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Revue germanique internationale

21 | 2004
L’horizon anthropologique des transferts culturels

Les mots pour dire les métissages : jeux et enjeux


d’un lexique

Laurier Turgeon

Éditeur
CNRS Éditions

Édition électronique Édition imprimée


URL : http://rgi.revues.org/996 Date de publication : 15 janvier 2004
DOI : 10.4000/rgi.996 Pagination : 53-69
ISSN : 1775-3988 ISSN : 1253-7837

Référence électronique
Laurier Turgeon, « Les mots pour dire les métissages : jeux et enjeux d’un lexique », Revue germanique
internationale [En ligne], 21 | 2004, mis en ligne le 19 septembre 2011, consulté le 30 septembre 2016.
URL : http://rgi.revues.org/996 ; DOI : 10.4000/rgi.996

Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.

Tous droits réservés


Les mots pour dire les métissages :
jeux et enjeux d'un lexique

LAURIER TURGEON

L'étude des « contacts » et des « croisements » entre cultures différentes


s'inscrit dans une longue tradition anthropologique qui remonte pratique-
ment à l'origine de la discipline. Ces notions ont également connu des
développements importants et une assez grande fortune dans d'autres dis-
ciplines, n o t a m m e n t en archéologie, en ethnohistoire (domaine de
l'histoire qui s'occupe des populations amérindiennes chez les Américains
de langue anglaise) et, plus récemment, en littérature p a r le relais des étu-
des postcoloniales. Les termes employés p o u r décrire et théoriser ces p h é -
nomènes de transferts et de transformations culturels se sont multipliés
e
depuis le début du XX siècle et ils ont subi des glissements sémantiques et
des changements de sens. Caractérisé p a r des mots c o m m e acculturation,
transculturation, interculturation, traduction, métissage, créolisation et
hybridation, ce lexique a connu des mutations qui ne peuvent s'expliquer
que p a r les contextes sociopolitiques qui leur ont donné naissance et les
tensions idéologiques qui agissent sur leur sens. J'aimerais faire une étude
lexicographique de ces mots et me pencher plus longuement sur ceux de
métissage, de créolisation et d'hybridation, dont l'usage s'est considérable-
ment accru ces dernières années. J e tiens à préciser que ce travail ne pré-
tend pas être exhaustif. Il serait impossible de faire u n bilan critique de
tous les ouvrages parus sur le sujet depuis u n siècle. M o n projet est plus
modeste. J e veux simplement faire ressortir certaines grandes tendances
dans l'usage de ce lexique et saisir les enjeux actuels de ces mots, plus par-
ticulièrement dans le contexte nord-américain.

DE L'ACCULTURATION À LA TRADUCTION
Si Franz Boas évoque la notion d'acculturation dès 1920, ce sont les
sociologues de l'école de Chicago qui la définissent et qui l'utilisent p o u r
expliquer le processus d'assimilation des Noirs et des immigrants aux

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États-Unis. Après avoir été revitalisée p a r les sociologues, la notion est
reprise et élargie p a r les anthropologues ; R o b e r t Redfield, Ralph Linton
et Melville Herskovits la définissent en 1936 c o m m e «l'ensemble des p h é -
nomènes qui résultent du contact direct et continu entre des groupes
d'individus de cultures différentes avec des changements subséquents dans
1
les types culturels de l'un ou des autres g r o u p e s » . M ê m e si cette défini-
tion évoque l'idée d'interactions et d'influences réciproques, le c h a m p
sémantique du m o t s'est rétréci considérablement lorsque celui-ci a été
appliqué à l'étude des groupes ethniques minoritaires, n o t a m m e n t ceux
d'origine amérindienne. En effet, les recherches ont porté essentiellement
sur les effets de la culture européenne sur celle des Amérindiens : le mode
de vie, la démographie, l'organisation économique et sociale, l'appareillage
2
technologique, les coutumes et les croyances . O u t r e qu'elle attribue à
l'Amérindien u n rôle fataliste, cette interprétation lui renvoie subreptice-
m e n t la faute en le rendant coupable d'un échange inégal avec une autre
culture, considéré comme une sorte d'acte de transgression originel. Les
tenants de cette approche se sont surtout intéressés à reconstituer les éta-
pes d'un parcours linéaire qui transforme l'Amérindien, qui le fait passer
d ' u n état authentique à u n état altéré, et qui, p a r la m ê m e occasion, le fait
3
disparaître . Les conventions de rectitude ont réussi à donner au mot m a u -
vaise presse et à le chasser du discours scientifique.
Transculturation et interculturation sont d'autres concepts apparus
dans le sillage de celui d'acculturation, souvent en réaction contre lui, p o u r
exprimer les négociations, les interactions et les échanges complexes qui
travaillent les individus et les groupes en situation de contact. D a n s les
années 1940, l'anthropologue cubain F e r n a n d o Ortiz a proposé l'usage du
mot transculturation p o u r rendre compte des objets amérindiens qui ont
été non seulement préservés dans la culture d'origine mais adoptés et
développés dans la culture d'accueil européenne. Il traite n o t a m m e n t du
cas du tabac, plante amérindienne, qui a eu u n impact profond et durable
4
tant en Amérique qu'en E u r o p e . La notion a été reprise p a r les littéraires

1. R o b e r t R e d f i e l d , R a l p h L i n t o n et M e l v i n H e r s k o v i t s , « M é m o r a n d u m for t h c S t u d y o f
A c c u l t u r a t i o n » , American Anthropologist, vol. 3 8 , 1936, p . 1 4 9 - 1 5 2 . M a l g r é l ' i m p o r t a n c e d e ce
m é m o i r e , les p r e m i è r e s é t u d e s a n t h r o p o l o g i q u e s s u r l ' a c c u l t u r a t i o n o n t b e l et b i e n é t é r é a l i s é e s p a r
les é l è v e s d e F . B o a s et A . K r o e b e r e n 1 9 3 2 : R o b e r t B e c , Patterns and Processes: An Introduction to
Anthropological Stratégies for trie Study of Sociocultural Change, N e w Y o r k , T h e F r e e P r e s s , 1 9 7 4 , p . 9 4 - 9 5 .
2. R o b e r t B e c , Patterns and Processes, p . 1 1 3 - 1 1 4 . M a r g a r e t M e a d a v a i t d é j à c o n s t a t é le r é t r é -
c i s s e m e n t d u c h a m p s é m a n t i q u e d u m o t d a n s s o n é t u d e New Lives for OU, N e w Y o r k , M e n t o r
Books, 1956.
3 . P o u r d e s c r i t i q u e s p l u s r é c e n t e s d u c o n c e p t , v o i r P i e r r e C l a s t r e s , Ecrits d'anthropologie poli-
tique, P a r i s , L e S e u i l , 1 9 8 0 , p . 4 7 - 5 7 ; P i e r r e t t e D é s y , « L e m o t le p l u s d é t e s t a b l e o u les m i s è r e s d e
l ' a c c u l t u r a t i o n » , i n Lekion, v o l . 2 , n ° 2 , 1 9 9 2 , p . 1 9 3 - 2 3 0 ; et M i c h e l G r c n o n , « L a n o t i o n
d ' a c c u l t u r a t i o n e n t r e l ' a n t h r o p o l o g i e et l ' h i s t o r i o g r a p h i e », in Lekton, v o l . 2 , n ° 2, 1 9 9 2 , p . 1 3 - 4 3 .
4 . F e r n a n d o O r t i z , Cuban Counterpoint : Tobacco and Sugar, N e w Y o r k , A l f r e d A . K n o p f , 1 9 4 7 ;
A l e x a n d e r V o n G e r n e t , « T h e T r a n s c u l t u r a t i o n of t h e A m e r i n d i a n P i p e / T o b a c c o / S m o k i n g C o m -
p l e x a n d its I m p a c t o n t h e I n t e l l e c t u a l B o u n d a r i e s b e t w e e n " S a v a g e r y " a n d " C i v i l i z a t i o n " , 1 5 3 5 -
1 9 5 4 » , P h . D . , Université McGill, 1988, p . 13.
et utilisée p o u r retracer les mots et les idées qui traversent les cultures et
les transforment, ou encore p o u r m a r q u e r les lieux de confrontation et de
transformation culturelles. G o m m e le souligne Sandra Regina Goulart de
Almeida, les études sur le transculturalisme portent généralement sur des
1
sujets « d é p l a c é s » et des sites d'oppression . Les anthropologues américai-
nes R u t h Benedict et Margaret M e a d instituent le mot interculturel qui
connaîtra une grande fortune dans les sociétés pluriethniques de l'après-
2
guerre . Destinée à modéliser les processus interactifs et les échanges bila-
téraux, voire multilatéraux, entre groupes différents, la recherche intercul-
turelle a vite glissé vers l'analyse des processus d'intégration langagière et
culturelle des immigrants dans les sociétés d'accueil. Le mot intercultura-
3
tion a connu u n sort semblable . Utilisé depuis une quinzaine d'années p a r
les psychologues et les sociologues de l'apprentissage, le concept
d' interculturation vise à nuancer l'assimilation unilatérale des enfants des
immigrants à la culture de l'autre et met plutôt l'accent sur l'appropriation
sélective de certains éléments de la culture d'accueil et de l'interpé-
nétration culturelle qui en résulte. Il n'en demeure pas moins que les étu-
des restent axées fondamentalement sur les comportements des immigrants
p a r rapport à la culture d'accueil et donc du rapport de l'autre à soi.
Plus riche, la notion de traduction veut tenir compte du caractère bri-
colé et transformateur des emprunts faits à l'autre culture ainsi que du tra-
vail toujours approximatif du chercheur qui tâche de les interpréter. Clif-
ford Geertz rappelle que l'ethnographie est toujours une écriture (graphie)
de l'autre (de l'ethnie) et, donc, une construction graphique p a r l'ethnologue
4
de la manière dont d'autres groupes se sont construits . Plus encore, p o u r
« écrire » une culture, il faut l'interpréter à l'intention d'une autre culture et
préalablement se livrer à une opération de traduction. Geertz précise que
traduire « ne veut pas dire une simple refonte de la façon dont les autres
présentent les choses afin de les présenter en termes qui sont les nôtres (c'est
ainsi que les choses se perdent), mais une démonstration de la logique de
5
leur présentation selon nos propres manières de nous exprimer » . Autre-

1. S a n d r a R e g i n a G o u l a r t d e A l m e i d a , « T r a n s c u l t u r a l fictions : w o m e n W r i t e r s i n C a n a d a
a n d B r a z i l ». C o m m u n i c a t i o n p r é s e n t é e a u c o l l o q u e d u C o n s e i l i n t e r n a t i o n a l d ' é t u d e s c a n a d i e n -
n e s , Transferts culturels : diversité et métamorphoses, t e n u à l ' U n i v e r s i t é d u Q u é b e c à M o n t r é a l , M o n -
tréal, 22 a u 24 m a i 2 0 0 3 .
2. Y v e s W i n k i n , « É m e r g e n c e e t d é v e l o p p e m e n t d e la c o m m u n i c a t i o n i n t e r c u l t u r e l l e a u x
É t a t s - U n i s e t e n F r a n c e », in K h a d i y a t o u l a h F a l l , D a n i e l S i m e o n i et G e o r g e s V i g n a u x (éds.), Mots
représentations. Enjeux dans les contacts interethniques et interculturels, O t t a w a , P r e s s e s d e l ' U n i v e r s i t é
d ' O t t a w a , 1994, p. 33-50.
3. C l a u d e C l a n e t , « L ' i n t é g r a t i o n p l u r a l i s t e d e s c u l t u r e s m i n o r i t a i r e s : l ' e x e m p l e d e s T s i g a -
n e s », in J e a n R e t s c h i t z k y , M a r g a r i t a B o s s e l - L a g o s , P i e r r e D a s e n (éds.), La recherche interculturelle,
P a r i s , L ' H a r m a t t a n , 1 9 8 9 , t. I, p . 2 1 0 - 2 1 3 ; et P a t r i c k D e n o u x , « P o u r u n e n o u v e l l e d é f i n i t i o n d e
l ' i n t e r c u l t u r a t i o n », in J e a n i n e B l o m a r t et B e r n d K r e w e r (éds.), Perspectives de l'interculturel, P a r i s ,
L ' H a r m a t t a n , 1994, p. 67-81.
4 . C l i f f o r d G e e r t z , The Interpretation of Cultures, N e w Y o r k , B a s i c B o o k s , 1 9 7 3 , p . 9 .
5. Clifford G e e r t z , Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, P a r i s , PUF, 1 9 8 6 , p . 16.
ment dit, le passage d'une culture à une autre culture contraint l'ethnologue
à transformer le sens des phénomènes qu'il observe p o u r les rendre intelligi-
bles à ses lecteurs. Pour J a m e s Clifford aussi le travail de l'ethnologue est
toujours fait de comparaisons, d'approximations, d'imitations imparfaites,
1
bref, de traductions . Mais la traduction et l'approche réflexive qu'elle sous-
entend tendent à déplacer le regard du sujet observé vers l'observateur, de
l'autre vers soi. L'ethnologue, en tant qu'observateur, se sent toujours insa-
tisfait et sans doute mal à l'aise dans son œuvre d'écriture de l'autre, car tra-
2
duire c'est aussi réduire et trahir . La réflexivité évoque certes une critique
de soi, mais aussi une autoconfession qui sert à expier la faute et, au fond, à
3
mieux justifier l'acte de traduction . Le travail sur l'ethnie devient alors éthi-
que. Q u o i qu'il en soit, la notion de traduction conduit toujours à dire
l'autre dans les mots à soi, et donc à r a m e n e r l'autre à soi.

DU MÉTIS AUX MÉTISSAGES CULTURELS

L'introduction récente du m o t métissage dans le lexique des sciences


humaines représente une nouvelle tentative de recentrage du concept sur
les interactions et les appropriations réciproques. Plus encore, l'usage
exprime une volonté de situer le métissage au c œ u r de tout processus cul-
turel, tant du m o n d e occidental lui-même que sur ses franges coloniales.
Les travaux de François Laplantine et Alexis Nouss dévoilent et débus-
quent les innombrables expressions du métissage dans les mots, les arts
visuels, l'architecture, le théâtre et la philosophie. Ils théorisent le métis-
sage p o u r en faire une dynamique relationnelle en devenir et u n nouvel
4
ordre social p o u r la modernité . J e a n - L o u p Amselle inscrit le métissage
c o m m e fondement m ê m e de la culture. Il oppose la « raison ethnolo-
gique » qui consiste à séparer, à classer, à catégoriser et à présenter les cul-
tures c o m m e des entités homogènes et closes, à la « logique métisse » qui
renvoie à u n processus d' interfécondation entre les cultures et qui met
5
l'accent sur « l' indistinction ou le syncrétisme originaire » . La culture
résulte donc d'un rapport de force interculturel négocié et renégocié, de
traditions continuellement réinterprétées et refaites d'apports extérieurs.
Plus récemment, Amselle propose de substituer à la notion de métissage,

1. J a m e s C l i f f o r d , Routes, Travel and Translation in the Late Twentieth Century, C a m b r i d g e , Har-


v a r d University Press, 1997, p . 11.
2. M i c h a e l D u t t o n , « L e a d U s N o t into T r a n s l a t i o n : N o t e s T o w a r d a T h e o r e t i c a l F o u n d a -
t i o n for A s i a n S t u d i e s », in Nepantla: Views Fions the South, vol. 3 , n° 3 , 2 0 0 2 , p . 4 9 5 - 5 3 7 .
3. Sanford Budick, « Crises of Alterity : C u l t u r a l Untranslatability a n d the E x p é r i e n c e of
S e c o n d a y O t h e r n e s s », in S a n f o r d B u d i c k et W o l f g a n g I s e r (éds.), 77« Translatability of Cultures :
Figurations of the Space Between, S t a n f o r d , S t a n f o r d U n i v e r s i t y P r e s s , 1 9 9 6 , p . 1 0 - 1 1 .
4 . F r a n ç o i s L a p l a n t i n e et A l e x i s N o u s s , Le métissage, P a r i s , F l a m m a r i o n , 1 9 9 7 ; e t , Métissage, de
Arcimboldo à Zombi, P a r i s , P a u v e r t , 2 0 0 1 .
5 . J e a n - L o u p A m s e l l e , Logiques métisses : Anthropologie de l'identité en Afrique et ailleurs, Paris,
Payot, 1990, p . 9-10.
trop m a r q u é e p a r la biologie et p a r l'idée d'un mélange des cultures consi-
dérées elles-mêmes c o m m e des univers étanches, celle de « b r a n c h e m e n t »,
empruntée à l'informatique qui évoque u n faisceau d'interconnexions per-
pétuelles entre les cultures, une dialectique d' interrelations multiples p a r
lesquelles les cultures se construisent. Il place au centre de sa réflexion
« l'idée de triangulation, c'est-à-dire de recours à u n élément tiers p o u r
1
fonder sa propre identité » . De son côté, Serge Gruzinski fournit des outils
conceptuels pour repenser le métissage culturel dans une perspective histo-
rique. Pour Gruzinski, la vision culturaliste entretient la croyance qu'il
existerait une totalité cohérente capable de conditionner les comporte-
ments, et cette vision incite « à p r e n d r e les métissages p o u r des processus
qui se propageraient aux confins d'entités stables dénommées cultures ou
2
civilisations » . Il démontre, au contraire, c o m m e n t le m o n d e occidental de
la Renaissance assimilait, au sein m ê m e de l'Europe, divers éléments des
cultures indiennes en m ê m e temps que des éléments de l'Antiquité gréco-
latine. C'est en raison d'un goût prononcé p o u r la singularité, l'étrange et
le mélange que la pensée de la Renaissance a produit des choses aussi
hybrides que les fables, les grotesques et les cabinets de curiosité où sont
exposées pêle-mêle les différentes espèces du règne animal. Il signale, p a r
exemple, des singes, des papillons, des p u m a s et des dindons mexicains
intégrés aux fresques des plafonds à grotesques de la Casa Romei, une
maison patricienne à Ferrare en Italie. Les métissages du nouveau et de
l'ancien m o n d e ne s'achèvent pas avec la fin de la période coloniale ; ils se
poursuivent encore aujourd'hui car les acteurs sociaux cultivent toujours
3
les ressources du métissage, ce processus sans cesse r e c o m m e n c é .
Très présent dans le discours scientifique, il y a aujourd'hui une
volonté de valoriser le métissage, voire m ê m e de métisser le patrimoine.
T o u t ce qui est mélangé est mis en valeur et doit être conservé. Ce goût
nouveau p o u r l'hétérogène s'exprime dans la cuisine, mais aussi dans l'art
et la littérature. Les artistes et les œuvres métissés sont vénérés p a r les criti-
ques et les armateurs d'art, tant en Amérique du N o r d et en Australie
qu'en Europe. Plusieurs grandes expositions internationales d'art contem-
porain ont exploité le thème du métissage ces dernières années — « Partage
d'exotismes » à la Biennale de Lyon en 2000, « Plateau d'humanité » à la
Biennale de Venise en 2001 et surtout « D o c u m e n t a 11 », cette manifesta-
tion quinquennale majeure d'art contemporain, qui a eu lieu à Kassel
4
(Allemagne) en 20 02 . Le métissage s'exprime avec encore plus de force
dans la littérature contemporaine p a r ce que certains appellent une
« esthésie migrante », soit une nouvelle esthétique fondée sur la mouvance

1. J e a n - L o u p A m s e l l e , Branchements. Anthropologie de l'universalité des cultures, P a r i s , F l a m m a r i o n ,


2 0 0 1 , p . 7 e t 14.
2. S e r g e G r u z i n s k i , La pensée métisse, P a r i s , F a y a r d , 1 9 9 9 , p . 4 5 .
3 . Ibid., p . 3 1 5 .
4 . J e t i e n s à r e m e r c i e r J e a n - P h i l i p p e U z e l p o u r ces i n f o r m a t i o n s .
1
énonciative qui définit le mode m ê m e de la constitution du sujet . Le soi se
m e t en lieu et place de l'autre p o u r se construire à partir de lui. P a r une
sorte d'acculturation volontaire, ces écrivains s'inscrivent n o n seulement
dans une autre culture, mais sacrifient leur langue maternelle p o u r écrire
dans celle de leur culture d'adoption. C'est une littérature du transit et en
transit, une littérature qui hésite continuellement entre deux voies, plus
2
encore qui négocie entre deux réalités . Bref, il s'agit d'une littérature qui
situe le lecteur dans u n « entre-lieu » p o u r le faire jouir esthétiquement
d'une schizophrénie perpétuelle.
Si le métissage est maintenant valorisé, esthétisé, idéalisé m ê m e dans
nos sociétés contemporaines, il n'en a pas toujours été ainsi. Le m o t métis
possède son histoire qui est marquée négativement jusqu'à la deuxième
e
moitié du X X siècle. Il apparaît dans le contexte colonial pour désigner les
enfants de sang mêlé, au statut incertain, pris dans une tension entre colo-
nisateur et colonisé. Il renferme une connotation très péjorative parce qu'il
exprime une transgression fondamentale entre l'Occident et son Autre.
Pendant très longtemps, il renvoie aux domaines de la biologie, du corps,
et de la sexualité honteuse entre espèces différentes. Métis est employé
d'abord p a r les Portugais et ensuite p a r les Espagnols (mestizo — « sang-
e
mêlé », du latin mixtus) au début du XVII siècle p o u r n o m m e r cette nou-
velle catégorie d'êtres humains que sont les enfants issus des croisements
3
entre hommes espagnols et femmes indiennes . Avec la progression de la
colonisation française en Amérique du N o r d et aux Caraïbes, il passe rapi-
dement au français (s' écrivant de différentes façons : « métice », « mestif »
et « métis ») et se confond, au début, avec le terme « mulâtre » qui se spé-
cialise et finit p a r désigner les rejetons de couples noirs et blancs. Le mot
métis est suffisamment employé pour que l'on lui réserve une entrée dans
le dictionnaire de la langue française de Furetière (1708) qui le définit
ainsi : « Le n o m que les Espagnols d o n n e n t aux enfants qui sont nés d'un
Indien et d'une Espagnole, ou d'un Espagnol et d'une Indienne. O n
appelle aussi chiens métis, ceux qui sont nés de différentes races, c o m m e
4
d'un Lévrier et d'un Épagneul. » La comparaison avec le règne animal
contribue à rabaisser le métis, à insister sur l'aspect bestial du p h é n o m è n e
et à faire douter de son humanité. M ê m e procédé dans l'Encyclopédie en ce

1. L ' e x p r e s s i o n est d e P i e r r e O u e l l e t , « L e s i d e n t i t é s m i g r a n t e s : L a p a s s i o n d e l ' a u t r e » , in


L a u r i e r T u r g e o n (éd.), Regards croisés sur le métissage, Q u é b e c , P r e s s e s d e l ' U n i v e r s i t é L a v a l , 2 0 0 2 ,
p. 40.
2. W a l t e r M o s e r , « L a c u l t u r e e n t r a n s i t : u n n o u v e a u défi p o u r la c o n n a i s s a n c e ». C o m m u -
n i c a t i o n p r é s e n t é e a u c o l l o q u e d u C o n s e i l i n t e r n a t i o n a l d ' é t u d e s c a n a d i e n n e s , Transferts cultures :
diversité et métamorphoses, t e n u à l ' U n i v e r s i t é d u Q u é b e c à M o n t r é a l , M o n t r é a l , 2 2 a u 2 4 m a i 2 0 0 3 .
3 . R o b e r t C h a u d e n s o n , « M u l â t r e s , m é t i s , c r é o l e s », in J e a n - L u c A l b e r , C l a u d i n e B a v o u x et
M i c h e l W a t i n (éd.), Métissages, t. I I : Linguistique et anthropologie, P a r i s , L ' H a r m a t t a n , 1 9 9 2 , p . 2 5 - 2 6 .
V o i r aussi F r a n ç o i s L a p l a n t i n e e t A l e x i s N o u s s , Le métissage, P a r i s , F l a m m a r i o n , 1 9 9 7 , p . 7.
4 . C i t é d a n s B é a t r i c e D i d i e r , « L e m é t i s s a g e d e L'Encyclopédie à la R é v o l u t i o n : d e
l ' a n t h r o p o l o g i e à la p o l i t i q u e », in J e a n - C l a u d e C a r p a n i n M a r i m o u t o u et J e a n - M i c h e l R a c a u l t
(éds.), Métissages, t. I : Littérature-Histoire. Paris, L ' H a r m a t t a n , 1992, p. 11.
qui a trait au terme « mulâtre » qui, précise- t-on, est « dérivé de mulet, ani-
mal engendré de deux différentes espèces ». L'étymologie devient un pré-
texte c o m m o d e p o u r renvoyer au domaine animal et c o n d a m n e r la pra-
tique. La condamnation morale de ce croisement des races est encore plus
sévère dans le Dictionnaire de Trévoux (1732), où on lit que « c ' e s t une
fort grande injure.., parce qu'ils [les enfants] viennent de différente espèce,
comme les monstres ». D a n s l'esprit européen, le métis est carrément asso-
cié à une anomalie biologique et sociale parce que, comme le monstre,
composé de deux natures : il mélange les catégories et vient menacer
1 e
l'ordre établi . C e n'est pas avant le X I X siècle qu'apparaît le mot métis-
sage. Contrairement à son usage actuel qui évoque les mélanges culturels,
il renvoie encore aux croisements dans le m o n d e animal en suivant la
m ê m e trajectoire que le mot métis : il évoque l'hybridité, d'abord, chez les
ovins et, ensuite, chez les humains. Et il conserve son caractère fondamen-
2
talement péjoratif .
Depuis une vingtaine d'années le mot métissage a été repris essentielle-
ment p o u r lutter contre les purismes et les fondamentalismes de toutes sor-
tes. Il se veut u n moyen de caractériser et favoriser la multiplication des
contacts, des échanges et des mélanges dans le m o n d e contemporain. O n
entend rarement le m o t métis, en tant que sujet, mais beaucoup celui de
3
métissage qui renvoie à u n processus culturel . Le métissage est devenu
une métaphore p o u r dire le m o n d e postmoderne. L'expression « métissage
culturel » définit p a r défaut u n p h é n o m è n e omniprésent, de nature mul-
tiple et fragmentaire, qui se présente comme u n universel dans le m o n d e
contemporain, celui de la mondialisation. Le mélange est partout, repré-
senterait-il u n nouveau patrimoine en train de devenir hégémonique ?
Autrefois employé p o u r c o n d a m n e r les mélanges ethniques dans les
colonies, le métissage se manifeste maintenant à grande échelle dans les
déplacements de populations des pays anciennement colonisés vers des
métropoles devenues multi- ethniques et multiculturelles. Mais ces groupes
déterritorialisés ne demeurent-ils pas des isolats, comme l'évoque le m o t
« diaspora » qui leur est souvent accolé ? Faut-il rappeler que les déplace-
ments transnationaux de populations ne touchent qu'une partie infime de la
population mondiale ? Les masses sédentaires, qui représentent la vaste
majorité de la population de la planète, n'ont bien souvent m ê m e pas accès
4
à l'internet . S'agit-il réellement d'un mélange harmonieux, ou bien d'une

1. S y l v i a n e A l b e r t a n - C o p p o l a , « L a n o t i o n d e m é t i s s a g e à t r a v e r s les d i c t i o n n a i r e s d u
e
XVIII siècle » , in J e a n - C l a u d e C a r p a n i n M a r i m o u t o u e t J e a n - M i c h e l R a c a u l t (éds.), op. cit., p . 4 2 .
2. J e a n - L u c B o n n i o l , « I n t r o d u c t i o n », in J e a n - L u c B o n n i o l (éd.), Les paradoxes du métissage,
P a r i s , É d i t i o n s d u C T H S , 2 0 0 1 , p . 9.
3. V o i r à c e sujet, les t r a v a u x t r è s c o m p l e t s d e F r a n ç o i s L a p l a n t i n e et A l e x i s N o u s s , Le métis-
sage, op. cit. ; F r a n ç o i s L a p l a n t i n e e t A l e x i s N o u s s , Métissage, de Arcimboldo à Zombi, P a r i s , P a u v e r t ,
2001.
4. J o n a t h a n F r i e d m a n , « F r o m r o o t s t o r o u t e s : T r o p e s for t r i p p e r s », in Anthropological Theory,
vol. 2, n ° 1, 2 0 0 2 , p . 3 3 .
nouvelle forme de colonisation, intériorisée ? Il se manifeste à l'échelle des
nations, à l'intérieur desquelles des cultures métissées, issues de ces popula-
tions déplacées, ont pu voir le jour, telles que les Chicanos aux États-Unis,
les Beurs en France, ou les Jamaïcains au C a n a d a . Mais ces cultures métis-
sées n'ont-elles pas p o u r corollaire de nouvelles formes de ségrégation, de
fractionnement ? Le métissage se manifeste à l'échelle individuelle, dans le
cas des mariages mixtes ou de l'adoption, mais à quel m o m e n t le « mélange
des couleurs » devient-il u n mélange culturel ? Le métissage est aussi appa-
r e m m e n t partout dans les nouvelles formes de communication, dans le
« réseau », le « filet », le « tissu »1 des échanges d'information. Mais ces fils
enchevêtrés, cet « emmêlement », conduisent-ils réellement au mélange, ou
servent-ils à une consolidation, une réification du m ê m e ?

CRÉOLISATION ET HYBRIDATION

Le mot créole possède des origines et suit u n parcours sensiblement


différent de métis, mais il connaît u n aboutissement semblable. Il est
e
employé dans les colonies espagnoles de l'Amérique latine dès le X V I siècle
p o u r désigner les enfants de colons européens nés dans la colonie. Il appa-
e
raît dans les Antilles françaises vers le milieu du XVII siècle également
p o u r distinguer les Européens nés au pays des immigrants de première
2
génération . Contrairement au métis ou au mulâtre, qui sont mélangés, le
créole est de race blanche. Il construit son identité et son statut sociopoli-
tique p a r l'ancienneté de son occupation du territoire. D a n s certains pays,
les mulâtres deviennent suffisamment riches et puissants p o u r revendiquer,
à leur tour, le statut de créole. A Haïti, p a r exemple, les mulâtres et les
esclaves noirs nés dans la colonie se qualifient de créoles dès le
e
XVIII siècle. Ils s'approprient entièrement cette désignation p e n d a n t et
après la Révolution de 1804 lorsqu'ils se mettent en lieu et place du colon
3
européen . Par la suite, les mulâtres et les Noirs ne se reconnaissent autre-
m e n t que p a r la dénomination de créoles, et le créole devient la langue
officielle du pays. Il ne sera plus question d'appeler les Blancs p a r ce
vocable. E n revanche, dans u n pays dominé p a r une élite d'origine euro-
péenne c o m m e la Colombie, le mot créole continue p e n d a n t longtemps à
désigner les colons blancs. Anne-Marie Losonczy démontre bien que les

1. L e M u s é e d e la c i v i l i s a t i o n d e Q u é b e c a e x p l o i t é la m é t a p h o r e d u tissage p o u r s o n e x p o s i -
tion s u r les m é t i s s a g e s e n 2 0 0 0 - 2 0 0 1 . V o i r I v o n B e l l a v a n c e , « C h a q u e a r b r e i l l u s t r e u n e p e n s é e
s u r l e m é t i s s a g e », in P a u l i n e B e a u d i n e t M a r i e - C h a r l o t t e D e K o n i n k (éds.), Métissages, Q u é b e c ,
e
M u s é e d e la c i v i l i s a t i o n , 2 0 0 1 , p . 6 1 - 7 0 . A u X V I I I siècle, la « toile m é t i s s e » d é s i g n e u n tissu c o m -
p o s é d ' u n m é l a n g e d e fils d e c o t o n et d e lin.
2. C h a u d e n s o n , « M u l â t r e s , m é t i s , c r é o l e s », p . 2 5 - 2 6 .
3. V e r t u s S a i n t - L o u i s , « L ' u s a g e d u v o c a b l e c r é o l e à S a i n t - D o m i n g u e e t le f a ç o n n e m e n t d e
l ' i m a g i n a i r e d e l ' h a ï t i e n d e 1 8 0 4 » . C o m m u n i c a t i o n p r é s e n t é e a u c o l l o q u e , Situations créoles : pra-
tiques et représentations, U n i v e r s i t é d u Q u é b e c à M o n t r é a l , M o n t r é a l , 2 9 et 3 0 m a i 2 0 0 3 .
colons colombiens ont écarté soigneusement de cette catégorie les mulâtres
et les métis p e n d a n t toute la période coloniale, en instituant les certificats
de sang destinés à identifier et à rejeter ceux qui ne pouvaient pas faire la
preuve de la pureté de leur sang espagnol. Ne seront progressivement
admis que les métis qui acceptent de combattre aux côtés des troupes
e
nationales p e n d a n t la guerre d'Indépendance. Pendant tout le X I X siècle
e
et la première moitié du X X siècle, le m o t continue à désigner les anciens
colons blancs et les métis bien intégrés à la nation. Avec la nouvelle Cons-
titution des années 1970, on assiste à une nouvelle mutation du lexique.
L'usage du m o t créole pour désigner u n groupe h u m a i n tend à être aban-
donné. Le m o t s' adjectivise et sert de plus en plus à exprimer des pratiques
culturelles mélangées : la musique créole, la cuisine créole, culture
créole, etc. Losonczy explique ces changements p a r le désir des autorités
politiques colombiennes de refonder la légitimité de l'État p a r la mise en
œuvre d'un nouveau projet de société, axé sur le multiculturalisme plutôt
1
que sur la ségrégation raciale .
C'est sans doute en raison des origines « blanches » du m o t créole que
e
les premiers écrivains et poètes noirs francophones du X X siècle le rejet-
tent catégoriquement. Il y a eu des discussions vives et des débats très
engagés sur la notion de créolité dans les années 1930 et 1940 chez les j e u -
nes écrivains africains, tels que Léopold Sédar Senghor, O u s m a n e Socé
Diop et Abdoulaye Sadji. Ils se sont efforcés de construire u n discours
anticolonialiste à partir de la notion de la « négritude », qui repose sur
l'idéologie et l'esthétique de la pureté raciale. Fortement inspirés p a r le
mouvement culturel noir de l'époque aux États-Unis, connu sous le n o m
de « H a r l e m Renaissance », ces écrivains noirs provenant des colonies
françaises revendiquaient une identité très essentialiste, axée sur leurs raci-
2
nes africaines, p o u r se redonner une dignité bafouée p a r la colonisation .
Les écrivains antillais, comme Aimé Césaire et Frantz Fanon, pourtant for-
tement métissés, optent eux aussi p o u r la négritude dans u n premier
3
temps . Césaire fondait son discours sur u n antagonisme culturel irréduc-
tible entre l'Europe et ses « autres », antagonisme implicitement basé sur
la différence entre les sociétés capitalistes ou n o n capitalistes. Fanon, à sa
suite, tend aussi à scinder les sociétés colonisées et l'Occident colonisateur
en une dichotomie irréductible : « Le m o n d e colonisé est u n m o n d e coupé
en deux... ce m o n d e coupé en deux est habité p a r deux espèces diffé-
4
rentes. » II faut dire q u ' à cette époque le colonialisme s'exerce sur presque

1. A n n e - M a r i e L o s o n c z y , « L e c r i o l l o e t le m e s t i z o . D u s u b s t a n t i f à l ' a d j e c t i f : c a t é g o r i e s
d ' a p p a r e n c e e t d ' a p p a r t e n a n c e e n C o l o m b i e h i e r et a u j o u r d ' h u i ». C o m m u n i c a t i o n p r é s e n t é e a u
c o l l o q u e , Situations créoles : pratiques et représentations, U n i v e r s i t é d u Q u é b e c à M o n t r é a l , M o n t r é a l , 2 9
et 3 0 m a i 2 0 0 3 .
2 . J a c q u e l i n e B a r d o l p h , Etudes poskoloniales et littérature, Paris, H o n o r é Champion Editeur,
2 0 0 2 , p . 19.
3 . A n i a L o o m b a , Colonialism/ Postcolonialism, N e w Y o r k , R o u t l e d g e , 1 9 9 8 , p . 2 2 .
4 . F r a n t z F a n o n , Les damnés de la terre, P a r i s , M a s p e r o , 1 9 6 3 , p . 3 1 - 3 2 . V o i r aussi Frantz
F a n o n , Peau noire, masques blancs, P a r i s , L e S e u i l , 1 9 5 2 .
l'ensemble de la surface de la planète et sur les deux tiers de la population
1
mondiale .
Avec la période de décolonisation qui a suivi la deuxième guerre m o n -
diale, le discours des écrivains noirs francophones change progressivement
de cap en valorisant les mélanges culturels. La nouvelle génération
d'écrivains s'attaquent à Césaire et les autres promoteurs de la négritude
en leur reprochant d'être trop tournés vers le passé, les racines africaines et
les traditions ancestrales. Sans doute influencés p a r la montée du multicul-
turalisme dans plusieurs pays de l'Amérique latine, les « créolistes », du
n o m qu'ils se donnent, s'efforcent de se réapproprier et de redéfinir la
« créolité » p o u r en faire l'apologie. Publié en 1989, L'éloge de la créolïté, de
J e a n Bernabé, Patrick Chamoiseau et R a p h a ë l Confiant, a eu u n retentis-
sement considérable et il est devenu u n réfèrent obligatoire p o u r qui-
2
conque souhaite aborder la question des mélanges culturels . Les écrits
d ' E d o u a r d Glissant vont encore plus loin en proposant une rupture avec
3
l'Afrique p o u r rendre la notion de créolité spécifiquement antillaise . Ce
discours créole se présente comme foncièrement antiraciste et anticolonia-
liste, p a r le biais de la littérature et de la poésie. Perçu comme u n moyen
de lutter contre les fondamentalismes et l' ethnicité, il valorise à l'extrême
les mélanges de toutes sortes. L'un de leurs néologismes forts, le mot diver-
salité, évoque les notions de mosaïque et de kaléidoscope. Contrairement à
la synthèse, la diversalité exprime des variations multiples et divers possi-
bles. Pour éviter de faire de la créolité u n nouvel essentialisme, les créolis-
tes proposent de la considérer comme u n processus culturel, c o m m e une
« créolisation », sans début ni fin, continuellement en mouvement et donc
4
en devenir . La créolisation se veut u n processus de création, situé dans un
espace de contact où les hiérarchies s'effondrent et où les cultures se fon-
dent p o u r produire des expressions et des formes nouvelles. T o u t en vou-
lant éviter le piège de l' essentialisme, la créolisation induit de toute évi-
5
dence que la diversité se doit d'être l'universalité .
De m ê m e , les écrivains anglophones des ex-colonies britanniques font
de la créolité, exprimée plus c o u r a m m e n t en anglais p a r le m o t hybridité,
u n thème central de la remise en cause de l'héritage culturel métropoli-
tain. D a n s u n ouvrage considéré c o m m e fondateur des études postcolonia-
les, Orientalism, Edward W. Saïd déconstruit les subtilités du concept dicho-

1. A n i a L o o m b a , op. cit., p . 1 5 .
2. J e a n B e r n a b é , P a t r i c k C h a m o i s e a u et R a p h a ë l C o n f i a n t , Éloge de la créolité, P a r i s , G a l l i -
m a r d , 1989.
3 . E d o u a r d G l i s s a n t , Poétique de la relation, P a r i s , G a l l i m a r d , 1 9 9 0 ; Introduction à une poétique du
divers, M o n t r é a l , P r e s s e s d e l ' U n i v e r s i t é d e M o n t r é a l , 1 9 9 5 ; Traité du Tout-Monde, Poétique IV, P a r i s ,
Gallimard, 1997.
4 . R o b e r t B a r o n et A n n a C . C a r a , « C r e o l i z a t i o n a n d F o l k l o r e . Cultural Creativity in
P r o c c s s », i n Journal of American Folklore, v o l . 1 1 6 , n ° 4 5 9 , 2 0 0 3 , p . 4 - 5 .
5 . M i c h e l - R o l p h T r o u i l l o t , « T h e C r é o l e M i l l e n i u m : C a r i b b e a n L e s s o n s for t h e 21st C e n -
t u r y ». C o m m u n i c a t i o n i n a u g u r a l e a u c o l l o q u e Mestizaje/ Créolité : Topologies of Race in the Circum-
Caribbean, F r a n k e I n s t i t u t e for t h e H u m a n i t é s , U n i v e r s i t é d e C h i c a g o , C h i c a g o , 2 - 3 o c t o b r e 1 9 9 9 .
tomique de « l'Occident et son Autre ». Il présente l'orientalisme c o m m e
une institution occidentale destinée à traiter avec l'Orient, p a r la formula-
tion de déclarations sur l'Orient ou en les censurant, p a r la description de
l'Orient, p a r l'enseignement de l'Orient et p a r l'occupation de l'Orient ;
bref, il révèle que l'orientalisme représente le m o d e occidental de domina-
1
tion de l'Orient . N o m b r e d'études postcoloniales, à la suite de Said, se
fondent sur cette dimension de discours/pouvoir telle que définie p a r Fou-
cault.
Issues des « Subaltern Studies » qui ont vu le j o u r en Angleterre dans
les années 1980, grâce à l'activité d'un groupe d'historiens indiens voulant
décoloniser l'histoire moderne de l'Inde, les « Postcolonial Studies » se sont
rapidement enracinées dans les départements de littérature anglaise en
Inde, en Australie, au C a n a d a et surtout aux États-Unis où elles furent
portées p a r des littéraires d'origine indienne comme Salman Rushdie,
2
Gayatri Spivak et H o m i B h a b h a . Ce virage postcolonial vise u n réexamen
de tous les présupposés de l'époque coloniale, y compris le dénigrement du
métis et du métissage. U n écrivain c o m m e Salman Rushdie glorifie
l' hybridité, la bâtardise, le patchwork et les mélanges de toutes sortes p o u r
retourner les termes mêmes du colonisateur qui ont servi à humilier le
2
colonisé . O n retrouve chez H o m i Bhabha, professeur de littérature
anglaise à l'Université de Chicago, ce m ê m e désir d'exploiter le métissage
pour le retourner contre le colonisateur. Il introduit l'idée que le pouvoir
colonial a p o u r nécessaire effet la production de 1' « hybridation », mais que
c'est cette hybridité justement qui est le moyen d'un renversement straté-
gique du processus de domination. Il p r e n d comme exemple le « livre
anglais », mais cette fois non plus au strict plan du discours tel qu'envisagé
p a r les études portant sur la littérature du Commonwealth. Il y est ques-
tion de la manière dont les Évangiles, traduits en hindoustani, sont appro-
priés, lus, et commentés, p a r une c o m m u n a u t é hindoue. Il s'agit donc de
la part de cette c o m m u n a u t é d'un processus de déplacement, de distorsion,
4
de délocalisation des textes anglais . Contrairement à F a n o n qui voit une
division fondamentale entre Noirs et Blancs, colonisés et colonisateurs,
B h a b h a insiste sur l'importance de l'imitation, de l'art du colonisé à mimer
5
le colonisateur tout en conservant son identité d'origine . Loin d'être le

1. E d w a r d W . S a i d , Orientalism, N e w Y o r k , R a n d o m H o u s e , 1 9 7 8 .
2 . D i p e s h C h a k r a b a r t y , « S u b a l t e r n S t u d i e s a n d P o s t c o l o n i a l H i s t o r i o g r a p h y », in Nepantla :
Views from the South, v o l . 1, n ° 1, 2 0 0 0 , p . 9 - 3 2 ; e t J a c q u e s P o u c h e p a d a s s , « L e s Subaltern Studies o u
la c r i t i q u e p o s t c o l o n i a l e d e la m o d e r n i t é » , in L'Homme, v o l . 1 5 6 , 2 0 0 0 , p . 1 6 1 - 1 8 5 .
3 . S a l m a n R u s h d i e , Patries imaginaires, P a r i s , C h r i s t i a n B o u r g o i s , 1 9 9 3 (Imaginauy Homelands,
L o n d r e s , C r a n t a , 1981) ; et Les enfants de minuit, P a r i s , P l o n , 1 9 9 7 (Midnight's Children, L o n d r e s , J o n a -
t h a n C a p e , 1981). P o u r u n e b o n n e s y n t h è s e d e l ' œ u v r e d e R u s h d i e , v o i r S h e r r y S i m o n , L a s c è n e d e
l ' é c r i t u r e . L ' œ u v r e d e S a l m a n R u s h d i e , in P i e r r e O u e l l e t , S i m o n H a r d , J o c e l y n e L u p i e n et A l e x i s
N o u s s (éds.), Identités narratives : Mémoire et perception, Q u é b e c , P r e s s e s d e l ' U n v e r s i t é L a v a l , 2 0 0 2 .
4 . H o m i B h a b b a , « S i g n s T a k e n for W o n d e r s : Q u e s t i o n s of A m b i v a l e n c e a n d A u t h o r i t y
U n d e r a T r e e O u t s i d e D e l h i , M a y 1 8 1 7 », i n Critical Inquiry, v o l . 12, n " 1, 1 9 8 5 , p . 1 4 4 - 1 6 5 .
5 . H o m i B h a b h a , The Location of Culture, L o n d r e s , R o u t l e d g e , 1 9 9 4 , p . 4 4 .
signe d'une acculturation, l'imitation est dangereuse p o u r le maître car elle
p e r m e t au colonisé de bénéficier d'une double vision des choses, d'investir
deux lieux en m ê m e temps et de devenir u n intermédiaire incontournable.
D e cette duplicité naît u n espace hybride, u n « entre-lieu » où des nouvel-
les formes de résistance s'élaborent et où de nouvelles pratiques culturelles
émergent. O n le voit, le sens du mot hybridité, ou plus encore hybridation,
en tant que processus de mélanges culturels, rejoint celui de créolisation et
de métissage dans notre m o n d e postcolonial. Les trois mots veulent dire à
peu près la m ê m e chose.

LES PARADOXES DU MÉTISSAGE/CRÉOLISATION/HYBRIDATION

T r o p actuel et universel p o u r être réellement appréhendé, le mélange


- des populations, des cultures, des informations, des pratiques artisti-
ques, etc. —, en tant que p h é n o m è n e contemporain, peut être redouté ou
célébré. La mondialisation contemporaine peut être perçue c o m m e u n fac-
teur d'homogénéisation des cultures et des patrimoines, produisant p a r
contrecoup des réactions de cristallisation « fondamentalistes » et des
replis, voire des conflits ethniques et religieux, c o m m e hier en Yougoslavie
et aujourd'hui en Israël et en Palestine. Elle fait cohabiter des cultures
diverses, et celles-ci p r e n n e n t conscience de leur différence, p e n c h e n t vers
la valorisation de leurs marqueurs culturels et durcissent des caractères de
1
plus en plus essentialisés . D'après J e a n - L o u p Amselle, la globalisation a
contribué à faire disparaître la question sociale, « celle de la lutte des clas-
ses, et la question territoriale, p o u r leur substituer celle des guerres identi-
2
taires » . O u encore la mondialisation peut être envisagée comme u n fac-
teur d'hétérogénéité culturelle et d'harmonie sociale. D a n s cette optique, la
libre circulation transnationale des personnes et des produits contribue à
multiplier les contacts, les échanges, et les mélanges, et, du m ê m e coup, à
atténuer les luttes de classes, les nationalismes et les tensions culturelles et
religieuses. La mobilité généralisée facilite la réunion de segments épars et
3
la créolisation du m o n d e .
La mondialisation valorise la différence et 1' « ethnicité ». Mais tout en
p r ô n a n t la cohabitation de sociétés différenciées, en les juxtaposant et en
les cloisonnant, elle sous- entend u n refus du métissage ; le « mélange cultu-
rel » ne peut être envisagé que comme une perte d'authenticité, u n amoin-
drissement de l'identité, une contamination (pathologique) des valeurs cul-
turelles, voire u n effacement du sujet. A l'image du trickster, cette figure

1. B e n j a m i n R . B a r b e r , Jihad vs McWorld, N e w York, Ballantine Books, 1995, p . 25-32.


2. J e a n - L o u p A m s e l l e , « L a mondialisation. Grand partage ou mauvais c a d r a g e », in
L'Homme, v o l . 1 5 6 , 2 0 0 0 , p . 2 0 7 .
3. Voir, entre autres, Ulf H a n n e r z , « T h e G o b a i E c u m e n e », in U l f H a n n e r z , Cultural Com-
pkxity : Studies in the Social Organization of Meaning, N e w Y o r k , C o l u m b i a U n i v e r s i t y P r e s s , 1 9 9 2 ,
p . 2 1 7 - 3 1 1 ; A r j u n A p p a d u r a i , Modernity at Large. Cultural Dimensions of Globalization, Minneapolis,
University of M i n n e s o t a Press, 1996, p . 27-47.
légendaire de la littérature orale amérindienne, le métis déjoue et échappe
à toutes les catégorisations, il reste u n fugitif infigurable et insaisissable.
Mais, en même temps, il est partout et nulle part, sans lieu, toujours en
fuite, victime de sa propre aliénation. Sa parole difforme permet de dire
son absence. Son mode d'action est la tactique qui lui permet de ruser
avec le pouvoir, mais jamais de la maîtriser. C'est comme si cet être rusé
mais archaïque était sacrifié dans sa terre natale pour laisser naître
l'identité (post)moderne. Gayatrai Spivak nous rappelle que le sacrifice du
sujet colonial métis - souvent de sexe féminin - qui s'immole pour la glori-
fication de la mission sociale du colonisateur est un thème récurrent de la
1
littérature coloniale . Catherine Tegahkouita en offre un exemple cana-
dien. Cette jeune femme iroquoise convertie au catholicisme p a r les mis-
sionnaires jésuites devient recluse et se sacrifie pour la mission. Elle impose
à son corps et à son âme toutes sortes de privations et pratique la mortifi-
cation au point de s'enlever la vie à la fleur de l'âge. Dépossédée de sa
féminité et réduite au silence, elle est une fable mystique qui exprime le
triomphe du missionnaire.
Le multiculturel, implicitement discriminatoire, se pare de l'esthétique
de l'hétérogène, mode de vie élitiste qui aime les emprunts, le mélange des
genres, mais à condition que cette diversité bariolée n'altère pas en profon-
deur des valeurs curieusement rémanentes, persistantes. Catherine Walsh
montre comment l'Equateur, comme beaucoup d'autres pays de
l'Amérique latine, a construit son idéologie nationale sur le métissage qui a
été u n moyen efficace pour les élites locales d'écarter le pouvoir métropoli-
tain espagnol puis, du même coup, de marginaliser tous ceux qui n'étaient
pas métissés, c'est-à-dire les indigènes et les Noirs. La version plus contem-
poraine du nationalisme métis de l'Equateur enferme les indigènes et les
Noirs - près de la moitié de la population - dans un multiculturalisme néo-
libéral qui prône la tolérance et l'intégration mais qui, en m ê m e temps,
2
entretient leur exclusion en les identifiant comme « autres » . M ê m e lors-
qu'on accorde à ces communautés culturelles des droits — l'usage de leur
langue par exemple - , il s'agit de la reconnaissance d'une particularité eth-
nique qui tend à accentuer leur différence et à renfoncer les hiérarchies
sociales en place. La reconnaissance de la différence p a r son incorporation à
l'intérieur de l'état postcolonial contribue à faire des particularismes cultu-
rels une forme universelle de la domination culturelle postmoderne.
Le métissage représente à l'échelle du m o n d e ce que le multi-
culturalisme est à l'échelle de la nation. Le capitalisme mondial incorpore

1. G a y a t r i C . S p i v a k , « T h r e e W o m e n ' s T e x t s a n d a C r i t i q u e of I m p e r i a l i s m », in H e n r y
L o u i s G a t e s , Race, Writing and Différence, C h i c a g o , U n i v e r s i t y of C h i c a g o P r e s s , 1 9 8 6 , p . 2 7 0 . V o i r
T . K . B i a y a , « F e m m e s , s p i r i t u a l i t é et p o u v o i r d a n s les r é c i t s d e la N o u v e l l e - F r a n c e et d u K o n g o
e e
(XVII -XVIII siècles) », in L a u r i e r T u r g e o n , D e n y s D e l â g e et R é a l O u e l l e t (éds.), Transferts culturels
e e
et métissages Amérique-Europe (XVI -XX siècle), Q u é b e c , P r e s s e s d e l ' U n i v e r s i t é L a v a l , 1 9 9 6 , p . 5 2 7 - 5 4 9 .
2. C a t h e r i n e E . W a l s h , « T h e ( R e ) a r t i c u l a t i o n of P o l i t i c a l S u b j e c t i v i t i e s a n d C o l o n i a l Diffé-
r e n c e i n E c u a d o r » , i n N e p a n t l a : Views from the South, v o l . 3 , n ° 1, 2 0 0 2 , p . 6 1 - 6 8 .
la différence tout en la vidant de son sens premier. La différence devient
u n produit à consommer, une source de plaisir, dans la réification de
l'autre. A la manière du nationalisme multiculturel, la logique culturelle de
la mondialisation exprime u n néocolonialisme dans la mesure où il
obscurcit et, en m ê m e temps, maintient le lien colonial par la production
d'un discours valorisant la différence. Cette rhétorique présente chaque
culture locale de la même manière que le colonisateur traitait les peuples
colonisés, comme des autochtones qui doivent être soigneusement étudiés
1
et respectés, tout en conservant une distance ethnocentrique . Q u i plus est,
les éléments disparates sont réunis, coulés dans le même moule et
fusionnés pour produire u n sujet unique, hybride. Ce concept du mélange
des substances pour en faire un amalgame unique rappelle étrangement
celui de race ; l'idée de pureté sanguine est simplement remplacée par
2
l'idée du mélange . Dans les deux cas, l'identité est réduite à une essence.
Dans le contexte contemporain de la mondialisation, la fusion des
différences apparaît comme une idéologie salvatrice, un nouvel huma-
nisme. Mais, en réalité, ce plaidoyer pour le métissage n'entend pas
amener la réconciliation de ce m o n d e dichotomisé ; il serait plutôt, du
moins dans l'esprit des créolistes, « un plaidoyer pour une identité créole
3
qui ne serait pas définie p a r quelqu'un d'autre » . Richard et Sally Price
font remarquer que les références des créolistes sont presque exclusivement
francophones, et que leur perspective élude les autres secteurs des
4
Caraïbes, hispaniques, Hollandais ou anglophones . Ils voient dans le
discours des créolistes francophones une reproduction de notions
essentialistes et sexistes. « L'éloge de la créolité » n'est pas celui du
métissage culturel, mais celui d'une culture créole francophone qui, bien
que née de multiples métissages, valorise ses caractères essentiels au moyen
d'une patrimonialisation du passé, passé réécrit parfois au moyen du déni
sélectif de certaines composantes dans le processus de la créolisation (la
part des Noirs m a r r o n p a r exemple). Dans cette optique, la créolité ne
relève pas de la valorisation d'un processus de métissage, mais bel et bien
d'un nouvel essentialisme.
Dans le m o n d e francophone, la tentation de la référence aux travaux
des créolistes tient certainement à la terminologie qu'ils ont développée,
d'une qualité indéniable ; mais cette terminologie éveille des soupçons. Le
métissage est envisagé en fonction de termes « naturalistes » empruntés à
la biologie : rhizomes, hybridation, voire « mangrove ». La référence à la

1. Slovoj Z i z e k , « M u l t i c u l t u r a l i s m , o r t h e C u l t u r a l L o g i c o f M u l t i n a t i o n a l C a p i t a l i s m », i n
New Left Rwiew, v o l . 2 2 5 , 1 9 9 7 , p . 4 4 .
2. J o n a t h a n F n c d m a n , « F r o m r o o t s t o r o u t e s : T r o p e s for t r i p p e r s », i n Anthropobgical Theory,
v o l . 2 , n° 1, 2 0 0 2 , p . 2 5 - 2 6 ; et R o b e r t J . C . Y o u n g , Colonial Désire : Hybridity in Tlieory, Culture and
Race, L o n d r e s , R o u t l e d g e , 1 9 9 5 , p . 10.
3. R i c h a r d P r i c e et S a l l y P r i c e , « S h a d o w b o x i n g i n t h e M a n g r o v e », i n Cultural Anthropology,
v o l . 12, n° 1, 1 9 9 7 , p . 7.
4 . Ibid., p . 11 ( n o t r e t r a d u c t i o n ) .
mangrove symbolise le caractère de « recyclage », de régénération et de
1
fertilité attribué au processus de créolisation . Pour évoquer le métissage,
les créolistes recourent à une terminologie poétique, qui n'est pas sans
e
rappeler les élégies bucoliques du XVIII siècle. Le métissage semble relever
d'une liberté évolutive naturelle. O n en fait l'éloge, comme d'une ode à la
nature. Cela pourrait rapidement conduire à marginaliser « u n m o n d e
métis » partout visible et m é c o n n u tout en le valorisant de manière
hyperbolique. Le métissage est fécondant, luxuriant, impossible à fixer,
toujours en mouvement, n o m a d e , voire « sauvage ».
Notre m o n d e contemporain prône le mélange tout en déplorant la dis-
parition de l'autre, tandis que l'autre lui-même, souvent, entreprend de
retrouver son histoire particulière, antérieure à la colonisation, dans une
nostalgie, curieusement similaire, de cette pureté originelle disparue. Mais le
fait de nier à l'autre son authenticité peut être u n moyen de le réduire au
silence. Au sujet d'écrivains autochtones d'ascendance métisse, Margery Fee
constate que leurs travaux peuvent être dévalorisés parce qu'ils ne sont plus
2
de « purs » représentants de leurs cultures respectives . Ce concept de
l'authenticité dans le système de représentation occidental dénie toujours
aux « sujets métissés » p a r le processus colonial la possibilité de se légitimer,
3
ou de parler de manière à menacer l'autorité de la culture dominante .
C'est sans doute pour cette raison que la plupart des groupes amérin-
diens au C a n a d a et aux États-Unis, m ê m e ceux qui sont fortement métis-
sés, ne se réclament pas du métissage. Au contraire, ils tendent à essentiali-
ser fortement leurs identités en affirmant une appartenance à une langue,
une culture singulière, à u n passé immémorial et à un territoire unique.
De m ê m e , bon n o m b r e de jeunes États africains, souvent composés d'une
multitude de groupes ethniques à la suite de découpages arbitraires des
frontières nationales, ont préféré j o u e r la carte de leurs similarités et de
leur héritage c o m m u n . Le patrimoine a la charge de rassembler des popu-
lations d'origines culturelles diverses dans u n État-nation qui sert de rem-
4
part contre la mondialisation . L' essentialisation est ici stratégique, perçue
à la fois comme outil de résistance à la culture dominante et mondiali-
sante, voire comme un moyen de déconstruction du discours (post) colo-
5
nial . Rosalind Shaw et Charles Stewart soutiennent que, si le syncrétisme

1. C e v o c a b u l a i r e a aussi é t é r e l e v é p a r R i c h a r d et S a l l y P r i c e , op. cit., p . 2 3 , ainsi q u e


l ' i m p o r t a n c e d u m o t « r h i z o m e », e x p r i m a n t l ' i d é e c o n t r a i r e à celle d ' u n e n r a c i n e m e n t u n i q u e ,
celle d e « r a c i n e s flottantes », s' é t e n d a n t d a n s t o u t e s les d i r e c t i o n s . O n p o u r r a i t a j o u t e r q u e ces
r a c i n e s m u l t i p l e s font r é f é r e n c e à u n p a s s é c o m p o s i t e , m a i s q u e c e t t e i d é e fait r é f é r e n c e a u p a s s é ,
n o n à l ' a v e n i r d e la c r é o l i t é .
2. M a r g e r y F e e , « W h o C a n W r i t e as O t h e r », in Bill A s c r o f t , G a r e t h Griffiths, H e l e n Tiffin,
The Post-Colonial Studies Reader, L o n d r e s , R o u t l e d g e , 1 9 9 5 , p . 2 4 2 - 2 4 3 .
3. G a r e t h Griffith, The Myth of Authentiaty, i n ibii., p . 2 4 1 .
4 . G é r a r d C o l l o m b , « E t h n i c i t é , n a t i o n , m u s é e , e n s i t u a t i o n p o s t c o l o n i a l e », i n Ethnologie fran-
çaise, v o l . 2 9 , n° 3 , 1 9 9 9 , p . 3 3 3 .
5. D a n i e l A . S é g a l , « R e s i s t i n g I d e n t i t i e s : A F o u n d T h e m e », i n Cultural Anthropology, vol. 1 1 ,
n° 4 , 1 9 9 6 , p . 4 3 1 - 4 3 4 .
et le métissage ont servi à déconstruire des représentations coloniales
essentialisées et l'enfermement des colonisés dans des entités tribales étan-
ches, ils sont devenus aujourd'hui des paradigmes postmodernes totalisants
et l'expression d'un impérialisme intellectuel. En effet, on tend de plus en
plus à décortiquer et, p a r conséquent, à dénigrer des identités qui sont des
1
réalités phénoménologiques p o u r ceux qui les utilisent . C'est sans doute
en réaction contre cette dévalorisation sournoise des identités locales p a r
les intellectuels que les autochtones recourent aux traditions et durcissent
aujourd'hui leurs identités.

POUR CONCLURE

Ce rapide survol du lexique employé pour étudier les contacts et les


croisements entre cultures différentes se résume à u n n o m b r e éton-
n a m m e n t réduit de possibilités. En dépit de l'inflation des mots mis en
œuvre depuis u n demi-siècle, on y constate une redondance sémantique et
des glissements perpétuels de sens, voire une certaine pauvreté concep-
tuelle dans l'usage de ces mots. Il y a une forte tendance à décrire et à
analyser des phénomènes de fusion culturelle, c o m m e si les cultures
devaient obligatoirement se rencontrer et se mélanger. Il semble que
chaque fois q u ' u n m o t est inventé p o u r circonscrire l'ensemble des interac-
tions entre le soi et l'autre, ou bien il disparaît, ou bien il déplace le regard
vers le soi, ou encore il change de sens et désigne le processus d'intégration
de l'autre. Plus qu'une simple évolution du lexique, ces glissements séman-
tiques expriment une tension idéologique entre, d'une part, une volonté
d'ouverture aux métissages et, d'autre part, u n réflexe de repli et de ferme-
ture destiné à occulter la différence. Dès lors que le concept est mis en
pratique, qu'il s'institutionnalise, il s'éloigne de sa position première et
porte sur la fusion des deux entités ou encore sur l'autre en train de
devenir le m ê m e . O r , c o m m e on a p u le voir dans la dernière partie de ce
texte, les rapports entre le soi et l'autre sont multiples et variés, allant du
refus catégorique de contacts à l'assimilation volontaire. Certains groupes
dominés peuvent résister aux contacts et pratiquer u n essentialisme
stratégique en recourant à des traditions ancestrales et en reproduisant u n
état culturel antérieur. Ils peuvent aussi opter pour u n mimétisme straté-
gique, c'est-à-dire s'intégrer au groupe dominant dans le but de le
transformer progressivement de l'intérieur. Il y a coexistence de deux sys-
tèmes de référence avec la possibilité de transferts, mais pas nécessaire-
m e n t métissage, dans le sens d'une transformation culturelle permanente.
D o n c , loin d'être une condition sine qua non de tout processus culturel et un

1. R o s a l i n d S h a w et C h a r l e s S t e w a r t , « I n t r o d u c t i o n : P r o b l e m a t i z i n g S y n c r e t i s m », in R o -
s a l i n d S h a w et C h a r l e s S t e w a r t (éds.), Syncretism I Anti-Syncretism : The Politics of Religions Synthesis,
Londres, Routledge, 1994, p . 22-23.
p h é n o m è n e irréversible, le métissage connaît des variations et des revire-
ments, des refus et des ruptures, des déconstructions et des destructions.
Pour ouvrir davantage le débat sur les métissages, il faudrait se pencher
sur les rapports non métissés entre le soi et l'autre, et trouver les mots p o u r
le dire.
CELAT et Département d'histoire
Université Laval
Québec, Canada

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