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L I V R E D U PRO F E S S E U R
le
G
sous la direction de Danielle Jouanna
Grec T
LIVRE DU PROFESSEUR
le
Anne-Marie BACQUIÉ-TUNC
Agrégée de lettres classiques
Professeur de classes préparatoires
Danielle JOUANNA
Agrégée de lettres classiques
Professeur de classes préparatoires
Jean MÉTAYER
Agrégé de lettres classiques
Maître de conférences
© HATIER - Paris, août 2009 ISBN : 978-2-218-93484-1
Toute représentation, traduction, adaptation ou reproduction, même partielle, par tous procédés, en tous pays, faite sans autorisation
préalable est illicite et exposerait le contrevenant à des poursuites judiciaires. Réf : loi du 11 mars 1957, alinéas 2 et 3 de l’article 41.
Une représentation ou reproduction sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français d’exploitation du droit de Copie (20, rue des
Grands-Augustins, 75006 PARIS) constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
AVANT-PROPOS
Le nouveau programme de Terminale élaboré par le ministère comporte des séquences reprenant en
partie des points traités dans le précédent manuel (mai 2003) : les interrogations philosophiques et
politiques des Grecs. On retrouve donc dans ce nouveau manuel certains textes incontournables ; mais
s’y ajoutent, dans le chapitre 1, d’autres textes moins connus comme ceux qui concernent la philosophie
de Plotin ou les portraits de philosophes, et dans le chapitre 3, des rapprochements intéressants avec
Homère ou Hésiode.
À ces séquences attendues, le nouveau programme ajoutait une perspective nouvelle : les interroga-
tions scientifiques. Ce chapitre ne devrait pas manquer d’intéresser aussi bien les élèves issus de sec-
tions scientifiques que les littéraires, tant il est vrai que la plupart des sciences sont nées en Grèce ou
ont trouvé là un terrain d’exception ; et les savants ont exposé leurs théories dans des textes générale-
ment très accessibles.
On a choisi, pour cette année de Terminale, de ne pas accompagner les textes d’exposés de grammaire
comme dans les manuels de Seconde et de Première, pour pouvoir donner des extraits plus étendus.
Mais on trouvera un chapitre de révisions sur quelques points grammaticaux importants, suivies de
deux pages d’exercices ; et toujours, à la fin de l’ouvrage, le « Précis grammatical », enrichi de trois
annexes : sur la langue d’Homère, le dialecte ionien et la scansion des vers les plus employés.
Les textes sont accompagnés de questions orientant le commentaire des élèves et d’une petite rubrique
– intitulée elle aussi « Précis grammatical » – qui souligne des faits grammaticaux présents dans le
texte, sur lesquels le professeur pourra faire travailler les élèves s’il le souhaite. Ce Livre du professeur
répond très précisément à chaque question posée et donne de nombreux exemples des points de gram-
maire en question.
Chaque séquence du manuel est suivie de prolongements littéraires ou d’un dossier permettant d’ap-
profondir le thème traité dans la séquence. Dans ce Livre du professeur, on trouvera de petites bibliogra-
phies et quelques pistes complémentaires.
Enfin, comme pour les manuels de Seconde et de Première, la qualité des illustrations, nombreuses et
variées, fait de ce parcours littéraire et scientifique une promenade esthétique passionnante.
LES AUTEURS
3
SOMMAIRE
Révisions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
Chapitre 1
INTERROGATIONS PHILOSOPHIQUES
(A.-M. Bacquié-Tunc)
4
Texte 5 : Une leçon de physique (ARISTOPHANE) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38
Texte 6 : Le philosophe qui dérange (PLATON) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
• PYTHAGORE
Texte 7 : Philosophe ou sorcier ? (PORPHYRE) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41
• DIOGÈNE
Texte 8 : Alexandre face aux sages de l’Inde et à Diogène (ARRIEN) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43
Texte 9 : Une figure pittoresque ou un philosophe authentique ? (DIOGÈNE LAËRCE) . . . . . . . . . . . . . 44
Chapitre 2
INTERROGATIONS SCIENTIFIQUES
(D. Jouanna)
5
SÉQUENCE 4 : LE RÊVE
Image : J. H. Füssli, Le Cauchemar . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
• RÊVES HOMÉRIQUES
Texte 1 : Le songe trompeur d’Agamemnon (HOMÈRE) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
Texte 2 : Le songe réconfortant de Pénélope (HOMÈRE) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70
• RÊVES HISTORIQUES
Texte 3 : Les songes menaçants d’Astyage... (HÉRODOTE) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72
Texte 4 : ...et de Cyrus (HÉRODOTE) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
• RÊVES TRAGIQUES
Texte 5 : La reine Atossa consulte ses conseillers (ESCHYLE). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74
Texte 6 : Le rêve effrayant de Clytemnestre (ESCHYLE) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75
Texte 7 : L’ombre de Polydore (EURIPIDE) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76
• LE REGARD DU MÉDECIN
Texte 8 : Comment porter un diagnostic médical à partir des rêves ? (GALIEN) . . . . . . . . . . . . . . . . . 78
• LE REGARD DES PHILOSOPHES
Texte 9 : Quelle est la cause du rêve ? (ARISTOTE) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79
Texte 10 : D’où viennent les images des songes ? (PLUTARQUE) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79
Chapitre 3
INTERROGATIONS POLITIQUES
(J. Métayer)
6
Texte 8 : L’anneau de Gygès : le juste est en fait un injuste qui s’ignore (PLATON) . . . . . . . . . . . . . . . 95
Texte 9 : La justice dans la cité de Platon (PLATON) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97
Texte 10 : Problèmes de la justice dans un régime démocratique (ARISTOTE) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99
7
RÉVISIONS ➤ Livre de l’élève p. 9
9
aurait le même sens de le plus nombreux possible ; b. Expliquez l’emploi des optatifs du texte.
ce qui est intéressant ici, c’est qu’on a la forme – Eij bouleuvoiı, a{ma a[n moi dokei`ı... ei\nai :
complète, non elliptique (très nombreux autant subordonnée d’un système optatif, dont la princi-
qu’il est possible), où le subjonctif correspond à pale est la proposition à l’infinitif a[n... ei\nai.
une subordonnée éventuelle après une principale – oujd∆ a]n... ajpistoivhte : c’est un optatif d’affir-
au futur. Dans sa lettre, Orontas a écrit h{xw e[cwn mation atténuée, prenant, avec le tour négatif, le
iJppevaı wJı a]n duvnwmai (ou wJı a]n duvnhtai) sens d’une négation renforcée (vous ne sauriez en
pleivstouı : je viendrai avec des cavaliers aussi aucun cas vous défier à juste titre...).
nombreux que je pourrai (ou qu’il sera possible). – oujd∆ a]n diabaivhte, eij mh; diaporeuvoimen :
– wJı fivlion : sens comparatif (elliptique), comme expression du potentiel.
un ami.
c. Réécrivez la deuxième phrase en supprimant
– wJı w[/eto : sens comparatif, comme il le pensait.
moi dokei`ı.
– wJı triscilivouı : environ, avec un nom de
Eij gavr ti ejmoi; kako;n bouleuvoiı, a{ma a[n ei[hı kai;
nombre.
sautw`/ kakovnouı.
4 2 wJı ➤ p. 11
Réponse du Perse Tissapherne au chef
des mercenaires grecs (d’après a. Dans la troisième phrase, précisez le sens de
XÉNOPHON, Anabase II, 5, 16-23) ➤ p. 17 wJı.
1 L’optatif ➤ p. 14 b. Que se passerait-il si vous le remplaciez par
a. Rétablissez les formes plus courantes des opta- i{na ?
tifs ajpistoivhte et diabaivhte. wJı introduit une proposition finale, où il est quel-
ajpistoi`te et diabai`te. quefois, comme ici, accompagné de a[n ; si on le
remplace par i{na, a[n disparaît : i{na mavqh/ı o{ti...
10
Chapitre
Interrogations philosophiques
1
Ouverture du chapitre : RAPHAËL, L’École d’Athènes ➤ p. 18
La peinture célèbre la pensée classique mais elle est également consacrée aux arts libéraux symbolisés
par les statues d’Apollon et de Minerve. La grammaire, l’arithmétique et la musique sont personnifiées
par des personnages situés au premier plan à gauche ; la géométrie et l’astronomie sont le fait des per-
sonnages du premier plan à droite. Derrière eux, sont représentées la rhétorique et la dialectique.
Platon (le contemplatif, l’idéaliste qui indique le ciel et porte le Timée dans la main gauche) et Aristote
(l’actif qui a la main tendue vers le sol et tient sous son bras l’Éthique à Nicomaque) sont les principaux
représentants de la philosophie. Diogène est vautré comme un chien sur les marches.
Sur la gauche du tableau, au même niveau que Platon, on distingue Socrate, Xénophon en retrait et
Alexandre ou Alcibiade. À gauche, Zénon encapuchonné est caché dans l’ombre, Épicure se remarque
avec sa couronne de pampre. L’homme au turban blanc est Averroès. Pythagore assis ouvre son livre,
Parménide montre le sien debout. Héraclite est accoudé sur un bloc de marbre. Du côté droit, Empédocle
est debout avec son bâton. Zoroastre porte un globe de sa main droite, face à Ptolémée qu’on voit de
dos. Raphaël se fait discret avec son chapeau noir. Euclide mesure une figure avec un compas.
Ce qui est passionnant, c’est de voir rassemblées sous le titre L’École D’Athènes toutes ces figures de la
connaissance à travers les siècles. À gauche du tableau, les philosophes intéressés par la raison spécula-
tive, à droite, ceux qui ont mis en branle le processus d’investigation scientifique. En haut, la métaphy-
sique, en bas, la pratique.
11
du monde connu des hommes. Les éléments les difficultés qui l’attendent. À la question
lumineux établissent une correspondance entre d’Ulysse : « l’âme de feu ma mère est là silen-
l’au-delà et l’ici-bas. Les interrogations portent cieuse, qui s’approche du sang mais n’ose inter-
sur l’existence et le sens d’un au-delà, sur sa mise roger ni même regarder dans les yeux son enfant ;
en relation avec le monde des vivants, sur le pas- dis-moi par quel moyen, seigneur, je lui ferai
sage de la vie à la mort. connaître ma présence ? », Tirésias répond : « Si
1
parmi ces défunts qui dorment dans la mort, il en
Ulysse rencontre sa mère
TEXTE
12
SÉQUENCE 1 L’HOMME ET L’AU-DELÀ
détruit la partie charnelle (savrkavı te kai; ojsteva peuvent, quand ils nous parlent, nous trans-
i\neı, v. 16) des mortels (à moins qu’il ne soit la mettre des vérités. La vision homérique ne porte
transposition légendaire des bûchers funéraires), aucun jugement sur la noblesse de l’âme par rap-
l’âme quitte le corps ; et, comme une évidence, port aux corps et doit atténuer les chagrins des
nous est présenté l’envol de l’âme (ajpoptamevnh vivants. Tous les défunts se trouvent au royaume
pepovthtai, v. 18) qui fait écho à la souffrance d’Hadès et leur survie semble être celle que
d’Ulysse qui n’a pu tenir le corps de sa mère entre donne la mémoire des hommes ou celle de
ses bras (e[ptato, v. 4-5). La scène est donc poètes. L’immatérialité des âmes n’empêche pas
construite sur la tension entre la souffrance du qu’on les reconnaisse.
contact impossible entre le fils et sa mère et la Chez Platon, la survie des âmes se pense sur deux
dignité de la vérité révélée sur ce que sont les plans : une dimension morale qui inclut le juge-
ombres des défunts dormant dans la mort. ment des âmes et un effort de reconquête de la
3. Rapprochez cette vision des âmes de celle que pureté de l’âme délivrée des liens du corps pour
propose Platon. arriver à l’absolue pureté au terme des réincarna-
Pour un vivant, l’âme semble être une image tions successives.
2
indéfinissable, un ei[dwlon. On trouve dans l’Iliade
cette plainte d’Achille qui voit se présenter dans Philosopher c’est apprendre
TEXTE
un rêve l’âme de Patrocle (chant XXIII, v. 65 et sui-
vants). Il voudrait la saisir, mais l’âme comme une
à mourir PLATON ➤ p. 23
vapeur, est partie sous terre, dans un petit cri.
Traduction
Achille surpris dit sa douleur : « Ah ! point de
doute, un je ne sais quoi (tiı) vit encore chez Chaque plaisir et chaque peine, possédant une
Hadès, une âme, une ombre (ei[dwlon), mais où manière de clou, clouent l’âme au corps, la fichent
n’habite plus l’esprit (frevneı : terme qui désigne en lui, la rendent de nature corporelle, prête à
le diaphragme, les membranes des parties nobles juger vrai cela même que dit le corps. En effet
qui sont le siège de la pensée, de l’énergie vitale). cette disposition à se conformer à celui-ci dans
Toute la nuit, l’âme du malheureux Patrocle s’est ses jugements et à se plaire aux mêmes choses que
tenue devant moi, se lamentant, se désolant, mul- lui, crée forcément, je crois, dans l’âme une
tipliant les injonctions. Elle lui ressemblait prodi- conformité de tendances, une conformité dans sa
gieusement. » L’âme de Patrocle, Achille la formation et la rend incapable de jamais parvenir
reconnaît, tout comme Ulysse reconnaît sa mère ; dans l’Hadès en état de pureté, sortant au
mais cette âme n’a pas la consistance qui lui contraire toujours du corps en état de souillure ;
donne la vie. Les âmes apparaissent en rêve ou aussi retombe-t-elle bientôt dans un autre corps,
lors des rencontres mises en scène lorsqu’un per- dans lequel, pour ainsi dire, elle s’ensemence et
sonnage arrive au royaume d’Hadès. s’enracine ; d’où il suit qu’elle est exclue du droit
Peut-être l’image du songe vient-elle de la d’être associée à l’existence de ce qui est divin,
parenté entre Thanatos et Hypnos, tous deux fils pur, unique en sa forme.
de la Nuit (Hésiode, Théogonie, v. 211-212). Peut- Mais voici […] comment raisonnerait une âme
être l’image de l’envol (et ensuite des cris d’oiseau de philosophe, se refusant à penser que, l’office
des âmes s’envolant comme celles des préten- de la philosophie étant de la délier et celle-ci la
dants, cf. Odyssée, XXIV, v. 5-9) est-elle une déliant en effet, ce serait son office à elle de se
manière de traduire cette impression que livrer aux plaisirs et aux peines, pour se remettre
quelque chose de mystérieux se passe au une fois de plus dans les chaînes ; à faire le travail
moment de la mort. À défaut de comprendre, on sans fin d’une Pénélope qui, sur une certaine
peut saisir une « correspondance » poétique. sorte de toile, ferait le travail inverse1. Tout au
L’image semble rassurante en ce qu'elle s’appuie contraire, comme elle établit le calme sur cette
sur des sensations concrètes et ne demande pas mer agitée en se laissant conduire par le raisonne-
d’autres efforts que d’en accepter la suggestion.
Ce qui apparaît en rêve a une forme de réalité ; 1. Le travail de Pénélope défaisant sa toile. On comprend qu’il
les morts ne disparaissent pas vraiment et ne s’agit pas de lier ce que la philosophie a réussi à délier.
13
ment et en se tenant toujours dans les limites merci des émotions corporelles. S’il vit dans l’exer-
qu’il lui impose, en contemplant le vrai, le divin, cice et sous la conduite de la pensée et du raison-
ce qui n’est point son objet d’opinion et en fai- nement, en contemplant et en se nourrissant du
sant de cela-même son aliment, elle pense, et que vrai et du divin, ce qui échappe aux fluctuations
son devoir est de vivre de la sorte aussi longtemps de l’opinion, il ne craindra pas que son âme dispa-
qu’elle vivra, et que, lorsqu’elle aura cessé de raisse en même temps que le corps dans la mort ;
vivre, une fois parvenue auprès de ce qui lui est en la menant vers ce à quoi elle est apparentée, la
apparenté et qui est de sa nature, elle sera débar- mort délivrera l'âme de tous les maux humains. Le
rassée des maux de la condition humaine. travail du philosophe sur lui-même doit être régu-
Traduction de L. Robin, © Gallimard, coll. « Bibliothèque lier (l. 16-20) ; il demande des efforts pour aller à la
de la Pléiade » (1950).
recherche de la vérité (l. 17). Mais le texte se pose
comme un espoir en un futur que le texte suggère
Vers le commentaire ➤ p. 23 sans le développer. Si on comprend bien ce que
Ce dialogue de Platon se présente comme le der- peut être la renonciation aux liens matériels qui
nier jour de la vie de Socrate. Platon y expose ses causent plaisirs ou douleurs, car ces biens sont
propres conceptions sur la mort et sur l’immorta- concrets et tout le monde est capable de voir à
lité de l’âme. quoi Socrate fait allusion, les devoirs sont très abs-
traits et moins faciles à concevoir. Comment illus-
1. Relevez les principales images du texte (l. 1-3, trer la contemplation du divin (to; ajlhqe;ı kai; to;
8 et 14-15) ; quel sentiment doivent-elles inspirer
qei`on… qewmevnh, l. 17-18) et cette idée d’une nour-
aux auditeurs de Socrate vis-à-vis du corps ?
riture spirituelle ( uJp∆ ejkeivnou trefomevnh, l. 18) ?
Deux images traduisent les rapports entre l’âme
et le corps : d’abord celle du clou (nom et verbe : Précis grammatical
h|lon, proshloi`), associée à celle de l’agrafe ■ a[n + SUBJONCTIF DANS UNE SUBORDONNÉE :
(prosperona/`), qui tous deux fixent l’âme au corps – l. 3 et 4, répétition dans le présent dans une subordon-
(l. 1 et 2), puis celle de la toile de Pénélope (iJstovn) née relative : a]n fh`Ê
qui est solidement tissée et qu’elle défait toutes – l. 19 et 20, expression du futur, si on suit la traduction
de L. Robin qui considère que la vie qu’on va juger le sera
les nuits. L’âme du philosophe ne cesse pas son dans le futur : a]n zh`Ê et ejpeida;n teleuthvshÊ.
ouvrage qui est de défaire les liens qui l’attachent Il ne peut pas s’agir de répétition dans le présent, car le
au corps. philosophe (comme les autres)… ne meurt qu’une fois !
Ces deux images soulignent l’effort que doit faire Ce sont des « éventuels », mais qui ont une vivacité
le philosophe pour se détacher par l’intelligence dans un contexte présent et doivent se traduire par des
présents et non par des futurs : tant qu’il vit et quand il
et le raisonnement de l’emprise violente (image meurt.
du clou, de l’agrafe), inextricable (image de la
■ a[n + OPTATIF DANS UNE PROPOSITION INDÉPENDANTE :
toile à détisser pour défaire les liens du corps), l. 11 et 12 : logivsaito a]n et oijhqeivh a]n : affirmation atté-
que peut avoir sur lui une vie sensuelle. nuée (potentiel)
3
2. Relevez les passages du texte exprimant ce que
doit rechercher le philosophe ; ces devoirs vous Le jugement des âmes
TEXTE
14
SÉQUENCE 1 L’HOMME ET L’AU-DELÀ
purifient, se déchargent des fautes qu’ils ont pu le bien se sont mêlés (mevswı bebiwkevnai, l. 4) ;
commettre par les peines qu’ils subissent, et les pécheurs dont les fautes admettent une
obtiennent pour leurs bonnes actions des récom- expiation rédemptrice (ijavsima megavla aJmarthv-
penses en rapport avec leur mérite individuel. mata, l. 15) ; enfin, les auteurs (ajniavtwı e[cein) de
Ceux qui auront semblé incurables à cause de crimes inexpiables (vols, meutres). Après le juge-
l’énormité de leurs fautes, qui ont multiplié les ment, les justes s’en vont habiter leur paradis
vols sacrilèges et graves, défié la justice et les lois dont la plus belle part est réservée à ceux qui, par
par des meurtres, et accumulé les forfaits de cette une vie philosophique (oiJ filosofiva/ iJkanw`ı
espèce, ceux-là reçoivent le lot qui leur convient, kaqhravmenoi, l. 36), ont réalisé en eux une purifi-
et sont jetés dans le Tartare, d’où jamais ils ne cation parfaite ; à propos d’eux seuls, il est parlé
reviennent. d’existence incorporelle (a[neu te swmavtwn zw`sin,
l. 36-37). Ceux qui sont incurables (vols, meurtres)
Traduction (lignes 32 à 47) restent à jamais au fond du gouffre du Tartare et
Ceux enfin dont la vie aura semblé éminemment vivent une éternité d’expiation. Ceux qui ont
sainte sont libérés et affranchis, comme d’une mené une vie moyenne se purifient au bord du
prison, de ces régions intérieures de la Terre ; ils lac Achérousias (comme dans un purgatoire). Les
atteignent en s’élevant le lieu qui est pur et éta- saints (qui ont été vertueux par instinct, et faveur
blissent leur demeure sur le dessus de la Terre. Et divine, sans philosophie) et les philosophes habi-
ceux d’entre eux qui grâce à la philosophie, se tent au-dessus de la terre. Il semble y avoir un
sont purifiés autant qu’il faut, vivent désormais bonheur particulier pour les philosophes ; peut-
absolument sans corps, et parviennent à des être habitent-ils dans les astres, peut-être faut-il
demeures encore plus belles, qu’on ne peut décrire penser que leur bonheur vient essentiellement
facilement, sans parler du temps qui me manque de leur libération du corps grossier. Il est intéres-
à présent pour le faire. sant de voir la possibilité de rédemption offerte
Eh bien ! Simmias, pour toutes les raisons que à ceux qui ont commis un crime, uJp j ojrgh`ı, sous
nous venons d’exposer, nous devons tout faire en l’effet de la colère (passion qui est jugée ici
vue de participer, dans cette vie, à la vertu et à la presque comme une circonstance atténuante qui
pensée : le prix de nos efforts est beau, et grande peut permettre un repentir possible, l. 15-31).
notre espérance. Il ne convient pas, sans doute à 2. Pourquoi les coupables doivent-ils entrer en
un homme sensé de soutenir que ces choses sont relation avec leurs victimes ? Qu’en pensez-vous ?
précisément comme je l’ai dit. Mais qu’il en soit Les victimes sont seules susceptibles d’accorder
ainsi, ou à peu près ainsi, de nos âmes et de leurs le pardon de leurs fautes aux coupables s’ils peu-
demeures, puisqu’il est évident que l’âme est vent se repentir (metamevlon aujtoi`ı, l. 17) et leur
immortelle, c’est un risque, à mon avis, qu’il demander pardon. Les juges peuvent condamner,
convient d’affronter, et qui vaut la peine, quand ils ne peuvent effacer ce qu’ont subi les victimes,
on croit à l’immortalité. Ce risque, en effet, mérite ils ne peuvent pardonner. C’est une manière de
d’être couru. reconnaître la souffrance des victimes et de mon-
Traduction d'É. Chambry, © Les Belles lettres (1932). trer que justice leur est rendue à eux aussi. Cette
dimension personnelle annonce une réflexion
Vers le commentaire ➤ p. 25 sur le droit des victimes et dépasse la rigueur des
1. Comment les peines s’échelonnent-elles ? peines définitives. On peut lier cet élément à une
Conduits par leur Génie individuel, les défunts réflexion sur la justice et les peines : qui punit ?
arrivent au lieu où ils doivent tous être jugés. Le Pourquoi punir ? Quel sens a le repentir ? Peut-on
jugement les répartit en cinq catégories. D’abord pardonner ?
deux grandes classes : l’une de ceux qui ont bien 3. Comment la félicité des âmes pures est-elle
et saintement (oJsivwı, l. 3) vécu, et qui paraît présentée ?
comporter deux degrés, dont le plus haut appar- Si l’âme est emprisonnée dans le corps, la terre
tient aux philosophes ; l’autre de ceux dont la vie est pensée comme une prison dont sont libérées
n’a pas été telle. À son tour, cette classe se divise les âmes pures (ejleuqerouvmenoiv te kai; apallat-
en trois : ceux dans la conduite desquels le mal et tovmenoi w{sper desmwthrivwn, l. 34). Ce bonheur
15
de vivre au-dessus de la terre humaine est à ima- conception de l’univers et les exigences morales
giner dans un comparatif (eijı oijkhvseiı kallivouı) inséparables de cette conception. Les méchants
que le texte refuse de préciser (ou[te rJav/dion doivent payer pour leurs fautes et les bons rece-
dhlw`sai, ou[te oJ crovnoı iJkanovı, l. 38-39) et qui voir la récompense de leur vertu.
suppose que les philosophes savourent particu- Dans le Phédon, il nous explique (108 c - 114 c) que
lièrement d’être dans l’éternité dégagés des liens la terre est sphérique, au centre de l’univers et
du corps. immobile. Elle est un très grand corps qui com-
4. Quel sens kalov~ a-t-il dans la formule finale prend trois terres concentriques : l’une qui est au-
du texte (kalo;~ ga;r oJ kivnduno~) ? dessus de celle que nous habitons, l’autre dans
Le « beau risque à courir » est une traduction qui laquelle nous vivons, la dernière tout au fond, là
parvient à rendre le vrai pari que pose Socrate. où se trouve la cavité du Tartare, avec l’Achéron, le
Que risque-t-on en choisissant de parier ? Pour- Pyriphlégéthon, le Cocyte, le Styx. Cette exposition
quoi évoquer ce danger (oJ kivndunoı) ? Il semble n’a pas sa fin en elle-même. Tout ce qu’elle évoque
suggérer que les certitudes de Socrate ne repo- débouche sur une fin spécifique qui est la destinée
sent pas sur une démonstration rationnelle. Mais des âmes après la mort. Le mythe (avec sa sugges-
c’est un pari qui en vaut la peine. Peut-on parler tion des trois terres) décompose la terre réelle et
d’un acte de foi ? La vie de vertu et de recherche place le domaine de nos vies entre une région
de la sagesse, pour difficile qu’elle soit, permet périphérique et presque céleste, celle des récom-
une éternité de bonheur. Ce prix est beau et sus- penses, et une région intérieure et centrale, celle
cite un magnifique espoir. C’est pourquoi le phi- des expiations. Cette dernière est le royaume
losophe est plein de confiance en face de la mort. d’Hadès : tous les morts y sont jugés ; les juges
Si sa vie a été une vie de lutte et de renoncement sont Éaque pour les morts d’Europe, Rhadamanthe
volontaire aux biens du corps qui sont étrangers pour ceux d’Asie ; Minos est l’arbitre suprême.
à l’âme, et d’attachement à la vérité, à la justice, Mais seuls restent dans cette région ceux qui ont
au courage, à la liberté dans l’affranchissement une peine à subir. Les justes, les saints et les philo-
des passions, il est serein le jour où il est appelé à sophes la quittent aussitôt après le jugement,
quitter la vie. pour gagner le séjour où, sans avoir cependant
Ce thème du pari est aussi celui que propose quitté la terre, ils habiteront près des dieux et
Pascal à des hommes intelligents mais persuadés mèneront avec leurs égaux une vie bienheureuse.
que la raison explique tout et qu’on n’a pas besoin L’illustration ➤ p. 25 représente le fuseau de la
de croire en une survie de l’âme, en l’existence de Nécessité décrite par Platon au livre X de La Répu-
Dieu pour mener une vie morale. Le pari de Pascal blique (616-617), montrant les révolutions célestes,
s’adresse à des mondains qui ont l’habitude de l’ordre du monde. C’est sans doute une méca-
jouer et de parier ; il s’adresse à leur esprit mathé- nique propre à figurer les mouvements célestes
matique en leur faisant comparer le pourcentage et non le ciel véritable que Platon présente pour
de chances et le gain. Le pari de Socrate est un nous donner à voir ce que l’intelligence peut
pari métaphysique, reposant sur l’aspiration seule imaginer. Les Parques chantent le passé
innée de l’homme au beau et au bien, qui lui (Lachésis), le présent (Clôthô), l’avenir (Atropos).
semble garantir l’existence d’un au-delà divin.
Précis grammatical
■ RÉPÉTITION DANS LE PRÉSENT :
OUVERTURES – l. 1 : ejpeida;n ajfivkwntai
– l. 24 : ejpeida;n gevnwntai
Il y a chez Platon trois nekui`a : trois présentations – l. 26 : eja;n peivswsin
du royaume d’Hadès qui organisent la présenta- – l. 29 : pri;n a]n peivswsin
tion de la vie dans l’au-delà dans trois mythes ■ EMPLOI DE a[n :
eschatologiques. – l. 4, 9,15 et 32 : oi} a]n dovxwsin
Celle des lieux et de la distribution des séjours – l. 17 : biw``sin coordonné à dovxwsin
Faut-il traduire par un futur ? Oui si l’on suit le choix fait
(Phédon), celle des juges (Gorgias), celle des justi- par le traducteur, qui s’attache à ce qui arrivera aux âmes.
ciables (La République). Platon veut, dans ses dia- Nous lisons pour notre part un présent de répétition qui
logues, concilier les données cosmologiques, la explique la permanence de l’échelle des peines.
16
SÉQUENCE 1 L’HOMME ET L’AU-DELÀ
4
Le mythe d’Er grand peine à la découvrir, posée quelque part où
les autres l’avaient négligemment laissée de côté :
le Pamphylien :
TEXTE
17
L’injustice est comme une maladie de l’âme : 2. D’après ce texte, les hommes sont-ils seuls à
elle est la dissension qui naît entre les trois posséder une âme ?
fonctions. Elle rompt l’harmonie de la cité. La Les animaux possèdent eux aussi une âme. Le
justice seule permet que la cité soit bonne. Les texte montre que le passage de l’animalité à
défauts de l’âme, de la même manière, la ren- l’humanité est aussi vraisemblable que l’inverse :
dent mauvaise. Mais ils ne peuvent la détruire. le texte cite le cygne qui a choisi une vie de
L’âme est immortelle. Il ne faut pas la considérer musicien.
dans son état de déchéance dans son union avec Y a-t-il, en dehors de l’homme, des animaux
le corps, mais dans sa pureté. Le mythe d’Er justes ou injustes ? L’expression de la ligne 34,
essaie de nous faire comprendre l’immortalité tw`n a[llwn qhrivwn (les autres bêtes), peut com-
de l’âme. prendre avec une intention sarcastique les
1. En quoi la philosophie peut-elle aider l’âme à hommes eux-mêmes. Des animaux choisissent
choisir une nouvelle condition ? les vies humaines correspondant à leurs capa-
Les hommes choisissent avec précipitation et cités, notamment musicales.
avidité leur nouvelle condition sans jamais se Lorsqu’on trouve dans la vie de Pythagore (rap-
remettre en question. Ils se contentent, au portée par Porphyre) ce rappel que les âmes ont
mieux, de choisir ce qui leur évite les souffrances vécu une vie antérieure avant d’être enchaînées à
de leur vie passée : Orphée a été mis à mort par leurs corps, lorsqu’on lit l’histoire de l’ours de
les femmes de Thrace, il refuse une condition Daunia ➤ p. 50 du Livre de l'élève (Vie de Pytha-
humaine, tout comme Ajax qui n’a pas supporté gore, 23), du bœuf de Tarente, de l’aigle d’Olympie
de ne pas recevoir les armes d’Achille ; ils devien- auxquels Pythagore parle, on saisit bien que la
nent l’un oiseau musicien, l’autre lion coura- métempsycose se réalise aussi bien dans le règne
geux. Ce choix est celui du qumovı. Des animaux humain que dans le règne animal.
choisissent les vies humaines correspondant à En réalité, la théorie de la migration des âmes
leurs capacités, notamment leurs talents musi- qui tient tant de place dans les premiers ensei-
caux. gnements philosophiques, les enseignements
Le choix est conditionné par les passions de orphiques, était originaire de la vallée du Nil
chacun, la dépendance aux honneurs, ou l’atta- (Hérodote, II, 23). Pythagore fut initié à l’or-
chement à une vie confortable. Dans son igno- phisme. On croyait à une nature divine de l’âme
rance, l’homme est dupe des apparences, il peut et à une déchéance, un péché originel (palaio;n
demander du prestige et de la reconnaissance pevnqoı) dont parle Pindare (fr. 110). Cette âme
sociale. Le manque de réflexion et le désir de pos- est condamnée à une vie terrestre, emprisonnée
session l’emportent sur le discernement et altè- dans un corps qui est comme un tombeau
rent le jugement. Cela explique les choix (sh`ma), comme le dit Platon dans le Cratyle ou le
désastreux et risibles de ceux qui ne se sont Phèdre. Immortelle, elle tend d’instinct ou doit
jamais interrogés sur la vertu, ceux qui se sont tendre à retrouver sa pureté primitive. Quand
laissé porter par leurs passions ; c’est le cas du elle y parvient, elle est transportée au ciel ou
premier personnage appelé et qui choisit la dans les Îles Fortunées (Pindare, Olympique, II,
tyrannie (choix gouverné par l’ejpiqumiva). On 75). En attendant, elle est condamnée à passer de
comprend que la philosophie puisse permettre à corps en corps, même dans des corps d’animaux,
l’homme de ne pas céder à sa concupiscence, de par une série d’incarnations (ejnswmatwvseiı).
comprendre la fausseté des désirs humains. Il C’est ce qu’on appelle le cercle des générations.
n’est pas étonnant qu’Ulysse, qui a beaucoup L’âme doit chercher à s’affranchir des liens du
réfléchi et beaucoup souffert (poluvmhtiı, corps, à secouer le joug de la faute ; elle ne peut
poluvtlaı), soit capable de chercher (choix gou- y réussir que par initiation, purification, piété,
verné par le nou`ı) une condition humble dont extases, jeûnes, observance des rites et d’un
personne n’a voulu avant lui. Peut-on penser qu’il régime particulier. On trouve ces traces d’or-
va continuer dans sa recherche de la sagesse et phisme chez Platon (La République, II, 364 e ;
pratiquer sainement la philosophie (uJgiw`ı Phèdre, 62 b).
filosofei`n) ?
18
SÉQUENCE 1 L’HOMME ET L’AU-DELÀ
TEXTE
choisis ?
Les exemples introduisent la poésie et l’épopée
du mythe d’Er PLATON ➤ p. 28
homérique, qui sont les textes que la cité
transmet aux jeunes gens dans l’éducation. L’hé- Traduction
roïsme du héros guerrier Ajax passe au second
C’est comme cela, Glaucon, qu’a été sauvé le récit
plan. Il se rappelle la souffrance éprouvée lorsque
et que n’ayant point « péri », il pourra nous sauver
les armes d’Achille furent attribuées à Ulysse au
nous aussi, si nous y ajoutons foi ; nous passerons
lieu de consacrer sa bravoure. Le parallèle avec le
alors dans de bonnes conditions le fleuve de la
choix d’Orphée, qui préfère se réincarner en cygne
plaine du Léthé et nous ne souillerons pas notre
plutôt que d’avoir le moindre contact avec une
âme. Voyez-vous ! si en ma parole vous avez foi,
femme comme celles qui le mirent à mort, parce
tenant alors pour certaine l’immortalité de notre
qu’il les dédaignait (après avoir perdu définitive-
âme et la réceptivité dont elle est capable à l’égard
ment Eurydice), fait de leur choix la conséquence
de tous les maux et, d’un autre côté, à l’égard de
de leurs douleurs. L’exemple d’Ulysse est plus
tous les biens, nous tiendrons constamment la
intéressant encore. Il garde l’image du héros sage
route d’en haut et nous ferons tout ce qui dépendra
(poluvmhtiı) ; mais il renverse complètement
de nous pour pratiquer la justice avec un concours
l’image du héros aux mille ruses (polumhvcanoı)
de la pensée : afin d’être chers à nous-mêmes
qui, loin de vouloir se distinguer, choisit avec soin
comme aux Dieux, aussi bien, tant que nous
la condition anonyme d’un simple particulier. Ce
demeurerons ici-bas, qu’en obtenant pour nous les
qui montre sa sagesse, c’est la revendication d’un
prix que mérite la justice ; afin que pareils aux vain-
choix qu’il aurait assumé même s’il avait été le
queurs qui font autour du stade leur collecte, nous
premier à choisir (l. 33, et c’est son âme qui parle
ayons aussi bon succès ici-bas que dans ce voyage
kai; prwvth lacou`sa). Leur valeur poétique donne
de mille années dont nous avons dit l’histoire.
de la vie à l’argumentation et apporte le poids de Traduction d'É. Chambry, © Les Belles Lettres (1932).
leur vérité à la conclusion morale du texte. Tout le
monde connaît ces textes : les héros en sont Vers le commentaire ➤ p. 28
exemplaires. Leurs choix dans l’au-delà permet
de comprendre le rapport entre la vie et le sort de Lorsque Socrate dit à son frère Glaucon que le
l’âme immortelle lorsqu’elle se réincarne. récit n’a point péri, un scholiaste explique que
Il est intéressant de remarquer que c’est nous qui Socrate joue sur une expression courante, l’his-
choisissons notre génie (personnification de toire a péri, qui indiquerait que ces récits sont des
notre destinée). Nous sommes donc responsa- inventions. Ici, au contraire, Socrate affirmerait
bles de notre destin. que son récit parle de choses réelles. Un interprète
récent a proposé de donner à l’expression le sens
Précis grammatical suivant : cette histoire est arrivée à son terme et a
■ EMPLOI DE a[n : été racontée à des gens qui y ont prêté attention.
a[n est employé dans des principales ou leur équivalent L. Brisson pense que pour Platon, l’histoire (mu`qoı)
pour exprimer la condition : est un être vivant qu’il faut aider à aboutir.
– l. 13 et 15, ce sont des potentiels : l. 13, infinitif eujdaimonei`n
NB : les vainqueurs faisaient le tour de la piste
a[n dépendant de kindueuvei ; l. 15, a]n poreuvesqai
– l. 33, proposition au discours indirect (il dit que) pour pour recevoir les présents de leurs parents. Si
exprimer un irréel du passé : ta; aujta; a]n e[praxen, dont donc nous sommes vainqueurs dans le concours
la subordonnée serait le participe kai; prwvth lacou`sa pour le prix de la justice, nous étant acquis par
■ EMPLOI DE wJı : notre participation même l’amitié des hommes
– l. 3, introduit un infinitif eijpei`n, avec le même sens que et des dieux, notre collecte sera abondante
wJı e[poı eijpei`n : autant qu’il est possible de le dire (L. Robin).
– l. 16, introduit une interrogation indirecte : ijdei`n wJı
e}kastai aiJ yucai; hJ/rou`nto 1. Quelle forme d’immortalité Socrate envisage-
t-il ici pour l’âme ?
Pour Socrate, le voyage de mille années est celui
que fait toute âme chez Hadès avant de retrouver
19
une condition nouvelle. Cette immortalité de désincarnation se poursuit de vie en vie jusqu’à
l’âme suppose que le nombre d’âmes est constant. l’immatérialité parfaite. Il n’y a pas de science
Si nous comprenons que l’âme dans son état pur plus précieuse que celle qui nous permet de
est caractérisée par ses tendances orientées vers savoir quelle vie est préférable. Comment l’ac-
le divin, par sa parenté avec l’intelligible, nous quiert-on ? Par la philosophie. Elle seule nous
acceptons l’immortalité de l’âme, même si elle évite de choisir par impulsion aveugle ou par rou-
est composée de trois parties. Nous devons croire tine, elle seule nous donne le goût de la mesure
à une purification et une libération progressive, et le sens de la sagesse, elle seule nous permet de
une désincarnation qui se poursuit de vie en vie comprendre la supériorité de l’intelligence, des
jusqu’à l’immatérialité parfaite. biens de l’âme.
Le philosophe commence à se libérer des liens du 3. La leçon philosophique vous paraît-elle plus
corps en pratiquant la vertu et la justice. Cette efficace quand elle est donnée sous forme de
aspiration au divin va se poursuivre de corps en mythe ? Donnez vos arguments.
corps. Cette immortalité est difficile à concevoir ; il Platon distingue le récit (mu`qoı) et le discours argu-
n’y a ni résurrection des corps, ni image reconnais- mentatif (lovgoı), le discours véritable que va décou-
sable des corps, mais l’âme est un attelage ailé, vrir le mythe et le discours vrai du logos. Le mythe
sans cesse en mouvement, dirigé par son cocher parle de réalités dont il faut admettre l’existence
(Phèdre, 246 a - 249). Le cocher est la partie ration- mais dont il est impossible de donner une descrip-
nelle de l’âme (le nou`ı), le cheval blanc le qumovı, le tion satisfaisante, qui résulte d’une appréhension
cheval noir l’ejpiqumiva (la partie désirante). L’âme par les sens ou par l’intellect. C’est pourquoi il a uti-
circule à travers le ciel, venant y revêtir tantôt une lisé ce type de discours pour parler de l’âme, de l’au-
forme, tantôt une autre. On appelle mortel cet delà, du monde des idées, toutes notions que
ensemble de l’âme et d’un corps fixés ensemble ; l’intellect seul ne peut donner à comprendre.
quant au qualificatif d’immortel, il n’est aucun dis- Platon va inventer ses propres mythes : les
cours argumenté qui permette d’en rendre compte mythes eschatologiques, celui de l’attelage que
(246 e). On ne peut pas dire ce qui est mais on peut composent l’âme et le corps, l'allégorie de la
dire ce à quoi ressemble cette âme immortelle caverne (que nous évoquerons en lisant l’image
(nous pouvons voir une définition possible du qui ouvre la séquence suivante). Si Platon n’arrête
mythe en 246 a). Voilà pourquoi Socrate multiplie pas de nous dire que nous n’avons pas le droit de
ici les images du voyage, avec un paysage que des- prendre le récit mythique au pied de la lettre,
sinent un fleuve (potamovn, l. 3), une plaine, une comme dans les dernières pages du Phédon, il est
route d’en haut (th``ı a[nw oJdou`, l. 5-6), pour nous évident que les images que nous en retenons
permettre de nous représenter cette éternité. Ce nous aident à comprendre la pensée philoso-
sont les dieux qui nous récompenseront, comme phique. Pouvons-nous prétendre qu’il annonce,
sur terre les vainqueurs des jeux ramassent les ce faisant, la distinction que fait Pascal entre l’es-
prix. On comprend la cohérence de ces images à la prit de géométrie et l’esprit de finesse, et trouver
fin d’un dialogue qui a défini la justice en considé- ainsi la preuve qu’une partie de la compréhen-
rant une cité en train de naître (369 a). sion passe par le cœur ou l’imagination ? Platon
2. D’après ce texte et les textes précédents, quel avait la préoccupation de donner à la recherche
genre de vie Socrate nous invite-t-il à choisir ? de la vérité une rigueur de démonstration et de
Il faut comprendre la supériorité des biens de langage. Pourtant, son œuvre est nourrie de récits
l’âme et accepter l’excellence absolue de la jus- issus de la tradition ou inventés par lui.
tice pour choisir notre vie. La vie juste et droite En présentant le mythe du jugement des morts
est celle de l’homme qui cherche à s’affranchir pour expliquer la peur d’arriver dans l’au-delà en
des désirs de son corps pour répondre aux exi- état de faute (pour l’âme qui est lestée de multi-
gences de sa pensée raisonnante. Il faut chercher ples injustices, arriver chez Hadès est le dernier
à ressembler à la divinité, qui apprécie les efforts de tous les maux), Socrate annonce qu’il va
de l’homme voulant accéder à la vérité. Le sage raconter une histoire.
emprisonné dans son corps se libère progressive- « Écoute donc, comme on dit, une belle histoire.
ment et retrouve sa simplicité naturelle. Cette Toi, tu estimeras, j’en suis convaincu, que c’est
20
SÉQUENCE 1 L’HOMME ET L’AU-DELÀ
une fable (mu`qon), mais, selon moi, c’est une his- ■ EMPLOI DU SUBJONCTIF :
toire (lovgon), et c’est dans la pensée que ce sont – répétition dans le présent : l. 2 et 9
– expression du but après i{na : l. 7 (w\men) et 11 (pravttw-
des vérités que je te dirai ce que je vais te dire. »
men)
(Gorgias, 523 a). Voilà une définition des mythes :
6
ce sont des histoires qui forment un tout. Au
Le bonheur selon Aristote
TEXTE
moment où commence le mythe (dans La Répu-
blique comme dans le Gorgias), la discussion est ARISTOTE ➤ p. 29
épuisée, les concepts ont été mis au clair. Ils
concernent essentiellement la destinée de l’âme Traduction
et, d’une manière générale, l’histoire humaine.
Les mythes concernant la vie future sont naturel- Mais une vie de ce genre sera trop élevée pour la
lement liés – nous l’avons vu dans l’Odyssée – à condition humaine : car ce n’est pas en tant
une géographie fantastique, poétique, décrivant qu’homme qu’on vivra de cette façon, mais en
le royaume d’Hadès. Cette géographie prend une tant que quelque élément divin est présent en
place de plus en plus importante jusqu’à y inclure nous. Et autant cet élément est supérieur au com-
des relations entre l’histoire de l’âme et le sys- posé humain, autant son activité est elle-même
tème astronomique. L’univers est comme une supérieure à celle de l’autre sorte de vertu. Si donc
scène aux multiples dimensions où évoluent les l’intellect est quelque chose de divin par compa-
âmes des hommes et des dieux (Phèdre). Le méca- raison avec l’homme, la vie selon l’intellect est
nisme des choses est tel que l’âme est attirée également divine comparée à la vie humaine. Il
vers les lieux où elle doit subir son châtiment ou ne faut donc pas écouter ceux qui conseillent à
jouir de sa récompense (Lois, X). C’est que le l’homme, parce qu’il est homme, de borner sa
monde lui-même est un grand être vivant et pensée aux choses humaines, et mortel, aux
animé ; le Timée, qui a la forme d’un récit ou d’un choses mortelles, mais l’homme doit, dans la
mythe, raconte comment l’âme du monde a été mesure du possible, s’immortaliser, et tout faire
formée et s’est formée à elle-même. Cette astro- pour vivre selon la partie la plus noble qui est en
nomie religieuse a eu par la suite une influence lui ; car même si cette partie est petite par sa
considérable. Chez Plutarque, c’est le récit de masse, par sa puissance et sa valeur elle dépasse de
Thespesios qui présente ce royaume des morts beaucoup tout le reste. On peut même penser
dans un ciel animé. Plotin reprend lui aussi cette que chaque homme s’identifie avec cette partie
idée de l’univers comme une scène infinie. même, puisqu’elle est la partie fondamentale de
Ce mythe d’Er permet de comprendre à la fois son être, et la meilleure. Il serait alors étrange que
que nous sommes prédestinés par une vie anté- l’homme accordât la préférence non pas à la vie
rieure – nos choix sont fonction de ce que nous qui lui est propre, mais à la vie de quelque chose
avons vécu (et à ce moment-là, notre âme est d’autre que lui. Et ce que nous avons dit plus
celle de notre moi précédent) – et que nous haut s’appliquera également ici : ce qui est propre
sommes responsables des choix que nous fai- à chaque chose est par nature ce qu’il y a de plus
sons. Nous trouvons là un questionnement phi- excellent et de plus agréable pour cette chose. Et
losophique essentiel : liberté ou déterminisme ? pour l’homme, par suite, ce sera la vie selon l’in-
Pourrions-nous aller jusqu’à dire que nous sommes tellect, s’il est vrai que l’intellect est au plus haut
ce que nous choisissons de faire, établissant ainsi degré l’homme même. Cette vie-là est donc aussi
un lien audacieux entre les exigences de Socrate la plus heureuse.
Traduction de J. Tricot, © Vrin (1972).
et les interrogations de Sartre ?
21
soumis à la corruption, rien ne s’oppose à ce qu’il obtienne récompense et châtiment. Elle lutte
survive à la dissolution du composé humain (une contre un athlète toute sa vie ; une fois l’épreuve
âme et un corps). Quelle sorte d’immortalité lui terminée, c’est alors qu’elle reçoit son salaire.
reconnaître ? Il est difficile d’admettre qu’Aristote Mais les récompenses et les punitions qui lui
ait jamais cru à l’immortalité de la personne. viennent dans l’autre monde, alors qu’elle est
Peut-on penser qu’à la mort de l’individu l’intel- seule avec elle-même, en paiement de sa vie
lect va se perdre au sein de l’intellect universel et passée, nous laissent indifférents, nous autres les
divin dont il n’est qu’une parcelle ? vivants : nous n’y croyons pas, elles nous échap-
On peut, dans un deuxième temps, se rappeler pent. Au contraire celles qui s’exercent sur les
les propos de Platon qui expliquent comment enfants et la descendance, bien visibles aux yeux
l’homme, par l’exercice de ses facultés supé- des hommes d’ici-bas, détournent du mal et
rieures, participe à l’immortalité. « L’évasion c’est découragent bien des méchants. Il n’est pas de
de s’assimiler à Dieu dans le mesure du possible. » punition plus honteuse et plus cruelle que de voir
(Théétète, 176 b). On peut penser que le verbe pré- sa propre famille souffrir par sa faute ; et l’âme
sente une image qui garde sa part de mystère. d’un impie, d’un contempteur des lois, s’il lui
Elle frappe, reste en mémoire, mais demeure était donné de voir après sa mort non point ses
livrée à la discussion. statues ou ses trophées renversés, mais ses enfants,
2. Qu’est-ce qui fait la grandeur de l’homme, ses proches, sa race à lui en proie aux grandes
selon le philosophe ? calamités par sa faute, et payant à sa place, nul ne
Ce qui fait la grandeur de l’homme, c’est son âme. saurait lui persuader, même en lui offrant des
La fonction de l’âme est l’activité selon l’intellect. honneurs de Zeus, de revenir à son péché et à ses
À quelle condition l’homme peut-il être heureux ? débauches.
Quelle est la vertu, le mode d’être dans lequel Traduction de R. Klaerr et Y. Vernière, © Les Belles Lettres
(1974).
l’homme atteint l’excellence de son être propre ?
L’activité selon l’intellect, activité contemplative, Vers le commentaire ➤ p. 30
est de loin la plus sérieuse ; elle n’a d’autre fin
qu’elle-même et offre un plaisir qui lui est propre. 1. Quelles sont les récompenses et les punitions
posthumes qui doivent, selon Plutarque, inciter
Précis grammatical un homme à être juste de son vivant ? À quels
■ EMPLOI DE a[n : sentiments fait-il appel ?
– l. 1 : a]n ei[h, affirmation atténuée (il se pourrait qu’une Cf. le double mouvement de pensée expliqué
vie de ce genre…)
dans la première phrase du texte. Dans un pre-
– l. 1 : dovxeie d ja]n, affirmation atténuée
– l. 12 : givnoito a[n, potentiel dans la principale, suivie de mier temps, la constatation de l’injustice ici-bas
la subordonnée à l’optatif introduite par eij mh; aiJroi`to a changé la croyance à un au-delà neutre en
■ EXPRESSION DE LA CONDITION : matière de rétribution posthume. Dans un
– l. 12-13 : expression du potentiel avec l’optatif deuxième temps, cette rétribution devient une
– l. 4-5 : fait réel à l’indicatif (verbe sous-entendu ejstiv) preuve morale à l’appui de la survie. Les rétribu-
– l. 9-11 : fait réel à l’indicatif (verbes ejsti et uJperevcei) tions posthumes ne sont pas connues des
vivants. Celles qui peuvent frapper les descen-
7
Pouvons-nous penser dants devraient faire appel au sens de l’honneur
TEXTE
22
SÉQUENCE 1 L’HOMME ET L’AU-DELÀ
quelles les dieux ne renoncent jamais. C’est ce immense, les vainqueurs, qu’on appelait les
qu’ont rapporté les tragédies grecques. « olympioniques », avançaient à l’appel de leur
2. Que pensez-vous de la comparaison de l’âme nom pour recevoir leur prix : une simple cou-
avec un athlète (l. 5-7) ? Justifiez-la par ce que ronne d’olivier sauvage. Ces couronnes étaient
vous savez de la vie des athlètes en Grèce (com- disposées sur une somptueuse table à of-
pétition, célébrité, honneur). frandes.
Cette comparaison s’explique par l'idée que la Une victoire remportée à un grand concours
vie est effort, combat et que les hommes comme valait au vainqueur beaucoup d’avantages, d’ar-
les dieux peuvent reconnaître les mérites de gent et de satisfactions d’amour-propre. Il faisait
ceux qui se sont surpassés aux jeux ou dans le son entrée dans sa ville natale par une brèche
combat de la vie. On comprend cette idée d’une faite à travers la muraille, vêtu d’un manteau de
justice divine qui rémunère la vertu qu’elle pourpre, entouré d’un cortège d’amis et monté
reconnaît. Cette idée se trouve déjà exprimée sur un char attelé de quatre chevaux blancs. Le
dans les textes de Platon lorsqu’il nous montre jour de son entrée, il y avait fête dans la ville, où
qu’on peut de la même manière déchiffrer les l’on organisait festins, chants et sacrifices. Le
principes d’une cité harmonieuse et l’équilibre vainqueur se voyait dédier des inscriptions, élever
de l’âme. Dans les jeux, la compétition est rude, des statues ; on composait pour lui des poèmes
les enjeux sont grands, la célébrité exemplaire ; célébrant sa victoire (des « épinicies ») ; il était
le combat d’une vie pour la vertu a la même gra- exempté de certaines charges. À Athènes, on lui
vité. donnait cinq cents drachmes de gratification s’il
Les athlètes commençaient de très bonne heure était vainqueur aux jeux olympiques, cent pour
à s’exercer au métier : dès l’âge de douze ans, en une victoire aux autres concours. On garde en
effet, on pouvait concourir à certaines luttes dans mémoire le nom d'athlètes extraordinaires, dont
les grands jeux de la Grèce. L’athlète pouvait le plus fameux est Milon de Crotone. Leur célé-
passer sa journée entière à se préparer à la lutte, brité leur donne une forme d’immortalité.
soit par des exercices physiques, soit en suivant Le vainqueur aux jeux apparaît comme le favori
un certain régime. On sait par les traités hippo- des dieux autant que comme un individu doué
cratiques que les athlètes étaient soumis à une de qualités physiques exceptionnelles. Aux yeux
diète stricte ; en particulier, les athlètes « lourds » des Grecs, il n’y a pas d’honneur plus grand que la
(boxe, lutte, pancrace) étaient soumis à un régime couronne olympique, remportée devant la Grèce
carné poussé à l’extrême et devaient ingérer assemblée dans le sanctuaire du plus grand des
toutes sortes de viandes. L’importance de cette dieux, Zeus olympien. Ainsi, le désir de gloire, l’or-
préparation était telle qu’il y avait des traités gueil national et la piété sincère envers le dieu
spéciaux qui lui étaient consacrés, des sortes de donnaient-ils tout leur sens aux efforts des ath-
manuels de l’athlète, par exemple le manuel de lètes.
Théon et de Typhon, le plus estimé de tous. Les 3. Trouvez des exemples de familles tragiques où
athlètes avaient différents procédés pour déve- les descendants sont punis pour les fautes de
lopper leurs forces ou leur degré de résistance à leurs aïeux.
la douleur : ils soulevaient des haltères, se sou- On peut attendre des réponses sur les Atrides.
mettaient à la flagellation, s’habituaient à retenir L’impiété de Tantale, qui défia les dieux en leur
leur souffle, se faisaient frictionner d’une façon volant le nectar et l’ambroisie, puis en leur offrant
intense et continue. Il ne suffisait pas de en un banquet infâme le corps de Pélops servi en
s’entraîner ; on pratiquait une forme de sélec- ragoût, inaugure les malheurs de cette famille.
tion. Par exemple, l’entraînement se faisait à Élis Tantale subit le supplice de la faim et de la soif
pendant les quatre semaines qui précédaient les éternelles. Son fils Pélops a été sauvé par Zeus,
jeux olympiques ; on sélectionnait ensuite les mais sa vie va être aussi marquée par le crime : il
meilleurs. tue son beau-père Œnomaos pour pouvoir
Après la fin des jeux, qui duraient cinq jours, la conquérir et épouser Hippodamie. Ses deux fils
dernière journée était consacrée à la distribution Atrée et Thyeste se disputent le pouvoir ; Atrée
des récompenses. En présence d’une foule simule une réconciliation et sert à son frère un
23
ragoût composé de ses neveux qu’il a tués. Atrée l’âme reprend pleinement son éclat lumineux et
est tué à son tour par Égisthe, fils de Thyeste, qui sa teinte uniforme. Mais aussi longtemps qu’elles
participera à l’assassinat d’Agamemnon par Cly- subsistent, il se produit des retours de passion,
temnestre. Cannibalisme, meurtres, viols et accompagnés de palpitations et de soubresauts
incestes se succèdent dans ces familles : hérédité imperceptibles et vite éteints chez certaines âmes,
de tempérament ou châtiment divin ? Il faut lire tenaces et fougueux chez d’autres.
les tragédies. Les innocents sont sacrifiés comme Traduction de R. Klaerr et Y. Vernière, © Les Belles Lettres
(1974).
Iphigénie. Électre et Oreste tuent leur mère Cly-
temnestre. Peut-on croire à l’innocence d’Oreste ?
Que peut-on penser de son acquittement par
Vers le commentaire ➤ p. 31
l’Aréopage, qui met ainsi un terme à cette chaîne Thespesios, le débauché qui ne recula devant
de malédictions divines ? aucun acte déshonorant pourvu qu’il lui apporte
On évoquera aussi les Labdacides de la légende jouissance et gain, avait appris par un oracle divin
thébaine : Labdacos et son fils Laïos, qui, parce (auquel il demandait s’il finirait ses jours dans un
qu’il avait violé les lois de l’hospitalité en enle- bonheur plus grand) qu’il serait plus heureux
vant le fils de son hôte Pélops, ne devait pas encore après être mort. En un sens, c’est à peu
engendrer un fils parricide. Œdipe a tué son père près de cette façon que les choses se passèrent.
et épousé sa mère, réalisant ainsi l’oracle Au moment où on allait l’ensevelir (le troisième
d’Apollon. Ses deux fils Étéocle et Polynice se sont jour de son apparente mort), il revint à la vie. Il
entretués. Antigone meurt pour avoir opposé à la effectua un revirement incroyable dans son mode
loi de la Cité celle de la piété familiale. de vie : scrupuleux dans ses engagements, pieux,
Peut-on, enfin, demander aux élèves de penser à plus sûr à ses amis. À ceux qui voulaient savoir la
Phèdre punie après sa mère Pasiphaé, parce cause de cette conversion, il expliqua son expé-
qu’elle descend du Soleil, qui révéla aux dieux les rience. Monté aux enfers célestes, son âme
coupables ébats d’Aphrodite et d’Arès ? emportée sur une lumière immense s’était élevée
dans l’air dans un tourbillon formé de toutes les
Précis grammatical âmes. Il comprit qu’il était arrivé au ciel par un
■ EMPLOI DE a[n : décret spécial des dieux (alors qu’il n’était pas
– avec le subjonctif aoriste dans une subordonnée tem- mort) avec la partie pensante de son âme ; il avait
porelle pour marquer la répétition dans le présent : o{tan
laissé le reste dans son corps comme une ancre.
diagwnivshtai (l. 5-6)
– avec l’optatif d’affirmation atténuée : oujdei;~ a]n Plutarque ne peut plus parler du royaume sou-
ajnapeivseien (l. 17-18) terrain d’Hadès. La cosmologie nouvelle suppose
8
une théologie compatible. Il est d’ailleurs normal
que l’âme formée d’un souffle de feu soit attirée
La couleur des âmes, reflet
TEXTE
24
SÉQUENCE 1 L’HOMME ET L’AU-DELÀ
l’imagination poétique née d’une systématisa- sang ont une couleur en commun sous-entendue
tion d’expressions populaires : le colérique « voit et évidente ; elle suggère le rouge du sang versé.
rouge », le misanthrope (atrabilaire) a « l’âme L’incertitude du glauvkinoı – entre le vert, le bleu
noire », le bilieux est vert. Si ces couleurs expri- et le gris – renvoie-t-elle au dieu marin évoqué
ment un bouleversement de l’esprit et du corps par Platon, Glaucos, dont on a du mal à retrouver
de l’homme vivant, elles peuvent, par un élargis- la figure primitive ? À la couleur des yeux de ser-
sement de la théorie des humeurs, se prolonger pents ? Lucien nous dit que c’est une couleur
dans l’âme du mort. Dans le texte, les couleurs peu goûtée des hommes (cf. Dialogue des courti-
sont bigarrées parce qu’elles sont l’expression sanes, 2, 1 : « des yeux de cette couleur et qui lou-
d’un déséquilibre des humeurs de ceux qui sont chent de plus sont un vrai sujet de moquerie »).
méchants (hJ mocqhriva). Le jugement moral est L’âme noire de la malveillance (kakovnoia) a des
présent dans la correspondance entre les cou- reflets violets mais on voit bien que l’encre de
leurs et les fautes. Le texte donne à voir (hypoty- seiche (aiJ shpivai) laisse supposer qu'on dissi-
pose introduite par le verbe introducteur o{ra) les mule quelque chose de secret et de malsain
passions mauvaises. La bassesse et la cupidité se (u{pouloı), comme l’infection qui demeure sous
cachent dans l’ombre (moins une couleur qu’une une apparence de santé. Le lexique suggère plus
impression de quelque chose qu’on distingue à qu’il ne nomme (cf. la définition de l’écriture
peine, ou alors un blanc sale qu’on ne peut poétique chez Mallarmé : nommer supprime
définir). La cruauté qui fait couler le sang se tra- une part de la jouissance).
duit en un rouge qui se détache bien. L’intempé- 3. Quel lien faites-vous entre le symbolisme des
rance semble verte (humeur bilieuse ?). La couleurs de l’âme et la théorie des humeurs
malveillance est noire comme celui qui a le ➤ TEXTE 3, p. 64 ?
monde en détestation. On voit le symbolisme Nous découvrons quatre couleurs et avons envie
naître d’une correspondance qu’on nous laisse la de retrouver les quatre humeurs d’Hippocrate et
liberté de trouver. les couleurs correspondantes. Mais le blanc est
Après avoir subi leur peine, les coupables se sale, le jaune vire au vert, le noir est presque
débarrassent de leurs mauvais sentiments au violet, le rouge seul est franc, à présent, dans le
moyen de supplices et de souffrances « qui en sang et le feu. Comment interpréter ? Les cou-
violence et en atrocité surpassent les tortures leurs se mêlent parce que ces passions produi-
charnelles ». Ils doivent expulser de leur âme les sent une pathologie de l’âme qui, dans son
cicatrices et les meurtrissures, marques des pas- dérèglement, voit le déséquilibre des humeurs
sions, au prix, pour certains, de châtiments réi- colorer les âmes de couleurs à la fois violentes et
térés. incertaines, chargées des connotations morales
2. Relevez le vocabulaire désignant les couleurs qui sont celles de leurs défauts.
9
et analysez-en les nuances.
Le texte est construit sur cette idée d’un mélange Nous ne devons pas
TEXTE
26
SÉQUENCE 1 L’HOMME ET L’AU-DELÀ
10
rôle qui leur est distribué et le jouant, en respec-
TEXTE Les âmes dans le poème tant certes le texte qui leur est donné, mais en
de l’univers PLOTIN ➤ p. 33 choisissant le lieu où ils vont l’ interpréter. Les
lignes 9 et 10 les posent comme autonomes
Vers le commentaire ➤ p. 33 (kurivou), capables d’aller en toutes sortes de lieux
(dunavmew~ ou[sh~ meivzono~). Le texte dit à la fois
1. Relevez les deux images autour desquelles
la liberté de l’homme et sa dépendance de celui
s’organise le texte. Que veut démontrer Plotin
qui lui donne à jouer son rôle d’homme. Cette
grâce à elles ?
image du poème du monde (considéré comme
Deux images organisent le texte : la représenta-
un tout, to; pa`n poivhma, puis ejn tw`/ o{lw/) permet
tion théâtrale (tou` dravmatoı, l. 1) et les accords
de donner à la création les caractères d’ordre d’un
harmonieux (de la lyre et de la voix) à partir de la
dessein raisonné (oJ tou` panto;ı lovgoı, l. 12) qui
ligne 11 (sumfwnei`n).
permet de comprendre un univers où c’est de
Au premier groupe appartient l’ensemble des
l’harmonie des contraires que naissent la beauté
termes qui caractérisent l’acteur (uJpokrithvı), le
et l’ordre.
texte à jouer (uJpovkrisiı : la représentation), les
répliques à prononcer (uJpokrivnomai) ; le rôle (to; Précis grammatical
mevroı) est attribué par le poète dès l’entrée en ■ PARTICIPES PRÉSENTS :
scène (ei[sodoı). On évoque aussi le lieu de la – actif : poiou`ntoı, ou[shı, aJrmovzontoı, proshvkonta
représentation (tovpoı, skhnhv) et la prise de parole – moyen : uJpokrinomevnoiı, ejnarmozomevnou, fqeggovmenoı
des acteurs. – passif : tattomevnhı
C’est sur cette idée que le lien se fait avec ■ PARTICIPES AORISTE :
la deuxième image : le jeu des voix différentes – actif : eijselqou`sa, labou`sa
– moyen : poihsamevnh, eijsenegkamevnh
doit se penser dans un ensemble harmonieux
– passif : suntacqei`sa
(aJrmovzw, ejnarmovzw). La même racine suggère la
■ PARTICIPE FUTUR :
mise en place des acteurs (suntavttw, l. 4, et moyen : dexomevnoiı
tavttw, l. 14) et l’accord des cordes de la lyre. C’est
enfin le verbe fqevggomai qui exprime les sons de On peut faire travailler la syntaxe du participe.
la lyre et la voix de l’acteur dans l’harmonie géné- Faire remarquer aux élèves ses différentes valeurs
rale de l’univers, thème central de cette vision de en distinguant les participes substantivés (avec
Plotin. Le monde est bien organisé (to; prevpon un article, donc) équivalant à une relative déter-
kai; to; kalovn). La beauté est la caractéristique de minative (l. 6 : les rôles qui vont recevoir leur
l’univers dans sa totalité : le mal ne détruit pas la interprétation), les génitifs absolus équivalant à
beauté du monde, il la souligne. C’est là ce que des propositions circonstancielles (l. 11 : puisque
veut démontrer Plotin. L’univers est organisé chaque lieu est en harmonie), les participes en
comme une belle représentation théâtrale où se apposition (l. 1 : l’âme qui entre et se fait person-
répondent harmonieusement des voix diffé- nage de la pièce).
rentes. Les bons et les méchants y trouvent leur
11
place.
La mort n’est rien
TEXTE
27
l’immortalité. Car il n’y a rien de redoutable 1. Quelle définition Épicure donne-t-il de la
dans la vie pour qui a vraiment compris qu’il n’y mort (l. 2-3) ? Comparez cette définition à celle
a rien de redoutable dans la non-vie. Sot est de Plotin ➤ TEXTE 9.
celui qui dit craindre la mort, non parce qu’il La définition est construite sur un syllogisme
souffrira lorsqu’elle sera là, mais parce qu’il posé, dans les deux premières lignes, par ejpeiv,
souffre de ce qu’elle doit arriver. Car ce dont la dev, o{qen. Cette construction logique fonde la
présence ne nous cause aucun trouble, à l’at- démonstration.
tendre fait souffrir pour rien. Ainsi le plus terri- La mort est privation de la sensation. Le texte de
fiant des maux, la mort, n’est rien par rapport à Plotin expliquait que la mort étant séparation de
nous, puisque, quand nous sommes, la mort l’âme avec le corps, nous n’avons rien à redouter.
n’est pas là, et quand la mort est là, nous ne L’âme survit, heureuse de se fondre dans l’intelli-
sommes plus. Elle n’est donc en rapport ni avec gible, le divin. Le texte d’Épicure explique que la
les vivants ni avec les morts, puisque pour les mort n’est rien et qu’il n’y a aucune raison de
uns, elle n’est pas, et que les autres ne sont croire qu’existe autre chose que nous pouvons
plus. sentir tant que nous sommes en vie. Face à l’idéa-
Traduction de M. Conche, in Épicure : lettres et maximes, lisme de Plotin, Épicure sous-entend que tout est
© PUF (1990).
matière, y compris l’âme. La sensation est alors le
seul guide de la connaissance et de la morale
Vers le commentaire ➤ p. 34 (lorsqu’on dit que le bien et le mal résident dans
« C’est une même étude que celle de bien vivre et la sensation, on peut parler de sensualisme). On
de bien mourir » (Épicure, Lettre à Ménécée, 126). ne peut pas croire que la conscience existe sans
Bien mourir, c’est mourir sans crainte ; bien vivre, la sensation, la mort que nous ne pouvons
c’est vivre sans crainte. Il faut se purifier de la éprouver n’existe pas.
crainte qui est véritablement impureté et souf- 2. De quels sentiments l’auteur veut-il délivrer
france. Cela se peut en comprenant ce qu’est la l’homme ? Quelle formule vous paraît la plus
mort. Pourquoi la redoutons-nous ? Que craignons- percutante ?
nous ? Épicure analyse les craintes des hommes : Le philosophe veut délivrer l’homme de la crainte
– Après avoir lu Homère, on craint le sort des de la mort et du désir d’immortalité qui la sous-
ombres et des âmes mortes qui mènent une vie tend et l’empêche de comprendre la joie qui peut
inerte et morne. Pourtant la mort n’est rien, mais être celle d’une vie bien menée dans le temps qui
vivre est tout. Il ne faut pas se laisser mener par est le nôtre. La formule la plus percutante est
le pessimisme du poète. peut-être celle de la ligne 12 (quand nous sommes
– On redoute le châtiment dans l’Hadès. Mais les la mort n’est pas là, et quand la mort est là nous
enfers ne sont que des fictions de poètes ; les ne sommes plus). Nous perdons notre temps et
châtiments qu’ils rapportent sont en cette vie. notre vie à espérer une durée de vie autre que
– On craint d’être privé des joies de la vie. Le sage, celle qui nous est donnée. Nous projetant dans le
en mourant, n’éprouve pas un sentiment de pri- futur de notre mort, futur que nous ne vivrons
vation car, une fois le bonheur atteint, la durée pas, nous ne vivons pas notre présent. Craignant
devient indifférente. la mort, nous manquons la vie.
– Nous craignons la mort parce que nous vou- 3. Relevez le jeu des antithèses dans la deuxième
drions vivre toujours. Le désir d’immortalité partie du texte (l. 9 à 15). Vous paraissent-elles
vient du fait que l’insensé (a[f rwn) ne sait pas n’avoir qu’un rôle rhétorique ou contribuent-
être content, coïncider avec lui-même. « Chacun elles efficacement à la démonstration ?
quitte la vie comme s’il venait juste de vivre » Les termes opposent le présent au futur, la réalité
(Sentence vaticane, 60), sans avoir rien appris de nos sensations aux fantasmes de la mort future.
de l’art du bonheur. La durée de vie n’ajoute La logique montre l’absurdité (mavtaioı) de cette
rien au bonheur ni de l’insensé ni du sage. Si on crainte de la mort dont nous parlons sans jamais
apprend à bien vivre, on ne peut avoir peur de en avoir fait l’expérience. Le verbe qui marque le
la mort. poids de ce qui peine ou afflige est répété au présent
28
SÉQUENCE 1 L’HOMME ET L’AU-DELÀ
12
comme au futur (lupei`n). On a l’impression qu’il
contamine la vie et nous empêche de vivre dans le La mort n’est pas
TEXTE
présent. La mort fait souffrir à chaque instant (un
présent, lupei`) quand elle n’est que futur (mevllwn), à redouter ÉPICTÈTE ➤ p. 35
mais ne peut faire souffrir à l’instant même de la
mort, instant où nous perdons toute sensation.
Traduction
Ces antonymes sont intéressants à regarder. On Quand il ne fournit plus le nécessaire, c’est qu’il
oppose : sonne la retraite ; il a ouvert la porte et te dit :
– luphvsei et lupei : le présent et le futur. On « Va ». Où cela ? Vers rien de terrible, mais vers ce
craint un futur inexistant par essence, qui gâche dont tu es sorti, vers des êtres qui te sont amis et
un présent ; familiers, vers les éléments. Tout ce qu’il y a en toi
– parwvn, mevllwn et parovn, prosdokwvmenon : le de feu retournera au feu, tout ce qu’il y a de terre
présent opposé au futur, le présent opposé à ce retournera à la terre, tout ce qu’il y a d’air retour-
qui n’est qu’invention subjective (ce à quoi on nera à l’air, tout ce qu’il y a d’eau retournera à
s’attend) ; l’eau. Il n’y a ni Hadès, ni Achéron, ni Cocyte, ni
– o{tan hJmei`ı w\men et oJ qavnatoı ouj pavresti : les Pyriphlégéthon ; mais tout est plein de dieux et de
deux protagonistes (les hommes dans leur démons1. Quiconque sait réfléchir à tout cela
ensemble et la mort) et ce verbe être qui dit la contemple le soleil, la lune, les astres, jouit de la
présence, la réalité de l’existence ; terre et de la mer, n’est pas plus isolé qu’il n’est
– parh`/ et ejsmevn, avec un beau chiasme qui met privé de secours.
la mort au centre de la phrase mais l’encadre avec – Mais quoi ! Si l’on vient à m’attaquer quand je
le verbe eijmiv qui dit la réalité et la certitude de serai seul et si l’on m’égorge ?
l’existence humaine. – Insensé, ce n’est pas toi qu’on égorgera mais ton
Dernière opposition : celle des vivants et des pauvre corps. Quelle sorte d’isolement subsiste
morts (zw`ntaı et teteleuthkovtaı), qui ne sont donc encore, quel abandon ? Pourquoi nous
ni les uns ni les autres concernés par la mort. Le rendre inférieurs aux petits enfants ? Quand on
verbe être qui termine le texte réaffirme une der- les laisse seuls, que font-ils ? Ils ramassent des
nière fois la réalité de l’existence humaine, des coquilles et de la terre, font une construction
réalités factuelles à opposer aux craintes que quelconque, puis ils la renversent et de nouveau
nous créons sans fondement logique. en font une autre. Ainsi ne sont-ils jamais embar-
La simplicité des antithèses des lignes 11 à 14 rassés pour passer leur temps. Et moi, alors, si
semble logiquement montrer ce qu’a d’absurde, vous autres vous vous embarrassez, vais-je rester
de contraire à une logique du raisonnement la assis à pleurer parce qu’on m’a laissé seul et que je
crainte de la mort. L’efficacité rhétorique se me retrouve isolé ? Ainsi je n’aurai pas à ma dis-
double de la simplicité des termes : nous redou- position des coquilles, de la terre ? Et tandis que
tons quelque chose qui n’existe pas. Le verbe leur simplicité les fait agir, eux, de la sorte, notre
pavresti doublé du participe qui dit le présent sagesse à nous peut-elle nous rendre malheureux ?
(to; parovn) permet de comprendre que l’impor- Tout grand pouvoir est périlleux pour celui qui
tant est ce présent qui existe, et non ce futur débute. Il faut donc supporter les choses de ce
indéfini et irréel dont nous parlons. genre suivant sa capacité.
Traduction de J. Souilhé, © Les Belles Lettres (1948).
Précis grammatical
■ PARTICIPES, APPOSÉS ET SUBSTANTIVÉS (3 OCCURRENCES) Vers le commentaire ➤ p. 35
– présent :
Les Entretiens d’Épictète, dont on trouve parfois
actif : prostiqei`sa, parwvn, mevllwn, parovn, tou;ı zw`ntaı
(participe substantivé équivalant à une relative détermi- qu’ils sont aussi toniques et vivants que les
native : ceux qui…) propos de Socrate, ont souvent une simplicité
moyen : prosdokwvmenon apparente, une tonalité bon enfant qui n’em-
– aoriste moyen : ajfelomevnh pêche pas le sérieux de la réflexion. Le dialogue
– parfait : tw`/ kateilhfovti et tou;;ı teteleukovtaı (parti-
cipes substantivés)
1. Citation de Thalès.
29
se passe ici entre deux voix : une voix de disciple La sérénité du texte qui dit une communauté de
qui redoute la mort comme s’il se sentait aban- l’univers entier devrait nous permettre de com-
donné par Dieu qui a veillé sur lui tout au cours prendre que nous ne sommes jamais isolés de l’être
de sa vie, et la voix du maître qui le raisonne. La du monde. En retrouvant notre esprit d’enfant, nous
langue est la koinhv populaire (ce qui expliquerait devrions éviter le découragement et la peur.
la fréquence des diminutifs propres au langage L’image de l’enfant qui s’occupe et ne se sent
populaire). jamais abandonné est sereine. L’enfant qui joue
1. Qu’est-ce que la mort, selon Épictète ? Com- seul fait l’expérience de l’aujtavrkeia. Nous
parez sa conception à celle de Platon ➤ TEXTES 2 à devrions retrouver cette sérénité que nous avons
5 et de Plotin ➤ TEXTES 9 et 10. connue enfant : elle nous est naturelle et la
La mort est annoncée par la volonté de Dieu qui sagesse est justement d’accepter l’ordre de la
s’est occupé de l’homme toute sa vie. L’idée de nature dans laquelle nous vivons.
Dieu chez Épictète est celle d’un Dieu personnel 3. Repérez les allusions implicites, d’une part aux
auquel l’homme est intimement uni, qui veille quatre éléments d’Empédocle (l. 4-5), d’autre
très spécialement sur lui par sa Providence. S’il part aux mythes platoniciens (l. 6-8). Quel ton
sonne la retraite, c’est que la campagne militaire donnent-elles au passage ?
est terminée. La mort est présentée comme le Les quatre éléments d’Empédocle (➤ le texte des
retour aux origines que sont les éléments qui ont prolongements) sont présentés ici parfois à travers
composé l’homme. L’idée d’une séparation de leurs diminutifs : la terre (ghv/dion), l’eau (uJdavtion),
l’âme et du corps, présente chez Platon en même le feu (pu`r), l’air (pneumavtion).
temps que l’immortalité de l’âme à la recherche Rappelons-nous le rapport qu’Hippocrate établit
de sa pureté, n’existe pas chez Épictète. Il n’est entre les humeurs et les éléments : la bile jaune
pas question de châtiment ou de récompense et le feu, la bile noire et la terre, le phlegme et
dans l’au-delà. Il n’est jamais question de survie l’eau, le sang et l’air.
personnelle. La dimension spirituelle d’une âme Les mythes platoniciens et la géographie des
qui aspire à se fondre dans le divin, l’intelligible enfers, présentés dans le Gorgias, le Phédon, et La
(comme chez Plotin ➤ TEXTE 9), est étrangère au République en même temps que le jugement et
texte d’Épictète. La vision poétique d’un univers l’immortalité des âmes, sont rejetés au profit
beau parce que construit sur l’harmonie des d’un univers vivant et divin sans qu’on ait besoin
contraires (➤ TEXTE 10) n’existe pas ici. La beauté de raconter d’histoire (sens du mot « mythe »).
est celle de l’univers physique dans sa beauté qui Nous avons l’impression que la poésie des mythes
accueille l’homme en son sein. La vie consiste à est mensonge et que les données de la physique
savoir jouir (ajpolauvw, l. 10) de ce qui nous est et de la science médicale s’accordent sur une
offert. C’est dans cette participation aux richesses vérité que traduit une poésie de l’enchantement
de l’univers que l’homme peut comprendre qu’il devant la beauté de ce monde qui nous englobe
appartient à ce vaste univers aussi bien quand il et nous fait participer à une communauté d’élé-
vit qu’après sa mort. La dimension de survie per- ments nous composant tous. La simplicité du ton
sonnelle n’existe pas : tout homme est une part du passage se double de cette évidence rassu-
de ce tout qu’est le monde. rante : nous sommes faits de la matière même de
2. Pourquoi ne faut-il pas craindre la mort ? ce monde que nous comprenons parce qu’il nous
Relevez les arguments d’Épictète ; vous parais- est familier. Les mythes peuvent nous faire peur ;
sent-ils efficaces ? la vérité est simple et rassurante.
Si le signal de la mort est donné par Dieu et qu’il
Précis grammatical
faut lui obéir, il nous faut comprendre ce qu’elle
est ; le maître va l’expliquer au disciple : ■ RÉPÉTITION DANS LE PRÉSENT :
l. 1 et 14 : o{tan parevch/, o{tan ajpoleifqh`/ (subordonnées
– La mort est retour aux origines (o{qen ejgevnou, l. 3). temporelles)
– Il ne faut pas craindre la mort du corps.
■ EMPLOI DE a]n :
– Tous les êtres, tous les éléments nous sont amis l. 11 et 17 : a]n ajposfavxh//, a]n pleuvshte (subordonnées in-
et familiers (fivla kai; suggenh`, l. 3). troduisant une éventualité introduite par ejavn)
30
SÉQUENCE 2 FIGURES DE PHILOSOPHES
31
donne à Diogène une sérénité intemporelle qui THÉODORE. – Si fait ! Je comprends et tu dis la
met en évidence l’universalité de la dimension vérité !
spirituelle propre aux figures philosophiques. SOCRATE. – Eh bien donc ! Oui mon cher,
Le second tableau place le philosophe dans un l’homme qui dans ses relations privées avec
monde plus classiquement reconnaissable avec chacun est ainsi fait, l’est également, c’est bien ce
ses éléments architecturaux. Un mur sépare le que je disais au commencement, dans la vie
monde futile des femmes souriantes, toutes en publique, quand, au tribunal ou quelque part
couleurs vives, au soleil sous des ombrelles japo- ailleurs, il a été forcé de parler sur les choses qui
nisantes, du philosophe à l’ombre dans sa jarre sont à ses pieds et de celles qui sont sous ses yeux,
(ou pivqoı). Il est là avec un rouleau à la main, son prêtant à rire non seulement à des filles de Thrace,
manteau et sa lanterne. Des oignons composent mais à n’importe quelle foule, parce que son inex-
son repas frugal ; il a sur la figure une expression périence le fait tomber dans des puits et dans
peu amène qui excite la curiosité féminine. Le toutes sortes de difficultés sans issue. La terrible
tableau offre tout le pittoresque anecdotique qui incongruité de son attitude lui vaut d’être pris
permet d’identifier Diogène. pour un être stupide. Car, lorsqu’on se met à l’in-
Au contraire, le tableau japonais a une dimension sulter, d’insulte individuelle, il n’en a aucune à sa
universelle qui suggère ce qu’a d’absolu la médi- disposition contre personne, en tant que sur per-
tation philosophique. sonne il ne sait rien de mal : ce qui vient de son
manque de pratique ; ainsi empêtré, il est visible-
ment ridicule. Est-ce dans l’éloge qu’on se lance
1
THALÈS
et dans ce qui est pour les gens motif à se ren-
Le philosophe, un étranger
TEXTE
32
SÉQUENCE 2 FIGURES DE PHILOSOPHES
devient pas philosophe, on naît ainsi) : déso- hommes qui lui sont proches (to;n toiou'ton oJ me;n
rientés, incapables de se retrouver dans les lieux plhsivon kai; oJ geivtwn levlhqen, l. 26-27), tandis
les plus simples (ou|toi dev pou ejk nevwn prw'ton qu’il se perd en recherches métaphysiques pour
me;n eij" ajgora;n oujk i[sasi th;n oJdovn, l. 1) ; il est cerner le concept d’homme (tiv dev pot∆ ejsti;n
amusant de garder le sens propre d’ ajgorav, sans a[nqrwpo" kai; tiv th/' toiauvth/ fuvsei proshvkei
l’interpréter comme le lieu de l’Assemblée du diavforon tw'n a[llwn poiei'n h] pavscein, zhtei' te
peuple (la Pnyx), parce que cela montre un philo- kai; pravgmat∆ e[cei diereunwvmeno", l. 27-30).
sophe excessivement déconnecté de la vie de L’image de la chute dans le puits (l. 21) va être tex-
tous les jours. Son absence au monde se marque tuellement reprise au sens figuré au milieu d’un
par l’image d’une présence simplement physique paragraphe consacré à cette incapacité du philo-
(tw/' o[nti to; sw'ma movnon ejn th/' povlei kei'tai sophe d’être présent dans la vie de la cité. La
aujtou' kai; ejpidhmei', l. 12). Il est distrait, semble phrase gevlwta parevcei ouj movnon Qra/vttai"
ailleurs. Il ne comprend rien à rien : l’énumération ajlla; kai; tw/' a[llw/ o[clw/, eij" frevatav te kai;
hyperbolique des lignes 1 à 18 accumule toutes pa'san ajporivan ejmpivptwn uJpo; ajpeiriva" (l. 35-37)
les ignorances possibles. Il n’a pas conscience de construit l’amplification. De la jeune fille, on
tout ce qui constitue la vie d’un jeune homme passe à l’ensemble des citoyens, d’un épisode
(même les distractions traditionnelles, suvnodoi isolé à une vision du philosophe inadapté à la vie
kai; dei'pna kai; su;n aujlhtrivsi kw'moi, l. 5-6), puis en société. Les derniers mots du texte reprennent
celle d’un citoyen. Les comparaisons ajoutent à en la complétant l’idée de la jeune servante
l’amusement : lignes 9-10, on le dit ignorer ce qui thrace (ta; d∆ e[mprosqen aujtou' kai; para; povda"
se passe dans la cité plus que le volume d’eau lanqavnoi aujtovn, l. 23-24 ; ta; d∆ ejn posi;n ajgnow'n
que contient la mer infinie (oiJ th'" qalavtth" te kai; ejn eJkavstoi" ajporw`n, l. 48-49).
legovmenoi coveı). Citer Pindare permet de sug- 3. Quels sont les reproches adressés aux
gérer par l’image du vol (pevtetai, l. 14) l’élévation philosophes ?
de l’âme qui s’occupe de métaphysique, de géo- Sur le mode humoristique, le premier paragraphe
métrie, d’astronomie mais néglige ce qui est ter- détaille une ignorance fondamentale des philo-
restre et humain (l. 14 à 18) en refusant de sophes dès leur jeunesse, reprise par les mêmes
s’abaisser (eij" tw'n ejggu;" oujde;n auJth;n sugka- verbes à la ligne 2 (oujk i[sasi) et à la ligne 10
qiei'sa). (tau'ta pavnt∆ oujd∆ o{ti oujk oi\den, oi\den). Le
On rit de ces hommes étranges : taujto;n de; ajrkei' second verbe montre que c’est même une inca-
skw'mma (l. 24), le substantif skw'mma reprenant le pacité à voir (emploi du verbe levlhqen, l. 9), tant
verbe railler de la ligne 22 (ajposkw'yai). Le rire est leur esprit est au-dessus des réalités terrestres et
posé franchement à la ligne 35 (gevlwta parevcei), humaines. On comprend que la fin du texte
puis lié à son embarras : ajporw'n ou\n geloi'o" puisse parler de leur orgueil, de leur arrogance
faivnetai (l. 40-41). La conclusion du texte, avec (ta; me;n uJperhfavnw" e[cwn, l. 48).
l’ajout du préverbe, insiste sur la dérision : oJ Les reproches peuvent se classer ainsi :
toiou'to" uJpo; tw'n pollw'n katagela'tai – on voit d’abord les philosophes comme étran-
(l. 47-48). gers à leur cité, dont ils ignorent les réalités (l’em-
2. Montrez comment l’épisode de Thalès tombant placement des lieux de la vie sociale, l. 1-3 ; les
dans le puits est repris et amplifié par Socrate. préoccupations civiques, l. 3-5 ; les distractions de
L’épisode de Thalès est construit sur deux élé- jeunes gens, l. 5-6 ; les événements marquants,
ments : la chute (a[nw blevponta, pesovnta eij" l. 7 ; l’histoire des familles, l. 8-9) ;
frevar, l. 21) et le commentaire plaisant de la – intellectuels avant tout, ils peuvent se pas-
jeune fille (ajposkw'yai levgetai wJ" ta; me;n ejn sionner pour la géométrie, l’astronomie, la méta-
oujranw/' proqumoi'to eijdevnai, ta; d∆ e[mprosqen physique, mais méprisent tout ce qui est trop
aujtou' kai; para; povda" lanqavnoi aujtovn, l. 23-24). terre à terre, humain. En ce sens, c’est le mépris
Les exemples pris par Socrate vont d’abord se qu’on sent chez eux, voire une forme de misan-
construire par la reprise du terme plaisanterie thropie. Définir l’homme (tiv dev pot∆ ejsti;n
(taujto;n de; ajrkei' skw'mma), puis sur le développe- a[nqrwpo" kai; tiv th/' toiauvth/ fuvsei proshvkei-
ment de tout ce que le philosophe ignore des diavforon tw'n a[llwn poiei'n h] pavscein, zhtei' te
33
2
kai; pravgmat∆ e[cei diereunwvmeno", l. 26 à 30) et SOCRATE
ignorer son voisin dont l’humanité ne lui est Un poisson-torpille… ?
TEXTE
même pas évidente, c’est un comportement
absurde ( ajll∆ ojlivgou kai; eij a[nqrwpov" ejstin h[ PLATON ➤ p. 44
ti a[llo qrevmma, l. 27). Peut-on aller jusqu’à parler
de schizophrénie ?
Traduction
– dans la vie publique, ils ne savent pas agir en Socrate, j’avais appris par ouï-dire, avant même de
citoyens. Lois et décrets leur sont inconnus ; ils ne te rencontrer, que tu ne faisais pas autre chose que
les votent, ni ne les connaissent (novmou" de; kai; trouver partout des difficultés et en faire trouver
yhfivsmata legovmena h] gegrammevna ou[te aux autres. En ce moment même, je le vois bien,
oJrw'sin ou[te ajkouvousi, l. 3 à 5). Ils ne maîtrisent par je ne sais quelle magie et quelles drogues, par
pas l’art de la parole, qu’il s’agisse de procès dont tes incantations, tu m’as si bien ensorcelé que j’ai
ils ignorent les codes (e[n te ga;r tai'" loidorivai" la tête remplie de doutes ; j’oserais dire si tu me
i[dion e[cei oujde;n oujdevna loidorei'n, a{t∆ oujk permets une plaisanterie, que tu me parais res-
eijdw;" kako;n oujde;n oujdeno;" ejk tou' mh; meme- sembler tout à fait, par l’aspect et par tout le reste,
lethkevnai, l. 39-40) – n’y a-t-il pas un peu d’ironie à ce large poisson de mer qui s’appelle une tor-
dans l’évocation de ce « code »-là ? – ou d’éloges pille. Celle-ci engourdit aussitôt quiconque s’ap-
dont ils ne comprennent pas le sens. On les trouve proche et la touche ; tu m’as fait éprouver un effet
maladroits, sots, inintelligents (lexique des semblable, tu m’as engourdi. Oui, je suis vraiment
v. 37-43 : hJ ajschmosuvnh deinhv, ajbelteriva", engourdi de corps et d’âme, et je suis incapable de
lhrwvdh"). Le rapprochement entre leur inexpé- te répondre. Cent fois pourtant, j’ai fait des dis-
rience et leur maladresse est une évidence : eij" cours sur la vertu, devant des foules, et toujours,
frevatav te kai; pa'san ajporivan ejmpivptwn uJpo; je crois, je m’en suis fort bien tiré. Mais
ajpeiriva" (l. 37). Ils ne connaissent rien du monde aujourd’hui, impossible absolument de dire même
réel, confondent la fiction et la réalité (ouj pros- ce qu’elle est. Tu as bien raison, crois-moi, de ne
poihvtw" ajlla; tw/' o[nti, l. 42). Ils sont capables de vouloir ni naviguer, ni voyager hors d’ici : dans
prendre au pied de la lettre les épithètes homéri- une ville étrangère, avec une pareille conduite tu
ques qui évoquent les rois comme pasteurs de ne serais pas long à être arrêté comme sorcier.
peuple (cf. Iliade, I, 263 : poimevna law`n) et ne rien Traduction d’A. Croiset et L. Bodin, © Les Belles Lettres
(1960).
comprendre à un éloge royal. Leur parole est
détachée du réel ; elle ne peut faire sens ; elle
n’est pas parole partagée, elle fait rire.
Vers le commentaire ➤ p. 44
1. Relevez les formules qui montrent l’amuse-
Précis grammatical ment de Ménon.
■ EMPLOI DE a[n : L’amusement de Ménon se marque d’abord par
o{tan ajnagkasqh/` : répétition dans le présent marquée
l’expression de sa subjectivité. Les modalisateurs
par le subjonctif aoriste passif dans la subordonnée
temporelle correspondant à la principale au présent nuancent chacune de ses comparaisons comme
parevcei (l. 33) aux lignes 3 et 5 (w{" gev moi dokei'", dokei'" moi)
■ EMPLOI DE wJı : ou au début de la dernière phrase (kaiv moi dokei'",
– wJı proqumoi`to, lanqavnoi : introduit une subordonnée l. 13).
complétive après le verbe déclaratif ajposkw`yai (l. 22) Lorsqu’il annonce qu’il plaisante (eij dei' ti kai;
– wJı dokei` : comme il semble (l. 48)
skw'yai, l. 5), les deux accusatifs de relation sont
très malicieux. Que dit-il ? dokei'" moi... oJmoiov-
tato" ei\nai tov te ei\do" kai; ta\lla tauvth/ th/'
plateiva/ navrkh/. Or, le poisson-torpille est plat et
large ; il n’est pas question une seule seconde
de penser que l’aspect de Socrate a quelque
ressemblance que ce soit avec ce poisson ; la
comparaison est donc posée dans le ta\lla que
Ménon va expliquer avec le sourire. Le superlatif
34
SÉQUENCE 2 FIGURES DE PHILOSOPHES
oJmoiovtato" s’atténue en un toiou'tovn ti qui jus- tique. Faut-il passer par le silence et l’embarras
tifie la fantaisie de la comparaison. (ajporiva, l. 4) pour continuer à chercher ?
Le rythme de la phrase qui marque la transfor-
mation de Ménon oppose un premier terme long
Précis grammatical
où ce dernier évoque ses succès auprès de ses ■ EXPRESSION DE LA CONDITION :
– eij dei` : fait réel (l. 5)
auditeurs (muriavki" ge peri; ajreth'" pampovllou" – eij poioi`ı... a]n ajhpacqeivhı : potentiel marqué par l’op-
lovgou" ei[rhka kai; pro;" pollouv", kai; pavnu eu\, tatif dans la subordonnée conditionnelle et l’optatif avec
w{" ge ejmautw/' ejdovkoun, l. 11-12) et une fin brève a[n dans la principale (l. 14-16)
qui dit le silence et l’embarras du disciple (nu'n de; ■ EMPLOI DE wJı :
oujd∆ o{ti ejsti;n to; paravpan e[cw eijpei'n, l. 13). w{ı ge moi dokei`ı : comme tu sembles à mes yeux (l. 3)
La dernière phrase fait surgir l’image de Socrate,
risquant l’arrestation en flagrant délit (ajpagwghv)
3
SOCRATE
pour sorcellerie – vision bien savoureuse dans ce
…ou une sage-femme ?
TEXTE
qu’elle a d’irréalité : tavc∆ a]n wJ" govh" ajpacqeivhı
(l. 15-16). PLATON ➤ p. 45
2. Classez les images du texte et montrez com-
ment elles traduisent l’embarras de Ménon et le
Traduction
pouvoir de Socrate.
– La magie : variations sur le lexique pour expli- Quant à mon art d’accoucher à moi, il a, par
quer l’embarras de Ménon (l. 4-5, avec la consécu- ailleurs, toutes les mêmes propriétés que celui des
tive à l’infinitif qui montre que son maître agit sages-femmes, mais il en diffère en ce que ce sont
pour pouvoir l’embarrasser à chaque fois : consé- des hommes et non des femmes qu’il accouche ;
quence possible ; w{ ste mesto;n ajp oriva" gego- en ce que, en outre, c’est sur l’enfantement de
nevnai). On rappelle que la conséquence possible leur âmes, et non de leurs corps que porte son
se marque par l’emploi de l’infinitif après w{ste ; examen. D’un autre côté, ce qu’il y a dans mon
gohteuvei" suppose l’ensorcellement par la art à moi, de plus important, c’est d’être capable
parole ; farmavtteiı évoque les potions magi- de faire sur la pensée d’un jeune homme, de
ques ; ajtecnw'" katepa/vdei" explique le pouvoir toutes les manières possibles, l’épreuve de ce
des chants ou des charmes. qu’elle enfante, et de voir si c’est un simulacre et
On a besoin des trois termes pour dire l’efficacité une illusion, ou bien quelque chose de viable et
de l’entreprise de Socrate, et ce qu’a de mysté- de vrai. Le fait est que ce caractère même qui
rieux et d’incompréhensible l’emprise qu’il a sur appartient aux sages-femmes, moi aussi je le pos-
ses disciples. sède : chez moi il n’y a pas d’enfantement de
– La torpille, la torpeur (si on veut garder le jeu de savoir et le reproche que précisément m’ont fait
mots) à la ligne 6, th/' plateiva/ navrkh/ th/' qalat- bien des gens, de poser des questions aux autres et
tiva/ : ce poisson de mer engourdit tout ce qu’il de ne rien produire moi-même sur aucun sujet
touche. Et le verbe narka'n répété trois fois (l. 8, 9, faute de posséder aucun savoir, est un reproche
10) pose en un même effet l’action du poisson- bien fondé. Quant à la raison de cela, la voici : le
torpille, le résultat de l’activité de Socrate et l’en- Dieu me force à pratiquer l’accouchement, tandis
gourdissement que ressent Ménon. C’est la qu’il m’a empêché de procréer. Ainsi donc, je ne
phrase ajlhqw'" ga;r e[gwge kai; th;n yuch;n kai; to; suis précisément savant en rien ; chez moi il ne
stovma narkw' (l. 11-12) qui fait le lien entre l’image s’est fait non plus aucune découverte de nature à
et l’embarras de Ménon réduit au silence : kai; être un rejeton de mon âme à moi. D’autre part,
oujk e[cw o{ ti ajpokrivnwmaiv soi. Si la bouche est ceux qui me fréquentent donnent pour com-
engourdie (to; stovma), c’est que l’âme (th;n yuch;n) mencer, l’impression d’être ignorants, quelques-
l’est aussi. uns même de l’être absolument ; mais chez tous,
nu'n de; oujd∆ o{ti ejsti;n to; paravpan e[cw eijpei'n : avec les progrès de cette fréquentation et la per-
remarquons le chiasme (âme, bouche ; parole, mission éventuelle du Dieu, c’est merveille tout
savoir). Ce silence est la preuve du pouvoir de ce qu’ils gagnent, à leurs propres yeux comme aux
Socrate, et le principe même du dialogue socra- yeux d’autrui ; ce qui en outre est clair comme le
35
jour, c’est que de moi ils n’ont jamais rien appris, nourri (kakw'" trevfonteı, l. 25), qui ne survit
mais que c’est de leur propre fonds qu’ils ont per- pas, et le verbe qui évoque un avortement,
sonnellement fait nombre de belles découvertes, ejxhvmblwsan (l. 24).
par eux-mêmes enfantées. Leur accouchement, à 2. Quel profit les disciples tirent-ils de leurs rela-
la vérité, il est l’œuvre du Dieu et la mienne. Or, tions avec Socrate ?
voici ce qui est manifeste : il est arrivé que beau- Cette relation s’exprime par le verbe suggivgnomai
coup, ayant méconnu cela et en s’attribuant le (l. 14) et le nom sunousiva (l. 15). La surveillance
mérite à eux-mêmes, n’ont eu pour ma personne qu’exerce Socrate (ejpiskopei`n, l. 4) est celle du
que du dédain et, de leur propre conseil ou sur le travail des âmes ; elle consiste à vérifier (basaniv-
conseil d’autrui, se sont éloignés de moi avant le zein) la viabilité des pensées mises au monde
temps voulu ; puis, une fois loin, en même temps (govnimoı est équivalent à ajlhqhvı), opposée à
que par l’effet d’une mauvaise fréquentation, ils tout ce qui est chimère et mensonge (ei[dwlon
ont fait avorter ce qu’il restait encore à mettre au kai; yeu'do", l. 6-7). Ce travail est comme une ges-
jour, ils ont ruiné ce dont je les avais accouchés1, tation qui se fait dans la durée (proi>ouvsh" th'"
plaçant à plus haut prix que la vérité des illusions sunousiva", l. 16) et le résultat est merveilleux
et des simulacres, finissant par passer pour igno- (qaumasto;n o{son ejpididovnte"). On passe de
rants à leurs propres yeux comme aux yeux l’ignorance (pavnu ajmaqei'") à une connaissance
d’autrui. née des disciples eux-mêmes (aujtoi; par∆ auJtw'n
Traduction de L. Robin, © Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade » (1954). polla; kai; kala; euJrovnte" te kai; tekovnte"). Il est
important de respecter la durée de la gestation
et d’accepter la surveillance de l’accoucheur des
Vers le commentaire ➤ p. 45
âmes qu’est Socrate, mission que lui a assignée le
1. Classez les termes qui évoquent l’accouche- dieu (l. 12-13, 16-17, 20-21).
ment, la conception. 3. Pourquoi les disciples échouent-ils parfois ?
– L’accouchement est évoqué par l’ensemble des Les échecs des disciples (l. 20-24) sont dus à la
termes évoquant le métier de sage-femme : méconnaissance du rôle de Socrate (tou'to ajgno-
l’accouchement, th'" maieuvsew" (l. 1) ; le fait d’ac- hvsante", l. 21) et à l’orgueil des jeunes gens
coucher une femme, maieuvesqai (l. 3 et 11) ; les (eJautou;" aijtiasavmenoi, l. 22), qui les pousse à
sages-femmes, tai'" maivai" (l. 8) ; l’art d’accou- mépriser (ejmou' de; katafronhvsante", l. 22) ce
cher, maieiva" (l. 20) ; au passif, ce qu’on a aidé à travail d’accompagnement réalisé par leur maître.
mettre au monde, ta; uJp∆ ejmou' maieuqevnta. On ne peut pas exclure non plus le danger des
– La conception a deux racines : la première est mauvaises fréquentations (uJp∆ a[llwn peis-
celle de to; gevnoı, la race (formes en gen, gon, gn) qevnte", l. 23), qui interrompent la surveillance de
et comprend genna'n, engendrer (l. 12), govnimon, né la gestation : accoucher prématurément ou mal
viable (l. 7), a[gono", stérile (l. 8) ; gegonov" (l. 14) joue nourrir l’enfant (donner de la valeur à ce qui n’est
sur le sens du parfait de givgnomai (être né de), pas viable, pas vrai, cf. les images de la ligne 5
e[kgonon (l. 14), né de, sorti de. La seconde racine reprises, yeudh' kai; ei[dwla peri; pleivono" poih-
(tek, tivktw) est celle qui marque l’enfantement, savmenoi tou' ajlhqou'"), c’est risquer la fausse
qu’il s’agisse du père qui engendre ou de la mère couche ou la mort de l’enfant. Le disciple retrouve
qui met au monde : tiktouvsa" (l. 3, où l’on évoque son ignorance originelle (ajmaqhvı), faute d’avoir
la surveillance des âmes en train d’accoucher), compris l’importance et la durée du travail sur soi
ajpotivktei (l. 6, où on parle de ce que la pensée que suppose la recherche de la vérité avec l’aide
met au monde), tekovnte" (l. 20, où l’on met sur le de Socrate.
même plan ce qu’ont trouvé (euJrovnteı) et
engendré de beau les disciples de Socrate). Précis grammatical
Deux autres images sont en relation avec ces ■ VERBES IRRÉGULIERS :
thèmes : l’enfant né viable mais mal soigné, mal – Verbes présents dans le tableau ➤ p. 152 (formes d’ao-
riste, sauf la forme de la ligne 16 : ei\mi) :
ajjpovllumi : ajpwvlesan (l. 26)
1. kakw`ı trevfonteı (l. 25) non traduit : en les nourrissant
e[rcomai : pro-iouvshı, ajp-h`lqon, ajp-elqovnteı (l. 16, 24, 25)
mal.
36
SÉQUENCE 2 FIGURES DE PHILOSOPHES
4
vocalique :
Le philosophe
TEXTE
[Iq∆= [Iqi
dans les nuages : comédie e[peit∆ = e[peita
ou calomnie ? ARISTOPHANE ➤ p. 46 ajll∆ = ajllav
poq∆ = pote, élision de la voyelle finale et aspi-
Traduction ration du t en q du fait de l’aspiration du verbe
hu|ron
NB : le traducteur appelle Strepsiade, Tourne- th;n ijkmavd∆ = th;n ijkmavda
boule. La scène se passe entre Tourneboule (T.), le katavbhq∆ = katavbhqi
disciple de Socrate (D.) et ce dernier (S.). w|nper e{nek∆ ejlhvluqa = e{neka
T. – Mais dis donc, qui est-ce, là-haut, dans le On n’élide que des brèves, pour respecter le
couffin, le type qui est suspendu ? rythme des vers : trimètre iambique.
D. – C’est Lui. – Crases :
T. – Qui, Lui ? ouJpi; = oJ ejpi;
D. – Socrate. ta[nw = ta; a[vnw
T. – Hé, Socrate ! (au disciple) Vas-y, toi, hèle-le – w\fhvmere = w\ ejfhvmere, élision d’une initiale
moi un bon coup ! vocalique
D. – Hèle-le toi-même, moi je n’ai pas le temps. 2. Comment Aristophane présente-t-il le person-
(Il sort) nage de Socrate ? Qu’enseigne-t-il, selon lui ?
T. – Hé ! Socrate ! Hé ! Socratinet ! Dans le cabanon qui est le « pensoir » (frontis-
S. – Pourquoi me hèles-tu, créature d’un jour ? thvrion) de Socrate, Strepsiade (Tourneboule) a
T. – Mais d’abord, qu’est-ce que tu fais ? Je t’en découvert des disciples pâles et émaciés dans
supplie, explique-moi. des postures diverses de méditation, des objets
S. – J’arpente les airs et en esprit, j’enveloppe le étranges qui permettent d’observer le ciel ou de
soleil… mesurer la terre. La première apparition de
T. – Alors tu montes sur un caillebotis pour Socrate étonne ; il ne semble pas immédiatement
traiter les dieux du haut de ton esprit ? Et tu n’as reconnaissable. La condescendance de sa prise de
pas les pieds sur terre en tous cas. parole construit un personnage de philosophe
S. – Non, car jamais je n’eusse découvert en toute orgueilleux, au-dessus des simples mortels, créa-
justesse le secret des célestes réalités, si je n’avais tures d’un jour (ejfhvmeroı, v. 6). On voit bien que
mis mon intellect en suspension, et amalgamé la cette image de Socrate dans les airs (ajerobatw`,
subtilité de ma méditation à l’air qui lui est v. 8) a un sens figuré (il s’occupe de tout ce qui
consubstantiel. Si j’étais resté au sol pour scruter n’est pas bassement terrestre), qui est ici traduit
d’en bas les choses d’en haut, jamais je n’eusse visuellement.
rien découvert. Certes non, car la terre draine Le caractère très recherché des explications de
irrésistiblement à elle la sève de la méditation. Socrate n’est pas compréhensible par son interlo-
C’est tout juste ce qui se passe pour le cresson. cuteur, qui vient suivre son enseignement pour
T. – Quoi ? La méditation draine la sève dans le mieux se défendre contre ses créanciers. Socrate
cresson ? Mais, voyons, Socratinet, descends de va donc expliquer ses choix. Le verbe kremavvnnumi
ces hauteurs jusqu’à moi, pour me donner les (suspendre dans les airs, v. 12), malgré son sens
leçons que je suis venu chercher.
37
concret, a pour objet un élément spirituel (to; un raccourci saisissant : Socrate avec son intel-
novhma, la pensée). On peut trouver là, de manière lect en suspension fait monter la sève du cresson
parodique, une trace de l’effort que faisait Socrate (hJ fronti;ı e{lkei th;n ijkmavd j eijı ta; kavrdama,
pour parler avec ses disciples. Le raisonnement v. 19).
avance avec logique et la comparaison de la C’est du contraste entre le caractère recherché
pensée avec ce qu’il y a de plus subtil dans les airs des propos de Socrate et l’incompréhension de
semble un écho des propos du philosophe sur Strepsiade que naît le comique de la scène (entre
l’immatérialité de l’âme. l’assurance du philosophe et l’effarement du
Il enseigne les célestes réalités (ta; metevwra paysan).
pravgmata). Aux yeux du peuple, les recherches sur
les astres faites par des philosophes contempo-
Précis grammatical
rains de Socrate, comme Anaxagore (évoqué dans ■ CONJUGAISON DE L’IMPÉRATIF :
– présent : fevre, i[qi (l. 1, 3 et 20)
l’Apologie de Socrate en 26 d), étaient impies ; le – aoriste : ajnabovhson, kavleson, kavteipe, katavbhqi (l. 3,
ciel était le domaine des dieux. Dans la même 4, 7, 20)
Apologie, Socrate répondra que cet enseignement ■ EXPRESSION DE LA CONDITION :
n’a jamais été le sien (voir le premier paragraphe – l. 10-11 : principale à l’aoriste (irréel du passé), ouj ga;r a[n
du texte suivant) en évoquant la comédie d’Aristo- pote ejxhu`ron, avec en subordonnée les participes ao-
phane. riste kremavsaı, katameivxaı (l. 12 et 13),
5
SOCRATE
position dans les airs. Il est obligé de crier (ajna-
Une leçon de physique
TEXTE
38
SÉQUENCE 2 FIGURES DE PHILOSOPHES
S. – Lorsqu’un vent sec monte vers les Nuées et se cielles de représentant de la cité ; Simon doit être
calfeutre en leur sein, il les gonfle du dedans un personnage d’actualité dont nous avons perdu
comme une vessie ; et alors, nécessairement, il les le souvenir. Quant à l’illustre Cléonyme (sem-
fait éclater, explose avec violence sous l’effet de la blable au monsieur Loyal de Molière, « qui porte
compression, et par la seule ruée de sa rude rafale1 un nom bien déloyal »), il porte, lui, un nom glo-
s’enflamme spontanément. rieux mais est, tout comme les deux autres, un
Traduction de V.-H. Debidour, © Gallimard (1965). lâche fini et devient un de ces parjures que Zeus
n’a pas encore foudroyés.
Vers le commentaire ➤ p. 47 L’autre plaisanterie qui va amuser le public appar-
1. Quelle image de Socrate cette explication tient au domaine scatologique (que Rabelais uti-
rationnelle de la foudre donne-t-elle ? lisera avec plaisir). Comparer le déclenchement
Socrate refuse les belles histoires et se contente d’un orage à une vessie trop remplie qui explose
d’essayer de comprendre les phénomènes physi- sous l’effet de la compression, c’est user d’une
ques avec simplicité. Zeu;ı u{ei : Zeus pleut, il image expressive qui, non seulement rend
pleut, dit l’homme du peuple. Ici, Socrate dit : les compte de la foudre, mais peut aussi annoncer
Nuées sont les déesses de la pluie. Il ne pleut pas les trombes d’eau qui suivent souvent. Quelques
sans nuées ; quand elles se cognent, nous enten- vers auparavant, Tourneboule a bien avoué qu’il
dons le tonnerre. Si nous prenons le texte littéra- pensait que Zeus pissait dans une passoire.
lement, Socrate ne croit pas en Zeus. Mais
n’oublions pas que cette évidence suppose que Précis grammatical
nous pensions que les Nuées sont les divinités ■ EXPRESSION DE LA RÉPÉTITION :
l. 10, répétition dans le présent : subordonnée temporelle
suprêmes. Pour les spectateurs, ce scepticisme
au subjonctif aoriste (passif) et principale au présent,
est synonyme d’athéisme.
o{tan... katakleisqh/`, fevretai
2. Précisez la mise en cause des croyances reli-
6
gieuses traditionnelles qui apparaît en filigrane. SOCRATE
La justice de Zeus est sérieusement mise en
Le philosophe qui dérange
TEXTE
40
SÉQUENCE 2 FIGURES DE PHILOSOPHES
2. Montrez que Socrate a méthodiquement qu’être mal comprise ; on l’a prise pour une
organisé son enquête ; selon vous, l’a-t-il faite contestation de la démocratie athénienne, une
uniquement dans la perspective qu’il énonce ? mise en question de l’organisation de la cité. En
Cette enquête a pour point de départ une réponse attaquant les hommes d’État, on mettait en péril
énigmatique du dieu de Delphes à Chéréphon, leur autorité, on contestait là leur prestige, leur
ami d’enfance de Socrate, disant que nul n’est réputation de compétence. C’est ainsi que les
plus savant que ce dernier. Il va s’agir de vérifier, accusateurs de Socrate ont pris à leur compte les
donc de confirmer et de comprendre le sens du mécontentements nés de ces longues années de
jugement du dieu. L’enquête se fait en trois questionnements socratiques. « Mélétos prenant
temps : les hommes d’État (oiJ politikoiv) qui à son compte la haine des poètes, Anytos celle des
impressionnent et sont redoutés, les poètes qui artisans et des hommes politiques, Lycon celle
pensent que leurs compétences artistiques font des orateurs » (23 e).
d’eux des savants en beaucoup d’autres choses ; En accentuant le caractère méthodique de son
quant aux artisans, ils ont le même défaut que les enquête, Socrate aggrave son cas puisqu’il
poètes et ainsi ignorent leur savoir réel. De telle touche à tout ce que la cité reconnaît comme
sorte, dit Socrate, que « j’en venais à me demander savoirs.
si je n’aimais pas mieux être tel que j’étais, n’ayant
Précis grammatical
ni leur savoir ni leur ignorance, que d’avoir
■ EMPLOI DE L’OPTATIF :
comme eux l’ignorance avec le savoir ». – l. 9 : mh;... fuvgoimi, expression du souhait (vœu négatif)
Cette enquête, dont Platon nous dit qu’elle est – l. 36 : w{sper a]n eij ei[poi, potentiel dans une compara-
obéissance au dieu, porte sur tous ceux qui ont tive conditionnelle
une compétence (tevnch), qu’elle soit politique, ■ EMPLOI DE a[n :
artistique ou technique. On peut penser que – l. 30 : a} a]n ejxelevgxw, expression de la répétition dans le
Socrate voulait montrer que les savoirs politi- présent avec un subjonctif aoriste dans une proposition
subordonnée relative (principale : l. 29)
ques, artistiques, techniques, avaient une impor-
– l. 39-40 : a]n oi[wmai, expression de la répétition dans le
tance qui ne concernait que leurs pratiquants, présent dans une subordonnée éventuelle
alors que tous devaient faire un effort pour se – l. 40 : ejpeidavn moi mh; dokh`/, répétition dans le présent
connaître eux-mêmes et devenir les meilleurs dans une subordonnée temporelle
possible (wJı bevltistoı). À la fin du texte, il ■ EMPLOI DE wJı :
explique que sa mission est d’encourager jeunes – l. 7 : avec le participe présent marquant la comparai-
et vieux à s’occuper de leur âme, à rechercher la son : wJı ajtimavzwn
– l. 18-19 : avec le participe futur marquant le but : wJı
vertu (30 b). ejlevgxwn
3. Pourquoi cette enquête a-t-elle été si mal
comprise ? Et ici, plaide-t-il vraiment sa cause ou
7
PYTHAGORE
aggrave-t-il son cas ?
Philosophe ou sorcier ?
TEXTE
42
SÉQUENCE 2 FIGURES DE PHILOSOPHES
8
Alexandre face aux sages double : tout homme est mortel (memento mori,
TEXTE
43
admiration certaine pour le personnage de Dio- domicile dans le tonneau2 qui se trouvait au
gène ? Métrôon3 […]. L’été, il se roulait sur du sable
NB : Sinope est une ville d’Asie Mineure sur la brûlant, tandis que l’hiver, il étreignait des statues
côte sud-est du Pont-Euxin, au sud de la Cherso- couvertes de neige, tirant ainsi profit de tout pour
nèse, aujourd’hui en Turquie. Diogène serait venu s’exercer.
à Athènes après avoir obtenu une réponse de […] Comme on lui avait demandé en quelle
l’oracle de Delphes ; c’est du moins ce que cer- région de la Grèce il voyait de vrais hommes, il
tains racontent, peut-être pour établir un lien répondit : « Des hommes nulle part, mais je vois
avec Socrate. des enfants à Lacédémone ». Un jour qu’il parlait
sérieusement et que personne ne s’approchait, il
Précis grammatical se mit à gazouiller. Comme les gens s’étaient alors
■ MORPHOLOGIE DU PARTICIPE : attroupés, il leur reprocha de venir avec empres-
– Présent :
- actif : w[n, e[cwn, parevcwn
sement pour écouter des niaiseries, mais de tarder
- moyen-passif : katakeimevnw/, ejrovmenoı négligemment pour les choses sérieuses. Il disait
– Aoriste : que les hommes entrent en lutte quand il s’agit de
- actif : ajpoqanwvn, tou;ı eijpovntaı, ejntucwvn, ejpistavı gratter la terre pour se jeter de la poussière et de
- passif : katalhfqevntaı se donner des coups de pied, mais que pour
– Parfait actif : bebhkovteı
devenir homme de bien personne n’en fait autant.
Il s’étonnait de voir les grammairiens faire des
DIOGÈNE
9
recherches sur les malheurs d’Ulysse, tout en
Une figure pittoresque ou ignorant les leurs propres. Et il s’étonnait aussi de
TEXTE
un philosophe authentique ? voir les musiciens accorder les cordes de leur lyre,
mais laisser désaccordées les dispositions de leur
DIOGÈNE LAËRCE ➤ p. 52 âme ; les mathématiciens fixer leurs regards sur le
soleil et la lune, mais ne pas remarquer ce qui se
Traduction passe à leurs pieds4, les orateurs mettre tout leur
C’est parce qu’il avait vu une souris qui courait de zèle à parler de la justice, mais ne point du tout la
tous côtés, sans chercher de lieu de repos, sans pratiquer, et encore les philosophes à blâmer l’ar-
avoir peur de l’obscurité ni rien désirer de ce qui gent, mais le chérir par-dessus tout. Il condam-
passe pour des sources de jouissance, que Dio- nait aussi les gens qui louent les justes de ce qu’ils
gène découvrit un remède aux difficultés dans sont au-dessus des richesses mais qui envient les
lesquelles il se trouvait. Il fut le premier, aux dires gens fortunés. Il était hors de lui quand des gens
de certains, à plier en deux son manteau, parce sacrifiaient aux dieux pour leur santé et, au cours
qu’il était contraint de s’en envelopper aussi pour même du sacrifice, mangeaient au détriment de
dormir ; il se mit à porter une besace, où il met- cette même santé. […] À Mégare il vit les mou-
tait sa nourriture, et tout endroit lui convenait tons protégés par des peaux de cuir, tandis que les
pour toute activité, manger, dormir ou discuter. enfants des gens de Mégare étaient nus. « Il est
C’est dans ces circonstances qu’il dit, en mon- plus avantageux, dit-il, d’être le bélier d’un habi-
trant le Portique de Zeus1 et le Pompéion, que les tant de Mégare que son fils ».
Athéniens les avaient construits à son intention,
afin qu’il y demeurât. Étant tombé malade, il 2. Le « tonneau de Diogène » qu’on évoque traditionnelle-
ment était en fait une grande jarre. Les Grecs enfermaient
s’appuyait sur un bâton. Par la suite toutefois, il
leur vin dans des amphores, qui ne sont autre chose que
prit l’habitude de porter ses affaires, non pas, de grands pots, souvent sans base, qui s’enterraient dans
bien sûr en ville, mais sur les chemins au moyen le sable des caves. Il était donc tout naturel que Diogène,
de ce bâton et de sa besace. […] Alors qu’il avait voulant se procurer un abri à défaut de demeure, eût choisi
demandé par lettre à quelqu’un de lui prévoir une une jarre de ce genre dans un lieu public (un temple).
petite maison et que la personne tardait, il élut 3. Le Métrôon ou temple de la Mère était dédié à Cybèle,
mère des dieux. Il était dans la ville, hors de l’Acropole.
4. Allusion à l’histoire de Thalès rapportée par Platon
1. À l’ouest de l’agora. ➤ p. 42 du Livre de l'élève.
44
SÉQUENCE 2 FIGURES DE PHILOSOPHES
45
Bruyère, XI, 35) : est-il logique de penser que les plus important que le philosophe cynique qui
sacrifices aux divinités assureront votre santé si assume son image de chien. Il vit de la générosité
on ne suit pas le régime ? (Le chiasme quvein uJpe;r de ses concitoyens, il réveille les égoïsmes (et
uJgieivaı et kata; th`ı uJgieivaı deipnei`n met en aboie contre ceux qui ne donnent pas, l. 44). Il
évidence l’incohérence des prétentions humaines débusque la méchanceté (et mord les méchants,
et l’absence de sens pratique : on prie pour être l. 46), mais cette morsure est aussi celle qui
guéri et on fait des excès alimentaires.) réveille les consciences. Il dérange « car [tous
3. Quel idéal philosophique peut-on découvrir craignent] les coups de dents » (56).
dans les formules de Diogène ? Avec son idéal de liberté, d’exigence morale et
Les formules de Diogène montrent l’importance d’authenticité, il se pose en rebelle, contestant
de la liberté de parole : ejrwthqei;ı tiv kavlliston une société dont les valeurs sont faussées par
ejn ajnqrwvpoiı, e[fh, parrhsiva (« Quand on lui des gens qui parlent sans mettre en pratique
demandait ce qu’il y avait de plus beau au monde, leurs propres préceptes. Ses formules, que l’on
il répondait : “la franchise” », 69). retient dans leur apparente simplicité, bien loin
Les mots de Diogène (l. 16-17, 38, 41, 42-43, 45-47) des raisonnements alambiqués des philosophes
mettent en évidence son sens de la répartie et de traditionnels, sont saisissantes et font réfléchir.
la formule choc. S’il ne trouve pas d’hommes en On peut penser de Diogène ce que dit le philo-
Grèce (l. 17), c’est que les comportements man- sophe qui présente le personnage du Neveu de
quent d’humanité (on laisse les enfants dans le Rameau (Diderot) : « C’est un grain de levain qui
dénuement), c’est qu’on ne cherche pas à se fermente et qui restitue à chacun une portion de
connaître, c’est qu’on perd son temps à parler, son individualité naturelle. Il secoue, il agite ; il
c’est qu’on ne se préoccupe guère de vertu, c’est fait approuver ou blâmer ; il fait sortir la vérité. »
qu’on se perd dans la mollesse.
Précis grammatical
Une seule nation offre une éducation à l’effort
■ MORPHOLOGIE DU PARTICIPE :
(ajskei`n) qui permette à l’homme de vivre digne – Actif :
et libre « car on ne peut rien faire de bien dans la - présent : diatrevconta, ejpizhtou`nta, poqou`nta,
vie sans effort, […] l’exercice permet aux hommes ajnazhtou`ntaı, ajgnoou`ntaı (subordonnées au participe
de se surpasser » (71). C’est pourquoi Diogène parle dépendant d’un verbe de perception) ; tw`n dokouvntwn,
des « enfants » de Lacédémone (l. 16), qui sont tw`n ejpainouvntwn, tou;ı didovntaı (participes substan-
tivés équivalant à une relative déterminative) ; ajristw`n,
arrivés à un premier état d’humanité. kaqeuvdwn, deiknuvı, braduvnontoı, sunaskw`n, bradunovn-
C’est donc une figure exigeante de philosophe twn (NB : faute d’accent dans le manuel, l. 21), zhlouvn-
qu’il incarne. S’il cherche un homme en plein jour twn, poiw`n, saivnwn, uJlaktw`n, davknwn.
avec sa lanterne, on peut le lire de deux façons. - aoriste : diplwvsaı, ajsqenhvsaı, ejpisteivlaı, ijdwvn,
En réponse à Platon, il ne parvient pas à trouver a{yaı, ejpistavntoı, eijpovntoı
– Moyen-passif :
l’idée d’homme, l’homme idéal, même en dissi- - présent : eujlabouvmenon, dialegovmenoı, spoudaiolo-
pant les ombres du monde réel par la lumière de goumevnw/, ajfiknoumevnwn
la lampe. Sinon, on peut comprendre (en dehors - aoriste moyen : qeasavmenoı
de toute allusion à une philosophie précise) qu’il - aoriste passif : ejrwthqeivı, ajqroisqevntwn
ne trouve personne qui mérite l’appellation - parfait : kecionismevnouı, ejskepasmevna
d’homme véritable ; il pense que l’homme a fort ■ EMPLOI DE wJı :
– l. 18 : wJı oujdei;ı proshv/ei, causale
à faire encore pour être vraiment humain.
– l. 19 : wJı ajfiknoumevnwn, bradunovntwn, avec un génitif
Le dernier paragraphe le montre insensible aux absolu auquel on peut donner soit une valeur déclara-
grandeurs de ce monde ; le grand Roi n’est pas tive (dans l’idée que), soit une valeur causale (parce que)
46
Chapitre
Interrogations scientifiques
2 ➤ Livre de l’élève p. 58
Ouverture du chapitre : Soins prodigués par Asclépios pendant le sommeil d’une malade (bas-relief)
Cette image illustre en somme à la fois la médecine et le rêve ! Il s’agit en effet de ce qu’on appellera au
temps des Romains « l’incubation », c’est-à-dire le fait, pour le malade, de coucher (incubare) dans le
temple du dieu Asclépios. Pendant le sommeil du malade, le dieu, suivi souvent de ses filles Hygie et
Panacée, et de serpents guérisseurs, vient examiner le malade, et soit le guérit directement, soit lui
indique en songe le traitement qu’il devra suivre pour guérir. La médecine hippocratique était, elle, réso-
lument laïque, et tout à fait indépendante de ces pratiques religieuses, voire magiques, sans toutefois
les critiquer ouvertement.
47
quartier de lune), c’est-à-dire ayant la forme d’un découvreur », et en général d’y voir une divinité.
C majuscule ; enfin, il y a des abréviations. L’originalité de l’auteur (peut-être Hippocrate lui-
Il faut donc lire OBIOC / BRAC / VCHD / ETECNH même, mais, aucun traité hippocratique n’étant
/ MAKRH / ODE / CAIROC / OXVC signé, il est impossible de le dire avec certitude)
est de chercher une cause naturelle et humaine à
la découverte de la science médicale ; ici, il s’agit
1
LA MÉDECINE
de l’expérience vécue par tous de l’aggravation
Comment fut découvert
TEXTE
2
l’auteur n’a vécu ces étapes, mais à la vraisem- LA MÉDECINE
blance. Toutefois, pour ces deux dernières étapes,
Le manuel du médecin
TEXTE
la thèse de l’auteur n’est peut-être pas aussi ori-
ginale qu’il le prétend, puisqu’elle renvoie à un itinérant HIPPOCRATE ➤ p. 63
thème déjà très anciennement exploité par les
mythes et ensuite par les sophistes, celui de la Traduction
découverte du feu et de la cuisson des aliments,
Qui veut chercher à appréhender correctement la
par laquelle l’homme s’est affranchi de la condi-
médecine doit faire ce qui suit : d’abord consi-
tion des bêtes. Il y a sans doute là une récupéra-
dérer, à propos des saisons de l’année, les effets
tion habile de thèmes à la mode, dans le cadre
que chacune d’elles est capable de produire ; car
d’une démonstration qui se présente comme très
elles ne se ressemblent nullement entre elles, mais
rigoureuse.
diffèrent beaucoup, aussi bien de l’une à l’autre
Précis grammatical que dans leurs changements ; ensuite les vents
■ FORMES IONIENNES :
chauds et froids, surtout ceux qui sont communs
– l. 2 et 7 : toi'si kavmnousi = toi'ı kavmnousi à tous les hommes, ensuite aussi ceux qui sont
– l. 3 et 8 : diaitwmevnoisi kai; prosferomevnoisin particuliers à chaque contrée. Il doit en outre
= diaitwmevnoiı kai; prosferomevnoiı considérer les propriétés des eaux ; car de même
– l. 5 : diaitevontai = diaitw'ntai que les eaux diffèrent en saveur et en poids, de
– l. 7 : ajnqrwvpoisin = ajnqrwvpoiı
– l. 10 : crevwntai = crw'ntai
même leur propriété diffère beaucoup de l’une à
– l. 16 : dokevw = dokw' l’autre. Ainsi, lorsqu’un médecin arrive dans une
NB : pros-deov-menoi est normal ; les verbes monosyllabi- cité dont il n’a pas l’expérience, il doit en exa-
ques comme devw ne font pas les contractions en -eo-. miner avec soin la position, la façon dont elle est
■ AORISTE PASSIF : située par rapport aux vents et par rapport aux
– l. 1, 7 et 11 : euJrevqh, euJreqh'nai levers du soleil ; car la cité n’a pas les mêmes pro-
– l. 2 et 6 : ejzhthvqh, zhthqh'nai priétés selon qu’elle est située face au borée ou
■ DÉCLINAISON DE hJ divaita : face au notos, ni selon qu’elle est située face au
l. 10 et 15 : hJ divaita, diaivthı ; modèle : hJ qavlatta,
soleil levant ou face au soleil couchant. Voilà ce
qalavtthı ; 1re déclinaison des mots en a bref. On peut
attirer l’attention des élèves sur les déplacements de qu’il doit considérer du mieux possible ; et de
l’accent en fonction de la longueur de la finale, et de même à propos des eaux, comment elles se pré-
la contraction du génitif pluriel : hJ divaita, divaita, th;n sentent, et en particulier si les habitants usent
divaitan, th'ı diaivthı, th'/ diaivth/, aiJ divaitai, ta;ı d’eaux marécageuses et molles ou d’eaux dures
diaivtaı, tw'n diaitw§n, tai'ı diaivtaiı.
issues de lieux élevés et de lieux rocheux, ou
■ EXPRESSION DU CONDITIONNEL : d’eaux salées et crues. Puis (il doit considérer) le
– On a dans les lignes 1-5 un irréel du passé : ou[t∆ a]n
euJrevqh hJ tevcnh hJ ijhtrikh; ou[t∆ a]n ejzhthvqh... eij... sunev-
sol, s’il est dénudé et sans eau ou s’il est couvert
feren kai; mh; h\n... On peut interpréter l’imparfait de la de végétation et plein d’eau, s’il est enfoncé et
subordonnée soit comme un irréel du passé à valeur du- étouffant ou s’il est élevé et froid.
rative, soit comme un passage à l’irréel du présent (idée Traduction de J. Jouanna, © Les Belles Lettres (2003).
encore actuellement exacte).
– On trouve dans les lignes 9-11 le même cas de figure
avec ajxiw' oujd∆ a]n... euJreqh'nai, eij ejxhvrkei ; mais la Vers le commentaire ➤ p. 63
« principale », dépendant de ajxiw', est devenue ici une
infinitive à l’aoriste avec a[n, tandis que la subordonnée
1. Quels sont les éléments successivement pris
(également à l’imparfait) est restée inchangée. en considération par le médecin ? En quoi justi-
fient-ils le titre de l’ouvrage ?
L’auteur commence par envisager d’une façon
générale les saisons et les vents (c’est-à-dire les
airs), puis les eaux ; ensuite, il reprend le thème sur
un plan plus restreint, celui de la position d’une
cité particulière, dont il faut repérer l’exposition
par rapport aux vents et aux levers du soleil (c’est-
à-dire l’air), puis les eaux, puis la nature du sol (les
49
lieux). On retrouve bien là les trois points qui ont – l. 20 : deuxième groupe de deux qualités concer-
donné son titre à l’ouvrage : Peri; ajevrwn, uJdavtwn, nant la terre opposées par ei[te (ei[te ejn koivlw/
tovpwn. ejsti; kai; pnighrh; ei[te metevwroı kai; yucrhv)
Cet ouvrage (peut-être d’Hippocrate lui-même, Cette présentation en groupements parallèles ou
qui fut médecin itinérant) occupe une place à part antithétiques ne répond pas seulement à une
parmi les traités hippocratiques. Son originalité recherche esthétique : elle est la marque d’une
tient d’abord à l’importance qu’il accorde à la forme de pensée scientifique, qui cherche à
« météorologie », idée présente aussi dans d’autres classer les éléments, leurs qualités physiques,
traités, mais sous une forme moins développée. leur propriétés, en catégories bien codifiées et
Mais ce qui a contribué à sa célébrité, c’est qu’il satisfaisantes dans la mesure où elles entretien-
consacre toute sa seconde partie à des développe- nent entre elles des rapports de similitude ou
ments ethnologiques ; on a ainsi une longue des- d’équilibre témoignant d’une harmonie de la
cription de la vie des Scythes nomades, mais nature, on pourrait dire d’une structure intelli-
surtout une comparaison développée entre Euro- gente et intelligible de la nature.
péens et Asiatiques, où l’auteur démontre que le 3. Par quelle idée est-il guidé dans ses observa-
mode de vie des uns et des autres, mais surtout tions ?
leur caractère et même leurs lois, sont déterminés L’idée qui sous-tend les observations du médecin
par le climat et la nature du sol. On trouvera un est la recherche de la bonne santé des habitants
extrait de cet exposé (dont Montesquieu s’inspi- d’une cité. Il y va sans doute de sa notoriété per-
rera dans L’Esprit des lois) dans le manuel Hatier sonnelle : s’il est capable, en arrivant dans une
Grec 2de ➤ p. 124. cité qu’il ne connaît pas, de comprendre d’où pro-
2. Relevez les groupes binaires qui structurent la viennent les ennuis de santé de ses clients et de
réflexion du médecin. les traiter efficacement, il acquerra très vite une
Le traité a été écrit vraisemblablement aux alen- clientèle intéressante. C’est ce que l’auteur déve-
tours de 430 avant J.-C., c’est-à-dire lors d’une loppe dans le chapitre 2 :
période fortement influencée par les sophistes ; « C’est à partir de ces données qu’il faut consi-
on retrouve ici des traces de leurs recherches ora- dérer chaque cas. Car si un médecin connaissait
toires, en particulier de leur goût pour les groupes bien ces données, de préférence dans leur totalité,
binaires, parallèles ou antithétiques. ou à défaut dans leur majorité, il ne saurait
On trouve ainsi : méconnaître, à son arrivée dans une cité dont il
– l. 3-4 : ouj ga;r ejoivkasin ajllhvlh/sin oujdevn, ajlla; n’a pas l’expérience, ni les maladies locales, ni ce
polu; diafevrousin qu’est l’état des cavités (internes), en sorte qu’il
– l. 5-6 : ta; qermav te kai; ta; yucrav ne serait pas démuni pour le traitement des mala-
– l. 6-7 : ta; koina;... ta; ejpicwvria dies ni ne connaîtrait l’échec ; toutes mésaven-
– l. 8-9 : ejn tw'/ stovmati... kai; ejn tw'/ staqmw'/ tures qui normalement se produisent si l’on n’a
– l. 12 : pro;ı ta; pneuvmata kai; pro;ı ta;ı ajnatola;ı pas la connaissance préalable de ces données pour
tou' hJlivou réfléchir par avance sur chaque cas. [...] En enquê-
– l. 13-14 : h{tiı pro;ı borevhn... kai; h{tiı pro;ı tant suivant cette méthode et en prévoyant les
novton moments décisifs, il pourra connaître au mieux
– l. 14-15 : h{tiı pro;ı h{lion ajnivsconta oujd∆ h{tiı chaque cas, obtenir le plus souvent le retour à la
pro;ı duvnonta santé, et remporter des succès non négligeables
– l. 16-17 : eJlwvdesi;... kai; malakoi'sin ; groupe dans l’exercice de l’art. » (traduction de J. Jouanna,
binaire des eaux opposé par h[ au groupe suivant © Les Belles Lettres, 2003)
des eaux sklhroi'si, lui-même partagé en deux Mais on sent aussi chez lui un réel intérêt scien-
groupes binaires (ejk metewvrwn kai; ejk petrwdevwn, tifique dans la recherche de lois gouvernant la
l. 17-18 ; aJlukoi'siv te kai; ajteravmnoisi, l. 18) nature « des airs, des eaux et des lieux », c’est-
– l. 19 : premier groupe de deux qualités concer- à-dire dans la recherche d’un classement où
nant la terre opposées par h[ (yilhv te kai; a[nudroı chaque élément naturel entre dans une catégorie
h] dasei'a kai; e[fudroı) définie par sa provenance, son orientation, sa
50
SÉQUENCE 3 LES SCIENCES EXACTES
3
LA MÉDECINE le public était habitué à assister à des joutes ora-
toires, qui parfois se déroulaient en trois man-
La théorie des quatre
TEXTE
51
ressemble nullement au sang, ni le sang à la bile, juste dénomination existe naturellement pour
ni la bile au phlegme. Comment, en effet, ces chacun des êtres », 383 a-b).
humeurs pourraient-elles se ressembler, elles qui – La nature : kata; fuvsin ta;ı ijdevaı kecwrivsqai.
n’offrent ni la même couleur à la vue ni la même Ici, la démonstration s’étoffe et dure jusqu’à la fin
sensation au toucher ? C’est que ni le chaud, ni le du texte, et elle va s’effectuer en deux temps. En
froid, ni le sec, ni l’humide ne s’y trouvent au disant ta;ı ijdevaı kecwrivsqai, l’auteur n’annonce
même degré. Nécessairement donc, dès lors que le premier point de sa démonstration, c’est-
qu’elles présentent entre elles une si grande diffé- à-dire que les humeurs diffèrent du point du vue
rence d’aspect et de propriété, elles ne sont pas de l’aspect (hJ ijdeva) : l’existence de quatre
une substance unique, s’il est bien vrai que le feu humeurs distinctes est prouvée par l’expérience
et l’eau ne sont pas une substance unique. On « passive » de la vue et du toucher (l. 8-13), dont
peut du reste se rendre compte, par les faits sui- l’auteur tire la conséquence, ajnavgkh toivnun ... mh;
vants, que toutes ces humeurs, bien loin d’être e}n aujta; ei\nai (l. 11-13).
une substance unique, possèdent chacune leur Mais dans cette conclusion, il annonce en même
propriété et leur nature respectives : donnez à un temps un second point de cette différence kata;
individu un médicament qui attire le phlegme, fuvsin, puisqu’il dit que les humeurs divergent
vous observerez un vomissement de phlegme ; et th;n ijdevhn te kai; th;n duvnamin. C’est ce deuxième
si vous lui donnez un médicament qui attire la point (e{kaston e[cei duvnamivn te kai; fuvsin th;n
bile, vous observerez un vomissement de bile ; de eJwutou', l. 14-15), concernant cette fois les qualités
même, il y aura aussi évacuation de bile noire, si propres (hJ duvnamiı) de chaque humeur, qui est
vous lui donnez un médicament qui attire la bile ensuite démontré par l’expérience « active »
noire ; et si vous le blessez en un point du corps d’une intervention humaine, visant à faire appa-
de manière à faire une plaie, son sang coulera. raître l’existence de ces différentes humeurs.
Traduction de J. Jouanna, © Akademie Verlag, Berlin Quant aux vomissements et aux évacuations par
(1975).
le bas provoqués par le médecin, il faut rappeler
que, pour les hippocratiques, de telles évacua-
Vers le commentaire ➤ p. 64 tions relevaient d’une saine hygiène, et devaient
1. Précisez les étapes du raisonnement (postulat, être opérées régulièrement en fonction des sai-
démonstration). sons pour se débarrasser de l’humeur en excé-
Le postulat est posé dans les trois premières dent à ce moment de l’année. Les recettes de ces
lignes : il existe quatre humeurs bien distinctes médicaments évacuants sont donnés dans la
(sang, phlegme, bile jaune et bile noire) – et non suite du traité.
une seule – et les étapes de la démonstration – On aura bien sûr noté l’omniprésence du chiffre
sont annoncées ; elle se fera en envisageant quatre dans la vision du monde de l’auteur :
d’abord l’usage (prw'ton me;n kata; novmon), puis la quatre humeurs, quatre éléments, quatre saisons,
nature (e[peita kata; fuvsin). quatre qualités élémentaires (chaud, froid, sec,
– L’usage : kata; novmon ta; ojnovmata diwrivsqai. Ce humide, cf. l. 10-11), insistance qui s’inscrit dans le
sont les dénominations différentes qui « prou- cadre de la polémique entre monistes et plura-
vent » que les humeurs sont différentes ; sous- listes. Sans doute faut-il donner ici quelques ren-
entendu : s’il y avait une humeur unique, elles seignements complémentaires sur ces deux
porteraient un nom unique. Selon l’auteur, donc, « écoles » à la fois philosophiques et médicales.
la dénomination n’est pas du domaine de l’arbi- – Les monistes : en fait, il existe à l’époque deux
traire, mais est imposée par la nature ; évidem- écoles monistes différentes (les ioniens et les
ment, cette argumentation peut paraître plus éléates). Les monistes ioniens partent d’une
spécieuse que convaincante, mais on sait que substance unique (eau, feu ou air ; on ne connaît
certains sophistes accordaient une grande place pas de partisans du quatrième élément, la terre)
à la dénomination : à chaque nom correspond et expliquent la formation du monde et des êtres
nécessairement une chose (cf. le Cratyle : « Une par des modifications de cette substance pre-
52
SÉQUENCE 3 LES SCIENCES EXACTES
mière ; c’est essentiellement contre eux que 2. Relevez les éléments soulignant l’aspect polé-
polémique l’auteur du traité. Leurs premiers mique de cette démonstration.
représentants étaient Thalès, Anaximène ou L’auteur interpelle un interlocuteur fictif – et a
Héraclite, mais l’auteur s’en prend plus précisé- priori réticent – qu’il lui faut convaincre. Il lui pose
ment (sans le nommer) à leur disciple Diogène des questions : Pw'ı ga;r a]n ejoikovta tau'ta ei[h
d’Apollonie. Les éléates ont une position plus ajllhvloisin … (l. 8). Il l’invite à faire des expé-
complexe ; ils affirment l’existence d’un Être un riences : Gnoivhı d∆ a]n toi'sde..., eij ga;r didoivhı...
et immuable, auquel ne peuvent participer les ejmei'taiv soi, h]n didoi'ı... ejmei'taiv soi, h]n trwvsh/ı
êtres, qui sont multiples et se modifient sans (l. 13-19).
cesse ; et là, l’auteur du traité se borne à les évo- Mais le côté polémique est également accentué
quer dans une boutade, en citant leur représen- par le tour négatif de sa démonstration et la pré-
tant, Mélissos de Samos, comme s’il n’était même sence insistante des négations renvoyant à la
pas nécessaire de le réfuter (I. 4). Mais ce qui thèse de l’adversaire : les humeurs ne sauraient
exaspère le plus notre auteur, c’est que ces être une seule chose comme le soutiennent cer-
monistes ont contaminé le domaine médical. On tains (mh; e}n aujta; ei\nai, l. 13 ; oujc e}n tau'ta
le voit au début du chapitre 2 : pavnta ejstivn, l. 14), puisqu’il n’y a entre elles
« En voilà assez sur ces gens-là. Passons aux méde- aucune ressemblance : oujk... ejoikevnai (l. 6-7),
cins. Les uns déclarent que l’homme c’est du pw'ı a]n ejoikovta tau'ta ei[h (l. 8), ou[te oJmoi'a (l. 9),
sang, d’autres prétendent que c’est de la bile, cer- ou[te oJmoi'a (l. 10), ou[te oJmoivwı (l. 10), tosou'ton
tains même du phlegme. Eux aussi tiennent tous dihvllaktai (l. 12).
le même raisonnement : ils prétendent qu’il existe Face à cet adversaire présent en filigrane, l’auteur
une substance unique – quel que soit le nom pose avec force sa propre position, exprimée à
que chacun se plaît à lui donner – et que cette deux reprises dans les premières lignes par le
substance change d’aspect et de propriété sous la verbe fhmiv, qui prend ici le sens fort d’affirmer,
contrainte du chaud et du froid, et devient douce soutenir (cf. aussi l. 5) ; et également par le rappel
ou amère, blanche ou noire, bref, subit des modi- de la démonstration (Eijpw;n... ajpofanei'n, l. 1)
fications multiples. Mais à mon sens, il n’en va qu’il a promise au chapitre 2.
nullement ainsi. [...] Je prétends, moi, que si
l’homme était un, jamais il ne souffrirait. Suppo- 3. Quels effets oratoires chers aux sophistes
sons même qu’il y ait souffrance : nécessairement peut-on reconnaître ici ?
le remède, lui aussi, serait un ; mais en fait il en Les écrits hippocratiques portent la marque du
existe plusieurs. C’est qu’il existe dans le corps bouillonnement intellectuel qui régnait à leur
plusieurs éléments qui, par une action réciproque, époque, et de l’influence des sophistes tant sur la
peuvent s’échauffer, se refroidir, se dessécher ou pensée que sur la forme. Car les sophistes, on le
s’humidifier anormalement, et ainsi produire des sait, n’étaient pas seulement des professeurs de
maladies. » rhétorique, ils étaient aussi et d’abord des maî-
– Les pluralistes : le fondateur de cette doctrine tres à penser. Il est tout à fait possible que la
est Empédocle, philosophe sicilien qui pose l’exis- thèse que combat l’auteur (le monisme) ait été
tence de quatre éléments fondamentaux (l’air, exposée à Cos par un sophiste en tournée.
l’eau, le feu et la terre), éternels, qui, selon leurs Mais les sophistes ont également mis à l’hon-
mélanges, donnent naissance à tous les êtres ; neur une certaine façon de structurer sa pensée
mais en s’affrontant et en se modifiant, ils font et de l’exprimer. Ils ont privilégié les couples de
aussi que rien n’est stable, tout est changement notions antithétiques, dont l’un des plus connus
dans l’univers. Empédocle avait aussi des théo- est l’antithèse fuvsiı / novmoı, qu’on retrouve
ries médicales, mais il n’a cependant pas appliqué dans le Gorgias de Platon. On voit ici ce couple de
sa thèse à ce domaine. En revanche, notre auteur, notions, non pas antithétiques comme chez
lui, a appliqué cette théorie pluraliste et son Platon, mais complémentaires ; et le mot novmoı
schéma quaternaire au domaine médical. désigne ici non pas la loi établie par les hommes
53
pour neutraliser la nature, mais l’usage (la déno- Précis grammatical
mination) qui a été imposé aux hommes par la ■ FORMES IONIENNES :
nature des choses. – l. 2 : ejovnta = o[nta
Autres groupes binaires : ou[te ta; crwvmata... – l. 5 : twujtov = to; aujtov
– l. 8 : ajllhvloisin = ajllhvloiı
prosorwvmena / ou[te th'/ ceiri; yauvonti (l. 9-10) ;
– l. 12 : ijdevhn = ijdevan
th;n ijdevhn / th;n duvnamin (l. 12) ; pu'r / u{dwr (l. 13) ; – l. 15 : eJwutou' = eJautou'
duvnamin / fuvsin (l. 15) ; antithèse moins directe- – l. 17 et 18 : didoi'ı = didw'/ı
ment exprimée entre chaud et froid (qermav / ■ PARFAIT PASSIF :
yucrav, l. 10-11) et sec et humide (xhrav / uJgrav, l. 11). On trouve ici plusieurs formes de parfait passif :
On trouve aussi des traces de symétrie de – infinitifs : diwrivsqai (l. 4), kecwrivsqai (l. 6)
construction, avec des membres de phrase de – indicatif : dihvllaktai (l. 12)
même longueur et des homéotéleutes (mots ■ PROPOSITION INFINITIVE :
Après un verbe déclaratif (négation ouj, infinitif à valeur
finissant par les mêmes sonorités) en parallèle,
temporelle ; on peut rappeler que fhmiv, à la différence
aux lignes 4-6, comme le montre la disposition de levgw, n’admet pas d’autre construction que la propo-
suivante : sition infinitive) :
– kata; novmon ta; ojnovmata diwrivsqai – l. 1 : Eijpw;n... ajpofanei'n. Pas de sujet exprimé (c’est le
– kata; fuvsin ta;ı ijdevaı kecwrivsqai même que celui du verbe principal) et futur dans la pro-
position infinitive.
ou encore aux lignes 9-10, mais avec des variantes
– l. 1 : a} a]n fhvsw to;n a[nqrwpon ei\nai. La proposition infi-
dans la disposition des mots : nitive dépendant de fhvsw a comme sujet to;n a[nqrwpon
– ou[te ta; crwvmata oJmoi'a faivnetai prosorwv- et comme attribut a{.
mena NB : la construction de la relative elle-même peut sem-
– ou[te th'/ ceiri; yauvonti oJmoi'a dokei' ei\nai bler difficile ; c’est soit un cas (rare) d’emploi de a[n avec
le futur, soit un emploi de a[n avec le subjonctif aoriste ;
formellement on ne peut pas décider.
En fait, cette phrase ne se comprend bien que par réfé-
OUVERTURES rence à ce qu’a dit l’auteur à la fin du chapitre 2 ; c’est en
quelque sorte une citation au style indirect de ce qu’il
– On trouve souvent, dans la Collection hippo- avait dit là au style direct (ejgw; me;n ajpodeivxw a} a]n fhvsw
cratique, la mention de médicaments destinés à to;n a[nqrwpon ei\nai). Il reprend ici la même formulation.
– l. 3 : fhmi; (tau'ta) ei\nai ai|ma kai; flevgma kai; colh;n
provoquer une évacuation « par le haut » (vomis-
xanqh;n kai; mevlainan.
sements) ou « par le bas », et également la men- – l. 5-7 : fhmi; suivi de trois propositions infinitives, kai;
tion de médicaments « phlegmagogues » ou oujdeni; aujtw'n twujto; o[noma ei\nai, e[peita kata; fuvsin
« cholagogues » ; mais il est très rare de trouver la ta;ı ijdevaı kecwrivsqai, kai; ou[te to; flevgma oujde;n ejoi-
mention d’un médicament qui évacuerait spécifi- kevnai...
– l. 10 : tau'ta... dokei' ei\nai ; dokei' (forme conjuguée) est
quement la bile jaune ou la bile noire. Il est vrai
ici construit comme un verbe d’opinion, avec l’infinitif,
que cette dernière apparaît ici comme une notion sans que le sujet de dokei' soit répété devant l’infinitif.
nouvelle, que l’auteur, dans le cadre de son sys- Après un verbe de volonté ou une expression imper-
tème quaternaire, s’efforce de mettre en rapport sonnelle (négation mhv, infinitif à valeur aspectuelle) :
avec l’une des quatre saisons (le sang prédomine j gkh... mh; e}n aujta; ei\nai (l. 11-13)
Anav
dans le corps au printemps, la bile jaune en été, la ■ EXPRESSION DU CONDITIONNEL :
bile noire en automne et le phlegme en hiver). Potentiels à l’optatif avec a[n qui sont plutôt des affirma-
tions atténuées :
Cette notion nouvelle et quelque peu arbitraire (à – l. 8 : Pw'ı ga;r a]n ejoikovta tau'ta ei[h
quoi ressemble au juste la bile noire ?) connaîtra – l. 13-14 : Gnoivhı d∆ a]n toi'sde
ensuite une très grande fortune dans l’histoire Éventuels (subordonnée au subjonctif avec a[n, principale
des idées. Avec Galien, la théorie esquissée chez au futur) :
Hippocrate deviendra plus systématique : la bile – l. 17 : h]n didoi'ı..., ejmei'tai
– l. 18 : kaqarei'tai, h]n didoi'ı
noire (colh; mevlaina) est reliée à la rate (et la bile – l. 19-20 : h]n trwvsh/ı..., rJuhvsetai
jaune à la vésicule biliaire), et est responsable des Tour mixte (subordonnée à l’optatif, principale au futur) :
tempéraments « mélancoliques ». eij didoivhı..., ejmei'taiv (l. 15-16 )
54
SÉQUENCE 3 LES SCIENCES EXACTES
4
LA MÉDECINE veines.
Le système des vaisseaux Cela n’empêchait pas les médecins de proposer
TEXTE
55
Polybe s’appuie sur ce trajet des vaisseaux pour jusqu’à l’oreillette gauche et, de là, dans le ventri-
indiquer les points où l’on doit pratiquer des sai- cule gauche, dans l’aorte et dans toutes les artères
gnées. s’éloignant du cœur, puis dans les porosités des
Comme on le constate, aucune de ces descrip- organes, dans les veines et, par les veines, vers la
tions n’accorde la moindre importance au cœur. base du cœur où le sang revient rapidement. »
2. Les affirmations d’Aristote lui-même vous L’ouvrage de Harvey fut très critiqué par ses
paraissent-elles toutes exactes ? contemporains ; sa découverte constituait une
La description d’Aristote (dont on n’a ici que le révolution, et détruisait l’enseignement tradi-
début) est plus satisfaisante dans la mesure où il tionnel qui reposait encore sur Aristote et Galien.
voit dans le cœur le point de départ du réseau À Paris, un professeur à la Faculté de médecine
sanguin ; cependant, lui aussi ne fait du cœur déclare que « la circulation est paradoxale, inutile
qu’un point de départ, et non un point d’arrivée ; à la médecine, fausse, impossible, inintelligible,
on verra dans la suite de la description qu’il absurde et nuisible à la vie de l’homme ». En
connaît l’existence des deux ventricules du cœur, Angleterre, en Allemagne, en Italie, on s’élève vio-
mais qu’il croit à l’existence d’un canal les reliant lemment contre lui. Un détracteur écrit, jouant
tous deux (il voit d’ailleurs trois cavités dans le sur le mot latin circulator signifiant « char-
cœur). Il serait trop long de donner ici l’ensemble latan » : « Je préfère me tromper avec Galien que
de sa description, qui s’étend sur plusieurs pages ; de suivre dans sa circulation un charlatan comme
mais il est évident que lui non plus n’a aucune Harvey. » Descartes, lui, prend la défense de
idée d’une circulation du sang. Harvey et Boileau commente ironiquement le
débat en publiant son « Arrêt burlesque » : « La
Cour fait défense au sang d’être vagabond, errer
OUVERTURES et circuler à travers le corps sous peine d’être
entièrement livré et abandonné à la Faculté de
Galien affirmera lui aussi qu’il existe une com- Médecine. Défend à la raison et à ses adhérents,
munication entre les deux ventricules, sans ima- de plus s’ingérer à l’avenir de guérir. »
giner de circulation du sang ; et sa théorie restera Harvey eut toutefois la satisfaction de voir avant
à la base de l’enseignement médical en France et sa mort sa théorie définitivement admise par les
en Europe, jusqu’au XVIIe siècle, où le médecin savants européens.
Harvey fera admettre (difficilement !) l’existence
d’une circulation du sang. Précis grammatical
En 1628 Harvey publie à Francfort Exercitatio Ana- ■ PARTICIPES PARFAITS :
– Actif : eijrhkovtwn (l. 2) ; teqnew'si (l. 3, 10 et 19)
tomica de Motu Cordis et Sanguinis in animalibus.
– Moyen-passif : dih/rhmevnoi~ (l. 10) ; leleptusmevnoi~
« Je commençai, écrit-il, à soupçonner qu’il exis- (l. 11)
tait une sorte de mouvement, comme dans un ■ COMPARATIFS ET SUPERLATIFS :
cercle. Ceci m’apparut plus tard véridique, le sang – comparatifs : provteron (l. 2) ; meivzwn (l. 16 et 17) ;
était propulsé par le battement du ventricule ejlavttwn (l. 16 et 18)
gauche et était distribué à travers les artères de – superlatifs : kuriwtavtwn (l. 4) ; mavlista (l. 5) ; megivstaı
(l. 11)
l’ensemble du corps ». La ligature d’un membre
lui permet, explique-t-il, de démontrer à la fois le ■ EXPRESSION DE LA CAUSE :
– mot de liaison gavr : l. 3, 6, 7, 9
mouvement du sang et la différence entre artères – substantif : ai[tion (l. 2)
et veines : « Le passage du sang dans les artères, – préposition + inf. substantivé : dia; to; sumpivptein
immédiatement consécutif à la transformation (l. 4-5) ; ejk tou' teqea'sqai (l. 18-19)
d’une compression serrée en une compression – subordonnée : ejpeidh;... ouj kalw'~ levgousin (l. 1)
lâche, le gonflement constant des veines au dessus
de la ligature, alors que les artères sont indemnes,
constituent la marque que le sang va des artères
aux veines et non en sens inverse. » Il décrit le
trajet du sang : « D’abord de l’oreillette droite au
ventricule, du ventricule à travers les poumons
56
SÉQUENCE 3 LES SCIENCES EXACTES
5
LA MÉDECINE En effet, dans le dernier tiers du Timée (à partir de
69 a), Platon explique comment les dieux ont
Les liens du corps
TEXTE
57
2. Quelles traces des théories hippocratiques – l. 35 : devant le génitif absolu kai; tou' tauvthı ijou'
yuvcontoı, wJı a ici un sens causal
➤ p. 64 pouvez-vous reconnaître ici ?
On retrouve évidemment la théorie des quatre ■ INTERROGATION DIRECTE ET INDIRECTE :
Deux interrogations directes :
humeurs, et l’idée que leur mélange équilibré – l. 12-13 : dia; tiv... kataleivpei televwı hJ yuchv …
produit la santé, et leur déséquilibre la maladie. – l. 30-32 : Tiv ga;r a]n a[llo tiı ei[poi... ajnairou'nta …
On retrouve aussi, comme chez Platon, reprenant Cinq interrogations indirectes :
les thèses d’Hipocrate dans le Timée, l’idée que le – l. 4-7 : oujdemivan ejpinow' diafora;n..., ajll∆ oujde; pw'ı...
régime modifie l’équilibre des humeurs. duvnait∆ a]n ejkteivnesqai
– l. 13-19 : oujc eu|ron... oujde; dia; tiv... eijı parafrosuvnhn
3. Peut-on se faire une idée de la personnalité de eJlkovmeqa, dia; tiv de; th'ı melaivnhı eijı melagcolivan,
Galien d’après ce texte ? dia; tiv de; to; flevgma kai; o{lwı ta; yuktika; paraivtia
De nombreux écrits de Galien laissent transpa- lhqavrgwn, ...kai; mevntoi kai; dia; tiv mwrivan ejrgavzetai
kwvneion poqevn
raître sa personnalité. On voit d’abord qu’il use
abondamment du « je » (oJrw', ejpinow', gignwvskw,
ejrw', wJı e[fhn) ; ensuite, il laisse transparaître un
tempérament véhément, comme le montrent les
négations accumulées (oujdemivan ejpinow' diafo-
ravn, oujde;n oujd∆ a[cri fantasivaı ejnnoh'sai deduvn-
OUVERTURES
hmai), désireux de faire partager ses propres
Remarque sur l’illustration des Prolongements
convictions en insistant sur le soin avec lequel il a
sur la médecine ➤ p. 69 : cette image porte la
essayé de trouver des bases à la thèse de Platon
légende Hippocrate refusant les présents d’Ar-
(pollavkiı ejpiskeyavmenovı te kai; zhthvsaı
taxercès, dessin à l’encre noire plume par Anne-
ejpimelw'ı, l. 5 ; Polla; zhthvsaı oujc eu|ron, l. 13-14).
Louis Girodet De Roussy-Trioson (1767-1824).
Bref, on voit un personnage à la fois très savant et
En fait, ce petit dessin à l’encre est une ébauche
plein de vivacité, voire un peu irascible. On pourra
du grand tableau de Girodet ornant le bureau du
préciser ce portrait de Galien en lisant l’ouvrage de
Président de l’Académie de Médecine de Paris. On
Paul Moraux, Galien de Pergame, Souvenirs d’un
y voit la même scène avec les personnages cette
médecin (© Belles Lettres, 1985), qui est une édition
fois vêtus, Hippocrate d’un tissu brun, et les
des passages de Galien où ce dernier parle de lui.
Perses de vêtements blancs marquant le deuil
chez eux. On peut facilement trouver le tableau
Précis grammatical
sur Internet.
■ PROPOSITIONS PARTICIPIALES :
Les verbes de perception se construisant avec une propo- L’épisode relie deux moments de la biographie
sition participiale : d’Hippocrate qui relèvent probablement de la
– l. 1-2 : ta;ı kravseiı oJrw' pampoluv te diafevrousaı légende. D’un côté, il est certain qu’Hippocrate
ajllhvlwn kai; pampovllaı ou[saı est passé à Athènes à un moment de sa vie, et on
– l. 19-20 : o} pavscon oJrw'men uJp∆ aujtou' to; sw'ma
a voulu lui attribuer un rôle (qu’il n’a certaine-
– l. 30-32 : qewvmenoı ta; yuvcontav te kai; uJperqermaiv-
nonta favrmaka paracrh'ma to;n prosenegkavmenon ment pas joué) dans la lutte contre la grande épi-
ajnairou'nta démie (« peste » ?) qui ravagea Athènes au début
– l. 33-34 : Tou;ı dhcqevntaı gou'n uJpo; th'ı ajspivdoı de la guerre du Péloponnèse. Par ailleurs, on sait
oJrw'men ajpoqnh/vskontaı aujtivka que les médecins pouvaient être embauchés par
Les génitifs absolus :
des rois ou des tyrans comme médecins person-
– l. 2-3 : ajswmavtou d∆ oujsivaı aujth'ı kaq∆ eJauth;n ei\nai
dunamevnhı, oujk ou[shı de; poiovthtoı (mais la construc- nels ; mais Hippocrate, lui, aurait refusé les offres
tion est ambiguë : ce génitif peut aussi dépendre de dia- du roi Perse Artaxerxès en disant qu’il ne servirait
foravn) jamais les ennemis de la Grèce. Les deux épisodes
– l. 35 : kai; tou' tauvthı ijou' yuvcontoı ont été fondus en un seul dans la légende qui
■ SYNTAXE DE wJı : s’est créée autour d’Hippocrate : la Perse aurait
On trouve trois wJı dans le texte : été elle-même touchée par la peste, et Hippo-
– l. 9 : wJı introduit une proposition complétive dépendant
de gignwvskw, développant la proposition participiale qui
crate aurait refusé d’aller lui apporter son aide,
précède (ejkei'no safw'ı kai; ejnargw'ı fainovmenon) en dépit des supplications des Perses et des offres
– l. 28 : wJı e[fhn, comme je l’ai dit financières d’Artaxerxès.
58
SÉQUENCE 3 LES SCIENCES EXACTES
6
Bibliographie sur l’âme LA ZOOLOGIE
La chasse aux crocodiles
TEXTE
On pourra consulter :
❙ le livre fort ancien, mais toujours intéressant en Égypte HÉRODOTE ➤ p. 70
d’Erwin ROHDE, Psyché : Le culte de l’âme chez les
Grecs et leur croyance à l’immortalité, © Payot, Traduction
1928, réédité en 1998 aux éditions Tchou, « Biblio-
thèque des introuvables » ; Voici maintenant quelle est la nature du croco-
❙ (en anglais) le livre de J. BREMMER, The Early Greek dile. Pendant les quatre mois de plein hiver, il ne
concept of the soul, © Princeton University Press, mange rien du tout. Quadrupède, il vit sur la
1983. terre ferme et dans les eaux tranquilles ; il pond et
fait éclore ses œufs à terre, passe au sec la plus
grande partie de la journée, mais la nuit entière
Bibliographie sur l’histoire dans le fleuve, dont l’eau est alors plus chaude
de la médecine en Grèce que l’air et que la rosée. De tous les êtres que nous
Ouvrages généraux : connaissions en ce monde, c’est lui qui de la plus
❙ Jacques JOUANNA, Hippocrate, Fayard, 1992 petite taille parvient à la plus grande ; les œufs
❙ Parmi les nombreuses histoires de la médecine, qu’il pond ne sont, en effet, guère plus gros que
on peut consulter : Charles LICHTENTHAELER, Histoire ceux de l’oie, et le petit qui en sort est en rapport
de la médecine, traduit de l’allemand par Denise avec l’œuf ; mais, en se développant, il arrive à
Meunier, © Fayard, 1978 mesurer jusqu’à dix-sept coudées ou davantage
Œuvres d’Hippocrate : Émile Littré en a publié encore. Il a des yeux de pourceau, de grandes
une édition bilingue en 10 volumes, Œuvres com- dents et des dents saillantes proportionnées à son
plètes d’Hippocrate, 1839-1861 (elle est toujours corps. Il est le seul animal qui ne possède pas de
éditée, mais la plupart des œuvres sont éditées langue ; il n’a pas non plus la mâchoire inférieure
séparément dans la « Collection des Universités mobile, mais il est aussi le seul des animaux qui
de France » (dite « Budé »). approche la mâchoire supérieure de l’inférieure.
Œuvres de Galien : seules quelques-unes sont Il a de fortes griffes, et une peau couverte
actuellement éditées avec une traduction fran- d’écailles, impénétrable, sur le dos. Il n’y voit pas
çaise : dans l’eau, mais à l’air sa vue est très perçante.
❙ De la bile noire, 1998, et Œuvres médicales choi- Traduction de Ph.-E. Legrand, © Les Belles Lettres (1930).
sies, 1994, traduction du latin et du grec par
Charles Daremberg, édition d’André Pichot, col- Vers le commentaire ➤ p. 70
lection « Tel », © Gallimard (tome I : De l’utilité des
parties du corps humain ; tome II : Des facultés
1. Quelles caractéristiques du crocodile semblent
avoir le plus étonné Hérodote ?
naturelles. Des lieux affectés. De la méthode théra-
Hérodote décrit ici à la fois le mode de vie et les
peutique, à Glaucon).
caractéristiques physiques du crocodile. Le ton se
❙ Dans la « Collection des Universités de France »
veut neutre et objectif : les phrases sont brèves et
(« Budé ») :
techniques, reliées seulement par dev ( [Ecei de;
GALIEN, Exhortation à l’étude de la médecine. Art
ojfqalmou;ı me;n uJovı, ojdovntaı de; megavlouı...,
médical, édition critique et traduction, de Véro-
l. 10-11 ; Tuflo;n de; ejn u{dati, ejn de; th'/ aijqrivh/ ojxu-
nique Boudon-Millot, 2000.
derkevstaton, l. 15-16). Le style est proche de la
GALIEN, Sur l’ordre de ses propres livres, Sur ses pro-
démonstration, comme le montre l’usage de gavr
pres livres, Que l’excellent médecin est aussi philo-
(l. 3, 5, 7) : ligne 3, celui-ci expose les manifesta-
sophe, édition critique et traduction de Véronique
tions, dans le mode de vie du crocodile, de sa
Boudon-Millot, 2007.
double nature cersai'on kai; limnai'on ; ligne 5, il
explique pourquoi le crocodile passe la nuit dans
l’eau ; ligne 7, il amène la démonstration que le
crocodile ejx ejlacivstou mevgiston givnetai.
59
Mais certains détails stylistiques trahissent Ce passage s’insère donc parmi d’autres dévelop-
l’étonnement de l’auteur. Voir par exemple, à pements sur les animaux du pays. Le crocodile
propos du mode de vie du crocodile, la place est certainement, pour un Grec, un animal très
caractéristique de oujdevn en dernière position (l. 2) extraordinaire. Et, comme on vient de le voir dans
dans la deuxième phrase, où l’on serait tenté de la réponse à la question précédente, Hérodote
marquer un temps d’arrêt et d’ajouter un point s’efforce d’adopter, dans sa description des parti-
d’exclamation : Tou;ı ceimeriwtavtouı mh'naı cularités de l’animal, un ton neutre et scienti-
tevsseraı ejsqivei... oujdevn ! Un autre détail signi- fique. Mais le dernier paragraphe, sur la chasse
ficatif est le rôle des négations : au lieu de décrire au crocodile, est d’un ton assez différent ; on est
positivement une caractéristique physique du tenté de parler ici de reportage, se rattachant au
crocodile, Hérodote le fait en utilisant des néga- genre moderne du journalisme.
tions, qui soulignent le fait que le crocodile pos- On peut d’ailleurs se demander si Hérodote a
sède une nature opposée à ce à quoi on pouvait réellement assisté à une telle chasse ; si c’était le
s’attendre : Glw'ssan de; mou'non qhrivwn oujk cas, il l’aurait sans doute précisé. Il prétend qu’il
e[fuse: oujde; kinevei th;n kavtw gnavqon (l. 12). Une existe plusieurs manières de chasser le crocodile
mention insistante du fait que l’animal est seul à (sans s’étendre sur les autres), et qu’il va décrire
posséder telle ou telle caractéristique souligne « celle qui lui paraît le plus digne d’être rap-
encore l’étonnement d’Hérodote : Pavntwn de; tw'n portée » ; on peut imaginer qu’il veut dire : « la plus
hJmei'ı i[dmen qnhtw'n (l. 6-7), le crocodile est le extraordinaire ». De fait, « pêcher » le crocodile
seul à offrir une telle différence de taille entre avec un hameçon n’est sans doute pas chose facile ;
celle qu’il a à la naissance et à l’âge adulte ; et surtout, « lui enduire les yeux avec de l’argile
Glw'ssan de; mou'non qhrivwn oujk e[fuse: oujde; délayée » ne doit pas être une mince affaire !
kinevei th;n kavtw gnavqon (l. 12-13), le crocodile est
seul à n’avoir pas de langue (ce qui est faux,
d’ailleurs, il en a bien une, très petite), et seul à OUVERTURES
mouvoir la mâchoire supérieure (ce qui est vrai).
Comment chasse-t-on en fait le crocodile ? Il
2. Est-ce là, selon vous, le récit d’un historien ? semble que les techniques varient d’un pays à
d’un scientifique ? À quel genre moderne le rat- l’autre. Un cahier d’écolier de 1907 édité par
tacheriez-vous ? « L’imagerie de Pont-à-Mousson » (Louis Vagné
Ce développement ne relève évidemment pas de Imprimeur-Éditeur) offre l’image d’une chasse au
l’histoire dite événementielle ; mais un historien crocodile à Ceylan avec cette notice assez hor-
peut fort bien, à l’occasion d’un épisode histo- rible : « L’Anglais, toujours à la recherche d’un
rique, s’arrêter sur le contexte géographique. On sport nouveau, a découvert ce genre de chasse.
pouvait donc s’attendre à ce que, à l’occasion de Après avoir observé les habitudes de tel crocodile
la campagne du roi de Perse Cambyse en Égypte, ou gavial du Gange qui vient dormir au soleil ou
l’historien donne des détails sur les régions tra- quêter sa proie, il fait marché avec de misérables
versées par l’armée perse, sur les usages, sur le parents, dont la faim pourrait être la seule excuse,
paysage, voire sur la faune et la flore. pour l’achat d’un de leurs tout jeunes enfants,
Mais ce qui aurait dû ne faire l’objet que d’une qu’il attache à un piquet sur la rive. Le crocodile,
brève parenthèse de la part d’Hérodote occupe attiré par les cris du pauvre petit être, s’avance
un livre entier, le livre II de ses Histoires. L'histo- pour le saisir ; c’est alors que le chasseur, s’il est
rien, qui a lui-même séjourné un certain temps adroit, le tue du premier coup en visant à l’un des
en Égypte (il y fait plusieurs fois allusion), ne rares endroits vulnérables de l’horrible bête, l’œil
résiste pas à l’envie de parler de tout ce qu’il a vu surtout ou le défaut de l’épaule. Si l’Anglais
à des lecteurs certainement friands de ce genre manque l’énorme reptile, c’en est fait du malheu-
de détails. Il faut d’ailleurs se souvenir que reux enfant. » À en croire cette notice, l’enfant
l’Égypte jouit d’un grand prestige aux yeux des joue ici le rôle d’appât tenu par le porcelet chez
Grecs du Ve siècle : presque tous les sages célèbres Hérodote, où on ne sacrifiait tout de même pas le
sont censés y avoir séjourné. porcelet vivant !
60
SÉQUENCE 3 LES SCIENCES EXACTES
En Guyane française, des personnes ayant parti- formaient un chœur ; ils levaient et pliaient les
cipé récemment à de telles chasses rapportent membres de devant tour à tour et ils réglaient eux
que le crocodile se chasse la nuit ; il est effective- aussi leur pas sur le rythme que leur donnait le
ment dans l’eau, et non sur la terre ferme, et on le musicien.
repère à ses yeux rouges qui brillent dans l’obs- Traduction de P. Chantraine, © Les Belles Lettres (1927).
curité... Il ne reste plus qu’à viser.
On pourra inviter les élèves à poursuivre la Vers le commentaire ➤ p. 71
recherche !
1. Quelles qualités l’emploi de l’adjectif qumov-
Précis grammatical sofoı (l. 7) implique-t-il ?
L’adjectif est traduit par intelligent dans le dic-
■ FORMES IONIENNES :
– l. 1 : toihvde = toiavde tionnaire Bailly. Mais le sens est sans doute plus
– l. 2 : tevsseraı = tevttaraı ; ejo;n = o]n complexe, si l’on songe aux deux éléments qui
– l. 4 : pollo;n = polu;n composent l’adjectif. Le qumovı est en effet le siège
– l. 6 : aijqrivhı = aijqrivaı ; i[dmen = i[smen de l’intelligence, mais aussi celui des sentiments
– l. 7, 9 : givnetai = givgnetai
et des passions. Or les exemples que cite Arrien
– l. 8 : chnevwn = chnw'n ; mevzona = meivzona ; neossovı
= neottovı dans la première partie du texte appartiennent
– l. 10 : mevzwn = meivzwn bien à ce deuxième aspect : les éléphants font
– l. 12 : glw'ssan = glw'ttan ; mou'non = movnon ; kinevei preuve de bravoure, de dévouement, d’affection,
= kinei' dans leur comportement au combat et leurs rela-
– l. 13 : mou'non = movnon
tions avec leur cornac. Par ailleurs, la sofiva
– l. 16 : aijqrivh/ = aijqriva/
– l. 17 : sfewn = sfwn ; w\n = ou\n implique à la fois science et sagesse, et c’est bien
– l. 18 : dokevei = dokei' d’une sorte de science, de savoir-faire, que témoi-
– l. 19 et 23 : ejpea;n = ejph;n gnent les éléphants, puisqu’on arrive à les dresser
– l. 20 : ceivleoı = ceivlouı au rythme et à la danse. C’est d’ailleurs grâce à la
– l. 24 : w\n = ou\n
musique, si l’on en croit les premières lignes du
– l. 25 : eujpetevwı = eujpetw'ı
texte, que les éléphants parviennent à surmonter
l’abattement consécutif à leur capture, et accep-
7
LA ZOOLOGIE tent de se laisser apprivoiser.
Le dressage des éléphants en L’adjectif qumovsofoı a été employé par des écrivains
TEXTE
61
éléphants de combat ; il n’en a sans doute pas vu – Ce qui frappe au premier abord, c’est qu’Arrien,
lui-même, et les exemples qu’il cite proviennent à la différence d’Hérodote, ne donne aucun ren-
certainement de sources orales ou écrites, comme seignement scientifique sur l’éléphant (sa mor-
le précise ici le traducteur Pierre Chantraine phologie, ses habitudes de vie, ses particularités).
(peut-être abusivement) en traduisant un simple Il n’insiste pas, comme aurait pu le faire Héro-
tinevı (l.7) par on en cite qui... dote, sur les côtés « monstrueux » de son phy-
Inversement, Arrien souligne dans la seconde sique (sa taille, sa trompe, ses oreilles, etc.). On
partie du texte que lui-même a vu (ei\don de; pourrait supposer qu’Arrien donne ces éléments
e[gwge, l. 13) des éléphants qui manifestement fai- avant ou après le texte proposé ; en fait, il n’en est
saient partie d’un spectacle, dans un défilé ou rien (peut-être estimait-il que ses lecteurs en
une arène, et dont l’activité fait songer à ce qu’on connaissaient déjà l’essentiel) ; les seuls détails
peut voir de nos jours dans des cirques. un peu techniques, donnés à la suite du texte,
sont les suivants :
« La monte (= l’accouplement) se fait au prin-
OUVERTURES temps, comme pour la vache ou la jument, quand
les ouvertures que les femelles ont près des tempes
Depuis quand les Grecs et les Romains connais-
s’ouvrent et dégagent une odeur. Elles portent
saient-ils les éléphants ? On trouve de l’ivoire tra-
leurs petits au moins 16 mois et au plus 18. Elles
vaillé chez les Mycéniens, mais c’est seulement
ne mettent au monde qu’un seul petit, comme la
avec Alexandre (à la fin du IVe siècle avant J.-C.)
jument, et elles le nourrissent de leur lait jusqu’à
que le monde occidental a commencé à connaître
8 ans. La durée de vie des éléphants est au plus de
un peu mieux les éléphants. Alexandre a été le
200 ans ; beaucoup meurent de maladie sans
premier à affronter des éléphants de combat en
atteindre cet âge. Pour leurs yeux, on emploie
326, lors de sa bataille contre Poros (roi du Pen-
comme remède le lait de vache qu’on y verse ;
djab) et ses deux cents éléphants ; les troupes
pour les autres maladies, le vin rouge qu’on leur
d’Alexandre apprirent vite à les neutraliser en
fait boire ; pour leurs blessures, on y met de la
leur coupant les jarrets, ou en disposant des plan-
viande de porc cuite, dont on leur fait une appli-
ches hérissées de clous sur leur passage. Les suc-
cation. Voilà comment les Indiens soignent leurs
cesseurs d’Alexandre, Ptolémées (en Égypte) et
éléphants. »
Séleucides (en Asie), utilisèrent à leur tour des
– On voit donc bien que l’approche d’Arrien se
éléphants, mais en petit nombre, car ils sont fra-
limite aux usages de l’Inde : la façon dont on cap-
giles, coûteux, et parfois dangereux. Hannibal,
ture les éléphants (avant le texte), dont on les
comme on sait, parvint à faire passer les Alpes à
apprivoise (dans le texte), dont on les soigne
quelques-uns d’entre eux pour combattre les
(après le texte) dans ce pays lointain. Hérodote,
Romains. Les Romains ne les utilisèrent guère
lui, a une approche différente, qui mêle la
eux-mêmes au combat, mais il leur arriva d’y
description scientifique de la nature de l’animal
recourir pour des manifestations de prestige ou
(➤ p. 70, TEXTE 6, l. 1 : Tw'n de; krokodeivlwn fuvsiı
des jeux du cirque. Pompée fit tirer son char
ejsti; toihvde) et l’évocation plus spécifique à
triomphal à Rome par des éléphants, et Cicéron
l’Égypte des usages locaux en matière de chasse
raconte dans une lettre que les spectateurs
au crocodile.
furent pris de pitié devant ceux que ce même
– Par ailleurs, Arrien, qui n’est pas allé en Inde,
Pompée présenta aux jeux qui inauguraient son
évoque un spectacle qu’il a vu de ses yeux ; on
nouveau théâtre.
pourrait dire que cela confère une garantie
3. Comparez cette présentation d’un animal d’authenticité à ce qu’il rapporte seulement par
extraordinaire à celle d’Hérodote dans le texte ouï-dire. Inversement, Hérodote, qui a séjourné
précédent (choix des anecdotes, perspective en Égypte, n’évoque aucune expérience person-
scientifique, style). nelle qui lui aurait permis d’approcher les croco-
On est sans doute d’abord sensible aux diffé- diles. On peut en conclure, au choix, qu’il n’a
rences entre les deux textes. jamais vu lui-même de crocodile, ou qu’il s’astreint
62
SÉQUENCE 3 LES SCIENCES EXACTES
à garder le ton impersonnel d’un scientifique qui marchent, volent ou nagent, d’autres vivent
objectif. indifféremment dans l’un ou l’autre état. Parmi
– Néanmoins, on remarquera une démarche les animaux qui vivent en troupes, comme parmi
commune dans les deux passages tels qu’ils sont les solitaires, les uns ont un instinct social les
délimités ici : tous deux commencent par évo- autres vivent chacun pour soi. Des oiseaux qui
quer des généralités sur l’animal, avant de ter- vivent en troupes, citons le genre des pigeons, la
miner par une anecdote précise qui réveille grue, le cygne (les oiseaux à serres recourbées ne
l’intérêt par la vivacité du récit et les images plai- vivent jamais en troupes), et parmi les animaux
santes ou inquiétantes qu’elle offre à l’imagina- nageurs de nombreuses espèces de poissons,
tion du lecteur. comme ceux qu’on appelle migrateurs, les thons,
les pélamides, les bonites. L’homme appartient
Précis grammatical aux deux catégories. Ont l’instinct social, les ani-
■ FORMES IONIENNES : maux qui agissent tous vers un but commun, ce
– h à la place de l’a long : ajqumivhı = ajqumivaı (l. 3) ; qui n’est pas toujours le cas de ceux qui vivent en
metanoivhı te kai; ajqumivhı = metanoivaı te kai; ajqumivaı
(l. 11-12)
troupes. Sont ainsi les hommes, les abeilles, les
– datifs pluriel en -aisi et -oisi : wj/dai'siv te kai; tump guêpes, les fourmis, les grues. [...]
avnoisi kai; kumbavloisin = wj/dai'ı te kai; tumpavnoiı kai; Certains animaux émettent des sons, d’autres
kumbavloiı (l. 4-5) sont muets, d’autres possèdent une voix : parmi
– contractions non faites : sitevesqai = sitei§sqai ces derniers les uns ont un langage articulé, les
(l. 3) ; ojrceomevnouı = ojrcoumevnouı (l. 13) ; kaleomevnh/ =
kaloumevnh/ (l. 15) ; ojrceovmenoi = ojrcouvmenoi (l. 17) ;
autres non. Les uns sont bavards, les autres taci-
skevlea = skevlh (l. 19) ; uJfhgeveto = uJfhgei'to (l. 20) turnes ; les uns sont des chanteurs, les autres non.
On pourra mentionner aussi l’usage de ejı au lieu de eijı Tous ont en commun de chanter et de babiller
(l. 10), mais il ne s’agit pas d’un usage réservé à l’ionien ; surtout à la saison des amours.
c’est aussi une forme dite de vieil attique, utilisée par Certains vivent dans les plaines, comme le ramier,
exemple par Thucydide.
d’autres dans les montagnes, comme la huppe,
■ DÉCLINAISON DU DUEL : d’autres avec les hommes, comme le pigeon
Les duels sont nombreux dans l’épisode final (l. 8-20) :
kumbavloin (l. 13), pro;ı toi'n skeloi'n toi'n e[mprosqe commun.
proshrthmevnoin (l. 14-15), pro;ı eJkatevroin toi'n skeloi'n Les uns sont ardents à l’amour, comme le genre
(l. 17). des perdrix et des coqs, les autres sont d’un tem-
■ LES VERBES IRRÉGULIERS : pérament froid, par exemple le genre des oiseaux
– l. 1, a[gonteı : a[gw, a[xw, h[gagon, h\ca ; aJlovntaı : aJlivs- de la famille des corbeaux ; ceux-là s’accouplent
komai, aJlwvsomai, eJavlwn, eJavlwka rarement.
– l. 2, (ejm)fagei'n : ejsqivw, e[domai, e[fagon, ejdhvdoka
– l. 8 et 12, ajpoqanovntaı, ajpevqanen : ajpoqnhv/skw, ajpoqa-
Parmi les animaux marins, les uns vivent en haute
nou'mai, ajpevqanon, ajpotevqnhka mer, d’autres sur le bord du rivage, d’autres dans
– l. 10, (ejx)hvnegkan (forme athématique pour l’aoriste les rochers.
plus fréquent ejxhvnegkon) : fevrw, oi[sw, h[negkon, ejnhv- D’autre part, certains animaux sont agressifs pour
noca se défendre, d’autre restent sur la défensive : les
– l. 10, pesovntwn : pivptw, pesou'mai, e[peson, pevptwka
– l. 12, ei\don : oJravw-w', o[yomai, ei\don, eJwvraka (eJovraka)
premiers sont ceux qui attaquent ou repoussent
– l. 19, e[bainon : baivnw, bhvsomai, e[bhn, bevbhka l’agresseur, les seconds sont ceux qui ont en eux-
mêmes un moyen de défense qui les protège.
Traduction de P. Louis, © Les Belles Lettres (1964).
8
LA ZOOLOGIE
Différences entre
TEXTE
Vers le commentaire ➤ p. 73
les animaux ARISTOTE ➤ p. 72 1. Que pensez-vous de la distinction entre
eujgenhvı et gennai'oı (l. 39-40) ?
Traduction Les deux mots sont formés sur la même racine
Voici encore des différences relatives à la manière *gen désignant la naissance, la famille, la race ; et
de vivre et d’agir. Certains animaux vivent en selon le dictionnaire, ils ont à peu près le même
troupe, d’autres solitaires, qu’il s’agisse d’animaux sens : de bonne race, de bonne famille, noble et
63
finalement doté de nobles sentiments. Aristote, évidence au genre humain : par exemple, ligne 37,
lui, introduit une différence qui privilégie dans un quand il parle d’animaux ajneleuvqera kai; ejpiv-
cas le concept de qualité (fondé sur le préfixe boula, littéralement ayant des sentiments indi-
euj-), dans l’autre celui de race (fondé sur la racine gnes d’un homme libre et aimant tendre des
gen-). pièges ; ou encore ligne 44, à propos du paon,
L’animal simplement gennai'oı ne fait que pré- d’animaux fqonera; kai; filovkala, littéralement
server les caractéristique de sa race (tant mau- envieux et qui aiment l’élégance. De même,
vaises que bonnes) : il ne « dé-génère » pas, en comme on l’a vu plus haut, il établit entre les
donnant au mot français son sens premier ; c’est espèces (plus ou moins consciemment ?) une
l’idée que le traducteur s’est efforcé de conserver sorte de hiérarchie sociale reflétant la société
en employant aussi le mot de racé, auquel il ne humaine. Il y a d’un côté les princes et les aristo-
faudrait pas donner de connotation positive. On crates, les eujgenei'~ ; de l’autre, il y a ceux qui sont
pourrait presque dire qu’ici, le mot gevnoı est sim- doux (pra'a), capables d’attachement (qwpeu-
plement l’équivalent de fuvsiı (to; mh; ejxistav- tikav), faciles à apprivoiser (tiqasseutikav), dont
menon ejk th'~ auJtou' fuvsew~). on voit bien qu’ils représentent la classe des
L’animal eujgenhvı, lui, est issu d’une race (gevnoı) sujets. Entre les deux, il y a les animaux sauvages,
qui n’a que des qualités positives : eujgene;~ me;n rebelles ou dangereux, qui représentent en
gavr ejsti to; ejx ajgaqou' gevnou~. On pourrait dire somme les non-civilisés ou les barbares.
ici qu’Aristote fait preuve de racisme !
2. Où voit-on qu’Aristote traite l’homme comme Précis grammatical
un « animal » parmi d’autres ? ■ DÉCLINAISON DES ADJECTIFS :
Ils sont trop nombreux ici pour qu’on les relève. Le pro-
On est tenté de répondre : partout ; car c’est assu-
fesseur choisira ceux qu’il veut faire décliner.
rément l’intention d’Aristote. Il parle constam-
■ DÉCLINAISON DE to; h\qoı :
ment des espèces animales en général, et prend Il suffit de se reporter à la déclinaison de to; tei'coı :
soin de ne pas mentionner systématiquement to; h\qoı, tou' h[qouı, tw'/ h[qei, ta; h[qh, tw'n hjqw'n, toi'ı
l’homme, mais de le citer de temps à autre h[qesi(n).
comme exemple parmi les autres espèces ; par
exemple : [Esti de; toiou'ton a[nqrwpo~, mevlitta,
9
L'ASTRONOMIE
sfhvx, muvrmhx, gevrano~ (l. 16-17).
Le regard d’Hésiode
TEXTE
10
L'ASTRONOMIE
gories envisagées, celles qui ont l’instinct social
…et celui d’Aratos
TEXTE
64
SÉQUENCE 3 LES SCIENCES EXACTES
dei'xai (v. 11), suskiavsai et ajfuvssai (v. 12), memnh- règle le cours des astres et le moment du solstice
mevno~ ei\nai (v. 15 ; on notera au passage, à propos (v. 2), l’Océan a un « cours sacré » (v. 3), l’hirondelle
de ce dernier exemple, que le sujet d’un infinitif est « la fille de Pandion » (v. 4), le vin est « le don
d’ordre se met au nominatif et non à l’accusatif). de Dionysos » (v. 13).
La description du mouvement des astres est donc Chez Aratos, cette perspective mythologique est
orientée vers cette indication finale pratique ; elle beaucoup moins présente dans sa vision du
n’est pas en elle-même le but d’Hésiode. monde. Il invoque bien Zeus et les Muses au
Aratos, lui, a un objectif qui se veut plus com- début du poème (v. 1-4), mais la description qui
plexe. En fait, il est double. Son poème des Phéno- suit (v. 5-15) est uniquement technique. On voit
mènes est l’adaptation en vers d’un texte (perdu) ensuite reparaître la mythologie aux vers 16-21,
en prose d’Eudoxe de Cnide, astronome, géo- pour rappeler la légende des deux Ourses ; mais
mètre et philosophe du IVe siècle. L’objectif que se ensuite, la description redevient technique
propose Aratos est donc de mettre un texte tech- jusqu’à la fin du texte. On a plutôt l’impression
nique à la portée du grand public, en le parant de se trouver ici devant un ouvrage d’érudition,
d’ornements poétiques sans trahir le contenu qui insère des informations mythologiques au
scientifique. On peut donc dire qu’en décrivant la milieu des informations techniques ; mais on ne
place et le mouvement des astres dans l’univers, peut pas dire qu’Aratos voie le ciel à la façon d’Hé-
il a aussi un objectif didactique. siode, comme un lieu peuplé de divinités.
Mais il a indiscutablement, en même temps, un 3. Relevez les procédés (forme, thèmes, style,
objectif poétique, comme l’indique l’invocation lexique) qui donnent à ces œuvres didactiques
aux Muses ; il veut faire de son poème une œuvre une dimension poétique. Jugez-vous efficace
de célébration et d’admiration devant les mer- cette forme d’exposé ?
veilles de l’univers. Il veut donner à la forme une Un esprit moderne est tenté de se demander si la
grandeur et une majesté à la hauteur du sujet ; et forme poétique est bien adaptée à un exposé
comme ce sujet est beaucoup plus technique scientifique, et l’on peut éprouver l’envie de « tra-
que chez Hésiode, l’élaboration poétique requiert duire » en langage compréhensible les indica-
plus de subtilité. tions données par chacun des textes.
L’entreprise en tout cas fut réussie, puisque le – Que dit Hésiode, finalement ? Qu’il faut tailler
poème fut aussitôt célèbre et commenté (on a les vignes à la fin de février (v. 1-6), vendanger au
conservé le plus important commentaire, celui début de l’automne (v. 7-13), et semer aussitôt
d’Hipparque, IIe siècle). Cicéron a traduit le poème, après (avant l’arrivée de l’hiver, v. 13-16).
ainsi qu’Avienus au IVe siècle après J.-C., et Virgile – Que dit Aratos ? Il explique (beaucoup plus clai-
l’a imité dans les Géorgiques. C’est sans doute la rement qu’Hésiode) que la terre est sphérique et
traduction latine de Cicéron (sous le titre d’Aratea, immobile au centre de l’univers, traversée par un
dont il reste environ 500 hexamètres) qui a axe immobile terminé par deux pôles ; autour du
permis au poème de rester connu tout au long du pôle Nord tournent les astres visibles en Grèce,
Moyen Âge. en particulier les deux Ourses, qui servent de
2. Quelle est la place de la mythologie dans repères aux marins.
chacun des deux textes ? Alors, pensera-t-on peut-être, pourquoi ne pas
Elle occupe une grande place dans les deux dire les choses simplement ? Mais il faut se sou-
textes ; mais elle est plus présente dans le texte venir de trois choses :
didactique d’Hésiode. Sans doute, certains astres – D’abord, il y a dans la littérature grecque une
sont évoqués directement : la constellation d’Arc- tradition d’expression poétique antérieure à la
ture (v. 2-3), Orion, Sirius, les Pléiades, les Hyades ; littérature en prose : les premiers écrits qui se
mais on a bien l’impression que sous ces noms, voulaient scientifiques ont été écrits en vers ; la
Hésiode évoque leur équivalent mythologique et prose n’est apparue qu’au VIe siècle, et pour
qu’il voit le ciel peuplé, non pas d’astres, mais de Hésiode, il n’y avait pas d’autre expression envi-
personnages : Orion, Sirius, l’Aurore aux doigts de sageable.
rose. La perspective mythologique est évidente – Ensuite, la poésie apparaît aussi comme un
dans l’organisation du monde : c’est Zeus qui moyen mnémotechnique supérieur à la prose,
65
dans la mesure où ce qui est formulé en vers est exemple, borevao, v. 11) ou en -oio (par exemple, wjkea-
plus facile à retenir. noi'o, v. 12).
– Enfin, dans toute l’Antiquité (et encore en On trouve même des distensions, comme tro-
France jusqu’au XVIIIe siècle), la forme poétique covwsi (v. 13) et perovwsi (v. 25).
est jugée supérieure à la prose. On peut donc Il emploie aussi le lexique d’Homère (par exemple,
penser que, dans le cas d’Aratos, il s’agissait d’une h[mata, v. 6 ; min, v. 10, 12, 18, etc.).
sorte de défi à relever : donner le prestige de la Cette coloration archaïsante donne visiblement
forme poétique à un écrit destiné primitivement un caractère artificiel à l’expression d’Aratos, mais
à un petit cercle de scientifiques, et lui assurer lui confère en même temps le prestige du recul
ainsi une diffusion dans le grand public. dans le temps. En outre, la majesté du verbe cor-
Comment les deux auteurs sont-ils parvenus à respond à la majesté du sujet et à l’ampleur de la
leur fin ? Outre la rédaction en vers « épiques », le vision de l’univers.
fait d’insérer la mythologie dans l’exposé est cer- Enfin, dans le poème d’Aratos, il faudrait remarquer
tainement le premier moyen de donner à celui-ci que, comme le fera plus tard Pascal dans sa Pensée
une dimension poétique (voir question précé- sur les deux infinis, l’auteur accumule les termes
dente). Mais on trouve aussi dans le style et le évoquant l’immensité et l’éternité (mevga, pa'ı,
lexique des procédés proprement poétiques : aijeiv, oujranovı, ajtavlantoı, etc.) ; à cette vision ver-
– Pour Hésiode, sa langue est analogue à la tigineuse, qui relève plus de l’imagination que de
langue homérique. Il faut rappeler ici que celle-ci la perception, s’oppose, de façon certainement cal-
est une langue « poétique » artificielle, qui n’a culée, l’image limitée dans l’espace et charmante
jamais été parlée par personne : un mélange d’ar- de l’enfant Zeus nourri dans la grotte crétoise.
chaïsmes, d’ionismes, d’éolismes, avec beaucoup 4. Scandez le vers 11 du texte 9 et le vers 5 du
de mots composés ; pour le style, beaucoup texte 10.
d’images et d’expressions formulaires. Hésiode, vers 11 :
On retrouve bien ici, dans le texte d’Hésiode, des – – –+ + – + + – + + –
formes archaïques comme h[mata pour hJmevraı, dei'xai / d∆ hjeliv/w/ // devka / t∆ h[mata / kai;
des génitifs en -oio (hjelivoio – sans aspiration ini- + + – +
devka / nuvkta~
tiale –, ∆Wkeanoi'o, iJstamevnoio), des particules ou La coupe est ici penthémimère.
des adverbes accumulés (dhv rJa tovt∆, v. 2 ; tovt∆ Aratos, vers 5 :
e[peit∆, v. 15). Hésiode lui-même semble avoir créé – + + – + + – + + – + +
OiJ me;n oJ / mw'ı polev/eı te // kai; / a[lludiı /
des adjectifs composés comme les affectionne la – + + – +
poésie : les hapax ajkroknevfaio~, qui agit à la fin a[lloi ej/ovnteı
de la nuit (v. 4), ojrqogovh, au cri aigu (v. 5). La coupe est ici troisième trochaïque (après le
On trouve aussi des formules homériques comme trochée – + du troisième pied).
iJero;n rJovon ∆Wkeanoi'o (v. 3), rJododavktulo~ ∆Hwv~ Après cette coupe, la diphtongue kaiv est notée
(v. 9), to; sqevno~ ∆Wrivwno~ (v.14), qui donnent au comme une brève, parce qu’elle se trouve en hiatus
texte de la majesté poétique. à un temps faible de même que la diphtongue -oi
Enfin, Hésiode insère dans son poème, pour évo- au 5e pied.
quer l’arrivée du printemps, la gracieuse image
de l’hirondelle s’élançant vers la lumière. Précis grammatical
– Pour Aratos, les procédés sont encore plus visi- ■ L ES RÉPONSES AUX POINTS 1, 2 ET 4 SONT DÉJÀ DONNÉES
bles ; car tout en donnant des renseignements CI-DESSUS.
beaucoup plus précis et techniques qu’Hésiode, il ■ LES SUBORDONNÉES TEMPORELLES :
utilise une forme « homérique ». Non seulement Le texte d’Hésiode présente quatre exemples de subor-
il utilise le vers « épique », mais il emploie aussi la données exprimant la répétition dans le présent ; elles
morphologie d’Homère : h au lieu de a (par exemple, sont au subjonctif, introduites par eu\t∆ a[n (Eu\t∆ a]n...
ejktelevsh/, v. 1 ; Eu\t∆ a]n... e[lqh/... i[dh/ te, v. 8) et ejphvn
protevrh genehv, v. 2), double s (metanivssetai, v. 7),
(ejph;n... duvnwsin, v. 13-15) ; à chaque fois, la principale est
absence de contractions (ejonv teı, v. 5 ; kalevontai, un infinitif d’ordre.
v. 13 ; forevontai, v. 15 ; o[reoı, v. 19), datifs en -oisi Le texte d’Aratos est essentiellement composé de pro-
(par exemple, ajnqrwvpoisin, v. 1), génitifs en -ao (par positions indépendantes, et ne présente que très peu de
66
SÉQUENCE 3 LES SCIENCES EXACTES
subordonnées. On trouve cependant une subordonnée d’appuyer leur conviction sur une démonstration
temporelle au vers 21 (o{te Krovnon ejyeuvdonto). Introdui- scientifique (cf. l’emploi de tekmhvrion, l. 14).
te par o{te avec un verbe à l’imparfait de l’indicatif, elle
Ce qui est intéressant ici, c’est de voir que, de
exprime un fait réel à un moment du passé.
l’aveu même d’Aristote, il n’est pas lui-même le
premier à croire en la sphéricité de la Terre ; mais
11
L’ASTRONOMIE il ne donne pas de nom ici ; pour les noms qui ont
été avancés ➤ DOSSIER p. 78 du manuel.
À propos de la planète
TEXTE
67
On pourra aussi inviter les élèves à relever dans le moderne... et qu’Aristote a tort de croire à l’im-
texte les emplois de dokei'n et ses composés, de mobilité d’une Terre située au centre du monde !
lovgoı et ses composés, et de faivnesqai et ses 3. Quels sont les arguments d’Aristote qui vous
composés. Le premier terme est employé pour ont le plus intéressé(e), que ce soit dans la har-
exposer l’opinion, la théorie (l. 2, 7, 13, 48) ; le diesse de la pensée ou dans la méthode de
second pour le raisonnement et la démonstration démonstration ?
(l. 9, 18, 29). C’est le troisième terme qui est le plus Chacun pourra exposer son opinion ; mais deux
intéressant. Aristote l’emploie pour désigner ce passages sont particulièrement intéressants :
qui relève des sens, du visible (cf. fantasiva, l. 21 celui où il démontre que la ligne d’horizon peut
et 32 ; faivnetai et ta; fainovmena, l. 9, 16, 19, 20, 37, fort bien être courbe et non droite comme elle le
40 ; fanerovn, l. 32 – auxquels on pourra ajouter paraît à première vue (l. 17-22), et celui où il sou-
oJrw'ntai, l. 45 et 47, et dh'lon, ejpivdhlon, l. 38 et tient l’hypothèse (émise par d’autres avant lui)
40) ; mais il l’emploie tantôt pour critiquer ceux que les Indes ne sont pas nécessairement très
qui jugent seulement d’après les apparences, distantes de Gibraltar.
sans raisonner (dans le deuxième paragraphe),
tantôt pour appuyer son propre raisonnement
(dans le quatrième développement). OUVERTURES
Quels sont donc les arguments d’Aristote lui-
même pour expliquer l’immobilité de la Terre ? Il Bibliographie
les donne au chapitre 14 du Ciel (296 a 24 sqq.).
Mais comme l’exposé est fort complexe et a ❙ Jean-Loup d’HONDT, Histoire de la zoologie,
suscité de nombreuses interprétations et de © Ellipses, 2007
nombreux commentaires, on se bornera ici à y ❙ Jean-Pierre VERDET, Histoire de l’astronomie
renvoyer le lecteur, en ajoutant que ces preuves ancienne et classique, © PUF, coll. « Que sais-je ? »
ne sont nullement évidentes pour un esprit (n° 165), 1998
68
SÉQUENCE 4 LE RÊVE
1
RÊVES HOMÉRIQUES
Enfin, au premier plan, on est comme ébloui par
le blanc lumineux de la jeune fille couchée : blanc TEXTE Le songe trompeur
du vêtement, blanc du drap, blanc de la peau, qui d’Agamemnon HOMÈRE ➤ p. 84
suggèrent la jeunesse et l’innocence sans défense
devant les forces de l’obscurité. Le bas du tableau Traduction (vers 11 à 20)
plonge de nouveau, de façon progressive, dans la
pénombre brune. Il dit, et Songe va, sitôt l’ordre entendu ; promp-
Sur cet ensemble sombre ou blanc tranchent tement il arrive aux fines nefs des Achéens. Il se
quelques rares taches de couleur, comme le blond dirige alors vers Agamemnon, fils d’Atrée, et il le
doré de la chevelure de la jeune fille et le vert du trouve endormi dans sa baraque, le sommeil divin
ruban, le rouge des lèvres, le pompon du traversin, épandu sur lui. Il s’arrête donc au-dessus de son
les pieds et les délicats objets sur la table de nuit : front, sous l’aspect du fils de Nélée, de ce Nestor
autant de détails qui semblent essayer de qu’Agamemnon honore entre tous les vieillards.
ramener le spectateur à la réalité. C’est sous ses traits que le céleste Songe lors
s’adresse à Agamemnon [...].
2. Décrivez les figures fantastiques qui apparais- Il dit, et s’en va, et le laisse là songer en son cœur
sent au-dessus de la jeune fille. Qu’est-ce qui les à un avenir qui jamais ne doit se réaliser.
rend particulièrement effrayantes ? Traduction de P. Mazon, © Les Belles Lettres (1937).
Deux figures apparaissent au-dessus de la jeune
fille. L’une est un cheval blanc à la longue crinière
Vers le commentaire ➤ p. 84
qui avance la tête et le cou par l’entrebâillement
des rideaux sombres ; il pourrait n’inspirer aucune 1. Quelle anomalie syntaxique remarquez-vous
crainte s’il n’avait ces yeux totalement vides, mais au dernier vers ?
largement ouverts, et qui semblent regarder la ta;... a{... e[mellon : la règle ta; zw`/a trevcei n’est
jeune fille avec intensité en dépit de l’absence de pas appliquée ici (ce qui n’est pas rare chez
pupille. Homère).
L’autre figure est encore plus effrayante : c’est une 2. Comment le Songe est-il présenté ici ?
sorte de petit animal diabolique, tout brun et Le Songe est présenté comme un être autonome,
velu, la tête surmontée de deux oreilles pointues. et finalement assez complexe. Il apparaît d’abord
Assis ou plutôt pelotonné directement au bord comme un être vivant, un serviteur obéissant à
du lit, et même, semble-t-il, sur la poitrine de la qui Zeus donne des ordres et qui les exécute
jeune fille, la tête penchée, il semble contempler immédiatement. Ensuite, comme une divinité, il
avec un rictus satisfait la proie qui s’offre à lui. peut prendre une apparence humaine et faire
69
preuve d’initiative (ici Songe semble choisir lui- partir immédiatement à l’assaut. C’est tout le
même de prendre l’aspect de Nestor) ; il parle, contraire qui se produit : tout contents de voir le
mais là sans aucune initiative, puisqu’il répète siège se terminer, les soldats se précipitent vers
mot pour mot le message de Zeus. Enfin, image les navires pour se rembarquer ! Il faudra
immatérielle (comme tous les songes chez les qu’Athéna intervienne et somme Ulysse d’arrêter
Grecs), il reste suspendu dans l’espace au-dessus la débandade pour faire revenir les soldats à l’as-
de la tête du dormeur. semblée. Et après un sacrifice aux dieux, les
3. Qu’est-ce qui donne une dimension tragique Achéens se lanceront dans une bataille longue et
aux deux derniers vers ? meurtrière. On pourra trouver une très juste ana-
Le tragique ici consiste dans le contraste entre lyse de l’humour de ce chant II de l’Iliade dans le
l’espoir des humains et l’inanité de cet espoir livre de Fernand Robert, Homère (© PUF, 1950).
(« un avenir qui jamais ne doit se réaliser »), le La tactique maladroite d’Agamemnon atteint par
destin étant fixé par avance par les dieux. Ce qui ricochet celle de Zeus, qui a failli voir tourner
accroît l’ironie tragique, c’est que ce message court sa stratégie. Mais en outre, si l’on dépasse
annonçant la victoire, expressément envoyé par le cadre du chant II, cette stratégie de Zeus appa-
Zeus, devrait être fiable. Mais les dieux trompent raît comiquement compromise par le rôle des
sciemment les pauvres humains. Zeus a promis à femmes, ou plutôt des déesses : c’était déjà pour
Thétis que les Achéens ne connaîtront aucun plaire à Thétis qu’il avait imaginé cette ruse un
succès tant qu’ils seront privés d’Achille ; pour peu inutile ; la bataille va ensuite déclencher des
tenir son engagement, il aurait pu se contenter interventions énergiques des déesses, favorables
de les laisser perdre les combats à venir ; mais ici, les unes aux Grecs (comme Athéna et Héra), les
il va jusqu’à provoquer une bataille a priori inu- autres aux Troyens (comme Aphrodite depuis
tile, en laissant croire Agamemnon à un succès qu’elle a été choisie par Pâris – sans parler du fait
facile. que son fils Énée combat parmi les Troyens).
Le poète commente lui-même le piège tendu par Enfin, sa ruse manque d’échouer, car les Grecs
Zeus et la naïveté d’Agamemnon dans les vers sont tout près de triompher effectivement (sans
qui suivent : « Il croit qu’il va ce jour même Achille), Héra ayant finalement réussi à endormir
prendre la cité de Priam : le pauvre sot ! il ne sait son époux pour qu’il ne voie pas la victoire des
pas l’œuvre que médite Zeus, ni ce qu’il entend Grecs et n’intervienne donc pas en faveur des
infliger encore et de peines et de sanglots aux Troyens. Il faudra un réveil terrible de Zeus pour
Danaens comme aux Troyens, au milieu des rendre toute sa dignité au roi des dieux et au
mêlées brutales. » maître du monde.
4. Que pensez-vous de la stratégie de Zeus ?
2
D’après ce que vous savez de la suite du chant II, RÊVES HOMÉRIQUES
son idée était-elle bonne ? Le songe réconfortant
TEXTE
70
SÉQUENCE 4 LE RÊVE
l’aigle avait tuées... Mais sur le bord du toit, il La distinction entre rêves trompeurs et visions
revint se poser et, pour me consoler, prenant la véridiques est donc ici essentiellement séman-
voix humaine : […] tique. On voit assez bien que les deux termes
Traduction de V. Bérard, © Les Belles Lettres (1933). o[nar / u{par ont des consonances très proches qui
se répondent en écho. Certains ont essayé de rap-
Vers le commentaire ➤ p. 85 procher u{par de uJpov, et o[nar de ajnav (o[n en éolien),
mais cela n’explique pas grand-chose.
1. Ulysse partage-t-il les doutes de Pénélope ? – La distinction faite par Pénélope, elle, est plutôt
Pourquoi ce rêve est-il encourageant pour lui ? poétique, voire philosophique. Elle suppose qu’il
Pour Ulysse, le sens du rêve est limpide : il existe un monde de l’au-delà, probablement
annonce non seulement son retour à Ithaque (et habité par des puissances divines, qui s’ouvre sur
il est bien placé pour savoir que c’est la vérité), le monde des humains (ou du moins leur monde
mais aussi son succès sur les prétendants (ce qui mental), par deux portes : l’une d’ivoire, qui ne
pour lui était encore loin d’être assuré). Et deux laisse passer que des messages mensongers,
éléments rendent ce rêve encourageant : d’abord, l’autre de corne, qui ouvre la voie aux révélations
il semble clairement envoyé par les dieux ; authentiques. Et Pénélope est persuadée que son
ensuite, Ulysse lui-même est présenté sous une rêve est venu par la porte d’ivoire (au sujet de
forme particulièrement valorisante (un aigle), cette distinction ➤ PROLONGEMENTS, p. 96).
tandis que les prétendants au contraire ne sont
3. Quel jeu de mots Victor Bérard a-t-il essayé de
que des oies, c’est-à-dire des volatiles sans
traduire aux vers 20-24 ? Pouvez-vous trouver
défense. C’est pourquoi il répond avec assurance
mieux ?
à Pénélope, dans les vers suivants (555-559) qui
On est sans doute amusé de voir que Pénélope
ont été coupés : « Femme, je ne vois pas que l’on
(ou Homère ?), comme les savants qui essayèrent
puisse donner un autre sens à ton rêve. De la
dès l’Antiquité de trouver à l’opposition entre
bouche d’Ulysse en personne, tu sais ce qui doit
o[nar et u{par une justification linguistique, tente
advenir : pour tous les prétendants, c’est la mort
d’expliquer le rôle des deux portes par l’étymo-
assurée ; pas un n’évitera le trépas et les Parques. »
logie du mot qui les exprime : ivoire (ejlevfaı) et
On appréciera évidemment l’ambiguïté voulue
corne (kevraı). Elle propose une explication de
de son affirmation « De la bouche d’Ulysse en
leur rôle par un rapprochement étymologique
personne... » ; Pénélope croit qu’il parle de l’aigle,
(aventuré !) : les rêves venus par la porte d’ivoire
sans comprendre que c’est Ulysse lui-même qui
ejlefaivrontai, tandis que ceux qui viennent par
reprend la prophétie de l’aigle.
la porte de corne e[tuma kraivnousi.
2. Comparez la distinction que font l’aigle (v. 13) On voit bien le rapprochement entre ejlevfaı et
et Pénélope (v. 19-24) entre les rêves. ejlefaivromai (tromper par de vaines espérances),
L’aigle et Pénélope distinguent tous deux entre un peu moins bien celui entre kevraı et kraivnw
deux sortes de rêves ; même si, a priori, la distinc- (réaliser), que Bérard a rendu par les jeux de mots
tion n’est pas la même, elle revient cependant ivoire / ivraie et corne / corner. En fait, il y a même
dans les deux cas à faire le tri entre songes trom- un autre rapprochement entre kraivnousi et
peurs et songes réellement prophétiques. ajkravanta (vain, qui ne se réalise pas) : en effet,
– L’aigle dit à Pénélope que ce qu’elle a vu n’est pas ajkravantoı (ou a[krantoı) est l’adjectif verbal du
un o[nar, mais un u{par ejsqlovn. Le mot o[nar (qui verbe kraivnw précédé d’un a- privatif, et signifie
n’existe qu’au nominatif et à l’accusatif) est l’un littéralement irréalisable. Mais ni Bérard, ni aucun
des termes utilisés pour désigner le songe noc- autre traducteur, n’ont poussé leur recherche
turne (à côté de o[neiroı et de ejnuvpnion) ; il désigne jusqu’à rendre cet autre écho sémantique.
aussi, chez Pindare, Platon, Plutarque, une rêverie Quoi qu’il en soit, ce jeu de mots a donné bien du
vaine et illusoire. Le mot u{par, lui, plus rare, fil à retordre à tous les traducteurs. La plupart
désigne une vision qu’on a étant éveillé, donc une ont conservé le verbe corner de Bérard. Philippe
réalité ; ce terme est presque toujours employé Jaccottet, dans sa belle traduction parue chez
comme ici, en formant un couple antithétique Maspero en 1982 (© La Découverte, 2004), traduit
avec o[nar ou o[neiroı (chez Pindare, Platon, etc.). ainsi l’ensemble :
71
Car, pour les songes vacillants, il est deux Liberté syntaxique :
portes : – absence d’augment : kevcunto (v. 5), klai'on (v. 7), fwv-
nhsevn (v. 11)
l’une est faite de corne et l’autre l’est d’ivoire ; – tmèse : kat∆ aujcevn∆ e[axe (v. 5), kat∆ a[r∆ e{zeto (v. 10)
les rêves arrivant par l’ivoire scié – ken à la place de a[n : oi} mevn k∆ e[lqwsi (v. 21), o{te kevn
sont rêves dérisoires, n’apportant que paroles ti~ i[dhtai (v. 24)
vaines ; ■ LA DISTENSION :
mais ceux qui entrent par la corne bien polie Un exemple au v. 3 : eijsorovwsa
cornent la vérité au mortel qui les voit. ■ LA RÉPÉTITION DANS LE PRÉSENT :
Et il précise en note qu’il a cherché à rendre le jeu Elle s’exprime par le subjonctif accompagné de a[n (ou
de mots ejlevfaı / ejlefaivromai par l’assonance ken à la place de a[n) dans la subordonnée. On en a trois
exemples dans les derniers vers :
ivoire / dérisoire. – dans deux relatives : oi} mevn k∆ e[lqwsi (v. 21) et oi} de; dia;
Frédéric Mugler, dans sa non moins belle traduc- xestw'n keravwn e[lqwsi (v. 23 – mais ken est absent)
tion en vers de quatorze syllabes parue aux Édi- – dans une temporelle : o{te kevn ti~ i[dhtai (v. 24)
tions La Différence en 1991 (puis chez Actes Sud
en 1995), propose une traduction peut-être plus
3
RÊVES HISTORIQUES
satisfaisante :
Les songes menaçants
TEXTE
Les songes qui nous viennent par l’ivoire
découpé, d’Astyage... HÉRODOTE ➤ p. 86
On ne peut rien y voir, ce ne sont que propos en
l’air ; Traduction
Quant à ceux que laisse passer la corne bien
polie, Astyage fils de Kyaxare lui succéda comme roi. Il
Ils vous cornent la vérité dès l’instant qu’on les eut une fille qu’il appela Mandane. Cette fille lui
voit. parut, en rêve, uriner avec tant d’abondance, que
Quant à Leconte de Lisle, qui avait publié en 1877 sa ville en était inondée, et même l’Asie tout
chez Lemerre une traduction de l’Odyssée (reprise entière submergée. Il soumit ce rêve à ceux des
en poche, © Presses Pocket, 1989, avec une pré- Mages qui interprétaient les songes ; et il fut pris
face et un dossier de Paul Wathelet), il n’a même de peur quand il eut appris d’eux ce qui en était
pas cherché à rendre le jeu de mots : « Ceux qui exactement. Plus tard, quand cette Mandane fut
sortent de l’ivoire bien travaillé trompent par de mûre pour le mariage, il ne la donna pas comme
vaines paroles qui ne s’accomplissent pas ; mais femme à l’un des Mèdes qui auraient été dignes
ceux qui sortent par la corne polie disent la vérité de lui, par crainte de la vision ; mais il la donna à
aux hommes qui les voient. » un Perse nommé Cambyse, en qui il trouvait un
homme de bonne maison et de caractère paisible,
Précis grammatical et qu’il jugeait bien au-dessous d’un Mède de
■ LA LANGUE HOMÉRIQUE : rang moyen.
En voici quelques exemples : Dans la première année que Mandane vivait avec
Archaïsmes :
Cambyse, Astyage eut une autre vision : il lui
– présence d’un e prothétique (ejeivkosi = ei[kosi, v. 2)
– contractions non faites : o[reo~ (v. 4), ajevrqh (v. 6), sembla que du sexe de sa fille poussait un cep de
brotevh/ (v. 11), ajeikeva (v. 16), e[pe(a) ajkravanta (v. 22), vigne, et que cette vigne s’étendait sur toute
keravwn (v. 23) l’Asie. Après avoir soumis ce qu’il avait vu aux
– génitif singulier de 2e déclinaison en -oio au lieu de -ou : interprètes des songes, il fit venir de chez les
thlekleitoi'o (v. 12)
Perses Mandane, qui était près d’accoucher ; et,
– vocalisation en -atai de la désinence de 3e personne du
pluriel en -ntai : teteuvcatai (v. 20) quand elle fut arrivée, il la tint sous bonne garde,
– allongement de la voyelle devant un thème à liquide : dans l’intention de faire périr l’enfant qui naîtrait
kouvrh (v. 12), eijlhvlouqa (v. 15) d’elle ; car, d’après sa vision, les Mages interprètes
– présence d’un digamma ancien : Xei'n(e) < xenFe (v. 17) des songes lui annonçaient que l’enfant de sa fille
Ionismes :
devait être roi à sa place. C’était contre cela qu’As-
– présence d’un h : brotevh/ (v. 11 – il y en a moins que dans
l’Iliade) tyage se tenait en garde. Dès que Cyrus fut né, il
– datif pluriel en -oisi : ajnqrwvpoisi (v. 18) appela Harpage, homme de sa parenté, le Mède
72
SÉQUENCE 4 LE RÊVE
qui lui était le plus dévoué, celui à qui il confiait 2. Comparez le sort réservé à l’enfant ➤ TEXTE 3 à
toutes ses affaires ; et il lui dit : « Harpage, [...] celui d’un célèbre héros tragique.
prends l’enfant que Mandane a mis au monde, On ne peut s’empêcher, évidemment, de rappro-
emporte-le chez toi, tue-le, et enterre-le ensuite cher le sort réservé à l’enfant de Mandane de
comme tu voudras. » celui d’Œdipe, le fils de Laïos et de Jocaste. Dans
Traduction de Ph.-E. Legrand, © Les Belles Lettres (1932). les deux cas, le roi redoute la naissance de l’en-
fant, et ordonne à un proche de le tuer dès sa
venue au monde. Dans les deux cas, l’exécutant
4
RÊVES HISTORIQUES
recule devant le crime, soit par pitié (comme le
...et de Cyrus
TEXTE
73
5
que le songe, en annonçant quelque chose qui RÊVES TRAGIQUES
se produira après la mort de Cyrus, annonce
La reine Atossa consulte ses
TEXTE
aussi de façon sous-entendue la mort de
Cyrus. conseillers ESCHYLE ➤ p. 88
4. Quelles conclusions pouvez-vous tirer de ces
textes sur la façon dont Hérodote conçoit son Traduction (lignes 25 à 39)
travail d’historien ? Voilà d’abord mes visions de la nuit. Mais je me
On voit bien qu’Hérodote prend plaisir à raconter lève, je trempe mes mains au cours d’une onde
ces rêves. On a souvent souligné sa façon de pure et, les chargeant d’offrandes, je m’approche
concevoir l’histoire à la façon d’une tragédie. Il de l’autel, pour y consacrer le gâteau rituel aux
se plaît à relever les signes prémonitoires que dieux préservateurs à qui est dû l’hommage : et
l’intéressé ne sait pas interpréter (comme les j’aperçois alors un aigle, qui fuit vers l’autel bas
songes envoyés par les dieux), ou les manifesta- de Phoibos ! Muette d’effroi, je m’arrête, amis.
tions d’hubris qui expliquent un futur échec Mais bientôt, sous mes yeux, un milan fond du
(comme les coups de fouet donnés par Xerxès à ciel, à grands coups d’ailes rapides et, de ses serres,
l’Hellespont, coupable d’avoir rompu le pont se met à déchirer la tête de l’aigle, qui ne sait plus
qu’il faisait établir). Il n’est d’ailleurs pas impos- que se pelotonner sans défense ! Tout cela fut,
sible qu’il ait voulu rivaliser avec Eschyle qui, pour moi, terrible à contempler, et, pour vous,
avant lui, évoquait de façon saisissante le rêve doit l’être à entendre. Car1, vous le savez, si mon
d’Atossa. De toute façon, Hérodote voit dans fils réussit, il sera un héros sans pareil ; s’il échoue,
l’histoire la main des dieux ; il ne conteste pas la il n’a point de comptes à rendre au pays, et,
conviction de Cyrus que les dieux prennent soin pourvu qu’il revienne, il restera toujours maître
de l’avertir des dangers qui le menacent : il de cette terre.
affirme simplement que l’indication envoyée Traduction de P. Mazon, © Les Belles Lettres (1921).
par la divinité était autre (tw`/ de; oJ daivmwn pro-
evfaine wJı..., l. 19-20). Vers le commentaire ➤ p. 89
Précis grammatical 1. Parmi les deux sortes de visions qui angoissent
■ LE DIALECTE IONIEN : Atossa, précisez celles qui appartiennent au rêve
On pourra relever l’absence de contraction (ejdovkee, l. 2, et celles qui appartiennent à l’expérience réelle.
etc.), le h à la place de l’alpha long ( Asiv
j hn, l. 5, etc.), les Qu’ont-elles d’anormal toutes deux ?
variantes dialectales (ejpeivte = ejpeivdh, l. 1 ; kou = pou, Les deux visions que rapporte Atossa sont totale-
l. 7 ; w\n = ou\n, l. 10, etc.).
ment différentes. La première (Xerxès essayant
■ L’OPTATIF OBLIQUE : d’atteler les deux femmes sous le même joug) est
On en trouve deux exemples lignes 20-21 : oJ daivmwn
proevfaine wJı aujto;ı me;n... mevlloi (= mevllei) et hJ de;
basilhivh aujtou` pericwrevoi (= pericwrei`). 1. On peut penser que Mazon se trompe en traduisant gavr
■ LES SUBORDONNÉES TEMPORELLES : par car ; la suite en effet n’a rien d’une explication justifiant
Deux exemples de l’expression d’un fait réel dans le pas- l’effroi ressenti. Au contraire, la reine semble dire que, quelle
sé (subordonnant temporel suivi de l’indicatif) : ejpeivte que soit l’issue de la bataille menée par Xerxès, cela ne
de; ejperaiwvqh (l. 1) ; ejpei; ejxhgevrqh (l. 10). changera rien à son pouvoir. Il vaudrait mieux traduire gavr
(< ge a[ra), comme gou`n, par ce qu’il y a de sûr, c’est que...
La reine sans doute ne fait qu’exprimer là la façon dont
les Perses ressentiront effectivement la défaite de Xerxès :
comme un événement mineur, et même plutôt un succès de
Xerxès, si l’on en croit Dion Chrysostome, rhéteur du Ier siècle
de notre ère (XI, 149) : « Lors de son expédition en Grèce,
Xerxès remporta la victoire sur les Lacédémoniens aux
Thermopyles et y tua le roi Léonidas. Puis il prit et dévasta
Athènes, dont il vendit en esclavage tous les habitants qui
n’avaient pas réussi à s’enfuir ; et après ces succès, il imposa
des tributs aux Grecs et regagna l’Asie. » Ce fut sans doute la
version officielle diffusée en Perse de l’expédition de Xerxès.
74
SÉQUENCE 4 LE RÊVE
un véritable rêve ; la seconde (le milan attaquant donner à la reine des conseils « apotropaïques »
l’aigle) est quelque chose qu’elle a réellement vu, (c’est-à-dire « tendant à détourner ») : elle doit
une fois éveillée. demander aux dieux (d’en haut) la non-réalisa-
Mais les deux visions sont également effrayantes tion des drames annoncés, et aux divinités d’en
dans la mesure où elles mettent en scène un bas, représentées par son époux défunt, le roi
événement paradoxal et inimaginable. Dans le Darius, de retenir sous terre ces mêmes maux.
cas de la première vision, ce qui est paradoxal, ce Détourner, enfermer sous terre les malheurs
n’est pas tant que Xerxès ait voulu atteler à son comme s’il s’agissait d’êtres vivants maléfiques :
char des êtres humains (cela n’est pas sans on est très proche d’une pensée archaïque et
exemple : voir l’épisode de Cléobis et Biton même magique, dont l’impressionnante évoca-
attelés au char de leur mère chez Hérodote), tion de Darius d’entre les morts va donner bientôt
c’est qu’une femme ait réussi à mettre en pièces un autre exemple.
le harnais, à briser le joug et à faire tomber
Xerxès. Dans la seconde vision, il est impensable Précis grammatical
que l’aigle se laisse attaquer et vaincre par un ■ LA DÉCLINAISON DU DUEL :
On a un certain nombre de duels dans les vers 6 à 19 (for-
adversaire beaucoup plus petit que lui. Ce qui
mes nominales et formes verbales), qu’on pourra suggé-
est donc anormal, et même effrayant, c’est que, rer aux élèves de relever et de décliner.
chaque fois, le plus faible l’emporte sur le plus ■ LA CONSTRUCTION DES VERBES DE PERCEPTION :
fort. Ils se construisent avec une proposition participiale : oJrw'
2. Que signifient, selon vous, ces deux visions ? de; feuvgont∆ aijeto;n (v. 30) ; kivrkon eijsorw'… ejforma-
ivnonta kai; chlai'~ kavra tivllonq∆ (v. 32-34).
L’interprétation n’est pas difficile. Les deux visions
signifient que les plus faibles (les Grecs) l’ont
6
emporté sur les plus puissants (les Perses). Bien RÊVES TRAGIQUES
que ni Atossa ni ses conseillers ne suggèrent une Le rêve effrayant
TEXTE
75
ORESTE. – Voilà qui pourrait bien n’être pas un
vain songe !
OUVERTURES
LE CHŒUR. – Elle s’éveille et pousse un cri d’ef-
Paul Claudel a traduit la trilogie d’Eschyle (cf. le
froi. Et aussitôt les torches, à qui l’ombre avait
tome I de ses œuvres éditées dans « La Pléiade »).
fermé les yeux, dans la maison jaillissent en foule
Voici sa traduction de ce même passage (v. 526-
à la voix de la maîtresse. C’est alors qu’elle envoie
550) :
ces offrandes funèbres, espérant y trouver le
ORESTE. – Et quel était ce songe exactement ?
remède à ses maux.
Traduction de P. Mazon, © Les Belles Lettres (1935).
LE CHŒUR. – Il lui semblait, disait-elle, enfanter
un serpent.
ORESTE. – Achève et dis toute l’histoire.
Vers le commentaire ➤ p. 90 LE CHŒUR. – Elle le bandait de langes comme un
1. Pourquoi Oreste peut-il mieux interpréter ce enfant.
rêve que sa mère ? ORESTE. – Et quelle nourriture voulait ce monstre
Clytemnestre a bien compris sans doute que son nouveau-né ?
rêve signifiait un danger pour elle, et que ce LE CHŒUR. – Elle-même dans son rêve lui présen-
danger était probablement celui représenté par tait le sein.
son fils qui risquait de revenir en vengeur de son ORESTE. – Le sein, à cette dent empoisonnée ?
père ; c’est pourquoi elle a tenté d’apaiser par des LE CHŒUR. – Il suçait, avec le lait, le sang coagulé.
offrandes funèbres la colère du mort. Mais elle ne ORESTE. – Nul doute : c’est un homme qui est par
sait pas que le vengeur est déjà là, et elle veut là désigné.
croire qu’il s’agit seulement d’un rêve d’avertisse- LE CHŒUR. – Elle s’est réveillée, hurlante de peur !
ment. Et maintes lampes furent suscitées dans les ténèbres !
Ce qu’Oreste comprend mieux qu’elle, puisqu’il Et aussitôt elle envoie les libations funéraires,
est déjà là pour agir, c’est que ce rêve, probable- Dont elle espère un remède à ses maux.
ment envoyé par les dieux, est plus que prémoni- ORESTE. – Je supplie la Terre et ce tombeau
toire : il est prophétique, et il signifie à ses yeux la paternel
réussite de son entreprise. Pour que ce rêve en moi trouve accomplissement.
2. Qu’est-ce qui rend ce rêve ambigu ? Justifie-t-il La chose est claire pour moi et ne fait pas un pli.
totalement le projet d’Oreste ? Comparez avec la
Le serpent est sorti du même sein que moi.
scène du meurtre de Clytemnestre ➤ Choéphores,
Il a été roulé dans les mêmes langes,
v. 896-930 (et Grec 2de, Hatier, 2008, p. 104).
Il a pris entre ses mâchoires le sein qui m’a nourri,
En même temps, ce rêve ne justifie pas totale-
Il a mêlé au lait le sang coagulé,
ment le projet d’Oreste : c’est aussi un projet qui
Et ma mère alors s’est écriée d’épouvante et de
reste révoltant, dans la mesure où il s’agit pour
douleur !
un fils de tuer sa mère, comme le suggère l’image
Il faut, puisqu’elle a nourri un tel monstre,
du nourrisson ensanglantant le sein qui l’allaite.
Qu’elle meure violemment, et c’est moi, l’homme-
Et Eschyle a clairement repris cette allusion dans
dragon,
la scène où Oreste tue sa mère ; Clytemnestre
Qui la tuerai, selon ce que le rêve indique.
dévoile son sein devant l’épée d’Oreste et lui dit :
7
« Arrête, ô mon fils ! respecte, enfant, ce sein, sur RÊVES TRAGIQUES
lequel souvent, endormi, tu suças de tes lèvres le L’ombre de Polydore
TEXTE
76
SÉQUENCE 4 LE RÊVE
père ; par ses soins, tel un arbuste, je croissais, infor- (qui racontait la ruse du cheval de Troie) et l’Iliou-
tuné ! Mais quand Troie eut péri avec la vie d’Hector, persis (« la Chute de Troie »). Un résumé de ces
qu’eut été abattu le foyer paternel, et que mon père œuvres avait été fait par le néoplatonicien Proclos
lui-même, près de l’autel bâti par les dieux, fut (Ve siècle) dans sa Chrestomathie (perdue elle
tombé égorgé sous les coups meurtriers du fils aussi), mais certains passages en ont été conservés
d’Achille, il me tua, moi malheureux ! pour mon dans des manuscrits médiévaux de l’Iliade et par
or, l’hôte paternel, et jeta mon cadavre dans les flots le patriarche byzantin Photius dans sa Biblio-
de la mer, afin d’avoir à lui seul l’or en sa maison. Et thèque. C’est ainsi que l’on connaît la prise de Troie,
me voici gisant, tantôt sur la grève, tantôt dans les le massacre des Troyens et en particulier de Priam,
vagues du large, longuement ballotté par le va-et- assassiné par Néoptolème, le fils d’Achille, sur les
vient des flots, privé de larmes et privé de sépulture. marches de l’autel familial, et la fuite d’Énée, tous
Maintenant, au-dessus de ma mère chérie, d’Hé- épisodes repris par Virgile dans son Énéide.
cube, je voltige, ayant abandonné mon corps, et 3. Sur le plan de la mise en scène, comment le
voici deux jours que je flotte dans les airs. fantôme de Polydore apparaît-il, selon vous ?
Traduction de L. Méridier, © Les Belles Lettres (1927). Hécube le voit dans son rêve, mais c’est certaine-
ment un acteur muet et doté d’ailes noires (voir
Vers le commentaire ➤ p. 91 plus loin) qui apparaît grâce à la méchanè au-dessus
de sa mère endormie. Les rêves, on le sait, apparais-
1. Qu’est-ce qui motive la venue de Polydore ?
sent au-dessus de la tête du dormeur, comme on le
Appuyez-vous sur le vers 22 (a[klautoı a[tafoı :
voit ici (nu'n d∆ uJpe;r mhtro;ı fivlhı ÔEkavbh~ ajis
v sw,
non pleuré, non enseveli).
v. 22-23), et comme on l’a vu à propos du songe
Les morts, on le sait, ne connaissent pas le repos
d’Agamemnon (sth' d∆ a[r∆ uJpe;r kefalh'~ ➤ TEXTE 1,
tant qu’on n’a pas accompli tous les rites funè-
v. 16). Hécube essaiera ensuite de conjurer cette
bres sur leur cadavre. Le roi Polymestor, après
vision en disant : « Ô Terre auguste, mère des songes
avoir assassiné le jeune Polydore, a jeté son corps
à l’aile noire, loin de moi la vision que j’ai eue en
à la mer, le privant ainsi de ces rites. Les deux
rêve sur le fils qui m’est conservé en Thrace ! »
adjectifs expriment très bien les deux étapes des
(v. 70-72), confirmant ainsi l’apparition de ce songe,
funérailles qu’il aurait dû avoir : l’exposition du
que les spectateurs ont pu voir comme elle. Les
corps (hJ provqesiı), où l’on pleure (klaivw) et se
ailes noires sont certainement un signe de deuil.
lamente sur le défunt, puis l’ensevelissement
dans un tombeau (hJ tafhv). Ce que Polydore est 4. Quelle règle de grammaire reconnaissez-vous
venu demander à sa mère, c’est d’accomplir ces au dernier vers du texte ?
rites, maintenant que la mer a rejeté son corps tritai'on h[dh fevggo~ aijwrouvmeno~ : flottant dans
près de l’endroit où elle est elle-même prison- les airs depuis deux jours (littéralement c’est déjà
nière des vainqueurs. Le corps sera effectivement le troisième jour que je flotte dans l’air). On recon-
découvert par une servante, et enseveli. Poly- naît là l’expression de la réponse à la question :
mestor n’a pas demandé vengeance à sa mère, depuis combien de temps… ?, dont l’exemple dans
mais la vieille Hécube, avec l’accord tacite d’Aga- les grammaires est trivton h[dh e[toı basileuvei, il
memnon, tirera de Polymestor une terrible ven- règne depuis deux ans (litt. : c’est déjà la troisième
geance : feignant d’ignorer la mort de son fils, année qu’il règne).
elle l’attire dans sa tente avec ses enfants lorsqu’il
vient faire allégeance à Agamemnon, et, avec
l’aide des autres captives Troyennes, elle l’aveugle
et égorge ses enfants.
2. Rappelez les épisodes de la chute de Troie évo-
qués dans les vers 13-16.
L’Iliade raconte la mort d’Hector (évoquée ici) dans
le duel qui l’oppose à Achille, mais pas la suite des
événements. On trouve celle-ci dans des poèmes
épiques perdus datés du VIIe siècle, la Petite Iliade
77
LE REGARD DU MÉDECIN l’idée que l’excès ou l’insuffisance d’une de ces
humeurs provoquent la maladie, et doivent donc
8
Comment porter
être traités. Enfin, apparaît en filigrane la classifi-
un diagnostic médical
TEXTE
78
SÉQUENCE 4 LE RÊVE
9
LE REGARD DES PHILOSOPHES les plus vraisemblables ? lesquelles les plus sur-
prenantes ?
Quelle est la cause du rêve ?
TEXTE
10
LE REGARD DES PHILOSOPHES cou – avec cette différence qu’il ne s’agissait pas
D’où viennent les images là d’une sensation minuscule !
TEXTE
79
des théories antiques de la vision qu’on trouve apparaissait déjà chez Aristote, qui l’expliquait
encore chez Plutarque lui-même, selon lesquelles par des problèmes de digestion propres à
la vision s’explique parce que les objets envoient l’automne. Favorinus, on le voit dans le passage
des particules jusqu’à notre œil, qui est mieux qui précède le texte, soutient la théorie de Démo-
« nourri » par les couleurs vives et chaudes que crite avec un sourire qui en dit long sur sa véri-
par les couleurs ternes et froides. table pensée. Plutarque lui-même s’amuse
2. Comment définiriez-vous le « philosophe » visiblement et de Favorinus qui a « dépoussiéré »
d’après ces deux textes (cf. filosofou`sin cette doctrine, et de la doctrine elle-même,
➤ TEXTE 9, l. 5) ? comme le laisse entendre l’image initiale d’une
D’après le texte d’Aristote, le « philosophe » théorie encrassée par la fumée, comme une
désigne de façon assez claire le lecteur érudit et vieille lampe, et que finalement on aurait pu
capable de réfléchir sur les sujets qu’on lui pro- laisser dormir dans son grenier. Enfin, apparaît
pose en les examinant à fond (toi`ı... un troisième personnage, Aristobule, qui sou-
skopoumevnoiı dev ti kai; filosofou`sin), mais qui tient une théorie personnelle (les songes sont
n’est pas lui-même un professionnel (toi`ı mh; effectivement trompeurs en automne parce que
tecnivtaiı) soupçonné, on le sent bien, d’étroi- le corps devient plus sec, et du même coup le rêve
tesse de vues et d’incapacité à réfléchir. Il est, en moins « fluide » et moins clair) ; théorie dont on
somme, ce que le XVIIe siècle appellera l’ « honnête ne sait trop si elle est soutenue sérieusement ou
homme », et le XVIIIe siècle, lui aussi, le « philo- par goût de la provocation.
sophe ». Le texte se terminant abruptement, sans aucune
3. Essayez de caractériser le ton de chacun de ces conclusion claire de Plutarque, il faut sans doute
textes. le prendre non pas comme un exposé réellement
Le premier texte est certainement sérieux. Plu- scientifique, mais comme un échantillon de ces
sieurs des Petits traités d’histoire naturelle d’Aris- conversations à la fois érudites et enjouées qui
tote sont consacrés au sommeil et au rêve. Le pouvaient se tenir à l’occasion de banquets. On
traité Des rêves commence ainsi : « Après cela, il pourra en juger par le texte de Plutarque donné
faut chercher au sujet du rêve, d’abord dans ici intégralement (avec deux coupes toutefois)
laquelle des parties de l’âme il se montre, et si dans la traduction de Victor Bétolaud (© Hachette,
cette perception qu’on éprouve relève de l’enten- 1870 ; cf. le site Hodoi Elektronikai) :
dement ou de la sensation (povteron tou` nohtikou` « 1. On avait apporté aux Thermopyles l’ouvrage
to; pavqoı ejsti; tou`to h] tou` aijsqhtikou`) » ; ce qui d’Aristote intitulé “Questions naturelles”. Florus,
montre bien le projet scientifique du traité. Le en ayant pris connaissance, se sentit personnelle-
traité De la divination dans le sommeil, qui lui fait ment rempli d’une foule de doutes, comme il
suite, a un titre plus ambigu ; mais en fait, Aris- arrive d’ordinaire aux esprits avides de s’instruire,
tote, tout en reconnaissant que certains songes et il les fit partager à ses amis. Il rendait en cela
peuvent paraître envoyés par une divinité, écarte témoignage à Aristote lui-même, qui dit que
rapidement l’idée que tous auraient une origine beaucoup de savoir donne naissance à beaucoup
divine, pour leur chercher une origine scientifi- d’incertitudes. Les autres questions nous fourni-
quement explicable. rent donc pour nos promenades de la journée un
Le second texte, lui, est sans aucun doute enjoué texte d’entretiens qui ne furent pas désagréables ;
et ironique. Les amis qui se réunissent pour ces mais tout particulièrement celle où il est traité
« propos de tables » souvent savants aiment des songes, que l’on dit incertains et trompeurs
aussi pratiquer le paradoxe et la raillerie. Le sujet quand ils arrivent pendant les mois de la chute
de la discussion paraît sans doute un peu étrange, des feuilles, cette question, dis-je, se reproduisit,
dans la mesure où il semble admettre comme un je ne sais comment, après le souper, parce que
fait acquis d’abord que certains songes sont « fia- Favorinus avait eu à s’occuper d’autres matières.
bles » (mais que faut-il entendre par là ?), ensuite Vos bons amis, cher Sénécion, je veux dire mes
que ceux qu’on fait en automne ne le sont pas ; fils, estimant que la difficulté avait été résolue
et, comme on le voit en lisant le texte, cette idée par Aristote, pensaient qu’il n’y avait lieu à
que les songes d’automne ne sont pas fiables aucune recherche ni à aucune discussion. À les
80
SÉQUENCE 4 LE RÊVE
entendre, c’était aux fruits, comme l’a fait Aris- furieux. Quant au vin nouveau, ceux qui le
tote, qu’on devait attribuer de semblables effets : consomment dans sa fabrication la plus récente
vu qu’étant nouveaux encore et pleins de sucs, ils le boivent au mois d’Anthestérion, après l’hiver :
occasionnent beaucoup de flatuosités et de déran- le jour où on l’entame s’appelle chez nous jour
gements dans le corps. Il est peu vraisemblable, du Génie propice, et à Athènes Pithégie. Enfin
en effet, que le vin seul bouillonne et s’emporte, pour parler du moût, nous voyons que les
qu’il n’y ait que l’huile récemment fabriquée qui ouvriers eux-mêmes, à mesure qu’il est en fer-
fasse du bruit en brûlant dans les lampes à la mentation, craignent de le déguster. Abstenons-
suite de la dilatation opérée par la chaleur sur nous donc de calomnier les présents des dieux, et
l’air qu’elle contient. Nous voyons encore que les prenons une autre voie. Elle nous est indiquée
blés nouveaux et toutes les espèces de fruits sont par le nom même du temps où se produisent les
tendus et gonflés, jusqu’à ce qu’ils aient exhalé ce songes vains et trompeurs. [...] Il semble que
qui s’y trouve de flatueux et de cru. Or, que cer- l’automne soit la vieillesse de l’année qui achève
tains aliments provoquent des songes pénibles et sa révolution. En effet l’humidité n’est pas encore
engendrent pendant le sommeil des visions tur- venue, la chaleur n’a plus sa force ; et, ce qui est
bulentes, c’est ce qui est prouvé, continuaient un signe évident de sécheresse et de froid, cette
mes fils, et par les fèves et par la tête du polype : saison rend les corps sujets aux maladies. Or,
deux sortes d’aliments desquels on prescrit l’abs- comme entre les corps et les âmes il existe une
tention à ceux qui veulent deviner l’avenir par les sympathie nécessaire, il est surtout imman-
songes. quable, qu’à la suite de l’épaississement des
2. Favorinus lui-même est pour le reste un amou- esprits animaux, la vue divinatoire perde de sa
reux d’Aristote, et il accorde à l’école péripatéti- lucidité, comme un miroir terni par le brouillard.
cienne plus de vraisemblance qu’à toutes les Les images qui se forment dans le cerveau ne
autres. Cependant, à cette occasion il produisit conservent plus rien qui soit net, articulé, suffi-
une doctrine ancienne de Démocrite [...]. samment significatif, tant que ces esprits sont
3. Puis, ayant jeté avec un sourire les yeux sur compacts, ténébreux et refoulés sur eux-
Autobulus, Favorinus continua : “Je vois, dit-il, mêmes.” »
que maintenant vous êtes capables de combattre
ces images, qui sont de véritables ombres. Vous Précis grammatical
croyez que si vous essayez de rajeunir cette vieille ■ DÉCLINAISON DE to; h\qoı (l. 10) :
opinion, comme on met une nouvelle touche à Le mot se décline évidemment comme to; tei`coı.
un tableau, vous obtiendrez quelque résultat.” ■ AORISTE MOYEN DE tivqhmi :
Alors Aristobule : “Cessez, dit-il, de jouer avec cf. ligne 3, uJpoqevmenoı
nous au fin. Nous n’ignorons pas que vous avez ■ RÉPÉTITION DANS LE PRÉSENT :
dessein de faire approuver l’opinion d’Aristote, un exemple lignes 14-15 : o{tan... prosmivxh
et que vous en avez rapproché la théorie de
Démocrite pour qu’elle servît d’ombre à la pre-
mière. Eh bien, nous lui tournerons le dos, et
OUVERTURES
nous combattrons celle d’Aristote. Il fait le procès
aux fruits nouveaux et à notre chère automne. Il Bibliographie
a tort. Cette saison, aussi bien que l’été, porte
❙ Sigmund FREUD, L’Interprétation des rêves, © PUF,
témoignage en faveur des fruits : puisque, d’après
2003 (Œuvres complètes IV : 1899-1900) ; Sur le
l’observation d’Antimaque, c’est quand ils sont
rêve, © Gallimard, « Folio essais », 1990
mangés plus frais et plus savoureux que nous
❙ Carl Gustav JUNG, Sur l’interprétation des rêves,
avons les songes les moins trompeurs et les moins
© LGF-Livre de Poche, 2000
faux. Mais comme les mois où les feuilles tom-
❙ Roger CAILLOIS et Gustave von GRUNEBAUM, Le Rêve
bent sont déjà voisins de l’hiver, les blés et les
et les sociétés humaines, © Gallimard, 1967
fruits qui restent encore prennent un surcroît de
❙ George DEVEREUX, Les Rêves dans la tragédie grecque
maturité : ils deviennent plus petits, ils se rident,
(traduit de l’anglais), © Les Belles Lettres, 2006
ils perdent ce qu’ils contenaient de violent et de
81
Chapitre
Interrogations politiques
3 ➤ Livre de l’élève p. 98
1
la balance est le symbole du jugement. Le juge doit
peser avec soin sa décision et être fidèle à l’équité. Injustice et réparation
TEXTE
3
choses en plus. Fais-toi un cœur plus Les conséquences
TEXTE
accueillant. »
Traduction de P. Mazon, © Les Belles Lettres (1937).
d’un meurtre : l’exil
de Patrocle HOMÈRE ➤ p. 103
2 Un procès à l’époque
TEXTE
Traduction
homérique HOMÈRE ➤ p. 103 « […] nous avons ensemble grandi dans votre
maison, quand, tout jeune encore, Ménœtios
Traduction m’amena chez vous d’Oponte, à la suite d’un
Sur la grand place, la foule des citoyens se trou- homicide déplorable, le jour où j’avais tué le fils
vait rassemblée ; là, un litige d’Amphidamas, pauvre sot ! sans le vouloir, en
Venait de naître, litige entre deux hommes pour colère pour des osselets. Pélée, le bon meneur de
le prix du sang chars, alors me reçut chez lui, m’éleva avec de
D’un homme qui était mort. L’un proposait de grands soins, et me nomma ton écuyer. »
tout payer Traduction de P. Mazon, © Les Belles Lettres (1938).
Et faisait connaître son offre au peuple ; l’autre
Vers le commentaire ➤ p. 102
refusait de rien recevoir.
Tous deux souhaitaient recourir à un arbitre pour 1. À l’aide des textes 1 et 2, reconstituez les diffé-
décider de la peine. rentes étapes de la procédure de compensation
La foule par ses cris les soutenait, prenant parti telle qu’elle se déroulait à l’époque homérique.
qui pour l’un, qui pour l’autre. La tâche n’est pas aisée, dans la mesure où, dans
Les hérauts cherchaient à contenir la foule ; et les le texte 1, Ajax se borne, dans une brève allusion,
Anciens, à évoquer le résultat final et où, dans le texte 2,
Assis sur des pierres polies, dans le cercle sacré, qui fait partie de la fameuse description du bou-
Tenaient dans leurs mains le bâton des hérauts clier d’Achille (Iliade, XVIII), Héphaïstos représente
dont la voix porte au loin. deux scènes concernant une affaire de meurtre
Puis, porteurs du bâton, ils se levaient vivement, (dispute publique, jugement), qui devait, dans un
et chacun à son tour prononçait sa sentence. procès réel, en comporter davantage.
Déposés au milieu d’eux, deux talents d’or Il semble bien que, pour s’appliquer, la procédure
Attendaient celui d’entre eux qui formulerait la judiciaire suppose l’accord des deux parties
sentence la plus droite. (a[mfw d∆ iJevsqhn ejpi; i[stori pei'rar eJlevsqai
Traduction de l’auteur. ➤ TEXTE 2, v. 5). Dans le cas du texte 2, le procès
résulte, semble-t-il, d’une concession faite par la
NB : on a souvent interprété d’une manière diffé- famille de la victime, qui dans un premier temps
rente les vers 3-4. Cf., par exemple, la traduction (v. 4) avait refusé toute autre solution que la mort
de P. Mazon : L’un prétend avoir tout payé, et il le ou l’exil du meurtrier, alors que ce dernier exci-
déclare au peuple ; l’autre nie avoir rien reçu. Mais pait de son droit de se libérer entièrement (pavnt∆,
cette traduction n’est cohérente ni avec l’emploi v. 3) par le versement d’une poinhv, dont il détaillait
84
SÉQUENCE 5 JUSTICE ET SOCIÉTÉ
publiquement la composition (dhvmw/ pifauvskwn, 2. En vous appuyant sur l’ensemble des textes,
v. 4). précisez quelles étaient à cette époque les trois
Le tribunal est composé de ceux qu’on appelle les solutions possibles dans une affaire de meurtre.
Anciens (gevronte", v. 7). Ce ne sont pas forcément – Ou bien la famille de la victime accepte l’offre de
des vieillards (cf. l’Iliade : Diomède est jeune compensation du meurtrier (poinh;n... ejdevxato
– Nestor dit qu’il pourrait être « son plus jeune ➤ TEXTE 1, v. 6 ; poinh;n dexamevnw/, v. 9) ; celui-ci verse
fils » –, ce qui ne l’empêche pas de faire partie des une forte rançon (povll∆ ajpotivsa", v. 7) – consti-
Gevronte" de la boulhv). Il s’agit de notables, souvent tuée sans doute de trépieds, têtes de bétail,
appelés aussi basilh`e", « rois ». Ils sont aidés par esclaves, or, etc., comme celle qu’au chant IX de
les hérauts, qui maintiennent l’ordre (lao;n ejrhv- l’Iliade, Agamemnon propose à Achille par l’inter-
tuon, v. 7), et probablement font circuler le sceptre. médiaire de l’ambassade ; il peut alors rester au
Avant le jugement, les deux parties ont dû exposer pays (ejn dhvmw/ mevnei, v. 7), où sa présence est
tour à tour leur point de vue (la défense, qui tolérée par la famille de la victime (v. 8).
cherche un accommodement, s’exprime proba- – Ou bien la famille refuse la compensation pro-
blement en premier). La famille de la victime veut posée (oJ d∆ ajnaivneto mhde;n eJlevsqai ➤ TEXTE 2, v. 4).
exercer la vengeance (mort ou exil du meurtrier). Dans ce cas, le meurtrier n’a plus qu’à s’exiler à
Celui-ci réclame le droit de verser une compensa- tout jamais (solution 2) ; on ne le poursuivra pas
tion. Le tribunal doit : a) décider si la vengeance bien loin. C’est ce qu’a dû faire Patrocle dans sa jeu-
est indispensable, vu la gravité des faits, ou si une nesse ➤ TEXTE 3, v. 2-3, ainsi que beaucoup d’autres
compensation suffira ; b) fixer la limite (pei`rar, personnages évoqués dans l’Iliade (exemple : Tlé-
v. 5) de la vengeance (mort du meurtrier, accom- polème en II, 662-665) et l’Odyssée (exemples : le
pagnée ou non de représailles sur sa famille, etc.) devin Théoclymène en XV, 272-278, Ulysse d’après
ou de la poinhv (= son montant). Chacun des son récit mensonger de XIII, 271-273).
Gevronte" propose une sentence, en la motivant – Troisième solution (non représentée dans nos
(divkazon, v. 10). Il se lève pour parler, le sceptre en trois textes) : le meurtrier reste au pays, malgré le
main (v. 10), comme il est d’usage dans les assem- refus de la compensation. Il court alors les plus
blées homériques (exemples : Odyssée, II, 35-38, grands risques d’être soumis à la loi du talion qui
« Son souhait ravit le fils d’Ulysse : sans plus rester le guette de la part des proches de la victime
assis, résolu de parler, il s’avança dans le milieu de (Théoclymène : « J’avais tué mon homme. Parmi
l’agora ; debout, il prit le sceptre, que lui mettait les Achéens, il avait dans Argos et ses prés d’éle-
en main le héraut Pisénor » ; Iliade, I, 245-246 : vage des frères et parents si puissants, si nom-
Achille jette le sceptre à terre, après avoir parlé, en breux que j’ai dû m’exiler pour éviter la mort et
signe de rupture). C’est probablement la foule des l’ombre de la Parque : mon destin désormais est
citoyens (laoiv, v. 1 et 6) entourant les Anciens qui, de courir le monde. Accueille en ton vaisseau
par ses cris, indique la sentence ayant sa préfé- l’exilé qui t’implore ! Sauve-moi de leurs coups ;
rence, et qui donc s’imposera. sans doute ils me poursuivent. » XV, 272-278, tra-
Les talents d’or destinés à récompenser la sen- duction de V. Bérard). Les proches de la victime
tence la plus droite ont probablement été versés ont d’ailleurs le droit d’exercer des représailles
par chacune des parties. Il s’agit d’une somme sur la famille du meurtrier resté au pays malgré
importante (c’est le quatrième prix de la course le refus de la compensation.
de chars, Iliade, XXIII). 3. Montrez le caractère quelque peu sommaire
De nombreux détails restent obscurs. Les Anciens de la justice de l’époque. Quelle distinction
ont-ils chacun un skh`ptron, en tant que « rois », essentielle à nos yeux n’est pas prise en compte
ou prennent-ils en main tour à tour le skh`ptron par la société ➤ TEXTE 3, vers 5 ?
des hérauts, insigne de leur fonction ? Cette Au fond, la justice de l’époque se borne à régle-
seconde hypothèse est plus probable (skh`ptra menter la vendetta.
est alors un pluriel poétique). Que désigne par a) Le recours à la justice publique n’est pas obli-
avance le mot i[stwr (v. 5) : l’ensemble des juges, gatoire ; la vengeance privée peut s’exercer sans
leur président (s’il en existe un) ou le juge dont la entraves. Le plaignant peut accepter ou refuser la
victoire est annoncée au vers 12 ? procédure judiciaire (a[mfw iJevsqhn ➤ TEXTE 2, v. 5).
85
b) La procédure reste extrêmement sommaire. d’aspiration dans h[mati (➤ TEXTE 3, v. 4) en face de l’atti-
Pas d’enquête par une autorité indépendante, que hJmevra est un trait éolien ou ionien.
pas d’avocats (chacun plaide pour soi). Le juge- Infinitif en men : dovmen (➤ TEXTE 2, v. 12).
– Absence d’augment :
ment a lieu sans délibération et sans délai de qevto (➤ TEXTE 1, v. 2), qevsan (➤ TEXTE 1, v. 10), e[san, en face de
réflexion. Chaque juge propose une sentence ; l’attique h\san (II, 1), e[con (➤ TEXTE 2, v. 9), etc.
l’une d’entre elles est ratifiée par les cris de la – Cas particuliers :
foule. - iJppovta (➤ TEXTE 3, v. 6) : le nominatif masculin en alpha
c) Une distinction qui nous paraît fondamentale, bref qu’on trouve exclusivement dans des épithètes de
dieux ou de héros (mhtiveta Zeuv", kuanocai`ta Posei-
celle du volontaire et de l’involontaire, n’a pas à davwn, etc.) est sans doute un ancien vocatif utilisé en
être prise en compte par la famille de la victime fonction de nominatif
➤ TEXTE 3, v. 5 : Patrocle a tué son camarade de jeux - ejonv ta (➤ TEXTE 3, v. 2) repose sur * e[s-ont-a, alors que l’at-
certes en le frappant colwqeiv", mais sans inten- tique o[nta repose sur le degré zéro du radical : * s-ont-a
tion homicide (oujk ejqevlwn) ; la famille de la vic- - le digamma ancien initial de i[stori (➤ TEXTE 2, v. 5) est
révélé par l’absence d’élision de la préposition ejpiv qui
time l’a cependant acculé, malgré sa jeunesse, au précède le mot
choix terrible entre la mort ou l’exil. De même - dans le texte 2, v. 1, ejn est allongé en eijn par nécessité
quand, dans l’Odyssée, Ulysse tue Antinoos, les métrique (on ne pourrait scander ⁄ejn ajgo⁄rh/`)
prétendants, qui croient à un accident (XXII, 31 : - toi (➤ TEXTE 1, v. 11), datif du pronom personnel (= attique
oujk ejqevlonta), lui promettent cependant la mort. soi), est la forme atone ancienne (la forme tonique chez
Homère est soiv ➤ TEXTE 1, v. 9)
Il est toutefois vraisemblable qu’au cas où la pro-
■ LANGUE D’HOMÈRE, SYNTAXE :
cédure judiciaire évoquée dans le texte 2 s’exerce,
– Liberté des constructions :
la distinction entre volontaire et involontaire a - préposition absente : toi`sin (➤ TEXTE 2, v. 10) ; datif dexa-
une influence sur le choix de la peine par les mevnw/ au lieu du génitif attendu (➤ TEXTE 1, v. 9)
juges. - infinitif de but : dovmen (➤ TEXTE 2, v. 12)
- l’aoriste intemporel est fréquent ; un exemple ici :
Précis grammatical ejdevxato (➤ TEXTE 1, v. 6)
- emploi, normal chez Homère, de l’adjectif possessif de
■ LANGUE D’HOMÈRE, PHONÉTIQUE ET MORPHOLOGIE : la 3e personne au singulier o{~, h{, o{n (➤ TEXTE 1, v. 6), qui
– Archaïsmes :
n’existe pratiquement plus en attique
- génitifs singuliers 2e décl. en -oio : kasignhvtoio (➤ TEXTE 1,
– Article avec son sens ancien de démonstratif : th`"
v. 5), crusoi`o (➤ TEXTE 2, v. 11)
(➤ TEXTE 1, v. 4), th/s
` i (➤ TEXTE 1, v. 12), tw/` (➤ TEXTE 2, v. 12), etc.
- maintien d’un double s ancien entre voyelles : sthvqes-
– Particules :
si (➤ TEXTE 1, v. 2)
- a[ra pour attirer l’attention (➤ TEXTE 2, v. 7 et v. 11) ; sous la
- vocalisation en -ato de la désinence -nto : ei{at(o)
forme rJ∆ (➤ TEXTE 1, v. 7)
(➤ TEXTE 2, v. 8) pour h|nto (le ei initial est une notation
- te « épique », notamment pour appuyer des mots inva-
pour h)
riables (➤ TEXTE 1, v. 5, 8 et 12)
- On notera aussi l’absence de métathèse de quantité
- La conjonction eu\te, quand (➤ TEXTE 3, v. 2), est typique-
dans fonh`o" (➤ TEXTE 1, v. 5), alors que l’attique aboutit
ment homérique ; les emplois post-homériques (chez les
à fonevw".
poètes, quelques exemples également chez Hérodote)
– Ionismes :
sont des imitations d’Homère.
- h à la place de l’a long attique : kradivh (➤ TEXTE 1, v. 8),
4
ajgorh/` (➤ TEXTE 2, v. 1), etc.
Le faucon et le rossignol
TEXTE
86
SÉQUENCE 5 JUSTICE ET SOCIÉTÉ
voilà pris par bien plus fort que toi ! Tu iras là où 94-103, où un parallèle est tracé entre les aèdes,
moi je te mènerai, tout chanteur que tu sois. De placés sous le patronage des Muses et d’Apollon,
toi, si je veux, je ferai mon repas, ou bien je te et les rois « nourrissons de Zeus »). On remarquera
relâcherai. Bien fou qui veut se mesurer à plus d’ailleurs que le faucon, malgré sa brutalité, recon-
puissant que soi : non seulement il n’a pas la vic- naît dans une certaine mesure les qualités excep-
toire, mais au déshonneur il ajoute la souffrance. » tionnelles de sa victime (kai; ajoido;n ejou`san, v. 7).
Ainsi parla le faucon au vol rapide, l’oiseau aux
2. Dites ce que représentent les oiseaux et pré-
larges ailes.
cisez la signification d’ensemble du texte.
Traduction de l’auteur.
La fable s’insère dans un long développement où
Hésiode oppose l’u{bri" et la justice. Le rossignol
Vers le commentaire ➤ p. 104 représente d’une manière générale les faibles,
1. Pourquoi Hésiode a-t-il choisi un rossignol victimes de la violence injuste des forts, parmi
plutôt qu’un oiseau d’une autre espèce ? lesquels figure Hésiode, dépouillé lors d’un procès
Le choix du rossignol comme victime du faucon inique ; leur impuissance est mise en valeur par
peut à première vue surprendre. Dans le bestiaire le fait que la parole ne leur est même pas donnée
homérique, le faucon, « le plus rapide des êtres (seule possibilité : muvreto, v. 5). Le faucon est le
ailés » (Iliade, XV, 238), intervient dans des compa- symbole des mauvais rois, et en particulier de
raisons, notamment quand il s’agit de souligner ceux d’entre eux qui ont injustement favorisé le
la rapidité avec laquelle se meut une divinité (par frère d’Hésiode, Persès, dans le partage de l’héri-
exemple, Poséidon, en XIII, 62, quitte le champ de tage paternel.
bataille « comme un faucon à l’aile prompte Le langage du faucon est celui de l’u{bri" ou du
– w{" t∆ i[rhx wjkuvptero" –, qui, s’élevant d’un moins de la violence (comme le suggère le narra-
haut rocher abrupt, se jette à travers la plaine à la teur lui-même par l’emploi, v. 5, de l’adverbe
poursuite d’un oiseau »). Les oiseaux poursuivis ejpikratevw"). Le faucon se représente lui-même
par le faucon ne sont jamais des rossignols, mais comme pollo;n ajreivwn (v. 6), se vante d’une
des colombes (XV, 238), des choucas ou des étour- toute-puissance digne de celle des dieux (ai[ k∆
neaux (comme les Troyens poursuivis par Patrocle ejqevlw, v. 8 : la divinité peut faire à son gré une
en XVI, 583). Le rossignol n’apparaît que dans chose et son contraire), manie le sarcasme
l’Odyssée, où il donne l’occasion à Pénélope de (reprise du verbe ejqevlw, v. 9, mais suivi de pro;"
développer une comparaison fameuse entre le kreivssona"), triomphe sur son adversaire vaincu
chagrin de cet oiseau et le sien propre (Odyssée, à la manière des héros de l’épopée, et utilise le
XIX, 518 sqq.). vocabulaire épique (les dieux qui se combattent
En fait, l’ajhdwvn a été choisi pour le rapproche- reprochent à leur adversaire de mevno" ajntiferiv-
ment qu’il permet avec le mot ajoidov", chanteur, zein, cf. v. 9 : se mesurer à eux en fureur guerrière).
aède. Au vers 7, ajoidovn ne diffère de l’accusatif On note un renversement dans la représentation
ajhdovn∆(a) que par le vocalisme de la syllabe cen- des animaux par rapport à Homère. Dans les
trale. Une parenté étymologique entre les deux comparaisons homériques, l’oiseau de proie
mots (cf. ajeivdw) est d’ailleurs très probable. représente le guerrier valeureux ; il est valorisé
Le choix de cet oiseau permet d’introduire dans la aux dépens de sa victime. Pour Hésiode, le faucon
fable un aède, et donc de faire une allusion à représente la brutalité à l’état pur, et la sympa-
Hésiode lui-même, avec un mélange d’ironie et thie se porte vers le rossignol.
de fierté. Certes, le rossignol est un animal Hésiode décrit là une situation scandaleuse. L’as-
dépourvu de force (on notera au passage l’opposi- similation des rois au faucon est une condamna-
tion entre son nom au féminin, symbole de fai- tion : dans la mesure où les dieux ont donné aux
blesse, et le masculin i[rhx), mais le rossignol hommes la justice, que ne connaissent pas les
passe déjà dans l’Antiquité pour le plus mélodieux animaux (➤ TEXTE 5, v. 16-20), l’attitude des rois les
de tous les oiseaux, de même que l’aède, poète ravale au rang des bêtes. La fable est suivie d’une
chanteur, s’illustre par sa capacité à charmer les parénèse adressée à Persès : son intérêt est de
foules et à calmer les chagrins (cf. Théogonie, respecter la justice, car l’u{bri" d’un homme de
87
peu aboutit pour celui-ci au désastre (kakh; deilw/` loque recourt fréquemment à la fable, mais les
brotw/`, v. 13). papyrus sont trop fragmentaires pour qu’on
NB : il convient de ne pas faire erreur sur le sens puisse tirer d’eux une conclusion sur la présence
du mot basileuv". Il ne s’agit pas d’un monarque ou l’absence d’une « morale » finale). Raison plus
chargé de gouverner une cité ou de diriger une fondamentale de cette absence : la fable du
armée (comme Agamemnon, qui, à Troie, exerce Faucon et du Rossignol s’insère chez Hésiode
les fonctions d’a[nax), mais simplement d’un dans une série narrative et explicative destinée à
notable, d’un membre de la classe aristocratique. opposer justice et u{bri" et à condamner cette
Les « rois » peuvent être nombreux dans un dernière. L’histoire ne se termine pas avec le
même pays. Comme le dit Alcinoos à Ulysse : triomphe du faucon : celui qui adopte sa conduite
« Nous avons douze rois de marque (ajriprepeve" se retrouvera en définitive puni (➤ TEXTE 5). Pour
basilh`e") dans ce peuple, douze chefs souve- l’instant, le poète admoneste Persès (v. 12-17) ;
rains, et je suis le treizième » (Odyssée, VIII, 390- plus tard, il s’adressera directement aux rois
391). Ces rois exercent souvent, mais pas (➤ TEXTE 5, v. 1).
obligatoirement, la fonction d’arbitre ou de juge. NB : la traduction d’ai\no" par fable laisse échapper
Hésiode se plaint vigoureusement, dans Les Tra- une nuance. Le mot a un sens plus général. Selon
vaux et les Jours, du fait que les rois « mangeurs la définition de P. Chantraine (Dictionnaire éty-
de présents » (dwrofavgoi) de Thespies l’ont mologique de la langue grecque, 1968), « il s’agit
dépouillé de sa part d’héritage au profit de son de paroles, de récits chargés de sens » ; ai\no" peut
frère Persès. ainsi désigner une fable, un récit significatif, un
éloge, etc. Exemples d’ai\no" : dans l’Iliade, un
3. Quel élément, qui clôt presque toujours les compliment habilement adressé indirectement
fables, ne figure pas dans ce texte ? À votre avis, par Antiloque à Achille (XXIII, 795) ; dans l’Odyssée
pourquoi ? (XIV, 508), le récit mensonger que fait Ulysse,
La plupart des fables grecques se terminent par déguisé en mendiant, d’un incident censé être
un élément que les rhéteurs d’époque impériale survenu jadis à Troie, en vue d’obtenir du porcher
appellent un ejpimuvqion. Il s’agit de rendre plus Eumée un manteau. Il semble qu’on trouve dans
clair le sens de la fable ; l’auteur tire la « morale » ai\no" l’idée qu’on s’exprime d’une manière indi-
de l’histoire et, si la fable met en scène des ani- recte et qu’un effort d’interprétation est néces-
maux, procède à un transfert dans le monde des saire (cf. aijnivttomai, dire des paroles significatives,
hommes. Le texte se clôt par diverses formules : donc difficiles à comprendre, d’où l’évolution vers
JO lovgo" dhloi` o{ti..., La fable montre que, Ou{tw le sens d’ai[nigma). Cette particularité peut nous
kai; tw`n ajnqrwvpwn, De même chez les hommes, ou aider à interpréter la formule assez obscure fro-
même simplement Ou{tw, De même , ou Pro;" nevousi kai; aujtoi`" (v. 1) : les rois seront assez
(Cette fable) vise (ceux qui). Cette « morale » finale intelligents pour comprendre d’eux-mêmes que
est absente de la fable du Faucon et du Rossignol. la fable les concerne et blâme leur conduite.
On ne peut pas soutenir que la morale de l’his-
toire se trouve insérée dans les vers où le faucon
procède à une généralisation (o{" ke..., pluriel OUVERTURES
kreivssona", v. 9-10). Un Hésiode qui prêcherait Une fable attribuée à Ésope met en scène un
la soumission à plus fort que soi n’est pas imagi- faucon et un rossignol ; elle illustre une idée tout
nable. Le poète ne fait que décrire une situation, à fait différente de celle d’Hésiode :
il ne l’approuve pas. « Un rossignol perché sur un chêne élevé chantait
L’une des raisons de cette absence tient peut-être comme à son ordinaire. Un épervier [choix de tra-
au fait que le genre de la fable, d’origine orien- duction pour iJerv ax] l’aperçut ; n’ayant rien à
tale, n’a sans doute pas encore pris à l’époque manger, il fondit sur lui et s’en empara. Se voyant
d’Hésiode sa forme canonique. La fable des Tra- en danger de mort, sa victime lui demanda de la
vaux est la plus ancienne de toute la littérature relâcher, alléguant qu’elle ne suffirait pas à remplir
grecque (aucun exemple de fable chez Homère ; à à elle seule un ventre d’épervier : il lui fallait, s’il
peu près à la même époque qu’Hésiode, Archi- manquait de nourriture, s’en prendre à de plus gros
88
SÉQUENCE 5 JUSTICE ET SOCIÉTÉ
5
- absence de contraction : ejrevw (v. 1), fronevousi (1), a[lgea
(v. 10) Les dieux veillent
TEXTE
90
SÉQUENCE 5 JUSTICE ET SOCIÉTÉ
6
est fréquemment évoquée par les auteurs grecs.
La justice, c’est le droit
TEXTE
Cf. par exemple Lycurgue : « Beaucoup de crimi-
nels ont déjà trompé les hommes et ont pu leur du plus fort PLATON ➤ p. 106
échapper […], mais un parjure ne se dérobe pas à
l’œil des dieux et n’élude pas leur châtiment : si ce Traduction (lignes 15 à 49)
n’est lui, ce sont ses enfants, c’est toute la race du
C’est bien pourquoi la loi déclare que ce qui est
parjure qui sont voués aux plus grand malheurs. »
injuste et laid, c’est de chercher à avoir plus que la
(Contre Léocrate, 79). Plutarque a longuement
masse, et l’on appelle cela « commettre l’injustice ».
discuté cette idée dans son dialogue Des délais de
Oui, mais la nature, j’imagine, montre au contraire
la vengeance divine. Il est évident que l’idée d’une
d’elle-même qu’il est juste que le meilleur ait
vengeance divine s’exerçant sur des innocents
davantage que le moins bon, et le plus puissant
n’a guère de place dans nos conceptions actuelles.
que le moins puissant. Il est clair qu’il en va ainsi
Dans une époque fortement marquée par l’indi-
dans beaucoup de domaines, aussi bien chez les
vidualisme, le souci du sort de notre descendance
animaux que chez les hommes, dans toutes les cités
lointaine compte d’ailleurs moins à nos yeux qu’à
et toutes les races : le critère de la justice, c’est que
ceux des Anciens.
le plus fort commande le plus faible et ait davan-
3. En quoi ce texte complète-t-il et explicite-t-il tage que lui. Quelle autre sorte de justice invoquait
la fable du faucon et du rossignol ➤ TEXTE 4 ? donc Xerxès quand il a fait son expédition contre
La fable se terminait sur la tirade arrogante du la Grèce, ou son père la sienne contre les Scythes ?
faucon victorieux. Le texte la complète. Il met de et l’on pourrait alléguer mille exemples comme
nouveau en scène le monde animal, non plus ceux-là ! Mais, j’imagine, la conduite de ces gens-là
sous la forme d’une fable, mais d’un énoncé théo- est conforme à une nature – celle de la justice, et,
rique (v. 16-20). Il existe, dit Hésiode, une sépara- oui par Zeus, conforme à une loi – celle de la
tion radicale entre le monde des animaux et celui nature, et non pas toutefois peut-être, conforme à
des hommes, fondée sur une « loi », novmon (NB : le celle que nous, nous établissons. Nous façonnons
mot est à prendre bien sûr au sens de manière les meilleurs et les plus vigoureux d’entre nous en
normale d’agir, et non au sens de législation les prenant, comme on fait pour les lions, depuis
imposée par une autorité). Chez les animaux leur jeune âge, et par des incantations et des char-
règne la force, chez les hommes la justice. Cette lataneries nous en faisons nos esclaves, en préten-
dernière est un don supplémentaire des dieux dant qu’on doit respecter l’égalité, et que c’est cela,
(e[dwke, v. 19) : le monde de la force se caractérise le bien et le juste. Oui, mais, j’imagine, si un
par un manque (ouj divkh ejsti; met∆ aujtoi`", v. 18). homme naît doté de la nature qu’il faut, s’il secoue
Et, comme l’indiquait déjà le poète à Persès, la et rejette tout ce fatras, le met en pièces et s’en
justice triomphe finalement de l’u{bri" (divkh échappe en foulant aux pieds nos écrits, tours de
d∆uJpe;r u{brio" i[scei ej" tevlo" ejxelqou`sa passe-passe, incantations, lois contraires à la nature
➤ TEXTE 4, v. 16-17). L’exemple animal est l’exemple – toutes sans exception ! – et s’il se révolte, voilà
à ne pas suivre. que l’esclave se révèle notre maître, et que soudain
L’opposition entre les deux mondes se manifeste brille de tout son éclat la justice selon la nature. Il
dans la reprise de certains motifs, par exemple me semble que Pindare exprime la même idée que
celui de la nourriture (dei`pnon... poihvsomai moi dans le poème où il dit :
➤ TEXTE 4, v. 8 / ici e[sqein ajllhvlou", v. 18) ou celui
du « meilleur » (ajreivwn ➤ TEXTE 5, v. 6 / ici pollo;n la loi, qui règne sur tous,
ajrivsth, v. 19). Le faucon utilisait un langage mortels et immortels…
humain (dei`pnon, le dîner), et faisait référence
aux valeurs héroïques (ajreivwn, pro;" kreivssona" cette loi, déclare-t-il,
ajntiferivzein, nivkh", ai[scesin : l’humiliation
d’être vaincu). Tout ce vocabulaire est maintenant justifiant l’extrême violence, mène tout
démythifié (dei`pnon poiei`sqai devient e[sqein de sa main toute-puissante. Je le présume
ajllhvlou", l’o[rni" tanusivptero" se révèle un d’après les exploits d’Héraclès, puisque ...
oijwnov", un oiseau de proie). – sans les avoir payés – …
91
C’est à peu près ainsi qu’il s’exprime – je ne sais i[son) est pour les humains un principe de stabi-
pas le poème par cœur ; en tout cas il déclare que lité. » (Euripide, Les Phéniciennes, 535-538).
sans avoir acheté les bœufs et sans les avoir reçus Il peut paraître étrange que le même Calliclès qui
en cadeau de Géryon, il les emmena avec lui, dans attaque ainsi l’une des bases essentielles de la
l’idée que la justice naturelle, c’est que les bœufs démocratie affiche en même temps son intention
et les autres biens des moins bons et plus faibles de faire une carrière politique à Athènes (Gorgias,
appartiennent tous au meilleur et plus fort. 513 b, 515 a) et se défende de tout penchant oli-
Traduction de l’auteur. garchique en se gaussant des « laconisants à
l’oreille déchirée » (515 e). C’est que l’on a, en défi-
Vers le commentaire ➤ p. 107 nitive, affaire à l’une de ces personnalités tyranni-
1. Quel principe essentiel du régime démocra- ques qui sont à la fois le produit de la démocratie
tique est mis ici en accusation ? et son pire ennemi, à la manière d’Alcibiade, qui,
Calliclès met en accusation ici l’un des principes une fois exilé à Sparte, déclare à propos de la
essentiels du régime démocratique, celui de démocratie que « tout le monde s’accorde à recon-
l’égalité entre les citoyens. Cette égalité est naître l’absurdité d’un tel système et [qu’] il n’y a
injuste et contraire à la nature, puisqu’elle met rien de nouveau à dire sur ce sujet » (Thucydide,
sur le même pied les meilleurs et les moins bons VI, 89). Pour Platon, démocratie et tyrannie sont
(a]n to; i[son e[cwsin faulovteroi o[nte", l. 14). Or, en effet des régimes proches.
les moins bons ne sont autres que oiJ polloiv 2. Quel moyen les faibles utilisent-ils pour
(l. 7) : la masse du peuple, les citoyens favorables enchaîner l’homme supérieur ?
à la démocratie. C’est dans leur propre intérêt Pour enchaîner l’homme supérieur, les faibles
(pro;" auJtou;" kai; to; auJtoi'" sumfevron, l. 7-8) disposent des lois, qu’ils établissent dans leur
qu’ils établissent les lois et propagent la morale propre intérêt (l. 6-8, novmw/, l. 15), et aussi de tout
qui leur est favorable, empêchant ainsi les plus un système d’influence, fondé sur les éloges et
forts d’obtenir les privilèges auxquels ils ont les blâmes (l. 9-13) privés ou publics (de nom-
droit. breux décrets athéniens sont en effet consacrés à
L’égalité politique se dit en grec to; i[son, hJ ejpainevsai, décerner un éloge à tel ou tel citoyen
ijsovth", hJ ijsonomiva. Le mot ijsonomiva (mot à pour son dévouement à la démocratie). La peur
mot : égalité devant la loi) est l’un des plus anciens joue son rôle (ejkfobou`nte" tou;" ejrrwmenestevrou",
mots d’ordre de la démocratie. Dans un poème l. 10), ainsi que la tricherie (confusion volontaire
fameux de Callistrate, qu’on chantait dans les entre des notions proches mais différentes :
banquets, les deux tyrannicides Harmodios et plevon e[cein, l. 11, expression neutre, et
Aristogiton étaient portés aux nues parce qu’ils pleonektei`n, l. 12, mot péjoratif). Toute cette pro-
« avaient tué le tyran et donné l’égalité à pagande s’exerce dès l’enfance (ejk nevwn lam-
Athènes » (to;n tuvrannon ktanevthn ijsonovmou" t∆ bavnonte", l. 29 ; le mot plavttonte", l. 28, s’em-
jAqhvna" ejpoihsavthn). Le partisan perse de la ploie pour l’éducation) et utilise une technique
démocratie mis en scène par Hérodote dans le de dressage (w{sper levonta", l. 29), ainsi que l’em-
débat sur les constitutions ➤ séquence 6, p. 138 ploi de moyens pervers (katepa/dv ontev" te kai; goh-
ne manque pas de faire l’éloge de l’ijsonomiva : teuvonte", l. 29, magganeuvmata kai; ejpw/dav", l. 34).
« Le gouvernement du peuple, tout d’abord, 3. En vous appuyant sur quelques exemples,
porte le plus beau de tous les noms : égalité devant caractérisez rapidement le style de Calliclès.
la loi » (plh`qo" de; a[rcon... ou[noma pavntwn Le style de Calliclès a subi l’influence des
kavlliston e[cei, ijsonomivhn). On voit de même sophistes, et en particulier de Gorgias, qui est à
dans Les Suppliantes Thésée défendre l’égalité Athènes son hôte (Gorgias, 447 b). On relèvera en
contre les critiques du héraut thébain ➤ sé- particulier les nombreux systèmes d’annonce
quence 6, p. 126-127 et Jocaste dans Les Phéni- fondés sur des démonstratifs (tou`tov g j(e), l. 2 ;
ciennes la prêcher à l’ambitieux Étéocle : « Mieux tou`tov ejstin, l. 13 ; tou`to, l. 15 ; tau`ta, l. 19, etc.),
vaut, mon enfant, honorer l’égalité (ijsovthta), l’emploi très fréquent de groupes binaires,
qui pour toujours attache les amis aux amis, les parfois redondants (ajdikouvmeno" kai; pro-
cités aux cités, les alliés aux alliés. Car l’égalité (to; phlakizovmeno", l. 4 ; ejpaivnou" / yovgou", l. 9 ;
92
SÉQUENCE 5 JUSTICE ET SOCIÉTÉ
ejrrwmenestevrou" / dunatouv", l. 10-11, l. 18-21, etc.), avec la nuance de prétexter que : levgousin wJ" (l. 12) et
l’usage dans quelques cas d’homéotéleutes (l. 9, levgonte" wJ" (l. 30 ; Calliclès critique un discours qu’il es-
time mensonger). Comparer avec levgei o{ti (l. 45), dans
22, 29-30). Le recours aux exemples historiques
un passage où Calliclès se borne à introduire la citation
(l. 23-24, Xerxès et Darius) et la comparaison avec de Pindare.
le monde animal (l. 20) sont également usuels – wJ" peut signifier dans la pensée que (l. 47) ; il introduit
chez les sophistes, ainsi que la citation poétique, alors une proposition à l’accusatif absolu, ou, comme ici,
dont ils n’hésitent pas à détourner la signification au génitif absolu.
7
(la victime de ce procédé est ici Pindare).
Mais au-delà de la simple imitation, le style de Dans la société, la justice
TEXTE
Calliclès est l’expression d’une personnalité puis- n’est qu’une illusion
sante et originale, sûre d’elle et consciente de sa
PLATON ➤ p. 108
valeur (ne pas se laisser tromper par i[sw", l. 27, ni
par les nombreux oi\mai qui scandent le texte ; ils
ne sont pas l’expression d’un doute, mais le fruit
Traduction (lignes 1 à 23)
de la bonne éducation). Il se caractérise par une Voici comment, grand niais de Socrate, on doit
certaine véhémence (prophlakizovmeno", l. 5), le examiner les choses : l’homme juste est, en toute
goût de la formule percutante et paradoxale occasion, moins bien partagé que l’injuste. Pour
(kata; novmon ge to;n th`" fuvsew", l. 26), une ima- commencer, dans les contrats qu’ils établissent
gerie flamboyante (allusion à la fable du lion entre eux, partout où le premier s’associe au
dompté qui se révolte, l. 29 ; cette image se mêle second, jamais tu ne trouveras, à la dissolution de
à celle de l’esclave qui brise ses chaînes). L’origi- leur association, que le juste est mieux partagé
nalité de ce style se manifeste surtout dans la que l’injuste : il a moins. En second lieu, dans
grande phrase où est décrite la révolte de leurs relations avec la cité, quand il faut payer
l’homme supérieur (l. 31-37). Calliclès atteint là le quelque contribution, le juste, à fortune égale,
niveau de la grande éloquence : préverbes nom- contribue davantage, l’autre moins, et, quand il
breux et expressifs, accumulation des participes s’agit de recevoir, le premier ne fait aucun profit,
aoristes (qui vient après celle des participes pré- le second en fait beaucoup. De fait, quand l’un et
sents dans la phrase précédente), emploi de subs- l’autre exercent quelque charge, ce qui arrive au
tantifs rares, ordre expressif des groupes de mots juste, en admettant même qu’il ne subisse aucun
tout à la fin de la tirade (l. 35-37), usage des autre dommage, c’est de laisser péricliter ses
aoristes intemporels (qui donnent une couleur affaires personnelles, parce qu’il ne peut s’en
poétique), épiphanie de l’homme supérieur pré- occuper, et de ne pas puiser dans le trésor public,
sentée dans un langage religieux à la manière parce qu’il est juste, et en outre de s’attirer l’ini-
d’une initiation (lumière subite ejxevlamyen : le mitié de ses proches et de ses connaissances, en
préverbe marque à la fois le début et l’intensité). refusant de leur rendre aucun service au détri-
Calliclès est un des très rares personnages impor- ment de la justice ; c’est tout le contraire de cela
tants des dialogues de Platon dont nous ne trou- qui arrive à l’injuste. J’entends par là, bien sûr,
vons aucune trace en dehors de l’œuvre. Or, on l’homme dont je parlais il y a un instant, celui qui
sait que Platon ne met en scène que des interlo- est capable de s’arroger une part beaucoup plus
cuteurs ayant eu une existence réelle. On peut grande que son dû. Examine donc cet homme, si
alors se demander si, dans ce passage, Platon n’a tu veux vraiment juger à quel point il est plus
pas cherché à pasticher le style du véritable Calli- utile pour soi-même, à titre personnel, d’être
clès, comme il a dans d’autres parodié celui de injuste que juste. La manière la plus facile de
personnages historiques plus illustres, comme toutes de t’en rendre compte, c’est d’aller jusqu’à
Hippias, Gorgias ou Protagoras. la plus parfaite injustice, celle qui met au comble
du bonheur l’homme qui l’a commise, et au
Précis grammatical comble du malheur ceux qui l’ont subie et qui se
■ EMPLOI DE wJ" : refuseraient à la commettre. Il s’agit de la tyrannie,
– wJ" introduit une subordonnée complétive après un qui ne s’empare pas en détail des biens qui ne lui
verbe déclaratif ; il est alors l’équivalent d’o{ti, mais appartiennent pas, mais les prend aussi bien
93
subrepticement que par la violence, sans distinc- Les gouvernants ne songent qu’à leur intérêt per-
tion entre biens sacrés et biens profanes, privés et sonnel. Selon Calliclès, les faibles établissent les
publics, mais tous en bloc. lois à leur profit (Pro;" auJtou;" kai; to; auJtoi'"
Traduction de l’auteur. sumfevron tou;" novmou" tivqentai, ➤ TEXTE 6, l. 7-8).
Thrasymaque est d’accord avec cette idée (to;
Vers le commentaire ➤ p. 109 (me;n) tou' kreivttono" xumfevron to; divkaion tug-
cavnei o[n, l. 37) ; il déclare : « Tout gouvernement
1. L’infériorité de l’homme juste selon Thrasy-
établit toujours les lois dans son propre intérêt, la
maque : de quels domaines tire-t-il les exemples
démocratie, des lois démocratiques ; la monarchie,
qu’il donne à l’appui de sa thèse ?
des lois monarchiques, et les autres régimes de
Thrasymaque n’appuie pas sa thèse sur un rai-
même ; puis, ces lois faites, ils proclament juste
sonnement théorique, mais sur des faits très
pour les gouvernés ce qui est leur propre intérêt,
concrets, dont tout un chacun peut faire l’expé-
et, si quelqu’un les transgresse, ils le punissent
rience. Le premier exemple est tiré de la vie privée
comme violateur de la loi et de la justice. Voilà,
(les contrats, notamment commerciaux, ta; sum-
mon excellent ami, ce que je prétends qu’est la
bovlaia) ; mais Thrasymaque passe très vite à la
justice uniformément dans tous les États : c’est
sphère de la vie publique. C’est d’ailleurs un de
l’intérêt du gouvernement constitué. » (338 e-
ses rôles, dans le livre I de La République, de trans-
339 a, traduction de É. Chambry). Cf. aussi le texte
férer la discussion dans ce domaine, alors qu’avec
cité p. 118.
Céphale et son fils Polémarque (famille de Lysias)
La différence est que pour Thrasymaque la société
l’enjeu restait au niveau de la morale courante du
donne l’avantage au plus fort (l’exemple le plus
simple particulier.
parlant est celui du tyran) ; aux yeux de Calliclès,
L’homme juste est perdant quand il s’agit de
la situation est encore pire : le contrat social a
verser une contribution. L’eijsforav (mot à mot :
pour but et pour résultat l’avantage des plus fai-
apport) est un impôt sur le capital, que paient les
bles.
riches quand la cité a un besoin ponctuel d’ar-
Selon Platon, toute autorité doit au contraire
gent, par exemple pour soutenir une guerre ;
s’exercer au profit de ceux qui lui sont soumis.
cette contribution est en principe proportion-
nelle à la fortune (ajpo; tw'n i[swn, l. 7), mais il existe
3. Quelle est la notion, mise en avant par Calli-
clès, qui n’est pas prise en compte par Thrasy-
des moyens pour les citoyens peu scrupuleux
maque ?
d’en alléger le fardeau (dissimulation de l’ajfanh;"
À la différence de Calliclès, Thrasymaque n’utilise
oujsiva, mot à mot fortune invisible, par opposition
pas dans son argumentation l’opposition promue
aux terres et immeubles). L’homme juste est per-
par les sophistes entre la loi et la nature. Il se
dant aussi quand il est question de gains (lhvyei",
contente de décrire d’une manière pessimiste (ou
l. 8). L’expression ne vise probablement pas les
réaliste ?) une situation.
cas où les citoyens étaient amenés à se partager
Sur cette opposition devenue banale, le texte le
un don généreux (par exemple une cargaison de
plus parlant est celui d’Antiphon le Sophiste :
blé offerte par un dynaste) ou une aubaine (lors
« L’observation de la justice est tout à fait
de la découverte de nouveaux filons d’argent au
conforme à l’intérêt de l’individu, si c’est en pré-
Laurion, au début du Ve siècle, certains avaient
sence de témoins qu’il respecte les lois ; mais s’il
proposé que les citoyens s’en partagent le béné-
est seul et sans témoins, son intérêt est d’obéir à
fice). Il s’agit bien plutôt des profits que l’on peut
la nature. Car ce qui est de la loi est accident ; ce
retirer d’une charge de magistrat, par exemple en
qui est de la nature est nécessité ; ce qui est de la
acceptant des « cadeaux », euphémisme dési-
loi est établi par convention et ne se produit pas
gnant souvent une forme de corruption (dwrodo-
de soi-même : ce qui est de la nature ne résulte
kiva).
pas d’une convention, mais se produit de soi-
2. Sur quel point essentiel Calliclès et Thrasy- même. Ainsi, celui qui transgresse les règles
maque ➤ TEXTES 6 et 7 sont-ils d’accord ? légales, s’il le fait à l’insu des hommes qui les ont
Calliclès et Thrasymaque sont d’accord pour établies par leur convention, est indemne de
penser que l’injustice est la loi suprême de l’État. honte et de châtiment ; s’il est découvert, non ;
94
SÉQUENCE 5 JUSTICE ET SOCIÉTÉ
tandis que si, à l’encontre du possible, on violente avait seulement un anneau d’or à la main. Gygès
l’ordre de la nature, cette violation fût-elle le prit et sortit. Or les bergers s’étant réunis à leur
inconnue à tous les hommes, le mal n’en est pas ordinaire pour faire au roi leur rapport mensuel
moindre ; et tous en seraient témoins qu’il ne sur l’état des troupeaux, Gygès vint à l’assemblée,
serait pas plus grand : car le dommage ici ne portant au doigt son anneau. Ayant pris place
résulte pas de l’opinion, mais de la réalité. » parmi les bergers, il tourna par hasard le chaton
(Sur la Vérité, traduction de L. Gernet, © Les Belles de sa bague par devers lui en dedans de sa main,
Lettres, 1923.)
et aussitôt il devint invisible à ses voisins, et l’on
Précis grammatical parla de lui, comme s’il était parti, ce qui le rem-
plit d’étonnement. En maniant de nouveau sa
■ EMPLOI DE a[n :
– Dans la proposition principale, avec un optatif : oujda- bague, il tourna le chaton en dehors et aussitôt il
mou' a]n eu{roi" (l. 4). Il s’agit d’une affirmation atténuée. redevint visible. Frappé de ces effets, il refit l’ex-
On peut la rendre par un conditionnel (tu ne saurais trou- périence pour voir si l’anneau avait bien ce pou-
ver), ou par un futur (tu ne trouveras pas). La négation est voir, et il constata qu’en tournant le chaton à
ouj (oujdamou').
l’intérieur il devenait invisible ; à l’extérieur,
– Dans la proposition subordonnée, avec un subjonctif.
Deux possibilités : visible. Sûr de son fait, il se fit mettre au nombre
- L’éventualité, dans une subordonnée conditionnelle, des bergers qu’on députait au roi. Il se rendit au
avec une proposition principale au futur : eja;n ejpi; th;n palais, séduisit la reine, et avec son aide attaqua et
telewtavthn ajdikivan e[lqh/" (l. 18) tua le roi, puis s’empara du trône. Supposons
- La répétition dans le présent :
maintenant deux anneaux comme celui-là, met-
dans une subordonnée temporelle (six occurrences dans
le texte) : o{tan tev tine" eijsforai; w\sin (l. 6), o{tan de; tons l’un au doigt du juste, l’autre au doigt de
lhvyei" (l. 8, w\sin est sous-entendu), o{tan ajrchvn tina l’injuste ; selon toute apparence, nous ne trouve-
a[rch/ eJkavtero" (l. 9), o{tan mhde;n ejqevlh/ aujtoi'" uJphre- rons aucun homme d’une trempe assez forte pour
tei'n (l. 13), o{tan ti" ajdikhvsa" mh; lavqh/ (l. 24), ejpeida;n dev rester fidèle à la justice et résister à la tentation de
ti" ...doulwvshtai (l. 28)
s’emparer du bien d’autrui, alors qu’il pourrait
dans une subordonnée relative (deux occurrences) :
o{pou a]n oJ toiou'to" tw/' toiouvtw/ koinwnhvsh/ (l. 3), o{soi impunément prendre au marché ce qu’il voudrait,
a]n puvqwntai (l. 31) entrer dans les maisons pour s’accoupler à qui lui
La négation est mhv (mhdevn, l. 14). plairait, tuer les uns, briser les fers des autres, en
- Avec un participe substantivé : tou;"... ajdikh'sai oujk un mot être maître de tout faire comme un dieu
a]n ejqevlonta" (l. 20-21). Ce participe est l’équivalent
parmi les hommes. En cela, rien ne le distingue-
d’une principale (ceux qui se refuseraient à commettre
l’injustice). La négation est ouj. rait du méchant, et ils tendraient tous deux au
même but, et l’on pourrait voir là une grande
8
preuve qu’on n’est pas juste par choix, mais par
L’anneau de Gygès : contrainte, vu qu’on ne regarde pas la justice
TEXTE
95
promotion sociale inattendue. On notera par Pour amorcer en classe une discussion sur la
ailleurs que le roi et la reine ne possèdent pas de thèse que présente Glaucon (sans d’ailleurs y
nom propre, comme dans les contes. Ajoutons adhérer personnellement), on pourra s’appuyer
des phénomènes physiques et météorologiques sur deux sentences de Démocrite (philosophe
extraordinaires, la présence d’un géant, des atomiste un peu plus jeune que Socrate) : « Ne
détails mystérieux (le cheval d’airain), etc. dis ni ne fais rien de mal, même si tu es seul.
2. Pourquoi Platon insiste-t-il tellement sur les Apprends à rougir (aijscuvnesqai) bien plutôt
vérifications que fait Gygès du pouvoir de l’an- devant toi-même que devant les autres. » (244)
neau ? « On ne doit pas manifester davantage de respect
Gygès veut bien évidemment être sûr qu’il ne (aijdei'sqai) devant les autres que devant soi-
court aucun risque d’être surpris en train de com- même, ni davantage mal agir, si cette action doit
mettre son crime. En assurant, par hypothèse, demeurer ignorée au lieu d’être connue de tous.
une impunité totale au criminel, Platon pose la C’est devant soi-même qu’on doit manifester le
question théorique dans sa plus parfaite pureté. plus de respect, et la loi qui s’impose à l’âme est
3. Quelle figure politique se dessine derrière de ne rien faire de malhonnête. » (264)
l’image de l’homme qu’aucune crainte n’arrête ? (Traduction de J.-P. Dumont, © Gallimard, coll. « Biblio-
thèque de la Pléiade », 1988.)
Derrière l’image de l’homme qu’aucune crainte
n’arrête se dessine la figure du tyran. Cf. le por-
trait de l’homme tyrannique au livre IX de La OUVERTURES
République : « Les vieilles idées, réputées justes, Au début de ses Histoires, Hérodote raconte celle
qu’il avait depuis son enfance sur l’honnêteté et la de l’accession de Gygès au trône de Lydie, en
malhonnêteté, céderont le pas aux idées nouvelle- insistant sur des aspects scabreux que Platon
ment affranchies qui servent de satellites à néglige. Chez lui, pas d’anneau magique ; toute-
l’amour, et qui remporteront la victoire avec lui. fois, le récit met en scène ici encore une trans-
Ces idées, auparavant, ne se donnaient carrière gression liée à la vue d’un objet interdit, qu’on
qu’en songe pendant le sommeil, au temps où il voit sans être vu. Le roi Candaule, persuadé que
était encore soumis aux lois et à son père et que la sa femme est la plus belle du monde, veut obliger
démocratie régnait encore dans son âme ; mais son favori Gygès à la voir nue, pour le convaincre
une fois tyrannisé par l’amour, il sera constam- de sa beauté exceptionnelle. Gygès proteste,
ment en état de veille ce qu’il était quelquefois en mais finit par accepter. Le roi met au point un
songe, et il ne reculera devant l’horreur d’aucun scénario qu’il croit habile :
meurtre, d’aucun aliment, d’aucun forfait. » « Je t’introduirai dans la chambre où nous pas-
(574 d-e) sons la nuit, et te placerai derrière le battant de la
4. Que pensez-vous de la thèse selon laquelle porte qui s’ouvre ; aussitôt que je serai entré, ma
« nul n’est juste volontairement » ? femme se présentera à son tour pour se coucher ;
La formule pastiche l’adage bien connu de Socrate il y a près de l’entrée un siège ; elle déposera sur
(transmis sous une forme un peu différente dans ce siège ses vêtements un à un à mesure qu’elle les
le Ménon, 77 d-78 a) : « Nul n’est méchant volon- quittera ; et il te sera loisible de la regarder tout à
tairement. » l’aise. Puis, quand du siège elle se dirigera vers le
L’histoire de Gygès montre, selon Glaucon, le lit et que tu te trouveras dans son dos, à toi de
caractère précaire de la justice. Celle-ci résulte t’arranger alors pour qu’elle ne te voie pas pen-
d’une sorte de pacte de non-agression passé dant que tu franchiras la porte. »
entre les hommes (par crainte de subir l’injustice (Traduction de Ph.-É. Legrand, © Les Belles Lettres,
de la part d’autrui, on renonce soi-même à la tome 1, 1932)
commettre). Quiconque se trouve dans la situa- Évidemment, les choses ne se passent pas comme
tion de Gygès, c’est-à-dire assuré de l’impunité, prévu. La femme s’aperçoit qu’elle a été espionnée.
n’a plus intérêt à respecter le pacte. Tout au plus Désireuse de se venger, car « chez les Lydiens, dit
est-il nécessaire pour lui de conserver l’apparence Hérodote, comme aussi chez les autres Barbares
de la justice. en général, être vu nu est, même pour un homme,
chose qui induit en grande honte », elle convoque
96
SÉQUENCE 5 JUSTICE ET SOCIÉTÉ
Gygès, l’oblige à choisir entre sa vie et celle du c’est le participe drw'n qui joue le rôle de la subordonnée
roi : « Maintenant, Gygès, de deux routes qui s’of- conditionnelle.
frent, je te donne à choisir celle où tu veux t’en- – Dans la proposition subordonnée :
- Potentiel : o}" a]n meivneien... kai; tolmhvseien (l. 27-28) :
gager : tue Candaule et sois possesseur de ma potentiel dans une relative à valeur consécutive (= w{st∆
personne et de la royauté des Lydiens ; ou bien a]n meivneien... kai; (a]n) tolmhvseien).
c’est toi-même qui dois périr sur l’heure […]. Ou Eij ou\n duvo toiouvtw daktulivw genoivsqhn, kai; to;n me;n
bien lui, qui a formé ce complot, doit perdre la oJ divkaio" periqei'to (l. 24-26) : potentiel dans une condi-
vie, ou bien toi qui m’as regardée nue et as agi tionnelle, en corrélation avec une principale au potentiel
(oujdei;" a]n gevnoito, l. 26).
contre les convenances. » - Optatif oblique : Sullovgou de; genomevnou... i{n∆
Les supplications de Gygès ne fléchissent pas la ejxaggevlloien (l. 9-10). C’est l’équivalent, après un verbe
reine, qui précise : « L’attaque partira du même principal au passé (qui se trouve être sous-entendu) d’un
endroit d’où il m’a fait voir nue ; et c’est pendant subjonctif de but : i{n∆ ejxaggevllwsin.
son sommeil qu’on portera la main sur lui. » Placé Kai;... ajpopeira'sqai tou' daktulivou eij tauvthn e[coi th;n
duvnamin (l. 18-19). Après un verbe au présent, on aurait :
devant ce dilemme, Gygès tue Candaule et eij e[cei (ou, avec une nuance légèrement différente : eja;n
devient roi à sa place. L’oracle de Delphes confirme e[ch/ pour le cas où, dans l’espoir que).
son pouvoir, mais prédit que la dynastie de Can- - Attraction modale. Après un verbe principal au poten-
daule sera vengée sur le quatrième descendant tiel, les propositions subordonnées relatives, finales ou
de Gygès (= Crésus). temporelles peuvent se mettre à l’optatif (sans a[n) par
attraction modale. C’est le cas, après ejxovn (participe
Hérodote a donné à son récit une forme qui le rap- absolu équivalent d’un potentiel), des relatives o{ ti
proche du genre tragique (héros placé devant un bouvloito (l. 29), o{tw/ bouvloito (l. 30), ou{stina" bouvloito
dilemme, ni entièrement coupable ni complètement (l. 31). L’emploi de l’optatif dans wJ" dovxeien (l. 26) s’expli-
innocent, crime auquel il cherche en vain à se sous- que mal. Il s’agit peut-être d’une extension de cette règle
traire, parties dialoguées entre deux personnages de l’attraction modale à un autre type de subordonnées.
Une autre explication a été proposée par James Adam
[cf. les deux acteurs de l’époque] entrecoupées d’ac- dans son édition commentée de La République : Glaucon
tion, etc.). On a d’ailleurs retrouvé sur papyrus quel- chercherait à prendre de la distance par rapport à une
ques fragments d’une tragédie anonyme intitulée thèse scandaleuse qu’il ne défend que pour les besoins
Gygès (une tirade de la reine). On peut raisonnable- de la discussion.
9
ment admettre que le récit de Platon marque un
retour à la version originelle du conte par rapport au La justice dans la cité
TEXTE
98
SÉQUENCE 5 JUSTICE ET SOCIÉTÉ
bouleutikou' kai; fuvlako" (ei\do"), to; tou' pole- – Dans la proposition subordonnée :
mikou', et une troisième classe, qui regroupe les - Éventuel dans une subordonnée temporelle : o{tan ge
...eij" to; tou' polemikou' ei\do" ejpiceirh/' ijevnai... kai; ta;
paysans, les artisans (dhmiourgov", mot à mot : ajllhvlwn ou|toi o[rgana metalambavnwsi (l. 17-22) ; o{tan oJ
celui qui travaille pour le public) et autres gens aujto;" pavnta tau'ta a{ma ejpiceirh/' pravttein (l. 22-23)
exerçant des métiers rétribués (crhmatisthv", - Éventuel dans une subordonnée conditionnelle : jIde;
mot à mot : celui qui gagne de l’argent – parfois dh; eja;n soi; o{per ejmoi; xundokh/' (l. 11) Mot à mot : Vois,
cependant un riche homme d’affaires). Cette divi- pour le cas où… La phrase possède en fait une valeur in-
terrogative, qui relève d’un usage familier (cf. en français
sion correspond aux trois parties de l’âme que familier : Regarde, des fois que…).
distingue Platon à partir de La République : le
10
nou'", le qumov" et l’ejpiqumiva, appelés aussi respec-
tivement le logistikovn, le qumoeidev" et l’ejpiqu-
Problèmes de la justice
TEXTE
mhtikovn. Cette tripartition se retrouve dans le dans un régime
fameux mythe de l’attelage ailé du Phèdre, atte- démocratique ARISTOTE ➤ p. 114
lage constitué d’un cocher, et de deux chevaux,
l’un blanc, l’autre noir (246 a-b, 253 c-254 d). Dans Traduction (lignes 1 à 24)
le Timée (69-70), les trois fonctions se trouvent
La justice démocratique consiste dans l’égalité
pourvues d’une localisation anatomique : le nou'"
selon le nombre, mais non selon le mérite : si la
dans la tête, le qumov" dans la poitrine, « au plus
justice, c’est cela, le « souverain », c’est forcément
près de la tête pour pouvoir entendre la raison,
la masse populaire ; et la volonté de la majorité,
et, d’accord avec elle, contenir par force la race
ce doit être la fin, ce doit être la justice. Chaque
des désirs », et l’ejpiqumhtikovn dans l’abdomen,
citoyen, dit-on, doit avoir une part égale ; et la
« le plus loin possible de la partie qui délibère et
conséquence dans les démocraties, c’est que les
lui apportant le moins possible de trouble et de
pauvres sont plus puissants que les riches : ils sont
bruit ».
plus nombreux et l’autorité souveraine, c’est la
L’utilité de l’élément intermédiaire de l’âme (le
décision de la majorité.
cheval blanc du Phèdre) est du même type que
celle de la classe intermédiaire de La République : Au dire des démocrates, est juste ce que décide la
apporter son aide à la partie raisonnable quand il majorité ; selon les oligarques, c’est ce que déci-
s’agit de l’âme, à la classe dirigeante des gardiens dent les possesseurs de la fortune la plus grande :
quand il s’agit de la société. c’est le montant total de la fortune, disent-ils, qui
Le parallélisme entre la cité et l’âme se poursuit doit intervenir pour la décision. Ces affirmations
quand on cherche à définir la justice. Celle-ci impliquent l’une et l’autre inégalité et injustice ;
règne dans une cité lorsque chaque classe se car si la volonté du petit nombre l’emporte, c’est
limite à son œuvre propre ; elle règne dans l’âme la tyrannie (puisque, si l’un des riches possède
d’un homme quand celui-ci « ne permet pas plus que les autres, selon le droit oligarchique il
qu’aucune partie de lui-même fasse rien qui lui mérite seul de gouverner) ; mais si c’est la volonté
soit étranger, ni que les trois principes de son âme du plus grand nombre, cette majorité commettra
empiètent sur leurs fonctions respectives, qu’il l’injustice en confisquant les biens de la minorité
établit au contraire un ordre véritable dans son riche, comme on l’a dit précédemment.
intérieur […], qu’il harmonise les trois parties de
son âme absolument comme les trois termes de Quelle serait donc l’égalité au sujet de laquelle
l’échelle musicale, le plus élevé, le plus bas, le pourront se mettre d’accord les uns et les autres,
moyen, et tous les tons intermédiaires qui peuvent voilà ce qu’il faut examiner d’après les normes de
exister » (La République, IV 443 d-e, traduction la justice que définissent les deux partis. Ils disent,
d’É. Chambry, © Les Belles Lettres, 1931). en effet, que la décision prise par la majorité des
citoyens doit faire loi. Admettons-le donc, mais
Précis grammatical non dans la totalité des cas ; et puisqu’il y a, de
■ EMPLOI DU SUBJONCTIF fait, deux groupes dont est composée la cité,
– Dans la proposition principale : les riches et les pauvres, toute décision prise par
Exhortation : Pavlin de; w|de levgwmen (l. 34) les deux groupes ensemble ou par la majorité,
99
admettons qu’elle fasse loi ; mais, s’il y a des déci- Aristote pour élaborer une solution qu’on appli-
sions contraires, que prévale la décision de la quera si la majorité des pauvres et la majorité des
majorité, c’est-à-dire de ceux dont le total des riches tendent à prendre une décision opposée.
contributions est le plus élevé. Les démocrates considèrent que ce qui fait la
Traduction de J. Aubonnet, © Les Belles Lettres (1973). décision, c’est la majorité des hommes ; les oli-
garques, la majorité des biens. Aristote va faire
Vers le commentaire ➤ p. 115 entrer en jeu ces deux conceptions : il emprunte
1. En quoi la démocratie est-elle selon Aristote un aux oligarques l’idée de tenir compte de la for-
régime qui ne respecte pas l’égalité et la justice ? tune ; il emprunte aux démocrates celle de tenir
Aux yeux d’Aristote, et aussi de Platon (Lois, VI, compte du nombre des citoyens, puisqu’il fait
757 b), il existe deux sortes d’égalité : l’égalité entrer en jeu dans son calcul les biens des
numérique (to; i[son kat∆ ajriqmovn) ou égalité citoyens pauvres et pas seulement ceux des
arithmétique, brutalement fondée sur le nombre, riches.
et l’égalité selon le mérite (kat∆ ajxivan), dite aussi 3. Donnez un exemple historique de régime où la
« égalité selon la proportion » ou égalité géomé- puissance économique et financière était prise
trique. Si un citoyen contribue au bien-être de en compte lors des décisions politiques.
l’État par rapport à un autre dans la proportion L’organisation des comices centuriates dans la
du double, la règle d’égalité selon la proportion Rome républicaine était telle que le poids de la
exige qu’il reçoive le double. puissance économique et financière y était
La démocratie ne prend en compte que la pre- énorme. Les premières centuries, qui représen-
mière (l’oligarchie commet d’ailleurs la même taient les propriétaires les plus riches, détenaient
erreur, mais en se fondant sur d’autres critères). à elles seules la majorité. De surcroît, comme on
« La démocratie, en effet, est née de ce que les arrêtait le vote dès que celle-ci était atteinte, les
gens égaux sur un point quelconque s’imaginent centuries des pauvres ne votaient pratiquement
être absolument égaux : parce qu’ils sont tous jamais. Enfin, à partir d’une certaine date, une
pareillement libres, ils croient être absolument des centuries de juniores de la première classe,
égaux ; l’oligarchie, de son côté, est née de ce que tirée au sort, votait la première, et son vote était
les gens qui sont inégaux sur un seul point pen- considéré comme un présage...
sent être totalement inégaux : étant inégaux pour
la richesse, ils pensent être absolument inégaux » Précis grammatical
(La Politique, V, 1, 1301 a, traduction de J. Aubonnet, ■ EMPLOI DU SUBJONCTIF
© Les Belles Lettres, 1973). Il s’agit dans tout le texte de subjonctifs employés dans
Or, la justice distributive se fonde sur l’égalité selon des subordonnées :
la proportion, non sur l’égalité arithmétique. - Conditionnelles : eja;n ei|" e[ch/ pleivw tw'n a[llwn eujpov-
rwn (l. 12-13), ejan; de; tajnantiva dovxh/ (l. 22-23).
2. Montrez que la solution élaborée par Aristote - Relatives : o{ ti a]n dovxh/ toi'" pleivosi (l. 3), o{ ti a]n dovxh/
emprunte aux deux conceptions qu’il s’efforce toi'" pleivosin (l. 8-9), o{ ti a]n dovxh/ th/' pleivoni oujsiva/
de concilier. (l. 9), o{ ti a]n oiJ ojlivgoi, sous-entendu bouvlwntai (l. 11),
o{ ti a]n oiJ pleivou", sous-entendu bouvlwntai (l. 14), o{ ti
Démocrates et oligarques sont d’accord pour a]n dovxh/ toi'" pleivosi tw'n politw'n (l. 19), o{ ti a]n ajmfo-
accepter, dans une démocratie, la loi de la majo- tevroi" dovxh/ (l. 21-22), o{ ti a]n oiJ pleivou", sous-entendu
rité. C’est sur ce point d’accord que va s’appuyer bouvlwntai (l. 23).
100
SÉQUENCE 6 RÉFLEXIONS SUR LA CITÉ
1
armes » ?
À la mort d’Achille, les armes merveilleuses Qu’est-ce qui fait une cité ?
TEXTE
102
SÉQUENCE 6 RÉFLEXIONS SUR LA CITÉ
les chœurs de tragédie et de comédie, différents Selon Hérodote, Babylone comportait deux
bien que les personnes physiques qui les compo- enceintes. La première entourait la ville propre-
sent soient identiques. ment dite, que traversait l’Euphrate ; l’autre,
d. Critère retenu en définitive : ce qui fait la per- beaucoup plus vaste, englobait les alentours.
manence d’une cité, c’est l’identité de sa consti- L’enceinte intérieure formait un quadrilatère
tution (l. 35-36). Tout le reste peut être modifié : le régulier d’environ huit kilomètres. Les dimen-
territoire, la population, le nom. On retrouve ici le sions que l’historien attribue à l’enceinte exté-
critère métaphysique aristotélicien de la forme rieure (quatre cent quatre-vingts stades, soit
(to; ei\do") : c’est elle qui donne l’existence à la quatre-vingt-cinq kilomètres) sont, de l’avis des
chose. commentateurs, fortement exagérées.
2. Relevez dans les second et troisième paragra- Babylone était située sur l’Euphrate à environ
phes les comparaisons utilisées. Dans quelle quatre-vingt-cinq kilomètres au sud de Bagdad
mesure sont-elles adaptées ? (Bagdad, elle, est traversée par le Tigre).
Aristote utilise trois comparaisons. Le renouvel-
lement incessant des générations est comparé
Précis grammatical
au flux incessant des fleuves ou des sources, que ■ EMPLOI DE a[n :
– Dans la proposition principale, avec l’optatif, potentiel :
nous considérons comme toujours les mêmes, ei[h ga;r a]n Peloponnhvsw/ peribalei`n e}n tei`co" (l. 11)
bien que l’eau ait changé (l. 21-23). Ici, Aristote va – Dans la proposition principale, avec l’optatif, pour
à l’encontre de la formule fameuse d’Héraclite : l’affirmation atténuée :
potamoi`si di;" toi`si aujtoi`si oujk a]n ejmbaivh". ajnagkai`on ei\nai dovxeien a[n (l. 28)
Deux comparaisons servent ensuite à faire com- – Dans une proposition subordonnée temporelle, avec le
subjonctif :
prendre que le changement de constitution e{w" a]n h/\ to; gevno" taujto; tw`n katoikouvntwn (l. 19)
entraîne la perte d’identité de la cité. Nous consi- – De même dans une proposition conditionnelle :
dérons comme différents un chœur de tragédie et a]n ei\do" e{teron h/\ th`" sunqevsew" (l. 32)
un chœur de comédie, même si les choreutes sont eJtevran ei\nai levgomen, a]n oJte; me;n h/\ Dwvrio" oJte; de;
les mêmes (l. 29-31). Les mêmes notes ne procu- Fruvgio" (l. 34)
2
rent pas à nos oreilles le même accord selon qu’on
utilise le mode dorien ou le mode phrygien Catalogue des constitutions
TEXTE
104
SÉQUENCE 6 RÉFLEXIONS SUR LA CITÉ
des constitutions d’Hérodote à Aristote », REG 72 « Ce que nous appelons aujourd’hui politeiva",
(1959) 81-99. nos ancêtres les appelaient dhmokrativa". »). C’est
3. Cherchez dans la littérature et l’histoire grec- au fond une démocratie athénienne rêvée, telle
ques des personnages ou des sociétés qui peuvent que la célèbrent les modérés athéniens du
représenter les régimes évoqués par Aristote. IVe siècle, notamment Isocrate dans son Aréopagi-
Il n’est pas difficile de trouver dans la littérature tique ; ils transposent ce régime dans un passé
et l’histoire grecques des personnages ou sociétés idéalisé d’ailleurs mal défini, l’époque bénie où
pouvant représenter les trois régimes considérés l’Aréopage gouvernait Athènes et où riches et
comme défectueux par Aristote. En ce qui pauvres se montraient entre eux solidaires.
concerne la démocratie, on songe au régime
athénien, surtout à celui de l’époque des déma- Précis grammatical
gogues (guerre du Péloponnèse). Pour l’oligarchie, ■ SUBORDONNÉES CAUSALES :
– Les subordonnées causales peuvent être introduites
on songe à Sparte, quoique le régime spartiate
par ejpeiv. Il y en a trois dans le texte :
soit assez difficile à cerner ➤ p. 140 et aux régimes jEpei; de; politeiva me;n kai; polivteuma shmaivnei tauj-
des Quatre Cents (en 411) et des Trente (404) à tovn, polivteuma d∆ ejsti; to; kuvrion tw`n povlewn, ajnavgkh
Athènes. Les tyrans ont été nombreux à l’époque d∆ei\nai… (l. 9-11).
archaïque (Pisistrate et ses fils à Athènes, Thrasy- – On peut aussi, pour exprimer la cause, utiliser la pré-
position diav suivi d’un infinitif substantivé : dia; to; tou;"
bule à Milet, Théron à Agrigente, Gélon et Hiéron
ajrivstou" a[rcein, h] dia; to; neo"; a[riston th/` povlei kai;
à Syracuse, etc.) ; d’autres tyrannies ont été floris- toi`" koinwnou`sin aujth`" (l. 19-21).
santes en Sicile à partir de la fin du Ve siècle
3
(cf., entre autres, les deux Denys).
En ce qui concerne les trois bons régimes, nous Critiques croisées :
TEXTE
106
SÉQUENCE 6 RÉFLEXIONS SUR LA CITÉ
de leur donner une sépulture avaient été longues Euripide a dressé le portrait pittoresque d’un
à cause de la mauvaise volonté thébaine. Voir un démagogue dans son Oreste (récit du jugement
héraut thébain humilié n’était pas pour le public du héros à l’assemblée d’Argos). « Alors se leva
athénien une mince satisfaction, et ne pouvait certain personnage à la langue effrénée, puissant
d’ailleurs que favoriser le succès d’Euripide au par son audace, un Argien sans l’être, entré de
concours tragique... Le Thésée d’Œdipe à Colone force en la cité, confiant dans l’éclat de son verbe
(405) est certes loué pour sa bonne gouvernance, et la grossièreté de son franc-parler, assez persuasif
mais d’une manière beaucoup plus discrète. pour plonger un jour les citoyens dans quelque
NB : le peuple, ingrat, aurait vers la fin de sa vie désastre. Car lorsqu’une parole agréable jointe à
exilé Thésée. Le partisan de l’oligarchie moqué un esprit insensé persuade la foule, pour la cité
par Théophraste (➤ Livre de l’élève, p. 133, et ci- c’est un grand mal. » (v. 902-908)
dessous, p. 42) estime que ce roi n’a eu là que ce 3. À quelles valeurs Thésée fait-il référence dans
qu’il méritait : « L’odieuse engeance que celle des la première partie de sa tirade (v. 2 à 6) ? Relevez
démagogues ! C’est Thésée qui fut le premier le vocabulaire qui s’y rapporte.
auteur de nos maux, le jour où, ayant concentré Thésée fait référence à deux valeurs essentielles
la plèbe de douze villes en une seule, il abolit la de la démocratie : la liberté (ejleuqevra povli", v. 3)
royauté. Aussi bien a-t-il eu le sort qu’il méritait : et l’égalité (i[son, v. 6), notamment entre riches et
il a été la première victime du peuple ! » pauvres (v. 5-6). Le régime se distingue par ce der-
2. Relevez les arguments utilisés par le héraut nier trait de l’oligarchie (cf. la peinture du conflit
pour critiquer la démocratie. À quel type d’homme entre ces deux fractions de la société ➤ TEXTE 5,
politique les vers 10-14 font-ils allusion ? p. 130). La souveraineté du peuple est fortement
Les arguments utilisés par le héraut sont les sui- affirmée (ajnavssei, v. 4 : l’a[nax est le chef suprême
vants : dans le monde homérique ; le mot s’emploie
– l. 10-14 : sottise et crédulité du peuple. Il se laisse aussi à propos des dieux), ce qui oppose ce régime
mener par des démagogues sans scrupules (dia- à la tyrannie (eJno;" pro;" ajndrov", v. 3). Les vers 4-5
bolai`", v. 13, klevya", v. 14), qui le flattent et l’en- indiquent le moyen pratique utilisé pour atteindre
traînent au désastre (e[blay∆), puis rejettent la l’égalité politique la plus parfaite possible
faute sur leurs adversaires. (diadocai`sin ejn mevrei ejniausivaisin) : il s’agit du
– l. 15-20 : incompétence du peuple (mh; diorqeuvwn tirage au sort qui renouvelle, d’année en année, le
lovgou"), sa précipitation et son ignorance (l. 17-18), Conseil des Cinq Cents, rouage essentiel du
avec l’impossibilité pratique, même pour les régime (et aussi des magistratures importantes,
meilleurs, d’assurer le suivi d’une politique comme celle des dix archontes).
(l. 18-20 : allusion à la difficulté pour les paysans
d’assister régulièrement aux assemblées).
On remarquera que Thésée ne répond rien à ces
OUVERTURES
arguments, mais déplace le débat. C’est peut-être On peut voir dans les vers 43-44 une allusion à un
l’indice discret d’un acquiescement d’Euripide à passage fameux d’Hérodote (III, 92). Périandre,
ces critiques. tyran de Corinthe, envoie un héraut auprès de
Les vers 10-14 font allusion au « démagogue » Thrasybule, tyran de Milet, pour lui demander une
(dhmagwgov"). Le mot, qui signifie proprement recette de longévité politique. Thrasybule ne
chef du peuple, a pris rapidement des connota- répond rien au messager, mais l’emmène dans un
tions péjoratives, surtout à partir du moment où champ de blé. « En parcourant les blés, il ques-
il s’est appliqué aux chefs de la démocratie radi- tionnait et requestionnait le héraut au sujet de sa
cale impérialiste. Les « démagogues » les plus venue de Corinthe ; et, en même temps, il coupait
connus furent Cléon, cible d’Aristophane (Les tous les épis qu’il voyait dépasser les autres, et,
Cavaliers, Les Guêpes), qui joua un rôle important coupés, les jetait à terre, jusqu’à ce que, ce faisant,
entre 429 (mort de Périclès) et 421 et fut notam- il eut détruit ce qu’il y avait de plus beau et de plus
ment le rival de Nicias ; Hyperbolos, qui lui suc- haut dans ce blé. Le champ parcouru, sans donner
céda et fut ostracisé en 417 ; Cléophon, opposé à un mot de conseil, il congédia le héraut. » Ce der-
la capitulation d’Athènes en 404. nier, une fois revenu à Corinthe, reproche à
107
Périandre « de l’avoir envoyé près d’un homme – Comment ?
pareil, si fou et gaspilleur de son bien ». Mais – Parce que, grâce à la liberté qui y règne, il contient
Périandre, lui, comprend la leçon muette. Elle était tous les genres de constitution, et il semble que, si
« de mettre à mort les citoyens qui dépassaient les l’on veut fonder un État, comme nous venons de le
autres. Et dès lors il n’y eut pas de malice qu’il ne faire, on n’a qu’à se rendre dans un État démocra-
déployât contre les Corinthiens » (traduction de tique et à y choisir le régime qu’on préfère : c’est
Ph.-É. Legrand, © Les Belles Lettres, 1946). une foire aux constitutions où l’on peut venir
choisir le modèle qu’on veut reproduire.
Précis grammatical – On peut croire en effet, dit-il, que les modèles
■ EMPLOI DE L’OPTATIF : n’y manquent pas.
– Dans la proposition principale :
- expression du souhait. S’il s’agit d’un vœu négatif, la
– Mais, repris-je, n’être pas contraint de com-
négation est mhv : Mh; zw/vhn e[ti (l. 49). mander dans cet État, même si l’on en est capable,
- potentiel. La négation est ouj : ni d’obéir, si on ne le veut pas, ni de faire la guerre
pw`" a]n... ojrqw`" duvnait∆ a]n dh`mo" eujquvnein povlin ; (l. 15-16) quand les autres la font, ni de garder la paix
Pw`" ou\n e[t∆ a]n gevnoit∆ a]n ijscura; povli"... ; (l. 42). quand les autres la gardent, si on ne désire point
On notera dans ces deux phrases la répétition de la par-
ticule a[n.
la paix ; d’un autre côté commander et juger, si la
- affirmation atténuée : e[rgwn u{po oujk a]n duvnaito pro;" fantaisie vous en prend, en dépit de la loi qui
ta; koivn∆ ajpoblevpein (l. 19-20) vous interdit toute magistrature ou judicature, de
– Dans la proposition subordonnée, en liaison avec une telles pratiques ne sont-elles pas divines et déli-
proposition principale au potentiel. La négation est mhv : cieuses sur le moment ?
eij kai; gevnoito mh; ajmaqhv" (l. 19)
– Sur le moment, oui, peut-être, dit-il.
4
– Et la sérénité de certains condamnés, n’est-ce
« Un gouvernement pas une jolie chose aussi ? N’as-tu pas déjà vu
TEXTE
108
SÉQUENCE 6 RÉFLEXIONS SUR LA CITÉ
NB : ligne 37, l’expression hJ pra/ovth" ejnivwn tw`n démocrates pour célébrer le régime athénien.
dikasqevntwn présente deux interprétations, selon Athènes s’enorgueillit de la liberté (ejleuvqeroi,
que l’on voit en ejnivwn tw`n dikasqevntwn un génitif ejleuqeriva", l. 1) et de l’égalité (ijsovthta, l. 54) qui
objectif ou subjectif, la mansuétude (du peuple) règnent sur son territoire. La parole y est libre
envers certains condamnés, ou, plus ironique (parrhsiva", l. 2 : le franc-parler, mot à mot : le fait
encore, la mansuétude de certains condamnés de tout dire). Le régime démocratique prône les
envers leurs juges, à qui ils ne tiennent pas vertus de tolérance (pra/ovth", l. 37 : la douceur,
rigueur de leur verdict : ils consentent à rester à suggnwvmh, l. 43 : l’indulgence). On retrouve tous ces
Athènes ! (2nde interprétation de Marsile Ficin.) mots chez les orateurs démocrates, en particulier
Périclès (dans la fameuse Oraison funèbre rap-
Vers le commentaire ➤ p. 129 portée par Thucydide) et Démosthène. Périclès,
par exemple, déclare : « La loi fait à tous, pour
1. Résumez et classez les critiques que Socrate leurs différends privés, la part égale (to; i[son)…
adresse à la démocratie. Nous pratiquons la liberté (ejleuqevrw"), non seule-
En premier lieu, la démocratie n’est pas, selon ment dans notre conduite d’ordre politique, mais
Platon, un vrai régime politique, mais un simulacre pour tout ce qui est suspicion réciproque dans la
de régime. Comme chacun peut s’y faire un genre vie quotidienne : nous n’avons pas de colère envers
de vie particulier, suivant sa propre fantaisie (l. 6-7), notre prochain, s’il agit à sa fantaisie (kaq∆ hJdonhvn) »
il s’agit en fait d’une sorte de foire aux constitu- (Thucydide, II, 37, traduction de J. de Romilly, © Les
tions (pantopwvlion politeiw`n, l. 26) : chacun choisit Belles Lettres, 1962). Démosthène insiste sur la
la sienne. Le régime est d’ailleurs destiné à vite douceur athénienne : « Cherchez, je vous prie,
dériver vers la démocratie extrême, où chacun pour quelle raison on aime mieux vivre dans une
parle et agit dans une parfaite licence, comme en démocratie que dans une oligarchie. La première
état d’ébriété ➤ TEXTE 5, deuxième partie. qui vous viendra à l’esprit, c’est que, à tous égards,
La démocratie est donc synonyme d’anarchie. Le il y a dans une démocratie plus de douceur »
citoyen ne respecte ni les décisions des instances (pavnta praovter∆ ejsti;n ejn dhmokrativa/) (Contre
politiques (l. 31-32), ni les lois qui organisent ces Androtion, 51). Il demande aux Athéniens de res-
dernières (l. 33-34 : il se fait magistrat ou juge pecter leurs traditions nationales : « On y trouve
selon son bon plaisir). Des sentiments louables la pitié, l’indulgence (suggwvmh), tous les senti-
en eux-mêmes (pra/ovth", l. 37, suggnwvmh, l. 43) ments qui sont le propre de l’homme libre. » (ibid.,
sont poussés à un tel degré qu’ils aboutissent à 57). Le dévouement envers le peuple (eu[nou" tw/`
une totale permissivité. plhvqei, l. 50) est à Athènes un critère officiel pour
En démocratie, le personnel politique n’est pas le choix des dirigeants. Enfin, la phrase qui affirme
formé pour un exercice réfléchi du pouvoir. Le cri- qu’en démocratie « on ne saurait être à court de
tère du choix, ce n’est pas l’éducation longue et modèles » (oujk a]n ajporoi` paradeigmavtwn, l. 28)
sérieuse de dirigeants dont on a vérifié les apti- est la correction ironique d’une affirmation de
tudes (comme dans le régime idéal, l. 46-47), mais Périclès (II, 38) : « Notre régime politique ne se pro-
le fait de simplement se prétendre (fh/`, l. 50 : pose pas pour modèle les lois d’autrui, et nous
ironie supplémentaire !) dévoué à la démocratie. sommes nous-mêmes des exemples (paravdeigma)
Enfin, la démocratie ne connaît pas la distinction plutôt que des imitateurs. » Selon Platon, la démo-
entre les deux égalités : l’égalité arithmétique et cratie athénienne ne se contente pas d’être un
l’égalité géométrique (l. 54-55 ; d’où l’emploi d’un modèle, elle fournit tous les modèles qu’on se met
adjectif indéfini méprisant qualifiant ijsovthta). Sur en tête d’aller y chercher !
ces notions ➤ Livre du Professeur, Séquence 5, p. 100. 3. Précisez les insinuations des lignes 29 à 41 en
2. Quels termes correspondent aux mots d’ordre songeant aux plaidoyers des orateurs ou aux
de la démocratie athénienne ? comédies d’Aristophane. Ces situations sont-
Dans sa présentation de la démocratie, Platon elles toutefois aussi fréquentes et « normales »
reprend, d’une manière évidemment ironique et que Platon a l’air de le dire ?
en en montrant les conséquences désastreuses, Platon laisse entendre que personne en démo-
une série de mots d’ordre utilisés par les cratie ne se soucie des devoirs qu’il a envers l’État
109
5
(respect des décisions de l’assemblée, conformité Le cycle des régimes
avec la réglementation relative aux magistra-
TEXTE
tures et aux tribunaux, souci de l’application des dans La République
peines). De fait, si l’on en croit les orateurs, les de Platon PLATON ➤ p 130
Athéniens ne mettaient pas beaucoup de rigueur
dans l’exécution des décisions judiciaires. Par
exemple, le sycophante Aristogiton avait commis
Traduction
une infraction punie de la peine de mort ; on ne Lorsque les gouvernants et les gouvernés se trou-
l’en voyait pas moins circuler tranquillement près vent ensemble, soit en voyage, soit en quelque
des bâtiments officiels : « N’est-il pas vrai qu’il se autre rencontre, dans une théorie, dans une expé-
promenait devant les tribunaux et allait jusqu’à dition où ils naviguent ou font la guerre de com-
s’asseoir sur le siège présidentiel des prytanes ? » pagnie, ou qu’ils s’observent au sein même du
(Dinarque, Contre Aristogiton, 13). Il existait, par danger, ce ne sont pas les pauvres qui sont alors
ailleurs, des lois d’amnistie qui faisaient qu’on méprisés des riches. Souvent au contraire quand
revoyait à Athènes, après quelque temps, des un pauvre, maigre, brûlé du soleil, posté dans la
citoyens condamnés à l’exil (comme l’orateur mêlée à côté d’un riche nourri à l’ombre et chargé
Andocide à la suite de ses aveux dans l’affaire des d’une graisse surabondante, le voit à bout de
Hermès). Dans les Acharniens d’Aristophane, on souffle et de moyens, ne crois-tu pas qu’il se dit à
voit un personnage, Dicéopolis, signer une paix lui-même que ces gens-là ne doivent leur richesse
séparée avec les Lacédémoniens, pendant que les qu’à la lâcheté des pauvres ; et quand ceux-ci se
Athéniens continuent à faire la guerre. trouvent entre eux, ne se disent-ils pas les uns aux
Mais il est probable que ces situations n’étaient autres : Ces gens-là sont à nous ; ils n’existent
pas aussi « normales » que Platon a l’air de le dire. pas ?
Cf. la remarque de J. de Romilly : « En rapprochant [...] Eh bien, à mon avis, la démocratie s’établit
ces cas, tant réels qu’imaginaires, en les présentant quand les pauvres victorieux de leurs ennemis,
comme des faits courants en démocratie, Platon massacrent les uns, bannissent les autres et parta-
fait de l’anarchie non plus un accident, mais une gent également avec ceux qui restent le gouverne-
vraie règle de vie pour le régime démocratique » ment et les magistratures ; le plus souvent même
(Problèmes de la démocratie grecque, p. 112). les magistratures y sont tirées au sort.
[...]
Précis grammatical – Quand un État démocratique, altéré de liberté,
■ EMPLOI DE L’OPTATIF : trouve à sa tête de mauvais échansons, il ne
– Dans la proposition principale : affirmation atténuée
(nombreuses occurrences dans le passage, comme sou- connaît plus de mesure et s’enivre de liberté pure ;
vent dans la prose élégante de Platon). La négation est ouj : alors, si ceux qui gouvernent ne sont pas extrême-
- l. 5-6 : ijdivan e{kasto" a]n kataskeuh;n tou` auJtou` bivou ment coulants et ne lui donnent pas une com-
kataskeuavzoito plète liberté, il les met en accusation et les châtie
- l. 9-10 : Pantodapoi; dh; a[n... ejggivgnointo a[nqrwpoi
comme des criminels et des oligarques.
- l. 14 : au{th pa`sin h[qesin pepoikilmevnh kallivsth a]n
faivnoito – C’est ce qu’il fait en effet, dit-il.
- l. 15-17 : tauvthn... kallivsthn a]n polloi; krivneian – Et s’il est des citoyens, repris-je, qui sont soumis
- l. 28 : oujk a]n ajporoi` paradeigmavtwn aux magistrats, on les bafoue et on les traite
- l. 52-53 : Tau`tav te dhv... e[coi a]n kai; touvtwn a[lla ajdel- d’hommes serviles et sans caractère ; mais les
fa; dhmokrativa, kai; ei[h... hJdei`a politeiva
gouvernants qui ont l’air de gouvernés, et les gou-
– Dans la proposition principale : potentiel, en liaison
avec une proposition subordonnée introduite par eij. La vernés qui ont l’air de gouvernants, voilà les gens
négation est ouj : qu’on vante et qu’on prise, et en particulier, et en
l. 46 : ou[pot∆ a]n gevnoito ajnh;r ajgaqov" public. N’est-il pas inévitable que dans un pareil
– Dans la proposition subordonnée : potentiel, en liaison État l’esprit de liberté s’étende à tout ?
avec une proposition principale également au potentiel.
– Comment en serait-il autrement ?
La négation est mhv :
- l. 45-46 : eij mhv ti" uJperbeblhmevnhn fuvsin e[coi – Et qu’il pénètre, cher ami, poursuivis-je, dans
- l. 46-47 : eij mh; pai`" w]n eujqu;" paivzoi ejn kaloi`" kai; l’intérieur des familles et qu’à la fin l’anarchie se
ejpithdeuvoi ta; toiau`ta pavnta développe jusque chez les bêtes ?
110
SÉQUENCE 6 RÉFLEXIONS SUR LA CITÉ
– Comment, demanda-t-il, faut-il entendre ce d’un retour de l’oligarchie, se cherchera dans son
que tu dis là ? aveuglement un protecteur (565 c - 566 d) :
– Je veux dire, répliquai-je, que le père s’accou- « Quant au peuple, en voulant, comme dit le pro-
tume à traiter son fils en égal et à craindre ses verbe, éviter la fumée de l’esclavage au service
enfants, que le fils s’égale à son père et n’a plus ni d’hommes libres, le voilà tombé dans le feu du
respect ni crainte pour ses parents, parce qu’il despotisme des esclaves » (569 b-c).
veut être libre ; que le métèque devient l’égal du 2. Analysez les procédés polémiques utilisés par
citoyen, le citoyen du métèque, et l’étranger de Platon dans sa peinture de la démocratie extrême
même. (second extrait).
– C’est bien ainsi que les choses se passent, dit- Les procédés polémiques utilisés par Platon dans
il. sa peinture de la démocratie extrême sont nom-
– À ces abus, continuai-je, ajoute encore les breux et variés. Il recourt à la généralisation. Si au
menus travers que voici. Dans un pareil État, le début de sa description (l. 24-27), il distingue
maître craint et flatte ses élèves, et les élèves se deux catégories de gouvernants (ceux qui cèdent
moquent de leurs maîtres, comme aussi de leurs à la montée de l’anarchie et ceux qui lui résis-
gouverneurs. En général, les jeunes vont de pair tent), il ne laisse plus ensuite subsister que des
avec les vieux et luttent avec eux en paroles et en catégories unitaires antithétiques : le père et ses
actions. Les vieux, de leur côté, pour complaire fils, le citoyen et le métèque, le professeur et ses
aux jeunes, se font badins et plaisants et les imi- élèves. Par ailleurs, il ne recule pas devant l’exagé-
tent pour n’avoir pas l’air chagrin et despotique. ration bouffonne, comme à la ligne 31, où
Traduction d’É. Chambry, © Les Belles Lettres (1934). l’anarchie finit par s’insinuer mecri; tw`n
qhrivwn, jusque chez les bêtes. L’explication arrive
Vers le commentaire ➤ p. 131 un peu plus loin : « On voit les chevaux et les ânes,
accoutumés à une allure libre et fière, heurter
1. Quel est l’élément qui donne le signal du chan- dans les rues tous les passants qui ne leur cèdent
gement de régime ? Cette transformation s’opère- point le pas. » En même temps, il caricature les
t-elle de manière « démocratique » (l. 1 à 17) ? attitudes de ses personnages, en particulier dans
Selon Platon, l’oligarchie est un régime fragile, les dernières lignes, par exemple en raillant les
parce qu’en réalité il fait coexister en son sein vieux qui se donnent des allures de jeunes. D’une
deux États : « Nécessairement un tel État n’est pas manière plus subtile, il prête sa voix à ceux qu’il
un, mais deux, celui des pauvres, et celui des condamne, en insinuant la fausseté de leurs allé-
riches, qui habitent le même sol et conspirent gations grâce à un simple wJ" (wJ" miarouv" te kai;
sans cesse les uns contre les autres » (VIII, 551 d). ojligarcikouv", l. 22 ; wJ" ejqelodouvlou" te kai;
L’élément qui donne le signal du changement de oujde;n o[nta", l. 25) ou en utilisant le dhv d’ironie,
régime est la prise de conscience par les pauvres qui joue un peu le rôle de guillemets ou d’une
de la supériorité de leurs forces sur celles des inflexion de voix (i{na dh; ejleuvqero" h/\, l. 36 : pour
riches. Platon illustre sa pensée en la transposant être « libre » ; i{na dh; mh; dokw`sin ajhdei`" ei\nai,
dans le domaine purement physique. Il présente l. 45).
la caricature d’un riche, obèse, à bout de souffle À cela s’ajoute l’emploi de toute une série de pro-
au moindre effort physique, qu’un pauvre consi- cédés stylistiques. Citons en vrac : la métaphore
dère avec mépris comme une proie incapable de de l’ivresse ; l’image d’une maladie (to; th`" ejleu-
se défendre. La démocratie ne s’établit pas, qeriva") qui s’avance (ijevnai) et qui s’infiltre (kata-
comme nous pourrions le supposer, par le jeu du duvesqai) partout ; la fausse atténuation (smikra;
suffrage, mais par la violence. Cette violence toiavde a[lla) ; l’utilisation de groupes binaires,
(massacres, expulsions) est encore plus forte, où le second terme interprète le premier en en
semble-t-il, que celle qui avait présidé à l’établis- infléchissant le sens, par exemple : miarouv" te
sement de l’oligarchie (551 a-b), laquelle se kai; ojligarcikouv" (l. 22) ; ligne 25 : ejqelodouvlou"
contentait dans certains cas d’utiliser l’intimida- te kai; oujde;n o[nta" (l. 25) ; ejpainei` te kai; tima/`
tion. Le régime suivant (la tyrannie) s’établira, lui, (l. 27) ; ajhdei`" ei\nai mhde; despotikoiv (l. 46) ;
avec l’assentiment du peuple, qui, par crainte l’emploi d’une longue série de chiasmes, qui rend
111
sensible dans la forme le renversement de la hié- Sur un point au moins, la description de Platon
rarchie normale : a[rconta" me;n ajrcomevnoi", ajr- correspond à la vérité historique. Les tyrans grecs
comevnou" de; a[rcousin (l. 25-26), (plus complexe) se sont la plupart du temps appuyés sur les
patevra... paidi;... uJei`", uJo;n de; patriv... goneva" masses populaires pour parvenir au pouvoir, par
(l. 34-36) ; mevtoikon de; ajstw/` kai; ajsto;n metoivkw/ exemple Pisistrate à Athènes (VIe siècle), ou Denys
(l. 36-37) ; didavskalo"... foithtav"..., foithtaiv... l’Ancien à Syracuse (où il régna de 405 à sa mort
didaskavlwn (l. 40-41) ; oiJ me;n nevoi presbu- en 367). Mais ils ont parfois constitué une transi-
tevroi"... oiJ de; gevronte"... toi`" nevoi" (l. 42-44). tion qui a mené de l’oligarchie à la démocratie
(Pisistrate et les Pisistratides).
3. En mobilisant vos connaissances sur l’histoire Le fait que la tyrannie soit placée à la fin du cycle
de la Grèce, montrez comment la véracité histo- est sans doute le signe des espoirs que caresse
rique n’est pas toujours respectée dans cette Platon de fonder sa cité idéale. S’il se trouve un
description du cycle des régimes. tyran doté d’un esprit philosophique ou qui
Platon ne prétend nullement faire œuvre d’histo- accepte les conseils d’un philosophe, du pire des
rien, mais reconstituer les faits selon la logique. Il régimes pourra naître le meilleur, par une sorte
fonde sa description du cycle des régimes sur de retour au point de départ du cycle. D’où les
deux lois très générales : séjours de Platon à Syracuse, et notamment en
– « Tout ce qui naît est sujet à la corruption » (546 367 et 361 auprès de Denys le Jeune.
a). C’est pourquoi le régime idéal lui-même périra
6
un jour, comme le prophétisent les Muses (VIII,
Portrait de l’homme
TEXTE
546 a).
– « Tout excès amène généralement une violente démocratique PLATON ➤ p. 132
réaction, soit dans les saisons, soit dans les plantes,
soit dans les corps, et dans les gouvernements
plus que partout ailleurs » (563 e). On ne s’étonne
Vers le commentaire ➤ p. 133
donc pas de voir que la véracité historique n’est 1. À quel personnage historique proche de
pas respectée. Aristote, le premier, critique vigou- Socrate la mention des lignes 5-6, wJ" ejn filoso-
reusement son maître au nom de la réalité fiva/ diatrivbwn, vous fait-elle penser ?
concrète : « Pour quelle raison cette constitution Quand Platon fait le portrait de l’homme démo-
parfaite se change-t-elle en la forme laconienne ? cratique, il a probablement en tête le souvenir
Car toutes les constitutions se changent en leur d’Alcibiade. Ce dernier était connu pour son
forme opposée plus souvent qu’en la forme toute caractère versatile et ses goûts changeants,
voisine. La même remarque vaut aussi pour les comme l’indique Plutarque : « Plus tard, son
autres changements. La constitution laconienne, caractère manifesta […] une grande instabilité et
dit-il, se change en oligarchie, celle-ci en démo- de nombreux changements » (Vie d’Alcibiade, 2).
cratie, et la démocratie en tyrannie. Cependant Alors qu’il se signalait, lorsqu’il vivait à Athènes,
les transformations se font aussi en sens inverse : par ses caprices et le relâchement de ses mœurs,
par exemple, le passage d’une démocratie à une Alcibiade mena une vie toute différente une fois
oligarchie, et cela plutôt qu’à une monarchie » réfugié à Sparte (en 414, à la suite de son implica-
(Politique V, 12, 10-11). Et Aristote de multiplier, tion dans l’affaire des Mystères) : « En le voyant
non sans malignité, les exemples qui infirment la se raser jusqu’à la peau, se baigner dans l’eau
thèse de Platon : « Une tyrannie se change aussi froide, s’accommoder du pain d’orge et manger le
en tyrannie, comme la constitution de Sicyone brouet noir, on avait peine à en croire ses yeux et
passa de la tyrannie de Myron à celle de Clisthène, l’on se demandait si cet homme avait jamais eu
ou en oligarchie, comme la tyrannie d’Antiléon à un cuisinier dans sa maison, s’il avait jamais vu
Chalcis, ou en démocratie, comme celle de la un parfumeur, ou consenti à toucher un vêtement
famille de Gélon à Syracuse, ou en aristocratie, en tissu de Milet » (Vie d’Alcibiade, 23).
comme celle de Charilaos à Lacédémone, et comme Alcibiade avait sans aucun doute suivi l’ensei-
à Carthage » (V, 12, 12, traduction de J. Aubonnet, gnement de Socrate, ce qui a probablement
© Les Belles Lettres, 1973). joué un rôle en 399 dans la condamnation du
112
SÉQUENCE 6 RÉFLEXIONS SUR LA CITÉ
philosophe (cf. Xénophon, Mémorables, I, 12 sqq.). cratique, lui aussi, ne fait aucune distinction
Platon fait de lui à plusieurs reprises un des inter- entre les différentes conduites de vie, bonnes ou
locuteurs de Socrate (les deux Alcibiade ; à la fin mauvaises (l. 2-5), et se livre sur un pied d’égalité
du Banquet, Alcibiade se présente entièrement aux activités les plus hautes, comme la philo-
ivre, soutenu par une joueuse de flûte, et pro- sophie (l. 5), et aux plus douteuses (crhmatis-
nonce un magnifique éloge de son ancien maître). tikouv", l. 8). En fait, l’homme démocratique,
Mais dans notre passage, Platon jette un doute comme d’ailleurs l’homme oligarchique et
sur la profondeur ou la sincérité de son engage- l’homme tyrannique (mais avec des spécificités
ment philosophique (wJ", l. 5). différentes) se caractérise par la prédominance
2. Relevez dans ce portrait les traits de caractère en lui de la troisième partie de l’âme, l’ejpiqu-
qui correspondent à la vision que se fait Platon mhtikovn. L’état d’ébriété, qui libère la parole et les
de la démocratie. mœurs, et que connaît volontiers l’homme démo-
Platon s’efforce d’établir le parallélisme le plus cratique (mequvwn, l. 3) sert de métaphore à Platon
strict possible entre les traits de caractère de pour dresser le tableau de la démocratie extrême
l’homme démocratique et les caractéristiques (mequsqh/` ➤ TEXTE 5, l. 20).
principales du régime que cet homme représente.
7
Pour le régime démocratique ➤ TEXTE 4, p. 128-129 ;
Le partisan de l’oligarchie
TEXTE
pour sa forme extrême ➤ TEXTE 5, p. 130-131.
L’homme démocratique place au sommet de THÉOPHRASTE ➤ p. 132
toutes les valeurs sa liberté personnelle ; c’est
ainsi qu’il passe d’une activité à une autre sui-
Traduction
vant le désir du moment ; lorsqu’il se livre à une
activité donnée, il ne fait que ce qui lui passe par L’esprit oligarchique, à ce qu’il semblerait, est un
la tête (par exemple quand il fait de la politique : désir d’exercer le pouvoir qui aspire à la puissance
ajnaphdw`n o{ ti a]n tuvch/ levgei te kai; pravttei, et au profit, et le partisan de l’oligarchie est sus-
l. 6). C’est sur une liberté du même genre que se ceptible de se présenter comme suit. Alors que le
fonde le régime démocratique : « Chacun peut s’y peuple délibère sur le choix des citoyens qu’on
faire un genre de vie particulier, suivant sa propre adjoindra à l’archonte pour l’aider à organiser la
fantaisie » ➤ TEXTE 4, l. 5-6. Du coup, l’homme procession, il monte à la tribune et déclare qu’il
démocratique se refuse à toute contrainte (ou[te faut leur donner pleins pouvoirs, et, si d’autres
ti" tavxi" ou[te ajnavgkh e[pestin aujtou` tw/` bivw/, proposent dix noms : « Un seul suffit », dit-il, et
l. 9) ; de même, dans le régime démocratique, il il ajoute que celui-là doit être un homme. De
n’existe aucune contrainte ➤ TEXTE 4, l. 29 sqq. : To; l’œuvre d’Homère, il n’a retenu que ce seul vers :
de; mhdemivan ajnavgkhn... ei\nai. Par ailleurs, la Avoir beaucoup de chefs ne vaut rien :
démocratie ne possède pas de véritable constitu- qu’un seul soit chef !
tion et n’est qu’une « foire aux constitutions » ➤ C’est le seul vers qu’il connaît. Il ne se prive pas,
p. 128, l. 26 : pantopwvlion politeiw`n ; de même, comme de juste, de répéter les slogans des oligar-
l’homme démocratique « réunit en lui des formes ques, du genre : « Nous devons nous réunir, seuls
de toute sorte et des caractères de cent espèces » à seuls, pour discuter de cette question, nous
(l. 14-15). Les mêmes adjectifs (pantodapov", poi- mettre à l’écart de la foule et de l’agora, arrêter
kivlo") s’appliquent à l’individu comme au d’être candidats aux magistratures et de nous faire
régime ; le caractère également « bariolé » de l’un ainsi humilier ou honorer par ces gens-là. » –
et de l’autre plaît aux êtres superficiels, femmes « C’est à eux ou à nous d’habiter la cité ! » Il ne
et enfants (adjectif au féminin pollaiv, l. 16 sort de chez lui qu’à midi ; le manteau bien drapé,
➤ TEXTE 4, l. 15-17), et l’idée de plaisir vient à l’esprit la barbe taillée à mi-longueur, les ongles coupés
à propos des deux (hJduvn, l. 9 ➤ TEXTE 4, hJdei`a, l. 35). avec soin, il s’avance d’un air majestueux sur la
Enfin, dans la cité démocratique, l’égalité règne route de l’Odéon, tout en tenant des propos
et toute hiérarchie finit par disparaître (entre comme ceux-ci : « Les sycophantes rendent la
gouvernants et gouvernés, entre parents et cité inhabitable » ; « Dans les tribunaux, nous
enfants, etc. ➤ TEXTE 5, l. 24 sqq.). L’homme démo- sommes traités d’une manière épouvantable par les
113
corrompus » ; « Je me demande ce que peuvent La définition de Théophraste s’inscrit en partie
bien vouloir ceux qui se tournent vers les affaires dans la description du régime oligarchique et de
publiques » ; « C’est une tâche bien ingrate que l’homme oligarchique de la République (où l’élé-
celle du distributeur et du donateur » ; et il ajoute ment moteur du régime est l’argent).
qu’il a honte à l’assemblée, quand un individu 4. Éclairez d’un point de vue historique les mots
famélique et crasseux siège à ses côtés. Il dit : d’ordre lancés par le personnage dans les lignes
« Quand arrêterons-nous de crouler sous le poids 10 à 15.
des liturgies et des triérarchies ? », en affirmant Les mots d’ordre des lignes 10 à 15 sont ceux des
que l’engeance des démagogues mérite la haine, clubs oligarchiques, appelés « hétairies » (littérale-
que Thésée a été le premier auteur des maux de la ment « camaraderies »). Après l’ostracisme (en 443)
cité [...]. Et il tient d’autres propos du même acabit de l’homme politique Thucydide, rival de Périclès
devant les étrangers et les citoyens qui sont dans le (ne pas confondre, bien sûr, avec l’historien), les
même état d’esprit et du même parti que lui. adversaires de la démocratie renoncèrent à faire
Traduction de l’auteur.
de l’opposition publique à l’assemblée et se
regroupèrent dans des « compagnonnages » clan-
Vers le commentaire ➤ p. 133 destins, organisés de manière informelle autour
3. Relevez les traits qui justifient la définition de personnalités ou de familles importantes. Leur
initiale. but était de faire pression sur les électeurs et les
L’esprit oligarchique (NB : ici, sens particulier juges. Il existait des hétairies démocratiques, mais
d’ojligarciva) est défini par une formule com- nous entendons surtout parler de celles qui
plexe : filarciva ti" ijscuvo" kai; kevrdou" gli- étaient d’inspiration oligarchique. Les hétairies
comevnh, un certain désir d’exercer le pouvoir connurent une éclipse tout au long du IVe siècle,
politique (filarciva) pour s’assurer une puis- mais reprirent vie à l’époque de Théophraste, avec
sance (ijscuv") et des avantages personnels les nombreux changements de régime qui suivi-
(kevrdo"). De fait, le personnage décrit par rent la mort d’Alexandre (323) et l’échec de la
Théophraste cherche à jouer un rôle politique révolte d’Athènes contre la Macédoine.
(filarciva) : il intervient à l’assemblée (parelqw;n Le personnage décrit par Théophraste exhorte
ajpofhvnasqai, l. 4), a la volonté d’agir (l. 10-15), les sympathisants à se regrouper en hétairies
cherche à répandre ses idées (l. 18-28). Mais, alors clandestines (aujtou;" hJma`" sunelqovnta", l. 10-11),
que la filarciva peut provenir de bien des causes à l’écart (ajpallagh`nai, l. 12) de la « foule » (o[clo",
(désir de gloire, dévouement à la cité, etc.), elle mot péjoratif pour dh`mo", l. 12-13) et de l’agora
repose chez lui sur une volonté de puissance qui (haut lieu des discussions politiques, où sont
met en valeur l’individu (ei|" koivrano" e[stw, l. 8) regroupés les bâtiments des magistrats), sans
ou un groupe restreint (Dei` aujtou;" hJma`" sune- doute pour préparer une révolution. Il prêche
lqovnta" peri; touvtwn bouleuvsasqai, l. 10-11) ; de l’abstention politique (pauvsasqai ajrcai`" plh-
fait, le partisan de l’oligarchie ne manque pas siavzonta", l. 12-13), parce que les magistrats sont
une occasion de se mettre en avant, à l’assemblée soumis à des examens où l’échec comme le
comme dans la rue. Enfin, le mot kevrdo" se jus- succès sont également humiliants à ses yeux
tifie, car, sur le plan matériel, notre homme serait (uJbrizomevnou" h] timwmevnou", l. 13-14). Il s’agit de
le premier bénéficiaire d’un changement de la docimasie, vérification des titres du candidat
régime, avec la disparition des sycophantes, qui (citoyenneté, moralité, mais aussi fidélité à la
exercent sans doute sur lui leur fructueux chan- démocratie) et de la reddition de comptes chaque
tage (l. 18-19), la suppression ou l’allègement des fin de mois et à l’issue du mandat. La dernière
liturgies et triérarchies (l. 24-25) et des dons au formule (l. 14-15) est destinée à montrer le carac-
peuple (ejpidovsei") plus ou moins spontanés tère sans merci que prend la lutte dans son
(l. 21-22). (On retrouve les mêmes plaintes contre esprit : il n’y a pas de place dans la cité pour les
les abus de la démocratie chez tous les riches deux partis opposés. On songe aux expulsions
Athéniens. Cf. par exemple la Constitution des massives et aux massacres qui ont marqué, par
Athéniens attribuée à Xénophon, et le Sur exemple à Corcyre ou à Argos, la période de la
l’Échange d’Isocrate.) guerre du Péloponnèse ➤ aussi TEXTE 5, p. 130.
114
SÉQUENCE 6 RÉFLEXIONS SUR LA CITÉ
5. Appréciez l’humour de la dernière phrase – Cela ressort, dit-il, de ce que tu dis. [...]
(l. 27-28). – Ces femmes de nos guerriers seront communes
Au lieu de chercher à convaincre les citoyens qui ne toutes à tous ; aucune n’habitera en particulier
pensent pas comme lui, notre homme développe avec aucun d’eux ; les enfants aussi seront com-
inutilement sa propagande devant des étrangers muns, et le père ne connaîtra pas son fils, ni le fils
– qui ne s’intéressent pas à la politique athénienne son père. [...]
ou, par définition, ne peuvent y intervenir – et dans – Il faut, repris-je, d’après les principes que nous
le petit cercle des gens déjà convaincus ! avons admis, que les sujets d’élite de l’un et de
NB : le personnage se montre ridicule à d’autres l’autre sexe s’accouplent le plus souvent possible,
reprises ; à propos d’une affaire qui ne prête guère et les sujets inférieurs le plus rarement possible ;
à débat (l. 3-4), il fait étalage de ses sentiments il faut de plus élever les enfants des premiers, non
oligarchiques ; il manque de la culture la plus élé- ceux des seconds, si l’on veut maintenir au trou-
mentaire (l. 9) ; il craint le contact de la foule (l. 15, peau toute son excellence. D’un autre côté les
il ne sort que quand les rues sont vides ; l. 23) ; il magistrats doivent être seuls dans le secret de ces
est affecté dans son extérieur et son attitude mesures, pour éviter le plus possible les discordes
(l. 15-17) ; sa plaisanterie intraduisible sur les juges dans le troupeau des gardiens.
(dikazomevnwn / dekazomevnwn) est facile ; dans ses – C’est très juste, dit-il.
vitupérations, il remonte au déluge (l. 26, Thésée). – En conséquence nous instituerons des fêtes où
nous unirons les jeunes hommes et les jeunes
8
femmes ; nous y ferons des sacrifices et nous
Platon réformateur : chargerons nos poètes de composer des hymnes
TEXTE
(l. 34-35), et non par les parents comme en Grèce. fonds ; il ne faut pas que l’un soit riche, l’autre
Les enfants vivent à part, dans un quartier parti- misérable : que celui-ci cultive un vaste domaine,
culier de la ville, confiés à des nourrices (l. 55-57). et que celui-là n’ait même pas où se faire enterrer ;
Les Gardiens et Auxiliaires n’ont d’autre intérêt, que tel ait à son service de nombreux esclaves et
d’autre fidélité que ceux qu’ils réservent à l’État. tel autre pas même un suivant. Mais j’établis une
4. Dressez la liste des propositions qui choquaient seule manière de vivre commune à tous, pour
les Anciens, et de celles qui devaient leur paraître tous la même [...]. La terre tout d’abord, je la
normales. Quelles sont celles qui, en revanche, ferai commune à tous, et aussi l’argent, et tout ce
nous choquent, et qui paraissaient moins scanda- qui appartient à chacun. Puis sur ce fonds
leuses aux Anciens ? Qu’en pensez-vous ? commun nous, les femmes, nous vous nourri-
Ce texte de Platon peut être l’occasion d’une rude rons, administrant avec économie et pensant à
leçon de relativisme. tout [...] (Et si un homme convoite une jolie fille ?
Certaines propositions choquaient sûrement les demande le voisin). – Mais il lui sera permis de
Anciens, comme celle, vraiment révolutionnaire à coucher avec elle gratis ! Je les fais communes à
l’époque, selon laquelle les deux sexes doivent tous les hommes ; pourra coucher avec elles et
partager le même mode de vie : accès des femmes leur faire un enfant qui voudra. »
à l’éducation et notamment à l’instruction mili- (L’Assemblée des Femmes, 590-615, traduction de
taire (l. 11-17), participation au gouvernement H. Van Daele, © Les Belles Lettres, 1930).
(l. 52-53). On comparera avec la conception tradi- La comédie (représentée en 392 ?) est antérieure
tionnelle du rôle respectif de l’homme et de la à la publication de La République, et des parallèles
femme telle qu’elle est exprimée par Xénophon précis peuvent être établis entre les deux œuvres.
dans l’entretien entre Ischomaque et sa jeune Il semble que Platon ait dans l’esprit l’œuvre
femme (Économique, VII, 16-43). En revanche, l’éli- d’Aristophane, ce qui le conduit à se démarquer à
mination des enfants non désirés ou mal formés l’avance des rieurs ➤ TEXTE 9, les trois vagues.
(l. 57-59) était courante (« exposition »), même si
Précis grammatical
l’enfant exposé suscitait souvent la pitié et était
■ EMPLOI DE wJ" :
recueilli. Cette pratique jette à nos yeux une
– Avec un mode personnel, expression de la comparai-
tache sur la civilisation antique. son : wJ" prevpei (l. 59)
Les mariages organisés par l’État (l. 31-35), la com- – Au sens de « en tant que » : ta;" me;n oijkourei`n e[ndon
munauté des femmes et des enfants (l. 19-21), le wJ" ajdunavtou" (l. 3-4), wJ" ajsqenestevrai" crwvmeqa, toi`"
fait qu’enfants et parents ne se connaissent pas de; wJ" ijscurotevroi" (l. 6-7).
– Tour elliptique avec un superlatif (au sens de : « le plus...
(l. 21-22) et vivent séparés (l. 55-57), voilà évidem-
possible ») : wJ" pleistavki" (l. 24), wJ" mavlista (l. 35), wJ"
ment encore beaucoup de propositions scanda- plei`stoi (l. 47). En ce sens on peut avoir o{ti : o{ti ajkrov-
leuses pour les Anciens. L’idée selon laquelle les taton (l. 26), o{ti mavlista (l. 28).
dirigeants ont le droit de mentir (l. 27-29) et de ■ EMPLOI DU SUBJONCTIF :
tricher (klh`roi... poihtevoi komyoiv, l. 40), pourvu – Dans une subordonnée à valeur finale : i{n∆ wJ" mavlista
que ce soit dans l’intérêt général, choquait sans diaswv/zwsi to;n aujto;n ajriqmo;n tw`n ajndrw`n... kai; mhvte
megavlh hJmi`n hJ povli"... mhvte smikra; givgnhtai (l. 35-
doute les Grecs moins que nous. On peut rappro-
38) ; i{na... wJ" plei`stoi tw`n paivdwn ejk tw`n toiouvtwn
cher de cet artifice l’usage d’un mensonge offi- speivrwntai (l. 46-48).
ciel, le mythe des trois races métalliques (III, – Dans une subordonnée, avec une principale au présent
414d-415d). (répétition). Ce peut être une relative : xumfulavttein...
a{per a]n oiJ a[rrene" fulavttwsi (l. 1-2), ou une propo-
sition conditionnelle : a]n mh; th;n aujth;n trofhvn te kai;
paideivan ajpodidw/`" (l. 8-9) ; ejavn ti tw`n eJtevrwn ajnavph-
OUVERTURES ron givgnhtai (l. 57-58).
Épicratès en train de rechercher avec ses disciples près incurable sans d’énergiques préparatifs joints
la définition de… la citrouille), astronomie, dialec- à d’heureuses circonstances. Je fus alors irrésisti-
tique, etc. Le mot n’appartient d’ailleurs pas blement amené à louer la vraie philosophie et à
encore exclusivement à ceux que nous appelons proclamer que, à sa lumière seule, on peut recon-
aujourd’hui philosophes. Isocrate, qui enseigne naître où est la justice dans la vie publique et dans
essentiellement la rhétorique tout en donnant à la vie privée. Donc, les maux ne cesseront pas
ses disciples une culture générale, nomme sa pour les humains avant que la race des purs et
propre activité filosofiva (Sur l’Échange, 183-184, authentiques philosophes n’arrive au pouvoir ou
270-271). que les chefs des cités, par une grâce divine, ne se
Le gardien appelé à se préparer au gouvernement mettent à philosopher véritablement » (Lettre VII,
de la cité idéale va consacrer de longues années à 325c-326b, traduction de J. Souilhé, © Les Belles
l’étude de la philosophie, son activité favorite, Lettres, 1931).
qui lui permet de se croire établi ejn makavrwn On ne sait si le voyage en Sicile auprès de Denys
nhvsoi", dans les îles fortunées. Mais quand il l’Ancien (en 387, quelques années avant La Répu-
atteindra la cinquantaine, son devoir lui impo- blique) fut effectué dans l’espoir de voir le tyran
sera de redescendre dans la caverne, c’est-à-dire se convertir à la philosophie. Si c’était le cas, ce
de quitter la contemplation du ciel des Idées pour fut un échec (de même que les deux séjours sui-
prendre sa part du gouvernement de la cité. vants auprès de son fils), car les velléités philoso-
« C’est donc à nous, les fondateurs de l’État, phiques de Denys firent long feu. Ces déconvenues
repris-je, d’obliger les hommes d’élite à se tourner pourraient expliquer les adverbes de la ligne 19 :
vers la science que nous avons reconnue tout à gnhsivw" te kai; iJkanw`".
l’heure comme la plus sublime de toutes, à voir le 4. Connaissez-vous, dans l’Antiquité grecque ou
bien et à faire l’ascension dont nous avons parlé ; romaine, des dirigeants qui satisfaisaient peu ou
mais lorsque, parvenus à cette région supérieure, prou aux exigences énoncées ?
ils auront suffisamment contemplé le bien, gar- Bien évidemment, aucun dirigeant grec n’a pu
dons-nous de leur permettre ce qu’on leur permet satisfaire entièrement aux exigences énoncées
aujourd’hui [...] de rester là-haut [...] et de ne par Platon. On peut rappeler cependant qu’à son
plus vouloir redescendre chez nos prisonniers ni époque, certaines cités d’Italie étaient gouver-
prendre part à leurs travaux et à leurs honneurs nées par des philosophes pythagoriciens ; le plus
plus ou moins estimables » (VII, 519c-d, traduction fameux est le mathématicien Archytas de Tarente,
d’É. Chambry, © Les Belles Lettres, 1931). avec qui d’ailleurs Platon était en relations. Dans
3. Éclairez les lignes 17 à 23 par le rappel de cer- une période antérieure, Périclès avait fréquenté
tains événements de la vie de Platon. des sofoiv (Protagoras et surtout Anaxagore).
Si l’on en croit la Lettre VII, écrite bien après la Pour l’Antiquité romaine, on pourrait citer les
République et probablement authentique, Platon noms de Cicéron, très versé dans la philosophie
a connu dans sa jeunesse la tentation de la poli- grecque, du Stoïcien Sénèque, conseiller du
tique. Sollicité (en vain d’ailleurs) par des proches prince, et bien sûr de l’empereur Marc-Aurèle.
pour participer au gouvernement oligarchique
de 404 (auprès de son cousin Critias, le chef des
Trente, et de son oncle Charmide, le chef des Dix
du Pirée), il a connu de graves désillusions. Les
crimes des Trente lui ont inspiré le dégoût de l’oli-
garchie, la condamnation de Socrate l’a détourné
de la démocratie. De son expérience, il a tiré l’idée
qu’aucun des régimes existants n’était satisfai-
sant. « Plus je considérais les lois et les mœurs,
plus aussi j’avançais en âge, plus il me parut diffi-
cile de bien administrer les affaires de l’État. [...]
Finalement, je compris que tous les États actuels
sont mal gouvernés, car leur législation est à peu
119
❙ M. H. HANSEN, La Démocratie athénienne à
OUVERTURES l’époque de Démosthène. Structure, principes et
idéologie, © Les Belles Lettres, 1993 (traduction
Bibliographie sommaire d’un ouvrage en anglais de 1991)
❙ T. A. SINCLAIR, Histoire de la pensée politique ❙ J. LUCCIONI, La Pensée politique de Platon, © PUF,
grecque, © Payot, 1953 (traduction d’un ouvrage 1958
en anglais) ❙ J. ANNAS, Introduction à La République de Platon,
❙ J. DE ROMILLY, Problèmes de la démocratie grecque, © PUF, 1994 (traduction d’un ouvrage en anglais
© Hermann, collection « Savoir », 1975 de 1981)
120
Achevé d’imprimer
– GREC 2 DE
– GREC 1 RE
– L AT IN 2 DE
– L AT IN 1 RE
– L AT IN T LE
Collection de poche
◆ L’Antiquité par ses textes
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Environ 330 p. 13 a chaque volume
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