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Deledalle Gérard. Réflexions sur l'abstraction et la nature de l'abstrait. À propos de la philosophie de J. Laporte. In: Revue
Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 48, n°17, 1950. pp. 63-89;
doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1950.4274
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1950_num_48_17_4274
ET LA NATURE DE L'ABSTRAIT
(*) Sum. Th., //a II**, qu. 8, a. 1, c. et sol. 3. «On dit en effet comprendre
(intelligere) dans le sens de « lire à 'l'intérieur » {intua légère) . Et ceci est évident ;
... la connaissance... intellectuelle pénètre jusqu'à l'eesence de la chose, car l'objet
de l'intellect est «ce qui est ». L'intellect manifeste une certaine supériorité de la
connaissance qui pénètre au cœur (de la chose) » (Les traductions non signées
sont de nous).
<10) Laporte. op. cit., pp.* 139 et suiv.
(") Dewey, Experience and Nature, The Open Court Publ. Co, 2e éd., 1929,
p. 20. « Les illusions sont des illusions, mais qu'il y ait des illusions, voilà qui
n'est pas une illusion, mais une authentique réalité ».
(") Laporte, op. cil, p. 40.
Réflexions sur l'abstraction et la nature de l'abstrait 67
.
dans l'esprit » (13). Donc selon la théorie thomiste de l'abstraction,
l'objet de l'intuition abstractive est la nature absolue (troisième état)
qui n'est ni singulière ni universelle. Certes, elle est dans les dhoses,
puisque l'intellect l'y voit, mais il ne la prend pas pour une réalité
séparée. La nature absolue devient l'universel quand, exprimée par
le verbe mental elle est une en elle-même et capable d'exister en
plusieurs (14). Donc nous lirons bien dans S. Thomas avec J. Laporte :
« Et ideo proprium ejus (intellectus) est cognoscere formam in ma-
teria quidem corporali individualiter existentem », mais nous
achèverons la citation : « non tamen prout sunt in tali materia » (15>.
3. Cette nuance nous dispenserait de répondre à l'allégation de
Laporte selon laquelle les Idées thomistes seraient équivalentes aux
Idées platoniciennes « subsistant à part des êtres concrets ».
Cependant Laporte insiste : Avant l'intervention de l'intellect agent, elles
ne subsistent pas à part, soit, dit-il, mais « après que l'intellect agent
aura fait le nécessaire », elles existeront « bel et bien à part de
leur matière, sine individualibus conditionibus » <16). L'expression
latine ne nous donnera pas le change, car S. Thomas qui l'emploie
fait une distinction qui aurait dû frapper J. Laporte : « Cum dicitur
« intellectum in actu », duo importantur : scilicet res quae intelligitur,
et hoc quod est ipsum intelligi. Et similifcer cum dicitur « universale
abstractum », duo intelliguntur : scilicet ipsa natura rei, et abstractio
seu unjversalitas. Ipsa igitur natura cui accidit vel intelligi vel abstrahi,
vel intentio universalitatis, non est nisi in singularibus ; sed hoc
ipsum quod est intelligi vel abstrahi, vel intentio universalitatis, est
in intellectu » (17>. Répétons donc ce que nous disions dans la
deuxième remarque : l'idée — la nature absolue — est dans le singulier
<"> Met. I, 1. 10: « (Platon) s'est donc trompé, lorsqu'il a cru que le c mode »
de la chose conçue en «on être eat comme le « mode » de concevoir la chose
elle-même ».
<1(> Sum. Th., qu. 85, a. 1, lesp. : non pas «en abstrayant, mais bien
plutôt en participant aux réalités abstraites ». Trad. WÉBERT.
<so) Laporte, op. cit., p. 151.
<S1> Ibid., pp. 73 à 86, en particulier pp. 74-78, 82.
("> Descartes, Principes, I, 45, cité par LAPORTE, op. cit., p. 76.
Réflexion» aur Y abatraction et la nature de l'abstrait 69
<**> HUME, Treatise, I, I, sect. VIII, cité pax LAPORTE, op. cit., p. 80.
<"> DWELSHAUVERS, L'étude de h Pensée, Téqui, sans date.
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'**' Sum. Th., qu. 85, a. 3, reep. « Par exemple, on connaît indistinctement
l'animal, quand on le connaît seulement comme tel ; mais on le connaît
distinctement, quand on le connaît comme rationnel ou irrationnel. Telle la connaissance
" de l'homme ou du lion ». Trad. WÉBERT.
(*°> Tous les logiciens sont d'accord sur ce point. Spinoza a une opinion
différente: cf. De Intellectus Emendatione, et V. Delbos, Spinozisme, 8e leçon,
Vrin, 1926.
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(*4) II est aisé de concilier Hume et son refus d'admettre l'indéterminé avec
J. Laporte et la « matière de fait » qu'est l'indéterminé. Nous ne nous
contredisons nullement en ceci, car si l'indéterminé est ce qu'il est: concept abstrait
non encore replié «ur le concret, non encore déterminé <cf. ToNQUÉDEC, op. cit.,
pp. 146-150), il n'est pas amalgame d'éléments divers, mais au contraire pauvreté
dont l'indéterminé « être » — « chose », dit l'enfant — donne une idée parfaite.
Son extension est indéterminée à l'infini et sa compréhension est d'autant plus
précise, et ce par pauvreté de prédicats: l'être est ce qui a l'être réellement ou
possiblement, essentiellement ou existentiellemen*.
'"> Sum. Th., qu. 85, a. 3, resp. 2. « Cet acte parfait, c'est la science
achevée, qui fait connaître les réalités d'une manière distincte et précise ». Trad.
Wébert.
<M> MARITAIN, Lea Degrés da Savoir, Desclée de Brouwer, 1932» pp. 62-64.
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IV. — La ressemblance.
<*•> Treatise of Human Nature, I, part. IV, sect. II et VI, cité par LAPORTE,
op. cit., p. 130,
(**) HUSSERL, Méditations cartésiennes, pp. 33-36. Cf. Logische Untersu-
chungen, II, ch. III, n° 20.
<"> M. Maritain (op. cit., pp. 176-208 et p. 236) a montré la différence
fondamentale qui existe entre le thomisme et la phénoménologie, bien qu'il
reconnaisse en cette dernière « des germes aristotéliciens et scolastiques ». En langage
thomiste, la chose est l'« objet matériel » du sens et de l'intelligence, l'objet
(le coloré, le chaud, etc., et le quid intelligible) est leur « objet formel ». Uèno^
husserlienne fait admettre « présuppositivement la possibilité d'arrêter la pensée
a un pur objet-phénomène » et nier les « absurdes choses en soi ». Par suite
son « intentionalité » aboutit à un « objet-essence » sans lien extramental. J.
Laporte critique à juste titre l'essence husserlienne séparée des choses. Mais sa
critique n'atteint pas le thomisme pour qui l'essence est «objet» et «chose».
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cube sont quelque chose d'éternel, ils sont pensés par nous à des
moments différents du temps ; autrement dit, ils sont objets de
perceptions successives ; et par conséquent la question renaît
toujours de comprendre comment l'objet perçu ou visé à un certain
moment est le même que l'objet perçu ou visé à un autre moment
où plutôt d'où je sais qu'il est le même » (4<). Donc on affirme
l'identité, on ne l'explique pas.
La solution de Laporte est directement inspirée de Hume, elle
se trouve dans le recours à 1* « expérience de la continuité psychique ».
Laporte pose « deux principes ou plutôt deux vérités de fait ».
La première peut se formuler : « identité, c'est non-différence. Deux
choses sont identiques pour moi dès là que je ne fais pas de
différence entre elles ». Il s'agit des choses dont j'ai conscience. « La
seconde vérité de fait est que, dans une connaissance quelconque,
il y a d'un côté ce que nous connaissons, l'objet immédiat de la
conscience, et d'un autre côté l'acte par lequel nous en prenons
conscience, ce je ne sais quoi dont parle Hume, et qui est comme
la saisie de l'objet par l'esprit. C'est la distinction que fait Husserl
entre le noème et la noèse » (47).
Mais ces deux points admis, poursuit Laporte, « qui ne voit
quel profit nous avons eu à remonter, pour expliquer la
ressemblance, du plan des objets, à celui des actes subjectifs ? Que des
tendances semblables se montrent à la réflexion tellement
semblables que nous n'y remarquions point de différence, qu'elles
fusionnent au point d'être confondues : alors elles ne feront qu'un
pour notre conscience ; et par conséquent, puisqu'elles existent
seulement comme états de conscience, elles seront effectivement une
seule et même chose. Là est la donnée spécifique qui permet
d'assigner un sens tant à la notion de ressemblance qu'à la notion
d'identité » (48>.
A la base de cette explication, nous trouvons une expérience
psychologique, celle du « train de pensée », révélée par W. James
et Bergson. Qu'un sujet envisage un objet, « il se sent dans une
certaine disposition d'esprit ». « Disposition mouvante, dynamique si
l'on veut, et, en ce sens, active : elle est, en réalité, la source des
tendances motrices qui composeront les schemes de la pratique ou
à tel moment) est le même que l'objet perçu et visé à tel autre
moment » <51>.
La théorie thomiste de l'abstraction lève les obstacles logiques
de Laporte. La première objection repose sur le mot « réellement » :
l'abstraction est-elle une analyse réelle de la chose hors de l'esprit ?
Aucun thomiste n'affirme cela. Le P. de Tonquédec dit
expressément : « Qu'on ne dise point que le mode de la conception affecte
nécessairement l'objet conçu ; qu'en distinguant cette nature, je
lui confère par le fait même, bon gré mal gré, un caractère distinct
aux yeux de mon intelligence. Ce serait inexact, car je n'envisage
pas cette distinction, elle n'entre pas dans mon objet, elle ne fait
pas partie du contenu de mon concept » (52>. Ceci est une autre
expression de l'affirmation que nous citions plus haut : « l'universel
direct, nature absolue, est dans les choses quant à ce qu'on en
conçoit, non quant au mode selon lequel on le conçoit ».
Qu'est-ce qu'une nature absolue de rouge ? objectera Laporte.
Si l'on veut se représenter imaginativement le rouge, force nous est
de l'incorporer dans tel ou tel rouge singulier, puisque nous
n'abstrayons pas le réel « comme on extrait une noix de sa coque » (53).
Mais si l'on veut se représenter conceptuellement le rouge, la chose
nous est possible, de même que nous pouvons concevoir la noix
sans aucune note individuante. Quelle que puisse être l'opinion
de Laporte sur les expériences de Binet et de l'Ecole de Wiirtzburg,
nous acceptons, quant à nous, les résultats positifs « du travail
expérimental » tels que nous les présente le P. Peillaube : « Autre
chose sont les images et autre chose les réflexions, le sens des
mots ; les définitions se conçoivent et ne s'imaginent pas », tel le
concept dont l'idéal « c'est la simplification, l'abstraction pure, la
pensée sans image » (54>.
Cet idéal est presque inaccessible de fait. Que de droit et de
fait (c'est-à-dire expérimentalement) il soit accessible, cela nous
suffit : l'identité écartelée entre l'unité et la pluralité n'est pas
impensable. La théorie thomiste nous montre la nature vraie de
V. — La ressemblance et l'analogie.
<rï> Ibid.
<74> Ibid. Premier moment: La Critique des Relations: II, 2.
(75> Ibid., II. 3.
<'•> Ibid., Ill, A.
(") Ibid., Ill, B.
<") Laporte, L'Idée de Nécessité, p. 73.
(") Ibid., p. 117.
<M> Ibid., p. 149.
<•') Ibid., p. 156.
(s:> Cf. LAPORTE, La Connaissance de l'Etendue chez Descartes, in Rev.
Ph., 1937.
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