d'entrée
de jeu que « nous n'aurons [pas] le temps de déployer l'analyse
que commanderait cette interprétation de l'animalité » et où il se
« limite au schéma le plus indispensablé1 ».
Une lecture attentive d u cours d e 1 92 9- 1 9 3 0 m ontre,
au contraire, que Heidegger entreprend d'illustrer et d'expliciter
sa thèse de la pauvreté en monde de l'animal en interrogeant les
travaux de la science et zoologique de son époque,
donnant ainsi un exemple fort peu commun de lecture philo­
sophique de l'état scientifique d'une question. Il rappelle non
seulement les travaux, que la méthode purement analytique de
Darwin fera oublier, de von Baer ( 1 792- 1 8 76) sur la structure
l'organisme et cite ceux des embryologistes Wilhelm Roux

57. GA 29/30, op. cit., p. 279. C'est Heidegger qui souligne.


58. Ibid., p. 282.
59. Ibid., p. 28 1 .
60. « La main de Heidegger ( Geschlecht Il) » ( 1 985), Psyché, op. cit., p . 429,
note 1 .
6 1 . De l'esprit, op. cit., p . 76.
Pour une zoologie «privative » 1 53

( 1 8 50- 1 924) dont il critique les positions mécanistes62, Driesch


( 1 8 67- 1 94 1 ) dont il critique les positions vitalistes63, et Speman
( 1 869- 1 94 1 ) , qui occupa la chaire de zoologie de Fribourg de
1 9 1 9 à 1 93 5 , année où il obtint le prix Nobel de Médecine, dont
il fait le plus vibrant éloge à cause de sa conception du caractère
processuel (Geschehenscharacter} de l'organisation de l' organismé4,
mais aussi de von Uexküll65, de Buytendjik66, et de bien d'autres
encore. Car il ne s'agit pas seulement d'une interprétation métaphy­
sique de la vie, mais en même temps du statut même de la science
biologique « qui se trouve devant la tâche d'un tout nouveau
projet de ce qu'elle questionné7 » et qui doit combattre sur les
deux fronts opposés du mécanisme et du vitalisme. À propos de
ce dernier et de la téléologie qu'il implique, Heidegger souligne
clairement qu'il n'écarte pas le mécanisme, mais en est plutôt la
sanction et le renforcement, puisqu'il présuppose qu'il y a du
supramécanique dans le vivant, ce qui n'est possible que sur le
fondement même du mécanisme68• Car le recours dans le néovi­
talisme à l'abstraction de l'entéléchie comme principe d' explica­
tion ne permet pas de prendre en considération la situation de
l'organisme, dont on méconnaît alors le caractère non autonome,
alors qu'il faudrait au contraire intégrer à sa structure fondamen­
tale son rapport à l' environnement69• Il ne s'agit pas pas plus
ce concerne d'ailleurs l'homme, comme Heidegger
l'affirmera plus tard dans la Lettre sur l'humanisme70 d'ajouter

62 . GA 29/30, op. cit., § 5 1 , p. 3 12 et 3 14.


63. Ibid., § 61, p. 380-8 1 .
64. Ibid., § 45, p . 280, § 6 1 , p . 3 8 1-382, 387.
65. Ibid., § 46, p. 284, § 53, p. 327, et § 6 1 , p. 382-383.
66. Ibid., § 6 1 , p. 375-376.
67. Ibid., § 45, p. 278.
68. Ibid., § 5 1 , p. 3 1 8.
69. Ibid., § 6 1 , p. 382.
70. Lettre sur l'humanisme, op. cit., p. 55-57 : «Au principe, on pense toujours
l'homo animalis, même si on pose l'anima comme ani mus sive mens, et celle-ci
plus tard, comme sujet, personne ou esprit. »
1 54 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

à l'organisme animal une âme 7 1 , mais bien plutôt de voir dans


l'organisme quelque chose d'autre que le simple corps vivant
(Leib) en tant que présence simplement donnée et donc de le
comprendre comme un phénomène « dynamique », c'est-à-dire
essentiellement temporel, d'organisation en devenir constant72 •
C'est id qu'est atteint, à ce qu'il me semble, le point essentiel
de l'analyse de Heidegger, que je me vois moi aussi contrainte de
réduire à un schéma, alors qu'elle ne vaut, comme toute analyse
relevant de la phénoménologie herméneutique, que par le chemin
emprunté qu'il s'agirait alors de suivre pas à pas. Il ne suffit pas
en effet, de distinguer l'organisme de l'outil et de la machine, en
soulignant que tout Zeug, tout outil, est un Erzeugnis von Menschen,
une production humaine, et suppose donc nécessairement à sa
la Weltbildung73, pour ainsi mettre en échec la conception
mécaniste du vivant, ni même de ne pas se hâter de considérer
l'autoproduction, l' autodirection et l'autoregénération de l' orga­
nisme comme relevant d'une inexplicable force interne et mettre
ainsi en question la conception vitaliste du vivant74• Le projet
de Heidegger, c'est non pas de comprendre la vie à partir de la
nature inanimée (mécanisme) ou à partir de l'homme (vitalisme) ,
mais à partir d'elle-même dans son contenu d'essence75, ce qui
ne signifie pourtant pas que « l'orientation implicite par rapport
à » y soit , puisque la vie n'est pour
n o us que par réduction p rivative à partir de l'expérience de
l' existentialité. L'accès à la « chose même » - ici la vie - ne se fait
j amais que par le détour d'une anticipation par laquelle l'horizon
d'une compréhension p ossible a toujours déjà été projeté, mais
ce « cercle » inévitable « en lui une possibilité du connaître
le originel » à que l'interprétation ne se laisse pas

7 1 . GA 29/30, op. cit., § 59, p. 335.


7 2 . Ibid., § 6 1 , p . 3 7 5 sq.
73. Ibid., § 5 1 , p. 3 1 3 .
74. Ibid., § 53, p . 325-326.
75. Ibid. , § 45, p . 282-283.
76. Ibid., § 50, p . 3 1 0.
Pour une zoologie «privative » 1 55

imposer d'autres préalables que ceux tirés de la chose même77•


Il n'y a donc pas de connaissance sans préjugés et com me le
note b ien Gadamer, il y a aussi un préjugé contre les préjugés en
général qui caractérise la lutte contre l'« obscurantisme » menée par
l Aufklarung78, alors que la critique au sens propre vise au contraire
'

à distinguer les préjugés qui recouvrent les « phénomènes » de


ceux qui par contre les découvrent. La question reste ici ouverte
de savoir dans quelle mesure les critiques que Derrida adresse à
l'herméneutique ne le rendent pas solidaire de l'Aufklarung et
de sa conception exclusivement négative de la tradition, comme
pourrait l'attester un passage de La carte postale auquel Derrida
renvoie dans De l'esprit 79 où le traitement de l'animalité dans la
métaphysique « humaniste et phallogocentrique » est unilatérale­
ment considéré comme révélateur de la « résistance obscurantiste80 ».
Pour Heidegger en revanche, la tâche « critique » consiste très
précisément, en un sens voisin de ce qu'elle est pour Husserl,
à montrer que l'attitude dite « naturelle » qu'est la quotidienneté
nous barre en réalité l ' accès à la nature aussi bien i nanimée
qu'animée81 précisément parce qu'elle est caractérisée comme l'ou­
verture indifférenciée à la simple présence donnée (das Vorhandene)
au sens le plus large 82, alors que le rapport fondamental du Dasein
à l'étant n'est pas celui qu'un sujet entretiendrait avec des objets
perçus comme autant d'aspects du même, mais au
contraire un être-transporté (Versetzsein), à chaque fois différent
dans sa modalité, dans les « espèces » d'étant fondamentalement
différentes que sont l'autre homme, l'animal, la nature animée
en général et la nature inanimée 83• D ans le cas de la nature
inanimée, on pourrait dire qu'il s'agit d'un « transfert » négatif,

77. Sein und Zeit, § 34, p. 1 53.


78. H.-G. Gadamer, Vérité et Méthode, Paris, Seuil, coll. « L'ordre philo-
sophique », 1 976, p. 1 08.
79. De l'esprit, op. cit., p . 7 6 .
80. La carte postale, op. cit., p. 5 02, note 20.
8 1 . GA 29/30, op. cit., § 66, p. 403.
82. Ibid., § 65, p. 399.
83. Ibid., § 66, p. 40 1 .
1 56 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

dont la négativité n'est pas de notre fait, mais de la sienne, en tant


que c'est elle qui par essence ne permet pas le bien que,
comme Heidegger le souligne expressément, ce transfert puisse
néanmoins avoir lieu dans ces deux possibilités fondamentales de
l'existence humaine que sont le mythe et l'art84• Pour Heidegger
en effet, le fait de doter d'une âme les choses matérielles en un
mot ce que nous appelons « animisme » - ne relève nullement,
comme c'est le cas pour les penseurs des Lumières, d'un irratio­
nalisme à éradiquer, mais possède au contraire sa propre vérité,
différente de celle de la science et de la métaphysique. Il affirme
en effet qu'« il ne s'agit pas ici de l'opposition entre réalité et
apparence, mais de la différence entre deux sortes fondamentale­
ment différentes de vérités possibles85 ». Il faudrait rappeler à cet
égard que, dans Être et Temps, Heidegger, loin d'instaurer cette
hiérarchie entre les « primitifs » et les « civilisés » qui servit de
j ustification au colonialisme, affirme au contraire d'emblée que
cette manière d'être impropre qu'est la quotidienneté ne doit
pas être confondue avec la primitivité, de sorte qu'il faut non
seulement reconnaître que la quotidienneté est un mode d'être du
Dasein « même et précisément lorsqu'il se meut dans une culture
na1L1tem��nt développée et différenciée », mais aussi que « le Dasein
posse:ae ..._;;;,:u un u ses possibilités d'être non quotidien »
..... .• ..

et « a sa spécifique86 ».
La nature n'est donc pas « étale » , « plate » , elle n'est pas ce
« mur » sur le fond duquel les étants se présenteraient, mais elle
est au contraire, en tant que nature vivante, l'empiètement
réciproque des cercles de vie (Umringe) spécifiques à chacun
des êtres vivants 87, ce qui implique que les êtres vivants ne sont
nullement engagés dans une compétition commune dont l'enjeu

84. Ibid., § 49, p. 299-300.


85. Ibid , C'est Heidegger qui souligne.
86. Sein und Zeit, op. cit., § 1 1 , p. 50-5 1 . C'esr Heidegger qui souligne.
87. Ibid, et § 66, p. 403. J'emprunte ici le terme d'empiètement à Merleau­
Ponty pour souligner l'analogie entre la conception heideggérienne du vivant
et l'ontologie de la chair du dernier Merleau-Pomy.
Pour une zoologie «privative » 1 57

serait un étant indifférencié. Cela ne veut cependant pas dire que,


pour Heidegger, le combat soit absent du « monde » de la vie,
bien au contraire. Car c'est le tracé ouvrant (ojfnendes Ziehen) du
cercle dont s'entoure tout être vivant qu'il s'agit de comprendre
comme cette lutte qu'est la vie en chacun d'eux. La vie l'animal
consiste ainsi à « à lutter (ringen) pour maintenir ce cercle, dans
le rayon duquel peut naître une multiplicité bien articulée de
déshinbitions88 ». Heidegger j oue id avec l'étymologie de ringen,
qui signifie lutter au sens de se mouvoir en cercle (Ring), sans
rencontre « frontale » de l'ennemi, la lutte étant l'art de l'esquive.
Le dé-tour et la trace sont donc, pour Heidegger aussi, les marques
du vivant. La théorie de l'évolution suppose au contraire que
l'étant en tant que tel est « donné », c'est-à-dire accessible à tous
les animaux, y compris l'homme, qu'il est identique pour tous,
et que c'est à eux qu'il incombe de s'y adapter. Elle établit donc
une séparation entre l'animal et son environnement spécifique,
et elle considère comme une présence donnée identique aussi
bien le monde naturel que les animaux. Une telle conception
relève de l'attitude scientifique théorique qui fait du Dasein un
pur spectateur impartial non impliqué dans le jeu naturel - elle
relève, dirait Merleau-Ponty, de la « pensée de survol » et donc
de l'oubli de la finitude constitutive qui place le Dasein non pas
:lll·-oc�ssJJs ou au-delà mais au milieu de celui-ci 89• Cela
conduit à penser qu'à l'être-sous-l' emprise de la pulsion qui carac­
térise sous de multiples formes l' animal90 correspond une sorte
d'inclusion du Dasein dans la nature vivante au sein de laquelle
il est par essence toujours déjà transporté et dont il demeure de
manière tout à fait spécifique le prisonnier91•

88. G A 29/30, op. cit., § 60, p. 370-37 1 .


8 9 . C'est précisément cette pensée de survol qui est à l'origine de l'anthro­
pocentrisme métaphysique dont se distingue radicalement, comme on le verra
plus loin, l'étrange « humanisme » heideggérien.
90. GA 29/30, op. cit., p. 377.
9 1 . Ibid. , § 66, p. 404.
1 58 DÉcoNSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

La nécessaire liaison de l'organisme à son environnement ne


peut donc pas être pensée à l'aide du concept darwinien d' adap­
tation qui comprend ce rapport comme un rapport d'extériorité
e ntre un animal et un m onde p résents-donnés (vorhanden),
mais plutôt - en un sens encore plus radical que l'écologie de
von Uexküll, qui comprend p ourtant bien que l'animal est
en relation avec quelque chose qui ne lui est pas donné de la
même manière qu'à l'ho mme - comme l'entièreté du cercle de
la dés-inhibition (Enthemmungsring) à partir duquel seulement
l 'entièreté du corps vivant peut devenir compréhensible, sans
qu'il soit besoin d'avoir recours à la force mystérieuse de l'âme
ou de l'entéléchie 92• L'organisme, dont « l'être est pouvoir » , pas
plus qu'il n'est un complexe d'outils, n'est un faisceau de pulsions,
mais une capacité (Fahigsein), car il n'est pas le nom d'un étant,
mais comme le Dasein, la désignatio n d'une manière d'être
déterminée93. La question pour Heidegger n'est pas en effet celle
de la quiddité, de ce en quoi consiste l'homme ou l'animal, car
alors la réponse est toujours celle des « composantes » , matière
et forme, corps et âme ou esprit, mais celle, phénoménologique,
de la modalité, du comment de l'être de l'homme ou de l'animal.
C'est pourquoi il est vain, comme le tente Derrida, de chercher
à pourvoir le Dasein d'organes (œil, oreille, main, bouche, sexe)
ou de regretter que Heidegger parle si peu corps, alors ne
cesse au contraire de parler non thématiquement de l'incarnation
(comme processus et non comme état) . Car dès que le regard
cherche à saisir le corps vivant et ses organes, il ne trouve jamais
que ce qui en « reste » sur le mode de la présence donnée, que ses
« retombées excrémentielles » , puisque ce qui le fait se tenir droit
et le maintient en jet est invisible « par principe » , est ce punctum
caecum dont parle Merleau-Ponty. Pour comprendre que la capa­
cité fondamentale de l'organisme à s'entourer d'un « espace » où
la pulsion peut s' exercer94 - c'est-à-dire d'être une organisation

92. Ibid, § 6 1 , p. 382 sq.


93. Ibid., § 57, p. 342.
94. Ibid., § 6 1 , p. 374-375 .
Pour une zoologie «privative » 1 59

toujours en procès et jamais donnée, jamais « chose faite» dirait


Merleau-Ponty -, il faut rompre avec l'idée courante qui oppose
pulsion et inhibition, et voir que la structure de la pulsion exige
de façon essentielle la dés-inhibition, précisément parce qu'elle
n'a rien à voir avec l'intentionnalité, parce qu'elle n'est pas dirigée
en elle-même vers l'extérieur ou l'autre que soi, de sorte que toute
Getriebenheit, tout être sous l'emprise de la pulsion, est nécessai­
rement une Benommenheit, un être pris dans ou accaparé par son
milieu95• Et c' est cette capacité qui « a des organes » et non pas les
organes qui ont telle ou telle capacité96 : c'est la capacité de voir
qui rend d'abord possible la possession d'yeux97 et la capacité
de dévorer qui vient avant les organes de la dévoration et de la
digestion, la bouche apparaissant même avant l'intestin, comme
le montre l'exemple du protozoaire, admirablement observé et
décrit par Uexküll, dont les organes « instantanés » se forment
selon le même ordre par lequel ils se défont98• Heidegger se réfère,
non pas à « n'importe quel exemple » , comme le dit Derrida, mais,
à côté de l'exemple classique des abeilles 99, à celui des animaux
dits inférieurs de structure non fixe parce qu'ils sont « du point
vue philosophique les plus appropriés pour nous procurer un
aperçu de l'essence de l'organe 100 ». Il y a là, certes, une thèse ou
plutôt une hypothèse sur l'animalité qui suppose « qu'il y a une
un un type d'étant homogène, qu'on appelle
animalité en général », comme le souligne Derrida 1 0 1 , mais non
pas une « essence » intemporelle de celle-ci qui n'est, de multiples
et irréductibles façons, que dans son devenir et c'est j ustement
ce « Wesen » au sens verbal que donne à voir, mieux que tout
autre, l'exemple de l'amibe dépourvue de forme et de structure,

9 5. Ibid, § 5 9, p. 359 et § 60, p. 370.


96. Ibid, § 53, p. 324.
97. Ibid., § 52, p . 3 1 9.
98. Ibid., § 53, p. 327.
99. Ibid., § 5 9, p . 352 sq.
1 00. Ibid., § 53, p. 327.
1 0 1 . De l'esprit, op. cit., p . 90.
1 60 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

et pour cette raison b ien caractérisée en allemand sous le nom


de Wechseltier (littéralement : animal variable) . Les faits observés
par la science zoologique ne deviennent en effet compréhensibles
que si l'on abandonne cette attitude « naturelle » qu'est l' explici­
tation quotidienne de l'être de l'étant comme présence donnée
(Vorhandenheit), laquelle est au fondement de l'attitude scienti­
fique-théorique, pour déployer ce que Heidegger dans le cours
de 1 929- 1 93 0 nomme encore « la dimension métaphysique 102 »
à partir de laquelle seule peut être aperçue ce que Sein und Zeit
nommait déjà la Temporalitiit de l'être, son caractère processuel,
lequel s'exprime peut-être le plus visiblement dans ce mode d'être
déterminé qu'est la vie, puisqu'elle implique naissance, croissance
et anéantissement. Cette « métaphysique » , c'est la metaphysica
naturalis dont parle Kant et dont Heidegger rappelle, à la fin de
son cours inaugural de 1 929 intitulé Qu 'est-ce que la métaphysique?,
qu'elle compose la nature de l'homme, car elle n'est rien d'autre
que le Dasein lui-même, c'est-à-dire cette ouverture au rien qui
permet à celui-ci d'aller au-delà de l'étant à chaque fois rencontré
pour se tenir en rapport à lui (sich verhalten) - cette métaphysique
implicite est l'existence humaine elle-même à partir de laquelle
tout rapport à l'étant comme tel est rendu possible.
Il y a donc une sorte d'historicité propre au vivant qui a été
aperçue par les biologistes eux-mêmes 103• Heidegger cite ici, avant
une allusion à l'importance des recherches de Speman qui met
l'accent sur le caractère « processuel » de l'organisation du vivant,
le livre publié en 1 90 6 sous le titre « Les o rganismes en tant
qu'êtres historiques » par Theodor Boveri ( 1 862- 1 9 1 5) , l'éminent
cytologiste à qui l'on doit la démonstration expérimentale de
la théorie chromosomique l'hérédité. C'est cette historicité
p ropre au vivant qui pose le difficile problème de savoir quel
statut nous pouvons reconnaître à ce q ui dans le règne animal est
analogue à l'expérience humaine de l'historialité et de la mortalité.
C'est évidemment la question de la mort qui est la « pierre de

1 02. GA 29/30, op. cit., § 6 1 , p. 385.


1 03. Ibid., § 61, p. 386 sq.
Pour une zoologie «privative » 161

touche », comme l e reconnaît Heidegger, d u caractère approprié


et de l' originarité de toute question portant sur la vie, et elle l'est
inversement aussi au sujet de savoir si la question de l'être de la
vie a suffisamment compris le problème de la mort 104• On peut,
comme le fait Derrida 105 , se demander s'il est possible refuser
de caractériser le Dasein comme un vivant alors même qu'on
le définit comme être-pour-la-mort. La réponse de Heidegger
consiste, ici comme dans Sein und Zeit, à refuser la mortalité
au sens strict à l'animal « qui ne peut pas mourir (sterben), mais
seulement arriver à sa fin (verenden) » et à qui par conséquent sont
prescrites des possibilités tout à fait déterminées de mort (Tod) 106•
Cette distinction n'est en effet nullement absurde dans la langue
allemande qui exprime par des mots de racines différentes d'une
la mort, Tod, correspondant à l'anglais death, l'adjectif tot
qui signifie la disparition ayant la même racine que le substantif
Tier et renvoyant à la racine indo-européenne * dheu qui signifie
exhaler, souffler, comme dans le mot sanscrit dham qui veut dire
souffler, attiser [le feu] par le souffle, et d'autre part le mourir,
sterben, qui signifie originellement se raidir, comme dans l'expres­
sion anglaise to starve with cold.

***

Qu'en est-il alors de la « thèse » de la pauvreté en monde de


l'animal ? Et pourquoi Heidegger a-t-il eu besoin de poser cette
thèse entre deux autres thèses qui affirment l'être sans monde
de la nature inanimée et l'être formateur de monde de l'homme ?
Cela relève-t-il, comme l'affirme Derrida, d'une position « fonciè­
rement téléologique et traditionnelle, pour ne pas dire dialec­
tique 107 » ? Il faut dire ici un mot de la méthode suivie par Heidegger
dans le cours de 1 929- 1 93 0 et qu'il oppose à celle de Sein und

1 04. Ibid., § 6 1 , p. 387.


105. De l'esprit, op. cit., p. 89, note.
1 06. Cf. Sein und Zeit, op. cit., § 49, p. 247.
1 07. De l'esprit, op. cit., p. 90.
1 62 DÉcoNSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

Zeit, qui tente une première caractérisation du phénomène du


monde à partir de l'analyse de la quotidienneté, ainsi qu'à celle de
l'essai de 1 929, Vom Wesen des Grundes (« Ce qui fait l'être essen­
tiel d'un fondement ou "raison" », selon la traduction de Henry
Corbin) , qui pose la question de l'histoire du concept de monde.
Le chemin emprunté maintenant est celui de la « considération
comparative » et il est préféré aux deux autres à cause de sa grande
mobilité, bien qu'il comporte des difficultés particulières que le
fait de nommer ne suffit pas à écarter 108 • L'avantage que présente
le processus comparatif, c'est qu'il évite l' enfermement dans la
compréhension proprement humaine du monde qui constitue
l'inconvénient de l'approche à partir de la quotidienneté, laquelle
ne livre qu'une caractérisation de l' Umwelt humain et non pas
monde comme tel, ce que Heidegger reconnaît explicitement
dans une note de l'essai de 1 929, où il affirme en outre que la
nature ne peut pas être rencontrée au niveau de la quotidiennete09•
Mais son défaut consiste précisément en la position de « thèses »
qui présupposent déjà le sens de ce qui est à expliciter, à savoir la
différence de l'animalité et de l'humanité, laquelle n'est jamais
vue que dans la perspective humaine. C'est j ustement parce
que ce cercle est celui de toute explicitation qu'il part de thèses
directrices (leitende 1hesen) ont effectivement une apparence
ont pour vertu la saisie
de grandes oppositions. Si cependant, après l'élucidation et le
développement de la thèse médiane de la pauvreté en monde de
l'animal - celle dans laquelle, souligne Heidegger, extrêmes de
l'être sans monde de la pierre et de l'être configurateur de monde
l'homme s'entrelacent 1 10 -, Heidegger s'oppose à lui-même

108. GA 29/30, op. cit., § 42, p. 264.


109. M. Heidegger, Vom Wesen des Grundes, Francfort, Klostermann, 1 95 5 ,
p. 36, note 5 5 . Cf. M. Heidegger, « C e qui fait l'être-essentiel d'un fondement
ou "raison" », trad. H. Corbin, Questions L Paris, Gallimard, 1 968, p. 1 30.
1 10. GA 29/30, op. cit., § 48, p. 294. Du point de vue dialectique, cela a
curieusement pour résultat de placer l'animalité moins dans la position d' anti­
thèse que dans celle de la « synthèse ».
Pour une zoologie «privative » 1 63

une objection 1 1 1 , c'est bien là la preuve qu'il ne lui accorde pas


une validité absolue et qu'elle conserve pour lui son caractère
problématique, comme il l'affirme lui-même à la fin du § 63 :
« Ainsi la thèse « l'animal est pauvre en monde » doit subsister en
tant que problème 1 12• » Heidegger reconnaît en effet clairernent
les limites de l'illustration comparative : « La caractérisation
de l'animalité par la pauvreté en monde n'est pas authentique,
n'est pas tirée de l'animalité elle-même et ne reste pas dans les
limites de l'animalité, mais la pauvreté en monde est un caractère
comparativement à l'homme. Ce n'est que du point de vue de
l'homme que l'animal est pauvre en monde, mais l'animalité n'est
pas en soi une privation de monde 1 13• » Car à cette thèse, qui est si
éloignée d'être la proposition de fond (Grund-satz) métaphysique
de l'essence de l'animalité qu'elle n'est en réalité qu'un corollaire
{Folgesatz) des déterminations essentielles de l'animalité vue à partir
l'humanité, n'est reconnue qu'une « fonction factuelle », celle
de mener à l'essence de l'animalité qui vient d'être développée et
dont il ne s'agit pas de dissimuler le caractère égarant 1 14• Or celle­
ci n'a été interrogée que pour élucider négativement le concept de
monde, ce qui a permis de mettre implicitement en relief!' essence
propre à l'humain, car « nous étions constamment nous-mêmes
- que nous le voulions ou non - impliqués dans ce qui a été aperçu »
et le regard ainsi j eté sur l'animal. pourquoi,
conclut Heidegger, il nous faut laisser ouverte la possibilité que la
compréhension proprement et explicitement métaphysique du
monde nous oblige à néanmoins comprendre la non-possession
du monde chez l'animal comme une privation et à trouver une
pauvreté dans le mode d'être de l'animal en tant que tel 1 1 5 » .
Heidegger parle donc d e nécessité e t laisse entendre que nous
n'avons peut-être pas d'autre choix que celui de voir l'animal sous

1 1 1 . Ibid., § 63, p. 392.


1 12. Ibid., § 63, p. 396.
1 1 3. Ibid., § 63, p. 393.
1 1 4. Ibid., § 63, p. 394.
1 1 5. Ibid., § 63, p . 395. C'est Heidegger qui souligne.
1 64 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

la perspective de la privation. C'est ici qu'il faut se souvenir que


cette analyse de l'animalité prend place dans un cours consacré
aux trois questions fondamentales de la métaphysique que sont
le monde, la finitude et la solitude. C'est à la question de la
finitude que Heidegger attribue le rôle médian de racine origi­
nelle et unifiante des deux autres 1 16, car elle exprime l'être-brisé
(Gebrochenheit) du Dasein, à la fois o bsédé (bedrangt) par le
lointain du monde et séparé (vereinzelt) par ce qui constitue sa
solitude (Einsamkeit), à savoir le caractère unique (einzig und
einmalig) de son Da-sein. C'est de cette finitude du Dasein dont
Heidegger disait, à la même époque, dans Kant et le problème de
la métaphysique, qu'elle est en l'homme plus originelle que lui,
parce que c'est grâce à elle que l'étant peut devenir manifeste
comme tel 1 17• Car c'est par cette inclusion dans la nature qui le
place au milieu des étants et le voue foncièrement à eux que le
Dasein peut les « comprendre » , c'est-à-dire les faire tenir debout
et les amener à la stance (ver-stehen) 1 18, les prendre p our vrais
(wahr-nehmen), les percevoir comme tels 1 1 9 et ainsi les laisser être
ce qu'ils sont, ce qui implique que l'horizon de leur rencontre
possible a toujours-déjà été projeté. Dans le cours de 1 929- 1 930,
la question l'animalité est abordée dans la perspective qui est
encore celle de cette science transcendantale qu'est l'ontologie
onto1og1te traditionnelle la Vorhandenheit,

1 1 6. Ibid., § 39, p. 253.


1 1 7. Kant et leproblème de la métaphysique, trad. A. de Waehlens et W. Biemel,
Paris, Gallimard, 1 953, § 4 1 , p. 285.
1 1 8. Le jeu étymologique peut ici sembler facile, mais j 'en prends le risque,
ne serait-ce que pour « entendre » autrement ce que le français nomme justement
pour sa part « entendement ». Je rappelle à cet égard que l'allemand verstehen, tout
comme l'anglais understand, qui signifient tous deux « comprendre>> impliquent
l'idée de tenue (stehen et stand) . L'allemand verstehen signifie ainsi se tenir
au-dessus ou auprès (ver) de quelque chose, tout comme le mot grec epistèmè,
que l'on traduit habituellement par « science », alors que l'anglais understand
implique apparemment l'idée que l'on se tient plutôt « sous » la domination de
la chose en question.
1 1 9. Cf. GA 29/30, op. cit., § 6 1 , p. 376, où Heidegger affirme que, bien
que l'animal puisse voir, il ne peut jamais « percevoir quelque chose comme tel ».
Pour une zoologie «privative » 1 65

base de la conception scientifique-théorique du « monde », ne


représente qu'une région. Ce qui est ainsi refusé à l'animal, c'est
ce pouvoir de schématisation qui s'enracine dans l'imagination
comprise comme exhibitio originaria 1 20 et qui n'est lui-même
rendu possible que par le projet de soi non pas d'un sujet, mais
de la temporalité finie 1 2 1 • Tout se passe en effet comme si cette
exhibition originaria de l'étant dans la figuration, le Bilden, exigeait
à son fondement l' inhibitio originaria de la pulsion vitale (sorte
d' Urverdrangung, de refoulement originaire d'un nouveau type)
comme si voir comme signifiait la suspension (epokhè) de la vie,
sa conservation dans sa disparition, donc son Aujhebung. Cela
ne veut cependant pas dire, Heidegger y insiste dans Kant et le
problème de la métaphysique, que ce transcendantalisme d'un
nouveau genre soit un anthropocentrisme 1 22 • Le fil conducteur
de l'analyse de l'animalité est donc une compréhension transcen­
dantale-horizontale de la finitude.
Ce qui n'est plus le cas en 1 935 avec le cours intitulé Introduction
à la métaphysique. Il n'est pas question id de rendre compte
de l'ampleur du « tournant » qui s'opère dans la pensée heideggé­
rienne dès 1 930 1 23• Il suffit, pour donner à cet égard une indication
décisive, de mentionner le nom de Holderlin, qui apparaît à la fin
du cours de 1 9 3 5 1 24• C'est dans un texte de la même période, celui

1 20 . M. Heidegger, Interprétation phénoménologique de la « Critique de


la raison pure» de Kant, trad. E. Martineau, Paris, Gallimard, 1 977 (GA 25,
cours d u semestre d'hiver 1 927- 1 928), § 26, p. 36 1 .
1 2 1 . M . Heidegger, Les problèmesfondamentaux de la phénoménologie, trad.
J.-F. Courtine, Paris, Gallimard, 1 985 (GA 24, cours du semestre d'été 1 927),
§ 2 1 , p. 370.
1 22. Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., § 4 1 , p. 28 5 .
123. Cette Kehre s'annonce dès 1 930, e t non pas seulement avec l'« épisode »
du Rectorat de 1 933, comme on peut le voir en lisant le texte de la première
version inédite de Vom Wesen der Wahrheit (De l'essence de la vérité), moins
différente qu'on eût pu l'imaginer de celle publiée en 1 943.
1 24. C'est justement pour réaffirmer le privilège de la question qui est le
savoir authentique et qui constitue toute l'endurance de la pensée que sont
cités in fine (cf. M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad. G. Kahn,
Paris, Puf, 1 958, p. 221-222) ces vers de Holderlin issus de l'hymne inachevé
1 66 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

de la conférence prononcée le 1 3 novembre 1 93 5 à Fribourg sous


le titre « De l'origine de l'œuvre d'art 125 », que Heidegger revient
à la question du monde, lequel se voit maintenant défini comme
« cet ensemble de renvois à partir desquels le signe de la faveur des
dieux et la frappe de leur décret nous parviennent et font défaut »
et Heidegger ajoute : « Même ce défaut est une manière pour le
monde de régner 126 ». Et c'est dans le contexte de cette nouvelle
définition du monde que Heidegger rappelle un peu plus loin que
la pierre n'a pas de monde, pas plus que l'animal qui n'a qu'un
environnement 127• Le caractère ekstatique de l'existence humaine
est maintenant compris en rapport avec la présence ou l'absence
du divin et le monde n'est plus l'horizon d'apparition de l'étant
que déploie une humanité abstraite, mais « le toujours inobjectif
sous lequel nous nous tenons » (das immer Ungegenstiindliche, dem
wir unterstehen) l28 et, en tant que tel, il est toujours celui d'un
peuple : « Le monde n'est j amais « le monde de tout le monde »
d'une humanité en général, et pourtant tout monde désigne
touj ours l'étant dans son ensemble. Son monde - c'est pour
un peuple à chaque fois ce qui lui est donné comme tâche 129 ».

intitulé « Les Titans » : « Car est détestée/Du Dieu songeant/Une croissance


pré�m<ttwrée », précédés de cette affirmation de Heidegger : « Savoir questionner
signifie : savoir attendre, même toute une vie » , laquelle rappelle ce passage de
la lettre de janvier 1 799 adressée par Holderlin à sa mère, que cite Heidegger
dans son premier cours sur Holderlin de l'automne 1 934, où il est dit que
« tout art exige la vie entière d'un homme » (Holderlin, Œuvres, op. cit., p. 696) .
1 25 . Ce texte a été traduit et publié en version bilingue hors commerce par
E. Martin eau aux éditions Authentica en 1 987.
1 26. De l'origine de l'œuvre d'art, op. cit., p. 29-3 1 , trad. mod.
127. Ce passage est repris, modifié, dans « L'origine de l'œuvre d'art » de
1 936. Cf. Chemins qui ne mènent nullepart, trad. W. Brokmeier, Paris, Gallimard,
coll. Idées, 1 980, p. 47-48.
128. De l'origine de l'œuvre d'art, op. cit., p . 29.
1 29. Ibid., p . 3 5-36. Ce passage rappelle le début de l'essai d'Holderlin
intitulé « Das Werden im Vergehen » (Le devenir dans le périr) , essai dont
Heidegger donne une brève analyse dans son cours de 1 94 1 - 1 942 consacré au
même poème (Holderlins Hymne «Andenken ;;, Francfort, Klosterman, GA 52,
1 982, § 4 1 , p. 1 1 9- 1 22) .
Pour une zoologie «privative » 1 67

Or ce qui caractérise l'époque qui est la nôtre, c'est, comme


Holderlin l'a compris, la fuite des dieux, qui n'est pourtant pas
déjà l'entrée dans l'im-monde, mais l'« obscurcissement du monde »
(Weltverdüsterung) 130• Tout le discours, selon Derrida non dénué
d'« emphase », sur la modernité et l'Europe que tient Heidegger
dans le discours de Rectorat et dans l'Introduction à la métaphy­
sique ne peut être compris que dans sa référence à la poésie et à la
pensée de Holderlin. Ce qui l'indique bien, c'est la référence à
l'idéalisme allemand et à « la grandeur, l'ampleur et l'authenticité
originelle de ce monde de l'esprit » à la hauteur desquelles depuis
le milieu du XIXe siècle l'Europe ne se tient plus 131• C'est pourquoi
il ne faut peut-être pas trop s'étonner de voir apparaître le terme
de Geist que Sein und Zeit n'utilisait qu'entre guillemets, parce
qu'il était le maître-mot de Hegel 1 32, alors qu'il est maintenant
emprunté sans réserves par Heidegger à Holderlin. Que le Geist
dont parlent les textes des années trente soit holderlinien est du
moins mon hypothèse de lecture, sans qu'il soit besoin pour cela
de distinguer en Holderlin lui-même le « métaphysique » du
« poétique », comme le fait Derrida 1 33• Il n'en est pas moins flamme,
si, comme je ne suis pas seule à le croire, le feu est le cœur même
de la « poésie pensante » de Holderlin 1 34• Car il n'est peut-être
pas d'autre manière d'exister que celle de la flamme qui ne peut
se retourner vers la terre (c'est le retournement natal) que parce
s'est d'abord dressée vers le ciel. Dire que « le monde est
toujours monde spirituel135 » et rappeler tout de suite après que

1 30 . Introduction à la métaphysique, Paris, Puf, 1 9 58 , p. 47 et 54.


1 3 1 . Ce qui n'empêchera nullement Heidegger, quelques années ou quelques
mois après, de juger que l'idéalisme allemand est « trop proche » et non pas « trop
éloigné de la vie » et qu'il a ainsi préparé d'une certaine manière le triomphe du
biologisme (Beitrdge zur Philosophie, op. cit., § 1 04, p. 203).
1 32. SZ, p. 436. Cf. De l 'esprit, op. cit., p. 49 sq.
1 33. Cf. De l'esprit, op. cit., p. 1 27.
1 34. Voir à ce s ujet, W. Gilby, Das Bild des Feuers bei Hôlderlin. Eine
genetische Betrachtung, Bonn, Bouvier, 1 973.
1 3 5 . Introduction à la métaphysique, op. cit., p. 54. L'allemand dit bien
« geistige Welt comme le souligne Derrida (De l'esprit, op. cit., p. 7 5) alors
»,
1 68 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

« l'animal n'a pas de monde, ni non plus de monde environnant »


suppose une compréhension de l'esprit qui est celle même que
Holderlin expose dans un court essai datant de l'hiver 1 796- 1 797
où la vie spirituelle est comprise comme suspension et répétition
de la vie effective et opposée par là à la vie animale.
Dans cet essai - dont, il est vrai, Heidegger ne dit mot, ce qui
ne veut pourtant pas dire qu'il l'ignore -, auquel a été donné le titre
de « Sur la religion », on trouve en effet le passage suivant : « Mais
pourvu que l'homme sache s'y prendre, il trouvera dans la sphère
qui lui est propre une vie qui dépasse les besoins élémentaires, une
vie supérieure, et donc une satisfaction qui, dépassant les besoins
élémentaires, est plus infinie. De même que toute satisfaction
est un suspens (Stillstand) momentané de la vie réelle, il en va
de même de cette satisfaction plus infinie, simplement avec cette
grande différence que de la satisfaction des besoins résulte une
satisfaction négative, comme par exemple le fait que les animaux
dorment habituellement lorsqu'ils sont rassasiés, alors que de
la satisfaction plus infinie résulte certes aussi un suspens de la vie
réelle, mais que cette même vie se poursuit dans l'esprit et que la
force de l'homme répète dans l'esprit la vie réelle qui lui a donné
satisfaction j usqu'à ce que la perfection et l'imperfection propres
à cette répétition spirituelle le reconduisent à nouveau à la vie
». Tout se passe comme si la vie humaine consistait
à perdurer dans le suspens, à refuser de se coucher pour dormir et
à rêver en quelque sorte debout. Le passage de l'essai de Holderlin
intitulé « Le devenir dans le périr », que Heidegger cite dans le texte
qu'il consacre en 1 943 au poème de Holderlin intitulé « Souvenir »
( 1 943) 1 37, parce qu'il comprend le processus ontologique comme un
processus foncièrement poétique, parle de cet « état intermédiaire
entre l'être et le non-être » , où « le possible devient partout réel
et le réel, idéal », et qui « dans la libre transposition artistique est

qu'on trouve dans la traduction française « monde de l'esprit ».


1 36. Holderlin, Œuvres, op. cit., p. 646 (traduction modifiée).
1 37 . M. H eidegger, « Souvenir », trad. J. Launay, Approche de Holderlin,
trad. Paris, Gallimard, 1 973, p . 1 44-45 .
Pour une zoologie «privative » 1 69

un rêve terrible, mais divin 138 » . C'est en effet parce que la réalité
est répétée dans l'idéal que Holderlin parle d'imitation artistique,
et c'est parce que la vie ne se comprend pas immédiatement elle­
même comme créatrice qu'elle doit se répéter comme esprit afin
que la réalité devienne vraie réalité. Pourtant cette répétition
n'apparaît qu'après coup et c'est pourquoi Holderlin parle ici
de rêve, mais ce rêve est immanent à la réalité, il est son devenir
idéal et non pas quelque chose de transcendant et de séparé de
la vie ; il est « terrible » parce qu'il exige la dissolution constante
et complète de tous les dépôts ontiques dans lesquels la réalité
s'est cristallisée et « divin » parce que s'y annonce la dimension
sublime de la réalité. Il faudrait à cet égard rappeler que, dans
son cours de 1 929- 1 930, Heidegger interprète l'indifférenciation
propre à la quotidienneté, considère tout comme présence-
donnée au sens large comme « le sommeil » du Dasein dans son
rapport à l'étant 139•

***

Nous faut-il alors conclure, avec Derrida, que l'opposition que


fait Heidegger entre le Dasein humain 140 et l'animal est à inscrire
au passif de l'« humanisme métaphysique le plus profond 141 »
soit ? Cette opposition en effet est abyssale, comme Heidegger
le laisse déjà entendre en 1 92 9- 1 9 3 0 1 42 et comme il l' affirme

1 3 8 . Holderlin, Œuvres, op. cit., p. 652.


1 39. Cf. GA 29/30, op. cit., § 65, p. 398-400.
1 40 . Cette formulation, parfois présente dans Sein undZeit et dans le cours
de 1 929- 1 930, est jugée égarante par Heidegger dans les Beitrdge zur Philosophie
(op. cit., § 1 76, p. 300) parce qu'elle laisse supposer qu'il pourrait y avoir un
Dasein animal ou végétal. Car si le Dasein n'est pas l'homme, il n'est non plus
autre chose que l'homme. Il est 1 'être de l'homme, dont l'« essence », c'est-à-dire
la quiddité, a été traditionnellement comprise comme l'union inexplicable de
l'animalité et de la rationalité.
1 4 1 . De l'esprit, op. cit., p. 28.
142. GA 29/30, op. cit., § 6 1 , p. 384.
1 70 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

avec force en 1 946, dans la Lettre sur l'humanisme 143 • D es êtres


vivants, Heidegger nous y dit qu'« ils ne se tiennent pas debout
(stehen) dans la vérité de l'être et qu'ils ne gardent pas dans un
tel être-debout (in solchem Stehen) le déploiement essentiel de
leur être », après avoir affirmé plus haut que « le corps (Leib) de
l'homme est quelque chose d'essentiellement autre que l'organisme
animaP44 » . Car le déploiement essentiel de l'être de l'homme,
c 'est son être ek-sistant (ek-sistentes Wesen) qu'il p réserve en
demeurant debout, en sortant constamment de la stase (par l' ek­
stase) , c'est-à-dire en se maintenant continûment dans la stance
(par l' In-standigkeit, in-stance, terme dans lequel Heidegger en
1 949 voit la meilleure désignation de l'existence 1 45) . Non qu'il
n'y ait une parenté, et même la plus proche, entre l'animal et
nous, puisqu'il s'agit d'une parenté des corps vivants, mais c'est
précisément cette parenté de la chair qui est « à peine pensable »
et « insondable », de sorte que c'est ce qui nous est le plus proche
qui est aussi le plus difficile à penser, puisque nous ne pouvons
nous transporter en lui que de manière privative. Mais si l'animal
nous demeure impénétrable, c'est par contre le divin qui nous
est plus proche, non selon la parenté (Verwandschaft), mais dans
une confiance (Vertrauen) qui est aussi distance. Car le divin
n'est pas le transcendant, l'inaccessible, l'incompréhensible, mais
ce vers quoi constamment nous en nous dressant
debout sur la terre, laquelle ne trouve jamais sa mesure en elle­
même. C'est bien en effet ce que dit Hôlderlin : « Est-il inconnu,
Dieu ? manifeste comme le ciel ? C'est ce que je crois plutôt.
L'humaine mesure, c'est cela 1 46• »

143. Lettre sur l'humanisme, op. cit., p. 62 .


144. Ibid., p. 58.
145. Cf. Questions J, op. cit., p. 34 sq.
146. Dans « En bleuité adorable », poème sans doute écrit en 1 822, car c'est
par l'intermédiaire du jeune poète Waiblinger, qui vint alors visiter Holderlin
dans sa tour, qu'il nous a été transmis. La traduction citée ici est celle de F. Fédier,
dans F. Holderlin, Douze poèmes, Paris, Orphée, La Différence, 1 989, p. 1 07.
Pour une zoologie «privative » 171

L e divin est manifeste dans son éloignement et j usque dans


son retrait, dans cet obscurcissement du monde qu'est la nuit
« sacrée » de la m o dernité. M ais l'animal, dans sa proximité,
demeure impénétrable, tout Mitsein avec lui est cette expérience
de l'impossible, qui réussit parce qu'elle échoue, peut-être parce
qu'il est pour nous ce passé originel qui n'a jamais été présent,
l'Autre absolu. Peut-on d'ailleurs dire que Heidegger n'a pas
« sérieusement envisagé » la possibilité « originale » d'un Mitsein
avec l' animal 147 ? D es animaux domestiques, H eidegger dit :
« Ils « vivent» avec nous. Mais nous ne vivons pas avec eux, si vivre
veut dire : être à la manière de l'animal. Pourtant nous sommes avec
eux. Mais cet être-avec n'est pas un exister-avec, dans la mesure
où un chien n'existe pas, mais vit seulement. Cet être-avec les
animaux consiste en ce que nous laissons les animaux se mouvoir
dans notre monde 148 ». À l'époque de la « libération de l'animal »,
qui est aussi celle du ravalement de l'animal au statut de produit
alimentaire de masse (voir les élevages industriels et les abattoirs) ,
de pièce de musée (voir les réserves dites « naturelles ») et de jouet
vivant (voir les animaux de compagnie) , peut-être n'est-il pas
inutile de rappeler que l'être-avec l'animal ne va pas de soi et
que laisser l'animal hanter notre monde, nous inquiéter par son
altérité, est peut-être la seule façon d'être véritablement avec lui,
sans ni faussement un visage humain
- ce qui n'est pas exclusif d'une étrange amitié entre lui et nous.
Mais, et c'est là l'objection de D errida, affirmer que nous
soyons à ce point séparés de la vie et du vivant, dans une différance
irréversible, cela ne relève-t-il pas d'une axiomatique humaniste ?
Heidegger n'a-t-il pas cependant lui-même pris soin de distinguer
l'homo animalis de l'humanisme métaphysique de l'homo humanus
de cet étrange humanisme qui est le sien, pour lequel ce n'est pas
l'homme pris uniquement comme tel qui importe, mais l'homme
en tant qu'il est « au service » de la vérité de l'être 149 ? En quel

1 47. De l'esprit, op. cit., p . 89.


148. GA 29/30, op. cit., § 50, p . 308. C'est Heidegger qui souligne.
1 49. Lettre sur l'humanisme, op. cit., p. 1 1 9 et 1 39.
1 72 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

sens peut-on dire de cet humanisme-là - Heidegger va j usqu'à


récuser le mot - qu'il est « le plus profond » ? Et qu'est-ce donc
que la profondeur, si ce n'est cette dimension de l'empiètement
et de la latence qui empêche précisément que tout soit également
visible et donné ? Ce n'est que pour un Dasein qui se tient debout
au milieu de l'étant que celui-ci peut devenir manifeste : « Il n'y
a d'être et il ne peut y en avoir que là où la finitude s'est faite
existante 150 », c'est-à-dire là où le privilège de la manifestation de
l'étant se fonde sur la dépendance par rapport à lui. Car c'est de
cette dépendance que naît le besoin de la compréhension de l'être,
ce besoin transcendantal qu'ignore l'animal et qui est à la source
du Dasein. Il y a donc dans la compréhension de l'être, en tant
qu'elle est le plus fini du fini, une obscurité 1 5 1 telle qu'elle ne
pas un regard surplombant sur elle, ce qui implique que
l'explicitation de la finitude doit toujours demeurer elle-même
finie, sans intelligence d'elle-même, sans dialectisation possible 152 •
L'« humanisme » heideggérien n 'est peut-être le plus profond
que parce qu'il consiste tout simplement à affirmer qu' il y a la
profondeur, c'est-à-dire la non-extériorité, l'intimité de l'homme
avec l'être.

1 50. Kant et leproblème de la métaphysique, op. cit., § 4 1 , p. 284.


1 5 1 . Ibid., § 4 1 , p. 285.
1 52. Ibid., § 43, p. 292. C e que fait précisément Hegel, qui prétend nous
donner ainsi un savoir absolu de la finitude.
Pour une zoologie «privative » 1 73

PosTFACE

« Avez-vous j amais vu, le matin, u n lièvre sortir des


sillons fraîchement o uverts par la charrue, courir
quelques instants sur le givre argenté, p uis s'arrêter
dans le silence, s'asseoir sur ses pattes de derrière,
d resser les oreilles, regarder l'horizon ? Il s emble
que son regard pacifie l'Univers. Le lièvre immobile
qui, dans une trêve de sa perpétuelle inquiétude,
contemple la campagne fumante. On ne saurait
imaginer un plus sûr indice de paix p rofonde aux
alentours. À ce moment-là, c'est un animal sacré
qu'il faut adorer. »
G. d'Annunzio 153

Le texte qui précède ayant été écrit il y a plusieurs années,


il m'a semblé nécessaire de tenter de lui donner dans une courte
postface un éclairage rétrospectif qui , je l'espère, le rendra plus
compréhensible à la fois dans son contenu et dans son intention.
Il faut tout d'abord remarquer qu'il était dédié à Derrida, comme
le laisse clairement entrevoir le sous-titre « Comment ne pas parler
de l'animal » qui fait écho à celui d'une conférence donnée en
anglais à Jérusalem par Derrida en 1 986 sous le titre « How to
avoid speaking », conférence dont le sous-titre en français est
« Dénégations 1 54 ». D errida explique dans le cours de la confé­
rence 1 55 qu'il a improvisé le titre au téléphone dans une situation
d'urgence absolue et qu'il a ainsi traduit son désir de différer,
un comportement de fuite qui se reproduit à chaque conférence,
sorte de procrastination perpétuelle ou de « mauvaise » différance,
mais qui n'est cependant pas simplement opposable à son contraire,
puisqu'on ne peut j amais décider si l'aj ournement en tant que tel

1 53 . Cité par G. Bachelard dans La Poétique de l'espace, Paris, Puf, 1 964,


p. 189 .
1 54. Cf. « Comment n e pas parler », Psychè, Inventions de !autre, op. cit.,
p. 535 sq.
1 55 . /bid., p. 547 sq.
1 74 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

ne donne pas lieu à cela même qu' il differe 156• Ce dont il s'agit de
ne pas parler pour Derrida, c'est de la théologie négative, « sujet »
qu'il a sans cesse ajourné et avec lequel il lui faudra bien un j our
s'expliquer « directement », ce dont le titre même de sa conférence
montre pourtant l'impossibilité. J 'ai pour ma part repris ce titre
dans le cadre d'une zoologie, d'un discours sur l'animal, qui me
semble devoir suivre l'impossible « programme » de la théologie
négative, d'une théologie qui ne dit rien sur Dieu, qui ne parle
que p o ur com mander j ustement de ne pas en p arler. Si, de
manière peu élégante, j 'ai qualifié cette zoo-logie de « privative »,
c'est pour reprendre les termes mêmes de Heidegger qui affirme
que « l'ontologie de la vie s'accomplit sur la voie d'une interpré­
tation privative 157 », mais aussi parce que j 'ai voulu donner tout
son poids à la notion aristotélicienne sterèsis, privatio, qui ne
se confond j ustement pas avec une simple négativité. Ce texte
rédigé entre octobre 1 989 et j uillet 1 99 1 er remis alors à Derrida,
n'a pas été le point de départ du dialogue que je souhaitais et est
pour cette raison demeuré alors non publié, bien que je l'aie par
la suite largement diffusé auprès de tous ceux, étudiants ou amis,
qui s'intéressent particulièrement à Heidegger, à Derrida ou à la
question de l'animalité, voire aux trois à la fois. C'est parce qu'il
a servi de base à une séance du séminaire Alter en avril 1 994 que
.UU<U'-HH-u� accepté de le sa version originale 1 58
dont j ' aimerais maintenant souligner quelques-uns des points
les plus importants à mes yeux.
De quoi est-il en effet question dans ce texte ? Il s'agit d'abord
et surtout de la question de l'animalité en tant que question
pour une pensée de la différance ou de la déconstruction
..__..._ ,, A U <U'--

1 56. Ibid., p. 546.


1 57. Sein und Zeit, op. cit., § 1 1 , p. 50.
1 58 . Je n'ai en particulier pas modifié la traduction que j'avais alors donnée
de nombreux passages du cours de Heidegger du semestre d'hiver 1 929-1 930,
dont la traduction a entre temps été p ubliée en français. Cf. Les Concepts
fondamentaux de la métaphysique, Monde-finitude-solitude, trad. D. Panis, Paris,
Gallimard, 1 992.
Pour une zoologie «privative » 1 75

qui met radicalement en question le privilège attribué à l'homme


p ar rapport aux autres vivants et qui fait ainsi apparaître la
complicité fondamentale de la métaphysique et de l'humanisme 159.
Il s'agit ensuite de la position complexe de Derrida à l'égard du
discours heideggérien, en particulier de son insistance s ur ce
qu'aurait d'« autoritaire » ce discours, et, à cet égard, je m'efforce
simplement de rappeler que l'autorité d'un penseur ne peut être
mesurée qu'à l'aune de sa pensée en tant que celle-ci est ou n'est
pas à la mesure de la « chose même ». C'est pourquoi, à la fln de
l'introduction, j e mets en question - de manière assez directe,
je le reconnais - le principe and-phénoménologique qui conduit
auj ourd'hui à j uger d'une pensée selon son style et non selon sa
vérité, ce qui implique d'ailleurs une différence dans la concep­
tion qu'on se fait de la langue et de l'accès qu'elle procure ou
non au « comme tel », différence qui n'est pas étrangère à ce qui
tente de se dire ici. C'est en ce sens que je propose de laisser la
parole à Heidegger plutôt que de pratiquer une « herméneutique
du soupçon », afin précisément d'être en mesure d'accueillir son
impensé comme un don 160 , comme du reste Derrida, qui à cet
égard accepte, bien qu'avec une certaine « inquiétude », la « leçon »
heideggérienne, nous enjoint lui-même expressément de le faire 161•
en l'occurrence l'im-pensé dont Heidegger nous fait don, c'est
Jm•œJme�ni le caractère proprement la vie, dont il
me semble qu'il faut avant tout prendre acte, ce qui ne signifie
pas, en tout cas pas pour moi, qu'on en reste là, sur des positions
franchement « existentialistes », sans s'interroger plus avant sur ce
qu'implique cette différence entre existence et vie, humanité et

1 59 . Voir à ce sujet ] . Derrida, « Les Fins de l'homme », Marges. De la


philosophie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1 972, p. 129 sq.
1 60. Cf. Qu 'appelle-t-on penser, op. cit., p. 1 1 8 : « L'impensé est le don le
plus haut que puisse faire une pensée ».
1 6 1 . Cf. « Désistance » in Psychè, op. cit., p. 615 sq. Derrida précise à ce sujet
qu'il ne fait pourtant pas de son « inquiétude », qui concerne chez Heidegger
« l'axiome fondamental selon lequel l'im-pensé d'une pensée est toujours unique »,
une critique, parce qu'il « ne croit pas évitable ce geste de rassemblement » qui
est « toujours productif et philosophiquement nécessaire ».
1 76 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

animalité. C'est pourquoi j 'avais placé en exergue de mon texte un


passage de la Lettre sur l'h umanisme qui dit précisément que l'être
vivant est pour nous ce qui est le plus difficile à penser, du fait
que sa proche parenté corporelle avec nous se conjugue pourtant
avec son abyssale différence par rapport à l'existence proprement
humaine - ce qui implique certes que nous ne puissions pas en
partir pour nous penser nous-mêmes, mais non qu'il soit abso­
lument insaisissable par la pensée.
Ne pas partir de la vie pour penser l'homme, voilà ce qui
décide la rupture avec la philosophie de la vie, le diltheyanisme
et le husserlianisme dont Heidegger est lui-même issu. Car il
s'agit pour Heidegger, contre une métaphysique qui le divise en
animalité et spiritualité, de penser l'unité de l'humain. P enser le
propre de l'homme, l' humanitas, implique que celle-ci ne soit pas
considérée comme une dimension supplémentaire qui s'ajoute­
rait à un soubassement corporel qui serait commun à l'animal
et à l'homme et requiert au contraire qu'on comprenne, comme
Heidegger le souligne dans la Lettre sur l'humanisme que le « corps
l'homme est quelque chose d'essentiellement autre que le
corps animal 1 62 ». D ifférence d'« essence » ou plutôt, selon le sens
nouveau que Heidegger donne au mot Wesen, différence dans la
manière ils leur être, et non différence seulement
spi::CIHQIUe entre l'homme et pas
au même genre d'être, d'où « l'abîme » qui les sépare. Mais en
même temps, l'accès au « seulement vivant » peut être conquis par
voie « réductive » et « interprétative » à partir de l'existence. Car
c'est à l'intérieur de celle-ci, parce qu'elle est constitutivement
compréhension de l'être « en général », et non pas seulement de
l'être de l'étant qui existe, que peut se faire jour tout étant et
en particulier l'étant seulement vivant. Or ce dernier s'annonce
précisément pour nous, au niveau existential qui est le nôtre, sous
la figure de la privation de ce niveau, et selon une considération
dé-constructive qui a d'abord pour but de démanteler, en un sens

1 62. Lettre sur l'humanisme> op. cit> p. 59.


Pour une zoologie «privative » 1 77

qui demeure très husserlien, les sédimentations historiques et


culturelles qui recouvrent l'expérience originaire du monde de
la « vie 163 » . Ce que Heidegger veut donc dire id, comme Husserl,
c'est que la vie n'est accessible que de manière indirecte, c'est-à­
dire non actuellement et immédiatement décelable pour nous 1 64,
et en outre qu'elle n'est pas non plus - et là est la distinction
fondamentale d'avec la « vie transcendantale » dont parle Husserl ­
originaire pour nous, qui sommes pour ainsi dire originairement
déportés hors d'elle par le mouvement de la transcendance qui
o uvre sur ce nihil originarium qu'est le monde 165• C 'est cette
déconstruction que rend visible le vocabulaire aristotélicien de la
privatio. Le prodige de la steresis, c'est qu'elle est la présentation
de l'absence, la présentation de l'imprésentable, une expérience
sublime, et si l'animal se donne effectivement pour nous selon
le visage de la steresis, alors l'expérience de l'animalité et le spec­
tacle de l'animalité sont proprement sublimes. Privation et non
négation de l'humanité, voilà ce qui distingue selon Heidegger
son herméneutique de la dialectique hégélienne. J'avais cependant
tenté de rendre moins tranchante cette distinction en montrant
que l'homme peut être considéré comme un animal radicalement
métamorphosé, dé-composé, ce qui, je dois l'avouer, est plus
proche de mes propres positions que l'hétérogéneité absolue que
tetaeggt:r semble entre animalité et humanité.
Il faut pourtant bien comprendre la perspective de l'ontologie
fondamentale et apercevoir à partir de là le rapport qu'entre­
tiennent métaphysique et sciences. Ce que j 'ai le plus admiré à
cet égard dans le cours de 1 929- 1 93 0 , c'est la capacité qu'y mani­
feste Heidegger de donner une interprétation philosophique des
résultats la biologie de son époque. Il s'agit en particulier pour
lui de refuser le vitalisme tout autant que le mécanisme, lesquels

1 63 . Cf. E. Husserl, Expérience etjugement, trad. D. Souche, Paris, Puf, coll.


« Épiméthée », 1 970, § 1 1 , p. 5 5 .
1 64. Ibid., § 1 1 , p. 56.
1 6 5 . Cf. M . Heidegger, Metaphysische Anfangsgründe der Logik, GA 26,
Francfort, Klostermann, 1 978 (cours du semestre d'été 1 928), § 1 2, p. 272.
1 78 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

donnent trop ou trop peu au phénomène vital en lui-même,


rabattu sur la nature inanimée ou exalté en tant que mystérieuse
force interne. L'accès au seulement vivant suppose la capacité de
se transporter dans l'animal et il faut souligner que ce n'est pas
ici à une capacité d' apprésentation ou d' Einfühlung, d'empathie,
que Heidegger fait appel, mais à une transposition dans l'autre
qui est accompagnement de l'autre et non identification avec lui :
« Il n'y a nul accompagnement (Mitgehen) là où celui qui veut et
doit accompagner s'est préalablement abandonné lui-même 166 • »
C'est donc en étant nous-mêmes, à savoir un Dasein, que nous
pouvons accompagner l'autre puisque l'être-transposé appartient à
l'essence du Dasein humain et que Da-sein, être le là, signifie être
ensemble avec d'autres : « Dans la mesure où un homme existe,
il est, en tant qu'existant, déjà transposé en d'autres humains,
même si en fait aucun autre homme ne se tient à proximite67• »
La transposition n'a pas à être effectuée, elle est déjà accomplie dans
lefait même d'exister. Comme Heidegger le montre bien dans ces
pages, le rapport à l'autre ne fait fondamentalement question que
lorsqu'on identifie l'être humain à l'« ici » d'un sujet donné à lui­
même en premier lieu. Rappelons que, dans un célèbre article cité
par Heidegger dans Sein undZeit1 68, Humboldt indiquait qu'un
certain nombre de langues exprimaient les pronoms personnels
à adverbes « je » ainsi à « ici »,
« tu » à « là » et « il » à « là-bas ». Définir l'être de l'homme comme
le « là », comme le fait Heidegger, implique d'emblée le rapport
en deuxième personne à l'autre.
Dans le cas de l'animal, et en prenant les choses à partir de
nous faisons la singulière expérience à la fois d'une possibi­
lité de transposition et d'un refus d'accompagnement, donc à la
fois d'un avoir et d'un non-avoir un monde, et c'est j ustement

166. GA 29/30, op. cit., § 49, p. 297, trad. fr. p. 300.


1 67. Ibid., § 49, p. 301 , trad. fr. p. 304.
168. Sein und Zeit, op. cit., § 26, p. 1 1 9.
Pour une zoologie «privative » 1 79

ce « non-avoir dans le pouvoir-avoir 169 » qui constitue la privation


et la pauvreté qui se font j our dans notre rapport à lui. Il s'agit
pourtant pour Heidegger de ne pas en rester au niveau de notre
rapport à l'animal, mais de s'engager dans l'élucidation du mode
d'être original des vivants en général. Or ceux-ci ne se distinguent
nullement entre eux selon des différences seulement spécifiques, et
c'est ici que la conception que Heidegger se fait de la nature atteint
à une profondeur qui n'est nullement encore celle de la science
biologique. Car la nature n'est pas pour lui cet Un dont émanerait
la diversité des formes vivantes, mais au contraire chaque forme
vivante possède son propre environnement « naturel » , lequel est
prélevé sur tous les autres et non pas simplement j uxtaposé à eux,
ce qui implique qu'ici la diversité est originaire - en d'autres
termes que la nature est cet « Un originairement différant de
lui-même », dont parle Holderlin, lui qui, à l'époque qui voit
la naissance de la Naturphilosophie, a sans doute mieux pensé la
nature que Schelling lui-même, dont il est pourtant si proche 170•
Il s'agit donc pour Heidegger de penser le vivant plus radi­
calement que ne le fait la théorie de l'évolution, qui comprend
le rapport de l'animal à son environnement comme un rapport
extérieur d'adap tation, mais aussi plus radicalement que ne
le fait l'écologie de von Uexküll, qui conçoit certes bien que
le « donné » est pour chaque espèce de vivants, mais ne
pense pas encore l'organisme comme « capacité ». Cette dernière
ne se confond nullement avec la « force vitale » ou l'« entéléchie »
qu'invoque le vitalisme, mais elle n'est pas non plus identique
au faisceau de pulsions qu'invoque le mécanisme, elle n'est rien
d'autre que le p rocessus temporalisant (et donc spatialisant)
de l'organisation à partir duquel seul le phénomène corporel
peut être pensé, bien qu'il demeure comme tel rigoureusement

1 69. GA 29/30, op. cit., § 50, p. 309, trad. fr. p . 3 1 1 . C'est Heidegger
qui souligne.
1 70. Voir à ce sujet mon article « La nature et le sacré chez Holderlin » ,
Philosophies de la nature, sous la direction d'Olivier Bloch, Paris, Publications de
la Sorbonne, 2000, p. 1 73- 1 83.
1 80 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

invisible, n'étant pas davantage donné à l'intuition sensible qu'à


l'observation scientifique.
Cette parenté reconnue par Heidegger entre notre « histori­
cité » et celle qui structure aussi le monde du « seulement » vivant
est-elle autre chose qu'une « thèse métaphysique » ? Telle est la
question qu'il est légitime de poser ici. Il est certain que dans le
cours de 1 929- 1 930, Heidegger énonce des « thèses » et se propose
de comparer l'animal à l'homme. Heidegger reconnaît lui-même
le caractère « comparatif» de son entreprise, mais souligne qu'il
provient de la prise en compte du caractère incontournable de
notre finitude, thème explicite du cours de 1 92 9- 1 93 0 . Le fil
conducteur de la question de l'animalité est donc une compré­
hension transcendantale de la finitude qui ne se confond certes
pas avec un anthropocentrisme, mais qui consiste néanmoins à
refuser à l'animal le pouvoir de schématisation qui est le propre
de l'homme en tant qu'il s'origine dans 1 'exhibitio originaria, dans
l'imagination comme pouvoir de rapport avec le non-étant, avec
le rien dans ce que Kant nomme « imagination transcendantale ».
J'ai tenté d'indiquer sommairement qu'après la Kehre, le tour­
nant, - dont on a méconnu la profonde analogie avec le « retour­
nement natal » des Remarques sur Sophocle - les choses changent
et que ce changement a essentiellement pour nom Holderlin,
à savoir le nom de celui dans un des essais la période
Hombourg, auquel on a donné le titre « De la religion », montre
que c'est l'établissement d'un lien « plus infini », « plus vivant » et
« dépassant le niveau des besoins » avec ce qui l'entoure qui distingue
l'homme de l'animal en lui faisant comprendre qu'« il existe autre
chose qu'un fonctionnement purement mécanique, qu'il y a un
esprit, un dieu dans le monde 171 » . Il s'agit alors en effet de penser
le monde et non plus seulement l' Umwelt humain, c'est-à-dire le
cercle des besoins de l'homme, comme c'est encore principalement
le cas dans Être et Temps, et c' est alors que le nom « évité » d'esprit
fait sa réapparition. La conception holderlinienne de l'esprit

1 7 1 . Cf. Hêilderlin, Œuvres, op. cit., p. 646 et 647-648.


Pour une zoologie «privative » 181

comme « répétition de l a vie réelle » permet de rendre compte


plus profondément de la « pauvreté en monde » de l'animal tout
comme de la capacité proprement humaine de « configuration
du monde », car c'est cette « répétition » qu'est l'esprit qui permet
seule de faire apparaître la physis elle-même, dont on sait, depuis
Héraclite, qu'elle « aime à se cacher ». C'est dans cette « répétition
originaire » qui pro-duit paradoxalement cela même qui est répété,
que j e vois le véritable sens de l'accès à l'être et de la révélation
du « comme tel » qui est, pour Heidegger, le signe distinctif de
l'humanité, l'homme apparaissant alors comme l'« organe » de la
nature ou son « miroir » - et nous ne sommes alors effectivement
pas loin du transcendantalisme de Schelling et de Kant. Il n'est
sans doute pas nécessaire d'insister ici sur la conception que
Schelling se fait du processus naturel et de sa culmination dans
l'être humain, en lequel la nature accède à la connaissance d'elle­
même. Mais peut-être faut-il rappeler que pour Kant l'homme
est la fin dernière de la nature parce que lui seul peut lui donner
un sens, ce qui implique le caractère insensé d'une nature qui
n'aboutirait pas à l'homme 172•
Ce qui, en revanche, caractérise de manière essentielle la pensée
non transcendantale d'après la Kehre, la pensée de l' Ereignis, c'est
la situation de « réceptivité » de l 'homme à l'égard de l'envoi
Seins), au sens cependant où réception et
envoi s'entre-appartiennent et sont « immédiatement » le Même,
l'homme ne p rojetant l'éclaircie de l'être qu'en tant qu'être
jeté, c'est-à-dire proprié et produit (er-eignet) par l' Être 173 et le
projet j eté pro-duisant ainsi littéralement l'envoi selon cet effet
d'après-coup, cette Kehre ou ce Gegenschwung, ce « re-bondisse­
ment », que depuis Platon toute la philosophie (c'est-à-dire le
transcendantalisme) n'est parvenue à thématiser que comme diffé­
rence - du sensible et de l'intelligible, de l'être et de l'apparaître,

1 72. Cf. E. Kant, Critique de lafaculté dejuger, Paris, Vrin, 1 974, § 84, en
particulier la note 1 , p. 245.
1 73. Beitriige zur Philosophie, op. cit., § 1 22, p. 239.
1 82 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

du transcendantal et de l'empirique, de l'être et de l'étant 1 7\ et


dont H eidegger pense au contraire dans le mot fondamental
d' Ereignis la provenance comme « identité » . C'est ce qui est en
question dans les deux conférences réunies sous le titre « Identité
et différence 175 ». On comprend à partir de là que l'être et l'étant
ne soient opposés comme des différents que par la vertu du Même,
à partir duquel la survenue découvrante de l'être peut trouver
abri dans l'arrivée de l'étant dans la présence 176• Car l'Ereignis,
ce n'est rien d'autre que la coappartenance (de l'envoi) de l'être
et (du projet j eté) de l'homme. D ans sa conférence de 1 95 7 sur
« Le principe d'identité » , Heidegger écrit, après avoir souligné
qu'un saut est nécessaire pour nous permettre d'appréhender la
coappartenance de l'homme et de l'être : « Le saut est l'arrivée
subite dans le domaine à partir duquel l'homme et r être se sont,
depuis toujours, déjà atteints l'un l'autre dans le déploiement de
leur être : c'est en effet par la vertu d'u n seul et même don (aus
einer Zureichung) que tous deux sont trans pro priés l'un à l'autre.
C'est l'entrée dans le domaine de cette transpropriation qui, dès
le début, donne le ton à l'expérience de la pensée et lui confère

17 4. Un tel « retard originaire » ou encore « complication originaire » est sans


doute le motifle constant de la pensée derridienne en tant que pensée de la
dijftrance. Il n'en demeure pas moins, tâche encore à accomplir, qu'il faudrait
à partir de là prendre la mesure de ce qui oppose décisivement la « tautologie »
heideggérienne à l'« hétérologie » derridienne, à supposer que cette dernière
soit, au contraire de la grammatologie, une « science » possible. Sauf erreur de
ma part, il ne semble pas d'ailleurs que Derrida lui-même, au contraire de ses
interprètes (voir par exemple Rodolphe Gasché, The Tain ofthe Mirror, Harvard
Press, 1 986, qui, p. 1 00 sq. , n'hésite pas à parler de « l'hétérologie
inconditionnelle de Derrida») ait jamais employé ce terme.
175. Questions L op. cit., p. 255 sq.
176. Ibid. , p. 299. Un peu plus haut dans le même texte (p. 297), Heidegger
fait allusion au conte de Grimm Le lièvre et le hérisson, où le lièvre, tel l'Ereignis
dans sa Kehre, va de l'être à l'étant et de l'étant à l'être rendus tout deux indis­
cernables, comme c'est le cas au sein de la métaphysique, qui « se meut d'étrange
façon dans une confusion permanente d'étant et d'être » (ibid., p. 29), confusion
ou « Contamination » qu'opère la ruse de ce hérisson « hétérologique », par là
capable de multiplier à l'infini ses doubles.
Pour une zoologie «privative » 1 83

ses déterminations 177 ». Un tel « humanisme » n'est donc nulle­


ment un anthropocentrisme, mais au contraire ce que j 'aimerais
nommer, en reprenant une expression de Heidegger lui-même 178,
un anthropo-excentrisme, celui-là même dont Heidegger parle
dans la Lettre sur l'humanisme.
Je me suis efforcée de suggérer que ce processus de phénomé­
nalisation de la physis dans ce que l'on a coutume de nommer
« culture humaine » peut être mis en rapport avec le corps propre de
l'homme et la station debout, à partir de laquelle seule peuvent être
réellement compris le schématisme, le rapport à l'horizon, le devenir
spirituel, voire « spectral » du « réel ». Il est vrai que Heidegger lui­
même sera conduit à j uger insuffisante cette conception « trans­
cendantale » de l'humanité de l'homme et à penser l'érection de
celui-ci dans la station debout moins comme un mouvement de
dépassement (ek-stasis) au-delà du donné sensible, qu'il importe
de situer dans l'horizon de sa compréhensibilité, que comme
l'immédiateté d'un se tenir dans l'Ouvert (ek-stasis comprise dès
lors comme In-standigkeit, in-stance) , cette ouverture de la vérité
ayant « besoin » (c'est ce que Heidegger désigne par le terme de
Brauch 1 79) dans sa finité de trouver un abri dans l'étant et comme
étant 180• C'est la raison pour laquelle ce dernier, qui est étant
de l'être, n'a plus besoin d'être « schématisé », c'est-à-dire rapporté
à sa compréhensibilité, mais simplement
« approché 181 » en tant que chose, c'est-à-dire lieu du rassemblement

1 77. Questions 1, op. cit., p. 266. C'est moi qui souligne . .


178. Voir la note de son essai de 1 929 sur De l'essence dufondement, Questions !,
cit., p. 141 : « Quels dangers recèle donc un "point de vue anthropocentrique" ,
tout l'effort consiste justement et uniquement à montrer que l'essence du
Dasein qui est là, "au centre", est ek-statique, c'est-à-dire "ex-centrique" ? »
1 79. Cf. « La parole d'Anaximandre », Chemins qui n e mènent nulle part,
op. cit. , p. 44 1 .
1 80. Ibid., p . 322.
1 8 1 . Voir dans « Sérénité », trad. A. Préau, Questions III, Paris, Gallimard,
1 965, p. 221 sq. , ce que Heidegger dit du fragment 1 22 d'Héraclite constitué
du seul mot agkhibasiê, approcher, en tant qu'« appellation remarquable pour
l'être de la connaissance ».
1 84 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

de l'être 1 8 2, la station debout n'étant plus comprise comme l' érec.:.


tion qui permet le déploiement d'un horizon, mais simplement
comme élévation en rép onse à l'appel qui invite les mortels à
habiter la terre, appel qui, lui-même, naît de ce défaut du chez
soi (Heimatlosigkeitjl83, de ce que Sein undZeit nommait déjà le
Un-zuhause, l'être originairement hors de chez soi du Dasein 1 84 •
Car ce dont il importe alors pour Heidegger de rendre compte,
c'est du rapport, autre que de vis-à-vis, de l'homme à l'espace et
c'est à partir d'un habiter compris comme un Durchstehen, un se
tenir à travers tout l'espace, que le séjour de l'homme auprès des
choses est maintenant compris 1 8 5• C'est un tel Durchstehen qui
fonde sa capacité de durchgehen, de parcourir l'espace, puisqu'il
n'est jamais, comme Être et Temps le disait déjà de l'intériorité
sujet, « encapsulé » dans l'ici d'un corps 1 86•
Il me semble que Heidegger nous donne ainsi la possibilité de
penser de manière strictement phénoménologique la station debout
et la marche, lesquelles ne sont à vrai dire possibles qu'à partir
d'un rapport d'ouverture et d'aménagement de l'espace ce que,
là encore, Être et Temps nommait déjà Einraumen, aménagement,
compris comme un Raum-geben, un donner-espace 1 87• N'est-ce
pas en effet à partir d'un tel Durchstehen, d'une telle habitation
d'un bout à l'autre de l'espace, que quelque chose comme une
« 1 88 » être - privativement - éprouvée ? Derrida
propose en effet, tout à fait légitimement dans sa perspective,
d'appeler pensée la dislocation. Mais tout dépend de ce que l'on

1 82. Cf. « Bâtir habiter penser » in Essais et conférences, trad. A. Préau, Paris,
Gallimard, 1 95 8 , p. 1 8 1 : « Suivant un vieux mot de notre langue, rassem­
blement se dit thing. »
1 83. Ibid., p. 1 93.
1 84. Sein und Zeit, op. cit., § 40, p. 1 89.
1 85 . Cf. « Bâtir, habiter, penser », Essais et conférences, op. cit., p. 1 87.
1 86. Ibid. , Cf. Sein und Zeit, op. cit., § 1 3, p. 60.
1 87. Sein und Zeit, op. cit., § 24, p. 1 1 1 .
1 88 . Cf. Psychè, op. cit., p. 6 1 6. Voir également J. Derrida, Spectres de Marx,
Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1 993, p. 268, où il est question
de « la dis-location générale à laquelle notre temps est voué ».
Pour une zoologie «privative » 1 85

entend par lieu. Si par lieu on entend l'unité de rassemblement


dose d'un « id » dans un « moi t> ou une communauté de moi, on
peut bien considérer en effet que la « pensée » a sa « condition de
possibilité » dans cette « originaire » dislocation de l'ici qu'est le
Dasein. Si par contre on entend par lieu l'unité ouverte d'un là,
la dis-location ne peut avoir que le sens de l'avènement du « sans­
distance 1 89 », lequel se manifeste (voir les télécommunications)
à la fois comme suppression de la distance et absence de proxi­
mité. Il serait nécessaire d'engager id une réflexion sur le « local »
et la « localité », qu'il ne faudrait précipitamment ni opposer à
l'universel ni identifier à la sédentarité. Ne peut-on pas en effet
voir dans l'unité du lieu moins l'endos d'une « capsule » qu' un
carrefour, c'est-à-dire le rassemblement d'une pluralité de voies ?
Une immense partie des critiques qu'o n adresse à Heidegger
(celles, par exemple, de Levinas) et la totalité des malentendus qui
concerne sa pensée provienne d'une insuffisante compréhension
de ce qu'il entend par Dasein.
N 'est-ce pas également à partir d'un même Sich durchstehen
que nous pouvons « réellement » - et non pas seulement « inté­
rieurement » ou « en phantasme » - être auprès de choses et d'êtres
éloignés ? C'est ce que Heidegger expliquait dans la conférence qu'il
fit à Darmstadt en 1 9 5 1 sur « Bâtir, habiter, penser » : « Si nous
tous en ce moment, nous pensons même [de Darmstadt] au
vieux pont de Heidelberg, le mouvement de notre pensée jusqu'à ce
lieu n'est pas une expérience qui serait simplement intérieure aux
personnes id présentes. Bien au contraire, lorsque nous pensons
au pont en question, il appartient à l'être de cette pensée qu' en
elle-même se tienne dans tout l'éloignement qui nous sépare
de ce lieu 190. » Ce qui se j oue ici, ce n'est rien moins qu'un autre
concept du « réel » que celui, emprunté aux sciences de la nature,
qui régit depuis le xvn e siècle notre « conception du monde » et
qui renvoie, comme Heidegger le montre bien, à la certitude

1 89. Essais et conférences, op. cit., p. 2 1 6.


1 90. Ibid. , p. 1 86- 1 87. C'est Heidegger qui souligne.
1 86 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

de l'étant présent comme objectité 191 • Ce n'est que par rapport


à un tel concept du réel qu'on peut parler de l'irréalité du phan­
tasme. Nous pouvons en revanche penser la réalité, la Wirklichkeit,
d'après l' energeia grecque, en comprenant l'œuvrer (le Wirken) au
sens d'« amener dans le non-caché, pro-duire dans la présence 192 »
et accéder ainsi à un concept proprement « phénoménologique »
du réel qui ne réduit pas celui-ci à la causalité efficiente d'une
subjectivité. Un tel concept du réel ne rend-il p as fondamen­
talement instable l'opposition irréductible qu'installe D errida
entre une ontologie réactive, exordsante et donc locale, et une
« hantologie » qui, elle, serait vraiment générale 193 ? La virtualisa­
tion de l'espace et du temps par les télé-techno-sciences peuvent
sans doute remettre en question, comme Heidegger lui-même
n'a pas manqué de le souligner, les oppositions constitutives de
notre « monde » et d'abord la plus structurante, celle du sujet et
de l'objet 1 9\ comme celle de la présence et de la représentation,
voire du vivant et du non-vivant 1 95, mais non celle du Dasein
et du « seulement vivant », qui ne peuvent pas être distingués à
partir de la présence ou de l'absence en eux de la raison ou de la
conscience, mais seulement à partir de leur rapport ou de leur
non rapport à la mort et au langage. Sans doute cela paraît-il tout
d'abord n'être que la reconduction d'un topos classique, mais ce
l'est moins c'est que ce rapport à la mort et au langage est
pensé par Heidegger comme un et le même 196•
Je n'ai pas suffisamment développé - c'est la grande lacune
du texte - le thème de la parenté avec le divin qui aurait donné

1 9 1 . Cf. « Science et méditation », Essais et conférences, op. cit., p. 56 sq.


1 92. Ibid., p. 5 5 .
1 93. Cf. Spectres de Marx, op. cit., p. 8 9 e t 2 5 5 .
194. Voir en particulier le texte paru en 1 984, L 'affaire de la pensée, Mauvezin,
T.E.R., 1 990, p. 1 9 sq. , dans lequel Heidegger montre qu'avec la société indus­
trielle, qui n'est ni sujet ni objet, le statut de la présence n'est plus l'objectivité,
mais la commissibilité (Bestellbarkeit) généralisée.
195. Spectres de Marx, op. cit., p. 268.
1 96. Voir cet égard la conclusion de mon livre, La Mort, Essai sur lafinitude,
Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 2007.
Pour une zoologie «privative » 1 87

sa véritable dimension à ce « manifeste », car c'est à partir de là


qu'on aurait pu voir dans la « zoologie privative » la vraie « théo­
logie négative ». C'est en effet ce que suggère énigmatiquement
Heidegger : que le dieu est plus proche de nous que l'animal. Il parle
à cet égard de « confiance » à l'égard du divin, une confiance qui,
même dans cette « nuit des dieux » qu'est la modernité, continue
de régner, p uisque, comme Holderlin y insiste, il n ' est pas
d'humanité sans « horizon » divin - ce qui fait que la théologie
négative tout entière est encore, comme le dit bien Derrida, une
« dénégation » du divin.
Ce qui, par contre s'absente de plus en plus décisivement de la
modernité, c'est justement l'animal, le « seulement vivant », lui qui
se retire dans un secret toujours plus opaque et plus impénétrable
à mesure que se diversifient les « usages » multiples que l'on en
fait auj ourd'hui 197, le règne de la technique moderne constituant,
parce que spiritualisation, spectralisation et virtualisation maxi­
males, le plus profond o ubli de l'animalité. Si, comme on est
aujourd'hui tenté de le penser, la mélancolie, comprise comme
deuil du divin, est la tonalité dominante de la modernité, l'anecdote
rapportée par le psychiatre Ludwig Binswanger au sujet d'un de
ses malades atteint d'une grave mélancolie et qui, ayant décidé
de se pendre à un arbre, differe son suicide à la vue d'une belette
sur une branche voisine, prend tout son sens. Seul en effet
le spectacle d'un être « seulement vivant », encore jamais vu et
sauvage - apparition quasiment divine - a pu, comme le souligne
Binswanger, procurer à ce malade qui, en tant que mélancolique,
souffre d'une défaillance de la temporalisation qui ne lui permet
pas d'organiser la rétention avec la pretention en vue d'atteindre

1 97. Qu'on me permette de n'en donner qu'un seul exemple, celui de sa


consommation dans son aspect « moderne » et de renvoyer à cet égard à un
ouvrage récemment paru qui fait remarquablement le point sur cette question,
F. Burgat, L 'animal dans les pratiques de consommation, Paris, Puf, coll. « Que
sais-je ? », 1 995.
1 88 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

à un présent, un « à propos de quo i » (worüber) à partir duquel la


trame temporelle a pu pour lui se réorganiser 198•
C'est sur ce point précis que j e serais tentée de me séparer
décisivement de Derrida, qui voit l'origine de la technique et du
processus d'idéalisation dans l'animalité elle-même et refuse ainsi
de marquer une rupture - de quelque manière qu'on la comprenne
- entre animalité et humanité. Ne pas marquer cette rupture, c'est
comme le note Heidegger, à la fois humaniser l'animal et animaliser
l'homme et reconduire ainsi une métaphysique de la raison qui,
loin de se voir contrée par lui, est au contraire étroitement complice
du biologisme et des théories de l'inconscient qui en découle 199 •
Reconnaître que l'animal est exclu du domaine où se déploie le
conflit entre non-occultation et occultation - et qui se marque par
le simple fait que l'animal « pas la parole200 » -, si c' est une sûre
défense contre toute mystique débridée de la « nature », ne doit
cependant pas être compris comme un rabaissement de la condi­
tion animale, mais au contraire comme l'ouverture authentique au
secret du vivant, lequel demeure inaccessible à la métaphysique et
à son « biologisme20 1 ». C'est la reconnaissance et non l'effacement
de la frontière qui sépare l'homme de l'animal qui permet ainsi de
sauvegarder et de respecter ce que ce dernier a en propre, au point
qu'il est légitime de se demander si avec la mise en question du
propre, ce pas aussi la dimension « » la sauvegarde
et du respect qui se voit fondamentalement abandonnée.
C'est pourquoi l'animal est aujourd'hui selon moi l'autre par
excellence, celui avec lequel le Mitsein, l'être-avec, est rigoureu­
sement impossible, qui demeure porteur d'un secret inviolable et
est à cet égard plus inaccessible encore que ce que nous nommons
- ce qui conduire à mettre en question la toujours

19 8. L. Binswanger, Mélancolie et Manie, Paris, P uf, coll. « Psychiatrie


ouverte », 1 987, p. 59 sq.
1 99. Cf. M. Heidegger, Parmenides, Klostermann, Francfort, GA 54, 1 982,
§ 8, p. 226.
200. Ibid., § 8, p . 237.
20 1 . Ibid., § 8, p . 238-239.
Pour une zoologie «privative » 1 89

puissante anthropomorphie régnant sur la représentation du divin


dans l'Occident monothéiste et chrétien et permettre la nécessaire
recompréhension de l'« animisme » et du « polythéisme » qui nous
attend encore.
À cet égard, il me semble que le mouvement de libération de
l'animal d'origine écologique202, pour lequel j ' ai par ailleurs la
plus grande sympathie, suppose lui-même que l'animalité soit déjà
« perdue » pour nous. La mise en question du « propre » de l'homme,
la volonté d'extension à l'animal des droits et même des impératifs
moraux témoignent en elles-mêmes de la disparition de l'animalité
dont le caractère « insondable » n'est plus proprement affronté.
Ce serait une immense question, que je ne peux faire qu'évoquer ici,
que de s'interroger sur le rapport qui s'instaure entre les animaux
et les humains, non dans les multiples « pratiques de consomma­
tion » de l'animal qui s'étendent aujourd'hui sur une toujours plus
grande partie de la planète, mais dans les « pratiques sacrificielles »
et dans ce qui en subsiste encore au sein du monde moderne.
Ce que Heidegger nommait « accompagnement » de l'animal, qui
a peut-être davantage lieu dans le sacrifice que dans l'abattage
de masse moderne, dont la « protection » de l'animal n'est qu'un
ersatz, n'est-il pas rendu d'autant plus impossible que celui-ci se
voit aujourd'hui, en certaines de ses espèces, « humanisé » en tant
coJmp,agJtue 1
Pourtant, d'un autre côté - et là j e serais tentée de redonner
raison à D errida - l'impossibilité de cet « acco mpagnement »,
qui fait que nous sommes « hantés » par cet Autre absolu qu'est
pour nous l'animal, est inséparable d'un processus de spirituali­
sation-spectralisation qui peut être lui-même considéré comme
la mise en évidence du p rocessus même de la « nature » dont
l'homme ne serait finalement que le « porteur » ou l'« adminis­
trateur » . De cela, l'homme n'a pourtant jamais une intelligence
« englobante », et c' est sans en avoir jamais un savoir certain qu'il
sacrifie peut-être, en tout ce qu'il fait, à la nature entière.

202. Voir Peter Singer, La libération animale, Paris, Grasset, 1 993.


VII

GESCHLECHT ET GEIST

DERRIDA, HEIDEGGER, TRAKL

En dépit de l'intérêt que Derrida a toujours montré pour


la pensée de Heidegger, il est bien évident qu'il ne partage pas
sa conception de la littérature et de la poésie. Dans la lettre qu'il
adresse à Jean Beaufret en 1 946, la fameuse Lettre sur l'huma­
nisme, Heidegger demande en effet pour la pensée qui est à venir
« la rigueur de la réflexion, l'attention vigilante du dire, l'économie
des mots », ce qui implique selon lui « moins de philosophie et plus
d'attention à la pensée, moins de littérature et plus de soin donné
à la lettre comme telle 1 » . Quelques années plus tard, dans le cours
qu'il fait en 1 9 5 1 - 1 95 2 sous le titre « Qu'appelle-t-on penser ? »,
il explique que, s'il y a d'une part une proximité essentielle entre
poésie et pensée, un abîme sépare d'autre part poésie et littérature2•
Pour lui la littérature inclut tout ce qui est couché par écrit et
destiné à devenir accessible à un public de lecteurs, ce qui conduit
à l'inclusion fallacieuse de la science, de la pensée et de la poésie
dans le domaine du « littéraire », lequel relève de ce phénomène
de grande portée qui caractérise de manière essentielle les temps
modernes et qui est celui de cette objectivation de toutes choses
qui trouve son origine au commencement même de la philosophie.

1 . M. Heidegger, Lettre sur l'humanisme, trad. R. Munier, Paris, Aubier,


Montaigne, 1 964, p. 1 7 1 .
2. M. Heidegger, Qu 'appelle-t-on penser, trad. A. Becker et G. Granel, Paris,
Puf, coll. « Épiméthée » , 1 959, p. 233-234.
1 92 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

Selon Heidegger, tous les philosophes occidentaux ont cherché


dans l'écriture un refuge contre ce qui donne proprement à penser
et qui ne cesse de se détourner de nous. C'est ainsi, selon lui, que
la pensée est entrée dans la littérature. Socrate qui, sa vie durant,
n'a rien fait d'autre que de se tenir dans ce m ouvement qui
mène vers ce qui se retire, est le plus pur penseur de l'Occident,
précisément parce qu'il n'a rien écrit3 • Une telle conception de
la pensée dans son opposition à la philosophie est fondée sur la
primauté de la parole par rapport à toutes les formes d' objecti­
vation du langage que sont aussi b ien la sonorité sensible du mot
que le signe écrit, lesquelles ne peuvent être considérées comme
des données immédiates. C'est la raison pour laquelle Heidegger
insiste sur le fait que « poésie et pensée ne se bornent j amais à
utiliser la langue », que ni l'une ni l'autre ne consiste à utiliser des
termes (Worter) mais qu'elles disent au contraire toutes deux des
,

paroles (Worte) et qu'elles sont ainsi « le parler initial, essentiel


et par conséquent du même coup le parler ultime que parle la
langue à travers l'homme 4 » .
L e point d e départ d e Derrida est tout autre car i l se fonde
sur la relation essentielle entre la science et l'écriture qui fut mise
en évidence par Husserl dans son petit texte posthume intitulé
« L'origine de la géométrie » , l'écriture n'étant plus considérée
comme « l'auxiliaire mondain et mnémotechnique » de la vérité,
mais au contraire comme ce qui la constitue comme vérité « idéale,
intelligible pour tout le monde et indéfiniment perdurable5 ». C'est
apparemment ce qui le conduisit à mettre en question la primauté
traditionnellement attribuée au langage par rapport à l'écriture
et à promouvoir l'idée d'une « archi-écriture » incluant en elle­
même à la fois l'écriture et le langage, considéré comme relevant
lui-même de l'écriture et non de la parole vivé. C'est donc bien

3. Ibid., p. 9 1 .
4. Ibid, p. 1 39.
5 . E. Husserl, De l'o rigine de la géométrie, Introduction et traduction de
J . Derrida, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1 962, p. 87.
6. ]. Derrida, De lagrammatologie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1 967, p. 83.
Geschlecht et Geist 1 93

la littérature au sens large de ce mot qui devient ainsi pour lui


le domaine universel de toutes les productions humaines. La poésie
elle-même n'échappe pas à ce processus d'obj ectivation, comme
en témoigne ce que, dans Qu 'est-ce que la poésie ?, un petit texte
publié en 1 990, Derrida dit du poème, comparé à un hérisson,
qui, précisément parce qu'il est « roulé en boule », croyant ainsi
se défendre, court le risque de se faire écraser sur l'autoroute de
la traduction et demeure ainsi exposé à cette catastrophe qu'est
« la naissance de la prose7 » .
C'est pourtant dans l'interprétation que Heidegger donne de la
poésie de Georg Trakl que Derrida a trouvé, au début des années
1 980, une occasion de s'engager à nouveau dans un dialogue avec
lui. Durant cette période, il a centré sa lecture de Heidegger sur
deux thèmes, qui apparaissent tout deux dans la poésie de T rakl
et dans le texte que lui a consacré Heidegger en 1 95 3 , « La parole
dans l'élément du poème » : celui d'abord de la race ou du sexe,
deux choses qui se disent d'un même mot en allemand (Geschlecht),
et celui de l'esprit (Geist). À côté en effet du texte de la confé­
rence qu'il a donnée à Paris en 1 98 7 dans le cadre d'un colloque
consacré à Heidegger et qui a été publié peu après sous le titre
De l'esprit, Derrida a consacré plusieurs textes à la question du
Geschlecht chez Heidegger. Il y a d'abord « Geschlecht : différence
sexuelle, différence ontologique », texte de 1 98 3 , qui a paru dans
le cahier de l'Herne consacré à Heidegger et a été repris en 1 98 7
dans Psychè, volume réunissant plusieurs essais, dont « La main de
Heidegger ( Geschlecht Il) », texte d'une conférence faite à Chicago
en 1 985, dans la deuxième partie duquel Derrida livre une première
interprétation du texte de Heidegger sur Trakl. Il y a ensuite le
texte de la longue conférence également prononcée à Chicago
en 1 98 9 , « L'oreille de H eidegger. Philo polémologie ( Geschlecht
IV) », publiée en anglais dans les actes du colloque, puis ajoutée en
appendice en 1 994 à Politiques de l'amitié. Quant à Geschlecht III,
le texte n'en a pas à ce j our été publié et renvoie à un séminaire

7. J. Derrida, Qu 'est-ce que la poésie?, Berlin, Brinkmann & Bose, 1 990.


1 94 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

que Derrida a fait en 1 98 5 aux États-Unis et qui était tout entier


consacré à une lecture du texte de Heidegger sur Traki. Dans tous
ces textes, Derrida, tout en étant attentif à ce que dit Heidegger
et respectueux des nuances de sa pensée, n'hésite cependant pas
à mettre en question certains présupposés qu'il croit déceler dans
le texte heideggérien, pratiquant ainsi ce que Ricœur a nommé
une « herméneutique du soupçon ». Il semble d'ailleurs que cela le
conduise souvent, sans qu'il méconnaisse entièrement l'ampleur
de la vision heideggérienne, à se focaliser sur un certain nombre
de passages-dés au détriment du mouvement même de la pensée
de Heidegger dans son ensemble.
Il est évident en effet que Derrida pose ses questions à partir
d'un site qui est le sien et qui le situe à distance de Heidegger,
une distance qui a toujours marqué les textes qu'il lui a consacrés,
tels que, par exemple, « Ousia et Grammé», écrit en 1 968, ou aussi
« Les fins de l'homme » , qui date de la même époque, deux textes
qui ont été publiés dans Marges. De la Philosophie. Sans doute
faudrait-il, avant de lire ces textes que Derrida a consacrés de 1 983
à 1 989 à Heidegger, tenter de caractériser sommairement le « site »
de Derrida lui-même. Il suffit, semble-t-il, de prononcer le nom de
Levinas, qui est depuis le début une référence majeure de l'œuvre
de Derrida, pour marquer sa distance par rapport à Heidegger,
faille sans ajouter noms à celui-là, comme
ceux de Freud et N ietzsche, pour donner le ton de la pensée
derridienne. Dès ses premiers travaux en effet, qu'il consacre à
Husserl, on peut dire que la pensée derridienne est marquée par
la lecture que Levinas a fait de Husserl et de Heidegger, même si
prend lui-même à cette époque quelque distance par
rapport à Levinas. Il partage en effet la méfiance dont fait montre
Levinas à l'égard de l'ontologie et, la pensée de l'altérité de l'autre
prenant au fil des années de plus en plus d'importance dans son
œuvre, ses derniers textes attestent d'une grande proximité avec
cette « métaphysique de la séparation » dont se réclame Levinas
dans Totalité et infini et dans Autrement qu 'être ou au-delà de
l'essence, deux livres où la critique de Heidegger est des plus vives.
Il ne faut donc pas s'étonner de voir mis en question de manière
Geschlecht et Geist 1 95

massive dans les textes de Derrida le privilège que Heidegger


accorde à la notion de rassemblement (Versammlung). Le différend
qui oppose Derrida à Heidegger est en effet celui d'un penseur
de la dissémination au penseur du rassemblement, et c'est bien
finalement le privilège dévolu à ce dernier par Heidegger qui sera
constamment soumis à la critique par Derrida. C'est par rapport
à ce contexte général qu'il s'agit maintenant de s'engager dans le
détail des questions adressées par Derrida à Heidegger en suivant
les deux fils conducteurs indiqués : Geschlecht et Geist.

***

Le premier texte paru sous le titre « Geschlecht » en 1 9 8 3 ne


porte pas directement sur le texte consacré à Trakl par Heidegger,
mais, comme Derrida le souligne lui-même dans une note posté­
rieure dans Psyché, c'est cependant vers ce texte que la lecture qu'il
entreprend ici d'un autre texte de Heidegger est « déjà aimantée8 ».
Ce que Derrida se propose en effet dans ce texte qui a comme
sous-titre « Différence ontologique, différence sexuelle », il le dit
dans la même note, c'est de « situer Geschlecht dans le chemin de
Heidegger ». Il s'agit donc de retracer le trajet d'un mot
chargé de sens multiples au sein de l'œuvre, exactement comme en
dans sa longue conférence consacrée à De l'esprit, il tentera
de suivre à la trace le chemin du mot « esprit » dans l'œuvre de
Heidegger. Or ce terme de Geschlecht, qui a le sens en allemand
à la fois de race, d'espèce, de génération, de lignée et sexe,
apparaît d'abord dans l'œuvre heideggérienne dans son sens de
« sexe » - apparition remarquable, du fait justement que Heidegger
semble avoir toujours fait silence sur le sexe, à la différence d'autres
penseurs de l'Occident, tels Platon ou Nietzsche, qui en parlent
souvent, ou même tels que Kant, Hegel et Husserl qui en parlent
au moins quelquefois. Tout se passe comme si, note Derrida,
la différence sexuelle n'était pas à la hauteur de la différence

8. J. Derrida, Psyché. Inventions de l'autre, Paris, Galilée, coll. « La philosophie


en effet », 1 987, p. 395, note 1 .
1 96 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

ontologique, comme si elle n'était qu'un prédicat on tique, une


détermination empirique que la pensée pourrait négliger, le discours
sur la sexualité étant par conséquent abandonné aux sciences de
la nature ou de l'homme, ou encore à la religion et à la morale.
Derrida met donc d'abord en question le silence « impressionnant »
de Heidegger s ur le sexe 9, impressionnant précisément parce
que la modernité est on ne peut plus bavarde à ce sujet. Mais la
différence sexuelle n'appartenant pas à la structure existentiale
du Dasein, il va de soi que l'analytique existentiale n'en fasse pas
mention. Ce silence est donc on ne peut plus j ustifié.
Car ce qui intrique Derrida, ce n'est pas tant ce silence, aussi
« impressionnant » soit-il, que le fait que Heidegger le rompe dans
un texte contemporain de Être et Temps, le cours du semestre d'été
1 92 8 10• Le passage dont il s'agit a trait au choix par Heidegger du
terme Dasein pour désigner cet étant que l'on nomme tradition­
nellement l'homme. Heidegger s'en explique en soulignant que
le terme de Dasein est « neutre », et par là il veut indiquer qu'il
en a éliminé tout prédicat empirique pour ne garder que ce qui
constitue l'être même de l'homme, à savoir le rapport à l'être en
tant que tel. Il faut ici souligner qu'en allemand, on emploie pour
« homme » le mot Mensch, qui, au contraire du français, n'a pas
sens sexuel. Mensch désigne l'être humain au neutre, et Mann,
l'être par opposition à l'être féminin. Neutre veut donc
d'abord dire simplement non prédéterminé. Or Heidegger ajoute,
et c' est cet ajout qui intéresse Derrida : « Cette neutralité signifie
aussi que le Dasein n'est d'aucun des deux sexes 1 1 ». Pourquoi,
demande-t-il, alors qu'il n'en était pas q uestion dans Être et
Temps, Heidegger éprouve-t-il maintenant le besoin de préciser
que la neutralité du Dasein signifie aussi l'asexualité ? Car cette

9. Ibid., p. 396.
10 . Cf. M. Heidegger, Metaphysische Anfongsgründe der Logik im Ausgang
von Leibniz, Francfort, Klostermann, GA 26, 1 9, § 10, p. 1 7 1 sq. Noté par la
suite GA 26.
1 1 . Ibid., p. 1 72.
Geschlecht et Geist 1 97

asexualité n'est pas, ajoute-t-il, une indifférence, elle n'a rien de


négatif, mais elle est au contraire positivité et puissance.
Heidegger veut visiblement dire qu'il s'agit de p enser une
telle neutralité du Dasein à l'égard de l'un ou l'autre sexe comme
constituant la puissance même de son être, laquelle permet,
selon la manière dont elle se déploie, d'être effectivement l'un ou
l'autre, alors que Derrida y voit une « sexualité pré-différentielle 12 »,
c'est-à-dire antérieur à la dualité des sexes. Mais que pourrait
donc bien être une sexualité qui viendrait avant la différence des
sexes ? Heidegger pense le Dasein comme source de la sexualité
et voit donc en cette source quelque chose de non sexuel, un peu
comme il dira plus tard que le Wesen de la technique, c'est-dire
ce qui commande le déploiement de celle-ci, n'est pas lui-même
quelque chose de technique, énoncé qui est d'ailleurs également
contesté par Derrida 13• Ce que ce dernier semble dans les deux
cas mettre en question, c'est le fondement même de l'attitude
philosophique, à savoir moins la pensée de l'« essence », la question
platonicienne ti esti, que celle qui concerne ce qui commande
le déploiement temporel de l'être de quelque chose 1 4• Et avec elle
la possibilité même d'une analytique existentiale, ou encore de la
différence qu'installe Heidegger entre l' existential et l'existentiel,
entre le structurel et le factuel. D'où son soupçon : et si la sexualité
était une structure intrinsèque Dasein et si la neutralisation
qu'opère Heidegger des prédicats ontiques était une violence faite
à l'être même du Dasein ?

12. Psyché, op. cit., p. 402.


13. Cf. J. Derrida, De l'esprit. Heidegger et la question, Paris, Galilée, colL
« La philosophie en effet », 1 987, p. 26.
14. Déjà dans Sein und Zeit, où l'on trouve cette affirmation : « L "'essence"
du Dasein réside dans son existence » (op. cit., § 1 0 , p. 42), on voit clairement
que le terme Wesen, rel que le comprend Heidegger, ne peut être traduit par
« essence » et ne renvoie nullement à l'invariance d'une espèce, mais à la manière
éminemment temporelle dont une chose déploie son être. Comme il l'explique
par la suite dans sa conférence de 1 953 sur « La question de la technique » (Essais
et conférences, Paris, Gallimard, 1 958, p. 4 1 ) , ce terme doit être compris à partir
du verbe wesan qui a le même sens que wdhren, durer.
1 98 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

Le texte du cours de 1 92 8 qu'invoque id Derrida contient


une référence à la « dispersion factuelle » (jaktische Zerstreuung)
du Dasein « dans la corporéité (Leiblichkeit) et p ar là dans la
sexualité (Geschlechtlichkeit) 1 5 ». Comme D errida le souligne,
« l'enchaînement proposé par Heidegger paraît très dair 16 » : la
dispersion provient d'abord de l'incarnation et non pas de la
sexualité. Mais cette dispersion n'est pas un phénomène négatif.
Il ne faut pas en particulier la concevoir comme une chute dans
la corporéité. Il s'agit d'une structure originaire du Dasein qui
n'existe jamais autrement que comme « mien » , de sorte qu'il est
donc toujours d'emblée divisé par la sexualité. La position de
Heidegger est à ce sujet sans ambiguïté : on ne peut considérer
le Dasein comme une « essence » séparée qui se diviserait posté­
rieurement en Dasein singuliers. Il y a donc une multiplication
inhérente au Dasein lui-même qui constitue ce que Heidegger
nomme sa « dispersion transcendantale 17 » et qui est au fondement
de cet existential qu'est la Geworfenheit, l'être jeté du Dasein. C'est
cet être-jeté qui fait qu'il n'est pas au fondement de sa propre
existence, et c'est également cet être-jeté qui est au fondement
de l'être avec les autres, le Mit-sein, de sorte que c'est à partir de
ces deux structures existentiales que la sexualité peut elle-même
être pensée, loin qu'elle les rende possibles.
Derrida nous a une admirable lecture de ce texte
de 1 92 8 . Mais ensuite son commentaire relève de l'herméneu­
tique du soupçon, en particulier lorsqu'il suggère que Heidegger,
en voyant dans la sexualité un phénomène dérivé et non structurel,
confirme les philosophèmes les plus traditionnels et ne parvient
pas réellement à nous convaincre que la neutralité du Dasein dont
il part est quelque chose de positif. Derrida invoque à l'appui de
son soupçon le fait que, dans Être et Temps, Heidegger affirme
que l'ontologie de la vie, et donc tous les phénomènes en relevant,
ne sont accessibles que par voie privative à partir de l'ontologie

1 5 . GA 26, p. 1 73.
1 6. Psyché, op. cit., p. 406.
1 7. GA 26, p. 1 74.
Geschlecht et Geist 1 99

du Dasein. En d'autres termes, le Dasein ne partage pas l' expé­


rience de cet être dont il est dit qu'il n'est « plus que vie 18 ». Il
doit donc, pour le comprendre, opérer par abstraction à partir
de sa propre expérience, ce qui implique que seuls des énoncés
négatifs pourront être émis sur le vivant. La zoologie - le discours
sur la vie et les vivants -, est par conséquent « négative » au sens
où une certaine théologie l'est aussi. Derrida souligne donc avec
raison les difficultés que soulève l'élaboration, dans le cadre de la
pensée heideggérienne, d'une ontologie de la vie, dont le thème
de la différence sexuelle ne saurait être dissocié, mais affirme de
manière inexacte que Heidegger ne l'a « jamais élaborée 19 », car nous
en trouvons les linéaments, comme Derrida le reconnaîtra plus
tard, dans le cours fait par Heidegger en 1 929- 1 930, dont toute
la seconde partie est consacrée à la question de la différence entre
l'homme et l'animal.
Derrida conclut son texte en notant l'importance de « l'ordre
des implications » dans le discours heideggérien20, la sexualité
étant un p hénomène dérivé p ar rapport aux existentiaux du
Dasein. Mais il y voit la possibilité d'une ouverture à une diffé­
rence sexuelle qui ne serait pas déjà dualité, alors que Heidegger a,
lui, identifié, comme on le fait généralement, sexualité et dualité.
La question de Derrida porte donc sur la nécessité de la dualité.
Comment, demande-t-il, la différence s'est-elle déposée dans le
deux, pourquoi en ce qui concerne la sexualité, la multiplication
s'est-elle arrêtée au deux ? Geschlecht 1 s'arrête là et ne constitue
donc que le point de départ d'une question adressée à Heidegger
et portant sur le caractère selon lui dérivé et donc non ontologique
de la différence sexuelle.

***

1 8 . M. Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1 963, § 1 0, p. 50.


1 9. Psyché, op. cit., p . 4 1 1 .
20. Ibid., p . 4 1 4.
200 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

Deux ans plus tard, dans sa conference prononcée à Chicago et


intitulée Geschlecht IL dont le sous-titre est cette fois « La main de
Heidegger », Derrida poursuit son questionnement en donnant à
entendre à ses auditeurs que c'est là le travail qu'il est en train de
mener dans le cadre de son séminaire parisien. La conférence est
constituée de deux parties, et c'est seulement dans la deuxième
partie que Derrida aborde le texte de Heidegger sur Traki. Derrida
part d'un texte de F ichte, dans le septième des Discours à la
nation allemande, o ù apparaît le mot Geschlecht. Fichte écrit :
« Tout ce qui croit à la spiritualité et à la liberté de l'esprit [ ] . . .

est de notre Geschlecht, nous appartient et a affaire avec nous, où


qu'il soit né et quelque langue qu'il parle21 • » Le Geschlecht dont
parle ici Fichte n'est donc déterminé ni par le sang, ni par le
et pas davantage par la langue, il est nature uniquement
spiritueL Et pourtant note Derrida, ce mot, dans sa polysémie,
est un mot qui caractérise l'idiome allemand. Fichte en appelle
donc à la constitution d'une communauté spirituelle universelle,
mais il le fait à partir d'un mot qui demeure étroitement attaché
à une langue singulière, la langue allemande. C'est pourtant là,
rappelons-le, la situation normale de toute pensée, qui ne peut
viser une signification universelle que dans et à travers une langue
singulière. On sait en effet, depuis au moins Herder et surtout
IUJm[IOliUl, que toute est une vision du monde,
n'est donc pas le simple instrument d'expression de significations
préexistantes, mais qu'elle les constitue. Derrida rappelle à ce sujet
que Fichte, dans ses Discours à la nation allemande, condamne
l'usage de mots d'origine latine, tels que Humanitat, car ce sont
des mots abstraits qui ne renvoient à aucune intuition concrète
et dont l'usage risque d'abaisser le niveau moral de la manière de
penser des allen1ands22• Condamner l'usage de ces mots abstraits
ne signifie donc pas nécessairement, comme le suggère Derrida,

2 1 . Psyché, op. cit., p. 4 1 7. Cf. J. G. Fichte, Discours à la nation allemande,


Paris, Aubier Montaigne, 1 975, Septième discours, p. 1 64.
22. Ibid., p. 4 1 9. Cf. Discours à la nation allemande, Quatrième discours,
p. 1 1 7.
Geschlecht et Geist 201

que pour Fichte, l'humanité s'annoncerait par excellence dans


l'idiome allemand23, mais que leur signification ne peut être
immédiatement saisie , car elle dépend d ' un autre « système »
linguistique. Il en va de même pour nous en ce qui concerne
le mot Geschlecht, dont D errida rappelle d'ailleurs qu'il ne le
traduit pas pour l'instant et qu'il ne le traduira « sans doute à
aucun moment24 ». Le détour que fait ici Derrida par le texte de
Fichte lui permet donc, d'une part, de souligner la difficulté de
la traduction du mot Geschlecht et, d'autre part, d'indiquer que
ce terme demeure irréductiblement lié à la question de l'homme,
de l'espèce humaine.
C'est alors qu'il se tourne vers Heidegger et commente un
passage du cours de 1 95 1 - 1 952, Qu 'appelle-t-onpenser?, dans lequel
Heidegger, après avoir cité Hôlderlin, définit le propre de l'homme
à partir de la main. Derrida s'attache id à la traduction que donnent
Aloys Becker et Gérard Granel, les traducteurs de Qu 'appelle-t-on
penser ?, du vers du poème de Hôlderlin intitulé « Mnémosyne » :
Ein Zeichen sind wir, deutungslos, par « Nous sommes un monstre
privé de sens25 ». Le mot Zeichen qui veut dire « signe » est ici
traduit par « monstre » , selon un emploi ancien de ce mot qui
renvoie au verbe montrer, comme en témoigne le mot « montre »
qui s'écrivait autrefois « monstre », car c'est un objet qui montre
C'est à partir de la citation Hôlderlin que Heidegger est
amené à dire que « la main trace des signes (zeichnet), elle montre,

23. Ibid., p. 4 1 8. Fichte ne donne une prévalence à l'allemand que parce


qu'il considère que cette langue n'a jamais cessé d'exprimer la vie communau­
taire d'un peuple et est donc demeurée, comme le grec, une langue vivante, par
contraste avec le latin, langue qui a admis en elle des éléments étrangers et est
ainsi « à demi morte » . C'est le même argument que reprend Heidegger lorsqu'il
affirme que, dans un passage de l1ntroduction à la métaphysique que cite avec
ironie Derrida dans De l'esprit (op. cit., p. 1 09), que la langue grecque est, avec
l'allemande, la plus « puissante » du point de vue des conditions du penser.
24. Ibid., p. 4 1 6.
25. Qu 'appelle-t-on penser?, op. cit., p. 28.
202 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

probablement parce que l'homme est ein Zeichen, un monstre26 » .


Derrida veut exploiter l a traduction ici proposée d e Zeichen par
monstre et en tire l'idée que la main, « ce serait la monstruosité,
le propre de l'homme comme être de monstration 27 ». Heidegger,
il faut le préciser, ne dit rien de tel. Il se contente d'affirmer que
« la main est quelque chose à part2 8 ». C'est à partir de là que
Heidegger en vient à définir le travail de la pensée comme un
Handwerk, une œuvre de la main, et qu'il le compare au travail
du menuisier. Pour expliciter la pensée de Heidegger, Derrida
déclare qu'il entend souligner ainsi que le penser n'est pas cérébral,
qu'il renvoie donc à la corporéité, à la main, mais que celle-ci
n'est pas simplement l 'instrument de la pensée, mais est déjà
par elle-même une p ensée. Car la main humaine ne se laisse
pas déterminer comme un organe de préhension, et Heidegger
laisse entendre qu'il ne s'agit pas pour lui de la considérer, de
manière biologique, comme organe d'un vivant. Car, explique­
t-il, la main est séparée « par un abîme » , qui tient à son être,
de tous les organes de préhension, du fait que « seul un être qui
parle, c'est-à-dire pense, peut avoir une main29 » . D evant l'éloge
que fait Heidegger du travail artisanal en disant que « penser est
peut-être simplement du même ordre que travailler à un coffre3 0 »,
Derrida rappelle que, après la guerre, H eidegger a présenté son
sur la technique comme un acte résistance contre la
soumission du national-socialisme aux impératifs de la producti­
vité technique. Derrida se demande ensuite, et c' est son soupçon
constant, si cette condamnation du biologisme, qui provient de
motifs, chez Heidegger, de ce que l'on p ourrait, en un sens large
et non métaphysique, nommer « humanistes », suffit à j ustifier

26. Ibid., p. 90. Il faut souligner que « elle montre » n'est pas dans le texte
allemand et a été ajouté par les traducteurs, qui s'appuient ainsi sur le fait que
zeichnen (dessiner) dérive de la même racine que Zeichen (signe) et zeigen (montrer) .
27. Psyché, op. cit., p. 424.
28. Qu 'appelle-t-on penser?, op. cit., p. 90.
29. Ibid.
30. Ibid., p. 89.
Geschlecht et Geist 203

l'abîme ainsi installé entre l'homme et l'animal, dans lequel il voit


pour sa part une représentation traditionnelle et dogmatique à
laquelle Heidegger n'échappe pas et qui, en quelque sorte, trahirait
la pureté transcendantale de son discours 3 1 • Il reprend ici une
argumentation qu'il a déjà exposée ailleurs : installer une limite
oppositionnelle entre humanité et animalité conduit à négliger
tout un savoir biologique sur l'animal qui fait apparaître de
grandes différences dans ce domaine et donc à le reconduire à une
homogénéité que défend « la tradition métaphysico-dialectique32 ».
L'accusation de dogmatisme est l'objet d'une note dans laquelle
Derrida affirme que l'analyse que fait Heidegger de l'animalité
dans son cours de 1 929- 1 930 est « fort embarrassée33 » . En réalité
il serait facile de montrer, contre Derrida, que ce cours fait au
contraire apparaître que Heidegger est fort bien informé de la
science biologique de son époque et qu'il poursuit dans ce texte
la voie d'une interprétation privative cohérente de l'ontologie de
la vie. On peut à cet égard se demander si Derrida ne se targue
pas de montrer que H eidegger demeure encore pris dans la
métaphysique afin de retourner contre Heidegger lui-même le
geste critique de ce dernier à l'égard de l'ensemble de la tradition.
Il voit ainsi dans la différence absolue que Heidegger installe entre
l'homme et l'animal la reconduction d'un motif traditionnel, celui
du propre l'homme, sans apercevoir que cette différence, qui
est uniquement constituée selon Heidegger par la possession du
langage, n'est nullement ce qui enferme l'homme dans ce qui
constituerait son « propre », mais au contraire ce qui l'ouvre à l'étant
et le décentre radicalement. Derrida cite d'ailleurs lui-même, mais
sans le commenter, un passage de Qu 'appelle-t-on penser?, dans
lequel Heidegger prend ses distances par rapport à la métaphysique
qui voit dans l'homme un être de pensée, par opposition à l'être

3 1 . Psyché», op. cit., p. 428.


32. Ibid., p . 429.
33. Ibid.
204 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

sensible de l'animal : « Ce n'est qu'autant que l'homme parle qu'il


pense et non l'inverse, comme la métaphysique le croit encore34• »
Pourtant, en ce qui concerne l'analyse que fait Heidegger de
la main humaine, le commentaire de Derrida présente un grand
intérêt. Il souligne avec raison que le nerf de l'argumentation
de Heidegger repose sur l'opposition du donner humain et du
prendre animal, laquelle est au fondement de la possibilité qu'à
l'homme de se rapporter à l'étant comme tel, alors qu'une telle
possibilité demeure refusée à l'animal. Il relève avec pertinence que
le mot Hand j oue à cet égard « un rôle immense » dans la pensée
de Heidegger qui opposait dans Être et Temps deux modes de
présence, Vorhandenheit, ce qui se tient devant ou avant la main et
Zuhandenheit, ce qui est pris en main, maniable. Derrida retrace en
quelques pages d'une grande densité le discours heideggérien sur
la main de Être et Temps à Qu a ' ppelle-t-on penser ? en évoquant le
rapport étroit que Heidegger installe entre la main (Ha nd), l'agir
(Handeln), la pensée comme œuvre de la main (Handwerk), puis
la liaison de la main et de la parole dans l'écriture manuelle à partir
d'un texte de Heidegger condamnant l'usage de la machine à écrire
dans le cours qu'il consacre en 1 94 1 - 1 942 à Parménide3S, et enfin
la référence à la main (cheir) dans le mot grec chréon que Heidegger,
dans son texte de 1 946 sur « La parole d'Anaximandre36 », avait
choisi de traduire en allem and par Brauch, mot qui exprirne
pour lui la manière dont l'être humain déploie son être dans son
rapport à l'être et que la traduction française traduit j ustement
par « maintien ». Tout ceci pouvant être résumé par cette phrase
du cours de 1 94 1 - 1 942 que cite Derrida : « L' homme n"'a" pas
de mains, mais la main a en elle l'essence (Wesen) de l'homme37• »

34. Ibid., p. 430. Cf. Qu 'appelle-t-on penser?, op. cit., p. 90.


35. Ibid., p. 434-35 . Cf. Parmenides, Francfort, Klostermann, GA 54, 1 982,
§ 5, p. 1 24 sq.
36. Ibid., p . 437. Cf. Chemins qui ne mènent nulle part, trad. A. Brokmeier,
Paris, Gallimard, coll. « Idées>>, 1 980, p. 44 1 .
37. Ibid., p . 434. Cf. Parmenides, op. cit., § 5 , p . 1 1 9.
Geschlecht et Geist 205

C'est de cette phrase que part Derrida dans la seconde partie


de son texte pour souligner que Heidegger pense toujours la main
au singulier, car selon lui les mains au pluriel n'ont pas de valeur
ontologique, mais renvoient à l'ordre organique ou technique.
On voit b ien ici le soupçon derridien : le privilège donné à l'un
va de pair avec le niveau ontologique, alors qu'il n'y a multiplicité
qu'au niveau empirique. On peut cependant penser que Heidegger
ne parle que de la main et non des mains non pour exclure
la dualité, le pluriel, mais simplement parce que, du point de vue
de l'« essence », il n'y a pas de différence fondamentale entre les
deux mains, et qu'il n'est pas nécessaire, comme le fait cependant
Kant dans Qu 'est-ce que s 'o rienter dans la pensée ?, de réfléchir sur
la différence de la gauche et de la droite, problème que d'ailleurs
Derrida a abordé auparavant dans La vérité en peinture à propos
du tableau de Van Gogh représentant des chaussures évoqué par
Heidegger dans « L'origine de l'œuvre d'art 38 ». Mais, comme
il finit par le reconnaître, Heidegger mentionne pourtant bien
« les mains » au pluriel dans son cours lorsqu'il déclare : « Les mains
se j oignent (jalten sich) quand ce geste doit conduire l'homme à
la plus grande simplicité (Einfolt)39 » . Cette phrase, dans laquelle
Derrida décèle la même référence implicite au rassemblement,
joue sur la correspondance entre le verbe « plier » (jalten) et la
simplicité pensée comme un unique (Einfolt). Heidegger veut
ki indiquer que le mouvement des mains qui se touchent l'une
l'autre et ainsi s'auto-affectent est une expérience tout à fait singu­
lière par laquelle advient le rassemblement de celui qui j oint ainsi
les mains, et il pense bien évidemment au geste de la prière qui
n'est en rien un geste « technique », mais bien un geste que nous
nommerions « symbolique », par lequel l'être humain manifeste
son propre être de « répondant ». Mais ce rassemblement n'a rien
d'une unité statique, puisqu'il est pensé j ustement comme l'unité
d'un pli, d'un mouvement. On ne peut pas ne pas penser ici,
quoique ni Heidegger ni Derrida n'en disent mot, à l'importance

38. J. Derrida, La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1 978, p. 29 1 sq.


39. Qu 'appelle-t-on penser ?, op. cit., p. 90.
206 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

don né par Husserl à ce geste des mains qui se touchent40, lequel


constitue l'expérience fondamentale que nous faisons notre
propre corps, comme Merleau-Ponty le soulignera, y voyant le
paradigme de ce qu' il nomme la réversibilité de la chair ou encore
le chiasme41 • Ce n'est en effet pas le phénomène d'auto-affection
qui intéresse Derrida, mais plutôt le rapport de la main à l'autre
main ou à l'autre chair et c' est pourquoi il se demande pourquoi
Heidegger ne dit rien id de la caresse ou du désir42• Là encore la
stratégie de Derrida est toujours la même : il imagine la protes­
tation de Heidegger devant une question portant sur un exemple
empirique qui présuppose tout ce qui a déjà été dit de la main
au sens ontologique ou transcendantal comme main advenant
depuis l'éclaircie du langage dans lequel se tient originairement
l'homme. Mais ce qu'il reproche plus précisément à Heidegger,
c'est de ne pas dire explicitement que la caresse est une question
dérivée et donc de ne pas faire allusion au sexe.
C'est en effet à partir de là que Derrida retrouve le thème du
Geschlecht et il explique dans une parenthèse qu'il ne prononcera
pas le texte qui aurait dû s'intituler Geschlecht III, dont le manus­
crit a été photocopié et distribué à certains des participants du
séminaire américain de 1 98 7 et qu'il s'en tiendra à une esquisse
sommaire43• Derrida commence par affirmer que ce mot polysé-
en allemand ne renvoie peut-être à aucun référent unifiable,
c'est pourquoi il préfère parler plutôt de « marque » que de mot, au
sens où la marque ne renvoie pas à une unité sémantique, mais à
la discontinuité d'une histoire. On pense ici à ce que dit Nietzsche,
dans Pour une généalogie de la morale, du sens de certains mots qui
réunissent en eux de manière aléatoire différents sens provenant

40. E. H usserl, Recherches phénoménologiques pour la constitution, trad.


O. Tiffeneau et A. L. Kelkel, Paris, Puf, coll. « Épiméthée » , 1 982, § 36, p . 207.
4 1 . Cf. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard,
1 945, p. 1 0 9 ; Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1 964, p. 1 72-204.
42. Psyché», op. cit., p. 439.
43. Ibid. , p. 439. Derrida, à ma demande, m'a communiqué ce texte en
1 988 et m'a autorisée à en faire état publiquement.
Geschlecht et Geist 207

de l'histoire44• Ce que Derrida se propose, c'est de faire la généalogie


de la marque « Geschlecht», ce qui ne veut nullement dire en faire
l'étymologie, ce qui impliquerait la remontée à un sens origineL
C'est Foucault, dans sa lecture de Nietzsche, qui a le premier promu,
par opposition à l' étymologisme heideggérien et à sa recherche
d'un sens originel des mots, la méthode généalogique45• Derrida
se tourne alors vers le texte de Heidegger sur Trakl, et d'abord
vers sa traduction en français par Jean Beaufret, traduction dont
il fait l' élogé6• Puis il annonce qu'il va, sans autre préliminaire,
« sauter d'un coup au milieu du texte » de Heidegger47•

***

M ais avant de s'engager plus avant dans le commentaire


que Derrida donne ici de ce texte, il est nécessaire de présenter
succinctement les grands traits de la lecture que Heidegger fait de
la poésie de Trakl48• Ce que Heidegger tente d'élaborer, dans ce
texte dont le sous-titre est Eine Erorterung von Georg Trakls Gedicht,
c'est bien en effet une Erorterung, une « situation » de la poésie
de Trakl, dans laquelle il cite ou mentionne plus d'une trentaine
de poèmes sur la centaine ceux que nous a laissés Trakl. Il s'agit

44. Cf. F. Nietzsche, Pour une généalogie de la morale, trad. H. Albert, revue
par M. Sauret, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Classiques de la philosophie »,
1 990, Deuxième dissertation, § 1 3, p. 1 35 : « Tous les concepts où se résume
un long développement sémiotique échappe à une définition : n'est définissable
que ce qui n'a pas d'histoire. »
45. Voir l'article fameux de M. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l'histoire »,
paru dans Hommage à jean Hyppolite, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1 97 1 , où
il affirme : « Le généalogiste a besoin de l'histoire pour conjurer la chimère de
l'origine, un peu comme le bon philosophe a besoin du médecin pour conjurer
l'ombre de l'âme » (op. cit., p. 1 5 0) .
4 6 . Psyché, op. cit., p. 440-44 1 . Cf. M. Heidegger, « La parole dans l'élé­
ment du poème », Acheminement vers la parole, trad. F. Fédier, Paris, Gallimard,
1 987, p. 39-83.
47. Ibid., p. 44 1 .
48. Voir, pour une analyse plus détaillée, F . Dastur, « Heidegger e t Trakl :
le site occidental et le voyage poétique », Noesis, no 7, mars 2004, p. 1 9-4 1 .
208 OÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

en effet pour lui de parvenir à désigner par un seul mot le « site »


de la poésie de Trakl, le mot Ort (site) signifiant originellement,
comme il le rappelle, la pointe de la lance où se rassemble toute
la puissance de l'arme, et donc ici le point de rassemblement ou
de convergence de toute l'œuvre du poète. Ce mot unique, c'est
le terme, emprunté à Trakl lui-même, d'Abgeschiedenheit, qui a
le sens en allemand courant de « retraite », « isolement », état de
celui qui est séparé ou décédé (abgeschieden) et qui a pris congé
(Abschied}. C'est autour de ce terme, qui, selon Heidegger, témoigne
de la compréhension profonde de l'histoire de l'Occident qu'avait
Trakl, que tourne tout le commentaire qu'il nous livre de sa poésie.
Questionner en direction du site du dire poétique de Trakl,
c'est donc chercher la source à partir de laquelle se répand l'onde
m ouvante de la m ultiplicité des poèmes et qui en demeure
l'origine voilée. C'est cette o rigine des poèmes multiples que
H eidegger nomme « Gedicht », un· mot utilisé en allemand pour
désigner un poème singulier, mais qui a lui aussi, à cause de la
particule ge-, le sens du rassemblement de l'ensemble de ce qui
est œuvre poétique. Sans source unique, sans site un, il n'y a pas
en effet pour Heidegger de « grande » poésie, la grandeur, précise­
t-il, se mesurant à l'ampleur de la confiance que le poète fait à
l'unicité de la source de son dire poétique49• Evoquant « le ton
u.a.�. » (Grundton} la poésie
... ,_, ... , ....._ a. .�. u.•� ... qui
unisson à l'ensemble de ses poèmes, Heidegger suggère ainsi que
l'unité dont il parle est celle d'une Stimmung et d'une Stimme,
d'une tonalité affective et d'une voix50 • Mais pour parvenir à
entendre l'unité du ton fondamental de la poésie de Trakl, il faut
bien partir des poèmes isolés et de leur élucidation (Erlauterung}
qui fait voir ou fait entendre ce qui est dit dans chaque poème
singulier. Or une bonne élucidation présuppose déjà la situation,
car ce n'est qu'à partir de la source de la poésie que les poèmes
singuliers brillent et retentissent. Et inversement la situation a
besoin, pour accéder au site, pour faire entendre le ton fondamental

49. Acheminement vers la parole, op. cit., p. 4 1 -42.


50. Ibid. , p . 43 .
Geschlecht et Geist 209

qui traverse tous les poèmes, que ceux-ci soient préalablement


parcourus et élucidés. Heidegger suggère ainsi que tout dialogue
pensant avec la poésie d'un poète demeure pris dans ce « cercle
herméneutique » où situation et éclaircissement se présupposent
réciproquement l'une l'autre. Cela explique qu'il soit nécessaire
de se donner un point de départ apparemment arbitraire dans
l'un des poèmes de Trak:L
Ce point de départ, H eidegger le trouve d�ns un vers du
poème intitulé « Printemps de l'âme », qui dit : Es is die Seele ein
Fremdes aufErde, « L'âme est en vérité quelque chose d'étranger
sur terre », vers qui, selon Heidegger, ne doit pas être interprété,
de manière platonicienne, comme la description de l'exil de l'âme
sur terre après sa chute, mais, en accord avec le sens originel du
motfremd, étranger, qui signifie « être en chemin », comme celle
de l'être même de l'âme qui est d'être en constante pérégrination.
Ce vers quoi elle marche, c'est, affirme Heidegger, le déclin auquel
elle est appelée, comme le dit un autre poème, vers ce « crépuscule
spirituel » qui « bleuit », comme le dit un autre poème encore.
Et dans le poème précisément intitulé Sommersneige, « Déclin de
l'été », il est aussi question du Fremdling, de l'étranger qui marche
dans la nuit et d'un bleu gibier qui doit garder « mémoire de son
sentier » . Ce bleu gibier a donc, selon Heidegger, délaissé son
apparence humaine, l'homme sous sa forme traditionnelle d animal
rationale, il a perdu son être, il est entré dans un processus de
décomposition (Verwesung), il est entré dans ce déclin qui n'est
nullement négatif auquel l'étranger se voit appelé.
Heidegger, en parlant d'appel à se séparer, d'appel à décliner,
à se perdre dans le clair-obscur spirituel de l'azur, montre que le
déclin n'est nullement décadence, mais au contraire entrée dans
l'esprit, le contraire même de ce qui advient au « dernier homme »
nietzschéen, qui déchoit dans la bassesse. Un tel déclin court
certes le danger de la destruction, il doit passer par l'hiver. Ici
il faudrait souligner l'importance qu'a le cours des saisons pour
Trakl et, comme le notait plus haut Heidegger, comprendre que la
marche de l'étranger suit celle du soleil, qui le conduit à parcourir
l'année, dont le nom, ier en indo-européen, est de même racine
210 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

que le ienai grec qui signifie marcher, tout comme c'est le cas
de l'allemand jahr (année) , mot qui provient de la même racine
que gehen (marcher) . Se perdre dans le sacré, abandonner ainsi
la crispation dans l'isolement, la guerre des espèces, c'est parado­
xalement se détacher (los-losen) et ce détachement de l'étranger le
conduit à glisser lentement, à disparaître en tant qu'individu isolé
dans la destruction hivernale, non pour s'y engloutir, mais pour,
passant par elle, accéder au soir, au crépuscule spirituel occidental.
C'est là ce que Heidegger lit dans une des strophes du long poème
« Helian », qui consonne avec ce vers de « Âme d'automne » qui dit :
« Le soir change sens et image » (Ab end wechselt Sinn und Bild).
Un tel soir est en effet le lieu d'une transfiguration (Verklarung),
autre mot souvent utilisé par Traki et qui s'oppose diamétralement
à la Verwesung, à la décomposition. Heidegger explique que le soir
a le pouvoir de changer sens et image parce qu'il change lui aussi,
parce qu'il n'est pas séparé du j our, pas plus que ne l'est la source
de l'onde qui en jaillit, mais parce qu'il est simplement le déclin
du jour, une inclinaison vers un nouveau commencement, celui
du voyage de l'étranger, de celui qui est toujours « en chemin »,
unterwegs, expression que l'on retrouve dans le titre du volume
dans lequel Heidegger a publié sa conférence. Le soir, l'Occident,
est donc le lieu d'un changement en abritant en lui le congé
au précédent règne du j our et l'année, ouvre la voie
d'un autre lever de l'astre, et d'une autre année.
Car l'ancienne espèce à laquelle l'étranger appartient est frappé
par une malédiction, qui n'est pas en elle-même la séparation des
Geschlechter, des espèces ou des sexes, mais plutôt leur dissension
ou leur discorde. Ce n'est pas, p récise en effet H eidegger, la
dualité elle-même des espèces qui est la malédiction, mais bien
leur dissension ou leur discorde, ce qui fait de la dualité une guerre
des espèces. La malédiction, c'est l'isolement, la Vereinzelungdes
espèces, leur séparation dans la guerre. Il y a donc une bonne et
une mauvaise manière de vivre l'individuation : la bonne « frappe »
(Schlag), c'est celle qui permet l'acceptation de la dualité des
espèces, ce qui est le cas de l'étranger qui, tout en séparant des
autres, de ceux qui demeurent p ris dans la guerre des espèces,
Geschlecht et Geist 211

demeure attaché à eux par la vénération et l'amour. L'âme voya­


geuse de l'étranger devient ainsi « âme d'azur » (blaue Seele), une
âme qui s'ouvre alors à l'unicité du sacré. Néanmoins, elle se
sépare, elle prend congé de l'espèce en décomposition. C'est par
là que l'étranger devient celui qui est appelé à se séparer des autres,
à s'en départir, celui qui prend congé, der Ab-geschiedene, et qui
prend le large, qui se sépare des autres non dans la violence du
refus, mais pour répondre à l'appel spirituel. Selon Heidegger,
c'est de ce lieu que jaillit la poésie de Trakl comme un unique
chant, Gesang, mot qui renvoie à l'idée du rassemblement et de
l'unisson de toutes les voix.
Une nouvelle figure apparaît alors dans un autre poème, celle
de l'enfant Elis, qui représente la figure dans laquelle la dualité
n'est pas encore devenue dissension et qui renvoie à cet état très
ancien que Trakl nomme celui des Ungeborene, des « ingénérés »,
des non encore nés, qui est celui de ce Matin vers lequel l'étranger
est en chemin, un matin qui est pour Trakl le véritable temps
spirituel, die geistliche Zeit. La véritable tempo ralité, comme
H eidegger le m ontrait dans Être et Temps, n'est pas linéaire,
comme la métaphysique se la représente depuis Aristote, mais
se caractérise par le fait qu'en elle avenir et passé sont dans un
rapport réciproque, sont en co-appartenance ou en co-originarité.
Ce temps, le nomme spirituel, geistlich. Le mot geistlich,
dont le sens originel signifie « ce qui va dans le sens de l'esprit »,
a été restreint à son contraste avec le temporel et associé à l'état
ecclésiastique, celui du prêtre. Heidegger note que Trakl évite
l'emploi du mot geistig qui est, lui, dans l'usage courant, non pas
opposé au temporel, mais au matériel, et fait donc ainsi partie de
la grande opposition métaphysique du sensible et de l'intelligible.
Or une telle façon de voir est celle de l'espèce en décomposition.
C'est la raison pour laquelle, explique Heidegger, le crépuscule
dans lequel entre l'étranger ne peut nullement être nommé geistig.
C 'est afin de clarifier le sens de ce temps « spirituel » que
Heidegger cite un dernier poème qui parle de la « flamme de l'esprit »
et souligne que chez Trakl l'esprit n'a pas le sens de pneuma ou
spiritus, mots qui renvoient tous deux à l'idée de souffle, mais celui
212 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

de la flamme qui illumine et fait resplendir, mais aussi détruit et


consume. Or c'est bien là le sens originel du mot allemand Geist,
qui signifie « être soulevé (aufgebracht), transporté (entsetzt), hors
de soi (ausser sich sein) 5 1 », selon un mouvement analogue à ce
« "hors de soi" originaire" qui est aussi la définition de la temporalité
authentique dans Être et Temps 52• L'esprit qui « déploie son être
selon la double possibilité de la douceur et de la destruction 53 »
- ce qui implique, comme Heidegger le souligne, qu'il est à l' ori­
gine du bien comme du mal - est par conséquent ce qui j ette
l'étranger sur le chemin menant au matin originel et lui fait don
de l'âme, laquelle à son tour nourrit l'esprit. L'étranger, en allant
ainsi vers le matin de l'espèce des in générés, des non nés, laisse
derrière soi l'espèce décomposée. Heidegger en conclut que le
site de la poésie de Trakl est précisément l'Occident, le pays du
soir, dont le déclin ne doit pas être compris de manière négative,
mais au contraire positive, dans la mesure où il mène au matin
d'une nouvelle naissance, d'une nouvelle espèce et d'un nouveau
commencement. Trakl est ainsi pour H eidegger le p oète de
ce pays spirituel qu'est l'Abendland, ce pays du soir, une terre
spirituelle qui, en tant que telle, s'oppose aussi bien à l'Occident
métaphysico-chrétien qu'à l'Europe économico-technique, aussi
bien au passé qu'au présent. Ce pays du soir vers lequel nous
appelle est le pays des un O ccident encore
en latence (verborgen). Trakl est ainsi, aux yeux de Heidegger,
le poète d'un tel Occident à venir. Heidegger fait alors allusion
à ce poème intitulé « Chant occidental » (Abendliindisches Lied)
où, après s'être plaint des heures amères du déclin, Trakl évoque

5 1 . Ibid. , p. 63. Comme le confirme bien le dictionnaire étymologique


Duden, le mot allemand Geist provient de la racine gheis, qui est aussi à l'origine
de l'anglais ghost, dont le sens renvoie à la fois à l'idée d'irritation, de colère
(aujgebracht signifie aussi fâché, indigné, courroucé) et d'effroi (entsetzt veut
dire épouvanté) .
52. Sein und Zeit, op. cit., § 65, p. 329.
53. Ibid., p. 63. Le mot sanft renvoie certes à l'idée de douceur, mais il se
rattache du point de vue étymologique au verbe sammeln, qui signifie assembler,
réunir.
Geschlecht et Geist 213

les amants qui, rayonnants, soulèvent leurs paupières, puis, à la


suite d'un signe de ponctuation id inattendu, deux points, écrit
simplement ces deux mots : « Une espèce » (Ein Geschlecht) en
soulignant le ein. C'est dans ces deux simples mots que Heidegger
découvre le ton fondamental de la poésie de Trakl, car l'unité de
cette espèce provient de la souche de ceux qui, en se séparant, ont
rassemblé la dissension des espèces dans la douceur d'un double
pli, ce qu'il ne s'agit pas, précise bien Heidegger, de comprendre
comme le rétablissement d'une indifférenciation. Il faut entendre
le mot Geschlecht à partir de la poésie de Trakl, à partir de son
chant qui est chant du déclin. C'est pourquoi ce mot conserve
la pluralité de ses sens et désigne aussi bien l'espèce historique
de l'homme, par opposition à l'ordre du vivant, que les espèces
et les familles à l'intérieur de l'humanité, et que les sexes. Il s'agit
donc là d'une unité qui provient d'un retour à l'enfance, d'une
sortie de la discorde, qui permet de vivre sereinement la pluralité.

***

Il est maintenant possible de revenir à l'interprétation que


donne Derrida du texte de Heidegger dans la seconde partie de
Geschlecht Il Derrida part de deux passages du texte où Heidegger
""'' " "'".... "' la du mot Geschlecht, non pour la réduire à une
identité, mais, tout en la laissant à sa multiplicité de significations,
pour indiquer la voie menant à une certaine unité qui la rassemble.
On voit ici que Derrida est lui-même attentif à cette modalité
particulière de l'unité qui, étant « au-delà de toute dérivation étymo­
logique », ne supprime pas les différences, comme le fait l'identité,
mais les sauvegarde dans la « simplicité du même54 ». Le premier
passage traite précisément du mot Geschlecht et de la multiplicité
de ses sens 55• Il nomme d'abord l'espèce humaine, les espèces au
sens des souches ou familles, puis tout cela à nouveau en tant que
marqué par la dualité des sexes. D errida souligne la différence

54. Psyché, op. cit., p. 44 1 .


5 5 . Acheminement vers la parole, op. cit. , p . 53.
214 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

entre le premier coup (Schlag) qui frappe l'humanité, la souche


ou la famille, c'est-à-dire leur donne leur empreinte spécifique, et
le deuxième coup qui vient à nouveau frapper le Geschlecht dans
les sens énumérés précédemment. Le second passage porte sur le
vers de Trakl qui parle d'« Une race 56 » et sur le commentaire qu'en
fait Heidegger, précisant que « un » ne signifie pas ici uniformité
insipide, ni un quelconque état de choses biologique, unité de
l'espèce (unisexualité) ou égalité des espèces ou des sexes. Dans
ce passage Heidegger note à nouveau la polysémie de Geschlecht
et souligne que ce mot nomme « en même temps » la différence
sexuelle. Derrida souligne par conséquent à son tour le caractère
idiomatique du mot Geschlecht, et son rapport avec Schlag, mot qui
a aussi le sens de sorte ou d'espèce, et donc son caractère intradui­
sible, non seulement dans l'idiome allemand, mais aussi et surtout
dans l'idiome poétique propre à Trakl, lui-même surdéterminé par
l'idiome pensant de Heidegger. Derrida affirme sans s'expliquer
davantage que ni ce que Heidegger fait avec le texte de Trakl, ni
ce que lui-même fait avec le texte de Heidegger sur Trakl ne peut
être nommé « lecture ». Puis il indique cinq foyers ou points focaux
autour desquels se concentrent ses interrogations et ses questions.
Le premier concerne l'homme et l'animalité, et la différence
qu'installe entre eux Heidegger. Le second concerne la polysémie
que Derrida oppose à la dissémination précisément parce qu'elle
peut se laisser rassembler dans l' univocité sup érieure d 'une
harmonie (Einklang). Derrida voit dans le fait que Heidegger
distingue le grand poète qu'est Traki, capable d'une telle harmonie,
de poètes médiocres qui n'en sont pas capables, un motif tradi­
tionnel, dogmatique et contradictoire avec d'autres motifs heideg­
gériens. Le soupçon Derrida ici, c'est que Heidegger se soumet
ainsi au principe aristotélicien d'univocité, alors qu'une pensée
de la dissémination est fidèle à la singularité de chaque « coup »
et rompt avec tout idéal d'unité. La pensée de la dissémination,
qui obéit au principe de l'autre, est une pensée de la séparation

56. Ibid., p. 80. C'est Beaufret qui traduit ici Geschlecht par « race ».
Geschlecht et Geist 215

et non pas de l'unification, et c'est là ce qui révèle l'influence de


la pensée de Levinas sur Derrida. Levinas est en effet celui qui,
reprenant le motif de pensant déterminant de Franz Rosenzweig,
penseur j uif allemand contemporain de Heidegger, reproche à
la tradition philosophique occidentale d'avoir été une pensée
de la totalité57• Le troisième point focal de questionnement est
celui de la méthode suivie par Heidegger. Derrida questionne
l'opposition que fait Heidegger entre Gedicht et Dichtung, entre
d'une part le lieu d'origine et de rassemblement non prononcé
des poèmes, et d'autre part l'ensemble des poèmes en tant qu'ils
disent quelque chose, car là aussi réapparaît la notion de rassem­
blement et de source unique. Il questionne ensuite la différence
entre Erorterung et Erlaüterung, situation et élucidation, et le
rapport de réciprocité que Heidegger installe entre elles. Ici ce
sont les difficultés liées au double point de départ que se donne
Heidegger qui sont l'objet des questions de Derrida et la circularité
de la démarche. Son soupçon implicite ici est le suivant : la figure
du cercle, et donc l'herméneutique en général 58, sont liées à la
présupposition que la poésie de Trakl est une, qu'elle forme une
totalité. Le quatrième point vise le recours de Heidegger au carac­
tère idiomatique de la langue et à ce qu'il nomme « notre langue
originelle » , à savoir un état plus ancien de la langue que celui de
a111em.ana moderne, la langue médiévale, le vieil haut allemand.
Derrida fait la liste de mots auxquels Heidegger applique cette
méthode étymologique : Geschlecht, Ort, Geist, Fremd, Wahnsinn.
Cette insistance sur l'idiome, et l'importance ainsi reconnue au

57. Cf. E. Levinas, Totalité et infini, Paris, Le Livre de Poche, 2003, Préface,
p. 1 4 : « L'opposition à l'idée de totalité nous a frappé dans le Stern der Erlosung
de Franz Rosenzweig, trop souvent présent dans ce livre pour être cité. >>
58. Sans entrer dans le débat qui oppose la déconstruction à l'herméneutique
et Derrida à Gadan1er, il suffit de rappeler ici que ce qu'il s'agit en priorité de
déconstruire pour Derrida, c'est bien ce « tympan » qu'est la figure du cercle
herméneutique, en tant qu'il reprend en lui une idée maîtresse de la philosophie,
celle de l'« enveloppement » selon lequel « le tout est impliqué, s ur le mode
spéculatif de la réflexion et de l'expression, dans chaque partie » (Marges. De la
philosophie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1 972, p. XIV) .
216 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

propre d'une langue semble, selon Derrida, rendre problématique


le caractère non prononcé du Gedicht.
Le cinquième et dernier point, le plus intéressant, concerne
la décomposition de l'essence de l'homme et la malédiction,
ce deuxième coup qui frappe la différence sexuelle et la trans­
forme en dissension. Derrida met en question la prétention de
Heidegger à situer Trakl en deçà du platonisme et du christianisme.
Il ne voit, dans cet appel à quelque chose de plus originaire que
le platonisme et le christianisme, que la présupposition de la
condition de possibilité et de pensabilité de ceux-ci, une sorte
de démarche « transcendantale » qui consiste en une répétition en
mode ontologique de ce que disent platonisme et christianisme.
Cette démarche est repérable selon lui chez Heidegger dès Être et
Temps, où il est question de « déchéance » (Verfollenheit), d'appel
et de souci, en un sens soi-disant plus originaire que ce qu'en
dit le christianisme 59• Ce soupçon de Derrida, partagé d'ailleurs
par d'autres, consiste à suggérer que Heidegger n'aurait fait que
reprendre, d'un point de vue philosophique, et en les débarrassant
de leur teneur théologique, des motifs de pensée chrétiens, il serait
un « cryptothéologien 60 », et il n'y aurait par conséquent rien de
véritablement nouveau dans l'analyse existentiale qu'il donne de
l'être de l'homme. D errida considère donc que Heidegger ne fait
que répéter dans un contexte différent, le contexte ontologique,
les schèmes de pensée chrétiens. Heidegger au contraire, considère
que le christianisme n'est pas seulement un schème de pensée,
un ensemble doctrinal, mais une expérience, un mode de vie, et
c'est d'ailleurs pourquoi il distingue la christianité du christianisme
doctrinal6 1 • Il peut ainsi considérer que la structure de l'appel, de la

59. Voir en particulier « Üusia et Grammè » , Marges. De la philosophie,


op. cit. , p. 50.
60. L'expression est de Karl Lowith dans Ma vie en Allemagne avant et après
1933, Paris, Hachette, 1 988, p. 47.
6 1 . M. Heidegger, Phanomenologie und 1heologie, Francfort, Klostermann,
1 970, p. 1 5 ; trad. fr. « Théologie et philosophie » , Débat sur le kantisme et la
philosophie (Davos, mars 1 929), Paris, Beauchesne, 1 972, p. 1 06.
Geschlecht et Geist 217

faute, de l a déchéance ne sont pas originairement des schèmes


chrétiens, mais qu'ils ont un sens existential « neutre » à l'égard de
toute doctrine. Le motif de la répétition est très important dans
la pensée de Derrida, et il est toujours invoqué pour les mêmes
raisons : pour critiquer l'idée d'une originalité ou d'une origina­
rité à laquelle on pourrait remonter. C'est pourquoi il a très tôt
mis en question chez Heidegger l'opposition de l'authentique et
de l'inauthentique, en particulier celle qui serait à l'origine de la
différence entre un concept existential et d'un concept vulgaire du
temps62• Une pensée de la dissémination est nécessairement une
pensée de la non-originarité, puisque l'idée d'origine présuppose en
elle-même l'idée d'unité. En effet, dès que l'on pense une origine
multiple, la différence entre l'originaire et le non-originaire s'avère
caduque, et toute singularité historique semble n'être alors que
la répétition d'une autre. C'est ce même schème de pensée qui
gouvernait la lecture que faisait Derrida de la première Recherche
logique de Husserl dans La voix et le phénomène. Il y mettait en
question le privilège accordé par Husserl à la perception, au rapport
à la chose même, et critiquait ainsi la phénoménologie dans son
ensemble, en soulignant que nous n'avons j amais affaire qu'à des
signes ou à des images sans original63.
On comprend mieux à partir de là pourquoi il refuse de nommer
Geschlecht un mot, pourquoi il préfère le terme de « marque » .
Il n'y a pas pour Derrida d'unité sémantique, i l y a simplement
l'usage de certains signes ou de certaines marques dans des
contextes différents. Il y a donc une essentielle discontinuité
e ntre les différentes acceptions d'un terme qui provient du
contexte dans lequel il apparaît à chaque fois. F aire la généa­
logie d'une de ces marques consiste à inventorier ses différents
contextes, sans que l'on ne puisse jamais les ramener à une unité
quelconque. On est là dans une certaine proximité avec ce que
dit le « second » Wittgenstein, qui parle de « jeux de langage » et

62. Ibid., p. 73.


63. J. Derrida, La voix et le phénomène, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1 967,
p. 1 1 7.
218 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

qui refuse l'idée d'une essence du langagé4• Si tout signe est une
marque et donc une re-marque puisqu'il n'est pas s'il
n'y a que du dérivé, non seulement aucune hiérarchisation n'est
possible, mais on ne peut plus penser l'histoire comme mouve­
ment continu, à l'image du fleuve. La métaphore qui s'impose
id est plutôt celle, spatiale, du labyrinthe, déjà présente dans La
voix et le phénomène. Du coup, il n'y a plus ni passé ni avenir, et
l'idée même d'une destination est obsolète. Nous sommes dans
l'errance ou le nomadisme, errance que pourtant Heidegger a
lui-même évoqué comme situation fondamentale de l'homme
dans De l'essence de la vérité5• Mais surtout, c'est ce qu'il faut tout
particulièrement souligner, l'idée même de commencement, et
donc d' originarité, si chère à Heidegger, n'a plus de sens. N'est-ce
pas là une vision « négative » de l'histoire ? Derrida s'en défend, et
se veut un penseur de l'affirmation, comme Nietzsche. Mais ne
peut-on à son égard formuler le même soupçon que celui qu'il
formule à l'égard de H eidegger, à savoir que, de même qu'il est
difficile de penser une neutralité comme positive, il est difficile
de penser la répétition comme affirmative ?

***

entre cette « esquisse très sommaire » (ce sont mots


même de Derrida) 66 de l'interprétation du texte de H eidegger sur
Trakl dans Geschlecht II et la reprise qu' il en fera en 1 98 7 dans
De l'esprit que s'intercale Geschlecht III. C'est là le titre que Derrida
a donné aux trente-trois pages de la transcription du séminaire

64. Cf. en particulier L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad.


F. Dastur, M. Elie, J .-L. Gautero, D. Janicaud, E. Rigal, Paris, Gallimard, 2004,
§ 65. Derrida ne se réfère que fort rarement, pour ainsi dire jamais Wittgenstein,
mais sans doute accepterait-il l'idée d'une telle proximité, et il y a d'ailleurs
déjà un certain nombre de travaux aux États-Unis qui ont été consacrés à ce
rapprochement.
65. Cf. M. H eidegger, « De l'essence de la vérité », trad. A. de Waehlens et
W. Biemel, Questions I, Paris, Gallimard, 1 968, p. 1 87.
66. Psychè, op. cit., p. 440.
Geschlecht et Geist 219

fait en 1 96 5 , pages qui furent distribuées à certains participants


du colloque de Chicago, mais qui ne représentent, comme
Derrida le précise en note, qu'une transcription très partielle des
premières séances du séminairé7• Il s'agit en vérité d'une admi­
rable « explication » du texte et de sa traduction française. Mais
Derrida se défend pourtant d'y voir une « lecture », d'abord parce
qu'il nous dit procéder de manière non suivie, par bonds, sauts
brusques et zigzags, comme il le fait toujours dans tous ses textes.
La discontinuité est en effet pour lui la loi, et toute continuité
et discursivité est selon lui le résultat d'un artifice méthodolo­
gique qui vise à nous donner l'illusion du « sens » et à nous faire
sortir de l'univers du non-sens dans lequel nous sommes depuis
toujours et pour toujours immergés, cet univers de l'écriture, de
la marque et de la remarque dans lequel nous errons sans fin sur le
mode de ce que Derrida désignait dans un de ses premiers textes
comme « l'errance joyeuse du graphein 68 ». Ce qu'il nous propose
n'est donc pas une lecture, car, comme Heidegger le souligne à
plusieurs reprises, lecture veut toujours dire recueil, rassemblement,
le mot !esen en allemand provenant de la même racine qui veut
dire rassembler et qui a aussi donné legein en grec, legere en latin
et lire en français69• Derrida considère que Heidegger, dans son
texte, ne « lit » pas non plus et procède comme lui par sauts, de
manière discontinue, en sautant poème à l'autre, selon ce
qu'il nomme pourtant un « enchaînement métonymique » qui
consiste à chercher la réponse à la question que pose un vers
dans un poème dans un vers d'un autre poème en se réclamant
du fait que le même mot y apparaît. Il déclare ainsi : « Heidegger
nous conduit en glissant d'un poème à l'autre, d'un vers à l'autre

67. Voici le texte de cette note : « La transcription du séminaire a dû s'arrêter


ici, faute de temps. Restent à transcrire 5 séances, soit environ une centaine de
pages. Prière de ne pas faire circuler cette ébauche d'une esquisse : provisoire et
incomplète l ». Voir également, Psychè, op. cit., p. 446.
68. Cf. L 'écriture et la différence, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel » , 1 967, p. 429.
69. Voir en particulier M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad.
G. Kahn, Paris, Puf, colL « Épiméthée », 1 954, p. 1 36.
220 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

suivant la pente et le tournant d'un mot ; chaque fois un mot de


passe intercédant discrètement dans l'inclinaison, et c'est l'incli­
naison qui fait la loF0 ». Derrida se réfère id à l'inclinaison du
soleil qui détermine le passage des saisons chez Trakl et il voit
donc à l'œuvre chez Heidegger le même principe de continuité
ou de transitivité qui gouverne le mouvement général de la poésie
de Trakl et qui se retrouve aussi dans le cheminement de celui
que ce dernier nomme « l'étranger ». Derrida trouve donc chez
Heidegger à la fois la discontinuité, le saut d'un poème à l'autre
et la continuité, le glissement métonymique.
Il y voit aussi une « stratégie » des « limitations », d'un mot que
Heidegger utilise au début de son texte71 pour indiquer les limites
dans lesquelles il prétend rester et qui font de la « situation » de la
poésie de Trakl quelque chose qui ne peut ni remplacer l'écoute
des textes poétiques, ni servir de guide à celle-ci, mais tout au
plus la rendre plus questionnante et plus méditante. C'est cette
stratégie qui, selon D errida, conduit Heidegger à demeurer dans
les limites de sa propre langue lorsqu'il se demande : « Que veut
dire fremd (étranger) 72 ? », au contraire, il faut le souligner, de
D errida qui, dans ses textes, en appelle toujo urs à plus d'une
langue et multiplie le croisement des idiomes, anglais, allemand,
grec, français, latin, hébreu etc. Rester dans sa propre langue, cela
HU �LJL'-j ..._ que le sens n'est pas séparable
. .... la langue, en d'autres
termes, qu'il n'y a pas de significations translinguistiques qui
seraient les mêmes pour toutes les langues, mais que, comme
l'a soutenu Humboldt, ce théoricien de la diversité des langues
auquel Heidegger se réfère dans le dernier texte de Acheminement
vers la parole73, toute langue est une « vision du monde ». Pourtant
Derrida voit dans cette absence de référence à une langue étrangère
pour répondre à la question « que veut dire étranger ? » l'exclusion
de tout ce qui, dans le mot « étranger », participe du latin extraneus,

70. Geschlecht III, p. 2 5 .


71. Acheminement vers la parole, op. cit., p. 43.
72. Ibid., p. 44.
73. Ibid., p. 232.
Geschlecht et Geist 22 1

ce qui se trouve au dehors, ce qui est externe. Car dans les langues
romanes, Derrida le rappelle, étranger en français, stranieri en
italien ou encore estrangeiro en portugais proviennent d' extraneus,
alors que le fremd allemand ne se réfère plus à l'opposition de
l'interne et de l'externe. Par la référence au sens originel ce mot
sous sa forme médiévalefram, Heidegger fait apparaître une autre
signification que celle de l'extériorité, celle de la marche en avant,
du détachement par rapport au passé et du rapport à un autre lieu
de destination. L'étranger est en chemin, mais cette marche n'est
pas une errance, encore moins un état de nomadisation, souligne
Derrida à la suite de Heidegger74• Car l'étranger suit un appel et, le
suivant, il se met en route vers ce qui lui est propre. Ce mouvement
vers le propre, vers le foyer (Heim), est un mouvement de retour,
non vers une « patrie » autrefois habitée et quittée, mais vers ce
qui est le plus matinal, le plus originaire, ce qui implique donc
paradoxalement que le mouvement de retour ne ramène pas là
où l'on était autrefois, mais demeure une aventure.
Derrida est attentif à tout cela et n'accuse ici ni Heidegger
ni Trakl de prôner un quelconque patriotisme ou nationalisme
du retour aux racines. Il n'en demeure pas moins qu'il conclut
que le recours au vieil allemand et au sens idiomatique de fram
a pour résultat un profo nd déplacement de la sémantique de
l'étranger et nous a éloignés du sens courant d'étranger qui est
le « non familier », aussi bien en allemand que dans nos langues
romanes. Le sens courant d'étranger auquel se réfère ici Derrida
provient l'opposition habituelle de l'intérieur et de l'extérieur,
de la maison et du dehors, qui permet précisément à ce penseur
de l'extériorité qu'est Levinas de voir dans l'autre ou l'étranger,
celui qui m'est extérieur, alors que Heidegger y verra plutôt celui
qui chemine et dit adieu. Il ne pense pas en effet l'étrangeté de
l'étranger à partir de son extériorité, de son état de séparation déjà
accomplie, mais à partir du mouvement par lequel il se sépare
des autres. Car ce qui est « chose étrange », ou « étrangeté », c'est

74. Ibid., p. 45.


222 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

précisément l'unité dans la dualité entre l'étranger et les autres,


le fait qu'il demeure lié à eux par l'amour même dans la distance.
Et Heidegger, comme le souligne bien D errida, rappelle alors
que le démonstratifjener, par lequel Traki désigne de temps à
autre l'étranger, qui veut dire celui-là, celui qui est là-bas, signifie
originellement l'autre 75•
Geschlecht III ne porte que sur première partie de la conférence
et n'aborde pas la question de l'esprit chez T raki. Mais Derrida va
revenir, deux ans plus tard, sur cette question dans sa conférence
de mars 1 987, une conférence-fleuve de plus de trois heures, qui
sera publiée quelques mois après sous le titre De l'esprit. Heidegger
et la question. Il s'agissait en effet dans cette conférence de recons­
tituer tous les contextes dans lesquels Heidegger fait intervenir
le terme Geist, de Être et Temps à son texte de 1 95 3 sur Traki.
C'est donc seulement dans les dernières pages de ce texte qu'il est
question de Trakl et de la définition qu'il donne de l'esprit comme
flamme. Derrida fait id un éloge appuyé du texte de Heidegger
qu'il j uge « un des textes les plus riches de Heidegger : subtil,
surdéterminé, plus intraduisible que jamais. Et bien entendu des
plus problématiques76 », et reconnaît qu'en focalisant son attention
sur le seul thème de l'esprit il fait violence à la richesse de ce texte.
Il commence donc par souligner que, chez Traki, le mot geistlich
U !--"'C L AL. '-'-�Lf
U.�L..., J. U L.UJl�le crépuscule, la nuit et selon
différents vers que cite à l'appui Heidegger. C'est donc la marche
elle-même du soleil qui est spirituelle, mais Derrida insiste sur le fait
que cette marche, qui est aussi celle de l'étranger, va vers le matin
et donc y fait retour, y revient, car, comme l'affirme Heidegger,
le matin et la nuit cette spiritualité sont plus originaires que
toute l'histoire de l'Occident platonico-chrétien. Sa question va
donc porter sur le sens à donner à ce qu'il nomme « un supplé­
ment d' originarité » par rapport au platonisme et au christianisme.
Dans l'étranger de Trakl, Derrida voit un « revenant » qui
s'achemine vers ce qui n'est pas encore né, vers l'ingénéré, et il

75. Ibid, p . 54.


76. De l'esprit, op. cit., p. 1 37.
Geschlecht et Geist 223

j oue sur le double sens de ce mot en français qui veut dire à la


fois celui qui re-vient de la nuit vers l'aube et ce fantôme que l'on
nomme aussi l'esprit. Tout le travail de Derrida a pris pour thème,
au cours des années précédentes, le revenant ou le fantôme, dans
le cadre de ce qu'il nomme, dans Spectres de lY!arx, une hantologie,
laquelle s'oppose à cette pensée de la présence qu'est l' ontologie77•
Ce qui est à nouveau souligné fortement ici, c'est que le trajet
de l'esprit est un retour vers ce qui est un Occident plus origi­
naire que l'Occident platonico-chrétien. Mais ce qui intéresse
surtout Derrida, c'est le passage où Heidegger déclare que T raki
« évite » le mot geistig78• C'est en effet dans les mêmes termes que
Heidegger recommandait dans Être et Temps d'éviter dans l'ana­
lytique existentiale l'emploi d'un certain nombre de termes, dont
« esprit », à côté de « personne », « âme », « conscience », « suj erl9 ».
Heidegger explique que l'emploi de ce mot présuppose l'opposition
platonicienne entre le sensible et l'intelligible et qu'il constitue
donc une approche négative de l'esprit. Pour déterminer l'esprit
de manière positive qui ne se confonde ni avec l'approche méta­
physique du geistig, ni avec l'approche chrétienne de la Geistlichkeit,
il faut donc mettre l'esprit en rapport avec la flamme. Derrida
reconnaît que Heidegger ne rejette pas la définition traditionnelle
de l'esprit comme spiritus et pneu ma, mais montre simplement
est dérivée à plus originaire de
l'esprit comme flamme. Mais il souligne aussi que c'est dans le
seul idiome allemand qu'il trouve cette signification originaire de
l'esprit et que cela lui permet d'affirmer que le mal a son origine
dans l'esprit même et non, comme on le pense traditionnellement,
dans ce qui s'oppose à l'esprit, à savoir la matière.
Derrida remarque alors qu'il y a là un triangle de langues, le grec
pneu ma, le latin spiritus et l'allemand Geist, et que, par rapport
au grec et au latin qui voient dans l'esprit le souffle, Heidegger

77. Cf. J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, colL « La philosophie


en effet », 1 993, p. 89 et 2 5 5 .
78. Acheminement vers la parole, op. cit., p. 59 ; D e l'esprit, op. cit., p. 1 55.
79. Sein und Zeit, op. cit., § 10, p. 46 ; De l'esprit, op. cit. p. 3 5-36.
224 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

assigne à l'allemand ce « supplément d' originarité » par lequel on


accède à la vérité de l'esprit. Ainsi Heidegger nous propose-t-il
une histoire du sens de la chose pneuma-spiritus-Geist. Ce que
met en question Derrida, c'est la fermeture de ce triangle par ce
qu'il nomme une « brutale forclusion 80 » , une omission violente
d'une autre langue qui parle elle aussi du souffle de l'esprit. Cette
langue est l'hébreu, et c'est le terme hébraïque de ruah qui a été
traduit dans le grec du N ouveau Testament par pneuma puis
dans le latin par spiritus. Ce que Derrida conteste donc, c'est la
compréhension heideggérienne de l'histoire o ccidentale qu'il
pense à partir du platonisme et du christianisme sans rien dire
de l'origine j udaïque de ce dernier. Prendre en compte cette
autre langue, c'est pour Derrida commencer à déconstruire le
concept heideggérien d'histoire. Derrida rappelle que, déjà dans
la pensée hébraïque, l'esprit, la ruah, peut porter le mal et qu'il
faut distinguer à cet égard l'esprit saint de l'esprit malin. Or
H eidegger s'efforce de montrer que cette même pensée du mal
chez Trakl n'a rien à voir avec le christianisme, comme déjà,
dans son cours sur Schelling de 1 9 36, il s'efforçait de soustraire
la métaphysique schellingienne du mal à l'horizon éthique et au
christianisme8 1 • Pour Derrida, il s'agit là d'une entreprise vaine,
car cette conception du mal comme étant d'essence spirituelle que
Heidegger présente comme non non métaphysique,
a en réalité son origine dans le j udaïsme sur la base duquel s'est
développé le christianisme.
Un autre point qui intéresse particulièrement Derrida, c'est le
rapport de l'esprit à l'âme, qui renvoie lui aussi à un motif chrétien,
l'opposition pneuma-psychè chez St Paul, lequel correspond lui­
même à la distinction hébraïque entre ruah, le souffle, et néphéch,
l'être vivant82• Ce rapport renvoie, souligne Derrida, à la différence

80. De l'esprit, op. cit., p. 1 64.


81. Ibid , p . 1 69. Cf. M. Heidegger, Schelling, trad. J.-F. Courtine, Paris,
Gallimard, 1 97 1 , p. 2 5 1 -2 52.
82. Notons cependant que c'est le présocratique Anaximène ( 5 8 5-525
av. J.-C.) , qui soutenait que l'air est la substance première qui a le premier
Geschlecht et Geist 225

sexuelle et à partir de là on peut en effet voir l'origine du mal dans


la dissension, la discorde entre l'esprit et l'âme, le masculin et le
féminin. C'est l'esprit qui, nous dit Heidegger, fait don de l'âme
dans son mouvement extatique de déportation hors de soi. Mais
inversement c'est l'âme qui « nourrit » l'esprit et le garde de manière
si essentielle que, sans âme, il n'y aurait pas d'esprit, formule qui
rappelle celle de Être et Temps, « c'est seulement aussi longtemps que
le Dasein, c'est-à-dire la possibilité on tique d'une compréhension
de l'être, est, qu"' il y a" de l' être83 ». Ce que Derrida retrouve ici, il
le remarque dans une note, c'est la masculinité du spirituel qui est
aussi un trait du judaïsme et en particulier du judaïsme de Levinas.
Quant au rôle de l'âme, il est celui, féminin, de la garde et de la
nourriture : c'est donc elle qui doit aller à la rencontre de l'esprit.
Heidegger, dtant Trakl, voit la « grandeur de l'âme », d'une âme qui
en se séparant s'ouvre à l'esprit dans la douleur, la douleur se voyant
ainsi associée au bien et à la vérité. C'est pourquoi Heidegger peut
affirmer que l'Abgeschiedenheit, la séparation, se déploie comme
l'esprit pur, et qu'en tant que telle, elle est ce qui rassemblé4• Nous
sommes donc ici face à un paradoxe, puisque c'est la séparation
qui rassemble, ce qui implique, comme le souligne Heidegger, que
dans la séparation, l'esprit du mal n'est ni anéanti ni laissé libre, il
est transmué, et il ne peut l'être que si l'âme est grande, que si elle
s'ouvre à la de la séparation et retourne ainsi à l'enfance,
à la sérénité d'une dualité qui n'est pas dissension. C'est donc, pur
oxymore, la séparation qui rassemble. C'est ce que souligne à son
tour Derrida, qui voit dans le motif de la douleur l'essence même
du bien, lequel consiste dans la division de l'esprit qui donne l'âme,
mais afin que celle-ci se joigne à lui et qu'ainsi ait lieu le rassemble­
ment dans une dualité qui n'est pas dissension. C'est cette dernière
qui est le mal, et aussi la décomposition, la Verwesung dont parle
Trakl, c'est-à-dire l'absence d' ajointement entre l'âme et l'esprit.

mis en rapport dans sa cosmologie pneuma (le souffle, le vent, l'air) et psychè
(le souffle, l'haleine).
83. Sein und Zeit, op. cit., § 43, p. 2 1 2 . C'est Heidegger qui souligne.
84. Acheminement vers la parole, op. cit., p. 69.
226 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

Derrida note en effet que Heidegger, qui voit dans l'esprit ce qui
jette sur le chemin, et donc le mouvement même de déportation
hors de soi, nomme aussi Geist le rassemblement. Derrida met
ainsi l'accent sur le caractère paradoxal de ce que nous donne id
à penser Heidegger, à savoir une scission qui rassemble, au sens
où comme le disait déjà Schelling, pour qu'il y ait rassemblement,
unité, paix, douceur, amour, il faut que soit couru le risque de la
guerre, qu'il y ait division, déchirement, douleur.
Derrida conclut son texte en montrant que, selon lui, Heidegger
ouvre ici deux chemins de pensée. Le premier chemin conduirait
où, selon Heidegger, Trakl veut nous mener, vers un Occident
plus originaire que l'Occident platonico-chrétien et qui serait
en même temps hétérogène à toute la métaphysique, de même
qu'au christianisme et à son origine hébraïque. Heidegger dit
de cet Occident plus originaire qu'il est plus « prometteur » que
l'Occident platonico-chrétien 85 et Derrida y voit l'appel à un salut
ainsi proposé à l'homme occidental, que connote le mot retten86,
mot que Heidegger nous a cependant appris à entendre autre­
ment, car il ne doit pas être pris en un sens sotériologique, mais
signifie originellement « libérer une chose, la laisser revenir à son
être propre87 ». Derrida exprime ses doutes au sujet de cette voie
que veut ouvrir Heidegger, car il lui semble impossible d'arracher
à la pensée chrétienne Geist88• C'est pourquoi il évoque
un deuxième chemin qui lui semble plus vraisemblable, mais
que Heidegger aurait sans aucun doute récusé, le « dernier dieu »
dont il parle dans les Beitriige étant au contraire présenté comme

85. Acheminement vers la parole, op cit., p. 79.


86. Ibid., p. 8 1 .
87. Cf. M . Heidegger, Essais et conférences, trad. A. Préau, Paris, Gallimard,
1 954, p. 1 77- 1 78 . Voir également p. 38. Dans Die Geschichte des Seins ( 1939-
1 940), GA 69, Francfort, Klostermann, 1 998, § 32, p. 3 1 , Heidegger affirme
que le commencement de l'histoire n'est ni chrétien ni païen, le paganisme
n'existant lui-même que du point de vue chrétien, et qu'il n'est donc pas reli­
gieux, ce qui veut dire que seul il se tient dans une attente non frelatée, qui ne
compte pas sur la délivrance ou le salut de l'homme.
88. De l'esprit, op. cit., p. 1 78 .
Geschlecht et Geist 227

« le tout autre contre ceux qui furent, en particulier contre le Dieu


chrétien 89 ». Ce deuxième chemin conduirait en effet à l'origine
du christianisme90, et c' est précisément ce que certains théologiens
chrétiens pourraient objecter à Heidegger, eux qui veulent précisé­
ment s'opposer à l'image d'un christianisme conventionnel et faire
retour à une vision plus originaire de celui-ci, à cette christianité
dont parlait le jeune Heidegger, qui pourrait aussi être acceptée
non seulement par « le j uif messianique » , mais même par « le
musulman et quelques autres », du moins par tous ceux qui ont
parlé sous divers noms de l' esprit91•
C'est à partir de là qu'il faut revenir pour finir sur la question de
cette « brutale forclusion » qu'aurait opérée Heidegger en réduisant à
trois les langues de l'esprit. On peut en effet se demander si l'hébreu
est bien la seule langue dont la traduction a été « incorporée » dans
les idiomes grec, allemand et latin 92 et si ce « triangle » de langues à
l'intérieur duquel Heidegger veut « violemment » enfermer l'Euro­
péen n'est ouvert « dès l'origine et par sa structure même93 » que sur
l'hébreu ? Derrida n'est-il pas ici en train de retomber lui-même
dans cette « mythologie » de l'origine qu'il a plus que tout autre
contribué à mettre en question ? Car si Heidegger a effectivement
« oublié » la ruah, comme le souligne ironiquement Derrida94, ce
qu'ils ont en revanche tous deux totalement méconnu, c'est la
lointaine provenance cette grande sémantique du souffle et de la
respiration qui est à l'origine des définitions grecques et latines du
pneuma et du spiritus. Il faut pour cela remonter jusqu'à ce concept
essentiel de la pensée védique qu'est le priina, mot sanskrit95 qui

89. M. Heidegger, Beitrage zur Philosophie. Vom Ereignis, GA 65, Francfort,


Klostermann, 1 989, p. 403.
90. De l'esprit, op. cit., p. 1 78.
91. Ibid., p. 1 8 1 .
92. Ibid., p . 1 67. C'est Derrida qui souligne.
93. Ibid
94. Ibid., p. 1 82.
95. Le mot prdna est composé de la racine an, qui signifie respirer (voir le
grec anemos, vent, et le latin anima, âme) et du préfixe pra, qui veut dire antérieur.
Prdna désigne ainsi ce qui est antérieur à la respiration, à savoir le principe vital
228 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

renvoie aux notions de souffle et de principe vital et dont on trouve


également un équivalent dans le qi chinois et le ki japonais. Et s'il
y a bien en effet une « inépuisable pensée du feu96 » qui appartient,
au même titre qu'à la pensée juive, à ce triangle linguistico-historial
privilégié par Heidegger, c'est aussi du côté de l'Orient indo-euro­
péen qu'il faut aller la chercher, non seulement dans la direction de
l'Inde où Agni, le feu, premier nommé dans le Rigveda, accompagne
tous les rituels, ou de la Grèce et du culte rendu à ce feu qui brûle
constamment dans les temples d'Apollon d'Athènes et de Delphes,
mais aussi et surtout du côté de la Perse zoroastrienne, où le feu
(Atar, Atesh) est considéré comme l'unique symbole terrestre du
dieu unique, Ahura Mazda. N'est-ce pas en effet de là que vient,
en particulier dans « l'énorme corpus des textes prophétiques »,
textes qui portent incontestablement la marque de ce premier
monothéisme que fut le zoroastrisme97, cette « inépuisable pensée
du feu » qui caractérise la pensée juive, dont l'origine est elle-même,
comme c'est le cas pour toute tradition, inéluctablement plurielle?
C'est donc pour ne pas céder à l'illusion d'une origine « une » de la
pensée métaphysique, qu'il est nécessaire de réveiller les « fantômes »
de l' étymologie98, car l'esprit, Heidegger a raison de le souligner,
n'y a pas seulement été associé au souffle, mais aussi à ce feu dont
on peut retrouver la trace dans cette autre sémantique de l'esprit
est celle non de la et du souffle, mais de la fureur

qui en est l'origine, l'énergie ou le pouvoir de vivre et de respirer. C'est la même


sémantique de la respiration qui est à l'origine du concept védique d' dtman,
l'âme (voir l'allemand atmen, respirer) et du concept grec de psychè, qui signifie
souffle, et par extension âme.
96. Ibid., p. 1 65.
9 7. Précisons que l'on trouve dans déjà dans l e zoroastrisme non seulement
la référence à la venue d'un Saoshyant, le sauveur et bienfaiteur qui annonce le
Messie invoqué par les prophètes de l'Ancien Testament, mais aussi les notions
de j ugement dernier, d'enfer et de paradis, qui deviendront le thème principal
du prophétisme apocalyptique post-exilique, ainsi que celle de cette Verkliirung,
cette transfiguration dont parle Trakl, qui advient avec la résurrection générale
et dont il est question dans le Nouveau Testament.
98. Ibid., p. 1 62.
Geschlecht et Geist 229

et de l'emportement associés aux noms védique et avestique de


l'esprit, manyu et mainyu. C'est en effet dans le zoroastrisme que
l'on trouve d'abord l'attestation que le mal est d'origine spirituelle
et non matérielle, avec l'opposition de ces deux esprits créés par le
dieu sage, Ahura Mazda, dont l'un choisit le bien, Spenta ldainyu
et l'autre le mal, Angra Mainyu. C'est la figure de ce dernier qui
est à l'origine de cet « ange déchu » dont parle le livre d'Ezéchiel,
qui sera nommé Lucifer, « porteur de lumière », dans la Vulgate,
et auquel Trakl a dédié un poème, dont le premier vers, comme
le souligne Heidegger, dit la nécessité, pour l'âme de se dresser
contre l'esprit tout en lui prêtant son ardeur mélancolique et sa
flamme99• C'est cette autre sémantique de l'esprit, du mens, que
l'on retrouve dans les mots grecs mainesthai, être transporté de folie,
rendu furieux, et mania, ce délire divin dont l'âme se voit saisie et
qui la met hors d'elle-même dans cette anamnèse, ce re-souvenir
de l'originaire qu'est pour Platon la pensée 1 00 • N'est-ce pas cette
dernière en effet qui est à l'origine même de cette « monstruosité »
humaine dont Derrida trouve l'idée chez Heidegger, le mot latin
monstrum appartenant lui aussi, comme le grec anamnèsis, à cette
même autre sémantique de ce « retour de flamme » qu'est l'esprit ?
De cette folie, qui pousse à jouer avec ce qui est le plus dangereux,
avec le mal, il est aussi question dans un poème de Trakl, « Psaume »,
que cite Heidegger, l'étranger est nommé le Wahnsinnige,
non celui qui a perdu le sens, mais qui est dépourvu du sens des
autres, car il a pris un tout autre chemin 1 0 1 • Ce chemin, que fraye
ce « fou » qu'est celui qui, en se séparant des autres, a répondu à
l'appel de la pensée, Heidegger le souligne en conclusion, ne mène
à nulle autre délivrance que celle que procure un retour à la terre,
en tant qu'elle est la Heimat, le « pays natal et le foyer » de l'espèce
humaine 1 02 •

99. Acheminement vers la parole, op. cit. , p. 63-64.


1 00. Platon, Phèdre, 249 a.
1 0 1 . Acheminement vers la parole, op. cit., p . 56.
1 02. Ibid., p. 82.
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- Nietzsche L trad. P. Paris, G allimard, 1 97 1 .
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Chemins qui n e mènent nulle part, trad. W . B ro km eier, P aris ,
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236 DÉCONSTRUCTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE

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TABLE DES MATIÈRES

Origine des textes ........................................................................................... 5


Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... 7

DERRIDA-HUSSERL

I. Finitude et répétition chez Husserl et Derrida ......................... 13


IL La question de la présence. Une relecture
de La voix et le phénomène . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39

DERRIDA-HUSSERL-HEIDEGGER

III. Déconstruction et théologie ........................................................... 63


IV. Temps, histoire et déconstruction ............................................... 85

DERRIDA-HEIDEGGER

V. La question de la différence ........................................................... 1 13


Liminaire ......................................................................................................... 1 37
VI. Pour une zoologie « privative »
ou Comment ne pas parler de l'animal ...................................... 1 39
VIL Geschlecht et Geist. Derrida, Heidegger, Traki ................. 191

***

BIBLIOGRAPHIE ........................................................................................... 23 1
Dans la collection « Le Bel Aujourd'hui »

ABENSOUR Miguel, Emmanuel Levinas. L'intrigue de thumain. Entretiens


avec Danielle Cohen-Levinas, avant-propos de D . Cohen-Levinas,
20 1 2.
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ARBm Dan, La lucidité de l'éthique, 20 1 4 .

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facé et annoté par Pierre Bouretz, 2009.
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BENNINGTON Geoffrey, Géographie et autres lectures, 20 1 1 .
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BENSUSSAN Gérard et CoHEN-LEVINAS Danielle, L'impatience des lan­
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BIDENT Christophe, Le geste théâtral de Barthes, 20 1 2.

BLUMENBERG Hans, L'imitation de la nature et autres essais esthétiques,


traduit par Marc de Launay et Isabelle Kalinowski, 20 1 0.
BouRETZ Pierre,Les Lumières du messianisme, 2009.
BREzis David,Levinas et le tournant sacrificiel, 2 0 1 2 .
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- Élections. De la démophobie, 20 1 2 .
DEGUY Michel, Écologiques, 20 1 2.
- La fin dans le Monde, 2009.
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GoLDBLUM Sonia, Dialogue amoureux et dialogue religieux. Rosenzweig au prisme de
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GoLDSCHMIT Marc, L'écriture du messianique. La philosophie secrète de "Walter Ben­
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GUIBAL, Francis, Figures de la pensée contemporaine. Éric Weil et Emmanuel Levinas
en contrastes, 20 1 5 .
HATEM Jad, Qui est la vérité?, 20 1 2 .
H I RT André, L' Écholalie, 20 1 1 .

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MALABou Catherine, La Chambre du milieu. De Hegel aux neurosciences, 2009.

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MICHAUD Ginette, Battements - du secret littéraire. Lire jacques Derrida et Hélène
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« Comme en rêve. . . ». Lirejacques Derrida et Hélène Cixous, volume 2, 20 1 0.
Cosa volante. Le désir des arts dans la pensée de jean-Luc Nancy, 20 1 3.
MoATI Raoul, Événements nocturnes. Essai sur Totalité et infini, 20 1 2.
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MoLINIÉ Georges, De la beauté, 20 1 2.
MosÈs Stéphane, Une affinité littéraire le Titan dejean-Paul et le docteur Faustus de
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WISMANN Les avatars du vide. Démocrite et lesfondements de l'atomisme, 20 1 0.
Achevé d'imprimer en mai 20 1 6
par l a Sté ACORT Europe
www.cogetefi.com

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