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ANTOINE PEILLON

Corruption

NOUS SOMMES TOUS

SEUI L
DU MÊME AUTEUR

Céline, un antisémite extraordinaire


Le Bord de l ’eau, 2011

L ’Esprit du cerf
Le Bord de l ’eau, 2011

Ces 600 milliards qui manquent à la France


Seuil, 2013
ANTOINE PEILLON

Corruption
Nous sommes tous responsables

ÉDITIONS D U SEUIL
25, b d Romain-Rolland, Paris XIVe
i s b n 9 7 8 - 2 -0 2 - 1 2 1 1 0 4 -7

© ÉDITIONS DU SEUIL, OCTOBRE 2014

L e C o d e d e la p ro p rié té in tellectu elle in terd it les co p ie s o u rep ro d u ctio n s d estin ée s à une utilisatio n
c o lle c tiv e . T o u te re p ré s e n ta tio n o u re p ro d u c tio n in té g ra le o u p a rtie lle fa ite p a r q u e lq u e p ro c é d é
q u e c e so it, s a n s le c o n s e n te m e n t d e l ’a u te u r o u d e ses a y a n ts c a u se , e s t illic ite e t c o n s titu e u n e
c o n tre fa ç o n san c tio n n é e p a r les artic le s L . 3 3 5 -2 e t su iv a n ts d u C o d e d e la p ro p rié té in tellectu elle.

www.seuil.com
In memoriam Jean-Pierre Vemant
Avant-propos

Jamais, depuis la Libération, notre République n ’a été


à ce point corrompue. Faire l’inventaire de la progression
du mal au cours des vingt dernières années, en prendre
toute la mesure, est absolument nécessaire et relève, étant
donné Vomertà qui étouffe la presse et interdit le vrai débat
public, du « courage de la vérité ». Mais les révélations
journalistiques, fussent-elles les plus significatives, ne sont
plus suffisantes.
Alors qu’à l’unisson policiers, magistrats, journalistes
d’investigation, criminologues, sociologues, économistes,
anthropologues et philosophes constatent la généralisation
d’un phénomène qui met, disent-ils, l’État de droit en péril,
tous expliquent aussi que cette gangrène se nourrit de la
banalité des conflits d’intérêts et des petits arrangements de
chacun avec la morale civique. Et s’ils dénoncent de plus en
plus vivement la faiblesse des moyens de lutte contre cette
pathologie de la démocratie, ils prennent aussi conscience
que la corruption traverse - au-delà des hautes sphères diri­
geantes - chaque conscience, nous plaçant devant le choix,
à chaque instant, entre le bien et le mal, la vie et la mort,
l’humanité ou la barbarie.
Depuis quelque trois mille ans, sagesses, philosophies et
religions ont édifié un trésor de réflexions métaphysiques
et de suggestions pratiques propres à nous apprendre à lutter
contre la corruption, ainsi qu’une éthique quasi universelle.
En reprendre, à nouveaux frais, la grande leçon aidera à
éclairer et mieux motiver celles et ceux qui luttent contre

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C O R R U P T IO N

le pourrissement de notre monde. Et, peut-être, à susciter


chez chacun de nous le renouveau du désir - civique,
démocratique et républicain - d’une Cité vertueuse, et donc
plus heureuse.
I
Vingt ans après

Mais le problème de la justice est qu’elle


vient après le mal. Or, la course du mal se
fait aussi dans le temps. Le mal se sert du
temps pour agir : se perpétrer et se perpétuer.
Quand la justice attend trop longtemps, le
mal, qui a déjà accompli sa course, efface
ses traces.
Éliette Abécassis, Petite Métaphysique
du meurtre, PUF, coll. « Perspectives
et critiques », 1998, p. 92.

La rumeur monte, dans notre pays, d’une crise de régime


imminente, de l’épuisement de la Ve République, de l’exaspé­
ration populaire, de la révolte. Le spectre de la guerre civile
ou de la « chienlit » rabelaisienne et gaullienne, de la catharsis
ou de l’apocalypse rédemptrice, hante à nouveau l’imaginaire
social et politique de la France, pays des révolutions et des
restaurations sanglantes.
Ami, entends-tu... ? En 1994, je participais, en amitié
et admiration confraternelle avec Éric Decouty (HLM de
Paris, MNEF, Elf...), Guy Benhamou (Corse), Denis Robert
(Clearstream...), à la révélation des « affaires » qui saturaient
alors la vie politique de ce que tous pensaient être la fin du
règne de Jacques Chirac. Mais, vanité des vanités, tout étant
vanité et poursuite du vent, et les affaires ayant continué de

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C O R R U P T IO N

plus belle après les « affaires1», vingt ans après, il faut bien
constater que jamais depuis la Libération notre République
n ’a senti autant le soufre - cette odeur que dégage aussi
l’œuf pourri. Alexandre Dumas, dans Vingt Ans après (1845),
a peint en clair-obscur cette atmosphère de décadence d’un
régime, quand l’État est livré au chaos des puissances anta­
gonistes : « La France affaiblie, l’autorité du roi méconnue,
les grands redevenus forts et turbulents, l’ennemi rentré en
deçà des frontières, tout témoignant que Richelieu n ’était plus
là. Mais ce qui montrait encore mieux que tout cela que la
simarre rouge n ’était point celle du vieux cardinal, c’était cet
isolement qui semblait, comme nous l’avons dit, plutôt celui
d ’un fantôme que celui d’un vivant; c’était ces corridors
vides de courtisans, ces cours pleines de gardes ; c’était le
sentiment railleur qui montait de la rue et qui pénétrait à
travers les vitres de cette chambre ébranlée par le souffle de
toute une ville liguée contre le ministre ; c’étaient enfin des
bruits lointains... »
Ami, entends-tu ? Les « bruits lointains » sont désormais
si proches...

Fin de régime

De bons esprits le disent désormais ouvertement. Par


exemple Jacques Attali, dans sa tribune donnée à L ’Express
le 21 avril 2014 : « La crise de régime, avant la fin du mandat
de l’actuel président, est une hypothèse très réaliste, dans un
pays où le suicide politique semble devenu un sport national. »
Le 27 mai suivant, sous le coup de l’affaire Bygmalion,
relative au financement illégal de la campagne présidentielle
de Nicolas Sarkozy en 2012, le secrétaire national du Parti

1. Denis Robert, Pendant les « affaires », les affaires continuent, Stock,


1996, et Le Livre de Poche, 1998.

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V IN G T A N S A P R È S

de gauche, Éric Coquerel, faisait le lien entre généralisation


de la corruption et menace d ’implosion politique : «C es
mêmes responsables [politiques] aux intérêts toujours plus
liés à ceux du monde des affaires et de l’oligarchie finan­
cière ne sont-ils pas les mêmes qui demandent depuis des
années des efforts aux Français ? L’affaire Bygmalion, qui
dissimulerait a minima une fraude au financement de la
campagne présidentielle [de Nicolas Sarkozy, en 2012], est
du coup encore plus dévastatrice pour le monde politique. À
la crise sociale s’ajoute ainsi une crise rampante -de régime
dont le rythme des pics éruptifs, qu’ils se nomment Cahuzac
ou Copé, s’accélère. Après les résultats des européennes
[mai 2014], voilà une autre confirmation que les abîmes ne
sont pas loin. »
En avril 2013 déjà, Eva Joly, ex-magistrate ayant entre
autres instruit l’affaire Elf, députée européenne écologiste
(EELV), pointait le rapport de cause à effet entre corrup­
tion et « crise de régime » : « Nous sommes au bord de la
crise de régime. Le gouvernement doit saisir l’ampleur de
la situation et agir en conséquence. [...] Quant à la droite,
qu’elle ne se croie pas en meilleur état : elle-même a fort à
faire avec l’affaire Bettencourt, qui est autrement plus grave
que l’affaire Cahuzac1. » Quatorze mois plus tard, François
Bayrou, président centriste du MoDem, confirmait l’inquiétant
diagnostic : « Moi, je sens venir l’orage dans la période où
nous sommes. Je pense qu’il y a une telle déconnexion, un
tel délabrement de notre système politique, de nos institutions,
une telle fragilité de notre économie, un tel chahut dans la
société française, et personne pour donner des repères, [que
nous allons vers une période] qui ressemblera à ce qui s’est
passé dans notre pays en 1958 [à la fin de la IVe République,
lorsque], en quelques semaines, tout d’un coup dans l’opinion
naît la certitude que ça ne peut pas continuer comme ça. [...]

l.MetroNews, 4 avril 2013.

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C O R R U P T IO N

On va vers quelque chose de dangereux, je ne sais pas exac­


tement quelle forme ça va prendre et personne ne le sait1. »
De leur côté, trois journalistes ont, à mon sens, élevé la
pratique rigoureuse et courageuse de l’information jusqu’à
la hauteur d’une éthique prophétique, à la façon de Michée
et d’Osée2, et en adéquation avec le « courage de la vérité »
(parrêsialUapçpi\o\d) auquel exhortaient les philosophes grecs
et l’Évangile de Jean3 : Denis Robert, l’éclaireur du puits
sans fond de Clearstream4, qui transmet désormais la vérité la
plus nue sur la folie de notre monde par une œuvre artistique
multiple et radicale5 ; Jean-Claude Guillebaud, grand reporter
et éditorialiste dont la « force de conviction » est inaltérable,
observateur critique du « deuxième déluge » et du « canniba-

1. Questions d ’info (LCP/Le Monde/AFP/France Info), 11 juin 2014.


2. Avant d’y revenir plus longuement, je fais référence ici à ce que
nous enseigne André Neher, à propos du héséd, éthique fondamentale du
prophétisme biblique, à son apogée au vme siècle av. J.-C., promotion
et pratique d’une « alliance » tissée de droiture, de justice et d’amour
du bien tout à la fois. Voir L ’Essence du prophétisme, Calmann-Lévy,
1983, p. 238 à 242 (ou, sous le titre Prophètes et prophéties, Payot,
coll. « Petite bibliothèque », 1995, même pagination).
3. Jean 16,25-33.
4. Définitivement : Tout Clearstream, Les Arènes, 2011.
5. Dernièrement : Vue imprenable sur la folie du monde, Les Arènes,
2013 : «Denis Robert a payé sans doute un prix excessivement élevé
pour ses révélations : dix ans d’une lutte judiciaire solitaire pour sur­
vivre, sauver son honneur et ne pas désespérer totalement du monde. Ce
monde, il le parcourt depuis quinze ans, caméra sur l’épaule, réalisant de
beaux documentaires, pinceaux (il peint, dessine, colle des petits bouts
de papiers, en artiste authentique) et plume à la main (deux douzaines
de romans et d’essais !). Ce monde, cette fois-ci, c’est sa Lorraine,
qu’il arpente de Metz à Florange, avec son fils Woody dont les paroles
d’enfant du xxfi siècle démasquent les leurres violents des temps actuels.
Et cela donne une épopée ironique, sans complaisance avec les roite­
lets, charitable avec les faibles, pleine de coups de sonde dans les eaux
noires de la “folie financière” qui démolit le monde » (Antoine Peillon,
La Croix, 24 décembre 2013).

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V IN G T A N S A P R È S

lisme » mortifère, corrupteur et corrompu des « médias1» ;


Edwy Plenel, dont le journal en ligne, Mediapart, qu’il a
cofondé en 2008, et les livres démontrent in vivo, inlassable­
ment et sans jamais faillir, ce qu’est « un journaliste qui fait
ce métier en citoyen ». Il n ’est pas indifférent, donc, que le
directeur de Mediapart nous ait lancé, le 31 décembre 2014,
cette alerte solennelle : « La France ressemble ces temps-ci à un
Titanic dont l’équipage irait droit vers l’iceberg, le sachant et
le voyant... mais ne trouvant rien pour l’empêcher. [...] Aussi
la crise française est-elle d’abord une crise politique, crise de
représentation, essoufflement des institutions, fin de régime2. »
Ce jugement sur une « fin de régime » (ressemblera-t-elle
au 4 septembre 476, date de la chute de Rome, au 14 juillet
1789, au 18 brumaire an VIII/9 novembre 1799, au 2 décembre
1851 ou au 10 juillet 1940 ?) fait écho à ce passage de Vue
imprenable sur la folie du monde, publié en septembre 2013
par Denis Robert : « Je regarde la route et les paysages à
travers mes phares. Peu de signes d’espoir dans ces rues aux
façades fissurées, aux maisons qui rentrent dans le sol. Des
cafés fermés. Des usines rouillées. Des adolescents emmitou­
flés buvant de la Valstar. Je me demande si Jean-François
Copé, Laurent Wauquiez ou François Hollande pensent à la
mort, au temps qui leur reste pour arrêter de mentir. L ’aveu
de Cahuzac a provoqué un basculement politique en France
et en Europe. »
Le 3 juin 2014, l’éditorialiste Gérard Comtois dévelop­
pait, lui aussi, dans les colonnes du Monde, une analyse

1.Cf., entre autres, son éditorial, dans Sud-Ouest du 25 mai 2014 :


« Une corruption réciproque s’opère de façon subreptice entre les médias
et les champs successifs (la politique, la justice, l’économie, etc.) qu’ils
dévorent. Une connivence vaguement sadomasochiste réunit désormais
les médias et leurs différents partenaires, sans que l’on puisse clairement
discerner, au milieu des lamentations générales, qui est la victime et qui
est le bourreau. »
2. Edwy Plenel, Dire non, Don Quichotte, 2014, p. 12 et 13.

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C O R R U P T IO N

éclairée, sous le titre significatif : « Crise politique ou crise


de régime ? », pointant la puissance de la corruption comme
facteur de décomposition démocratique : « Chaque jour qui
passe ajoute son lot de révélations sur la valse des mil­
lions, des fausses factures et des entorses aux lois sur le
financement politique qui ont accompagné la campagne de
Nicolas Sarkozy, en 2012. Ce n ’est pas seulement la droite
qui en subit l’opprobre, mais l ’ensemble des responsables
politiques (jugés corrompus par deux Français sur trois) et
des partis (qui n ’inspirent plus confiance qu’à 15 % d ’entre
eux). Autant que l’impuissance à sortir le pays de l’ornière où
il s’enfonce depuis dix ans, cette folle irresponsabilité nourrit
donc la crise politique. [...] Nous en sommes là. L ’on peut
se rassurer en rappelant que les crises et les changements de
régime, nombreux, ont toujours résulté, en France, de guerres
extérieures, civiles ou coloniales. Mais rien ne garantit que
la crise économique - sans précédent depuis un siècle - où
le pays est englué n ’est pas une forme de guerre tout aussi
corrosive pour les institutions. »
Le vendredi 6 juin 2014, dans son discours de commé­
moration du Jour J, le président de la République, François
Hollande, affirmait de son côté : «Aujourd’hui les fléaux
s’appellent le terrorisme, les crimes contre l’humanité, mais
aussi le dérèglement climatique, le chômage de masse. Ce
n ’est pas comparable, mais c’est aussi ce qui peut provoquer
des conflits. À nous, représentants des peuples unis ici, de
tenir la promesse écrite avec le sang des combattants. À nous
d’être fidèles à leurs sacrifices en construisant un monde plus
juste et plus humain. » Mais était-il encore crédible, voire
audible ? Le même jour, un sondage TNS-Sofres donnait
François Hollande à 16% de bonnes opinions seulement,
soit le pire score d ’un président de la République depuis
1958. Petite consolation : selon les reporters d’Europe 1, les
commémorations, en Normandie, se sont déroulées « sous
une météo estivale ».

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V IN G T A N S A P R È S

Le « pacte » Carignon

Le lundi 6 juin 1994, vingt ans plus tôt exactement, le


quotidien InfoMatin titrait à la une : « Les mauvais comptes
de Grenoble font les bonnes affaires de la Générale des
eaux. » Et renvoyait, en page 10, au premier volet d’une de
mes enquêtes journalistiques qui révélera, en feuilleton, les
pactes de corruption liant le ministre de la Communication
de l’époque, Alain Carignon, par ailleurs maire de Grenoble,
aux groupes Lyonnaise des eaux, Merlin, Compagnie générale
des eaux - entre autres. Dès le 6 juin, en effet, j ’entreprenais
de décrire par le menu le fonctionnement des marchés publics
grenoblois (traitement des déchets, tramway, presse locale,
golf intercommunal, cimetières...), dont un très récent rap­
port confidentiel de la Chambre régionale des comptes (daté
du 5 mai 1994) révélait qu’ils avaient été conquis par des
filiales de la Compagnie générale des eaux à des conditions
financières ruineuses pour les contribuables de l’agglomération.
Le 16 juin 1994, dans une double page centrale d'InfoMatin,
je divulguais de nouveaux faits de corruption, portant cette
fois sur la distribution de l’eau potable à Grenoble, un marché
public privatisé au profit, entre autres, de la Lyonnaise des
eaux. Sous le titre de une « Enquête : la justice plonge dans
les eaux troubles de Grenoble », je dévoilais du même coup
la première et discrète mise en examen, par le juge d’instruc­
tion lyonnais Philippe Courroye, d’un des acteurs principaux
de ce qui allait dès lors devenir « l ’affaire Carignon». Le
sort politique et judiciaire du ministre de la Communication
(gouvernement Balladur) s’en trouvera scellé.
Le 17 juillet, Alain Carignon annonçait sa démission. Six
jours plus tard, il était une première fois mis en examen pour
recel d’abus de biens sociaux. Le jeudi 13 octobre, sous le
titre de une « Les mains sales », InfoMatin annonçait que le
toujours maire de Grenoble venait de passer sa première nuit en

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C O R R U P T IO N

prison, après avoir été conduit de force chez Philippe Courroye


qui venait de découvrir les « cadeaux » offerts par la Lyon­
naise des eaux et certaines de ses filiales à l’ancien ministre
de la Communication, faits qui « pourraient être de nature à
démontrer l’existence d’une opération concertée réunissant
Alain Carignon, Jean-Louis Dutaret et Marc-Michel Merlin,
susceptible de revêtir la qualification de corruption », selon
les termes d’une ordonnance du juge d’instruction transmise
au procureur de la République de Lyon, en date du 6 octobre.
De fait, le 13 octobre, Alain Carignon était à nouveau mis en
examen pour recel d’abus de biens sociaux et... corruption.
« Corruption » ! Le grand mot était lâché. Et l’affaire Cari­
gnon devint aussitôt, et pour longtemps, un cas emblématique.
Le lundi 24 octobre 1994, un témoin capital, ancien secré­
taire général de la mairie de Grenoble et ancien directeur de
cabinet, détaillait le « pacte de corruption » scellé, affirmait-
il, le 3 octobre 1987, lors d’un déjeuner au conseil général
de l’Isère, entre Jérôme Monod, P-DG de la Lyonnaise des
eaux, Marc-Michel Merlin, patron des filiales de la Lyon­
naise, bénéficiaires de la privatisation du service de l’eau de
Grenoble en 1989, Jean-Jacques Prompsy, directeur général
de la Lyonnaise, et Alain Carignon1. Les propos de l’avocat
général, tenus en audience publique de la chambre d’accusation
de la cour d’appel de Lyon, furent alors sans ambiguïté : « Le
procureur a expressément requis la détention. Croyez bien que
ces réquisitions n ’ont pas été prises à la légère. Croyez bien
qu’il fallait une raison impérieuse pour placer en détention un
homme bénéficiant d’une présomption d’innocence et d’une
véritable présomption d’honnêteté pour son engagement de
service public. Le ministère public n ’a pas d’autre considé­
ration que l’étude minutieuse du dossier. Le problème pour

1. Seul Jérôme Monod échappera à la condamnation, aucune charge


n’étant finalement retenue contre lui par Philippe Courroye. Il sera
convoqué au procès comme simple témoin.

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V IN G T A N S A P R È S

Alain Carignon est que ce dossier est véritablement accablant.


Une corruption de grande ampleur, des avantages substantiels,
des avantages toujours dissimulés, marqués par le signe de
la clandestinité... » Et, dans leur sillage, InfoMatin, dans son
édition du 26 octobre 1994, recueillait informations et témoi­
gnages mettant en cause la corruption politique pratiquée à
grande échelle par les groupes Générale des eaux, Lyonnaise
des eaux, Bouygues, etc.
Le 16 janvier 1995, je continuais d’arpenter, en passant
par Annecy (Haute-Savoie), la France des marchés publics
excessivement coûteux pour les contribuables et présentant
surtout « de nombreuses et troublantes irrégularités » quant à
leurs attributions (en l’occurrence, en faveur, ici encore, de
la Lyonnaise des eaux et de son satellite, le cabinet Merlin,
comme à Grenoble)1. Dans le même temps, le Premier ministre
Édouard Balladur, soutenu par le ban et l’arrière-ban des élus
RPR au Parlement, au premier rang desquels l’expert Alain
Marsaud (un ex-juge antiterroriste), sabotait une proposition de
loi anticorruption portée haut et fort par le président d ’alors de
l’Assemblée nationale, Philippe Séguin2. Pourtant, le 18 avril
1995, conformément aux réquisitions du parquet, Philippe
Courroye rendait une ordonnance historique, renvoyant tous
les prévenus de l’affaire Carignon devant le tribunal cor­
rectionnel de Lyon. Dans ce texte d’une centaine de pages,
le magistrat soulignait « l’extrême gravité du trouble causé
à l’ordre public par le processus de corruption impliquant
un élu. En monnayant un acte de la fonction qui lui a été
confiée par le suffrage, la personne investie d ’une parcelle
de l’autorité publique contourne les règles de transparence et
de concurrence, [...] discrédite sa légitimité, sacrifie l’intérêt
général au profit d ’intérêts particuliers et trahit les devoirs de

1 .« Annecy. La station d’épuration de l ’eau met le feu au lac»,


InfoMatin, 16 janvier 1995, p. 1, et p. 10 et 11.
2. InfoMatin, 28-29 octobre et 25-26 novembre 1994.

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C O R R U P T IO N

sa charge ». Devant les arguments de la défense de l’ancien


édile, le juge ajoutait « qu’en contradiction avec les démentis
sommaires et systématiques opposés par Alain Carignon à
l’intégralité des faits qui lui étaient reprochés, les multiples
charges résultant du dossier viennent administrer la preuve de
la mauvaise foi et de la prévarication du maire de Grenoble ».
Je me souviens très précisément de l’atmosphère politique
et judiciaire orageuse qui régnait à cette époque de préparation
de l’élection présidentielle d’avril et mai 1995, où l’affronte­
ment principal opposait en fait le président de la République,
Jacques Chirac, et son Premier ministre « félon », Édouard
Balladur, soutenu, entre autres, par Nicolas Sarkozy (alors
ministre du Budget), Charles Pasqua (ministre de l’Intérieur),
François Léotard (ministre de la Défense). Je me souviens
des coups de téléphone donnés par Alain Carignon à moi-
même, à la rédaction en chef et à la direction d’InfoMatin,
alors qu’il était encore ministre de la Communication, alter­
nant menaces de suppression de toutes les aides publiques
au journal et supplications pleurnichardes au nom de la com­
passion que l’on se doit d’avoir pour un père de famille. Je
me souviens du cornage inébranlable de la plupart de mes
confrères, qui rejetaient chaque fois et sans l’ombre d’une
hésitation ces lourdes pressions, mais aussi des moments de
faiblesse d’autres collègues qui me faisaient passer les mises
en garde - toujours bien intentionnées - des services de com­
munication de la Lyonnaise des eaux. Je me souviens enfin
que le commentateur chétif1 Éric Zemmour dénonçait déjà
la « République des juges2 ». On lisait alors ses imprécations

1. Du latin populaire cactivus, croisement du latin captivus (« prison­


nier ») et d’un mot gaulois cactos (même sens).
2. Lubie tenace. En 1997, Éric Zemmour publiera un livre inoubliable
et haineux, Le Coup d ’État des juges, chez Grasset, dans lequel il décrit
le « jeu » des « enveloppes » comme le « coût » normal de la « vie
démocratique ».

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V IN G T A N S A P R È S

dans des tribunes confettis publiées par InfoMatin, où André


Rousselet, nouveau propriétaire du journal et « exécuteur »
testamentaire de François Mitterrand, l’avait embauché. Le
ver était entré dans le fruit.

« L’acte le plus grave pour un élu »

Alain Carignon, cas emblématique de la corruption fran­


çaise, donc. Vingt ans après, il est toujours présent sur la
scène. J’y viens. Mais, auparavant, le 16 novembre 1995,
l’ancien maire de Grenoble et ex-ministre du gouvernement
Balladur aura été condamné par le tribunal correctionnel de
Lyon à cinq ans d’emprisonnement, dont deux avec sursis,
à 400 000 francs d’amende (80 630 euros d’aujourd’hui) et
à cinq ans d’inéligibilité.
Les juges du tribunal correctionnel de Lyon avaient, le
16 novembre 1995, explicité les motifs de leur jugement
historique. Un extrait de leur « distinction entre le corrupteur
actif et le corrompu» mérite d ’être amplement cité. C’est
un morceau de bravoure : « Sur le délit de corruption, il y
a lieu de distinguer le rôle du corrupteur actif de celui du
corrompu. Si la peine prévue par les articles 432-11 et 433-1
du code pénal est la même, leur niveau de responsabilité
dans le processus de corruption n ’est pas le même. Les
corrupteurs actifs [...] sont en recherche permanente de tout
nouveau marché d’importance pour leurs sociétés, ils livrent
une bataille économique continuelle pour faire prospérer leurs
entreprises. Compte tenu des enjeux, ils ont dépassé le cadre
“classique” de l’abus de biens sociaux en déclenchant par la
spirale folle de l’argent le processus de corruption. Ils ont
l’argent pour corrompre. Ils ont beaucoup d’argent. Ils parti­
cipent à ime dérive considérable qui touche et gangrène petit
à petit le monde économique et le monde politique : payer
pour obtenir un marché.

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C O R R U P T IO N

« E n face, il y a l’élu, le corrompu, M. Alain Carignon


qui a le pouvoir, en tant que maire, de concéder un marché.
Il exerce ce pouvoir seul, les garanties éventuelles (vote
et contrôle par le conseil municipal, recours administratifs)
n’existent pas compte tenu de la toute-puissance politique de
M. Alain Carignon, de sa majorité politique au conseil muni­
cipal de Grenoble et des recours administratifs postérieurs. Il
est en situation de résister aux sollicitations continuelles des
entreprises ou de se laisser corrompre pour devenir un acteur
du processus de corruption, celui qui concède un marché
en échange de contreparties. Sa responsabilité est bien plus
grande que celle des corrupteurs actifs. Il est l’élu.
« Il est élu par les citoyens grenoblois à l’une des tâches
la plus noble [sic] dans une démocratie, la fonction de maire.
Il est au surplus conseiller général, ministre. Il a la confiance
de ses concitoyens grenoblois et dauphinois qui, par ailleurs,
le décrivent comme un bon maire. Il n ’a pas le droit de trahir
leur confiance, issue de leur bulletin de vote. Une fonction tirée
du suffrage du peuple est sacrée et ne peut être monnayée.
Se maintenir au pouvoir à tout prix, en acceptant de violer
cette confiance, n ’est pas digne de ce pouvoir que M. Alain
Carignon tient du peuple.
« M. Alain Carignon a commis l’acte le plus grave pour
un élu, vendre une parcelle de son pouvoir à des groupes
privés et en accepter des avantages considérables. [...] Le
délit de corruption qu’il a commis attente profondément aux
valeurs de la République et mine la confiance des citoyens
dans ce noble métier qu’est l’administration de la cité, et par
là, la politique. »
Le 9 juillet 1996, les condamnations étaient confirmées
par un arrêt définitif de la chambre correctionnelle de la
cour d’appel de Lyon à cinq ans de prison (dont un an avec
sursis), cinq ans d’inéligibilité et 400 000 francs d’amende pour
corruption, abus de biens sociaux et subornation de témoins.
L ’arrêt du tribunal est cinglant, soulignant qu’Alain Carignon,

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V IN G T A N S A P R È S

« élu du peuple depuis vingt ans, a bénéficié de la confiance


d’une part de ses concitoyens et d ’autre part des plus hautes
autorités de l’État qui l’ont appelé, à deux reprises, à occuper
des fonctions ministérielles ; que les éminentes tâches, qui
lui ont ainsi été dévolues, auraient dû le conduire à avoir un
comportement au-dessus de tout soupçon ; qu’au lieu de cela
il n ’a pas hésité à trahir la confiance que ses électeurs lui
manifestaient, en monnayant le pouvoir de maire qu’il tenait
du suffrage universel, afin de bénéficier d’avantages maté­
riels qui se sont élevés à 19 073 150 francs (3 844 625 euros
aujourd’hui) et de satisfaire ses ambitions personnelles ; qu’il
a ainsi commis l ’acte le plus grave qui puisse être reproché
à un élu ; qu’un tel comportement est de nature à fragiliser
les institutions démocratiques et à faire perdre aux citoyens
la confiance qu’ils doivent avoir en des hommes qu’ils ont
choisis pour exercer le pouvoir politique ».
Un des axes de défense d’Alain Carignon fut d’affirmer qu’il
était lui-même victime d’un système de corruption aux fins du
financement politique1. Les juges de la cour d ’appel ne l’ont
pas suivi sur cette piste, martelant dans leur arrêt que pendant
« l’information [judiciaire], Alain Carignon a tenté, abusant
des fonctions ministérielles qu’il exerçait alors, d ’égarer la
justice, en usant de pressions sur un témoin afin qu’il modifie
sa déclaration dans un sens qui lui était favorable », mais aussi
qu’un « tel comportement venant d’un représentant de l’État
est d’une particulière gravité», mais encore que l’attitude

l.E n novembre 2000, Alain Carignon, qui continue de nier les faits
qui lui sont imputés, déclare dans Objectifs Rhône-Alpes (magazine éco­
nomique lyonnais) : « Il y a un concours de circonstances avec un juge
qui avait décidé d’avoir ma tête avec la complicité d’un journaliste et
l’accord tacite du pouvoir politique. Et j ’ai été la cible de cette alliance
d’intérêts. J’ai été condamné pour avoir fait ce que beaucoup d’autres
hommes politiques ont fait : organiser le financement de leur parti à une
époque où il n’y avait pas d’autre solution. Ce qu’ont fait avant moi
ceux de gauche et tous ceux qui m’ont précédé. »

23
C O R R U P T IO N

« d’Alain Carignon au cours de l’information [judiciaire] et


lors des débats devant la cour, qui a consisté à mettre en
cause d’autres hommes politiques, élus ou anciens ministres,
et à leur imputer des faits similaires à ceux dont il s’est rendu
coupable, ne peut que contribuer à fragiliser dans l’opinion
l’image des hommes chargés de conduire la politique de la
nation et à déstabiliser les institutions de l’État ». La piste
du financement politique n ’était pourtant pas complètement
improbable, selon des informations que j ’avais recueillies à
l’époque, en région Rhône-Alpes.

Tel le Phénix

Comme si cela ne suffisait pas, le 13 juillet 1999, Alain


Carignon fut condamné par le tribunal correctionnel de Gre­
noble à dix-huit mois d’emprisonnement avec sursis et à
80 000 francs d’amende (15 444 euros) pour abus de biens
sociaux et usage de faux. Enfin, en 2004, la Chambre régio­
nale des comptes Rhône-Alpes condamnait Alain Carignon et
Xavier Péneau (ex-directeur de cabinet de l’homme politique
au conseil général de l’Isère et à la mairie de Grenoble)1
à rembourser au conseil général de l’Isère la somme de
253 126,36 euros, à payer plus de 51 000 euros d’intérêts et
encore 25 000 euros d ’amende (pour Alain Carignon seule­
ment). Le 29 janvier 2009, la Cour des comptes confirmait la

l.F in 2003, Xavier Péneau fut promu par Nicolas Sarkozy haut
fonctionnaire au ministère de l’Intérieur alors qu’Alain Carignon y était
lui-même désigné comme « conseil politique bénévole ». Xavier Péneau
fut ensuite chargé par Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur, d’une
mission au bureau des élections. En décembre 2009, il reçut la Légion
d’honneur, puis fut nommé préfet de l’Indre le 10 novembre 2010.
En août 2012, peu après l ’élection de François Hollande à l ’Élysée, il
intégrait le Conseil supérieur de l’administration territoriale, où il fut
chargé, entre autres, de conseiller les jeunes préfets.

24
V IN G T A N S A P R È S

décision et, en février 2011, le ministre du Budget, François


Baroin, rejetait la demande de remise gracieuse déposée par
l’homme politique...
Car, « homme politique », Alain Carignon l’est de nouveau.
Ayant purgé sa peine, réduite à vingt-neuf mois de détention
- un record, cependant, pour un élu de la Ve République ! - ,
et dépassant tout juste ses cinq années d’inéligibilité, le voici
président de la fédération UMP de l’Isère. Dès 2003. Il s’y
maintiendra jusqu’en 2009, devenant aussi, dans la foulée,
« conseiller spécial » des ministres de l’Intérieur Nicolas
Sarkozy et Brice Hortefeux, puis encore « conseiller spécial »
de Nicolas Sarkozy lorsque celui-ci deviendra président de
la République, et ce jusqu’en 2012. Mais, très vite, les rôles
« spéciaux » ne lui suffisent plus. En novembre 2006, Alain
Carignon se fait désigner candidat aux élections législatives
de 2007 par certains militants UMP de l’Isère. Sa désignation,
fortement contestée dans sa région, fut pourtant validée par la
commission nationale du parti de Nicolas Sarkozy. La cam­
pagne électorale fut riche de nombreuses réunions publiques,
soutenues par des personnalités remarquables, parmi lesquelles
Brice Hortefeux, Patrick Devedjian, Gérard Longuet1, Christian
Estrosi, Renaud Donnedieu de Vabres, Philippe Douste-Blazy,
François Fillon, Valérie Pécresse, Line Renaud, Marek Halter,
Bemard-Henri Lévy et... Nicolas Sarkozy (par courrier). Pour
autant, le 17 juin 2007, Alain Carignon fut battu par son

1. À propos d’un meeting qui s’était tenu le 3 mai 2007, à l’hôtel Mer­
cure de Grenoble, Alain Carignon souligne dans son blog : « Pendant la
réunion comme à la télévision locale, Gérard Longuet a tenu à m’apporter
son appui personnel dans le cadre de la campagne législative, rappelant
que j ’étais le seul candidat de l’UMP dans la circonscription et que je
serais le candidat de la majorité présidentielle si Nicolas Sarkozy était
élu. Il a cité cette anecdote pour terminer son intervention : “En partant
ce matin, j ’étais rue d’Enghien, au siège de la permanence du candidat
[Sarkozy]. Il est arrivé, on s’est salués, et je lui ai dit : ‘Je descends dans
l’Isère.’ Il m’a dit : ‘Tu verras Alain, et tu le soutiendras.’” »

25
C O R R U P T IO N

opposante socialiste, laquelle obtint 63,03 % des suffrages,


dans une circonscription pourtant traditionnellement favorable
aux partis de droite.
Peu importe ! Vivant à Marrakech (Maroc), où il gère une
société de cosmétiques, l’ancien maire de Grenoble intervient
régulièrement dans la politique iséroise. Secrétaire général
adjoint - légèrement idolâtre1- de l’association Les Amis de
Nicolas Sarkozy, Alain Carignon est toujours très présent dans
les instances nationales de l’UMP. « Il a un sens politique
intact et conseille beaucoup Brice Hortefeux et des jeunes au
sein du parti, en particulier ceux de la droite forte », dont il est
membre, précisait Geoffroy Didier, l’un des animateurs de ce
courant, au printemps 20132. Pour les élections municipales de
mars 2014, si la commission d’investiture de l’UMP a choisi
Matthieu Chamussy comme tête de liste à Grenoble, Alain
Carignon figurait à la troisième, puis finalement à la neuvième
place, en position théoriquement éligible. En échange de cette
modestie contrainte, l’ancien maire obtenait tout de même
d’être désigné comme chef de file départemental de l’UMP
iséroise pour les élections régionales de novembre 2015 en
Rhône-Alpes. Pourtant, la défaite de la liste UMP grenobloise,
le 30 mars 2014, a été si lourde qu’Alain Carignon n ’a pas
été élu conseiller municipal.
Il n ’empêche, Alain Carignon semble renaître indéfiniment
de ses cendres politico-judiciaires. De mars à mai 2014,
l ’UMP vacille sous le coup des révélations d’une énième
affaire, le financement présumé illégal de la campagne élec­
torale de Nicolas Sarkozy en 2012, en vertu d’un système

1.C f. Alain Carignon : « L e s amis de Nicolas Sarkozy sou­


haitent sa candidature », entretien avec Olivier Galzi, sur i>TELE,
le 28 janvier 2014 (http://www.itele.fr/chroniques/invite-galzi-jusqua-
m inuit/alain-carignon-les-am is-de-nicolas-sarkozy-souhaitent-sa-
candidature-70594).
2. Samuel Laurent et Alexandre Lemarié, « Les nouveaux appétits
d’Alain Carignon sur la droite grenobloise », Le Monde, 6 mars 2013.

26
V IN G T A N S A P R È S

de surfacturation et de fausses factures, pour des montants


astronomiques (au moins 17 millions d’euros de prestations
fictives), émises par la société de communication Bygmalion et
sa filiale Events & Cie. Le lundi 9 juin 2014, Alain Carignon
annonce urbi et orbi (AFP), en tant que secrétaire général
adjoint de l’association Les Amis de Nicolas Sarkozy, qu’il
entend « élargir à un sarkozyste le triumvirat » formé par
trois anciens Premiers ministres (Alain Juppé, François Fillon
et Jean-Pierre Raffarin) pour pallier la récente démission du
président de l’UMP, Jean-François Copé. Il avance même le
nom de Brice Hortefeux. Sans rire.

En bande organisée

Nicolas Sarkozy, Brice Hortefeux, sans oublier les autres


supporters politiques d’Alain Carignon au cours des élections
législatives de 2007, constituent une solide et signifiante équipe,
composée de Patrick Devedjian, Gérard Longuet, Christian
Estrosi, Renaud Donnedieu de Vabres, Philippe Douste-Blazy,
François Fillon, etc. Petite revue d’effectifs.
- Patrick Devedjian, membre du groupe activiste d’extrême
droite Occident, de 1964 à 1967, condamné, en 1965, par le
tribunal correctionnel de Draguignan à un an de prison avec
sursis et trois ans de mise à l’épreuve pour vol et détention
d’armes (le 19 juillet 1965, vol d’un moteur de bateau ;
le 23 juillet, vol de pièces d’identité ; le 2 août, vol d’une
Simca 1000 ; le 6 août, usage de fausses plaques d’immatri­
culation et détention illégale d’un pistolet 6.35), à nouveau
condamné, le 12 juillet 1967, avec douze autres militants
d’extrême droite, pour « violence et voies de fait avec armes
et préméditation ».
- Gérard Longuet, autoproclamé « inoxydable », lui aussi
ancien militant des mouvements activistes d’extrême droite
Occident et Groupe union défense (GUD), lui aussi condamné

27
C O R R U P T IO N

en juillet 1967 pour « complicité de violence et voie de fait


avec armes » en compagnie de douze autres militants d’extrême
droite, dont Patrick Devedjian, empêtré depuis vingt ans dans
les instructions judiciaires : financement du Parti républicain
par corruption ; soupçons de recel d’abus de crédit dans le
cadre de la construction de sa villa à Saint-Tropez ; poursuite
et garde à vue pour soupçon de recel de corruption, dans
le cadre des marchés publics truqués sur la rénovation des
lycées d’île-de-France ; soupçons de conseils fictifs pour les
groupes Cogedim et GDF-Suez ; mise en cause dans le volet
financier de l’affaire Karachi...
- Christian Estrosi, visé par une enquête préliminaire pour
détournement de fonds publics, du fait d’un envoi massif,
en juillet 2012, de bulletins de promotion et d’appel à sous­
cription à l’association Les Amis de Nicolas Sarkozy, dont
il est le secrétaire général, courriers affranchis aux frais de
l’Assemblée nationale.
- Renaud Donnedieu de Vabres, doublement mis en examen
pour abus de biens sociaux (15 décembre 2013) et pour recel
d’abus de biens sociaux (14 avril 2013) dans le volet financier
de l’affaire Karachi1.
- Philippe Douste-Blazy, « accompagné » par le laboratoire
pharmaceutique Servier (producteur du Mediator) depuis les

1. Le 12 juin 2014, les juges d’instruction Roger Le Loire et Renaud


Van Ruymbeke, magistrats du pôle financier du TGI de Paris qui ins­
truisent le volet financier de l ’affaire Karachi, ont signé l ’ordonnance
de renvoi devant le tribunal correctionnel pour les mis en examen.
Nicolas Bazire, ancien directeur de cabinet d’Édouard Balladur et proche
de Nicolas Sarkozy ; Renaud Donnedieu de Vabres, ancien ministre,
directeur de cabinet de François Léotard au ministère de la Défense,
à l’époque des faits ; Thierry Gaubert, ancien conseiller de Nicolas
Sarkozy ; Ziad Takieddine, intermédiaire sur les marchés d’armement,
entre autres, comparaîtront ainsi devant le tribunal, sans doute en 2015.
Les cas d’Édouard Balladur et de François Léotard, Premier ministre et
ministre de la Défense en 1994, sont en cours d’instruction à la Cour
de justice de la République.

28
V IN G T A N S A P R È S

années 1990, alors qu’il était député-maire de Lourdes, puis


lorsqu’il était ministre de la Santé (2004-2005)1.
- François Fillon, visé, depuis le 11 octobre 2012, par une
enquête préliminaire pour « favoritisme » et « détournement de
fonds publics », confiée par le parquet de Paris à la brigade
de répression de la délinquance économique. L’ancien Premier
ministre de Nicolas Sarkozy et plusieurs des ministres de son
gouvernement sont suspectés d’avoir recouru abusivement à
des instituts de sondages et de conseils en communication,
sans respecter les règles des marchés publics et aux frais des
contribuables.
- Brice Hortefeux, 1’« ami de toujours » de Nicolas
Sarkozy », le fidèle parmi les fidèles de l’ancien président de
la République, depuis mis en cause dans les affaires Karachi
(financement de la campagne présidentielle d’Édouard Bal­
ladur, en 1995) et du financement de la campagne électorale
de Nicolas Sarkozy, en 2007, par Kadhafi.
- Nicolas Sarkozy, l’idole et le patron politique de tous
ceux-là, et de bien d’autres encore, lesquels constituent ce que
Fabrice Arfi, enquêteur à Mediapart, désigne comme « garde
rapprochée », précisant que « toute la garde rapprochée de
Nicolas Sarkozy a eu affaire à la justice et à la police2 »...
Dans son analyse magistrale, le jeune journaliste synthéti­
sait ainsi l’atmosphère politico-judiciaire qui régnait au prin­
temps 2014 : « Jamais sous la Ve République, ni par l’ampleur
et la diversité des faits mis au jour ni par le nombre des
personnes inquiétées, un système présidentiel n ’aura été cerné

¡.Entre autres, le très solide Noël Pons, La Corruption des élites.


Expertise, lobbying, conflits d ’intérêts, Odile Jacob, 2012, p. 93, mais
aussi Laurent Léger, « Madame Douste-Blazy au labo, Monsieur au
ministère», Charlie Hebdo, n° 970, 19 janvier 2011, et Le Canard
enchaîné du 22 juin 2011.
2. « Sarkozy, un homme en bande organisée », Mediapart, 7 mars
2014 (http://www.mediapart.fr/joumal/france/070314/sarkozy-un-homme-
en-bande-organisee).

29
C O R R U P T IO N

de si près par des juges indépendants. La liste des affaires


du sarkozysme s’étalant sur deux décennies (1993-2013)
paraît aujourd’hui interminable : Karachi, Bettencourt, Tapie,
Takieddine, Kadhafi, affaires des sondages, de la BPCE,
espionnage des journalistes... Ce n ’est pas seulement l’histoire
d ’un homme, c’est aussi celle d’une petite bande soudée par
amitié, intérêts ou idéologie, parfois les trois, autour de lui.
[...] Conseillers, collaborateurs, ministres, amis, magistrats,
grands flics, hommes d’affaires... : toute la garde rapprochée
de Nicolas Sarkozy, quand ce n ’est pas l’ancien président
lui-même - voir par exemple sa mise en examen, suivie d ’un
non-lieu, dans le dossier Bettencourt - , a eu affaire au cours
des deux années écoulées à la police (pour des gardes à vue
ou des perquisitions) et à des juges (pour des auditions ou,
pire, des mises en examen). »
Avant d’en venir à l’évaluation du niveau de corruption
sous la présidence de François Hollande, il importe donc de
décrire à quel point celle-ci a progressivement gangrené la
France, jusqu’à atteindre un niveau exceptionnel, menaçant la
République et minant la démocratie, lorsque Nicolas Sarkozy,
maire de Neuilly-sur-Seine (1983-2002), ministre du Budget
(1993-1995), ministre de l’Intérieur (2002-2004, 2005-2007),
président de la République (2007-2012), était à la conquête
de tous les pouvoirs. Plus aucune commune mesure avec la
France de 1995.

Toutes ces affaires...

Au début de l’été 2014, alors qu’il ne cesse de faire savoir


qu’il prépare son retour sur la scène politique, Nicolas Sarkozy
est de plus en plus cerné par la justice, mis en cause dans
une avalanche d’affaires de financements illégaux de ses cam­
pagnes électorales ou de celle d ’Édouard Balladur en 1995,
d’abus de biens publics, de trafic d’influence, de corruption...

30
V IN G T A N S A P R È S

Un très rapide tour des principales procédures en cours, ou


avortées, donne le tournis.
- Dans le cadre de l’affaire Bygmalion, du nom de l’agence
de communication qui a organisé les meetings de la cam­
pagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2012, Mediapart
a publié, le mardi 17 juin 2014, le détail de la comptabilité
de la société et de sa filiale Event & Cie, qui avait émis
de fausses factures et surfacturé des prestations afin de dis­
simuler, si l’on en croit l’organe de presse, 17 millions de
dépassements de frais de campagne. Or le nom et la signa­
ture du directeur général de l’UMP (de 2008 au 16 juin
2014, date de sa « suspension »), Éric Cesari, apparaissent
sur les devis envoyés par la société Event & Cie à l’UMP
à propos d’une cinquantaine de conventions suspectes. Par­
ticulièrement proche de Nicolas Sarkozy, celui que certains
cadres de l’UMP surnomment « le nettoyeur » ou « l’œil de
Moscou » signait les engagements de dépenses transmis au
trésorier au moment de la campagne présidentielle de 2012.
Ce Corse discret a réalisé l’essentiel de sa carrière dans les
Hauts-de-Seine, où il fut un collaborateur zélé de Charles
Pasqua, après l’avoir servi au ministère de l’Intérieur de
1993 à 1995, puis directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy
à la présidence du conseil général.
- Le 12 juin 2014, les juges d’instruction du pôle financier
du tribunal de grande instance de Paris Renaud Van Ruymbeke
et Roger Le Loire ont décidé de renvoyer en correctionnelle
six personnes dans l’affaire Karachi et du financement de la
campagne présidentielle d’Édouard Balladur en 1995. Nicolas
Sarkozy, ministre du Budget en 1994, n’est pas concerné par ce
renvoi, mais il peut toujours être entendu comme témoin assisté
par la Cour de justice de la République (CJR), seule habilitée
à entendre les anciens ministres, laquelle pourrait même lui
signifier une mise en examen. Car les juges se demandent pour­
quoi Nicolas Sarkozy a donné, en tant que ministre du Budget
du gouvernement Balladur, son feu vert à la conclusion des

31
C O R R U P T IO N

contrats controversés, contre l’avis de sa propre administration1.


En effet, des accusations très graves, portées par un rapport de
la police luxembourgeoise (10 janvier 2010), mettent en cause
l’ex-président de la République dans l’organisation des circuits
financiers occultes par lesquels ont transité les rétro-commissions
visées par les juges2. Le 2 juin 2010, l’avocat de six familles de
victimes de l’attentat de Karachi, Me Olivier Morice, affirmait
d’ailleurs sur France Info : « Ce rapport montre que Nicolas
Sarkozy est au cœur de la corruption et qu’il a menti aux
familles. [...] Nous ne sommes pas en présence d’une fable
mais d’un mensonge d’État. »
- Parmi les six enquêtes judiciaires visant actuellement
(juin 2014) l’ancien président de la République ou son entou­
rage, l’instruction concernant un financement libyen de la
campagne électorale 2007 de Nicolas Sarkozy, menée depuis le
19 avril 2013 par les juges Serge Toumaire et René Grouman,
est l’une des plus sensibles. Si l’on en croit diverses sources,
documents et témoignages, le colonel Kadhafi aurait financé de
manière occulte la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy
en 2007, pour un montant de quelque 50 millions d’euros.
Un excellent livre d’enquête de Catherine Graciet3 étaye cette
hypothèse et apporte de nombreuses précisions sur les relations
franco-libyennes d’alors, et ce jusqu’au 20 octobre 2011, date
de la mort de Kadhafi. Mes propres sources d’information
au sein du renseignement intérieur (DCRI, devenue DGSI
en mai 2014) vont dans le même sens et me permettent de
révéler ici une piste complémentaire à explorer pour valider
l’hypothèse : la banque commerciale du Chari, possédée alors à
50 % par la Libyan Foreign Bank et à 50 % par l’État tchadien.

1. Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme, Le Contrat. Karachi, l ’affaire que


Sarkozy voudrait oublier, Stock, coll. « Les documents », 2010.
2. Antoine Peillon, Ces 600 milliards qui manquent à la France.
Enquête au cœur de l ’évasion fiscale, Seuil, 2012, p. 178 à 181.
3. Sarkozy-Kadhafi. Histoire secrète d ’une trahison, Seuil, 2013.

32
V IN G T A N S A P R È S

- Trois juges du pôle financier du tribunal de grande ins­


tance de Paris enquêtent sur un « arbitrage » qui a accordé
403 millions d’euros à Bernard Tapie en juillet 2008, dans
le cadre du « règlement » d’un litige avec le Crédit lyonnais
à propos de la vente d’Adidas. Les magistrats soupçonnent
une entente illicite visant à favoriser l’homme d ’affaires,
avec l’appui de l’exécutif de l’époque. L’enquête montre que
Bernard Tapie s’est rendu plusieurs fois à l’Élysée avant la
sentence litigieuse, et les juges pensent que Claude Guéant,
à l’époque secrétaire général de l’Élysée, pourrait avoir servi
d’intermédiaire pour organiser l’arbitrage1.
- Le juge d’instruction parisien Serge Toumaire enquête,
depuis début 2013, sur la régularité des contrats conclus, sans
appel d’offres, entre l’Élysée et neuf instituts de sondage sous
le quinquennat de Nicolas Sarkozy, notamment avec la société
Publifact de son conseiller Patrick Buisson. Publifact avait ainsi
signé une convention, le 1er juin 2007, avec la présidence de
la République, sans appel d’offres, pour un montant total de
près de 1,5 million d’euros. Dans son rapport de contrôle des
comptes et de la gestion des services de l’Élysée en 2008, la
Cour des comptes relevait par ailleurs une série de quinze études
d’opinion publiées dans la presse, qui avaient été facturées éga­
lement à l’Élysée par le cabinet de conseil de Patrick Buisson.
- L’affaire Bettencourt s’est soldée par un non-lieu pour
Nicolas Sarkozy en octobre 2013. Elle portait sur des verse­
ments d’argent à Éric Woerth, alors trésorier de l’UMP, par
Patrice de Maistre, gestionnaire de la fortune de Bettencourt,
pour financer la campagne du candidat Sarkozy en 2007. Le
21 mars 2013, l’ex-chef de l’État avait été mis en examen
pour abus de faiblesse. C’est ainsi que Nicolas Sarkozy était
apparu, dans un procès-verbal d’analyse des juges d’instruc­
tion, en date du 27 mars suivant, « comme le véritable cer­
veau d’un système bien huilé, ayant permis de ponctionner

1. Laurent Mauduit, Tapie, le scandale d ’Ètat, Stock, 2013.

33
C O R R U P T IO N

les liquidités de la milliardaire Liliane Bettencourt, avant la


présidentielle de 20071».
Dans la nuit du mardi 1er au mercredi 2 juillet 2014, après
une quinzaine d ’heures de garde à vue au siège de l’Office
central de lutte contre la corruption, les infractions financières
et fiscales de la direction centrale de la police judiciaire (une
première pour un ancien président de la République !), Nicolas
Sarkozy s’est vu notifier sa mise en examen pour corruption
active, trafic d’influence actif et recel de violation du secret
professionnel. Les juges soupçonnent l’ancien chef de l’État
d ’avoir essayé d’obtenir des informations, couvertes par le
secret de l’instruction, auprès d’au moins un haut magistrat,
sur une décision de justice le concernant, en échange de la
promesse d’une intervention pour un poste de prestige.
Enfin, dans le même contexte judiciaire, l’existence d ’un
véritable réseau d ’informateurs dévoués à Nicolas Sarkozy
s’est révélée au sein de l’État, notamment dans les admi­
nistrations policières et judiciaires, de même qu’ont été
dévoilées des interventions personnelles de l’ancien président
ou de ses proches pour obtenir des informations sur les
procédures judiciaires susceptibles de le mettre en cause.
Ainsi, au mois de mars 2014, le directeur du renseignement
intérieur (DCRI), Patrick Calvar, avait confirmé aux juges
que Nicolas Sarkozy lui avait personnellement téléphoné, en
juin 2013, pour se renseigner sur les avancées de l’enquête
liée à l’éventuel financement libyen de sa campagne prési­
dentielle de 20072.
À ces « affaires » sérieusement traitées du point de vue
judiciaire, s’ajoutent tant d’autres restées dans l’ombre ! Ainsi,

1. Gérard Davet et Fabrice Lhomme, « Affaire Bettencourt : non-lieu


pour Sarkozy », Le Monde, 7 octobre 2013.
2 .Id., «Écoutes : quand Nicolas Sarkozy appelait le patron de la
DCRI », Le Monde, 3 avril 2014, et « Affaire des écoutes : pourquoi
Nicolas Sarkozy a été mis en examen », Le Monde, 2 juillet 2014.

34
V IN G T A N S A P R È S

qu’en est-il des pratiques financières douteuses détaillées par


moi-même en mars 20121, ces manipulations qui ont entaché
l’achat, la location et la revente successifs de la salle Pleyel,
entre 2004 et 2009 ? Qu’en est-il de l’affaire Wildenstein2, du
nom du marchand d’art Guy Wildenstein, mis en examen le
24 janvier 2013 pour fraude fiscale et blanchiment de fraude
fiscale, fils du célèbre marchand d’art Daniel Wildenstein
décédé en 2001, confronté à plusieurs enquêtes pénales, ami
de Nicolas Sarkozy qui lui avait remis personnellement la
cravate de commandeur de la Légion d’honneur le 5 mars
2009, membre du « premier cercle » des donateurs de l’UMP ?

L’île de Bontés

Pis encore, une plongée dans les eaux troubles et profondes


des affaires corses de la «France à fric», « Françafrique»
comprise3, conduit rapidement jusqu’aux bas-fonds où affai­
risme débridé, crime organisé, barbouzerie et politique se sont
enchevêtrés de façon inextricable et croissante depuis la Libéra­
tion. Il n’y a pas un avocat, un magistrat, un officier de police
judiciaire ou du renseignement qui, lorsqu’il est en confiance,
ne me fasse pas partager, depuis trois ans, son angoisse face
à cette dissémination de la corruption dans les secteurs lourds
de notre économie, mais aussi au saint des saints des admi­
nistrations les plus sensibles de la vie politique nationale et
locale. Comme si l’affaire Elf avait marqué les trois coups de
la mise au jour des complicités croisées, à Paris et dans toute
la Françafrique, de la droite (RPR) et de la gauche (PS), de

1. Antoine Peillon, Ces 600 milliards qui manquent à la France,


op. cit., p. 106 à 113.
2 .Claude Dumont-Beghi, L ’Affaire Wildenstein. Histoire d ’une spo­
liation, L’Archipel, 2012, notamment p. 15 à 17.
3. Cf., entre autres, tous les travaux de François-Xavier Verschave.

35
C O R R U P T IO N

hauts fonctionnaires et de voyous, de ministres et de « putains


de la République », dans certaines affaires, sur fond de surfac­
turations, de commissions frauduleuses, de détournements de
fonds et d’emplois fictifs que les « intouchables » recyclaient
en demeures luxueuses, appartements dans le monde entier,
bijoux, comptes non déclarés en Suisse et autres villas en Corse1.
Jusqu’à son décès, en janvier 1995, le nom d ’Étienne
Leandri, ange gardien de Charles Pasqua, fut au cœur de toutes
les grandes affaires en tant qu’intermédiaire incontournable
pour les plus gros contrats et chantiers internationaux d’Elf,
de Thomson-CSF, de la GMF, de Dumez, de la Lyonnaise
et de la Générale des eaux. Il fut aussi lourdement impliqué
dans les affaires du siège de GEC-Alsthom Transport et de
la Sofremi (Société française d’exportation de matériels, sys­
tèmes et services relevant du ministère de l’Intérieur), ayant
entre autres reçu, dans les années 1993-1995, d ’énormes
commissions pour la vente d’équipements «policiers» en
Amérique du Sud2. L’ex-président de la Sofremi avait d’ail­
leurs reconnu : «Étienne Leandri était commissionné à la
demande du cabinet de l’Intérieur [dont Charles Pasqua était
le ministre]. J ’ai compris dès les premiers jours que, par des
retours de commissions, il finançait ce que Charles Pasqua
et son entourage allaient lui demander de financer. »
« Le terrible monsieur Pasqua », comme disait François Mit­
terrand, a été condamné une seule fois, de façon définitive,
dans une affaire particulièrement significative de corruption
politique par le crime organisé d’origine corse, l’affaire du
casino d’Annemasse en Haute-Savoie. Le 26 novembre 2007,
l’ancien ministre de l’Intérieur était condamné par le tribunal
correctionnel de Paris à dix-huit mois de prison avec sursis, peine
confirmée en appel en mars 2008. Le pourvoi en cassation de

1.Karl Laske, Ils se croyaient intouchables, Albin Michel, 2000.


2. Julien Caumer, Les Requins. Un réseau au cœur des affaires. Elf,
Thomson, TGV, GMF, travaux publics, partis politiques..., Flammarion, 1999.

36
V IN G T A N S A P R È S

Charles Pasqua ayant été rejeté le 8 avril 2010, il fut définiti­


vement condamné à dix-huit mois de prison avec sursis pour
« faux, financement illégal de campagne et abus de confiance ».
Sur les bancs des financiers illégaux de la campagne du patron
du Rassemblement pour la France (RPF) aux élections euro­
péennes de 1999 se retrouvent, par ordre d’importance : Robert
Feliciaggi (assassiné le 10 mars 2006, à Ajaccio, les tueurs ne
sont toujours pas identifiés), Michel Tomi (mis alors en examen
par le juge d’instruction Philippe Courroye, pour « corruption
active» et «financement illégal de campagne électorale»),
Marthe Mondolini, fille de Michel Tomi, présidente du PMU
du Gabon (mise en examen pour « recel de corruption active »
et « complicité de financement illégal de campagne électorale »).
Lors du procès en première instance (novembre 2007) de cette
affaire, le réquisitoire du procureur Philippe Combettes affirma
que le financement illégal du RPF de Charles Pasqua était bien
fondé sur un « pacte de corruption ».
On retrouve aussi, dans la chronique judiciaire la plus funeste
des années 1990, les noms de Jean-Charles Marchiani (services
de renseignement), Pierre Falcone (Angolagate), André Tarallo
(Elf), et presque toujours ceux de véritables « parrains », les
frères Feliciaggi, les frères Tomi et Jean-Baptiste Jérôme
Colonna, dit «Jean-Jé»... Ces hommes tissent ce que les
magistrats appellent alors « les réseaux Pasqua1», lesquels
auront marqué de leur empreinte l’histoire politique française
jusqu’à aujourd’hui. Or ce clan, très structuré à l’origine autour
du Service d’action civique (SAC)2, dirigé par Charles Pasqua
de 1964 à 1969, a ses héritiers, toujours d’active, même si,
depuis mai 2012, règlements de comptes, embarras judiciaires3,

1. Nicolas Beau, La Maison Pasqua, Pion, 2002.


2. François Audigier, Histoire du SAC. La part d ’ombre du gaullisme,
Stock, 2003.
3. Des interpellations ont eu lieu le mercredi 18 juin 2014 dans
l’entourage de Michel Tomi, lequel est alors soupçonné de « blanchiment

37
C O R R U P T IO N

perte des protections politiques et policières au plus haut niveau


ont contenu - et même progressivement déstructuré - les
activités opaques et croisées de Michel Tomi, de la puissante
et particulièrement discrète famille Francisa1 et de Bernard
Squarcini2, par exemple3.

aggravé ». Les policiers de l ’Office central de lutte contre les infractions


financières et fiscales et de l ’Office central de répression de la grande
délinquance financière ont interrogé ce « parrain de parrain », lui-même
placé en garde à vue, sur l’origine de ses revenus, son train de vie et
ses relations avec le chef de l’État malien, Ibrahim Boubacar Keita, dit
« IBK », pour des faits qualifiés de corruption. L ’Express a consacré cinq
pages à une enquête intitulée : « Corse-Afrique. Les jeux dangereux de
Monsieur Tomi » (n° 3283,4 juin 2014). Lire aussi Jacques Follorou, « Qui
est Michel Tomi, le “parrain des parrains” poursuivi par la justice ? »,
Le Monde, 28 mars 2014, et Gérard Davet et Fabrice Lhomme, « La
justice sur la piste du “parrain des parrains” », Le Monde, 28 mars 2014.
1. Marcel Francisci, né le 30 novembre 1919 et mort le 16 janvier 1982,
était un homme d’affaires et un gangster, conseiller général de la Corse-
du-Sud (UDR) et membre du SAC. Frère de Roland Francisci (proche
de Jacques Chirac, puis de Nicolas Sarkozy) et de Xavier Francisci. Son
neveu Marcel Francisci (fils de Roland) est l ’actuel président de l ’UMP
en Corse-du-Sud, conseiller général, conseiller régional.
2. Haut fonctionnaire de police, ancien commissaire et préfet, il est
directeur de la surveillance du territoire (DST), puis directeur central du
renseignement intérieur (DCRI) du 2 juillet 2008 au 30 mai 2012. En
février 2013, il crée sa société de renseignement privé, Kymos Conseil,
et intègre, en juin 2013, le cabinet d’intelligence économique américain
Arcanum, leader mondial de l’espionnage industriel, qui a des bureaux
à Washington, Londres, Tel-Aviv, Dubaï, Zurich, New York et Hong
Kong. Le 17 octobre 2011, alors qu’il est toujours patron de la DCRI,
Bernard Squarcini est mis en examen par la juge Sylvia Zimmermann
pour « atteinte au secret des correspondances », « collecte illicite de
données » et « recel du secret professionnel » (surveillance électronique
de journalistes du quotidien Le Monde). En juin 2013, il est renvoyé en
correctionnelle. Le 8 avril 2014, il est condamné à 8 000 euros d’amende
pour « collecte de données à caractère personnel par un moyen frauduleux,
déloyal ou illicite » et ne fait pas appel du jugement.
3. Le commissaire Paul-Antoine Tomi, demi-frère de Michel Tomi
(le «parrain des parrains», selon Le Monde du 28 mars 2014), a été

38
V IN G T A N S A P R È S

Depuis plus de trois ans, certains officiers du renseignement


intérieur, mais aussi des avocats et des magistrats, ainsi que
des confrères ès investigations, me font part de Vomertà qui
entoure le nom de Michel Tomi. Terreur mafieuse... À Pro­
piano, à Porto-Vecchio et sur les quais d’Ajaccio, alors que je
venais d’assister aux obsèques de l’avocat Antoine Sollacaro,
assassiné le 16 octobre 2012, j ’ai écouté ime dizaine de per­
sonnalités corses aux esprits particulièrement élevés. Toutes
m’ont parlé, le plus discrètement possible, de Michel Tomi,
mais aussi de Bernard Squarcini, « juge de paix » dans les
affaires politico-mafieuses de l’île de Beauté1.
Quelques officiers du renseignement m ’ont aussi parlé
des anciennes « Corse connections » - très ancrées dans les
Hauts-de-Seine - de Nicolas Sarkozy. C ’est ainsi Achille
Peretti, maire de Neuilly de 1947 à 1983 (!), qui lui a offert,
en 1977, son premier mandat de conseiller municipal. Peretti
est cofondateur du SAC, avec Charles Pasqua, lequel cor-
naque aussi les débuts du futur président de la République
en politique, avec le soutien de Charles Ceccaldi-Raynaud,
maire de Puteaux (1969-2004), André Santini, maire d’Issy-les-
Moulineaux (depuis 1980), ou encore de Paul Graziani, député
(1973-1978), sénateur (1986-1995) et maire de Boulogne-
Billancourt (1991-1995). Puis Nicolas Sarkozy épouse Marie­
Dominique Culioli, dont le père est pharmacien à Vico, près
de Sagone, le 23 septembre 1982. Charles Pasqua est l’un des
témoins de ce mariage. Le député de Corse-du-Sud Camille
de Rocca Serra2 affirme avoir présenté Marie-Dominique

recruté et employé à la toute-puissante Direction centrale du renseigne­


ment intérieur (DCRI) par son directeur, Bernard Squarcini (2008-2012).
Cf. Olivia Recasens, Didier Hassoux, Christophe Labbé, L ’Espion du
président. Au cœur de la police politique de Sarkozy, Robert Laffont,
2012, p. 239 et 240.
1. Témoignages enregistrés et mis à l’abri.
2. Camille de Rocca Serra a été épinglé par le journaliste Enrico
Porsia à propos d’« anomalies » dans l’attribution de permis de lotir, en

39
C O R R U P T IO N

Culioli, nièce d’Achille Peretti, à Nicolas Sarkozy, lors d’un


dîner à Neuilly-sur-Seine...
En 2008, ces parrainages politiques et intimes ont failli
coûter cher, judiciairement parlant, à l’ex-président de la
République.
L’histoire concerne, une nouvelle fois, les liens suspects tissés
entre les univers politique et criminel. En 1987, le ministère de
l’Intérieur fermait le Cercle Concorde, établissement de jeux
soupçonné de blanchir l’argent de la pègre, sous le contrôle
du clan Francisci. Selon un ancien policier : « Dans les années
1980, le Concorde était très fréquenté par les gens du SAC1. »
En 2004, deux associés, Paul Lantiéri et François Rouge, montent
un projet de réouverture du Cercle Concorde avec les héritiers
du clan Francisci : Edmond Raffali et son fils, Jean-François.
Les premiers apportent les fonds, les seconds leur savoir-faire
en matière de jeux. Edmond Raffali, 75 ans alors, avait travaillé
avec les Francisci. Lantiéri est un homme d’affaires corse,
François Rouge un banquier français installé à Genève. Après
enquête, la Commission supérieure des jeux (CSJ) du minis­
tère de l’Intérieur donne un avis négatif qui motive le refus
de Dominique de Villepin, alors ministre de l’Intérieur. Huit
mois plus tard, Nicolas Sarkozy, nouveau ministre de l’Intérieur,
donne son feu vert à la réouverture du Cercle.

1998, à Punta Oru (Porto-Vecchio, Corse-du-Sud). En effet, en 2008,


l’enquêteur du site Amnistia.net avait affirmé que le président du conseil
exécutif de la collectivité territoriale de Corse, l’UMP Ange Santini, ainsi
que le président UMP de l’Assemblée de Corse, le député Camille de
Rocca Serra, tentaient, via le Plan d’aménagement et de développement
durable de la Corse (PADDUC), de rendre constructibles des terrains leur
appartenant et jusqu’alors protégés. Dans Backchich.info, le journaliste
Xavier Monnier résumait l’affaire ainsi : « Accusé de préparer le terrain
à une bétonnisation du littoral, le PADDUC présente la particularité de
rendre constructibles certains terrains d’élus corses. Notamment, Camille
de Rocca Serra (président de l’Assemblée), Ange Santini (président de
l’exécutif) et Jérôme Polvérini. Ô hasard, tous trois élus UMP... »
l.Rue89, 21 janvier 2008.

40
V IN G T A N S A P R È S

Lors d’une information judiciaire menée à Marseille depuis


novembre 2007, dans laquelle François Rouge était poursuivi
pour blanchiment d’argent et association de malfaiteurs, le ban­
quier genevois « aurait été extrait de sa cellule pour s’entendre
proposer un deal par l’un des juges : l’éclaircissement sur
le rôle d’un proche du président français, Patrick Devedjian,
et de Nicolas Sarkozy lui-même, en échange d’un statut de
témoin repenti, comme en Italie. L ’enquête a en effet conduit
les policiers à s’interroger sur l’étrange bienveillance des pou­
voirs publics à l’égard d’un Cercle Concorde autour duquel
gravitent tous les caïds corses et marseillais. Sa demande de
réouverture a été plusieurs fois refusée jusqu’à l’arrivée de
Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur en 20051».
D ’excellents articles et livres d’enquête ont courageusement
sondé cette « généalogie Pasqua », cruciale dans la vie poli­
tique et les « affaires » françaises, depuis plus de cinquante
ans. Mais leurs lecteurs peuvent parfois en retirer le sentiment
que ces travaux d’information relèvent du folklore ou du
roman policier. Pourtant, depuis les bastions politico-mafieux,
centraux et articulés des Hauts-de-Seine, de Marseille et de
la Corse, comme à travers leurs excroissances au Gabon, au
Cameroun, au Bénin, au Niger, au Sénégal, au Tchad, au
Togo, et désormais au Mali, mais encore en Serbie, dans
le golfe Persique (Dubaï), en Asie..., la «République des
mallettes2 » et la « République des réseaux » submergent la
République tout court, exacerbant la peur de ceux qui savent
et solidifiant l’indifférence de ceux qui ne veulent rien voir3.

1. Alain Jourdan, « Sarkozy a-t-il joué un rôle dans l’affaire du banquier


genevois détenu à Marseille ? », La Tribune de Genève, 19 janvier 2008.
2. Pierre Péan, La République des mallettes. Enquête sur la principauté
française de non-droit, Fayard, 2011.
3. Sur les Hauts-de-Seine, dans l’ombre de Charles Pasqua et de ses
héritiers : Hélène Constanty et Pierre-Yves Lautrou, 9-2. Le clan du
président, Fayard, 2008 ; Noël Pons et Jean-Paul Philippe, 92 Connection.
Les Hauts-de-Seine, laboratoire de la corruption ?, Nouveau Monde

41
C O R R U P T IO N

Au royaume des aveugles...

Le journaliste Ian Hamel, qui travaille à Genève, s’est


interrogé, en conclusion de son remarquable Sarko et Cie1,
sur 1’« effacement » de notre République, laquelle « souffre
gravement des conflits d ’intérêts » qui prolifèrent au point de
représenter « une véritable pandémie, que ce soit au niveau
politique, économique, boursier, judiciaire ou sanitaire ».
Il s’attriste aussi en constatant que « les malversations ne
dérangent apparemment pas les électeurs », puisque « sanc­
tionnés pour prise illégale d’intérêts, trafic d ’influence ou

éditions, 2013 ; Gérard Davet et Fabrice Lhomme, French Corruption,


Stock, 2013. Sur le crime organisé d’origine corse, ses connexions
avec certains milieux policiers et politiques, ainsi que ses ramifications
marseillaise, parisienne et internationale : Jean-Michel Rossi et François
Santoni, entretiens avec Guy Benhamou, Pour solde de tout compte. Les
nationalistes corses parlent, Denoël, 2000 ; François Santoni, Contre-
enquête sur trois assassinats. Érignac, Rossi, Fratacci, Denoël, 2001,
et Gallimard, coll. « Folio », 2002 ; Nicolas Beau, La Maison Pasqua,
Pion, 2002 : Jacques Follorou et Vincent Nouzille, Les Parrains corses,
Fayard, 2009 ; Justin Florus (pseudonyme), Guerre des polices et affaires
corses, Nouveau Monde éditions, 2009 ; Olivia Recasens, Didier Has-
soux, Christophe Labbé, L ’Espion du président. Au cœur de la police
politique de Sarkozy, Robert Laffont, 2012 (sur Bernard Squarcini) ;
Thierry Colombié, La French Connection. Les entreprises criminelles en
France, Observatoire géopolitique des criminalités (OGC) et Non-Lieu,
2012 ; Jacques Follorou et Vincent Nouzille, La Guerre des parrains
corses. Au cœur du système mafieux, Fayard, 2013 ; Jean-Michel Verne,
Main basse sur Marseille et... la Corse, Nouveau Monde éditions, 2013 ;
Thierry Colombié, Les Héritiers du Milieu. Au cœur du grand bandi­
tisme, de la Corse à Paris, La Martinière, 2013 ; Jacques Follorou, « Qui
est Michel Tomi, le “parrain des parrains” poursuivi par la justice ? »,
art. cit. ; Gérard Davet et Fabrice Lhomme, « La justice sur la piste du
“parrain des parrains” », art. cit.
1. Sarko et Cie. La République des copains et des réseaux, L’Archipel,
2011.

42
V IN G T A N S A P R È S

corruption, les hommes politiques savent qu’ils parviendront


toujours à se faire réélire, souvent triomphalement ».
Comment le rassurer, au vu de certains résultats électoraux
spectaculaires issus des dernières élections municipales de
mars 2014 ? À Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), l’UDI
André Santini, condamné en janvier 2013 à deux ans de prison
avec sursis et à une peine d’inéligibilité de cinq ans1 pour
détournement de fonds, a été réélu au premier tour avec 67 %
des voix ; de même, le sarkozyste Patrick Balkany, plusieurs
fois condamné depuis dix-huit ans, a été réélu - dès le premier
tour ! - à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine) ; ainsi que Manuel
Aeschlimann, autre sarkozyste et ancien maire d’Asnières-
sur-Seine (Hauts-de-Seine), qui avait été condamné à dix-huit
mois de prison avec sursis, en 2011, 20 000 euros d ’amende
et un an d’inéligibilité, pour favoritisme dans l’attribution de
marchés publics ; de même Pierre Bédier, à Mantes-la-Jolie
(Yvelines), qui avait été condamné à dix-huit mois de prison
avec sursis, 25 000 euros d’amende, trois ans de privation
des droits civiques et six ans d ’inéligibilité pour corruption
passive et recel d’abus de biens sociaux... Ce sont ainsi « des
dizaines de maires de villages ou de grandes villes réélus en
2014 » qui figurent dans l’ouvrage Délits d ’élus, qui recense
pêle-mêle quelque quatre cents hommes et femmes politiques
qui sont aux prises avec la justice ou ont été condamnés2.
Signalons enfin le cas de Gaston Flosse, réélu prési­
dent de la Polynésie française, le 17 mai 2013, alors qu’il
avait déjà été condamné à quatre ans de prison avec sursis,
125 000 euros d’amende et trois ans d’inéligibilité, pour prise

1. André Santini a fait appel de ce jugement en première instance. Il


a déclaré être prêt à aller jusqu’en cassation, se donnant ainsi quelques
années de répit.
2. Graziella Riou Harchaoui et Philippe Pascot, D élits d ’élus.
400 politiques aux prises avec la justice, Max Milo, 2014 ; Éric
Nunès, « Municipales : ces élus condamnés et réélus », Le Monde,
7 avril 2014.

43
C O R R U P T IO N

illégale d’intérêts et détournement de fonds publics, dans une


affaire d’emplois fictifs, et qu’il avait aussi été condamné à
cinq ans de prison ferme, 83 800 euros d’amende et cinq ans
d’inéligibilité, pour trafic d’influence passif et corruption. Un
Gaston Flosse sur lequel pèse, depuis longtemps, un soupçon :
son nom serait lié, de près ou de loin, à la disparition (un
meurtre, très certainement) du journaliste Jean-Pascal Couraud,
le 15 décembre 1997, alors que le jeune homme enquêtait sur
des transferts de fonds suspects entre Robert Wan, homme
d’affaires tahitien proche de Gaston Flosse, et le président
de la République Jacques Chirac1.
Car au moment de sa disparition, Jean-Pascal Couraud,
dit « JPK », détenait certaines notes évoquant un voyage de
Chirac au Japon en compagnie de Gaston Flosse. Selon plu­
sieurs sources, JPK aurait été assassiné parce qu’il avait eu
connaissance d’un compte japonais personnel non déclaré du
président de la République, un compte sur lequel auraient été
versées des sommes d’origine suspecte. De fait, une note de
la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) fait
état de l’existence d’un compte bancaire de Jacques Chirac au
Japon, crédité de 300 millions de francs en 1996. La source ?
Un message secret classé « urgent réservé » et envoyé par le
chef de poste à Tokyo au siège parisien du service de rensei­
gnement, le 11 novembre 1996. Une enquête interne menée en
2001 par le général Philippe Rondot, à la demande de Jacques
Chirac, sur une éventuelle manipulation menée par certains
cadres de la DGSE a confirmé les informations recueillies
par les services secrets sur l’existence de ce compte japonais.
Manipulation ? En 2012, deux anciens dirigeants de la DGSE
m ’ont personnellement confirmé, l’un indépendamment de

1. Voir la terrible enquête de Benoît Collombat, Un homme disparaît.


L ’affaire JPK, Nicolas Eybalin, 2013, parue deux mois avant la réélec­
tion de Gaston Flosse... Lire aussi Gérard Davet et Fabrice Lhomme,
L ’homme qui voulut être roi, Stock, 2013.

44
V IN G T A N S A P R È S

l’autre, l’existence du compte bancaire clandestin. Mais l’affaire


reste à ce jour officiellement non élucidée.

« La République des mallettes »

En France, la corruption atteint parfois le plus haut niveau de


l’État, et le phénomène peut même être démontré ou dénoncé
avec la plus grande rigueur judiciaire ou journalistique, sans
que l’opinion publique s’en émeuve plus que cela : « tous
pourris », dit-on alors volontiers.
Dans son beau livre sur la corruption, Brigitte Henry,
alors commissaire divisionnaire aux Renseignements géné­
raux, relevait déjà, en 2000, que le « dépérissement » de la
République, « qui procédait inévitablement de la corruption,
[...] tend[ait] à être banalisé à travers un discours “tous
pourris” fataliste». En policière lectrice des philosophes,
elle tentait d’expliquer le pourquoi et le comment de cette
banalisation : « L ’analyse morale ou éthique que l’opinion
pouvait attendre de ces affaires [de corruption] a été prati­
quement absente des débats politiques ou médiatiques jusqu’à
une époque récente. Le discours moral a disparu des écoles
primaires où l’instruction civique permettait de maintenir
un certain degré d’éthique et de sens critique au sein de la
société. Tout cela fait que la société globalise la corruption
sans réellement en connaître les fondements, l’évolution et
les mécanismes ; elle l’accepte de façon tacite, la jugeant
inéluctable et parfois même salvatrice, faute d’avoir trouvé
une meilleure solution1. »
L’ex-commissaire de police des RG était particulièrement
bien placée pour prendre la mesure de la gangrène, dans les
années 1990, elle qui avait enquêté sur les affaires des HLM

1. Brigitte Henry, Au cœur de la corruption, par une commissaire des


RG, Éditions 1, 2000, p. 197.

45
C O R R U P T IO N

de Paris, des lycées d ’île-de-France, de la nouvelle ligne du


TGV-Nord (qui avait donné lieu à bien des dérives finan­
cières), de la GMF, de la vente de la tour BP sur le site de
la Défense et même sur le dossier monstre d’Elf... Au fil
de ses enquêtes, elle avait croisé les chemins d’ombre des
« grands de ce monde qui se protèg[ent] en prenant appui sur
des réseaux intouchables », les dévoiements de Jean-Pierre
Destrade, alors conseiller général des Pyrénées-Atlantiques,
de Michel Noir, maire de Lyon, de Michel Mouillot, maire de
Cannes, et... d’Alain Carignon, maire de Grenoble. Elle avait
aussi constaté combien la corruption « s’est érigée en système
de plus en plus perfectionné », au point que « désormais, elle
touche à peu près toutes les couches de la société, chacun
tentant, à son propre niveau, de profiter de cette manne ».
Et, bien sûr, tous les camps politiques.
Hélas, quinze ans plus tard, la situation s’est clairement
aggravée. Car la corruption politique, dont l’outil magique est
devenu la rétro-commission1, n ’a cessé de se porter sur des
« marchés » internationaux de plus en plus dangereux pour la
sûreté de notre pays. Les révélations sidérantes publiées par la
dernière enquête de Pierre Péan, sous le titre parfait de La Répu­
blique des mallettes1, en font la démonstration la plus probante.
Au cœur de ce livre, les lecteurs font la connaissance de
l’invraisemblable Alexandre Djouhri, un intermédiaire protégé

1. Pratique illégale, qui consiste, pour un vendeur, à verser une com­


mission (ou « pot-de-vin ») plus importante que demandée à un intermé­
diaire, afin de récupérer ensuite, de façon occulte, la partie de la somme
superflue après la transaction initiale. Ainsi, dans l’affaire Karachi, la
justice soupçonne que les commissions versées à deux intermédiaires sur
un marché d’armement pakistanais ont donné lieu à des rétro-commissions,
lesquelles auraient financé la campagne présidentielle d’Édouard Balladur
en 1995. L’arrêt du versement des sommes promises, par le président
Chirac et son ministre de la Défense Charles Millón, aurait conduit, par
vengeance, à l’attentat contre des Français à Karachi, en 2002.
2. Pierre Péan, La République des mallettes, op. cit.

46
V IN G T A N S A P R È S

par Bernard Squarcini, le patron de la DCRI jusqu’au 30 mai


2012, qui est à tu et à toi avec Claude Guéant, Dominique
de Villepin, Nicolas Sarkozy et nombre de P-DG du CAC 40 :
Serge Dassault, Antoine Frérot (Veolia), Patrick Kron (Alstom)
et, surtout, Henri Proglio (EDF). Très présent en Libye et en
Algérie, entremetteur dans nombre de contrats d ’armement,
« M. Alexandre » vit alors en Suisse, ou dans des palaces
parisiens (Ritz, Crillon...), mais ne possède aucune société ni
adresse déclarées en France. L’ex-balladurien Didier Schuller,
qui l’a rencontré en 1994, affirme : « On me l’avait présenté
comme le chef de l’antenne de la DGSE au Gabon. »
Quoi qu’il en soit, il est avéré que les débuts d ’Alexandre
Djouhri ont prospéré à l’ombre des « réseaux Pasqua ». Piloté
par François Antona, un policier corse inféodé à Charles
Pasqua, le jeune homme « a noué d ’étroites relations avec la
place Beauvau, alors dirigée par Charles Pasqua (1986-1988),
quand, dans le même temps, il se rapprochait grandement
d’Elf, plus précisément d ’André Tarallo (M. Afrique du
groupe pétrolier) », raconte Pierre Péan. Avant de préciser
que c’est « sur les conseils de François Antona et de ses
nouveaux amis qu’il [Alexandre Djouhri] crée, en 1987, sa
première société en Suisse, pays dont il deviendra le rési­
dent fiscal ».
Plus profondément, l’enquête de Pierre Péan montre com­
ment toutes les affaires politico-financières des quinze dernières
années n ’ont eu qu’un seul enjeu : constituer un trésor de guerre
en vue de la campagne présidentielle suivante, en exploitant
les opportunités corruptives des grands contrats civils ou
militaires négociés par l’État ou les grands groupes industriels
français à l’étranger. Car, désormais, comme dans l’emblé­
matique affaire Karachi, la pratique des rétro-commissions
est devenue la règle. Au prix de nombreuses vies humaines
- et même de la sûreté du pays.
C ’est ainsi qu’à partir de juin 2009, « un petit groupe
de personnes a décidé, seul, de placer sous sa coupe la

47
C O R R U P T IO N

filière nucléaire française », affirme Pierre Péan1. Ce « petit


groupe» réunit Henri Proglio (EDF), Alexandre Djouhri,
Claude Guéant, François Roussely (ex-P-DG d’EDF et alors
P-DG de Crédit suisse en France), assistés de l’agence de
stratégie et communication Euro-RSCG, laquelle s’appuie
sur Ramzy Khiroun, conseiller spécial d ’Arnaud Lagardère
et ami de Dominique Strauss-Kahn. Jean-Louis Borloo,
alors numéro deux du gouvernement, ministre de l’Écologie
et de l’Énergie, soutient politiquement cette mainmise sur
le nucléaire français. Les relations du ministre avec Henri
Proglio « sont intimes », dénonce Pierre Péan, le dirigeant
industriel ayant embauché la fille de Borloo à Veolia, à
Hong Kong.
L ’objectif de ce « petit groupe », qualifié de « lobby affairo-
nucléaire » par le journaliste, opportunément dopé par le
rapport Roussely (juin 2010) intitulé «Avenir de la filière
française du nucléaire civil » (classé « secret défense »), est
d’obtenir l’abaissement drastique des exigences de la sûreté
nucléaire française concernant ses nouveaux réacteurs, afin
d’en abaisser le coût pour les rendre « compétitifs face
aux réacteurs produits par les Chinois ». L’enjeu ? « Avec
9 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel, dont 75 %
à l’exportation, assurément Areva pourrait se muer en l’un
des plus gros producteurs de commissions potentielles au
cours des prochaines années », analyse Pierre Péan. Les
promesses de rétro-commissions toujours plus astronomiques
méritent sans doute qu’on prenne le risque de jouer avec le
feu atomique.
Pis encore, si c’est possible, la même oligarchie politico-
affairiste écume aussi les marchés internationaux d’armement,
y compris ceux qui portent sur les armes les plus sensibles.
En toute fin de son livre, qui brosse un tableau effrayant
de « la principauté française de non-droit », citant à l’appui

1.Ibid., p. 427 à 458.

48
V IN G T A N S A P R È S

le non moins terrible Armes de corruption massive de Jean


Guisnel1, Pierre Péan revient sur les rétro-commissions ver­
sées à la faveur des contrats de vente d’armements lourds
et ultramodemes : frégates de Taïwan2, Sawari II3, Agosta4,
Miksa5, Mistral6...
Et l’inventaire est loin d’être complet.
Le philosophe visionnaire Alain Badiou écrivait déjà il y a
sept ans : « Cet usage constant des “affaires”, des diploma­
ties secrètes et des coups tordus, cette ostentation, aussi, des
pouvoirs de la fortune, de l’univers potentiellement illimité
qu’ouvre la richesse, tout cela compose un des traits les

1. Armes de corruption massive. Secrets et combines des marchands


de canons, La Découverte, 2011.
2. Contrat signé en août 1991, portant sur la vente par des indus­
tries françaises (menée par Thomson-CSF) de six frégates à la marine
taïwanaise. Environ 520 millions de dollars furent versés sous la forme
de commissions aux autorités chinoises et taïwanaises. Une partie de
ces commissions illégales est revenue en France sous la forme de
rétro-commissions.
3. En novembre 1994, le contrat « Sawari II » portait sur la fourniture
de trois frégates de classe La Fayette à l ’Arabie Saoudite, pour un prix de
19 milliards de francs (environ 3 milliards d’euros). Plusieurs témoignages
affirment que des commissions versées à hauteur de près de 5 milliards
de francs ont pu donner lieu au versement de rétro-commissions, en vue
de financer la campagne présidentielle d’Édouard Balladur.
4. Le contrat Agosta, signé en septembre 1994 par le gouvernement
Balladur, prévoyait la vente de trois sous-marins d’attaque de type
Agosta 90B au Pakistan. Montant du contrat : 5,5 milliards de francs
(826 millions d’euros). Les commissions s’élevaient à 10 % du montant
de la vente. Nous sommes ici, avec le contrat Sawari II, au cœur de
« l’affaire Karachi ».
5. Projet de sécurisation des frontières de l’Arabie Saoudite par déploie­
ment de missiles.
6. Contrats signés sous Nicolas Sarkozy en 2011 qui prévoient la
construction de deux bâtiments de type Mistral pour un montant de
1,2 milliard d’euros, le Vladivostock et le Sebastopol, pour une livraison
à la Russie.

49
C O R R U P T IO N

plus frappants de Sarkozy : il pense, visiblement, que tout le


monde est corruptible. Le moment est venu, et il s’en attribue
la gloire, de montrer que la corruption n ’est pas un vice
marginal, mais qu’elle est au cœur de notre univers. Acheter,
être acheté, prébendes, postes, yachts, cadeaux somptuaires ?
Qu’avez-vous là contre, bonnes gens ? Avec Sarkozy s’ouvre
une nouvelle page des liens entre politique et corruption1. »
Cette page est-elle désormais refermée ? Telle est la question.

1. Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, Lignes, 2007,


p. 117 et 118.
II
Dans les écuries d’Augias

Il ne faut pas s’attendre à ce que des rois


philosophent ou à ce que des philosophes
deviennent rois, mais il ne faut pas non plus
le souhaiter, parce que détenir le pouvoir
corrompt inévitablement le jugement libre
de la raison.
Emmanuel Kant, Vers la paix
perpétuelle, deuxième édition, 1796,
annexe II (« Article secret »)'.

Depuis plus de trois ans que j ’enquête sur l’évasion fiscale


et sur les corruptions qui lui sont organiquement liées, j ’ai
souvent fait les mêmes constats que certains de mes confrères.
Les informations, témoignages et documents que j ’ai réunis
en abondance, vérifiés et mis en sûreté, dessinent un paysage
de prévarication généralisée dont l’horizon déborde outra­
geusement les « affaires », pourtant gravissimes, liées à la
« garde rapprochée » de Nicolas Sarkozy et à l’ex-président
de la République lui-même.

1. Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle. Que signifie s ’orienter


dans la pensée ? Qu ’est-ce que les Lumières ?, Gamier-Flammarion,
coll. « GF » , 1991, p. 109.

51
C O R R U P T IO N

À l’ombre du « secret défense »

Du coup, j ’ai bien du mal à comprendre pourquoi certaines


opérations d’évasion fiscale et de blanchiment, parmi les
plus importantes de celles que j ’avais moi-même dévoilées
en mars 2012 dans Ces 600 milliards qui manquent à la
France, n ’ont pas été explorées judiciairement, alors qu’il
est évident que l’instruction menée à Bordeaux, quant au
financement éventuellement illégal de la campagne électorale
de Nicolas Sarkozy en 2007, s’en serait trouvée confortée.
C ’est ainsi qu’au jour où j ’écris ces lignes, je m’étonne que
le financier et un certain officier de police qui pourraient
produire tel document confidentiel (que je possède) et une
analyse détaillée sur telle opération de blanchiment portant
sur quelque 20 millions d’euros entre la Suisse et la France,
de 2007 et 2010, n ’aient jamais été entendus par la police ni
par la justice pour éclairer ces faits. En page 183 du livre,
j ’écrivais pourtant explicitement : « Les juges d’instruction
du tribunal de grande instance de Bordeaux n ’arrêteront plus
leurs considérables investigations. Au-delà du “trésorier” Éric
Woerth, ils remonteront inexorablement jusqu’à la tête du
système de corruption nationale qui, sous les chefs de trafic
d’influence et de complicité à l’évasion fiscale, a couvert,
depuis plus de quinze ans, une fraude phénoménale aux frais
des contribuables français. »
Coupable optimisme ! Car en conclusion de leur instruction
judiciaire sur l’affaire Bettencourt, en juillet et octobre 2013,
les juges de Bordeaux n ’ont envoyé que des seconds couteaux,
parmi lesquels figuraient tout de même Éric Woerth et Patrice
de Maistre, au tribunal correctionnel...
Afin de protéger une source trop exposée, j ’ai enregistré, le
28 mai 2014, le témoignage détaillé du financier en question.
C’est lui qui a relevé et conservé tous les mouvements de
fonds en cascade qui ont masqué une opération « d’évasion

52
D A N S LES É C U R IE S D ’A U G IA S

fiscale, de blanchiment et de recel de blanchiment provenant de


l’évasion fiscale » de Liliane Bettencourt. Cet enregistrement
contient tous les noms des fonctionnaires, et même des hauts
fonctionnaires du renseignement intérieur (Tracfin, DST, RG,
puis DCRI), du renseignement militaire et du ministère de la
Défense qui, de 2003 à 2011, ont systématiquement recueilli
les informations les plus complètes et les plus sensibles sur les
activités illégales de la banque UBS. Cet homme m’a affirmé
alors que tous s’intéressaient particulièrement aux mouvements
des comptes Bettencourt. L’enregistrement a été confié à un
tiers de confiance, lequel saurait, en cas de besoin, comment
lui donner le plus grand retentissement.
Le 5 juin suivant, ce financier a été longuement entendu
par les juges d’instruction du pôle financier du tribunal de
grande instance de Paris, qui mènent, depuis le 12 avril 2012,
une information judiciaire sur l’évasion fiscale organisée par
la banque suisse UBS. Déjà, en avril 2013, les mêmes juges
avaient entendu, comme témoin, un officier du renseigne­
ment intérieur (DCRI) qui avait eu connaissance, et dans le
détail, de la protection organisée - sous couvert du « secret
défense » - par certains dirigeants et au moins un autre officier
de la DCRI, de l’organisation de l’évasion fiscale à grande
échelle, du nom des grands fraudeurs et clients VIP de la
banque suisse, parmi lesquels Liliane Bettencourt...
Cette audition très importante avait suivi de peu la saisie,
par les mêmes juges d’instruction, d’une note confidentielle
remise par un collectif d’officiers de renseignement et de police
à un député socialiste intrépide qui travaillait sur l’évasion
fiscale et la grande délinquance économique et financière.
J’avais moi-même publié la substance de ce document, dans
La Croix du 5 avril 2013, ce qui a déclenché, je le note en
passant, d’étranges réactions de la part de certains de mes
soi-disant « confrères », notamment une délation calomnieuse
d’une de mes sources, sur la base d’insinuations - non recou­
pées ni vérifiées - distillées par la direction de la DCRI et

53
C O R R U P T IO N

par des responsables du groupe socialiste à l’Assemblée


nationale, Bruno Le Roux et Jean-Jacques Urvoas1. Dans
un beau livre consacré à l’exercice de notre métier, Edwy
Plenel a très judicieusement brocardé « notre époque un peu
basse » et ce « désastre devenu trop fréquent », quand « des
journalistes se livrent eux-mêmes à la chasse aux sources
d’autres journalistes, concurrents ou dérangeants, afin de les
discréditer ou de les contredire2 ».
Voici ce que l’on pouvait lire dans mon article à propos du
rapport des officiers de renseignement et de police insurgés :
« Cette note très précise, que La Croix a pu consulter, encourage
les élus à interroger, si possible dans le cadre d’une commis­
sion d’enquête parlementaire, les anciens et actuels patrons
ou responsables de la DCRI (dont Bernard Squarcini, Gilles
Gray, Éric Bellemin-Comte...), notamment celles et ceux qui
étaient et sont encore chargés du renseignement économique et
financier, ainsi que ses chefs du “département sécurité” ou du
“groupe action” de la sous-direction chargée du renseignement
économique. Car les auteurs de la note se livrent à un véritable
réquisitoire, révélant d ’une part la surveillance étroite opérée
par le renseignement intérieur sur l’organisation de la fraude
fiscale internationale, notamment celle qui fut organisée en
France par la banque suisse UBS, et dénonçant d’autre part
la non-transmission à la justice des informations considérables
recueillies lors de cette surveillance. “Pourquoi, après avoir
découvert cette infraction pénale [NDLR : celle commise
par UBS], la sous-direction K [renseignement économique et
financier] de la DCRI ne l’a-t-elle pas dénoncée au procureur

1. « Une note prétendument attribuée à la DCRI sème le trouble dans


le renseignement », Le Monde, 1 avril 2013. Les mêmes parlementaires
ont déposé, le 16 juillet 2014, une proposition de loi instaurant un délit
de violation du secret des affaires, qui constitue une menace supplémen­
taire sur le droit à l’information et sur les lanceurs d’alerte (cf. Laurent
Mauduit, Mediapart, 22 juillet 2014).
2. Le Droit de savoir, Don Quichotte, 2013, p. 121.

54
D A N S L E S É C U R IE S D ’A U G IA S

de la République [...]? Pourquoi la sous-direction K a-t-elle


axé son travail de surveillance sur les cadres de l’UBS qui
dénonçaient le système de fraude plutôt que sur ceux [qui
étaient] à l ’origine du système ?”, peut-on lire dans ce docu­
ment confidentiel. Plus grave encore, les rédacteurs de la note
pointent du doigt “les services extérieurs à la DCRI qui ont
travaillé sur le dossier Tracfin [Traitement du renseignement
et action contre les circuits financiers clandestins]” concernant
l’organisation de l’évasion fiscale massive de la France vers
la Suisse, notamment le service interministériel d’intelligence
économique. Selon l’un de ces officiers, “la presque totalité
des cadres de la DCRI et de ces autres services de police ou
de renseignement, toujours en responsabilité, sont ceux qui
ont servi avec zèle le président de la République précédent”. »
Le message était clair : des dirigeants et des officiers des
services de renseignement auraient protégé l’organisation de
la grande évasion fiscale, les fraudeurs les plus importants et
auraient ainsi « servi avec zèle » Nicolas Sarkozy et son clan.
Et au printemps 2013, presque tous étaient encore en fonc­
tion, aux mêmes postes qu’avant mai 2012, tandis qu’aucune
reconnaissance n ’était manifestée (jusqu’à aujourd’hui !) par
l’administration ou le gouvernement à celles et à ceux grâce
auxquels la France récupérera sans doute des centaines de
millions d ’euros qui lui avaient été volés impunément pendant
au moins dix ans. Les principaux lanceurs d’alerte d ’UBS,
Nicolas Forissier et Stéphanie Gibaud, laquelle a publié un
remarquable livre de témoignage en février 20141, vivent au
contraire dans l’angoisse quotidienne du lendemain.
« Secret défense » ! Invocation si simple ! La note confiden­
tielle dont j ’ai publié, le 5 avril 2013, des extraits en signalait
les usages abusifs, insistant sur le fait que le fonctionnement
des services de renseignement représente une entrave majeure
à la justice : « Il conviendrait de ne plus abusivement protéger

1.La femme qui en savait vraiment trop, Le Cherche-Midi, 2014.

55
C O R R U P T IO N

le recueil de renseignements économiques et financiers par le


“secret défense”, car ce type de renseignements ne menace
[concerne] pas la défense ni la sécurité nationale », écrivaient
les fonctionnaires. Avant de conclure : « Généraliser la clas­
sification des activités et des informations recueillies par la
DCRI empêche la justice d’avoir à connaître des informations
dont elle a rapidement besoin pour ses enquêtes. »
« Secret défense » ! À l’ombre d’une telle mise en garde,
les pires arrangements, corruptions et viols de la loi, ont été
commis depuis plus de vingt ans, offrant en outre une pro­
tection parfaite vis-à-vis de la justice, ainsi qu’en témoignent
les trafics nucléaires (Cogema et CEA), les affaires Elf,
Karachi, Thalès et même Clearstream : Hervé Cosquer, un
grand professionnel de la sûreté, l’a montré1.
Alors : « Secret défense » ou omertà ? La question n ’est
pas anecdotique. Car l’enjeu, c’est l’assujettissement de l’État
à l’argent. Edwy Plenel l’a magistralement expliqué : « Dans
leurs précédents parcours professionnels, [...] les fondateurs de
Mediapart s’étaient souvent heurtés à la raison d’État et à ses
secrets les plus souvent indus, dissimulant les manquements
éthiques ou les transgressions illégales des gouvernants. Mais
ils avaient fini par s’apercevoir qu’il est, dans nos sociétés
marchandes, cachant des réalités plus alarmantes parce que plus
banalisées et, surtout, plus corruptrices : les secrets d’argent.
Tel fut notre défi : briser cette omerta qui, au prétexte d’une
économie de marché ouverte et concurrentielle, recouvre des

1. Abus et détournements du secret-défense, L’Harmattan, 2007. Hervé


Cosquer est commissaire divisionnaire honoraire de la police nationale,
titulaire d’un DESS de défense. Il a été notamment détaché auprès de
la Direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD, ex­
Sécurité militaire). Il a accompli les dix dernières années de sa carrière
policière à la tête de la section de traitement du renseignement de la
sous-direction de la recherche de la Direction centrale des renseignements
généraux, avant d’être recruté par la Cogema pour diriger son service
de protection du secret des matières nucléaires.

56
D A N S LES É C U R IE S D ’A U G IA S

pratiques illicites, des arrangements complaisants, des conflits


d’intérêts, des affairismes sans scrupules, des corruptions bien
réelles, des enrichissements sans causes, des mélanges des
genres entre haute administration et milieux économiques, bref
tout un monde d’intérêt et d’avidité qui échappe au commun
des citoyens, hors de sa vue et hors de son contrôle1. » En
trois phrases, c’est dit - et bien dit !

Le courage de la vérité

Le cofondateur et directeur de Mediapart ne s’arrête pas


en si bon chemin. Aussitôt après cet appel démocratique, il
se tourne vers ce «commun des citoyens» déjà vivement
interpellé, en leurs temps, par les immenses Tocqueville2
et John Dewey3, auxquels le journaliste se réfère : « Voici
pourquoi, citoyens, la liberté de la presse, quels que soient les
reproches, insatisfactions et mécontentements envers l’espèce
journalistique, vous concerne au premier chef : parce que s’y
joue l’intensité de votre désir de démocratie, de votre volonté
d’en être acteur et de votre souhait que personne n ’en soit
exclu. »
Sophie Coignard, grand reporter au Point, s’en est, elle aussi,
prise efficacement et plusieurs années de suite à l’omerta,
dans quatre livres aux motifs républicains et démocratiques
manifestes4. Dans le premier d’entre eux, L ’Omerta française
(1999), la responsabilité de chacun de nous - et des journa­
listes en particulier - quant au règne de « la loi du silence »

1.Le Droit de savoir, op. cit., p. 83 et 84.


2. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835.
3. John Dewey, Une fo i commune (1934), La Découverte, 2011.
4. Sophie Coignard et Alexandre Wickham, L ’Omerta française, Albin
Michel, 1999, puis Sophie Coignard, Le Rapport Omerta, Albin Michel,
2002, 2003 et 2004.

57
C O R R U P T IO N

dictée par les « étouffeurs » (politiciens, patrons, magistrats,


hauts fonctionnaires, éditeurs et rédacteurs en chef, etc.) était
clairement mentionnée : « L’omerta n ’est pas une chape de
plomb qui descend des hautes sphères et afflige des citoyens
désespérés. C ’est une tentation qui traverse toute la société. Il
n ’y a pas une administration, une entreprise, un tribunal, une
maison d’édition, un parti, un corps de contrôle, un journal
qui ne soit coupé en deux. Certains, les plus nombreux en
général, ont fait le pari de l’ombre. D ’autres voudraient en
finir avec ces comportements infantiles et archaïques. La
lâcheté des institutions - et des hommes - les exaspère de
plus en plus1. »
En épilogue de ce brûlot bourré de vérités qui étaient toutes
bonnes à dire, la journaliste et son coauteur insistaient sur la
question civique : « Car les vrais responsables de la loi du
silence ne se recrutent pas seulement dans le cercle en vue
des happy few : comment le système pourrait-il continuer à
fonctionner sans l’accord, au moins tacite, de la majorité des
Français ? Ils ont entre leurs mains, mais semblent l’ignorer,
le pouvoir de briser les derniers tabous. C ’est une tâche
immense et si simple en même temps. Elle consiste juste à
transformer, à l’aube du troisième millénaire, la France en
une démocratie digne de ce nom2. » On pense à La Boétie,
protestant ainsi, vers 1548, contre l’absurdité de la tyrannie :
« Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres3. » J ’y
reviendrai.

1. Sophie Coignard et Alexandre Wickham, L ’Omerta française,


op. cit., p. 15.
2.Ibid., p. 361.
3. La meilleure édition disponible : Discours de la servitude volontaire,
Payot, coll. « Petite bibliothèque », 2002, avec introduction et textes de
Miguel Abensour, Pierre Clastres et Claude Lefort, Marcel Gauchet,
Lamennais, Pierre Leroux, Simone Weil.
Dans l ’article qu’il a consacré au Discours de La Boétie dans
VEncyclopœdia Universalis, Raoul Vaneigem pointe la corruption,

58
D A N S L E S É C U R IE S D ’A U G IA S

La démocratie repose aussi sur la volonté de s’informer,


l’exercice civique de son «droit de savoir», selon la for­
mule d’Edwy Plenel. En ces temps politiquement troublés,
la philosophe Cynthia Fleury affirme de son côté qu’« être
démocrate - entendez faire prévaloir l’État social et de droit
sur l’économie et la finance - va demander une implication
citoyenne journalière dont nous n ’avons pas encore réellement
idée, ni surtout la compétence », mais qui suppose que l’on
fasse l’effort de s’informer et d’agir. Voici, tel qu’elle le
décrit, le devoir initial du démocrate véritable : « Ne jamais
plus laisser l’avancement de nos compréhensions économiques

1’« achat », comme arme essentielle du tyran : « Et ce jeune homme,


qui, au-delà de sa mort prématurée, continue de raviver la jeunesse
du monde, a ce mot que notre époque commence à peine à entendre
et à pratiquer : “Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres.”
Faut-il s’armer pour abattre le tyran ? Nullement. “Je ne veux pas que
vous le poussiez ou l’ébranliez, mais, seulement, ne le soutenez plus,
et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base,
de son poids même fondre en bas et se rompre.” Supporter la férule
ne sollicite rien que résignation et passivité, créer des conditions pro­
pices aux libertés implique conscience, détermination, effort. Là où les
bêtes capturées regimbent, préférant parfois la mort à l’esclavage, les
citoyens ont abdiqué leurs droits de nature. Leurs sociétés ont enchaîné
à la “dénaturation des gouvernants” la “dénaturation des gouvernés”.
Une corruption générale du sens humain a soudé dans un accouple­
ment mortifère maîtres et esclaves, exploiteurs et exploités. Qu’est-ce
que l ’homme de pouvoir? Un être sans qualité, un “homoncule” ne
se souciant ni d’aimer ni d’être aimé mais seulement de contraindre
et d’acheter, d’obtenir par ruses et flatteries ce que la force brutale
échoue à arracher. »
Dans sa présentation de son édition du Discours en collection Mille
et Une Nuits (1997), la philosophe Séverine Aufffet explique que
« ce texte (ô combien actuel !) analyse les rapports maître-esclave
qui régissent le monde et reposent sur la peur, la complaisance, la
flagornerie et l’humiliation de soi-même. Leçon politique mais aussi
leçon éthique et morale, La Boétie nous invite à la révolte contre toute
oppression, toute exploitation, toute corruption, bref contre l’armature
même du pouvoir ».

59
C O R R U P T IO N

ne rien donner du point de vue civique. La démocratie meurt


de ne plus rien faire des informations qui sont données aux
citoyens. » Et, en responsabilité réciproque, le devoir du
citoyen exige un journalisme véritable, lui aussi. « Cela pas­
sera d’abord par une révolution de l’information publique, au
service de l’amélioration de la démocratie1», espère l’auteur
de La Fin du courage1.
Sur ce point, je risque d ’attrister la philosophe, car si
quelques valeureux confrères s’échinent encore, souvent dans
une grande solitude, à enquêter et à publier épisodiquement
quelques révélations exclusives, force est de constater qu’il
n ’est plus guère qu’un seul journal national qui soit digne des
idéaux professionnels d ’Albert Londres, d’Albert Camus ou de
George Orwell, pour citer les maîtres du genre : Mediapart.
Albert Londres écrivait, en 1902, dans ses Visions orien­
tales : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un
enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder
les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales
de roses. Notre métier n ’est pas de faire plaisir, non plus de
faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. » Albert
Camus ajoutait, dans un manifeste de 1939, destiné au Soir
républicain (Alger) : « Il est difficile aujourd’hui d’évoquer
la liberté de la presse sans être taxé d’extravagance, accusé
d’être Mata-Hari, de se voir convaincre d’être le neveu de
Staline. Pourtant cette liberté parmi d ’autres n ’est qu’un des
visages de la liberté tout court et l’on comprendra notre obs­
tination à la défendre si l’on veut bien admettre qu’il n ’y a
point d’autre façon de gagner réellement la guerre. [...] Un
journal indépendant [...] sert la vérité dans la mesure humaine
de ses forces. Cette mesure, si relative qu’elle soit, lui permet
du moins de refuser ce qu’aucune force au monde ne pour­

1. Cynthia Fleury, « Si une nouvelle offre politique a du sens... », La


Croix, 28 février 2014, p. 12.
2.1d., La Fin du courage, Fayard, 2010, Le Livre de Poche, 2011.

60
D A N S LES É C U R IE S D ’A U G IA S

rait lui faire accepter : servir le mensonge. » De son côté,


George Orwell aurait, dit-on, déclaré : « Le journalisme, c’est
imprimer quelque chose que quelqu’un d’autre ne voudrait pas
voir imprimé. Tout le reste n ’est que relations publiques. »
Dans un monde où l’omerta s’impose, où la voix des pouvoirs
et des puissants dicte la voie à suivre, il faut un courage certain
pour ne pas renoncer à publier « quelque chose que quelqu’un
d’autre ne voudrait pas voir imprimé», surtout lorsque ce
« quelqu’un » détient le pouvoir d’acheter de l’espace publi­
citaire ou celui de distribuer les aides publiques à la presse.
Et pourtant, je pense, comme Sophie Coignard, qu’il en va
de la mission essentielle de l’information dans une démocratie
digne de ce nom.
Line information dérangeante qu’une presse dévitalisée,
appartenant à des industriels influents et sous perfusion des
aides de l’État, jette dans les oubliettes du prétendu « débal­
lage », sans animer pour autant l’authentique « débat » démo­
cratique. Pour ce qui me concerne, depuis quelque trois
ans, lorsque j ’ai jugé qu’il était de mon devoir de porter la
plume dans la plaie afin de servir la vérité dans la modeste
mesure humaine de mes forces, c’est parfois dans un blog
hébergé par Mediapart que j ’ai publié les informations que
j ’avais recueillies. Car d’importantes enquêtes, pourtant fort
bien nourries d ’informations, de témoignages et de docu­
ments exclusifs, n ’avaient pas été retenues par mon journal :
l’affaire UBS, avant de déboucher sur un livre que j ’ai publié
en mars 20121, mais aussi tel trafic de bois tropicaux, avec
fraude aux certifications, blanchiment, évasion fiscale, corrup­
tion et financement politique illégal ; ou encore tel nouveau
volet frauduleux de l’affaire Wildenstein, impliquant quatre
ministres du Budget successifs ; les dysfonctionnements de
Tracfin à propos du cas Cahuzac ; une enquête sur la nature
et la fonction exactes du « verrou de Bercy » ; le recueil des

1. Ces 600 milliards qui manquent à la France, op. cit.

61
C O R R U P T IO N

souvenirs d’un ex-officier de la DGSE sur le système de cor­


ruption dans le secteur pharmaceutique ; le financement illégal
de l’islamisme radical, en France, par le Qatar ; le repérage
d’un canal africain qui pourrait avoir servi au financement
(illégal) de la campagne électorale 2007 de Nicolas Sarkozy
par Kadhafi ; la corruption du marché national du chauffage
urbain, impliquant des personnalités politiques de première
importance ; un conflit d ’intérêts majeur concernant la Caisse
des dépôts et consignations ; la mise en évidence de la com­
plicité de certaines administrations dans l’organisation de la
fraude fiscale par UBS, en France ; les témoignages inédits
de quatre lanceurs d’alerte sous les feux de l’actualité... Cela
faisait beaucoup. Heureusement, certains de ces dossiers ont
été publiés par des confrères solidaires.

Il s’agit, en notre époque de corruption généralisée et de


dérèglement démocratique profond, d ’oser le courage de la
vérité. Car « c’est le boulot du journaliste que de comprendre
puis de rendre compte de cette réalité ». C’est « sa fonction
première dans un monde torturé et indéchiffrable». Car,
« plus le monde est indécis, obscur, confus, plus le travail du
journaliste devient nécessaire ». Telles sont les interpellations
de Denis Robert1. Je les fais miennes.
Le courage de la vérité, ce n’est pas une plaisanterie romantique.
Je dois à Cynthia Fleury, auteur de La Fin du courage2,
de m ’avoir incité à lire les pages incandescentes de Michel
Foucault sur la parrêsia, autrement dit sur le « courage de la
vérité3 », issues de son dernier cours au Collège de France

1. Denis Robert, Vue imprenable sur la folie du monde, op. cit., p. 97.
2. Cynthia Fleury, La Fin du courage, op. cit., p. 130 sq. de l’édition
2011.
3. Michel Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres. Cours
au Collège de France 1982-1983, Gallimard/Éditions du Seuil, coll.
« Hautes Études », 2008, et Le Courage de la vérité. Le Gouverne­
ment de soi et des autres II. Cours au Collège de France 1983-1984,

62
D A N S L E S É C U R IE S D ’A U G IA S

(1984) : « La parrêsia a pour fonction justement de pouvoir


limiter le pouvoir des maîtres. Quand il y a de la parrêsia, et
que le maître est là - le maître qui est fou et qui veut imposer
sa folie - , que fait le parrèsiaste, que fait celui qui pratique
la parrêsia ? Eh bien justement, il se lève, il se dresse, il
prend la parole, il dit la vérité. Et contre la sottise, contre la
folie, contre l’aveuglement du maître, il va dire le vrai, et
par conséquent limiter par là la folie du maître. À partir du
moment où il n ’y a pas de parrêsia, alors les hommes, les
citoyens, tout le monde est voué à cette folie du maître. »
Se référant aux philosophes grecs de l’Antiquité (Socrate, les
cyniques, Épictète, etc.), Michel Foucault a abordé la notion
de parrêsia dès 1982, en tant que vertu politique et pour le
rôle qu’elle joue dans la démocratie athénienne, principalement.
Ce dire-vrai, ou franc-parler, ou liberté de parole, ou encore
« courage de la vérité », comportait alors le risque - parfois
vital - pris par le citoyen qui prenait la parole dans l’assemblée
de la Cité pour y nourrir le débat contradictoire. Dans son
cours de 1983-1984 au Collège de France, Michel Foucault
a orienté sa réflexion sur la dimension éthique, le « souci de
soi », liée à la parrêsia. Une éthique articulée au politique :
« La tâche du dire-vrai est un travail infini : la respecter dans
sa complexité est une obligation dont aucun pouvoir ne peut
faire l’économie. Sauf à imposer le silence de la servitude1. »
Cynthia Fleury a parfaitement pointé ce que peut coûter

Gallimard/Éditions du Seuil, coll. « Hautes Études », 2009. Pour une


vue d’ensemble : Thomas Berns, Laurence Blésin et Gaëlle Jeanmart,
Du courage. Une histoire philosophique, Encre marine, 2010. Pour une
histoire plus précise de la redécouverte de la parrêsia par Foucault :
Carlos Lévy, « Parrêsia », dans Jean-François Bert et Jérôme Lamy
(sous la direction de), Michel Foucault. Un héritage critique, CNRS
Éditions, 2014, p. 143 à 152.
l . « L e souci de la vérité», entretien avec François Ewald, dans Le
Magazine littéraire, n° 207, mai 1984, repris dans Dits et Écrits II.
¡976-1988, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, p. 1497.

63
C O R R U P T IO N

le courage de la vérité, lequel s’oppose à la servitude de la


« communication ». « Preuve que la parrêsia n ’est pas affaire
de communication, développe-t-elle, elle relève de Vadoxia.
Autrement dit, elle prend le risque majeur de déplaire. Par
définition, Vadoxia décrit la mauvaise réputation, la pauvreté,
le dépouillement dont se réclament les cyniques1. » De même,
Philippe Chevallier a récemment souligné que la parrêsia ne
concerne pas « l’opinion commune », mais qu’elle « privilégie
les vérités irritantes » et les dit « dans une forme libre et
prophétique »2.

Prophètes

Car le « courage de la vérité » - l’éthique parrèsiastique


(Cynthia Fleury) - a partie liée avec le prophétisme, avec
la colère de Moïse brisant les tables de la Loi face au Veau
d’or et avec la hardiesse de Jésus chassant les marchands du
Temple, par exemple, ou encore lorsque celui-ci affronte, en
parole de vérité et au risque de sa propre vie, le doute des
habitants de Jérusalem (Jean 7), et lorsqu’il parle pour la
dernière fois à ses disciples (Jean 16,25-29).
Le terme parrêsia et le verbe parrêsiazomai (« se conduire
avec assurance ») se rencontrent une quarantaine de fois
dans le Second Testament, principalement dans l’Évangile
selon Jean, les Actes et les Épîtres. Mais d’abord dans le
Premier Testament, le Livre des prophètes. L’exégète Jacques
Nieuviarts a défini les caractères essentiels des « nabi » de
l’Israël ancien : hommes inquiets de l’avenir, mais hommes
du présent, car « le lieu de la parole prophétique est toujours
l’aujourd’hui » ; hommes de la « parole en acte » aussi, parole

1. Cynthia Fleury, La Fin du courage, op. cit., p. 138.


2. Philippe Chevallier, Michel Foucault. Le pouvoir et la bataille,
PUF, 2e édition, 2014, p. 94.

64
D A N S LES É C U R IE S D ’A U G IA S

qui s’efface ou se transmute en apocalypses1 lorsque vient


« le temps des deux fermés2 ».
Temps de fermeture, temps actuels... Temps de prophètes,
comme on dit qu’il fait « un temps de chien » ? Car les
prophètes se sont toujours levés quand le monde sombrait.
Ainsi se sont dressés les « prédicants » des Cévennes, très vite
après la révocation de l’édit de Nantes (octobre 1685), dans des
assemblées clandestines au Désert, face à « Pharaon », c’est-à-
dire à Louis XIV qui se prenait pour le soleil et martyrisait les
protestants du royaume. Et de « prédicants » en « prophètes »
(1688-1702), la révolte des camisards s’est transformée en guerre
ouverte contre l’absolutisme, contre le clergé catholique bénis­
sant les balles en plomb des dragons du roi avec ses goupillons
en or, contre la corruption de la « Babylone » de leur temps3.
Ainsi, Victor Hugo, en 1852, lorsqu’il lance, depuis son
exil bruxellois, son imprécation contre « Napoléon le Petit4 ».
Le poète républicain, qui avait résisté au coup d ’État du

1.Du grec à7ioKàÀ,u\|nç/apokâlupsis qui signifie «dévoilem ent»,


« révélation », bien plus que « catastrophe ». Le prophétisme du Jean
de l’Apocalypse est parfaitement établi par le travail exégétique monu­
mental de Pierre Prigent : L ’A pocalypse de saint Jean, Labor et Fides,
édition revue et augmentée, 2014.
2. Guide de lecture des prophètes, Bayard, 2010, p. 14 à 20. Pour le
contexte historique : Adolphe Lods, Les prophètes d'Israël et les débuts
du judaïsme, Albin Michel, coll. « L’évolution de l’humanité », 1969 et
Armand Abécassis, La Pensée juive, vol. 2, De l ’état politique à l ’éclat
prophétique, Le Livre de Poche, 1987.
3.Jean-Paul Chabrol, La Guerre des camisards en 40 questions,
Alcide, 2010, p. 82 et p. 29 à 33 (« Qu’est-ce que le prophétisme ? »).
Cf. aussi Daniel Vidal, Le Malheur et son prophète. Inspirés et sectaires
en Languedoc calviniste (1685-1725), Payot, 1983 ; Philippe Joutard, Les
Camisards, Gallimard, coll. « Folio », 1994, tout le chapitre « Les pro­
phètes protestants » ; les extraordinaires Mémoires d ’un camisard, Jacques
Bonbonnoux, présentés par Jean-Paul Chabrol, notamment p. 28 et 29
sur « les activités religieuses [intenses] des camisards», Alcide, 2011.
4. Victor Hugo, Napoléon le Petit, Actes Sud, 2007. Mes citations
sont extraites de l’édition Jean-Jacques Pauvert, 1964.

65
C O R R U P T IO N

2 décembre 1851 au péril de sa vie, sonde alors le fond de


l’esprit du tyran et de ses (nombreux) affidés. Et qu’y trouve-
t-il ? La corruption, l’achat des consciences et des actes ! Mais
il dénonce aussi la complaisance, voire la « complicité », de
tout un peuple. Racontant la pathétique tentative de soulè­
vement organisée par Bonaparte à Boulogne-sur-Mer, Hugo
relève : « Il jette de l’argent au passant dans les rues de
Boulogne, met son chapeau à la pointe de son épée et crie
lui-même “vive l’empereur” ... » (p. 43). De même, passé le
coup d ’État de 1851, Napoléon le Petit sait comment acheter
son administration : « Dans ses entreprises, il a besoin d’aides
et de collaborateurs ; il lui faut ce qu’il appelle lui-même
“des hommes”. Diogène [le prophète cynique] les cherchait
tenant une lanterne, lui, il les trouve un billet de banque à la
main » (p. 50). Car, mis à part la violence, « l’argent : c’est
là l’autre force de M. Bonaparte », analyse Hugo (p. 55).
Le brûlot de l’écrivain de combat sonde aussi les ventres du
tyran et de ses collaborateurs. « Ces hommes ont un pouvoir
immense, incomparable, absolu, illimité, constate-t-il [...]. Ils
s’en servent pour jouir. S’amuser et s’enrichir, tel est leur
“socialisme”. [...] Millions, millions! Ce régime s’appelle
Million » (p. 85)'. Il dénonce l’orgie nihiliste du Veau d’or

l.E t le texte prophétique continue ainsi, enflammé par la révolte :


« M. Bonaparte a trois cents chevaux de luxe, les fruits et les légumes
des châteaux nationaux, et des parcs et jardins jadis royaux ; il regorge ;
il disait l’autre jour : toutes mes voitures, comme Charles-Quint disait :
toutes mes Espagnes, et comme Pierre le Grand disait : toutes mes
Russies. Les noces de Gamache sont à l’Élysée ; les broches tournent
nuit et jour devant des feux de joie ; on y consomme - ces bulletins-là
se publient, ce sont les bulletins du nouvel empire - six cent cinquante
livres de viande par jour ; l’Élysée aura bientôt cent quarante-neuf cui­
sines comme le château de Schônbrunn ; on boit, on mange, on rit, on
banquette : banquet chez tous les ministres, banquet à l’École militaire,
banquet à l’Hôtel de Ville, banquet aux Tuileries, fête monstre le 10 mai,
fête encore plus monstre le 15 août, on nage dans toutes les abondances
et dans toutes les ivresses. Et l’homme du peuple, le pauvre journalier,

66
D A N S L E S É C U R IE S D ’A U G IA S

qui corrompt la France du second Empire : « Jouir et bien


vivre, répétons-le, et manger le budget ; ne rien croire, tout
exploiter ; compromettre à la fois deux choses saintes, l’hon­
neur militaire et la foi religieuse... » (p. 89). Mais Hugo lance
aussi un bel avertissement aux bourgeois complaisants et
soumis, aux lâches et aux intéressés, aux collaborateurs de la
tyrannie, à « tous ceux qui, propriétaires, serrent la main d’un
magistrat ; banquiers, fêtent un général ; paysans, saluent un
gendarme ; tous ceux qui ne s’éloignent pas de l’hôtel où est
le ministre, de la maison où est le préfet, comme d ’un lazaret ;
tous ceux qui, simples citoyens, non fonctionnaires, vont aux
bals et aux banquets de Louis Bonaparte et ne voient pas que
le drapeau noir est sur l’Élysée ». Je parle d ’avertissement
prophétique, car Hugo va jusqu’à interpeller ces « simples
citoyens » - peuple adorateur du Veau d’or impérial - qui,
« s’ils échappent à la complicité matérielle, n ’échappent pas
à la complicité morale ». Le jugement tombe alors, infamant :
« Le crime du 2 décembre les éclabousse » (p. 36).
Les mêmes « simples citoyens » n’ont-ils pas été éclaboussés
par le crime du 10 juillet 1940, jour où les parlementaires
français des deux Chambres réunies ont voté (569 pour, 80
contre) les pleins pouvoirs constituants au maréchal Pétain?
Quatre jours plus tard, le dimanche 14 juillet 1940, le pasteur,
théologien et résistant Roland de Pury1 lançait, depuis son

auquel le travail manque, le prolétaire en haillons, pieds nus, auquel


Pété n’apporte pas de pain et auquel l’hiver n’apporte pas de bois, dont
la vieille mère agonise sur une paillasse pourrie, dont la jeune fille se
prostitue au coin des rues pour vivre, dont les petits enfants grelottent de
faim, de fièvre et de froid dans les bouges du faubourg Saint-Marceau,
dans les greniers de Rouen, dans les caves de Lille, y songe-t-on ? Que
devient-il ? Que fait-on pour lui ? Crève, chien ! » (op. cit., 1964, p. 85
et 86).
1. Roland de Pury (1907-1979) est Juste parmi les nations (notice
du Comité français pour Yad Vashem : http://www.yadvashem-france.
org/les-justes-parmi-les-nations/les-justes-de-france/dossier-1066/). Dans

67
C O R R U P T IO N

temple de la rue Lanterne (Lyon), une prédiction inspirée, un


appel profond à résister1. Une prédication « de justice » qui,
choisissant d’interpréter le commandement « Tu ne déroberas
point ! » (Exode 20,15), développait une méditation sur la cor­
ruption humaine, dont le marqueur essentiel est « le grand vol
originel », cette façon de nous emparer de ce qui ne nous revient
pas et de ne pas le rendre - et d’être ainsi acheté, ou vendu.
Et ce dimanche 14 juillet 1940, à Lyon, donc, Roland de Pury
poussait l’audace jusqu’à l’oracle historique : « Mieux vaudrait
la France morte que vendue, défaite que voleuse. La France
morte, on pourrait pleurer sur elle, mais la France qui trahirait
l’espoir que les opprimés mettent en elle, mais la France qui
aurait vendu son âme et renoncé à sa mission, nous aurait dérobé
jusqu’à nos larmes. Elle ne serait plus la France2. » Vendre son
âme... Belle définition métaphysique de la corruption ! Belle
apostrophe prophétique, en « patois de Canaan3 », mobilisant
« la vivacité, la vigueur, parfois la verdeur, d’une langue et
d’une pensée qui puisent dans l’Ancien Testament autant que
dans le Nouveau, et se souviennent de la liberté avec laquelle
les prophètes, un Jésus, un Paul ont su interpeller les puissants
et fustiger, avertir ou consoler leur peuple4 ».

La nécessité de refonder la société passe par le courage de


la vérité prophétique, certes, mais surtout, comme le journa­
liste Edwy Plenel l’a parfaitement compris, par « ce “pacte
parrésiastique” où la qualité de la démocratie se juge aussi

sa belle biographie du prédicateur de Lyon, Daniel Galland (Roland de


Pury. Le souffle de la liberté, Les Bergers et les Mages, 1994) le dit
« pasteur, prophète, résistant ».
1. Patrick Cabanel, Résister. Voix protestantes, Alcide, 2012.
l.Ib id ., p. 62 et 63.
3. Rhétorique utilisant expressions bibliques, tournures empruntées à
l’hébreu ou au grec et termes évangéliques. Fait référence au pays de
Canaan, terre promise aux Hébreux après leur sortie d’Égypte.
4. Ibid., p. 20 et 21.

68
D A N S L E S É C U R IE S D ’A U G IA S

bien à l’expression de la vérité qu’à sa réception, au risque


pris par celui qui l’énonce et à la capacité d’écoute de ceux
qui l’entendent, en somme à son interactivité ».
Vaincre la corruption exige enfin la révolte, celle du « révolté
métaphysique » de Camus, de celui qui « se dresse sur un
monde brisé pour en réclamer l’unité », de celui qui « oppose
le principe de justice qui est en lui au principe d’injustice
qu’il voit à l’œuvre dans le monde ». Le « révolté métaphy­
sique » n ’est pas un athée, aux yeux de l’auteur de La Peste
(1947), car il « défie plus qu’il ne nie », parlant « d’égal à
égal » avec Dieu. Camus précise ici : « Mais il ne s’agit pas
d’un dialogue courtois. Il s’agit d’une polémique qu’anime
le désir de vaincre1. »
Prophétiser étant sans doute plus à la portée du commun
des mortels que de réaliser le cinquième des douze travaux
héroïques d’Héraclès, le nettoyage des écuries d ’Augias, je
m ’efforcerai, dans ce livre, de dire quelques vérités irri­
tantes avant de lancer, finalement, un appel à vaincre le
règne de la corruption. Et je le ferai en tant que « révolté
métaphysique ».

« Une coupe d’or, pleine d’abominations2 »

Relisant l’avant-propos que j ’avais donné lors de la réédi­


tion de poche des 600 milliards..., parue en novembre 2012

1. Albert Camus, L ’Homme révolté, Gallimard, 1951 et coll. « Folio »,


1995, p. 42 et 43.
2. Apocalypse de Jean 17, traduction Nouvelle Bible Segond :
« 1. Alors l’un des sept anges qui tenaient les sept coupes vint parler
avec moi. Il me dit : Viens, je te montrerai le jugement de la grande
prostituée qui est assise sur de grandes eaux. 2. C’est avec elle que
les rois de la terre se sont prostitués, et les habitants de la terre sont
ivres du vin de sa prostitution. 3. Il me transporta, par l’Esprit, dans un
désert. Je vis alors une femme assise sur une bête écarlate, pleine de

69
C O R R U P T IO N

(Points Seuil), j ’y trouve l’ultime trace d’un naïf espoir dans


le « changement », espoir de redressement, d ’engagement
gouvernemental et «patriotique» à lutter « d ’abord contre
l’évasion fiscale1».
Deux ans plus tard, force est de constater que cet espoir
a été trahi. La protection étatique des plus grands fraudeurs,
sans cesse perfectionnée sous les présidences successives de
François Mitterrand, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, est
intacte, voire plus intense que jamais. Car, depuis l’élection
de François Hollande à la présidence de la République, en
mai 2012, les gouvernements Ayrault puis Valls ont agi de telle
façon que l’État limite les marges de manœuvre de la justice.
Et ils n ’ont pas hésité, eux non plus, à invoquer le « secret
défense », avec pour effet de couvrir certaines activités civiles,
économiques et financières dont la divulgation ne menace
pourtant en rien la sûreté nationale, accroissant d’autant les
pouvoirs déjà exorbitants (et hors contrôle démocratique) de
la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), créée
par Nicolas Sarkozy en 2008, rebaptisée Direction générale de
la sécurité intérieure (DGSI) par Manuel Valls, en mai 2014.

noms blasphématoires, qui avait sept têtes et dix cornes. 4. Cette femme
était vêtue de pourpre et d’écarlate, parée d’or, de pierres précieuses
et de perles. Elle tenait à la main une coupe d’or, pleine d’abomina­
tions et des impuretés de sa prostitution. 5. Sur son front était écrit un
nom, un mystère : Babylone la Grande, la mère des prostituées et des
abominations de la terre. »
1. Discours du nouveau Premier ministre Jean-Marc Ayrault, le
3 juillet 2012, à l’Assemblée nationale (déclaration de politique générale
du gouvernement) : « À tous les niveaux, le gouvernement que je dirige
se donnera les moyens de lutter contre la fraude, et d’abord contre l’éva­
sion fiscale ! Dans ce combat pour le redressement, nous avons besoin
de tous les acteurs. Il ne peut être l’affaire du gouvernement seul. Le
changement ne se décrète pas. Il ne se mesure pas au nombre de lois
votées. Il est un mouvement qui inspire toute la société, un mouvement
porté par tous les corps intermédiaires : les collectivités locales, les
partenaires sociaux, les associations, les ONG. »

70
D A N S L E S É C U R IE S D ’A U G IA S

Ils ont également imposé à des parlementaires intimidés le


respect du pouvoir exclusif de l’administration centrale - la
commission des infractions fiscales (CIF), dite « verrou de
Bercy», dont je connais, depuis mars 2014, la composition
particulièrement confidentielle - dans le déclenchement (ou
non) d ’une poursuite judiciaire à l’encontre des fraudeurs
fiscaux, par autorisation donnée (ou non) à l’administration
de porter plainte. Ils ont pesé sur le déroulement de certaines
informations judiciaires portant sur l’organisation d’une évasion
fiscale qui coûte des dizaines de milliards d’euros à la France,
favorisant des négociations bien peu recommandables entre au
moins une grande banque internationale et le parquet de Paris,
afin d’imposer une réparation qui éviterait aux contrevenants
une inculpation complète, un jugement infamant au tribunal
correctionnel, et, surtout, d’éviter la mise en cause publique
de certains services de l’État.
Heureusement, les juges d’instruction ont résisté à toutes
les pressions. Le 23 juillet 2014, Guillaume Daïeff et Serge
Toumaire ont mis UBS en examen pour « blanchiment aggravé
de fraude fiscale », inculpation gravissime pour une banque.
Ne pas le dire clairement serait mentir par omission.
Le démontrer, par des informations vérifiées et précises,
est évidemment nécessaire. Bien sûr, tout ce que j ’écris est
issu de témoignages enregistrés et de documents probants.
Alors, voici, ce que j ’ai constaté lors de ces deux dernières
années de poursuite de l’information sur l’univers financier,
administratif et politique français.

Cahuzac, vu de Genève

Parce que j ’ai eu la conviction, dès l’automne 2012, que


Fabrice Arfi avait mené une enquête impeccable sur certains
avoirs financiers non déclarés de Jérôme Cahuzac, dissimulés
en Suisse et à Singapour, notamment sur des comptes bancaires

71
C O R R U P T IO N

d’UBS, j ’ai souhaité apporter à mon confrère de Mediapart


quelques compléments d’information, que j ’avais récoltés
de mon côté. Je tiens à exprimer ici mon admiration pour le
travail de Fabrice Arfï et ma reconnaissance pour la confiance
dont il a fait preuve à mon égard.
Le 4 décembre 2012, Mediapart publie le premier volet
d’une série d’articles affirmant que Jérôme Cahuzac, alors
ministre du Budget au gouvernement nommé par François
Hollande en mai 2012, possédait au moins un compte ban­
caire non déclaré en Suisse, à la banque UBS, jusqu’en
2010, date à laquelle l’argent dissimulé au fisc avait été
transféré à Singapour. Aussitôt, Jérôme Cahuzac dément de
façon virulente et menaçante ces informations sur son blog
et par voie de presse, mais également dans l’hémicycle de
l’Assemblée nationale : « Je n ’ai pas, messieurs les députés,
je n ’ai jamais eu de compte à l’étranger, ni maintenant ni
avant» (5 décembre 2012).
La suite est connue. Le 19 mars 2013, le parquet de Paris
ouvre très tardivement1 une information judiciaire contre X

l.Edwy Plenel écrit, le 27 décembre 2012, en tant que directeur de


Mediapart, au procureur de la République de Paris : « En l’état, aucune
procédure judiciaire ne vise donc à satisfaire la vérité. D ’où la question
que nous vous posons dans un souci de manifestation de cette vérité, et
sur laquelle nous aimerions connaître votre réponse : pourquoi ne pas
confier à un juge indépendant les investigations qu’appellent les informa­
tions qui, aujourd’hui, font l ’objet du débat public sur ce qui est devenu
“l’affaire Cahuzac” ? Pourquoi ne pas permettre au juge d’instruction
déjà en charge des procédures en cours visant la banque UBS pour des
faits d’évasion et de fraude fiscales, M. Guillaume Daïeff, d’enquêter sur
ces faits nouveaux, sur la base d’un supplétif que vous lui accorderiez
et qui étendrait son champ d’investigation ? Les faits révélés par Media­
part sont à l’évidence contigus à ceux sur lesquels enquête ce juge : il
s’agit de la même banque suisse, UBS, et d’évasion fiscale concernant
un résident et ressortissant français. » Peu après, le 8 janvier 2013, une
enquête préliminaire était ouverte pour « blanchiment de fraude fiscale »
à l’encontre du ministre du Budget.

72
D A N S LES É C U R IE S D ’A U G IA S

pour qu’une enquête soit menée sur les soupçons de « blan­


chiment de fraude fiscale », mais Jérôme Cahuzac continue
d’affirmer son innocence et explique sa démission du gou­
vernement par la nécessité de pouvoir se consacrer à sa
défense. Ce n ’est que le 2 avril 2013, et après avoir été mis
en examen pour « blanchiment de fraude fiscale », que l’ex-
ministre du Budget reconnaît, sur son site Internet, détenir
un compte à l’étranger.
Fabrice Arfi a écrit1 combien la rédaction de Mediapart
s’est sentie « un peu seule » lors de ces longs mois d ’enquête,
mais aussi le combat qu’il a fallu mener contre tous ces
étouffeurs patentés du scandale : présidence de la République,
ministre de l’Économie et des Finances, parquet de Paris,
parlementaires du groupe socialiste à l ’Assemblée nationale
comme au Sénat... Presse aussi ! Sans même parler de
l’attitude systématiquement hostile d’un Jean-Michel Aphatie
(RTL et Canal +)... C’est ainsi qu’à cette occasion presque
toute la presse française a joué au chien de garde, soit
en s’abstenant, soit en critiquant ouvertement le travail de
Mediapart, de toute façon en évitant soigneusement d ’aller
y voir de trop près.
Fabrice Arfi a pu ainsi écrire : « En ce début d’année 2013,
il faut bien le dire, la rédaction de Mediapart se sent un
peu seule dans son enquête sur Jérôme Cahuzac. Est-ce par
manque de temps, de motivation, de moyens, voire de feu
vert de leur hiérarchie ? Toujours est-il que les journalistes
des autres rédactions qui enquêtent sérieusement sur cette
affaire sont rares. Et certains confrères préfèrent sommer
Mediapart de publier ses “preuves”, quand ils ne se contentent
pas de dénigrer notre travail. Misère du journalisme2... »
J’ai alors été heureux, dans ce contexte, d ’apporter ma

1.Fabrice Arfi, L ’Affaire Cahuzac. En bloc et en détail, Don Qui­


chotte, 2013, p. 163 sq.
2. Ibid.

73
C O R R U P T IO N

modeste pierre à la « manifestation de la vérité » invoquée


par Edwy Plenel auprès du procureur de la République de
Paris en décembre 2013. Fabrice Arfi a rapporté lui-même
l’épisode : « L e 1er février [2013], pourtant, un nouveau
front médiatique va s’ouvrir, avec un billet de blog du
journaliste Antoine Peillon. [...] Il [moi] y poste [sur mon
blog hébergé par Mediapart1] donc un billet sous le titre
“Affaire Cahuzac : les révélations d’un financier suisse”. À
peine mis en ligne, il va contribuer à relancer l’affaire. [...]
Aussi précis qu’informé, ce texte est lu de très près par les
spécialistes du dossier Cahuzac ainsi que par les enquêteurs.
Son apport va s’avérer déterminant. Il n ’est désormais plus
possible de balayer l’enquête de Mediapart d ’un revers de la
main2. » J ’ai aussi été amusé par ce tweet matinal d’Edwy
Plenel, en date du 2 février 2013 : « Journalisme solidaire :
@antoinepeillon renforce avec ses révélations suisses l’enquête
de @fabricearfi sur Cahuzac. » Je lui répondis alors, ironisant
sur les conditions un peu particulières de cette publication :
« @edwyplenel @fabricearfi “Journalisme solidaire”, très
juste formule. Une sorte d’innovation, aussi, de l’ordre du
multimédia...© »...
Au-delà du travail solidaire et de la confraternité, le témoi­
gnage publié le 1er février 2013 sur mon blog apportait, en
effet, quelques éclairages inédits sur la corruption et l’évasion
fiscale engageant de nombreuses personnalités françaises. On
y lisait :
« Question : Dans toute cette organisation d’une éventuelle
évasion fiscale de Jérôme Cahuzac, quel aurait été précisément

1. L’interview enregistrée le 24 janvier 2013, à Genève, était destinée


à être publiée dans les pages de La Croix. À noter que, mise en examen
en octobre 2013 dans l’affaire du compte non déclaré de Jérôme Cahuzac,
la banque Reyl affirme qu’elle a agi « en conformité avec les législations
et réglementations qui lui sont applicables ».
2 .Fabrice Arfi, L ’Affaire Cahuzac, op. cit., p. 163 et 169.

74
D A N S L E S É C U R IE S D ’A U G IA S

le rôle d’Hervé Dreyfus [gestionnaire de fortune de Jérôme


Cahuzac] ?
Réponse : Hervé Dreyfus a amené un certain nombre de
personnalités politiques et de grands capitaines d’industrie
français dans les livres de Reyl, de façon discrète et subtile.
Comme chez UBS, certains des gestionnaires de Reyl se
déplaçaient en France pour organiser la venue à Genève de
clients aux actifs non déclarés. Cela ne se faisait jamais par
l’intermédiaire du bureau parisien de Reyl, mais par l’inter­
médiaire de gestionnaires qui étaient basés à Genève et qui
voyageaient régulièrement en France et dans d’autres pays.
Ceci étant dit, le fait que Jérôme Cahuzac ait un compte
auprès de Reyl ou, via Reyl, auprès d’un autre établisse­
ment bancaire me semble être une certitude à 95 % du fait
de l’implication d’Hervé Dreyfus. L’autre élément qui, pour
moi, crée un faisceau de présomptions relativement fort, c’est
qu’il y a une proximité très importante entre Hervé Dreyfus et
son amie d’enfance Cécilia Ciganer (ex-Sarkozy). De ce fait,
Hervé Dreyfus est d’ailleurs un des conseillers patrimoniaux
de Nicolas Sarkozy, pour des investissements immobiliers ou
autres et pour sa fiscalité.
De ce fait aussi, tout un réseau politique a bénéficié des
services financiers de Reyl. L ’avantage d’Hervé Dreyfus,
c’est qu’il fait partie de ces très rares personnes à avoir à
la fois de hautes relations, notamment politiques, et à avoir
la technicité financière. Hervé Dreyfus connaît parfaitement
les problématiques particulières des fameuses personnalités
politiquement exposées (PEP).
Q. : Ce que vous décrivez dévoile, au-delà du cas éventuel
de Jérôme Cahuzac, un système d’évasion fiscale presque
généralisé. Concerne-t-il d’autres personnalités politiques ?
R. : Je connais très clairement des dossiers impliquant des
gens qui ont des profils similaires à celui de Jérôme Cahuzac
de par leur séniorité politique, ainsi que ceux touchant aux
actifs non déclarés de grands entrepreneurs français proches

75
C O R R U P T IO N

des différents pouvoirs politiques de gauche et de droite. Je


peux en témoigner parce que je l’ai vu, entendu et vécu.
Hervé Dreyfus a organisé un système de compensation pour
certains clients français du groupe Reyl.
Quand des clients bénéficiaires de comptes non déclarés
à Genève avaient besoin de liquidités, Hervé Dreyfus trans­
férait les liquidités d’autres clients qui avaient des excès de
liquidités sur leurs comptes gérés en France vers les comptes
français de ceux qui avaient des besoins de liquidités, et
puis il compensait ces mouvements dans l’autre sens sur les
comptes suisses non déclarés des uns et des autres, de façon
à ce que ça se rééquilibre.
C’était une façon ingénieuse de mettre à disposition des
liquidités auprès de clients sans avoir à leur faire traverser
la frontière, simplement par des compensations miroirs entre
des comptes non déclarés ouverts en Suisse et des comptes
français. Hervé Dreyfus a été en quelque sorte un porte-valises,
et je peux en témoigner. »
Ce témoin ayant été très rapidement entendu - avec son
accord express - par les enquêteurs de la Division nationale
des investigations financières (DNIF) de la police judiciaire
française, je publiais le 20 mars suivant - lendemain de la
démission de Jérôme Cahuzac de son poste de ministre du
Budget - un deuxième entretien réalisé avec la même source
genevoise1. Sous le titre « Un banquier suisse se dit prêt à
aider à nouveau la justice », de nouvelles perspectives étaient
ouvertes par ma source genevoise qui affirmait : « Une enquête
judiciaire qui entraînerait une investigation poussée chez
le groupe Reyl représenterait un grand coup de pied dans
la fourmilière, car il y a d’autres personnalités que Jérôme
Cahuzac, et tout aussi sensibles, qui sont gérées chez eux.

1. Cette fois-ci, ce fut sur le site Internet de La Croix : http://www.


la-croix.com/Actualite/France/Affaire-Cahuzac-un-banquier-suisse-se-dit-
pret-a-aider-a-nouveau-la-justice-_NG_-2013-03-20-923161.

76
D A N S LES É C U R IE S D ’A U G IA S

On découvrirait alors un vrai secret d’État et un vrai scandale


républicain, c’est-à-dire l’utilisation des places financières
offshore par des hommes politiques français, de gauche et de
droite, depuis de nombreuses années. Et pas seulement dans
le cadre d’opérations de financement politique qui ont fait
la une des médias, mais vraiment à des fins personnelles. »
Enfin, le 23 mai 2013, un ultime enregistrement du témoi­
gnage fleuve de cette source, qui a malheureusement connu,
ensuite, les pires ennuis judiciaires en Suisse1, fut réalisé à
Genève par Fabrice Arfi, Edwy Plenel et moi-même, solidai­
rement. Une fois encore, son témoignage fut d’une grande
précision. Il a été publié, pour l’essentiel, par Mediapart,
les 2 et 3 juillet 20132. Ainsi, à propos de l’organisation de
l’évasion fiscale par la banque UBS en France, un dossier
que je connais particulièrement bien, Pierre Condamin-Gerbier
nous a expliqué, détails à la clé : « Et puis il y a la clien­
tèle politique, qui est très minoritaire, peut-être 2 %. Mais
à l’UBS, la volonté affichée derrière les poîiiicaîîy exposed
person (PEP) n ’est pas d’acheter des relations qui vont être
financièrement rentables, mais d’acheter de l’influence. C’est
clairement cela qui est recherché. Plus indirectement, un soutien
politique peut être intéressant pour ses propres activités sur
le territoire, le jour où on a besoin d’y faire appel. Il n’y a

1. Il s’agit de Pierre Condamin-Gerbier, qui fut entendu par les poli­


ciers, les juges d’instruction, les parlementaires et les journalistes français,
jusqu’à son arrestation, en Suisse, le 5 juillet 2013. Il a été emprisonné,
dès lors, pendant deux mois et demi, à Berne, sous le coup d’une accu­
sation d’« espionnage économique ».
2. Fabrice Arfi, « Pierre Condamin-Gerbier : dans le secret des banques
suisses» (Mediapart, 2 juillet 2013, http://www.mediapart.fr/joumal/
intemational/020713/pierre-condamin-gerbier-dans-le-secret-des-banques-
suisses). Et Fabrice Arfi, « Pierre Condamin-Gerbier : “Je suis au milieu
d’une énorme machine à blanchir” » (Mediapart, 3 juillet 2013 ; http://
www.mediapart.ff/joumal/intemational/030713/pierre-condamin-gerbier-
je-suis-au-milieu-d-une-enorme-machine-blanchir).

77
C O R R U P T IO N

aucune motivation d’affaires derrière la stratégie PEP. C ’est


au mieux de l’influence, au pire de la corruption. »
Lors de mon enquête sur UBS1, j ’avais effectivement décou­
vert que la façon dont cette banque travaillait à l’organisation
de l’évasion fiscale au profit des « personnalités célèbres du
sport, du spectacle et de l’industrie » relevait autant d ’une
stratégie d’influence que de la recherche du profit immédiat.
Comment ne pas faire le parallèle avec le crime organisé, qui
investit (blanchit) beaucoup dans les industries culturelles et
de divertissement, le cinéma en particulier, afin d’y propager
l’esprit de transgression, d’« illégalisme », pour reprendre un
mot d ’Edwy Plenel2.

Cahuzac, dans les radars des « services spéciaux »

« Au pire de la corruption... », nous disait Pierre Condamin-


Gerbier, lors de notre dernier entretien à Genève, en mai 2013.
Corruption, encore et toujours... Edwy Plenel, de son côté, a
parfaitement établi le lien entre évasion fiscale, « délinquance
d’en haut », et corruption. Il y est revenu à plusieurs occa­
sions, et toujours de façon saisissante. « Toutes nos enquêtes
ont dévoilé le recours massif à des paradis fiscaux, une pra­
tique généralisée de fraude et d’évasion fiscales, en somme
l’habitude, dans les milieux privilégiés, de la violation de
la loi commune et, plus encore, une acceptation culturelle
de cet illégalisme comme allant de soi », analyse-t-il, en
2013, faisant référence à l’un des livres du grand juge italien
Roberto Scarpinato3, pour « comprendre de quoi le mot mafia

1. Ces 600 milliards qui manquent à la France, op. cit., p. 139 à 150.
2. Jean-François Gayraud, Showbiz, people et corruption, Odile Jacob,
2009, et Thierry Colombié, Stars et truands, Fayard, 2013.
3. Roberto Scarpinato et Saverio Lodato, Le Retour du prince, La
Contre-Allée, 2012.

78
D A N S L E S É C U R IE S D ’A U G IA S

est devenu le nom commun », celui « d’un monde, le nôtre,


où le conflit d’intérêts, cette prolifération des intérêts privés
à l’abri de l’intérêt général, est de fait institutionnalisé ; où
l’abus de pouvoir est ainsi légitimé, par accoutumance et
résignation ; où la corruption devient “un code culturel qui
façonne la forme même de l’exercice du pouvoir”. .. »
Un an plus tard, dans Dire non, Edwy Plenel enfonçait le
clou : « Fil rouge de la plupart des révélations de Mediapart
depuis sa création, sous la présidence de Nicolas Sarkozy
comme sous celle de François Hollande, la question de la
fraude fiscale et des paradis fiscaux qui l’abritent illustre la
coupable tolérance de nos élites dirigeantes pour cette délin­
quance d ’en haut où, dans l’alibi de la fortune, l’on viole la
loi la plus commune. Fraude et paradis à l’abri desquels se
trafiquent les financements illicites, doublés d’enrichissements
personnels, dans une proportion qu’on ne mesure sans doute
pas encore1. »
Depuis quelques années, je m ’attache à suivre ce « fil rouge »
de l’évasion fiscale, qui traverse toutes les corruptions. À ce
titre, le fruit des enquêtes journalistiques et judiciaires menées
en 2012 et 2013 sur les affaires Cahuzac (le pluriel s’impose)2
est révélateur de la prolifération des conflits d ’intérêts qui
minent en profondeur la démocratie. Au-delà de l’anecdotique
« aveu » du 2 avril 2013 quant à un compte recelant « environ
600 000 euros », c’est en effet tout un marigot politique et
affairiste qui a été révélé. Ainsi, le compte UBS-Reyl-Julius
Baer (Genève-Singapour) sur lequel porte l’aveu aurait été
ouvert dès 1992 par l’avocat Philippe Péninque, un ancien

1.Edwy Plenel, Dire non, op. cit., p. 74 et 75.


2. L’enquête parlementaire, dont le rapporteur était Alain Claeys,
député socialiste de la Vienne et ancien trésorier du Parti socialiste
entre 1994 et 2003, a été dénoncée comme une «mascarade» par de
nombreux élus de l’opposition, au premier rang desquels le président de
la commission, Charles de Courson.

79
C O R R U P T IO N

militant d’extrême droite (GUD) déjà mêlé à l’affaire des


comptes de campagne d’Édouard Balladur (1995), actuelle­
ment proche de Marine Le Pen. En outre, le 3 avril 2013, Le
Canard enchaîné affirma que Jérôme Cahuzac était l’ayant
droit d’au moins un deuxième compte bancaire non déclaré
en Suisse, sur lequel auraient été déposées des commissions
versées par l’industrie pharmaceutique.
En avril 2013 encore, certaines de mes sources ainsi que
la Radio télévision suisse (RTS) ont évalué le montant des
avoirs non déclarés de l’ex-ministre du Budget à environ
15 millions d’euros.
Au cabinet de Claude Évin, ministre de la santé (1988-1991)
du gouvernement Rocard, Jérôme Cahuzac avait la main sur
les autorisations de mise sur le marché des médicaments et
des équipements lourds. Selon Mediapart1, l’attribution de
scanners et d’appareils à imagerie par résonance magnétique
(IRM) à des établissements de santé était conditionnée par
le versement de pots-de-vin à Jérôme Cahuzac par les fabri­
cants de ces appareils. En effet, « à l’époque, les hôpitaux,
les cliniques et les cabinets de radiologie qui souhaitent
s’équiper d’un scanner ou d ’une IRM doivent obtenir l’auto­
risation du ministre de la Santé. Seulement, une carte sani­
taire limite l’installation de ces machines, que tous rêvent
d’acquérir. Pas plus de 50 à 100 autorisations sont délivrées
chaque année pour bien plus de demandes... », rappelle le
site d ’information. Et un ancien fonctionnaire de préciser
à Mediapart : « Les pots-de-vin à verser étaient de l’ordre
de 200 000 francs [environ 45 000 euros] pour un scanner,
de 500 000 francs (environ 112 000 euros) pour une IRM.
Que voulez-vous ? Des gens ont eu du pouvoir et ils ont
profité du système. Ils ont extorqué, prévariqué. » Dès lors,
le montant potentiel des commissions occultes versées pen-

l.Michaël Hajdenberg et Mathilde Mathieu, «Affaire Cahuzac : la


piste de la corruption », Mediapart, 13 juin 2013.

80
D A N S LES É C U R IE S D ’A U G IA S

dant trois ans de ministère Évin peut être évalué à quelque


10 millions d ’euros.
Mais la prévarication n’a pas cessé le 15 mai 1991, dernier
jour du second gouvernement de Michel Rocard - et donc du
ministère Evin. C’est que les liens tissés entre le cabinet de
l’ancien ministre de la Santé et l’industrie pharmaceutique ne
sont pas tranchés pour autant. Dès septembre 1991, Jérôme
Cahuzac devient ainsi consultant de Daniel Vial, lobbyiste
majeur des laboratoires. En 1993, la campagne législative de
Claude Évin est financée par les laboratoires Pierre Fabre et
par le Syndicat national de l’industrie pharmaceutique (SNIP)...
En avril 2013, un ancien officier des « services spéciaux »
français, ayant servi pendant une quinzaine d’années à la
DGSE, puis ayant travaillé à très haut niveau pour la pro­
tection du groupe Sanofi1, me faisait part de ses réflexions
sur l’affaire Cahuzac2. Il commença par m ’affirmer que le
renseignement français, notamment le renseignement intérieur,
connaissait dans le détail tout ce qui concernait les affaires
des laboratoires : « La pharmacie a toujours été considérée
comme une activité stratégique en France. À ce titre, elle a
légitimement bénéficié de la protection des services officiels de
l’État, dont la DST3 en la personne [sic] de sa sous-direction
de la protection du patrimoine (économie française). [...] Les
archives de ce service sur la “pharma” sont considérables
et portent sur plusieurs dizaines d’années. [...] La DCRI a

1. Première entreprise pharmaceutique française et numéro 5 mondial


du secteur en 2011. En 2013, du point de vue des bénéfices, Sanofi est
le numéro 2 mondial. C’est aussi l’un des leaders mondiaux en matière
de vaccins (filiale Sanofi Pasteur). Le lobbyiste Daniel Vial, ami et
employeur de Jérôme Cahuzac, fut par ailleurs conseiller spécial du
directeur général de Sanofi jusqu’au 25 avril 2013.
2. Note écrite et entretiens avec moi.
3. Direction de surveillance du territoire, dite familièrement « service de
contre-espionnage », fondue avec les Renseignements généraux (RG), dans
la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), en avril 2008.

81
C O R R U P T IO N

donc toute la matière pour faire des points précis sur diffé­
rents sujets [concernant le secteur pharmaceutique], dont les
questions de corruption. »
En ce qui concerne le cas de Jérôme Cahuzac en parti­
culier, se souvenant des années 1990, l’ancien officier de
renseignement me précisait : « Dans un tel contexte, la tra­
jectoire de Cahuzac avait laissé perplexe, à l’époque, et le
conflit d’intérêts était évident. [...] Il est évidemment faux
de prétendre que son circuit acrobatique n ’était pas connu
[des services de l’État]. » Plus gravement encore, l’homme
considérait comme « plus que probable » la « piste de finan­
cements de partis politiques », évoquant à plusieurs reprises
le nom d ’un certain laboratoire, avant de se lancer dans de
longs et précis développements sur la corruption généralisée
des partis politiques par les industries médicales, pétrolières
et militaires...
Pour finir, ce spécialiste de la sécurité nationale ironisait
sur « un [certain] trésorier de campagne possédant des sociétés
écrans en offshore », à propos de « l’élection du Magistrat
suprême ». Il n ’était pas difficile de comprendre qu’il faisait
en l’occurrence allusion à Jean-Jacques Augier, trésorier de la
campagne présidentielle de François Hollande en 2012, ami de
plus de trente ans du président de la République (promotion
Voltaire de l’ENA), actionnaire de sociétés offshore dans les
îles Caïmans, un territoire britannique des Caraïbes connu
pour être un paradis fiscal particulièrement opaque1.

1. Anne Michel et Raphaëlle Bacqué, « Le trésorier de campagne de


François Hollande a investi aux Caïmans », et Raphaëlle Bacqué, « Jean­
Jacques Augier, un ami de trente ans du président de la République »,
Le Monde, 4 avril 2013. Le 4 avril 2013, François Hollande assurait
qu’il ne connaissait « rien » des « activités privées » de son ex-trésorier
de campagne.

82
D A N S L E S É C U R IE S D ’A U G IA S

Une justice toujours sous contrôle

Le candidat François Hollande à la présidence de la Répu­


blique pensait-il à Jean-Jacques Augier, son ami et trésorier de
campagne, lorsqu’il publia son manifeste, Changer de destin,
en février 2012 ? Ou bien à Nicolas Sarkozy, lorsqu’il en
écrivit les pages les plus vibrantes, à propos de « l’empire de
l’argent » ? Ou, déjà, à Jérôme Cahuzac ? Relisons : « François
Mitterrand, dans un célèbre discours prononcé il y a quarante
ans à Épinay, avait dénoncé l’emprise de l’argent. Aujourd’hui,
c’est son empire qui est en cause. Il s’est emparé de tout. Il
était instrument, il est devenu maître. L’argent, si nécessaire
à tout un chacun, mais si nuisible quand il se change en force
sociale, en raison abstraite, en pouvoir dominateur. L ’argent
qui devrait servir l’économie, mais qui devient la mesure
de toute chose, l’étalon de la vie humaine. Vous en avez ?
Vous avez tout ! Vous n ’en avez pas ? Vous ne valez rien !
L’argent, c’est la loi et les prophètes. Je n ’ai pas l’illusoire
prétention de mettre fin à son pouvoir. Mais d ’installer de
solides contre-feux : faire prévaloir [...] la dignité sur la
cupidité, la justice sur les inégalités, la République sur les
intérêts de toutes sortes1. » La référence à la loi et aux pro­
phètes est particulièrement touchante.
À propos de loi, le cinquante-troisième engagement « pour
la France » du candidat socialiste2 ne peut qu’être applaudi des
deux mains : « Je garantirai l’indépendance de la justice et de
tous les magistrats : les règles de nomination et de déroule­
ment de carrière seront revues à cet effet. [...] J’interdirai les
interventions du gouvernement dans les dossiers individuels. »
Hélas, le projet de loi sur le parquet, présenté fin mai 2013

1. François Hollande, Changer de destin, Robert Laffont, 2012, p. 50.


2 .Id., Le Changement, c ’est maintenant. Mes 60 engagements pour
la France, 26 janvier 2012, p. 34.

83
C O R R U P T IO N

par la garde des Sceaux Christiane Taubira, n ’a pratiquement


rien changé à la dépendance des procureurs vis-à-vis du
pouvoir exécutif. Certes, désormais, le Conseil supérieur de
la magistrature (CSM) devra donner son avis au moment
du choix, mais ce sera toujours le gouvernement qui proposera
leurs noms. À l’occasion de la présentation du projet de loi
à la commission des lois de l’Assemblée nationale, Chris­
tiane Taubira a même rappelé que les procureurs généraux
sont tenus à des « remontées d’information » [au ministère
de la Justice], qui ont « pour but de nous [le gouvernement]
informer, notamment sur les procédures très médiatisées».
C’est pourquoi, le 27 juin 2013, un nouvel arrêt de la Cour
européenne des droits de l’homme (CEDH) rappelait, une
fois de plus, que le parquet français ne pouvait être consi­
déré comme une autorité judiciaire au sens de l’article 5 § 3
de la Convention, du fait du lien hiérarchique entre celui-ci
et le pouvoir exécutif, lui-même fixé par les conditions de
nomination des procureurs.
De même, la loi de lutte contre la fraude fiscale et la grande
délinquance économique et financière, votée définitivement
le 6 décembre 2013, et dont j ’ai suivi pendant des mois,
presque quotidiennement l’élaboration, s’avère excessivement
insuffisante, à en croire la plupart des magistrats, avocats,
douaniers et officiers de police judiciaire engagés dans cette
lutte. Deux traits fondamentaux du dossier permettent, à mon
sens, de prendre la mesure d’un fiasco parfaitement organisé
par le gouvernement Ayrault et avalisé par le président de
la République.
Premièrement, le texte législatif institue « un procureur de
la République financier à compétence nationale, qui exercera
sa compétence concurremment à celle des autres parquets ». Et
la nouvelle loi de préciser que ce « procureur sera compétent,
d’une part, pour l’ensemble des infractions dites d’atteintes à
la probité, comme la corruption, le trafic d’influence, la prise
illégale d’intérêts, la violation de l’interdiction faite par le

84
D A N S LES É C U R IE S D ’A U G IA S

code pénal aux fonctionnaires de rejoindre à l’issue de leurs


fonctions une entreprise avec laquelle ils avaient été en relation
du fait de ces fonctions, le favoritisme, les détournements de
fonds publics et, d’autre part, pour la fraude fiscale ». Très
bien ! Mais elle ajoute que « le procureur financier dépendra
hiérarchiquement du procureur général de Paris, [qu’jil sera
nommé par décret du président de la République, sur propo­
sition du garde des Sceaux, après avis conforme du Conseil
supérieur de la magistrature ». Sur ce fait, le commentaire
du Syndicat de la magistrature, le 10 décembre 2013, est
cinglant : « Après la déflagration de l’affaire Cahuzac et la
volonté affichée du gouvernement de lutter contre la grande
délinquance financière, nous attendions une réforme constitu­
tionnelle garantissant l’indépendance des magistrats du parquet,
seul et unique moyen de rompre avec la confusion des intérêts
politiques et économiques rendue possible par la trop grande
influence du pouvoir exécutif sur le ministère public. Au lieu
de cela, il nous est proposé une farce politicienne ! » Déjà,
le 5 novembre 2013, l’association Transparency International
France, très experte en matière de corruption, avait relevé :
« La loi instaure un procureur de la République, spécialiste
des affaires financières, qui pourra agir sur l’ensemble du
territoire français. Cependant, à l’instar de l’ensemble des
magistrats du parquet, ce procureur dépendra hiérarchiquement
du ministère de la Justice. Cette absence d’indépendance est
problématique, comme l’a encore rappelé tout récemment la
Cour européenne des droits de l’homme. »
Deuxièmement, la loi ne prévoit ni la suppression ni même
la moindre réforme du « verrou de Bercy », c’est-à-dire de
l’exclusivité extraordinaire dont jouissent le ministère du
Budget et son opaque Commission des infractions fiscales
(CIF) en matière de poursuite pénale des fraudeurs du fisc.
Pourtant, dans une tribune que j ’ai cosignée, publiée par Libé­
ration le 19 septembre 2013 sous le titre «Fraude fiscale :
faire sauter le “verrou de Bercy” ! », huit experts (magistrats

85
C O R R U P T IO N

et juristes, principalement) expliquaient, faisant référence


à l’affaire Cahuzac et à la façon dont il a été longuement
« blanchi » par son ministère : « Faisons l’hypothèse qu’un
nouveau ministre soit passible de poursuites pour fraude
fiscale. Pareille affaire parviendrait-elle un jour devant le
juge ? Si le fisc en est saisi, il faut, passé les validations
hiérarchiques, le feu vert du ministre du Budget pour trans­
mission à la Commission des infractions fiscales (CIF). [...]
La CIF, sans motiver sa décision, transmet [généralement] ou
non les dossiers au procureur. Lequel, sous la tutelle directe
du garde des Sceaux, nomme ou non un juge d’instruction
pour mener une enquête indépendante. Le plus souvent, il
ne le fait pas. »

Un verrou en or massif

J ’ai été le témoin documenté, durant toute la discussion


parlementaire sur le projet de loi contre la fraude fiscale et la
grande délinquance économique et financière, de l’opposition
acharnée du ministre du Budget de l’époque, Bernard Caze-
neuve, et des plus hauts fonctionnaires de son administration
(notamment Bruno Bézard, alors directeur général des finances
publiques, directeur général du Trésor depuis le 28 juin 2014)
à la moindre mise en question du « verrou de Bercy », alors
qu’à l’évidence ce dispositif viole le principe constitutionnel de
la séparation des pouvoirs entre l’administration et la justice.
En avril 2013, le magistrat Charles Prats, fort de son expé­
rience d’ancien douanier, commentait : « Comment justifier
qu’à l’heure de l’inéligibilité en cas de condamnation pour
fraude fiscale, le pouvoir de déclencher - ou non - les pour­
suites reste entre les mains d’une autorité politique ? Celle-
ci se verra immanquablement accusée de protéger ses amis
d’un procès, ou de livrer ses adversaires. Le vrai marqueur
d’une avancée sera le retour à l’indépendance de la justice

86
D A N S LES É C U R IE S D ’A U G IA S

dans le déclenchement des enquêtes. » Son espoir, étayé par


un considérable travail d ’expertise offert aux parlementaires
intéressés par le sujet, a été gravement déçu.
J ’ai personnellement été informé, jour après jour, des pres­
sions indécentes exercées par certains membres du gouverne­
ment, de la haute administration et du groupe PS à l’Assemblée
nationale sur certains parlementaires qui militaient, au nom des
meilleurs arguments recueillis auprès des experts, en faveur de
la suppression - ou, au minimum, de l’assouplissement - du
« verrou de Bercy ». Pourquoi ? De même, je peux révéler
qu’une note confidentielle émanant du service des affaires
juridiques de l’Assemblée nationale, datée du 4 juin 2013, à
propos « des évolutions envisageables concernant le mono­
pole des poursuites pénales de l’administration fiscale pour
les faits de fraude fiscale» a été ignorée, méprisée par le
gouvernement, malgré la solidité de ses arguments juridiques
et même politiques.
En effet, l’analyse juridique poussée de la loi française en
la matière (Livre des procédures fiscales, articles L. 228 et
L. 101) permet de relever que « l’application de ces deux dis­
positions [les articles cités ci-dessus] a pour effet d ’interdire à
l’autorité judiciaire d’engager des poursuites pénales pour des
faits de fraude fiscale qui seraient portés à sa connaissance,
sans une plainte préalable de l’administration fiscale, elle-
même subordonnée à un avis conforme de la Commission des
infractions fiscales (CIF) ». En conséquence, toujours selon
le mémo des juristes de l’Assemblée nationale, « pour de
nombreux magistrats et avocats, le monopole des poursuites
de l’administration fiscale pour les faits de fraude fiscale est
l’une des causes de la rareté et de la faiblesse des sanctions
pénales prononcées pour fraude fiscale ».
Dans ses paragraphes suivants, la note confidentielle des­
tinée au législateur se présente comme une véritable bombe
politique, dans la mesure où elle désigne les responsables du
maintien intégral du «verrou de Bercy», alors que «pour

87
C O R R U P T IO N

beaucoup de personnes intéressées à la question de la lutte


contre la fraude fiscale, le renforcement de l’exemplarité des
sanctions en matière de fraude fiscale passerait par la sup­
pression du monopole des poursuites de Bercy en matière de
fraude fiscale ». Elle relève que « le ministère des Finances y
est totalement opposé, souhaitant pouvoir garder la main sur
l’orientation des affaires de fraude fiscale, [et qu’]il semble
même opposé à toute modification, même à la marge, de cette
règle », soulignant que, pourtant, « le ministère de la Justice
a indiqué réfléchir à une position de compromis, consistant
à permettre au procureur de la République financier et aux
juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) en matière éco­
nomique et financière de demeurer saisis, sans qu’il soit besoin
d’un aller-retour avec l’administration fiscale et d’une plainte
de celle-ci, des faits de fraude fiscale découverts à l’occasion
d’une enquête ou d’une instruction sur d’autres faits ».
In fine, le document va jusqu’à affirmer : « Sur un plan
politique, une telle évolution serait un signal fort de la volonté
de renforcer la répression pénale de la fraude fiscale. Elle
témoignerait d’un souci de transparence et de sévérité accrue
à l’encontre des fraudeurs, à l’opposé des suspicions souvent
exprimées à l’encontre des transactions effectuées par l’admi­
nistration fiscale, sans contrôle ni publicité. » Peine perdue !
Car dans le bras de fer secret engagé entre la justice et
le fisc pendant plusieurs semaines, en ce printemps 2013, le
grand vainqueur fut le château fort de Bercy, dont le « verrou »
fut intégralement sauvegardé. Selon des sources parfaitement
sûres, l’arbitrage politique en sa faveur a été pris au cours du
week-end des 25 et 26 mai 2013, dans les bureaux mêmes
de l’Élysée. Étaient présents : François Hollande, président
de la République, Jean-Marc Ayrault, Premier ministre, Pierre
Moscovici, ministre de l’Économie et des Finances, et Ber­
nard Cazeneuve, ministre délégué au Budget, successeur de
Jérôme Cahuzac. Grande absente : Christiane Taubira, garde
des Sceaux, ministre de la Justice. Quelques semaines plus

88
D A N S L E S É C U R IE S D ’A U G IA S

tard, Pierre Moscovici a tenu à me faire savoir qu’il n ’était


pas, alors, sur la même longueur d’onde conservatrice que son
ministre délégué au Budget. Mais j ’ai eu du mal à le croire.

De quoi François Hollande est-il le nom ?

En cette fin mai 2013, pourquoi le président de la Répu­


blique a-t-il tranché en faveur de la sauvegarde intégrale d’un
des dispositifs administratifs d’étouffement de la justice les
plus scandaleux ? En faveur d’un « verrou » qui, « selon les
données communiquées par le ministère des Finances, [fait
qu’]environ 1 000 plaintes pour fraude fiscale ont été dépo­
sées en 2011, pour environ 55 000 infractions constatées et
redressements effectués » ? En faveur d’un « verrou » qui
a pour conséquence massive que «les demandes de pour­
suites [judiciaires] ne seraient adressées que pour les dossiers
d’importance secondaire, les dossiers les plus importants, que
ce soit en termes de gravité des faits que de montants en
jeu, étant traités par voie de transaction par l’administration
fiscale1» ? Pourquoi François Hollande a-t-il décidé de main­
tenir une opacité administrative totale en faveur de l’impunité
des plus grands fraudeurs fiscaux, un système d’arrangement
qui a profité pendant des décennies aux Bettencourt ou aux
Wildenstein, par exemple, à celles et ceux qui font que
600 milliards d’euros continuent de manquer à la France ?
Cette question a partie liée avec « le mystère Hollande »,
selon la formule lourde et implicite de l’éclairé Pierre-Yves
Cossé, ancien commissaire au Plan, en février 2014.
En mars 2014, j ’ai réussi à me procurer la «Fiche de
composition de la Commission des infractions fiscales après
l’arrêté de répartition du 13 septembre 2013 ».

1. Extraits de la note du service des affaires juridiques de l’Assemblée


nationale, datée du 4 juin 2013.

89
C O R R U P T IO N

Parmi les vingt-quatre membres de la CIF, douze sont issus


du Conseil d’État (dont deux retraités) et douze proviennent de
la Cour des comptes (dont six retraités). Une rapide analyse des
parcours professionnels de la plupart de ses membres (notices
du dernier Who ’s Who in France)1montre que nombre d ’entre
eux sont passés par les cabinets ministériels de ministres de
droite (Raymond Barre, Jean-François Copé, Jean-Louis Borloo,
Hervé Gaymard, Thierry Breton, Francis Mer, Alain Lambert,
Simone Veil, Philippe Douste-Blazy, Renaud Donnedieu de
Vabres, Xavier Darcos, Luc Chatel) et de gauche (Pierre Joxe,
Édith Cresson, Jean Le Garrec, Dominique Perben).
Ce mélange des genres, avalisé pour ce qui concerne le
« verrou de Bercy » par François Hollande lui-même, est l’une
des sources de la prolifération des conflits d ’intérêts dans notre
vie politique et administrative. Et si elles ne présentent pas,
et de loin, la même gravité que celles qui engagent Nicolas
Sarkozy et son premier cercle politique, les affaires Cahuzac,
Aquilino Morelle2, Faouzi Lamdaoui3, etc., diffusent un parfum

1. Je dois aux sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Chariot


ces premières informations.
2. Le 15 mai 2012, Aquilino Morelle, énarque et médecin, est nommé
conseiller politique auprès du président de la République François Hol­
lande. Début février 2014, il est également nommé chef du « pôle commu­
nication » de l’Élysée. Le 17 avril 2014, une enquête de Mediapart révèle
qu’il « avait travaillé en cachette pour des laboratoires » pharmaceutiques
pendant qu’il exerçait à l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS),
où il était censé les contrôler. L’enquête de Mediapart souligne aussi
l’utilisation de moyens attachés à la République pour traiter des affaires
privées. Le 18 avril 2014, Aquilino Morelle démissionne de ses fonctions
de conseiller à l’Élysée. Le même jour, une enquête préliminaire visant
l ’ex-conseiller est ouverte par le parquet national financier, en rapport
avec ses liens passés avec des laboratoires pharmaceutiques. Cf. Michaël
Hadjenberg, « Élysée : les folies du conseiller de François Hollande »,
Mediapart, 17 avril 2014.
3. Faouzi Lamdaoui, présenté par Le Monde comme un « sherpa »
de François Hollande, a été chef de cabinet dans le dispositif de sa

90
D A N S L E S É C U R IE S D ’A U G IA S

qui n ’a pas grand-chose à voir avec celui que devrait exhaler


la « République exemplaire » en faveur de laquelle le candidat
François Hollande s’était engagé en février 20121.

On prend les Mnef et on recommence ?

Un peu plus de deux ans après l’élection présidentielle


de mai 2012, après les deux catastrophes électorales qu’a
connues la gauche aux municipales et aux européennes du
printemps 2014, comment ne pas relever le retour de proches
notoires de Dominique Strauss-Kahn aux premiers rangs du
pouvoir socialiste ? En une semaine à peine, à la mi-avril
2014, Jean-Christophe Cambadélis est intronisé - bien plus
qu’élu - premier secrétaire du PS, grâce au soutien décisif de
Manuel Valls, nouveau Premier ministre, tandis que Jean-Marie
Le Guen est nommé au poste stratégique de secrétaire d’État
aux relations avec le Parlement2, et que Christophe Borgel,
député de Haute-Garonne, est élu, le 15 avril 2014, secré­
taire national aux élections et animation des SN fonctionnels
du PS. Tous trois « sont de nouveau en grâce », car ils ont
comme point commun d’avoir été, auparavant, « inquiétés par
la justice dans l’affaire de la Mnef3 ».

campagne lors de l’élection présidentielle de 2012. En mai 2012, il est


nommé conseiller chargé de « l’égalité et de la diversité » auprès du
président de la République. Le 11 juin, Faouzi Lamdaoui a été entendu
par les policiers de l’Office central de lutte contre la corruption et les
infractions financières et fiscales de Nanterre, qui le soupçonnent de
« recel d’abus de biens sociaux » et de « fraude fiscale ».
1. François Hollande, Le Changement, c ’est maintenant, op. cit., p. 31.
2. Deux mois plus tard, le 27 juin 2014, il apparaît que Jean-Marie Le
Guen a initialement sous-déclaré son patrimoine d’environ 700 000 euros
à la Haute Autorité pour la transparence de la vie politique.
3. Bastien Bonnefous, « Le retour des strauss-kahniens aux affaires »,
Le Monde, 16 avril 2014.

91
C O R R U P T IO N

L ’histoire de ce scandale doit être rapidement rappelée.


Pendant une vingtaine d ’années (1982-1998), la gestion de
la Mutuelle nationale des étudiants de France (Mnei) fut
marquée par de nombreuses malversations : salaires astro­
nomiques des dirigeants, embauche prioritaire de personnes
issues du syndicat étudiant Unef-ID, lequel était lié à des
mouvements trotskistes, certaines d’entre elles intègrent ensuite
le parti socialiste (comme Jean-Christophe Cambadélis, par
exemple), dons financiers de « complaisance » à des asso­
ciations « amies », multiplication des filiales, dans le but
d’opacifier la gestion de la mutuelle nationale et de salarier
des personnalités politiques (telles que Jean-Marie Le Guen,
Manuel Valls ou Fodé Sylla, l’ex-président de SOS Racisme),
émissions de fausses factures...
Bref, en 1998, il se révèle qu’un « entrelacs complexe et
obscur d’une cinquantaine de sociétés commerciales réalisant
un chiffre d’affaires d’environ 2,5 milliards de francs » gra­
vite autour de la M n ef. En septembre de cette année-là, une
première information judiciaire contre X pour « faux, usage
de faux, abus de confiance, recel » et « prise et conservation
illégale d’intérêts » est ouverte. Une enquête préliminaire est
confiée, par ailleurs, à la brigade financière : elle porte sur le
fonctionnement global de la mutuelle et de ses filiales. Ces
enquêtes mettront au jour un système de fausses factures et
aboutiront à des inculpations pour enrichissement personnel
et emplois fictifs.
Parmi les diverses personnalités mises en cause dans cette
affaire se trouvaient une ancienne conseillère de Lionel Jospin
au ministère de l’Éducation nationale, Marie-France Lavarini,
le député Jean-Christophe Cambadélis, son collègue Jean-Marie
Le Guen (qui bénéficiera d’un non-lieu), mais aussi Dominique
Strauss-Kahn (finalement relaxé), alors avocat d’affaires, mis

1. Jean-Loup Reverier et al., « Le PS et la Sécu des étudiants », Le


Point, 4 juillet 1998.

92
D A N S LES É C U R IE S D ’A U G IA S

en examen pour « faux et usage de faux », ainsi que Manuel


Valls, en tant que chargé de mission de Michel Rocard à
Matignon, mais qui ne fut pas inquiété1. Quant à Christophe
Borgel, alors conseiller du ministre de l’Éducation nationale
Claude Allègre, il a été mis en examen, en mars 2000, pour
« recel de détournement de fonds publics », car soupçonné
d’avoir perçu, entre 1991 et 1993, 320 000 francs (environ
67 000 euros) de la Mnef et de sa filiale marseillaise, la
Mutuelle interprofessionnelle de France (MIF), pour des tra­
vaux qu’il n ’aurait pas effectués, ce qu’il contestera toujours2.
Près de vingt ans plus tard, force est de constater que cer­
taines (mauvaises) habitudes n’ont sans doute pas complètement
disparu. C ’est ainsi que, depuis le 31 décembre 2011, les
enquêteurs de la brigade financière3 « disposent d’un rapport
d ’expertise judiciaire décrivant les étranges manœuvres d’une
société de conseil auprès des bailleurs sociaux et collectivités
locales », révèle Didier Hassoux, du Canard enchaîne*. Cette
entreprise, baptisée Maât5, en liquidation judiciaire depuis 2010,
s’était auparavant attaché les services de plusieurs cadres du
PS, de l’UMP et du Medef, dont ceux de Razzye Hammadi,
ex-président des jeunes socialistes (2005-2007), aujourd’hui
secrétaire national du PS et député de Seine-Saint-Denis

1.Éric Decouty, «M nef : la lettre qui accuse le PS», Le Parisien,


13 septembre 2000.
2. Sur tout cela, lire Éric Decouty, Les Scandales de la Mnef. La
véritable enquête, Michel Lafon, 2000. Christophe Borgel obtiendra un
non-lieu.
3. Une enquête préliminaire a été ouverte, en août 2011, par le par­
quet de Paris.
4. Didier Hassoux, « Une société bordée à gauche et à droite. Pour
obtenir des marchés auprès des collectivités, la société Maât avait embauché
plusieurs cadres du PS, de l’UMP et du Medef. Des emplois de com­
plaisance», Le Canard enchaîné, 15 février 2012.
5. L’ironie a-t-elle prévalu lors du choix de ce nom ? La déesse Maât,
dans la mythologie égyptienne, est la déesse de l’ordre, de l’équilibre du
monde, de l’équité, de la paix, de la vérité et de la justice.

93
C O R R U P T IO N

(salaire annuel versé par Maât : 34 000 euros en 2008, puis


près de 46 000 euros en 2009). Mais aussi ceux de Florence
Rognard, ex-assistante parlementaire du député PS de Paris
Christophe Caresche, ainsi que ceux de Christophe Borgel,
compagnon de Florence Rognard, qui a perçu, en 2008, quelque
57 000 euros en honoraires versés par Maât, alors qu’il était,
à la même époque, inspecteur de l’académie de Paris.
Didier Hassoux apporte, en outre, des précisions intéres­
santes quant à la dimension transpolitique de l’affaire Maât :
« Soucieux d’assurer leur avenir, les époux Naem [gérants de
l’entreprise] ont aussi recruté à droite. En 2008, ils ont fait
appel au lobbyiste patenté Jean Simonetti, proche de Pasqua,
pour 6 000 euros par an. Mais aussi à une attachée de presse
liée au groupe Lagardère, pour 37 000 euros. Cela ne suffisait
pas. Ils ont aussi débauché Olivia Thibault, l’ex-assistante parle­
mentaire d’Alain Juppé et de Christian Jacob, pour la modique
somme annuelle de 147 000 euros. » La constitution d’une
telle communauté d’intérêts entre des personnalités issues de
camps politiques opposés, ce que cela suppose de complicités
éventuelles en termes de discrétion et de tolérance, tout cela
jette un éclairage cru sur ce qu’il faut bien regarder comme
relevant de la constitution d’une véritable oligarchie en France.
« Oligarchie », le mot et la chose ont obsédé Pierre Péan
alors qu’il écrivait sa République des mallettes'. La lecture
des pages 47 à 49 de son enquête est, à ce propos, bien
éclairante : « Une oligarchie politico-financière affranchie des
règles auxquelles se soumettent les citoyens “ordinaires” s’est
constituée. Les gens qui la composent - hommes politiques,

1. Op. cit. Lire aussi « L’oligarchie dans la France de François Hol­


lande », troisième chapitre de La Violence des riches (Zones/La Décou­
verte, 2013) des sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Chariot,
ainsi que les deux derniers livres de Sophie Coignard et Romain Gubert :
L ’Oligarchie des incapables, Albin Michel, 2012, et La Caste cannibale,
Albin Michel, 2014.

94
D A N S L E S É C U R IE S D ’A U G IA S

patrons du CAC 40, hauts fonctionnaires et certains intermé­


diaires - n ’empruntent pas les transports en commun, mais
voyagent en jet privé ou en ABS (avions utilisés par abus de
biens sociaux). Une partie d’entre eux dispose de revenus qui
proviennent directement de l’économie clandestine, constitués
de rétro-commissions et/ou de financements occultes se tradui­
sant en espèces sorties de valises ou en comptes installés dans
des paradis fiscaux. Cette zone de non-droit - il faudrait plutôt
parler d’une principauté de non-droit commun - dans laquelle
ils vivent est protégée par le secret défense. Le secret défense
constitue à la fois les douves, les remparts et les courtines de
cette zone de non-droit, aux fins de résister aux coups de boutoir
que cherchent à lui porter les juges, l’“ennemi”. Elle dispose
d’une armée d’archers et d’arquebusiers, souvent regroupés
dans des sociétés privées de renseignement - l’appellation
officielle des officines - dirigées par d’anciens grands flics,
des militaires retraités, d’ex-magistrats ou d’ex-agents secrets. »
On voudrait que ces lignes fussent soumises, chaque année,
aux candidats au grand oral de l’ENA.
Pierre Péan a eu, au cours de sa dernière enquête, la mau­
vaise surprise de tomber à nouveau sur Olivier Spithakis, ex­
président de la Mnef, condamné à plusieurs reprises comme
pivot de l’affaire du même nom, alors (fin des années 2000)
« en affaires avec EDF Énergies nouvelles et se retrouvant ainsi
auprès de l’un de ses comparses de l’affaire Mnef, l’actuel P-DG
d’EDF, Henri Proglio », ami d’Alexandre Djouri et de Nicolas
Sarkozy1. Le journaliste Éric Conan a résumé l’affaire avec une

1. À propos d’Henri Proglio, voici quelques précisions intéressantes


(mars 2012) : « Lorsqu’en 1999, empêtré dans l’affaire de la Mnef, DSK
a dû démissionner du ministère des Finances, c’est l’ami Proglio qui a
fourni aux juges le témoignage qui devait contribuer à l’innocenter. Oli­
vier Spithakis, l’ancien directeur général de la Mnef, est d’ailleurs resté
proche de DSK et de Proglio. Longtemps exilé à Barcelone, il a conseillé
une société bien connue des Corses qui exploite des machines à sous.
Aujourd’hui, il travaille pour... EDF Énergies nouvelles, dirigée depuis

95
C O R R U P T IO N

netteté parfaite : « Péan est ainsi particulièrement choqué de


voir que cette oligarchie transcende le clivage droite-gauche
et que ses membres, qui ne sont mus que par les ressorts de
l’intérêt, ont acquis une influence majeure sur de grandes déci­
sions publiques concernant la diplomatie ou la restructuration
des groupes industriels sur lesquels repose l’avenir du pays.
L ’affaire de la Mnef lui semble exemplaire de ce mélange
qui avait vu des affairistes de gauche s’allier avec des patrons
balladuriens, en compagnie de flics et de voyous, pour faire
de l’argent noir et vivre la belle vie sur le dos d’une mutuelle
étudiante siphonnée au détriment de ses adhérents1. »
La Mnef, une « affaire exemplaire » en effet, et qui dure,
et qui éloigne tant François Hollande de son bel engagement
en faveur d’une « République exemplaire ». Stéphane Fouks,
vice-président du groupe Havas et coprésident exécutif d’Havas
Worldwide (ex-Euro RSCG), l’agence de communication
omniprésente dans les ministères, l’un des trois membres
du « triumvirat » qu’il constitue avec Manuel Valls et Alain
Bauer, parviendra-t-il à redorer le blason présidentiel ?

janvier par le banquier Antoine Cahuzac, frère de Jérôme... » (Raphaëlle


Bacqué et Ariane Chemin, « Les mauvais calculs d’Henri Proglio », Le
Monde, 1ermars 2012). Le 24 juin 2014, Libération s’interrogeait : « Henri
Proglio a-t-il mis les entreprises qu’il dirige au service de sa femme ? »
Avant de raconter : « La justice enquête déjà sur les 60 000 euros versés
en 2012 par EDF pour financer un spectacle de la comédienne Rachida
Khalil, épouse du patron d’EDF à la ville. Mais ce n’est pas le seul coup
de pouce dont elle a bénéficié. Selon nos informations, son précédent
one-woman-show, L ’Odyssée de ta race, a été subventionné à hauteur
de 135 000 euros en 2009 par Veolia Environnement, dont Henri Proglio
était alors le P-DG. »
1.Marianne, 10 septembre 2011.

96
D A N S LES É C U R IE S D ’A U G IA S

On a gagné des milliards !

Car la corn’ va bon train, au printemps 2014, afin de


faire croire au bon peuple que le gouvernement Valls mène
une lutte sans merci contre l’évasion fiscale. Ainsi, au len­
demain d ’une réunion du Comité de lutte contre la fraude,
pouvait-on lire dans la presse du 23 mai le message triom­
phaliste de Bercy : «L es comptes suisses vont rapporter
des milliards d ’euros à Bercy. » Et aussi : « Le surplus des
recettes permettra de financer la baisse de l’impôt sur le
revenu des plus modestes. » Ou encore : « Avec déjà plus
de 20 000 dossiers en cours, la manne qu’encaissera l’État
devrait donc atteindre au minimum 5 milliards d ’euros,
probablement le double. Et peut-être même davantage1... »
Bref, le gros lot !
Seulement, il y avait un hic... Et de simples et rapides
vérifications auraient dû inciter à la prudence. Car, en
réalité, 648 millions d ’euros seulement ont été collectés
par le biais des régularisations de « soustractions fiscales »
entre début janvier et fin avril 2014, ce qui laissait espérer
un maximum de 1,8 milliard d ’euros récoltés sur toute
l’année 2014, selon des communications diverses issues du
ministre des Finances, Michel Sapin, et du secrétaire d’État
au budget, Christian Eckert. Dès le 22 mai 2014 au soir,
le site du Monde commentait courageusement la situation,
se distinguant ainsi de la plupart de ses confrères : « Si
Bercy fait un bilan élogieux de son action en la matière
[lutte contre l’évasion fiscale], les objectifs de recettes [...]
sont sans cesse revus à la baisse... avec des erreurs et des
approximations. »
Peu importe, sans doute, les « approximations » en la
matière. L’essentiel, aux yeux des journalistes et des ministres

1.La Croix, 23 mai 2014, p. 16.

97
C O R R U P T IO N

trop pressés, c’est l’effet produit dans les « cerveaux humains


disponibles1» par la formule magique : « des milliards ».

« Son amie, c’est la finance ! »

Finalement, au terme de la première moitié du quinquennat


de François Hollande à l ’Élysée, le jugement de ses meilleurs
supporters, de celles et ceux qui avaient cru dans la sincérité
de son revigorant discours du Bourget, est sans ambages.
Souvenons-nous ; c ’était le 22 janvier 2012 : « Mon véritable
adversaire, il n ’a pas de nom, pas de visage, pas de parti,
il ne présentera jamais sa candidature, il ne sera jamais élu
et pointant il gouverne. Cet adversaire, c’est le monde de la
finance... »
Sur ce ton ironique et prophétique qui lui est propre, et
permet d’atteindre aux rives incertaines de la vérité, Denis
Robert se souvient de ce moment de bravoure verbale du
candidat socialiste. Il juge sur résultat : « Dix-huit mois se
sont écoulés. François Hollande n ’en a pas grand-chose à faire
de la lutte contre la finance ou les paradis fiscaux. Sinon il
s’y serait pris autrement. Il a cédé sur ce terrain, comme il a
cédé à Lakshmi Mittal à Florange. Son discours du Bourget
était une promesse de campagne2. »

1. « Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais, dans


une perspective “business”, soyons réalistes : à la base, le métier de
TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit [...].
Or, pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau
du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de
le rendre disponible : c ’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le
préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c ’est
du temps de cerveau humain disponible [ ...] » (Patrick Le Lay, P-DG
de TF1, le 9 juillet 2004).
2. Denis Robert, Vue imprenable sur la folie du monde, op. cit.,
p. 232 et 233.

98
D A N S L E S É C U R IE S D ’A U G IA S

Dans un registre plus rationnel, presque scientifique, il y a


le jugement des journalistes experts en économie et en finances
qui ont suivi l’élaboration, pendant huit mois (de novembre
à juillet 2013), de la loi de séparation et de régulation des
activités bancaires. Ceux-ci ont suivi pas à pas l’impressionnant
travail de sape du lobby bancaire à Bercy et à l’Élysée, et ils
ont pénétré « l’histoire secrète d ’une vraie-fausse réforme ».
De quoi nourrir la sainte colère de Gaël Giraud, jésuite et
directeur de recherche en économie au CNRS, qui appelle
« à entrer en résistance1».
Dans la veine sociologique, excellemment documentée, les
époux Michel Pinçon et Monique Pinçon-Chariot ont mis au
jour, il y a longtemps déjà, les racines idéologiques de « l’oli­
garchie » soutenue par François Hollande et « ses acolytes ».
Ayant retrouvé La gauche bouge, l’œuvre oubliée de François
Hollande et de ses quatre plus proches « camarades », publiée
en octobre 1985 chez Lattès, sous le pseudonyme de « Jean-
François Trans », les deux chercheurs y décryptent une pure
doctrine « néolibérale ». Ils racontent aussi comment le futur
président de la République et ses coauteurs, Jean-Pierre Jouyet
(un camarade de la promotion Voltaire de l’ENA)2, Jean-Yves
Le Drian (actuel ministre de la Défense), Jean-Pierre Mignard
(avocat) et Jean-Michel Gaillard (Cour des comptes, ENA),
fondèrent alors le mouvement « Transcourants » au sein du
Parti socialiste, se réunissant «dans une arrière-salle de la
maison d’édition P.O.L, dont Jean-Jacques Augier possédait

1. Adrien de Tricomot, Mathias Thépot, Franck Dedieu, avec une


introduction de Gaël Giraud, Mon amie, c 'est la finance ! Comment
François Hollande a plié devant les banques, Bayard, 2014.
2. Jean-Pierre Jouyet sera secrétaire d’État chargé des Affaires euro­
péennes dans le gouvernement Fillon, en 2007, puis président de l’Autorité
des marchés financiers (AMF) de 2008 à 2012. Il deviendra directeur
général de la Caisse des dépôts et consignations et président de la Banque
publique d’investissement (BPI) entre 2012 et 2014. Le 16 avril 2014,
il a été nommé secrétaire général de la présidence de la République.

99
C O R R U P T IO N

alors 60 % des parts ». Un Jean-Jacques Augier lui aussi


ancien de la promotion Voltaire de l’ENA, qui dirigea les
taxis G7 de 1987 à 1999, sous l’aile protectrice et initiatrice
d’André Rousselet, financier des campagnes électorales, ancien
directeur de cabinet et exécuteur testamentaire de François
Mitterrand1...
Plus politique, mais rigoureusement expert aussi, le juge­
ment de l ’économiste Pierre Larrouturou, cofondateur du
collectif citoyen « Roosevelt 2012 » et du parti Nouvelle
Donne, s’exprime tout entier dans le titre de son dernier
livre : La Grande Trahison2. La mise en cause personnelle
de François Hollande, vis-à-vis de l’aggravation continue des
« crise sociale, crise financière, crise environnementale, crise
de l’Europe...», y est décrite au vitriol. Impitoyablement,
Pierre Larrouturou détaille, pour étayer sa dénonciation, les
nombreux échanges et rendez-vous qui eurent lieu, d’avril
à septembre 2013, entre Michel Rocard et lui-même, d ’une
part, les conseillers du président de la République, le premier
ministre Jean-Marc Ayrault et ses conseillers, d’autre part.
Au terme de ces discussions intensives, nourries d ’expertises
économiques et d’espérance sociale, un commentaire sibyllin
de Michel Rocard paraît résumer le sentiment partagé face à
l’échec final : « C ’est effrayant ! »
Effrayé, Edwy Plenel l’est aussi, lorsqu’il dit, lui qui a
laissé loyalement toutes ses chances à l’hôte de l’Élysée,
notamment au moment le plus délicat de l’affaire Cahuzac,
que s’« il y a bien des raisons d’être déçu par la présidence
de François Hollande, il en est qui ne pardonnent pas : plus
fatales que d’autres, plus décisives pour bien des électeurs
de gauche »... Avant d’avertir, pensant surtout aux complai­
sances xénophobes : « Jamais leur discipline électorale [celle

1. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Chariot, La Violence des riches,


op. cit.
2. Pierre Larrouturou, La Grande Trahison, Flammarion, 2014.

100
D A N S L E S É C U R IE S D ’A U G IA S

des électeurs de gauche], serait-elle résignée, n ’outrepassera


leur morale républicaine au point de la renier1. » Oui, cer­
tainement. Mais en va-t-il aujourd’hui de la seule « morale
républicaine » ?

l.Edwy Plenel, Dire non, op. cit., p. 110 et 111.


Ill
Penser la corruption

Tout itinéraire de libération, personnelle et


collective, implique une déstructuration des
impostures culturelles qui imprègnent nos
vies dès le plus jeune âge. Voilà pourquoi le
combat pour la construction d’un pouvoir au
service des hommes, et non sur les hommes,
passe forcément par le champ du savoir :
tant qu’on ne construit pas un savoir libéré
des chaînes du pouvoir, celui-ci se perpétue,
égal à lui-même, maintenant les individus
dans cette illusion qu’ils se déterminent de
manière autonome.
Roberto Scarpinato, Le Dentier
des juges, La Contre-Allée, 2011.

On l’a compris, à gauche comme à droite, là où le pouvoir


se concentre, les conflits d’intérêts et la pure corruption, le
jeu des services rendus, des emplois fictifs, des fausses fac­
tures, des commissions et des rétro-commissions, des très
mauvaises fréquentations, du renseignement hors la loi...
sont devenus le modus vivendi des oligarchies qui régentent
la République, aussi bien que les grands groupes industriels,
commerciaux et financiers. Aux faits rapportés aux chapitres
précédents, il serait possible d’ajouter, par exemple, ce que
je savais des négociations occultes entre la banque UBS et
l’État, via le parquet de Paris, afin de trouver une solution à

103
C O R R U P T IO N

l’amiable, un deal de justice prétendument gagnant-gagnant,


au détriment d ’une information judiciaire complète et d’un
procès où justice et vérité seraient réellement satisfaites. Ces
négociations ont échoué et, le 23 juillet 2014, UBS a été mise
en examen pour « blanchiment aggravé de fraude fiscale ». Il
serait intéressant aussi de questionner les embauches croisées
qui interviennent, entre la direction générale d ’UBS France
et la haute administration1, entre fin 2013 et début 2014. Il
faudrait encore relever combien l’entourage du président de
la République, dans sa vie privée autant qu’à l’Élysée, est
saturé de banquiers2 ; s’étonner de la nomination par décret
présidentiel, le 18 septembre 2012, du sarkozyste Philippe
Parini au poste hypersensible de trésorier-payeur général
(TPG) de Paris3 ; s’inquiéter du traitement très particulier
réservé au dossier Cahuzac par la direction de Tracfïn, en
avril et mai 2012 déjà, puis en avril 20134.
Mais à quoi bon, puisque la coupe d’or est déjà pleine à

1. Françoise Bonfante, « déontologue » d’UBS pendant toutes les années


où cette banque a organisé une évasion fiscale massive, fut nommée à la
commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers (AMF),
le gendarme de la finance, le 20 décembre 2013, par le ministère de
l’Économie et des Finances. Face au scandale déclenché par les lanceurs
d’alerte d’UBS (mes sources en France) et porté par le sénateur du
Nord Éric Bocquet, Françoise Bonfante fut obligée de démissionner le
27 février 2014. Le 15 janvier 2014, UBS France nommait Agnès de
Clermont-Tonnerre (promotion Voltaire de l’ENA) au poste de directrice
des risques et de la conformité pour l’ensemble des entités de la banque
suisse dans l’Hexagone, c’est-à-dire au poste de Françoise Bonfante. Il
y aurait aussi beaucoup à dire sur des faits avérés et documentés de
porosité entre UBS France et le Conseil d’État.
2. Cf. le livre de Martine Orange, Rothschild. Une banque au pouvoir,
Albin Michel, 2012, notamment les p. 347 à 355.
3 .Carole Barjon, «Hollande impose un Sarko-boy à Bercy», Le
Nouvel Observateur, 26 septembre 2012.
4. Cf. Antoine Peillon, « Lanceurs d’alerte - 2 - Olivier Thérondel/
Tracfm » et « Lanceurs d’alerte - 4 - Olivier Thérondel/Tracfin », dans
mon blog personnel hébergé par Mediapart, 6 février 2014.

104
P E N S E R L A C O R R U P T IO N

ras bord d’« abominations » ? Et que la « lettre volée » est


partout sous nos yeux1 !

Des rencontres remarquables

Dans sa « grosse enquête » intitulée « Corruption : une


spécialité provençale ? », Le Ravi, excellent mensuel satirique
de la région PACA, donnait la parole, en septembre 2013, au
sociologue Laurent Mucchielli, directeur de recherche au CNRS
et responsable de l’Observatoire régional de la délinquance et
des contextes sociaux. « Penser la corruption, un enjeu pour les
sciences sociales », affirmait-il en titre de sa tribune, constatant
que « la corruption est un phénomène encore assez largement
impensé dans nos sociétés démocratiques dites “avancées” »
et faisant référence, tout de même, aux travaux du sociologue
et criminologue américain Edwin H. Sutherland (1883-1950)2.
Oui, il nous faut donc « penser la corruption ». Et, au risque
de contredire un peu Laurent Mucchielli, il m ’est apparu,
depuis deux ans, que le phénomène est en réalité étudié,
mesuré, évalué, analysé par un grand nombre de personnes,
venues d’horizons divers. Avant même la parution de mes
600 milliards qui manquent à la France, en mars 2012, j ’ai
eu le bonheur de rencontrer régulièrement une trentaine de
sociologues, économistes, anthropologues, historiens, philo­
sophes, théologiens, mais aussi de nombreux criminologues,
magistrats, avocats, policiers, officiers de renseignement,
journalistes qui pensent et luttent contre la corruption. Et ce
furent toujours, pour moi, des rencontres remarquables.
Remarquables par la qualité des réflexions confiées, le cou­

1.La Corruption en France. La République en danger de Gilles


Gaetner (François Bourin, 2012) permet, entre autres, de faire le tour
des « abominations » dont est frappé notre pays.
2. Le Ravi, n° 110, septembre 2013, p. 14.

105
C O R R U P T IO N

rage qu’elles révélaient, mais aussi par l’inquiétude profonde


dont elles témoignaient - et le souci de mettre en commun
connaissances et analyses.
Déjà, en décembre 2011, je publiais dans La Croix deux
pages de tribune sous le titre général : « La corruption ronge
la démocratie1». J ’y affirmais que les spécialistes invités à
s’y exprimer « expliqu[ai]ent que la corruption se nourrit de
la banalité des conflits d ’intérêts et de petits arrangements
avec la morale civique ».
Ainsi, dans ces colonnes, la philosophe Cynthia Fleury2 poin­
tait, certes, que la corruption témoigne d’une « dégénérescence
du pouvoir » et qu’elle renforce « la désillusion considérable des
citoyens à l’égard de la démocratie », mais elle s’inquiétait aussi
du « ressentiment qui monte du côté citoyen » face au constat de
la « dégénérescence du pouvoir ». Plus durement, elle mettait en
garde contre la tentation mimétique de tout un chacun d’espérer
accéder à « quinze minutes de pouvoir, de toute-puissance ou de
corruption - puisque les trois finissent par se superposer dans
l’imaginaire et les comportements communs ». Car, dans notre
monde purement marchand, dérégulé, où ceux qui sont censés
« incarner le droit usent trop de la jungle », l’imaginaire social
dégénère lui aussi : « Chacun rêve d’emporter la mise, comme
au poker, de faire sa place au soleil, et si cela doit passer par
quelques minutes de corruption, après tout, ce sera le prix à
payer pour une vie meilleure. » Par là, Cynthia Fleury dénonçait
l’effet politique catastrophique des « transgressions des puissants
[qui] font croire aux individus ordinaires qu’ils ont tout à gagner
à se désolidariser des démocraties et de leur pseudo-droit ».
Dans la même page, l’avocat parisien Yann Le Bihen, grand
expert en matière d’économie occulte, confirmait, sur la base
d’expériences concrètes, qu’« aujourd’hui, la corruption métastase

1.La Croix, 2 décembre 2011, p. 12 et 13.


2. Auteur, entre autres, des Pathologies de la démocratie (Le Livre
de Poche, 2009) et de La Fin du courage (Le Livre de Poche, 2011).

106
P E N S E R L A C O R R U P T IO N

l’ensemble du corps social », que « la loi du silence règne » et


qu’en conséquence « il est temps de décréter une forte mobilisation
face à un phénomène qui nous conduit à la destruction certaine
de l’État de droit » et à la « mise en péril de la République ».
Responsabilité première des « puissants », puis corruption
mimétique des « individus ordinaires », et donc mise en danger
de la démocratie et de la République : ces premières réflexions
débouchaient, dans ces mêmes pages, sur des développements
affirmant la responsabilité fondamentale de tous et de chacun,
en son âme et conscience.
Le sociologue Pierre Lascoumes1, fort de recherches per­
sonnelles et collectives sur les pratiques et les perceptions
différenciées de la corruption, montrait de son côté combien la
majorité des « citoyens » français pratique une forte tolérance, et
à géométrie variable, à propos des passe-droits, petits arrange­
ments, favoritismes, abus de fonction, conflits d’intérêts et autres
corruptions « de basse intensité2 », surtout lorsque ces « pratiques
mal régulées » sont le fait de proches - voire de soi-même. Sur
ce point, les résultats obtenus par certains « travaux d’enquête
sociologique » menés depuis les années 1990 sont franchement
inquiétants : « En France, notamment, il est frappant d’observer
le caractère minoritaire de la “culture civique” censée faire de la
probité publique une norme centrale de la “vertu républicaine”.
Elle n’est partagée que par un petit quart de la population.
Pourtant, a priori, “tout le monde” dit condamner les pratiques
corrompues. Les sondages sur la perception de l’honnêteté des
politiques entretiennent ce mythe : depuis les années 2000, à
la question : “Les dirigeants politiques sont-ils plutôt honnêtes

1. Directeur de recherche au CNRS, auteur de Favoritisme et corruption


à la française. Petits arrangements avec la probité, Presses de Sciences-
Po, 2010, et à'Une démocratie corruptible. Arrangements, favoritisme
et conflits d ’intérêts, Seuil, coll. « La République des idées », 2011.
2. Je reprends ici une expression de Charles-Henri de Choiseul Praslin,
avocat et président de l’Observatoire géopolitique des criminalités (OGC),
dans ses propos publiés par La Croix, 17 janvier 2014, p. 15.

107
C O R R U P T IO N

ou plutôt corrompus ?”, la seconde opinion prévaut et se situe,


selon les périodes, entre 65 et 75 %. Mais il ne s’agit que d’un
jugement de surface. Il suffit de poser d’autres questions et de
confronter les personnes à un ensemble de situations concrètes
pour mettre en valeur des attitudes plus laxistes. Ainsi, le groupe
le plus important (un tiers des enquêtés !), dit des “tolérants
optimistes”, est celui qui à la fois minimise le plus l’importance
des faits de corruption et se montre le plus tolérant pour le favo­
ritisme et les passe-droits. Le deuxième groupe en importance
(un gros quart des sondés), celui des “pragmatiques inquiets”,
est plus paradoxal. Il estime que la corruption est répandue chez
les dirigeants, mais se montre aussi très tolérant à l’égard des
petits arrangements1... »
Ainsi, la dénonciation rituelle de la corruption des élites
et sa formulation populiste, « tous pourris », nous reviennent
en plein visage, comme dans un miroir, plaçant chacun face
à sa conscience. À partir de ce constat, issu de la sociologie,
Paul H. Dembinski, directeur de l’Observatoire de la finance, à
Genève2, économiste politique, éthicien, professeur à l’université
de Fribourg (Suisse), conteste la « prééminence du juridique
dans l’étude de la corruption ». Et d’affirmer que « l’ordre
de la conscience, ou celui des loyautés, à l’instar d’une clé
de voûte, coiffe les trois autres ordres (juridique, culturel et
économique) de la société, en ramenant leurs prescriptions,
rôles et devoirs à la conscience de l’acteur qui en reste le point
de référence ultime». Dans cette perspective, il est urgent
de délaisser le « tous pourris » déculpabilisant au profit de
la seule question éthique qui vaille : « Et moi, que fais-je ? »

1.Pierre Lascoumes, «U ne déviance largement tolérée», La Croix,


2 décembre 2011, p. 13.
2. Auteur de Finance servante ou finance trompeuse ?, Desclée de
Brouwer, 2008, éditeur de Pratiques financières, Regards chrétiens,
Desclée de Brouwer, 2009, et coauteur de Lutte contre la corruption
internationale. The never ending story, Schulthes/Éditions romandes,
2011. Depuis 1999, il codirige la revue Finance & Bien commun.

108
P E N S E R L A C O R R U P T IO N

Mais Paul H. Dembinski ne s’en tient pas à cette inversion


de la mise en cause. Il analyse aussi comment nos consciences
individuelles sont tributaires d’un certain contexte économique,
social et culturel contemporain, où « l’intérêt devient l’unique
mobile et justification de tout acte ». L ’intérêt, telle est la
notion centrale, au point qu’« on en vient à se demander si
les situations typiques de corruption ne constituent pas seu­
lement une catégorie particulière d’un phénomène nettement
plus répandu et peu stigmatisé », le conflit d’intérêts.
En septembre 2011, grâce à Cynthia Fleury, Yann Le Bihen,
Pierre Lascoumes et Paul H. Dembinski, voici donc, en résumé,
comment j ’abordais la question générale de la corruption :
- celle-ci menace gravement l’État de droit, la République
et la démocratie ; elle est la cause et l’effet de la dégénéres­
cence du pouvoir, tel que l’exercent les dirigeants et autres
puissants de notre monde ;
- elle se propage par mimétisme jusqu’aux individus ordi­
naires, lesquels, en France en particulier, se déclarent très
massivement tolérants et s’avèrent même laxistes, en pratique,
vis-à-vis des arrangements, passe-droits et autres transgressions,
surtout quand leurs intérêts sont mieux servis ;
- le conflit d’intérêts est le phénomène dominant de la
corruption ; or celui-ci relève, en première instance, de l’ordre
de la conscience, clé de voûte des ordres culturel, social,
économique et politique.
Le 17 janvier 2014, à la faveur de la tenue d’un séminaire
de philosophie du droit organisé par l’Institut des hautes études
sur la justice (IHEJ) et l’École nationale de la magistrature
(ENM), du 14 octobre 2013 au 9 avril 20141, je publiai à

l . « L a corruption ou le nouvel âge de la transparence», sous la


direction d’Antoine Garapon, magistrat, secrétaire général de l’Institut
des hautes études sur la justice, auteur d’une trentaine de livres, dont
Le Gardien des promesses. Justice et démocratie, avec une préface de
Paul Ricœur, Odile Jacob, 1996.

109
C O R R U P T IO N

nouveau.une série de tribunes sur la corruption. À cette


occasion, de nouvelles rencontres remarquables eurent lieu,
confirmant que l’heure était désormais à la « mobilisation ».
Une mobilisation qui ne néglige pas la nécessité d ’appro­
fondir nos connaissances en la matière. En témoigne d’ailleurs
que l’un des principaux motifs du séminaire organisé par
l’IHEJ était que « le problème de la corruption est récurrent
dans nos sociétés, mais qu’il est peu pensé ». Un des émi­
nents participants à cette rencontre, et auteur d’une tribune
dans La Croix, Thierry Ménissier, professeur de philosophie
à l’université de Grenoble, constatait dans ce même esprit :
« Ce qui manque aujourd’hui, c’est une connaissance anthro­
pologique du phénomène. »

Physiologie du dégoût

C’est précisément à cette tâche que j ’ai décidé de m ’atteler,


en vue de donner une meilleure assise intellectuelle, morale
et - pourquoi pas ? - spirituelle à la lutte, plus que jamais
nécessaire, contre la corruption.
Dans cette perspective, il faut en passer par une rapide « phy­
siologie » du phénomène. Dans sa tribune intitulée « Criminalité
organisée, corruption et paradis fiscaux », publiée le 17 jan­
vier 2014 dans La Croix, la juriste Chantai Cutajar1 montrait
combien « les organisations criminelles » ont aujourd’hui infiltré
l’économie légale. Plus grave encore, le blanchiment à travers
les paradis fiscaux et une ingénierie juridique et financière
favorisée par Internet ont «permis aux organisations crimi­
nelles de se doter d’une capacité financière telle qu’il leur est

1. Maître de conférences, habilitée à diriger les recherches à la faculté


de droit, de sciences politiques et de gestion de Strasbourg, directrice
du Groupe de recherches approfondies sur la criminalité organisée
(GRASCO).

110
P E N S E R L A C O R R U P T IO N

possible d’acheter la décision publique1». Elle établissait ainsi


le lien organique entre paradis fiscaux et corruption criminelle.
Trois jours plus tard, au séminaire de philosophie du droit
organisé par l’IHEJ, Chantai Cutajar développait la description
de ce lien organique : « Le passage de la sphère de l’illégal vers
celle du légal se réalise par l’intermédiaire de techniques juri­
diques garantissant l’anonymat pour celles et ceux qui souhaitent
contourner les règles. Cet anonymat leur permettra d’échapper à
la répression et mettra leurs biens à l’abri des poursuites, de la
saisie et de la confiscation. Ce contournement des règles se réalise
au moyen de constructions juridiques opaques, trusts ou fiducies
et autres sociétés-écrans, que des spécialistes de l’ingénierie
juridique organisent au sein de montages pour empêcher toute
traçabilité des flux financiers. L’opacité ainsi créée va empêcher
non seulement de relier les flux financiers aux trafics illicites
ou aux opérations de corruption et à leurs auteurs, mais elle va
également faire obstacle à l’appréhension des actifs criminels
et les tenir ainsi à l’abri des poursuites et de la confiscation.
Réinvestis dans l’économie légale, ils augmenteront la puissance
financière des organisations criminelles et renforceront leur
capacité à étendre les trafics criminels en recourant à la cor­
ruption. Ainsi, c’est l’opacité, consubstantielle à la structure et
à la définition même des paradis fiscaux, qui en fait un moyen
de commettre en toute impunité la corruption transnationale. »
Elle insistait encore sur l’ampleur du phénomène dialectique
blanchiment-corruption et sur son ancrage principal dans les
pays les plus puissants au monde : « Une étude internationale
conduite par des chercheurs de l’université du Texas, Brigham
et Griffith, publiée en septembre 2012, a mis en lumière de
manière scientifique le caractère criminogène de ces structures
juridiques et le peu de cas qu’il était fait du respect des règles
visant à prévenir l’utihsation du système financier à des fins
de blanchiment, de corruption, de terrorisme. Les chercheurs

1.La Croix, 17 janvier 2014, p. 14.

111
CO R R U PTIO N

ont envoyé 7 400 demandes par e-mail à des fournisseurs de


sociétés offshore, dans 182 pays. Ils se sont fait passer pour des
blanchisseurs, des officiels corrompus, des terroristes potentiels.
Ainsi seuls 10, sur les 1 722 fournisseurs de sociétés, ont respecté
les règles d’identification du bénéficiaire réel exigées par les
standards du GAFI1. Les chercheurs relatent que les prestataires
étaient insensibles au risque d’avoir affaire à des criminels, des
terroristes ou des corrupteurs ou corrompus. Mais l’apport sans
doute le plus marquant de l’étude est d’avoir révélé que les petits
paradis fiscaux, ceux sur qui est focalisée l’attention internationale,
étaient plus rigoureux que les États-Unis et la Grande-Bretagne
dans le respect des règles internationales en matière de lutte
contre le blanchiment et le financement du terrorisme. »
Ce 20 janvier 2014, la conclusion de Chantai Cutajar n ’était
pas particulièrement optimiste : « D ’un côté la corruption fait
l’objet d’une condamnation unanime par la communauté inter­
nationale. Rappelons-nous le discours de Thorbjom Jagland,
secrétaire général du Conseil de l’Europe, le 22 janvier 2013,
dans lequel il voit dans la corruption “la plus grande menace
qui pèse sur la démocratie en Europe aujourd’hui”. De l’autre,
toutes les tentatives pour ériger la transparence des structures
offshore échouent et sont sacrifiées sur l’hôtel de la rentabilité
de l’industrie financière. L’économiste Daniel Cohen a raison
de dire : “Quand l’économie chasse les valeurs qui soudent
la société au nom de l’efficacité, le système s’effondre” et
avec lui la démocratie. »
Et cet effondrement aurait les États-Unis et la Grande-Bretagne
comme épicentres ès blanchiments corruptifs, si l’on entend

l .Le Groupe d’action financière (GAFI) a été créé en juillet 1989, à


l’occasion du Sommet du G7 de Paris, afin d’examiner et d’élaborer des
mesures de lutte contre le blanchiment de capitaux. En octobre 2001, le
GAFI a étendu son mandat, dans la perspective de favoriser l’intégration
des efforts de lutte contre le financement du terrorisme et ceux qui sont
dirigés contre le blanchiment de capitaux.

112
P E N S E R L A C O R R U P T IO N

bien Chantai Cutajar. Comment est-ce possible ? La réponse


de l’éminente juriste est claire et nette : « La compréhension
du néolibéralisme est fondamentale pour comprendre les liens
entre la corruption et les paradis fiscaux. Elle est aussi incon­
tournable lorsque l’on s’interroge sur la définition et le contenu
d’une politique cohérente et efficace de lutte contre la corrup­
tion. Pourquoi ? La finalité du néolibéralisme, magnifiquement
décryptée dans l’ouvrage de Pierre Dardot et Christian Laval,
La Nouvelle Raison du monde\ est de construire le marché
et d’ériger l’entreprise comme modèle de gouvernement des
hommes. Cette conception a eu naturellement pour conséquence
de faire prévaloir le règne de l’économique sur le politique. Mais
l’économie a été réduite à la science de l’intérêt. Sa méthode,
qui combine un raisonnement assis sur le formalisme mathéma­
tique et une vérification expérimentale née de l’étude statistique
du comportement des individus ou des groupes sociaux, ne
laisse aucune place au jugement de valeur. Que la recherche
économique porte sur le mariage, le profit ou le crime, il n’y
a aucune place pour le jugement de valeur. Il n ’y a ni bien ni
mal, et ce n ’est pas parce qu’un phénomène est moralement
condamnable qu’il a un impact économique négatif. Si la fina­
lité est d’ériger une société sur le mode de l’entreprise dont
la rationalité est de maximiser les profits, alors, c’est aussi le
renoncement à toute quête du bien commun. Il n’y a, dans un
tel système, aucune place pour la recherche du bien commun,
cette quête qui postule, à l’inverse, un jugement de valeur,
qui postule la reconnaissance et la protection de valeurs non
marchandes universelles en contrepoids des valeurs marchandes
qui ont d’ores et déjà acquis le statut d’universalité2. »

1. Pierre Dardot et Christian Laval, La Nouvelle Raison du monde.


Essai sur la société néolibérale, La Découverte, 2010.
2. Exposé de Chantai Cutajar au séminaire de philosophie du droit
(IHEJ et ENM), le lundi 20 janvier 2014 : «Paradis fiscaux et corrup­
tion » (inédit).

113
C O R R U P T IO N

Pour en finir avec la « gouvernance »

Ce jour-là, l’analyse politique au lance-flammes de la direc­


trice du Groupe de recherches approfondies sur la criminalité
organisée (GRASCO) n ’a été contestée par aucun des partici­
pants - tous très experts - au séminaire de l’IHEJ organisé par
le magistrat Antoine Garapon sur le thème de la corruption.
Bien au contraire. Antoine Garapon a lui-même porté, dans
le même contexte, un point de vue profond sur la corruption
comme un « mal décuplé par la mondialisation ». Dans un
article majeur, publié par la revue Esprit en février 2014, le
magistrat, secrétaire général de l’IHEJ, relevait : « Tout se
passe comme si la mondialisation radicalisait la corruption
qui était en germe dans les démocraties libérales. [...] La
mondialisation, pourrait-on dire en schématisant, décuple la
puissance des entités non étatiques comme les entreprises,
les banques ou les organisations criminelles, en même temps
qu’elle affaiblit les États. [...] La professionnalisation de la
corruption s’explique également par le sentiment d’impunité
que génère l’espace global, qui n ’est pas sans rappeler celui
dont jouissaient les pirates autrefois. Ce monde “liquide” opère
certainement une désensibilisation au mal. » En conclusion
de sa réflexion, lui aussi s’en prenait au libéralisme, lorsqu’il
dégénère au seul service de l’économie : « La justification de
la corruption est résumée par cette réplique de Don Calogero,
l’intendant du prince Salina dans Le Guépard : “Le profit
est une loi naturelle.” Le libéralisme dit-il autre chose1? »
Grave question.
Mais les questions soulevées par Antoine Garapon vont plus
loin encore. Et pour ce qui me concerne, je dois admettre
que ma participation au séminaire de l’IHEJ, pendant l’hiver

1. « La peur de l’impuissance démocratique », dans le dossier « La corrup­


tion, maladie de la démocratie », Esprit, n° 402, février 2014, p. 29 et 30.

114
P E N S E R L A C O R R U P T IO N

2013-2014, et la lecture du dossier publié par Esprit en


février 2014 ont fait sauter bien des verrous, qui entravaient
encore ma compréhension du système, l’enfermaient dans une
approche exclusivement économique, financière et judiciaire.
Antoine Garapon, organisateur de ces rencontres remarquables
avec Chantai Cutajar (juriste), Charles-Henri de Choiseul
Praslin (avocat et criminologue), Thierry Ménissier et Céline
Spector (philosophes), Olivier de Sardan et Marcel Hénaff
(anthropologues), Olivier Abel (philosophe et théologien),
etc., a su, à cette occasion, disqualifier définitivement, aux
yeux des participants, l’approche exclusivement économique
du phénomène de la corruption, celle que recommandent
les grandes institutions publiques (ONU, Banque mondiale,
OCDE) ou associatives (grandes ONG internationales) : « Tous
ces dispositifs de lutte contre la corruption participent d’une
même vision du monde mécaniste, formaliste, néolibérale et,
dans le fond, antipolitique. » C ’est dit1 !
Alors, comment devons-nous penser la corruption aujourd’hui ?
Antoine Garapon ouvre les premières pistes de travail :
- Non, la corruption n ’est pas seulement « un simple pro­
blème de gouvernance » économique, réglementaire et légis­
lative !
- Pour autant, la corruption est bien d’abord « une question
politique », dans la mesure où elle est « un mal originaire,
consubstantiel au pouvoir qui affecte toutes les formes de
gouvernement et qui, à ce titre, n ’a cessé d’être au cœur de
la pensée politique, de Platon à Judith Shklar2 en passant par
Machiavel et Montesquieu ».

1. Antoine Garapon, « La peur de l ’impuissance démocratique », dans


ibid.
2. Paul Magnette, Judith Shklar. Le libéralisme des opprimés, Michalon,
coll. « Le bien commun », 2006. Présentation de l’éditeur : « Née dans une
famille juive lituanienne d’expression allemande, exilée aux États-Unis à
l’aube de la Seconde Guerre mondiale, Judith Shklar (1928-1992) fut au
cœur des grands tourments du siècle. Marquée par le désenchantement des

115
C O R R U P T IO N

- Elle est aussi une «question morale», métaphysique


en quelque sorte, physiologiquement articulée à la ques­
tion politique, surtout depuis qu’elle a été conceptualisée
en Grèce antique, notamment par Platon et Aristote, qui
concentrent leur attention sur le jeu dialectique entre la
corruption-décomposition-destruction (phtora) et la force vitale
de génération-régénération (genesis), question qui engage tout
à la fois les corps, les mœurs et la cité.
- Elle est encore, selon Antoine Garapon, un «crim e
contre la loi », car, « à bien y regarder, le plus inquiétant
dans la corruption n ’est pas tant la confusion entre le privé
et le public que le fait que la règle est transgressée par
celui-là même qui doit la faire respecter». C’est pourquoi
« la corruption recèle non pas une protestation contre la loi
mais une négation sourde et invisible de la règle », écrit-il.
Si bien qu’« elle aboutit à aspirer l’universel des institutions
publiques dans le particulier de l’intérêt ». Il est difficile, à la
lecture de ces lignes, d’échapper aux images astrophysiques
du trou noir et de l’antimatière.
- Elle disqualifie, enfin, nos « fictions démocratiques »
et nous livre progressivement, en vertu d’une « dynamique
mortifère », à la tyrannie, par la destruction insensible du sens
même des mots, par la systématisation du mensonge dans les
discours institutionnels, par l’inversion même de la justice.
Parvenues à ce point de dégénérescence où la démocratie
a muté en tyrannie, « les lois anticorruption ne servent pas
à se débarrasser des politiciens véreux mais des opposants
politiques qui dénoncent la corruption ».

années d’après-guerre, sa pensée politique s’inscrit dans la grande tradition


sceptique inspirée de Montaigne. Se situant au confluent de l’histoire
et de l’éthique, prêtant une attention étroite aux dimensions psychiques
du politique, elle débarrasse le libéralisme de son abstraction et de son
penchant optimiste. Reconstruit selon le point de vue des victimes, son
libéralisme offre un nouvel éclairage aux grandes questions du temps :
la justice, la démocratie, la reconnaissance. »

116
P E N S E R L A C O R R U P T IO N

Sommes-nous si éloignés de ce terme ? Depuis quelques


mois, tous les experts en la matière, et quel que soit leur
domaine (renseignement, police, douane, magistrature, droit,
économie, sociologie, anthropologie, philosophie...), toutes
mes « rencontres remarquables » répondent unanimement à la
question, et souvent avec angoisse : « Non, nous y sommes. »
Elles répondent aussi qu’elles souhaitent travailler désormais
ensemble à la divulgation publique de ce mal, à l’appel aux
consciences, à la mobilisation civique qui, seuls, peuvent nous
sauver, in extremis, de la tyrannie millénaire.

La vérité éthique du porte-voix

Afin de contribuer à ce travail collectif, j ’ai entrepris d’ex­


poser, dans les chapitres qui suivent, ce que l’anthropologie
et la sociologie nous apprennent sur la corruption, mais aussi
les enjeux politiques et métaphysiques du combat qu’il faut
engager contre elle.
Pour ce faire, je citerai fidèlement ce que j ’ai entendu et
lu de meilleur, sachant qu’il n ’est de réflexion nouvelle qui
ne soit tissée de toutes celles qui l’ont précédée. Il n ’est pas
de création non plus qui ne soit issue de la tradition. Bref,
je ne serai pas seul sur le chemin de la connaissance. Et je
n ’hésiterai pas à citer abondamment mes sources, me confor­
mant ainsi au bon usage talmudique du « Il est écrit » ou de
ce « R. a dit » qui ouvre « la lecture infinie1».
Qui connaît encore la définition scolastique de Yauctor
(distingué des scriptor, compilator et commentator), celui
qui développe ses propres idées en prenant appui sur d’autres

1.David Banon, La Lecture infinie. Les voies de l ’interprétation


midrachique, avec une préface d’Emmanuel Levinas, Seuil, 1987, et
Marc-Alain Ouaknin, Le Livre brûlé. Philosophie du Talmud, nouvelle
édition, Seuil, coll. « Points Sagesse », 1993.

117
C O R R U P T IO N

autorités ? Cela fait un peu plus d’une trentaine d’années que


les analyses structuralistes du discours ont signé le déclin, si
ce n ’est la mort, de l’idolâtrie littéraire pour l’auteur, telle
qu’instituée par les Lumières et hystérisée par le romantisme.
Lisant ensemble Michel Foucault et Primo Levi, le philosophe
italien Giorgio Agamben a organisé le sauvetage du sujet
humain au-delà de cette mise en cause radicale de l’auteur.
Et pourtant la confusion perdure, aujourd’hui encore, entre
la relativisation de l’auteur et la mort du sujet : brouillage
savamment entretenu, sans doute, par quelques auteurs qui
tentent de sauver leur statut, certes avantageux, par le sacrifice
de l’homme, pas moins ! Les deux notions sont, pourtant, clai­
rement distinctes, par leur histoire autant que par leur statut.
Parce que les voix de celles et de ceux qui luttent contre
la corruption, chuchotantes ou tonitruantes, anciennes ou
nouvelles, fortes ou fragiles, célèbres ou ignorées, confluent
en une irrésistible volonté de comprendre, mon propre travail
sera d’abord celui du porte-voix, se nourrissant de l’ensei­
gnement collectif, discuté, multiple, qui seul peut prétendre
à l’authenticité éthique.
Emmanuel Levinas l’a dit, une bonne fois pour toutes :
« Le miracle de la confluence est plus grand que le miracle de
l’auteur unique. Or le pôle de cette confluence est l’éthique...
[...] Oui, la vérité éthique est commune. [...] La condition
subjective de la lecture est nécessaire à la lecture du prophé­
tique. Mais il faut y ajouter certainement la nécessité de la
confrontation et du dialogue et, dès lors, surgit tout le problème
de l’appel à la tradition, lequel n ’est pas une obédience mais
une herméneutique1. »

1. Emmanuel Levinas, Éthique et infini (dialogues avec Philippe


Nemo), Fayard et France Culture, 1982, p. 123 et 124 et Le Livre de
Poche, 1984, p. 113 et 114.
IV
Politique du crime organisé

Le pouvoir tend à corrompre, le pouvoir absolu


corrompt absolument.
Lord Acton (1834-1902).

L’enjeu éthique de la lutte contre la corruption est bien


d’ordre apocalyptique : il s’agit de nous sauver d’une tyrannie
millénaire. Toute dénégation, à ce propos, relève aujourd’hui
du refoulement ou de la complicité, à différents degrés. Elle
est injure au courage de Roberto Scarpinato, dernier survivant
parmi les grands juges italiens anti-mafia1, et aux vérités
qu’il met à la portée de tous. « Ah, l’Italie », s’esquivera-t-on
peut-être encore. Non, « le dernier des juges » nous parle
aussi de notre doux pays : « La France possède une tradition
ancienne du crime organisé, qui remonte à l’après-guerre : le
clan des Marseillais en est un exemple, comme les investis­
sements sur la Côte d’Azur. Mais à mon avis il règne avant

1. Roberto Scarpinato est né en Sicile en 1952. Il s’engage, en 1989,


dans le pool anti-mafia de Palerme et travaille avec Giovanni Falcone et
Paolo Borsellino. Au parquet de Palerme, il dirige les départements Mafia-
économie, Mafia de Trapani et Criminalité économique. Procureur au procès
Andreotti, Scarpinato a instruit les plus importants procès menés contre la
mafia et ses liens au sein du monde politique et institutionnel. Il est, depuis
2010, procureur général près la cour d’appel de Caltanissette, en charge
des enquêtes relatives aux assassinats politico-mafieux de 1992 et 1993.
Roberto Scarpinato vit sous protection policière depuis plus de vingt ans.

119
C O R R U P T IO N

tout une méconnaissance des faits1... » Et Roberto Saviano,


l’auteur de Gomorra (Gallimard, 2007), ajoute, en préface
de son livre Le combat continue. Résister à la mafia et à
la corruption (Robert Laffont, 2012) : «Voilà ce qu’est la
France, aujourd’hui : un carrefour, un lieu de négociations,
de réinvestissement et d ’alliances entre cartels criminels. »

La « coterie trafiquante »

Quelques-uns, parmi les meilleurs criminologues français,


m ’ont éclairé quant à l’importance fortement sous-évaluée de
la « pénétration du crime organisé dans la vie économique et
sociale2 » de notre pays.
Chantai Cutajar, directrice du Groupe de recherches appro­
fondies sur la criminalité organisée (GRASCO), nous a déjà
éclairés, plus haut, sur les liens organiques entre crime organisé,
corruption et paradis fiscaux. Dans une « Analyse du droit
positif en matière d ’atteintes à la probité » datant de 2012, la
juriste rappelait l’étendue souvent méconnue de la notion de
corruption : « Au sens large, la corruption englobe l’ensemble
des atteintes à la probité. La convention des Nations unies
contre la corruption, dite Convention de Merida3, appréhende
ainsi la corruption d’agents publics nationaux (art. 15), d’agents
publics étrangers et de fonctionnaires d’organisations interna­
tionales publiques (art. 16), la soustraction, le détournement
ou tout autre usage illicite de biens par un agent public
(art. 17), le trafic d’influence (art. 18), l’abus de fonctions

1. Roberto Scarpinato, Le Dernier des juges, La Contre-Allée, 2011, p. 39.


2. Jean de Maillard, dans sa préface à Thierry Colombié, La French
Connection, op. cit., p. 14.
3. Adoptée le 31 octobre 2003 et entrée en vigueur le 14 décembre 2005,
ratifiée par la France le 11 juillet 2005 et par l’Union européenne le
12 novembre 2008.

120
PO L IT IQ U E D U C R IM E O R G A N ISÉ

(art. 19), l’enrichissement illicite (art. 20), la corruption dans


le secteur privé (art. 21), la soustraction de biens dans le
secteur privé (art. 22) et le blanchiment du produit de ces
infractions (art. 23). »
Ayant recentré la problématique juridique de la corruption
sur le concept d’« atteintes à la probité », Chantai Cutajar
déploie les différents dispositifs pénaux existants en la matière :
« En droit français, le code pénal sanctionne sous l’appella­
tion des “manquements au devoir de probité”, figurant à la
section 3 du chapitre il relatif aux “atteintes à l’administration
publique commises par des personnes exerçant une fonction
publique”, la concussion, la corruption passive et le trafic
d ’influence commis par des personnes exerçant une fonction
publique, la prise illégale d’intérêts, les atteintes à la liberté
d ’accès et à l’égalité des candidats dans les marchés publics et
les délégations de service public, la soustraction et le détour­
nement de biens. La corruption active et le trafic d’influence
commis par les particuliers sont réprimés par le chapitre m
au titre des “atteintes à l’administration publique commises
par les particuliers”. La corruption commise dans le cadre du
fonctionnement de la justice est incriminée à l’article 434-9
du code pénal dans le cadre des “entraves à l’exercice de la
justice”. Le trafic d’influence à l’occasion du fonctionnement
de la justice est visé à l’article 434-9-1 du code pénal. Quant
au blanchiment du produit de la corruption, il est appréhendé
aux articles 324-1 et suivants du code pénal. »
Le cadre juridique étant désormais parfaitement campé,
Chantai Cutajar commentait, le jour même de sa publication
(23 octobre 2012), le rapport de l’OCDE sur le système français
de prévention de la corruption, lequel accusait la France de
laxisme dans ce domaine, notamment à propos du commerce
international de l’armement : « C’est un verdict très sévère sur
la France que publie ce matin le groupe de travail de l’OCDE
sur la corruption dans les transactions commerciales interna­
tionales. Depuis l’adhésion de la France à la Convention de

121
C O R R U P T IO N

l’OCDE, il y a douze ans, seules quatre condamnations ont été


prononcées dans l’Hexagone, contre plus de soixante-dix en
Allemagne. Un constat d ’autant plus accablant que la France
“détient un nombre important de grands groupes actifs dans des
industries à risque élevé de corruption, telles que la défense,
les transports, l’infrastructure ou les télécommunications”,
ajoute le rapport. Dans l’armement en particulier, la France
reste le quatrième pays exportateur au monde. Or le groupe de
travail de l’OCDE a observé, sur les cinq dernières années, une
diminution du nombre de cas de corruption d’agents publics
étrangers transmis par TRACFIN1 au parquet... »
Mes sources au sein du renseignement français ne cessent de
m’informer sur l’intensité de la corruption dans les rangs de cer­
tains corps de l’armée française, parfois au niveau le plus élevé,
par exemple autour de la vente très lucrative et non contrôlée
d’armes plus ou moins démilitarisées destinées au maintien de
l’ordre (anti-émeutes) dans des pays non démocratiques.
En parlant avec Thierry Colombié, économiste et crimino­
logue, l’un des meilleurs connaisseurs de la criminalité orga­
nisée, j ’ai vite précisé et approfondi mon sentiment, déjà bien
forgé, que la vie économique et politique française a une face
cachée d’une surface bien plus considérable que ne l’admettent
habituellement l’opinion, la presse, trop souvent abusées par les
propos lénifiants des responsables publics. Depuis une quinzaine
d’années, depuis la rédaction de sa thèse de doctorat sur le trafic
de drogues jusqu’à la publication de plusieurs livres consacrés
au grand banditisme français, la fameuse « French Connection »,
les recherches de Thierry Colombié procèdent par le recueil
minutieux de témoignages issus du milieu des acteurs majeurs du
crime organisé. Son dernier ouvrage, Les Héritiers du Milieu2,

1.Pour rappel, TRACFIN (Traitement du renseignement et action


contre les circuits financiers clandestins) est une structure entièrement
dépendante du ministère des Finances dédiée à la lutte antiblanchiment.
2. Thierry Colombié, Les Héritiers du Milieu, op. cit.

122
P O L IT IQ U E D U C R IM E O R G A N IS É

couronnement de quinze ans d’investigation dans les cercles


de jeu, les trafics, rackets, escroqueries et assassinats qui font
l’actualité du Milieu, est le meilleur guide qui soit pour qui
s’intéresse aux arcanes de cette économie mafieuse qui irrigue
si profondément nombre d’instances politiques, administratives
et financières françaises. Fourmillant d’informations médites et
précises, il trace le contour d’une « triangulaire historique du
“pieu mensonge” entre banquiers, politiques et beaux voyous »,
détaillant les circuits bancaires du blanchiment autant que les
voyages transcontinentaux des trafics, dévoilant la corruption
dont le crime organisé est devenu un acteur dominant. Dans
ce chaos, les chemins des criminels croisent souvent ceux de
grands groupes industriels de services publics, mais aussi les
sentiers tortueux de certains services de police.
De même, dans un autre ouvrage très documenté, char­
penté par de nombreuses années d’enquête de terrain, mais
plus théorique aussi, consacré aux « entreprises criminelles »
en France1, Thierry Colombié montre comment, à partir des
années 1930, mais surtout après la Libération, un grand nombre
d ’élus, de hauts fonctionnaires, d’industriels et de banquiers
ont noué des relations d’affaires avec le Milieu, les « firmes
trafiquantes », surtout « dans les villes de Bordeaux, Paris,
Lyon, Grenoble, Cannes ou Marseille et à l’étranger2 ». À
partir de ce constat, il révèle la façon dont s’est mise en place
cette infrastructure si particulière, issue du « rapprochement »
historique, dans les années 1990, entre le crime organisé, cer­
taines hautes administrations et des leaders politiques : « Les
pratiques délictueuses autour de diverses richesses africaines
(pétrole, uranium, pierres précieuses, coton, cacao), au sein
d’entreprises d ’État, alimentent en fonds occultes des partis
politiques français », ce qui suppose une sécurisation et une
dissimulation des filières de trafic que les criminels du Milieu

l.Id ., La Frertch Connection, op. cit.


2.1bid., p. 182.

123
C O R R U P T IO N

sont particulièrement à même d’offrir, à travers tout un réseau


d’« officines » et la pratique de l’entrisme dans les « services
spéciaux ». Il en est allé de même dans les « affaires politico-
financières des années 1990 », qui relevaient de la pure et dure
corruption, à savoir que l’expérience des mafias (y compris
italiennes, par exemple à Grenoble, comme j ’ai pu l’entendre
lorsque je travaillais sur l’affaire Carignon) s’est imposée en
termes de « services ».
C’est ainsi que s’est instituée ce que Thierry Colombié
désigne sous le terme un peu désuet, mais très juste, de
« coterie trafiquante », c’est-à-dire « un ensemble d’individus
du grand Milieu et de la sphère politico-administrative réunis
autour d’intérêts économiques et politiques, et poursuivant
des activités criminelles, criminalisées et légales à des fins de
consolidation d’un pouvoir mafieux ». Ce processus, qui s’est
intensifié durant les années 1990, correspond à « l’émergence
de la coterie trafiquante [qui] provient du transfert de savoir-
faire des opérateurs du “grand” Milieu à leurs associés de la
sphère politico-administrative et de l’infiltration mafieuse de
l’économie légale1».
Outre son savoir-faire en matière de convoyage des mar­
chandises illicites et en blanchiment, les principaux services
rendus par le crime organisé au monde politique sont la
sécurité, d’une part, la maîtrise des votes des commensaux,
d ’autre part, mais surtout le financement illégal (et sans
limite) des campagnes électorales, ce qui relève alors de la
corruption la plus manifeste2.
Dans sa préface au livre de Thierry Colombié, le magis­
trat Jean de Maillard3 tire la leçon la plus claire qui soit des
recherches de l’économiste et criminologue de la «French

l.Ibid., p. 175 à 177.


2.Ibid., p. 188 à 190.
3. Auteur de l’impérissable Un monde sans loi. La criminalité financière
en images, Stock, 1999, et d’un article qui fait méthode, « L’économie

124
P O L IT IQ U E D U C R IM E O R G A N ISÉ

Connection». Une leçon qu’aucun responsable politique, ou


presque, ne veut entendre ni laisser entendre : « En somme, et
pour le dire en un mot, la criminalité organisée est d’abord là
pour rendre service. Évidemment, ces services sont inavouables.
[...] Mais c’est une activité économique, à l’instar de n’importe
quelle autre. [...] À cette différence près qu’elle fait de la loi
non pas le cadre dans lequel elle s’insère, mais l’enjeu dont la
transgression fournit la valeur aux biens et aux services dont
elle régit le fructueux commerce. Que cela dérange, on peut le
comprendre, surtout quand on en vient à l’examen des conditions
qui rendent possible cette subversion des lois comme objet de
prestation économique. D’un côté, en effet, elle n’est possible
que par la corruption des élites qui neutralise l’efficacité de la
répression ; de l’autre, par la collusion des acheteurs de biens
et de services criminels, qui préfèrent ne pas voir à quoi ils
concourent1. » Une collusion qui traverse toute la société, « du
haut en bas de la hiérarchie sociale », insiste Jean de Maillard.
L ’historien Jacques de Saint Victor, à partir d’autres sources
que celles de Thierry Colombié, décrit les mêmes « logiques
mafieuses à la française2 ». Lui aussi relève la sous-évaluation
générale du phénomène mafieux dans l’Hexagone, citant pour
illustrer son propos le rapport parlementaire d’Aubert (1993).
Mais il dresse surtout la généalogie de la contamination
progressive, depuis l’Empire bonapartiste, de l’administra­
tion et des « sphères influentes du pouvoir » par « le monde
du crime ». Il dénonce cette « tradition » de l’État français,
dont Vidocq3 est en partie le symbole, qui est tissée de « ces

trafiquante, paradigme de la mondialisation », Politique, revue de débats,


n° 42, Bruxelles, décembre 2005.
1. Thierry Colombié, La French Connection, op. cit., p. 12.
2. Jacques de Saint Victor, Un pouvoir invisible. Les mafias et la
société démocratique, xuf-xxf siècle, Gallimard, coll. « L’esprit de la
Cité», 2012, p. 322 à 325.
3. Eugène-François Vidocq (1775-1857), forçat évadé du bagne, fut
indicateur, puis chef de brigade de sûreté, un service de police dont les

125
C O R R U P T IO N

habitudes de secrets et de passe-droits », d ’une « logique


des polices secrètes » et de « ce goût de l’exception », sans
parler de « la tradition de dépendance de la justice à l’égard
de l’exécutif (en témoigne toujours le statut du parquet) ».
Il indique, fait « beaucoup plus grave », dit-il, que le crime
organisé a progressivement et discrètement contaminé certaines
élites de la IIIe République : « La question de la pénétration de
certains milieux influents par des individus issus de la pègre
a toujours été entourée dans notre pays d ’un flou sémantique
arrangeant (on utilise le terme de “barbouzes”, voire “agents
d ’officines” pour éviter les mots qui fâchent) ; généralement
reléguée au traitement des faits divers, elle n ’a pas droit de
cité dans les grands débats sur la démocratie, alors qu’elle
constitue un pan ignoré de notre vie politique. »
N ’hésitant pas à entrer dans le détail, Jacques de Saint
Victor raconte, en historien, le développement du « milieu
criminel particulier d’origine corso-marseillaise » à partir des
années 1920, les « pactes scélérats » entre élus et voyous, qui
ont instauré à Marseille, dans les années 1930, une situation
pré-mafieuse et un système clientéliste et criminel... Il passe
ensuite en revue les engagements croisés des gangsters corso-
marseillais dans la Collaboration (Gestapo française, à Paris
et à Marseille) et dans la Résistance, leur utilisation par l’État
gaullien dans la lutte clandestine contre l’OAS au moment de
la décolonisation, service qui fut échangé contre de « hautes
protections » administratives (policières) et politiques (à tra­
vers le SAC), lesquelles « facilitèrent leur insertion dans les
arrière-cours politiques et patronales ». C ’est ainsi, donc,
que « le milieu corse s’implanta dans les régions lyonnaise,
grenobloise ou lilloise, voire en Île-de-France (en particulier

membres étaient d’anciens condamnés. Il fiat également le fondateur de


la toute première agence de détectives privés de l’histoire, le Bureau
de renseignements pour le commerce, qui fournissait des services de
renseignement et de surveillance économiques.

126
POLITIQUE DU CRIM E ORGANISÉ

dans les Hauts-de-Seine), et [qu’]il poursuivit ses actions sur


le continent africain par le truchement de la nébuleuse de la
Françafrique pilotée à l’Élysée par Jacques Foccart ».
Poursuivant le récit jusqu’à ces dernières années, où « les
spécialistes observent un net renforcement des liens politico-
crapuleux » à Marseille, à Nice et dans le Var, l’historien
affirme que 1’« on retrouve [l]es clans criminels à l’œuvre
dans des domaines les plus divers du monde des affaires ».
Avant de pousser encore un peu plus loin le trait : « Certes,
les liens entre corruption et crime organisé ont toujours existé
sur les grands marchés internationaux où circulent de colossales
sommes d’argent liquide », mais, aujourd’hui, « à l’occasion
de contrats à l ’export, des officines proches du Milieu tra­
vaillent souvent pour des dirigeants politiques et patronaux
afin de sécuriser ces commissions occultes ».
Or, prophétise Saint Victor, la peste de la corruption n ’en a
pas fini de s’étendre et jusqu’aux « simples marchés nationaux
ou locaux », selon lui, car « les enquêtes de police mettent en
évidence depuis quelques années la parenté entre les méthodes
pour l’obtention de ces contrats et les pratiques de la corrup­
tion internationale ». Ainsi, « dans certaines régions, le crime
organisé s’installe dans le domaine du traitement des ordures,
des officines de sécurité, des cliniques privées, etc. », et 1’« on
assiste même, dans le sud-est de la France, à l’émergence de
véritables bourgeoisies mafieuses à l’italienne». Remarque
incidente, mais lourde de sens : « Les scandales révélant ces
pactes scélérats [entre criminels et politiques] ont longtemps
été couverts en France par le secret défense, et on commence
seulement à en avoir connaissance. »

Les oligarques

« Bourgeoisies mafieuses », corruption massive de la vie


économique et politique à travers des « pactes scélérats » entre

127
CORRUPTION

élus, hauts fonctionnaires, dirigeants de groupes industriels ou


commerciaux, financiers et criminels, protections des activités
illégales par le secret défense... Dans la Russie de Poutine,
l’usage du terme « oligarques », pour désigner la petite dizaine
d’hommes d’affaires richissimes et tout-puissants qui sou­
tiennent par tous les moyens le tsar et dépendent entièrement
de lui, sous la protection de fer de la « dynastie KGB1», ne
contrarie personne.
En France, le même mot fait injure à nos grands industriels
et banquiers nationaux, hauts fonctionnaires et responsables
politiques, gourous de la communication (les « spin doctors »)
et stars des médias audiovisuels, alors qu’il est patent que
leur règne sans partage sur l’économie et l’administration est
garanti par des ententes, compromissions et autres pantou-
flages, confusions d’intérêts et actes de corruption manifeste
sans nombre. De récents et denses ouvrages ont été publiés,
ces derniers mois, à ce propos, qui me dispensent de déve­
lopper plus avant le phénomène politico-affairiste2. Cependant,

1. Certains des oligarques de l ’ère Eltsine (1991-1999) se sont rap­


prochés du nouveau tsar, Poutine, et ont obtenu des postes importants
au sein de structures étatiques russes, en contrepartie de la mise au
service du pays de leurs fortunes (souvent acquises dans des conditions
douteuses). Ce fut notamment le cas de Roman Abramovitch, d’Anatoli
Tchoubaïs, de Mikhail Fridman ou de Vladimir Potanine. D ’autres
jouissent d’une évidente protection, comme Pavel Fedoulev, qui, en
septembre 2000, s’est emparé du combinat métallurgique d’Ouralk-
himmach, avec l ’aide des forces spéciales du ministère de l ’Intérieur.
Les privatisations dans l ’industrie métallurgique russe, commencées en
1991, se sont poursuivies sous les présidences de Vladimir Poutine.
Lire : Hélène Blanc et Renata Lesnik, Les Prédateurs du Kremlin
(1917-2009), Seuil, 2009, et Jacques de Saint Victor, Un pouvoir
invisible, op. cit., p. 263 à 284.
2. Sophie Coignard et Romain Gubert, L'Oligarchie des incapables,
Albin Michel, 2012, et des mêmes journalistes, La Caste cannibale.
Quand le capitalisme devient fou, Albin Michel, 2014. Lire aussi : Jean­
Louis Servan-Schreiber, Pourquoi les riches ont gagné, Albin Michel,

128
POLITIQUE DU CRIME ORGANISÉ

aucun n ’a saisi à quel point la structure oligopolistique1 du


crime organisé, du fait de son interpénétration avec les hautes
sphères de l’économie légale et de la politique françaises,
cristallise et aggrave sans cesse le régime oligarchique de
notre République.
Cette relation organique et dialectique entre la « structure
oligopolistique » du crime organisé, surtout depuis les trafics
de la « French Connection » sur le marché de l’héroïne mar­
seillaise (années 1950), avec l’oligarchie légale (économie,
finance, politique) française a également été très précisé­
ment décryptée par l’économiste Thierry Colombié2, déjà
cité. Jean de Maillard a proposé une excellente synthèse
de ses recherches : « Le Milieu français s’est certes nourri
d’une identité régionale minoritaire forgée par l’insularité,
mais il s’est épanoui dans sa propre exportation. Les Corses,
puisqu’il s’agit d’eux, ont occupé la première place dans le
paysage du crime organisé parce qu’ils ont su investir à la
fois le champ politique, le champ administratif et le champ
criminel, créant au sein de filiations étendues des solidarités
claniques inexpugnables qu’ils ont ensuite déployées vers
d’autres sphères. La grande Histoire, en particulier celle des
migrations, des maquis et de la Résistance, leur a donné le
coup de pouce nécessaire, suscitant pendant toutes les années
du gaullisme triomphant, et sans doute au-delà, les immunités
et les facilités qui ont permis un amarrage solide et durable de

2014 ; Hervé Kempf, L ’Oligarchie ça suffit, vive la démocratie, Seuil,


coll. « L’histoire immédiate », 2011, et Points, 2013 ; Yvan Stefanovitch,
Aux frais de la princesse. Enquête sur les privilégiés de la République,
Jean-Claude Lattès, 2007...
1.La situation d’oligopole, ou oligopolistique, se constitue sur les
marchés où un très petit nombre d’offreurs (vendeurs) se retrouve devant
un très grand nombre de demandeurs (clients). Cette situation aboutit
souvent à des ententes illicites et à des abus de position dominante
organisée (logique des cartels).
2. Thierry Colombié, La French Connection, op. cit., p. 124 à 132.

129
CORRUPTION

la criminalité organisée aux structures du pouvoir1. » Malgré


une exceptionnelle expérience en matière de corruption, le
vice-président près le tribunal de grande instance de Paris
achève sa lecture d’un extrait du livre de Thierry Colombié
sur ce mot : « Voilà qui jette sur la République insoupçon­
nable une lumière assez glauque ! »

La nausée

Il est certain que le régime oligarchique saturé de corruption,


tel qu’il continue de se décomposer dans la lumière glauque
de l’été 2014, alors que je mets la dernière main à ce livre,
a de quoi susciter la nausée en chaque citoyen digne de ce
nom et chez tous les fonctionnaires légalistes et républicains,
y compris les moins naïfs.
Ainsi, les enquêtes judiciaires concernant Michel Tomi, le
« parrain des parrains » du Milieu corse2, n ’ont accouché que
de brèves gardes à vue, le 18 juin, de mises en examen et
surtout de remises en liberté assorties de cautions. Pourtant,
au-delà des soupçons les plus récents pesant sur le géant des
affaires corses et françafricaines3, l’homme d’affaires est au
cœur des réseaux Pasqua et de ses ramifications depuis le milieu
des années 1980, ce qui pourrait motiver des investigations
plus fermes. Lors de perquisitions réalisées le 18 juin 2014,
plus d ’un million d ’euros en liquide ont été saisis. Parmi
les autres mis en examen, deux dirigeants d’entreprises de
fourniture de matériel militaire ont passé des contrats en

l.Ibid., p. 13 et 14.
2. Lire supra, au chapitre i de ce livre, les pages consacrées à « L’île
des Bontés ».
3. Michel Tomi a été mis en examen pour corruption d’agent public
étranger, faux et usage de faux, abus de confiance, recel d’abus de
bien social, complicité d’obtention indue d’un document administratif
et travail dissimulé.

130
POLITIQUE DU CRIME ORGANISÉ

Afrique, notamment au Cameroun et au Mali, par l’entremise


de Michel Tomi. En outre, un ex-patron du Groupement
d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), Frédéric
Gallois, a été mis en examen pour faux et usage de faux et
recel d ’abus de confiance, à propos d’un contrat passé avec
l’État malien, dans le cadre de l’enquête visant Michel Tomi.
L’ancien militaire est aujourd’hui dirigeant de la société de
sécurité Gallice Security. Tous sont en liberté.
À la fin juin 2014, j ’apprenais aussi que les juges d’ins­
truction Guillaume Daïeff et Serge Toumaire s’apprêtaient à
mettre en examen la banque UBS pour « blanchiment de fraude
fiscale », délit particulièrement grave en termes judiciaires,
mais qu’un « deal de justice1» à la sauce américaine, sur la
base d’un plaider-coupable2 de l’établissement financier, était

1.Voir, sous la direction d’Antoine Garapon et de Pierre Servan-


Schreiber (sous la direction de), Deals de justice. Le marché américain
de l ’obéissance mondialisée, PUF, 2013. Et aussi : Antoine Garapon, « La
piste des “deals de justice” américains », La Croix, 17 janvier 2014, p. 14 :
« Une nouvelle politique de lutte contre la corruption a été mise en place
ces dernières années par les autorités américaines. Elle consiste à offrir, à
une entreprise suspectée, de coopérer avec le procureur américain, faute
de quoi l ’accès au marché américain serait fermé à l’entreprise susdite,
ce qui, dans la situation actuelle de l’économie mondialisée, équivaudrait
à un suicide économique. En échange de l’abandon des poursuites, il
lui est demandé de pratiquer à ses propres frais l ’enquête sur la réalité
des accusations, par le moyen d’avocats et non plus de policiers, de
s’acquitter d’une amende négociée, de mettre en place des mécanismes
de prévention au sein de l’entreprise et d’accepter la nomination d’un
contrôleur interne pour en vérifier l ’efficacité, lequel rendra compte
directement aux autorités américaines, quelle que soit la nationalité de
l ’entreprise concernée. [...] Cependant, ces nouvelles pratiques des “deals
de justice” ont aussi un coût : elles n’offrent pas toutes les garanties du
procès équitable et le fruit des amendes vertigineuses ainsi récolté ne va
pas aux victimes de la corruption, mais au Trésor américain. »
2. Le « plaider-coupable » désigne un mode de traitement des infractions
qui consiste, au terme d’une procédure allégée, à proposer au prévenu une
peine de compromis en échange de la reconnaissance de sa culpabilité.

131
CORRUPTION

par ailleurs en négociation (discrète) entre l’État français, via


le parquet de Paris, et la banque mise en cause.
Or il n ’est pas vraiment très compliqué d’apprendre que
l’UBS de Genève a longtemps abrité les finances secrètes - et
bien sûr non déclarées au fisc français - des « réseaux Pasqua »,
et en amont de la famille Hémard, donc des établissements
Pernod (jusqu’en 1975), donc du groupe Pemod-Ricard, donc
de la Main rouge, de la « French Connection » et du SAC1.
Ces lourds secrets - et tant d’autres2 - de notre République
insoupçonnable, sans doute réactualisés par la gestion du ou
des comptes de Jérôme Cahuzac au cours des années 1990 et
2000, ont-ils fait l’objet de tractations autour d’un « deal de
justice » ? La négociation, de moins en moins confidentielle,
a finalement capoté fin juillet 2014.

D ’origine anglo-saxonne, cette procédure a été introduite en France sous


le nom de « comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité »
(CRPC) par la loi du 9 mars 2004. Initialement réservée au jugement de
petits délits, la CRPC peut concerner, depuis la loi du 13 décembre 2011,
tous les délits (à l’exception des délits de presse et de certaines atteintes
graves aux personnes), dans le cas où le mis en cause majeur reconnaît
les faits qui lui sont reprochés.
1. Témoignage d’un ancien financier d’UBS à Genève et documen­
tation personnelle corroborant les révélations d’Ali Auguste Bourequat
et de Jacqueline Hémard, en 1995, aux États-Unis, pays où ils obtinrent
l’asile politique, ce qui est rarissime.
2. Par exemple, cette question : les fabuleux avoirs de feu le président
ivoirien Félix Houphouët-Boigny chez UBS, décédé en 1993, au profit
de quels intérêts ont-ils été détournés ? Cf. Benoît Collombat, « Enquête
sur la fortune cachée d’Houphouët-Boigny », France Inter, 13 avril 2014.
V
La République en danger

Si les empires, les grades, les places ne s’obte­


naient pas par la corruption, si les honneurs
purs n’étaient achetés qu’au prix du mérite,
que de gens qui sont nus seraient couverts, que
de gens qui commandent seraient commandés.
Shakespeare, Le Marchand de Venise.

Les Représentants du Peuple Français, consti­


tués en Assemblée Nationale, considérant que
l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de
l’Homme sont les seules causes des malheurs
publics et de la corruption des Gouvernements,
ont résolu d’exposer, dans une Déclaration
solennelle, les droits naturels, inaliénables et
sacrés de l’Homme, afin que cette Déclaration,
constamment présente à tous les Membres du
corps social, leur rappelle sans cesse leurs
droits et leurs devoirs...
Préambule de la Déclaration des droits
de l’homme et du citoyen (1789).

Cette République irréprochable, sur laquelle ironisait le


grand magistrat anticorruption Jean de Maillard, est donc
devenue la République du marchandage avec les banques qui
organisent la pire des évasions fiscales, voire avec le Milieu,
un marchandage qui s’effectue parfois « à l’amiable » entre
membres de l’oligarchie.

133
CORRUPTION

Avant de s’intéresser à la formule américaine des « deals


de justice », laquelle a failli s’imposer en France à propos
de l’affaire UBS, Antoine Garapon, secrétaire général de
l’Institut des hautes études sur la justice (IHEJ), a rêvé d’un
rééquilibrage, et même d’une harmonie nouvelle, entre justice
et démocratie. Dans Le Gardien des promesses’, le magistrat
et philosophe s’inquiétait déjà de la pénalisation croissante de
la vie publique2 et de « la brutale accélération de l’expansion
juridique ». Car, écrivait-il dans ce livre, cette « judiciarisa­
tion » de la République, cette « promotion contemporaine du
juge » est une réaction de défense de la société démocratique
« face à un quadruple effondrement : politique, symbolique,
psychique et normatif ».
En clair, la justice menaçait de prendre dangereusement
- d’un point de vue démocratique - le relais de l’autorité de
la République déficiente, de la légitimité de la politique cor­
rompue. « Face à la décomposition du politique, constatait-il
alors, c’est désormais au juge que l’on demande le salut. Les
juges sont les derniers occupants d’une fonction d’autorité
- cléricale, voire parentale - désertée par ses anciens titu­
laires. » Le grand philosophe Paul Ricœur, dans sa préface
au Gardien des promesses, y a bien lu une « défense de la
démocratie », soulignant que « l’activisme juridique [est]
tributaire d’un effacement du politique3 ». Car le magistrat,
en conclusion de sa profonde méditation sur cette époque
où on lisait dans le journal du jour « que deux responsables
politiques vont comparaître en correctionnelle pour compli­
cité de trafic d’influence », proposait de « rapprocher le lieu
de justice des justiciables », ce qui supposait « que soit dé-
professionnalisée au maximum la représentation politique ».

1. Antoine Garapon, Le Gardien des promesses, op. cit.


2. Sur ce sujet, en 1996 aussi, Antoine Garapon a publié La République
pénalisée, chez Hachette.
3. Antoine Garapon, Le Gardien des promesses, op. cit., p. 17 et 18.

134
LA RÉPUBLIQUE EN DANGER

Ce sont là les propres mots de Paul Ricœur, lequel précisait


même vigoureusement : « Un “nouvel acte de juger” requiert
une contextualisation de nature politique, à savoir l’avancée de
la démocratie associative et participative. » Beau programme !
Belle utopie, surtout...
Car, presque vingt ans plus tard, « l’avancée de la démo­
cratie » souhaitée par Antoine Garapon et Paul Ricœur ne
s’est pas réalisée, loin de là. Bien au contraire, le diagnostic
sur la fracturation économique, sociale et politique de la
France est désormais unanime. Et la montée inexorable du
populisme, exprimée par l’abstention et les succès électoraux
du FN, est le symptôme le plus net d’un déni de démocratie
devenu insupportable, même aux citoyens les moins civiques.
En 2010, le géographe Christophe Guilly, ignoré des respon­
sables politiques, mettait en exergue les « fractures françaises »
attisées par « les pressions de la mondialisation qui risquent
de faire exploser le modèle républicain1». Il y a peu, Edwy
Plenel tirait la leçon du glissement du « système politique »,
aujourd’hui oligarchique, vers l’autoritarisme : «D e scrutin
en scrutin, un système politique dont la lasse reproduction
masque l’intime épuisement met régulièrement en scène le
fossé creusé entre le peuple et ses représentants profession­
nels, entre la masse des citoyens et les politiques de métier,
entre le pays et ses élites. Ce paysage est le décor favori
des politiques réactionnaires qui détournent cette colère en
adhésion à des aventures virulentes et autoritaires, fondées sur
l’essentialisme d ’une nation, de son peuple et de son chef. Or,
pour s’installer à demeure, ces passions politiquement néfastes
n ’ont pas besoin, en France, de rupture violente avec le sys­
tème institutionnel en place caractérisé par sa faible intensité
démocratique. Exception française, le bonapartisme césariste
qui inspire notre présidentialisme est d’une dangerosité foncière

1. Christophe Guilly, Fractures françaises, François Bourin, 2010, et


Flammarion, coll. «Champs Essais», 2013.

135
CORRUPTION

que la gauche oublie trop souvent à force de s’être résignée


à le subir dans l’espoir d’en être parfois bénéficiaire1. »
L’idée très juste que le césarisme et ses répliques dans
l’absolutisme louis-quatorzien puis dans le bonapartisme
hantent dangereusement l’imaginaire politique de la France
ne date pas en réalité de la Ve République. En 1857, Edgar
Quinet publiait, depuis son exil bruxellois, une Philosophie
de l ’histoire de France inspirée, entre autres, par la leçon de
La Boétie sur la servitude volontaire, et dont l’avertissement
est tout à fait d’actualité : « Qu’est-ce que cette horreur dont
la nation française fut saisie contre la réforme ? Un reste de
soumission à la conquête romaine. Dans l’impossibilité de
s’affranchir de Rome, je sens une nation rivée encore après
seize siècles au dur anneau de Jules César ; elle a pris goût
à sa chaîne. L’obéissance, qui n ’était d’abord que matérielle,
est désormais volontaire ; c’est maintenant le fond de l’homme
qui est vaincu ; ce ne sont plus seulement les mains, c’est
l’esprit qui est lié. Aussi, dominée par cette tradition de
dépendance, la tête courbée sous le Capitole, quand il fut
question d’émanciper la France, il se trouva qu’elle regardait
le servage de l’âme comme son patrimoine sacré ; elle agit
comme une province romaine2... »
En mars 2014, Lionel Jospin, ancien Premier ministre
(1997-2002), se tournait à son tour vers l’histoire profonde
de la France, « afin d’éclairer certains aspects du présent3 ».
Se présentant, en ouverture de son livre, comme « homme
politique, informé des ressorts du pouvoir et animé d’une
certaine idée de ce que sont, à travers le temps, les intérêts

1.Edwy Plenel, Dire non, op. cit., p. 21 et 22.


2 .Edgar Quinet, Philosophie de l'histoire de France (1857), Payot
et Rivages, 2009, p. 65 et 66. Lire aussi Emmanuel Todd, Après la
démocratie, Gallimard, 2008, et Susan George, « Cette fois-ci, en finir
avec la démocratie. » Le rapport Lugano II, Seuil, 2012.
3. Lionel Jospin, Le Mal napoléonien, Seuil, 2014.

136
LA RÉPUBLIQUE EN DANGER

de son pays », il menait l’instruction (ce n ’est pas une enquête


à charge) sur une époque qui, de la Révolution à 1’« impasse
des Cent Jours » (1815), vit se déployer, notamment chez les
paysans (alors, la majorité des Français) et les notables, un
goût pour le « retour à l’ordre » - et même pour un certain
« césarisme », qui forme la trame de tous les régimes auto­
ritaires qui ont scandé l’histoire de France. Par le recours
au mot « césarisme », Lionel Jospin inscrit manifestement
son travail dans la tradition philosophique, démocratique et
républicaine, dont Edgar Quinet et Jules Michelet sont, à la
suite de La Boétie et Tocqueville, les plus grands hérauts.
Au-delà des événements, l’ancien Premier ministre exprimait,
dans son livre, un jugement moral et politique sévère sur
les deux Napoléons, mais aussi sur leurs avatars, le général
Boulanger et le maréchal Pétain, ainsi que sur 1’« empreinte
du bonapartisme aujourd’hui ». Il opposait, in fine, le civisme
nécessaire d’un « peuple de citoyens » au populisme actuel,
et disait son aspiration à une nouvelle « grandeur », celle de
1’« exemplarité ».

Une démocratie à la dérive

Hélas, de la « république exemplaire », il ne reste aujourd’hui


qu’un slogan absurde. Car la corruption a continué son œuvre
annoncée, son travail de sape de la démocratie, repéré très tôt
par d’aussi grands esprits que Cornélius Castoriadis, lequel
parlait crûment, il y a près de trente ans déjà, de « nos sociétés
dites démocratiques, [c’est-à-dire] les sociétés libérales d’oli­
garchie1». Et qui démontrait aussi, dès 1993, combien la

1 .Cornélius Castoriadis, «L es enjeux actuels de la démocratie»,


conférence donnée à l’université de Montréal, le 9 avril 1986, publiée
dans Une société à la dérive. Entretiens et débats, 1974-1997, Seuil,
coll. «Points Essais», 2011, p. 204.

137
CORRUPTION

« dérive » de notre société1 est due à la double généralisation


de la corruption et de la servitude volontaire : « Cette évolution
n ’exprime pas seulement la victoire de couches dominantes
qui voudraient augmenter leur pouvoir. La population dans sa
presque totalité y participe. Frileusement repliée dans sa sphère
privée, elle se contente de pain et de spectacles. Les spectacles
sont surtout assurés par la télévision (et les “sports”) ; le pain,
par tous les gadgets disponibles à divers niveaux de revenus.
[...] Dans cette atmosphère, les garde-fous traditionnels de
la république capitaliste tombent les uns après les autres. Il
n ’y a plus de contrôle de la vie politique ; pas de sanctions,
en dehors du code pénal, lequel, comme l ’ont montré les
“affaires”, fonctionne de moins en moins. De toute façon, dans
une telle situation se pose, comme toujours, la question : “Et
pourquoi diable les juges eux-mêmes, ou leurs contrôleurs,
échapperaient-ils à la corruption générale, et pour combien de
temps ? Qui gardera les gardiens ?” L ’absence de garde-fous
fait que l’irrationalité inhérente au système s’intensifie2. »
Dès ces années 1980 et 1990, Cornélius Castoriadis fit
preuve d’une lucidité désenchantée à laquelle l’histoire a donné
raison. Articulant ses réflexions sur le régime oligarchique,
la servitude volontaire, la vertu civique et la corruption, le
génial héritier contemporain de Platon et d’Aristote s’expri­
mait sans ménagement. Ainsi, dans « Les enjeux actuels de
la démocratie », s’en prenait-il ironiquement au « peuple » :
« Mais il ne faudrait pas croire pour autant que les oligarchies
dominantes, capitalistes ou politiciennes, violent partout et tou­
jours un peuple innocent, à son corps défendant. Les citoyens
se laissent mener par le bout du nez, se font berner par des
politiciens habiles ou corrompus, et manipuler par des médias

1 .Id., «U n e société à la dérive», entretien publié dans L ’A utre


Journal, n° 2, mars 1993, repris dans Une société à la dérive, op. cit.,
p. 317 à 331.
l.Ib id ., p. 318 et 319.

138
LA RÉPUBLIQUE EN DANGER

avides de scoop, mais n ’ont-ils aucun moyen de les contrôler ?


Pourquoi sont-ils devenus tellement amnésiques ? [ ...] Ont-ils
été zombifiés par des esprits maléfiques ? [...] Mais je ne crois
pas qu’ils soient zombifiés, je crois simplement qu’on traverse
une phase historique très critique dans laquelle le problème
de la participation politique est effectivement posé1. »
Cinq ans plus tard, le philosophe d’origine grecque disséquait
précisément la nature de la « phase historique » à laquelle il
faisait allusion à Montréal, en dessinant les principaux traits
politiques et moraux, parmi lesquels la corruption tenait une
place centrale : « En même temps, les États-Unis subissent un
affaissement, un délabrement interne dont je crois que l’on ne
se rend pas compte en France - à tort, car ils sont le miroir
où les autres pays riches peuvent regarder leur avenir. L’éro­
sion du tissu social, les ghettos, l’apathie et le cynisme sans
précédent de la population, la corruption à tous les niveaux,
la crise fantastique de l’éducation2... »
Ce que Cornélius Castoriadis stigmatisait ainsi, sous le terme
« délabrement », est ce temps où la révélation quotidienne des
corruptions et de l’évasion fiscale des élites de nos sociétés
conduit l’anthropologue Paul Jorion, spécialiste de l’univers
financier le plus spéculatif, à se poser cette grave question :
« Est-il de notre intérêt que les membres de la classe poli­
tique ayant encore aujourd’hui des comptes en banque dans
des paradis fiscaux tombent l’un après l’autre, pareils à des
dominos, et que, quand le dernier aura chu, notre degré de
confiance dans la démocratie aura atteint à la baisse le niveau
qu’on lui a connu, pour mentionner une date, en 19343 ? »

l.lb id , p. 204 et 205.


2. Cornélius Castoriadis, « Le délabrement de l’Occident », entretien
publié dans Esprit, décembre 1991, repris dans La Montée de l ’insigni­
fiance, Seuil, coll. « Points Essais », 2007, p. 68.
3. Paul Jorion, Comprendre les temps qui sont les nôtres, 2007-2013,
Odile Jacob, 2014, p. 213.

139
CORRUPTION

Ici sont visés tous les Cahuzac de la République, mais aussi


ce «monde sans loi», ce «capitalisme hors la loi», cette
« société du hold-up », cette « finance pousse-au-crime »,
cette «grande fraude» et même ce «nouveau capitalisme
criminel» qui sont le Milieu et la condition historique de
« la corruption des élites1».

Prédateurs

Parmi tous ceux qui ont ausculté la criminalisation accé­


lérée du capitalisme contemporain, Jean-François Gayraud est
considéré comme l’un des meilleurs observateurs. Docteur en
droit, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, de
l’Institut de criminologie de Paris et du Centre des hautes
études du ministère de l’Intérieur (CHEMI), ce commissaire
divisionnaire de l’ex-Direction de la surveillance du terri­
toire (DST), où il a travaillé pendant dix-sept ans, a exercé
ensuite à l’Institut national des hautes études de la sécurité
et de la justice, puis au Conseil supérieur de la formation
et de la recherche stratégique. Ce qu’il dévoile, explique et
clame depuis 2005 n ’est toujours pas entendu. À l’exception
de quelques experts ès finances, qui témoignent - mais en
privé - que la lecture de ses ouvrages a bouleversé leur
approche de la crise économique mondiale. Après La Grande
Fraude (2011), Jean-François Gayraud décrit dans son dernier

l.O n lira à ce propos : Jean de Maillard et Pierre-Xavier Grèzaud,


Un monde sans loi, op. cit. ; Marc Roche, Le Capitalisme hors la loi.
Enquête, Albin Michel, 2011 ; Paul Vacca, La Société du hold-up. Le
nouveau récit du capitalisme, Mille et Une Nuits, 2012 ; Xavier Raufer,
avec Jean-François Gayraud, Pascal Junghans, Noël Pons, Charles Prats,
La Finance pousse-au-crime, Choiseul, 2011 ; Jean-François Gayraud,
La Grande Fraude. Crime, subprimes et crises financières, Odile Jacob,
2011, et Le Nouveau Capitalisme criminel, avec une préface de Paul
Jorion, Odile Jacob, 2014 ; Noël Pons, La Corruption des élites, op. cit.

140
LA RÉPUBLIQUE EN DANGER

ouvrage, Le Nouveau Capitalisme criminel (2014), la péné­


tration profonde du crime organisé dans le système financier
mondialisé. Il dénonce aussi l’impunité étonnante de cette
« finance de l’ombre », s’interrogeant - pour la forme - sur la
« corrélation entre financiarisation, crises brutales, creusement
des inégalités et corruption » durant la période historique dont
il situe le début aux années 1980.
Au cœur de sa préface au Nouveau Capitalisme criminel,
l’anthropologue Paul Jorion confirme le diagnostic du com­
missaire Gayraud et en tire une leçon éthique : « La pré­
tention séculaire de la finance à l’extraterritorialité de son
domaine par rapport à la morale semble avoir triomphé. La
“rationalité” supposée de l'Homo œconomicus transcende les
catégories éthiques. Souvenons-nous tout de même qu’il ne
s’agit nullement de rationalité au sens où on l’entend géné­
ralement mais, comme l’écrit très bien Gayraud, d’un simple
“comportement carnassier”. »
Dans sa vision quelque peu hallucinée de notre présent et de
notre avenir imminent, ce « money time » qui fait le titre du
dernier chapitre de sa Vue imprenable sur la folie du monde1,
Denis Robert pointe, quant à lui, ces oligarques absolus, « les
banquiers d’affaires et leurs ingénieurs financiers », comme
étant les premiers responsables du pillage de la société tout
entière, de la fragmentation de la démocratie. Il décrit avec
brio la rapine à laquelle ils se livrent, adoptant pour l’occa­
sion un style « zoologique », avant de mettre le point final
sur ces mots : « Les prédateurs jouent sur du velours depuis
tant d’années. Vifs comme des léopards, ils nous entubent
avec maestria. Leurs valets nous endorment. [...] Un jour,
nous nous rendrons compte qu’ils sont allés trop loin. Ce
sera trop tard. Ce sera la barbarie. »

1. Denis Robert, Vue imprenable sur la folie du monde, op. cit.


VI
Les « triple A », corrupteurs universels
A nthropologie

Ce qui met en danger la société, ce n’est pas la


grande corruption chez quelques-uns ; c’est le
relâchement de tous. [...] Cette vie tumultueuse
et sans cesse tracassée, que l’égalité donne aux
hommes, ne les détourne pas seulement de
l’amour en leur ôtant le loisir de s’y livrer ; elle
les en écarte encore par un chemin plus secret,
mais plus sûr. Tous les hommes qui vivent dans
les temps démocratiques contractent plus ou
moins les habitudes intellectuelles des classes
industrielles et commerçantes ; leur esprit
prend un tour sérieux, calculateur et positif ;
il [leur esprit] se détourne volontiers de l ’idéal
pour se diriger vers quelque but visible et
prochain qui se présente comme le naturel et
nécessaire objet des désirs. L’égalité ne détruit
pas ainsi l’imagination ; mais elle la limite et
ne lui permet de voler qu’en rasant la terre.
Alexis de Tocqueville, D e la démocratie
en Amérique, partie III, chapitre x i1.

Des « prédateurs », le commissaire divisionnaire Jean-


François Gayraud en a vu de très près, lorsqu’il était à la
Direction de la surveillance du territoire (DST), où il a travaillé

1. Texte de 1835 (13e édition parue du vivant de l’auteur), Gamier-


Flammarion, coll. « GF », 1981, vol. 2, p. 259.

143
CORRUPTION

pendant dix-sept ans et qu’il a quittée, en septembre 2007,


peu de temps après l’arrivée de Bernard Squarcini au poste
de directeur, fin juin 2007. Un Bernard Squarcini surnommé
« le Squale » par ses collègues policiers, considéré comme
un « Pasqua boy1», numéro 2 des Renseignements généraux
(RG) en 2003, lors de l’arrestation d’Yvan Colonna, l’assassin
présumé du préfet Érignac (6 février 1998)2, ancien préfet
délégué à la sécurité de Marseille en 2004, patron de la
DCRI, née en juillet 2008 de la fusion entre l’ex-DST et les
RG, qui s’est illustré, entre autres, dans une affaire dite « des
fadettes», ce qui lui valut d’être condamné, en avril 2014,
pour « collecte de données à caractère personnel par un moyen
frauduleux, déloyal ou illicite ».
Dans un substantiel article publié par la revue É tu d e s,
en octobre 2013, sous le titre «Dans les eaux glacées du

1. « “Vous avez un nom en i, ça plaira à Pasqua”, avait lancé Yves


Bertrand à Bernard Squarcini, en 1994, pour le convaincre de devenir son
second aux RG. Le patron du renseignement français a ceci de commun
avec “Charles”, son compatriote passé place Beauvau (ministère de
l’Intérieur), d’aimer s’entourer d’insulaires. “Les Corses, ils sont solides,
ils ont fait l’administration coloniale”, explique Bernard Squarcini [...].
Étemel clanisme ? “Les Corses sont fidèles”, élude celui qui, partie civile
au procès Clearstream, parce que son nom figurait sur le faux listing aux
côtés de la chanteuse ajaccienne Alizée ou de Laetitia Casta, évoque à
la barre un “racisme anticorse” au sommet de l’État. [...] » (« Bernard
Squarcini, l’officier traitant de la Sarkozie », Le Monde, 19 octobre 2011).
Le 30 mai 2012, Bernard Squarcini devient préfet hors cadre. Il quitte
la fonction publique le 28 février 2013 et crée le cabinet d’enquête
privée Kymos Conseil, puis intégrera le groupe américain d’intelligence
économique Arcanum en juin 2013.
2. Yvan Colonna, condamné en 2011 à la réclusion criminelle à
perpétuité pour l’assassinat du préfet Claude Érignac, a saisi la Cour
européenne des droits de l’homme à Strasbourg le 11 janvier 2013.
Son avocat considère qu’il n’a pas eu droit à un procès équitable. Yvan
Colonna a toujours clamé son innocence. La Cour de cassation avait
rejeté, le 11 juillet 2012, le pourvoi formé par la défense du berger
corse, fermant la voie à tout recours en France.

144
LES « TRIPLE A », CORRUPTEURS UNIVERSELS

crime organisé », le commissaire Gayraud livre une analyse


au vitriol de la « haute corruption » française : « La France
connaît depuis les années 1980 des phénomènes de “haute
corruption” aussi invisibles que profonds. Certaines affaires
dites “politico-financières” - impliquant des intermédiaires
commerciaux douteux, des politiciens de haut niveau, des
hauts fonctionnaires et de véritables gangsters, sous le masque
de loges franc-maçonnes dévoyées - jettent une lumière crue
sur les coulisses de la démocratie française. [...] La France a
ainsi subi un phénomène dangereux ressemblant à une queue
de comète du SAC dans sa version la plus trouble [...]. Au
point que les standards pénaux habituellement appliqués au
vulgaire banditisme - “bande organisée”, “association de mal­
faiteurs” - peuvent parfaitement s’adapter à cette criminalité
des élites françaises1. »
Ce n ’est pas Noël Pons, ancien inspecteur des impôts,
fonctionnaire au Service central de la prévention de la corrup­
tion (SCPC), qui démentira l’assertion que les « prédateurs »
chassent désormais en « bandes organisées ». Dans un livre
nourri d’informations collectées sur le terrain, ce spécialiste de
la lutte contre la fraude et la corruption met en évidence « les
liens fusionnels entre les réseaux d’affaires et le politique ».
Et tout y est, une fois de plus, effrayant, l’auteur écrivant
lui-même : « Chacune des parties de cet ouvrage met en évi­
dence la constitution d’une féodalité de l’argent, du pouvoir
politique et du savoir, directement liée à l’avènement d’une
élite mondialisée. [...] Un véritable système a été édifié. Il
n ’est pas caché, mais discret, étonnamment efficace, mutant
depuis la corruption simple vers une corruption douce, une
soft corruption à l’anglo-saxonne, bien plus perverse et dan­
gereuse car fondée sur la collusion2. »

1. Jean-François Gayraud, « Dans les eaux glacées du crime organisé »,


Études, n° 4194, octobre 2013, p. 304.
2. Noël Pons, La Corruption des élites, op. cit., p. 11 à 13.

145
CORRUPTION

Dans une préface délibérément philosophique à ce livre,


citant avec pertinence Cicéron, la deuxième épître de Pierre
et l’Évangile selon saint Matthieu, Claude Mathon, avocat
général à la Cour de cassation et ancien directeur du SCPC,
tire des travaux criminologiques de son ex-collègue une puis­
sante leçon anthropologique et sociologique : « Il résulte de
ces brefs rappels que la corruption est inscrite au plus profond
de l’humanité, au plus profond des “gènes” de l’homme,
ce qui explique certainement l’impossibilité de l’éradiquer,
mais aussi la compréhension dont bénéficient, dans l’opinion
publique, corrupteurs et corrompus. Cela explique aussi pour­
quoi la corruption est “douce”, pour reprendre l’expression
de Noël Pons1. »

La corruption, une constante anthropologique

Brian Hayden, professeur à l’université Simon Fraser,


en Colombie-Britannique (Canada), est un ethnologue et
anthropologue génial, une sorte d’Einstein de sa discipline,
dans le sens où il a découvert une « constante » de l’espèce
humaine, comme l’on parle plus habituellement, en sciences,
des « constantes » physiques et astrophysiques, c’est-à-dire des
lois universelles de la gravitation, de la vitesse de la lumière,
de la densité d’entropie2.
C ’est au paléolithique supérieur, soit entre 35 000 et
10 000 ans av. J.-C., que Brian Hayden a observé, par l’ana­
lyse archéologique des sépultures principalement, la naissance

l.Ibid., p. 7 et 8.
2. Brian Hayden, L ’Homme et l ’Inégalité. L ’invention de la hiérarchie
à la préhistoire, CNRS Éditions, 2008. Il en a été publié une nouvelle
édition, sous le titre Naissance de l ’inégalité. L ’invention de la hiérarchie
durant la préhistoire, CNRS Éditions, coll. «B ib lis», 2013. Je cite à
partir de l’édition de 2008.

146
LES « TRIPLE A », CORRUPTEURS UNIVERSELS

des relations de domination entre individus principalement


chasseurs-cueilleurs d ’une même société préhistorique, et
donc les premiers facteurs économiques, culturels et com­
portementaux de l’inégalité. L’anthropologue a conforté son
travail de préhistorien par de nombreuses données ethno-
archéologiques recueillies « chez les Mayas (du Mexique),
les tribus des collines du Sud-Est asiatique, les groupes du
Nord-Ouest américain (Amérindiens de Colombie-Britannique)
et les chefferies de Polynésie1».
J ’ai trouvé dans son œuvre une explication anthropolo­
gique radicale de la corruption. Tout d’abord il a fallu qu’il
y ait production et transformation des premiers excédents de
nourriture, de la toute première richesse (énergétique) échan­
geable et cumulable, pour que se forment progressivement les
premières inégalités sociales et statutaires (chefferies). Il a
fallu aussi, deuxièmement, qu’une faible proportion d ’hommes
issus de ces « sociétés » soit dotée d’un profil caractériel de
« triple A » - pour « avide, agressif et accumulateur ». Il a
fallu, enfin, que ces chefs « triple A » mettent en œuvre des
« stratégies de développement qui fonctionnent » dans le but
d ’asservir d’autres hommes, stratégies au rang desquelles
l’achat (éventuellement somptuaire) des esprits et des corps
s’avère central2.
À propos des « chefs », lointains ancêtres des « préda­
teurs» dénoncés par les criminologues contemporains que
j ’ai déjà beaucoup cités, Brian Hayden écrit : « J e désigne
parfois ceux qui présentent les caractéristiques d’un intérêt
personnel supérieur à la normale comme des personnalités de
type “triple A” (chefs avides, agressifs et accumulateurs). Si
on laisse libre cours à ce type de personnalités, ils ruinent
généralement la vie des autres, érodent les institutions sociales
et culturelles et dégradent leur environnement. Ils ont toujours

l.Ibid., p. 57.
2. Ibid., p. 57 à 72.

147
CORRUPTION

été une force avec laquelle il a fallu traiter (comme le montre


le taux élevé d’homicides même au sein des sociétés simples
de chasseurs-cueilleurs), et ils le sont encore aujourd’hui.
Ainsi, il se pourrait bien que 90 % des problèmes de notre
monde soient causés par 10% de la population1... » Mais
plus intéressante encore, de mon point de vue, est la réponse
de l’anthropologue à cette question cruciale : « Comment les
chefs avec des personnalités de type triple A ont-ils pu avoir
autant d ’influence, exercer autant de contrôle et posséder
autant de pouvoir au sein de communautés qui étaient au
départ égalitaires ? »
C’est ici que se trouve le cœur du livre de Brian Hayden,
sous le titre de l’un de ses paragraphes, « Pots-de-vin », tout
simplement. Car, en prime des « festins », des dons d’objets
ou de nourriture « de prestige » qui établissent tous « des hié­
rarchies fondées sur la dette », les « chefs » distribuent univer­
sellement des « pots-de-vin » : « Pour obtenir l’acquiescement
des autres, même s’il s’agit de silence et de réticence, les chefs
accordent souvent des bénéfices mineurs aux membres les
moins fortunés ou les moins ambitieux de leur communauté.
Ceci peut prendre différentes formes : distribution gratuite de
nourriture et de petits cadeaux lors de festins promotionnels
ouverts à l’ensemble de la communauté, soutien des formes
égalitaires de festins cultuels, tolérance du vol de nourriture
dans leurs champs. [...] Une fois que le stratagème de ces
chefs est lancé et accepté, il implique pratiquement toute la
communauté par ses ramifications et ses effets secondaires
même si, au début, seules quelques personnes soutenaient
activement les activités du leader^. »

l.Ibid., p. 50.
l.Ib id ., p. 68 et 69. Lire aussi, de Christophe Darmangeat, Conver­
sation sur la naissance des inégalités, Agone, 2013, notamment les
p. 103 à 107, où il est question de «clientélisme», même si le mot
paraît anachronique à l’auteur... qui l’utilise malgré tout.

148
LES « TRIPLE A », CORRUPTEURS UNIVERSELS

Au-dessus du plafond de verre

Les mafias contemporaines n ’ont donc rien inventé, ni les


criminels en col blanc qui dirigent la finance mondiale la plus
puissante et la plus dangereuse pour l’avenir économique,
social et politique de notre planète. Une nouvelle plongée
anthropologique au cœur du système financier américain,
aux pires moments des crises des années 2000, nous permet
de vérifier l’universalité, dans le temps et dans l’espace, de
la constante de Brian Hayden sur les « prédateurs » et autres
« chefs triple A » qui « ruinent généralement la vie des autres,
érodent les institutions sociales et culturelles et dégradent leur
environnement » par l’usage sans limites de la corruption.
Paul Jorion, « anthropologue de la crise1», a travaillé, de
1998 à 2007, au cœur du milieu bancaire américain en tant
que spécialiste de la formation des prix. Il avait préalable­
ment été trader dans une banque française, étant « entré en
finance » en 1990. En avril 2010, il publie, dans la revue Le
Débat, un article iconoclaste sur son expérience personnelle
dans les hautes sphères de la finance américaine, en repre­
nant les modes d’observation qu’il avait pratiqués en tant
qu’anthropologue, dans les années 19702 : «Comment on
devient l’“anthropologue de la crise”3. »
Au cours de ses dix-huit années de carrière d’ingénieur
financier, et ayant même atteint « le titre relativement élevé »

1. Chercheur en sciences sociales, Paul Jorion a enseigné dans les


universités de Bruxelles, de Cambridge, de Paris VIII et de Californie.
Il a également été fonctionnaire des Nations unies (FAO), participant
à des projets de développement en Afrique. Il détient depuis 2012 la
chaire Stewardship o f Finance (Finance au service de la communauté),
à la Vrije Universiteit Brussel. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages
qui font autorité en économie politique.
2 .Les Pêcheurs de l ’île de Houat, Hermann, 1983.
3.Le Débat, n° 161, avril 2010, p. 129 à 142.

149
CORRUPTION

de First Vice-President dans une des grandes banques qui


l’employaient, Paul Jorion a découvert ce que sont les condi­
tions véritables pour devenir un « décideur » dans l’univers
de la haute finance mondiale : «L es promotions peuvent
cependant atteindre un plafond, un glass ceiling comme on
dit en anglais : un plafond de verre, séparant précisément la
classe des non-décideurs de celle des décideurs. Ce plafond
est constitué d’un jugement porté - explicitement ou impli­
citement - sur la capacité du candidat à fonctionner au sein
du monde plus secret des décideurs. Les décideurs aiment
caractériser le critère d’appartenance à leur club en termes de
compétence, mon expérience de dix-huit ans m ’a cependant
convaincu que ce critère était en réalité d’un autre ordre : la
tolérance personnelle à la fraude. »
Le récit très précis du test de promotion éventuelle dans
le club très fermé des décideurs réels, livré par le financier
anthropologue, montre combien il s’agit d’un rituel initia­
tique : «U ne fois parvenu immédiatement au-dessous du
seuil correspondant au “plafond de verre”, le candidat est
testé : il est invité à des réunions où sont évoquées des
questions impliquant des décisions d’ordre politique. Je me
souviens ainsi d’une réunion à laquelle j ’avais participé et
où la question posée était de savoir s’il fallait ou non rétro­
céder des commissions à une compagnie qui nous transférait
une portion de son chiffre d’affaires, j ’imagine pour qu’elle
puisse rester en dessous d’un certain seuil fiscal, ou pour
qu’elle puisse maintenir un certain statut, lui permettant de
continuer à bénéficier d’un régulateur coulant par exemple. La
rétrocession de commissions prendrait la forme classique de
la commande d’études que nul n ’aurait l’intention d’effectuer
ou de la sous-facturation de services. [...] Je m ’abstins de
toute remarque, mais mon silence dut être interprété en soi
comme une marque de désapprobation, car on ne me réinvita
jamais à des réunions de ce type. »
Une autre situation, vécue un peu plus tard par le même

150
LES « TRIPLE A », CORRUPTEURS UNIVERSELS

Paul Jorion, confirma que l’encadrement supérieur des éta­


blissements financiers peut être, dans certaines circonstances,
assimilé à un gang de malfaiteurs : « Le fait que mon compor­
tement général suggérait a priori une probité sans compromis
transparut à une autre occasion, dans le cadre d’une compagnie
où je découvris accidentellement que les cadres supérieurs
recevaient des pots-de-vin de nos clients en échange d’un
traitement plus favorable que celui prévu par les barèmes,
pénalisant bien entendu la compagnie qui nous employait et
plus particulièrement son propriétaire. Comme dans le cas
précédent, c’était une certaine dextérité dans l’extraction et
l’analyse de données appartenant à la comptabilité de mon
employeur qui m ’avait fait découvrir ces faits. Je fus convoqué
dans les dix minutes qui suivirent ma découverte et on me dit
sans ambages : “Vous comprendrez aisément que le nouveau
contexte nous oblige à réclamer votre démission.” »
Plus grave encore, du fait de son parcours de consultant
en gestion de risque au sein d ’une des plus grandes banques
européennes, l’anthropologue comprend très vite comment
les dirigeants de la finance circonscrivent les « régulateurs »
(autorités publiques chargées de contrôler les banques), avec
la complicité passive de ceux-ci. Au terme d ’un travail de
contrôle interne mené par Paul Jorion, la grande banque euro­
péenne concernée se trouva embarrassée par sa découverte
d’un dysfonctionnement comptable illégal. Lors d’une soirée, il
fut donc abordé par le numéro deux de ce groupe, qui l’inter­
pella ainsi : « Je sais qui vous êtes : vous êtes l’emmerdeur
qui bloque tout. Il y a une chose que vous n ’avez pas l’air
de comprendre, mon petit monsieur : le régulateur, ce n ’est
pas lui qui me dira ce que je dois faire. Non, ce n ’est pas
comme ça que les choses se passent : c’est moi qui lui dirai
quels sont les chiffres, il ne mouftera pas et les choses en
resteront là. Un point, c’est tout ! »
Pour conclure sur le monde financier actuel, tel qu’exploré
par Paul Jorion, insistons sur le fait que la corruption s’y

151
CORRUPTION

pratique massivement en « équipe », c’est-à-dire « en bande


organisée » : « De quel terme désigne-t-on parmi les décideurs
cet esprit de tolérance à la fraude que je viens d’évoquer ?
“Esprit d’équipe”. “L ’individu en question ne fait pas preuve
d ’esprit d’équipe” est le langage codé utilisé dans ce monde
des établissements financiers pour désigner celui qui fait
preuve de probité et désapprouve les tentatives de fraude. »

En passant par l’Afrique, l’Inde, l’Asie,


le Brésil...

L ’anthropologie de la corruption est malheureusement trop


ignorée de celles et ceux qui luttent contre elle, et qui demeurent
souvent enfermés dans des cadres juridiques tellement bafoués,
en toute impunité, que le découragement n ’est jamais loin.
Pourtant, quelques enquêtes de terrain et réflexions théoriques
permettent de mieux comprendre les raisons plus profondes de
ce phénomène pléthorique, et donc d’envisager des solutions
adéquates pour le contenir, voire le résorber.
Pendant près de deux ans (1999-2001), une équipe de
socio-anthropologues, dirigée par Giorgio Blundo1 et Jean­
Pierre Olivier de Sardan2, a mené une enquête pionnière sur
la corruption dans trois pays d’Afrique de l’Ouest, le Bénin,
le Niger et le Sénégal, dont les premiers résultats ont été
présentés dans Politique africaine, en mars 20013. Le cadre
méthodologique, clairement défini, promettait des informations
et des analyses complémentaires à celles produites habituelle­

1. École des hautes études en sciences sociales (EHESS), à Paris, à


l ’époque.
2. Institut de recherche pour le développement (IRD), à Marseille, à
l’époque.
3. « La corruption au quotidien », Politique africaine, n° 83, mars 2001,
Karthala. Intégralement accessible en ligne : http://www.caim.info/revue-
politique-africaine-2001-3 .htm.

152
LES « TRIPLE A », CORRUPTEURS UNIVERSELS

ment par les enquêtes judiciaires ou journalistiques : « Notre


acception de la corruption est large, expliquaient les deux
directeurs des recherches : le “complexe de la corruption”,
loin d ’une définition juridique étroite, regroupe en effet toutes
les pratiques illégales, et pourtant répandues, des agents de
l’État. Cependant, c’est surtout la “petite corruption”, seule
véritablement accessible à nos méthodes de travail, car bana­
lisée et généralisée, qui nous a intéressés - la “grande cor­
ruption” relevant d’un autre type d’enquêtes, policières ou
journalistiques - , même si grande et petite corruption forment
à l’évidence un continuum. [...] C’est un des avantages de
cette enquête sur la corruption que de nous avoir obligés à
aller dans les détails des procédures d’appel d’offres, des
contrôles douaniers ou des mises en liberté provisoire, comme
au cœur du langage populaire. »
La première grande leçon de cette enquête collective est
décourageante : « Il y a en Afrique aujourd’hui (au moins en
tout cas dans les trois pays considérés) un même système de
corruption généralisé ; ce système de corruption généralisé est
enchâssé dans un même système de dysfonctionnement généra­
lisé des administrations ; et, enfin, les fonctionnaires honnêtes
et compétents, dont la pratique professionnelle personnelle
échappe à ces deux systèmes, ne sont pas en mesure actuel­
lement de les réformer. Ces trois éléments se renvoient l’un à
l’autre. » Autre conclusion essentielle : « On ne peut imputer
la responsabilité des relations corruptives aux seuls agents de
l’État. Le plus souvent, en effet, ce sont tout autant les usagers
qui produisent ou reproduisent ces relations (corruptrices), dans
la mesure où ils en tirent avantage. Il y a ainsi accord mutuel
sur le fait que “voler l’État, c’est voler personne”, et que les
différentes parties vont en retirer des bénéfices mutuels. »
En effet, ce que l’enquête dirigée par Giorgio Blundo et
Jean-Pierre Olivier de Sardan révèle de tout à fait fonda­
mental peut être désigné sous l’expression de «mutualité
de la corruption » : « Dans certains domaines, les agents de

153
CORRUPTION

l’État, et les agents supplétifs qui les épaulent quotidienne­


ment dans leurs tâches administratives, sont solidaires dans
leurs pratiques corruptrices, soit parce que l’existence d ’une
chaîne hiérarchique forte oblige à redistribuer les bénéfices,
soit parce que le fonctionnement en équipe crée un partenariat
“horizontal”, soit encore parce que l’accaparement individuel
expose le corrompu au risque d’être dénoncé par les col­
lègues restés en dehors de la transaction illicite. Ainsi, dans
les trois pays, les douaniers se partagent selon des barèmes
officieux les recettes obtenues lors de contentieux douteux,
tout comme, au Sénégal, les membres des commissions des
marchés publics se répartissent minutieusement les pots-de-vin
versés par les entrepreneurs. »
Dès lors, le cercle vicieux de la corruption engendre un
enfer social et politique, le fléau qui ruine l’Afrique : « Le
fait que tout un chacun pense qu’il faut se protéger des
dysfonctionnements des services publics par la corruption
conduit tout un chacun à la pratiquer au quotidien. Ainsi les
pratiques corruptives se généralisent-elles et se banalisent-elles,
augmentant encore les dysfonctionnements, les incertitudes
quant à l’issue des démarches administratives, et l’offre de
corruption. Si la corruption est partout, il faut, pour s’en
protéger, la pratiquer à titre préventif. »
Interprétant des expériences menées à New Delhi (Inde), en
Indonésie, au Rajasthan et au Brésil, Esther Duflo, professeur
au Collège de France, a évalué quelles sont, malgré tout, les
possibilités et les solutions de lutte réelle contre la corrup­
tion qui gangrène les pays en développement1. Qu’il s’agisse
d’actions par le haut (contrôles par les instances étatiques) ou
par le bas (contrôles par la population sujette aux problèmes
posés par la corruption), les résultats incitent partout à la plus
grande modestie, car « la corruption a tendance à apparaître

1. Esther Duflo, La Politique de l ’autonomie. Lutter contre la pau­


vreté II, Seuil, coll. « La République des idées », 2010.

154
LES « TRIPLE A », CORRUPTEURS UNIVERSELS

naturellement lorsqu’une société tente de corriger le marché


en répartissant différemment les ressources ». Il reste que la
meilleure façon de limiter la corruption est de permettre aux
administrés d’influencer le choix des fonctionnaires - et surtout
des élus —au travers de décisions politiques informées. Car
des succès vérifiés en matière de lutte contre la pauvreté et de
développement déterminent les votes bien plus que les discours
tenus dans le cadre des réunions de propagande électorale.
Les expérimentations menées dans les commissariats, en
Inde, et sur les chantiers de construction de routes, en Indo­
nésie, montrent que la corruption peut être mieux réduite par
un contrôle « par le haut », à savoir des audits et des contrôles
administratifs, que par le contrôle « par le bas », c’est-à-dire
par une implication des usagers au niveau local. En revanche,
la combinaison des audits externes et de la sanction populaire,
par diffusion auprès de la population des résultats desdits audits
sur la corruption avant des élections, a une nette et positive
influence sur les résultats électoraux, les hommes politiques
corrompus ayant alors plus de difficulté à être réélus. Comme
quoi, le contrôle indépendant, l’information et la démocratie
sont les seuls antidotes véritables à la corruption.

La paille et la poutre

Marcel HénafF, professeur à l’université de Californie (San


Diego), anthropologue et philosophe1, s’est, de son côté,
interrogé sur la frontière mouvante et difficile à délimiter qui
existe entre le don, le « geste qui honore », le cadeau sans
attente de contrepartie ou de retour, et l’acte de corruption2.

1. Marcel Hénaff, Le Prix de la vérité. Le don, l ’argent, la philosophie,


Seuil, 2002 ; Le Don des philosophes. Repenser la réciprocité, Seuil, 2012.
2. Id., « Le don perverti. Pour une anthropologie de la corruption »,
Esprit, n° 402, février 2014, p. 45 à 56.

155
CORRUPTION

Du point de vue anthropologique, il est impossible de ne


pas évaluer la traditionnelle et universelle « logique du don/
contredon », qui échappe à tout « rapport de contrat ou de
convention réglementaire », et de ne pas la soumettre au ques­
tionnement sur la corruption. La réponse de Marcel Hénaff à
ce problème sensible permet, me semble-t-il, de sauvegarder
la pratique rituelle du don et du contredon, de la distinguer
fondamentalement de la corruption et de lui conserver sa
vertu de reconnaissance réciproque entre individus ou même
entre communautés.
Mais alors pourquoi les pays où sont relevées les plus
mauvaises notations quant à la corruption1 sont-ils aussi ceux
« où l’on constate un fort maintien des formes de vie tradition­
nelles », même si d’autres facteurs semblent aussi importants,
tels qu’« une organisation étatique insuffisamment stabilisée,
l’existence de conflits ethniques et un niveau de développement
économique peu élevé » ? La conviction de l’anthropologue
est que la corruption advient lorsque le don est « perverti »
par son inscription dans une logique de contrat, issue des
sociétés marchandes modernes : « On l’aura compris, il y
a un ordre du don et un ordre du contrat ; il y a le gré et
le dû. Chacun a sa logique, toutes deux sont légitimes ; les
choses deviennent problématiques, voire immorales, si on
commence à les croiser, les mêler et les confondre, ce qui
revient à vouloir vendre ce qui doit se donner ou donner ce
qui doit se vendre. »
À partir de là, Marcel Hénaff pousse plus loin la réflexion
sur le rapport entre l’intensité de la corruption, telle qu’elle
est mesurée par les institutions occidentales, et les « anciennes
traditions » de générosité et de convivialité (logique de don/
contredon), qui «restent fortes dans l ’Europe du Sud»,
par exemple. Ainsi, il avance que si « la carte de la vertu

1. Marcel Hénaff se réfère à l’indice annuel de perception de la cor­


ruption, établi par l’ONG Tansparency International.

156
LES « TRIPLE A », CORRUPTEURS UNIVERSELS

publique est dominée par l’Europe du Nord et le monde anglo-


américain », c’est pourtant « dans ces mêmes pays (d’abord et
surtout les États-Unis) » que « le néocapitalisme a inventé ses
formes les plus agressives » et que « les marchés financiers
ont trouvé les techniques les plus sophistiquées pour générer
des profits colossaux en échappant à toute réglementation et
taxation ».
Du coup, l’anthropologie nous invite à recevoir avec pru­
dence les comparaisons trop hâtivement menées. Du lobbying
légal, aux États-Unis, qui permet d’orienter lourdement cer­
taines décisions législatives, ou de la corruption généralisée
des petits fonctionnaires africains, « quel système est le plus
corrompu des deux ? », s’interroge Marcel Hénaffr Avant de
décocher : « La mappemonde de la vertu pourrait bien être
aussi, en partie du moins, celle de l’hypocrisie. »

« Hypocrite, ôte d’abord la poutre de ton œil1 ! » À mon


sens, le commandement évangélique vaut deux fois. Il s’adresse
bien sûr d’abord à ceux qui continuent de penser que la cor­
ruption est un phénomène exotique, un régime d’économie
primitive qui n ’a cours que dans les « républiques bananières »
bureaucratiques et qui épargne les pays développés et ultra-

l.L uc 6,41-42 (traduction NBS) : «Pourquoi regardes-tu la paille


qui est dans l’œil de ton frère, et ne remarques-tu pas la poutre qui est
dans ton œil à toi ? Comment peux-tu dire à ton frère : “Mon frère,
laisse-moi ôter la paille qui est dans ton œil”, toi qui ne vois pas la
poutre qui est dans ton œil ? Hypocrite, ôte d’abord la poutre de ton
œil ! Alors tu verras comment ôter la paille qui est dans l’œil de ton
frère. » Et Matthieu 7,2-5 : « Car c ’est avec le jugement par lequel vous
jugez qu’on vous jugera, et c’est avec la mesure à laquelle vous mesurez
qu’on mesurera pour vous. Pourquoi regardes-tu la paille qui est dans
l’œil de ton frère, et ne remarques-tu pas la poutre qui est dans ton œil ?
Ou bien comment peux-tu dire à ton frère : “Laisse-moi ôter la paille
de ton œil”, alors que dans ton œil il y a une poutre ? Hypocrite, ôte
d’abord la poutre de ton œil ! Alors tu verras comment ôter la paille de
l’œil de ton frère. »

157
CORRUPTION

libéralisés. Mais il vise aussi ceux (souvent les mêmes) qui


entonnent volontiers le refrain populiste du « tous pourris »,
pour concentrer le tir de la critique sur les seuls dirigeants
de nos sociétés.
VII
Banalité de la corruption
Sociologie

La corruption du siècle se fait par la contribu­


tion particulière de chacun de nous : les uns
y confèrent [apportent] la trahison, les autres
l’injustice, l’irréligion, la tyrannie, l’avarice
[rapacité], la cruauté, selon qu’ils sont plus
puissants ; les plus faibles y apportent la
sottise, la vanité, l’oisiveté, desquels je suis.
Il semble que ce soit la saison des choses
vaines quand les dommageables nous pressent
[harcèlent]. En un temps où le méchamment
faire est si commun, de ne faire qu’inutilement
il est comme louable. Je me console que je
serai des derniers sur qui il faudra mettre la
main. »
Montaigne, Essais, livre III, chapitre ix,
« De la vanité »'.

En janvier 2014, Charles-Henri de Choiseul-Praslin, prési­


dent de l’Observatoire géopolitique des criminalités (OGC),
me confiait : « Maintenant, on voit apparaître une corruption
généralisée, que l’on pourrait dire “de basse intensité”, qui se
combine avec des fraudes. Pour obtenir des avantages indus

l.D ans Œuvres complètes (texte établi à partir des éditions de 1580,
1588 et 1595), Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1962,
p. 923, et dans Les Essais (à partir de l’édition de 1595), LGF-Le Livre
de Poche, « La pochothèque », 2001, p. 1478.

159
CORRUPTION

dans un régime de droit, la fraude, c’est tourner la loi par


astuce ; la corruption, c’est la violer en obtenant une compli­
cité, une connivence ou un silence des autorités légales. La
corruption est devenue un maillon dans une chaîne qui va de
la fraude banale à l’économie complètement criminelle. Pour
les criminels, la corruption est devenue un élément majeur
de leur impunité. De plus, la corruption finit par atteindre
toutes les couches sociales. Ainsi, les gardiens et habitants
d’immeubles de cités dont les trafiquants de stupéfiants achètent
le silence, ou les policiers qui profitent de petits cadeaux
les encourageant à laisser faire un certain nombre de délits.
Il faut donner plus de pouvoir aux organismes de contrôle,
comme le Service central de prévention de la corruption. Il
est nécessaire de lancer des évaluations indépendantes, ce
dont on est peu friand en France. Il faut aussi revenir peut-
être sur la définition de la corruption dans le code pénal, afin
de pouvoir pénaliser des formes de corruption de plus en
plus larvées. Mais la solution ne sera pas seulement pénale.
Il faut aussi repérer les dysfonctionnements administratifs,
économiques et sociaux qui génèrent fraude et corruption.
Pensons, par exemple, à l’explosion du travail au noir qui est
sans doute devenu un amortisseur social1. » Choiseul-Praslin
mettait ainsi le doigt sur la banalité de la corruption, dite
ici « de basse intensité », et sur sa diffusion nouvelle dans
« toutes les couches sociales ».

En zone grise

Nul mieux que Pierre Lascoumes, docteur en droit, diplômé


en sociologie et en criminologie, aujourd’hui directeur de
recherche au Centre d’études européennes (CEE) de Sciences-
Po, à Paris, ne connaît les politiques de lutte contre la délin­

1. Propos en partie publiés dans La Croix du 17 janvier 2014.

160
BANALITÉ DE LA CORRUPTION

quance financière, et l’esprit public français vis-à-vis de la


corruption. En 2006, il a coordonné au Centre d ’études de la
vie politique française (CEVIPOF, Sciences-Po) un ensemble
particulièrement massif d ’enquêtes sur les représentations
sociales de la corruption. Il s’agissait, en réalité, de la pre­
mière grande enquête menée, en France, sur la «probité
publique1». Avec, comme méthode, pendant quatre ans de
travail, le croisement de différentes approches quantitatives et
qualitatives de trois villes de taille moyenne, un questionnaire
mené en face à face auprès de 2 000 personnes et 12 « focus
groups ». L ’enquête sociologique a permis de préciser le sens
même du mot « corruption ». Et il est apparu que sa défini­
tion juridique est bien trop réductrice pour prendre la pleine
mesure du phénomène.
Mais les résultats les plus importants du travail dirigé
par Pierre Lascoumes tiennent dans le dévoilement de ce
qu’attendent vraiment les citoyens de leurs élus et dirigeants
en termes de « rôles politiques », et la façon dont ils appré­
hendent les « débordements de rôle », par exemple, lesquels
relèvent du clanisme, du localisme, de l’autoritarisme et du
clientélisme. C ’est en ce point que se fait jour l’ambiguïté
profonde de l’opinion publique sur la corruption des élus.
Les chercheurs ont en effet relevé plusieurs systèmes
d’excuses et de justifications mis en œuvre par les citoyens
pour mitiger leur jugement sur la gravité des « débordements »
avérés de leurs élus municipaux : appréciation positive de
l’efficacité de la gestion municipale, bonne perception des
relations de proximité entretenues avec l’élu, invocation de
la généralité des pratiques illégales dans le champ politique,

1. Sous la direction de Pierre Lascoumes, Favoritisme et corruption


à la française. Petits arrangements avec la probité, Les Presses de
Sciences-Po, 2010. En 1999, Pierre Lascoumes avait déjà publié un très
pédagogique Corruptions, aux Presses de Sciences-Po, dans la « Biblio­
thèque du citoyen ».

161
CORRUPTION

absence de compétences personnelles pour juger des contraintes


subies par les hommes politiques, etc.
En 2011, Pierre Lascoumes est revenu, dans un livre per­
sonnel, Une démocratie corruptible\ sur cette ambivalence
des jugements des citoyens vis-à-vis des atteintes à la probité
dont se rendent coupables certains de leurs élus. Cette ambi­
valence, ou tolérance, s’enracine dans la tension entre l’idéal
très théorique du « devoir-être politique » et la demande d ’effi­
cacité formulée par le citoyen à l’endroit de ses représentants.
Elle s’explique aussi, plus prosaïquement, par le conflit entre
l’intérêt général proclamé (probité républicaine) et l’intérêt
particulier pratiqué (demande de service). Tout cela définit une
« zone grise », lieu d’acceptation d’une « corruption grise »
dont le « favoritisme » est le motif principal, « ambivalence
collective à l’égard des phénomènes de corruption», écart
paradoxal entre « u n e forte dénonciation symbolique des
corruptions » et « son acceptation de fait », mais aussi pra­
tique d’une « large tolérance à l’égard du favoritisme et de
la recherche d’avantages individuels2 ».
Comment s’explique, fondamentalement, cet évident et peu
glorieux «paradoxe citoyen»? Pierre Lascoumes tente de
déterminer exactement ce que le citoyen attend de son élu,
et il relève, en se rapportant aux enquêtes sociologiques déjà
citées, que l’efficacité politique et le lien de proximité entre
les élus et les citoyens priment sur le respect de la loi et de
la morale. Très souvent, le choix d ’un élu est pragmatique,
le citoyen votant pour celui qui représentera au mieux son
intérêt personnel et celui des groupes auxquels il appartient.
Ainsi, la pratique électoraliste française relativise l’intérêt
général, au profit d’un puissant favoritisme. Par là, le citoyen
s’inscrit dans la relation de corruption banale et généralisée.

1. Pierre Lascoumes, Une démocratie corruptible. Arrangements, favori­


tisme et conflits d ’intérêts, Seuil, coll. « La République des idées », 2011.
2. Ibid., p. 35 à 47.

162
BANALITÉ DE LA CORRUPTION

Ainsi se nourrit cette « vaste “zone grise” où prospèrent


des comportements jouant aux marges du civisme et de la
légalité », mais aussi, paradoxalement, « la défiance à l’égard
des institutions et des activités politiques ». Pierre Lascoumes
en conclut que 1’« on est ici au cœur du désenchantement
citoyen ». Malheureusement, remarque-t-il, « aucune recette
(économique, morale ou répressive) n ’a été trouvée pour
y remédier». L’universitaire suggère, tout de même, une
piste : « La seule façon de restreindre les effets négatifs de
l’appropriation, de l’abus de pouvoir et du favoritisme est de
les rendre explicites, de les mettre en visibilité. Dans quelle
mesure est-ce possible' ? » Des juges d’instruction et certains
journalistes tentent d’apporter une réponse à cette dernière
question.

« L’esprit de corruption »

Le travail judiciaire et les révélations journalistiques


étanchent-ils ou nourrissent-ils plutôt le « désenchantement
citoyen » évoqué par Pierre Lascoumes ? Au cœur de celui-
ci, n ’est-ce pas 1’« esprit de corruption » dont il faut pister
la trace ? Un « esprit » qui s’exprime dans la corruption de
basse intensité, le favoritisme quotidien, l’avantage banal et le
conflit d’intérêts si difficilement sanctionné par la justice2...
Les magistrats Éric Alt et Irène Luc ont eux aussi opéré
une distinction entre « zones grises », « zones noires » et
même «zones nébuleuses» de la corruption, dont ils ont
répertorié les nombreuses manifestations3. Le cœur de leur
livre porte surtout sur la « zone grise », dont ils énumèrent

1. Ibid., p. 97.
2. P aul C assia, Conflits d ’intérêts. Les liaisons dangereuses de la
république, O dile Jacob, 2014.
3. É ric A lt et Irène Luc, L ’Esprit de corruption, L e B ord de l’eau, 2012.

163
CORRUPTION

les différentes formes : moyens mis en œuvre pour tourner


la loi et assurer ainsi le financement des partis politiques et
autres campagnes électorales, conflits d’intérêts, lobbying
à la limite du trafic d’influence, capitalisme de connivence
dans les conseils d’administration des grandes entreprises...
Quant à la « zone noire », qui tombe sous le coup de la loi
pénale (trafic d’influence, abus de biens sociaux, blanchiment
d ’argent, favoritisme dans les marchés publics), elle échappe
trop souvent à la justice du fait que police et parquet sont
trop dépendants du pouvoir exécutif. La délinquance en col
blanc est donc peu réprimée, protégée qui plus est par le
secret fiscal, et même, dans certains cas, on l’a dit, par le
« secret défense ».
«Aujourd’hui, l ’esprit de corruption innerve les sphères
politiques et financières du local au global », soutiennent Éric
Alt et Irène Luc, car « toujours des décisions s’achètent, des
responsables se vendent, la justice tarde ». Comme Pierre
Lascoumes, Noël Pons ou Paul Cassia, les deux magistrats
soulignent qu’« au-delà de cette corruption stricto sensu, des
pratiques se développent, où le conflit d’intérêts peut glisser
vers la confusion des intérêts, le lobbyisme vers le trafic
d’influence ». Favorisant la banalité de la corruption, « une
oligarchie experte s’emploie à brouiller les frontières entre
le légal et l’illégal », analysent-ils aussi.
Comment ne pas reconnaître, dans toutes ces alertes expertes,
l’expression de l’angoisse de celles et ceux qui voient com­
bien 1’« esprit de corruption » mine celui de la démocratie,
ce que la philosophe Cynthia Fleury nomme très justement
la « métaphysique de la démocratie1».
Car, de fait, il existe bien aussi une métaphysique de la
corruption, c’est-à-dire un principe ultime qui réunit l’être
et l’esprit, le sens et l’essence, la matérialité et l’au-delà de

1. Cynthia Fleury, Les Pathologies de la démocratie, Fayard, 2005, et


Le Livre de Poche, coll. « Biblio Essais », 2010, p. 297 à 305.

164
BANALITÉ DE LA CORRUPTION

la physique (ou physiologie) du phénomène1. Dans l’absolu, la


métaphysique de la corruption est incarnée et promue par cette
« oligarchie experte [qui] s’emploie à brouiller les frontières
entre le légal et l’illégal », entre le divin et l’argent, entre la
vie et la mort. Elle est celle de l’intérêt, de l’avidité et de
l’argent idolâtré, comme l’affirme le magistrat Claude Mathon,
en préface du livre de Noël Pons, La Corruption des élites2.
« Outre le fait que l’argent est placé au niveau de Dieu... »,
commente-t-il, avant de citer l’impérissable Cicéron (106-43
av. J.-C.) : « Il y a des hommes à qui tout sens de la mesure
est inconnu : argent, honneur, pouvoirs, plaisirs sensuels, plaisir
de gueule, plaisirs de toutes sortes enfin ; ils n ’ont jamais assez
de rien. Leur malhonnête butin, loin de diminuer leur avidité,
l’excite plutôt : hommes irrécupérables à enfermer plutôt qu’à
former. » Elle est finalement la métaphysique du néolibéralisme,
comme l’ont montré les recherches, observations et analyses
des criminologues, anthropologues, sociologues, historiens
et journalistes cités aux chapitres précédents, Jean-François
Gayraud, Noël Pons, Jacques de Saint Victor, Paul Vacca,
Emmanuel Todd, Marcel Hénaff, Monique Pinçon-Chariot,
Michel Pinçon, Paul Jorion, Susan George, Edwy Plenel,
Pierre Péan et Denis Robert, ainsi que d’excellents penseurs3...

1. Un temps disqualifiée par la philosophie contemporaine à tendance


nihiliste, la métaphysique est de nouveau et heureusement à l’ordre du
jour de la philosophie. Cf. Jean Grondin, Du sens des choses. L ’idée
de la métaphysique, PUF, 2013 ; Catherine Tiercelin, La Connaissance
métaphysique, Collège de France et Fayard, 2011 ; Frédéric Nef, Qu ’est-ce
que la métaphysique ?, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2004.
2. Op. cit.
3 .Citons ici : L ’Idolâtrie du marché (Jan Assmann, Franz Hinke­
lammert), Le Divin Marché et La Cité perverse (Dany-Robert Dufour),
L ’Homme superflu (Patrick Vassort), les réflexions sur l’homme éco­
nomique (Serge Audier, Christian Laval, Marcel Gauchet), les révoltes
contre le « vivre comme des porcs » et la pulsion de mort du capitalisme
néolibéral (Gilles Châtelet, Peter Sloterdijk, Gilles Dostaler et Bernard
Maris, Jean-Claude Michéa, Jacques Généreux, Isabelle Stengers), les

165
CORRUPTION

Comment ne pas entendre que l’angoisse des « experts »


actuels de la corruption fait écho à celle des esprits les plus
clairvoyants dans les grandes périodes de crise ? L’angoisse
morale et intellectuelle des années 1910, cette prétendue
« Belle Époque » qui porte le pressentiment de la fin de
la civilisation et de l’orage d’acier de la Première Guerre
mondiale1 ; celle des années 1930, qui assistent à un premier
effondrement du capitalisme financier, prennent acte d’une
« crise de l’Esprit » et anticipent l’Anéantissement nihiliste...
Chaque fois, en pleine aggravation des fractures sociales et
politiques, lors de l’accroissement des violences, la même
métaphysique de corruption et de divinisation de l’argent
s’est emparée des esprits, a conforté jusqu’à l’intolérable les
oligarchies, a préparé la catastrophe : crash bancaire, guerre
civile ou conflit international majeur.
Le philosophe Alain ne s’y est pas trompé, en 1911,
lorsqu’il dessina le chemin de la corruption de l’élite qui,
d ’embarras d ’argent en ruses antidémocratiques, conduit
jusqu’à une royauté crépusculaire : « L’élite, parce qu’elle
est destinée à exercer le pouvoir, est destinée aussi à être
corrompue par l’exercice du pouvoir. Je parle en gros ; il
y a des exceptions. [...] Seulement il faut comprendre que
dans cette élite il va se faire une corruption inévitable et
une sélection des plus corrompus. En voici quelques causes.
D ’abord un noble caractère, fier, vif, sans dissimulation, est
arrêté tout de suite ; il n ’a pas l’esprit administratif. Ensuite
ceux qui franchissent la première porte, en se baissant un
peu, ne se relèvent jamais tout à fait. On leur fait faire de

archéologies de l’individualisme possessif et de l’égoïsme bourgeois


(Christopher Lasch, Macpherson, Jacques Ellul, Louis Dumont), les
analyses de la cupidité et des « esprits animaux » de YHomo œconomicus
(Joseph Stiglitz, Bernard Stiegler, Frédéric Lordon, George Akerlof,
Tobert Shiller, etc.).
1. Emilio Gentile, L ’A pocalypse de la modernité. La Grande Guerre
et l ’homme nouveau, Aubier, 2011.

166
BANALITÉ DE LA CORRUPTION

riches mariages, qui les jettent dans une vie luxueuse et dans
les embarras d ’argent ; on les fait participer aux affaires ;
et en même temps ils apprennent les ruses par lesquelles
on gouverne le Parlement et les ministres [ ...] ; il y a une
seconde porte, une troisième porte où l’on ne laisse passer
que les vieux renards qui ont bien compris ce que c’est que
la diplomatie et l’esprit administratif ; il ne reste à ceux-
là, de leur ancienne vertu, qu’une fidélité inébranlable aux
traditions, à l’esprit de corps, à la solidarité bureaucratique.
L’âge use enfin ce qui leur reste de générosité et d ’invention.
C’est alors qu’ils sont rois1. »
Le 3 juin 1914, le même Alain s’en prenait à nouveau - et
avec insistance ! - à la consanguinité bancaire et militaire qui
caractérise l’oligarchie corrompue : « Ce n’est pas la première
fois, c’est bien la troisième que l’oligarchie se reforme chez
nous et s’organise. Toujours les pouvoirs se reconstituent, par
leur fonction même. Un riche banquier a plus d’importance
dans la vie publique qu’un pauvre homme qui travaille de
ses mains ; aucune Constitution n ’y peut rien. De même vous
n’empêcherez pas que le haut commandement de l’armée se
recrute lui-même, et élimine ceux qui sont restés plébéiens.
Enfin, dans les bureaux, nous voyons que les mêmes forces
agissent. Cherchez parmi les puissants directeurs, vous n’en
trouverez guère qui ne soient parents ou alliés de la haute
banque, ou de l’aristocratie militaire, et vous n ’en trouverez
sans doute pas un qui n ’ait donné des gages à l’oligarchie.
Enfin, si Ton veut participer au pouvoir, il faut, de toute
façon, vénérer les pouvoirs, c’est-à-dire rendre des services,
entrer dans le grand jeu, donner des gages2. »
Vingt-cinq jours plus tard, le double assassinat de l’archiduc
François-Ferdinand, héritier du trône d ’Autriche-Hongrie,

1. Alain, « Propos sur les pouvoirs », 10 février 1911, in Propos sur les
pouvoirs. Éléments d ’éthique politique, Gallimard, coll. « Folio », 1985.
l.Ibid., 3 juin 1914.

167
CORRUPTION

et de son épouse, la duchesse de Hohenberg, à Sarajevo,


allait précipiter l’Europe, puis le monde, dans une guerre
totale dont l’esprit occidental ne s’est peut-être jamais tout
à fait remis.
VIII
Destruction d’une civilisation

Je comprends mieux aujourd’hui l’obstacle


majeur qui s’oppose à l’attitude que constitue
le catastrophisme éclairé : il tient à ce que
j ’appelais en commençant l’orgueil métaphy­
sique de l’humanité moderne. Tout ce qui fait
la finitude de l’homme est rabattu au rang
de problème que la science, la technique,
l’ingéniosité humaine permettront tôt ou tard
de résoudre.
Jean-Pierre Dupuy, Petite Métaphysique
des tsunamis, Seuil, 2005, p. 29.

Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie,


d’André Lalande, le dit nettement : « corruption » est une
traduction latine, corruptio, du grec ancien phtora (cpBopà) :
« Ce terme s’emploie en philosophie pour désigner le concept
grec de phtora, opposée à la genesis (génération, production) :
événement par lequel une chose cesse d’être telle qu’on puisse
encore la désigner par le même nom1. » Et le Vocabulaire
ajoute, dans sa note critique : « Une traduction plus exacte
serait destruction2. »

1.La grande référence, à ce propos, est le traité d’Aristote, De la


génération et de la corruption. J’ai utilisé les traductions de Jules Tricot
(Vrin, 2005) et de Marwan Rashed (Les Belles Lettres, 2005).
2. André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie,
PUF, 1972, p. 193.

169
CORRUPTION

La « destruction » fut bien le fait de la civilisation euro­


péenne, lors de la « Grande Guerre » de 1914-1918. Les his­
toriens l’ont définitivement établi. Ainsi Jean-Jacques Becker,
au terme d’une œuvre importante, qui fit cette sombre syn­
thèse sous forme d’un recueil d ’articles, Comment meurent
les civilisations', où il est question, pour la France de 1918,
d’« un pays de veuves, d ’orphelins et de mutilés », mais aussi
d ’« une paix de vengeance » et du « suicide de l’Europe ». De
même, Vincent Fauque, sondant, à travers l’art principalement,
« l’abîme et la crise morale européenne » issus de la Grande
Guerre, sous le titre explicite de La Dissolution d ’un monde2.
Enfin et surtout, Emilio Gentile parcourant « les ruines de la
modernité triomphante » et les charniers du 11 novembre 1918,
pour y décrypter L ’A pocalypse de la modernité3 préparée,
presque désirée, par une « Belle Époque » (années 1910) qui
« prophétisait [déjà !] la fin de la civilisation et appelait à la
régénération de l’homme par la guerre ».
Comment, en cette année de célébration du centenaire du
commencement de la Grande Guerre, ne pas entendre à nou­
veau les voix prophétiques de Péguy, Bernanos et Claudel4,
puis de Gabriel Marcel5, Léon Blum, Emmanuel Mounier,
Bernard Charbonneau et Jacques Ellul6, démasquant le culte

1 . Jean-Jacques B ecker, Comment meurent les civilisations, V en d é­


m iaire, 2013.
2. V incent F auque, La Dissolution d ’un monde. La Grande Guerre
et l ’instauration de la modernité culturelle en Occident, L ’H arm attan et
L es P resses universitaires de L aval, 2002.
3. E m ilio G entile, L ’Apocalypse de la modernité, op. cit.
4 . Jacques Julliard, L ’Argent, Dieu et le diable. Péguy, Bernanos,
Claudel face au monde moderne, F lam m arion, 2008, p. 155 à 177.
5. G abriel M arcel, Être et avoir, A ubier-M ontaigne, coll. « P hilosophie
d e l’esprit », 1935.
6. M ichel W inock, « Esprit », des intellectuels dans la Cité, 1930-1950,
Seuil, 1975 et 1996 ; Jean-L ouis L oubet del B ayle, Les Non-Conformistes
des années 30, Seuil, 1969, 1987 et 2001 ; B ernard C h arb o n n eau et
Jacq u es E llul, Nous sommes des révolutionnaires malgré nous, Seuil,

170
DESTRUCTION D ’UNE CIVILISATION

idolâtre de l’argent et la métaphysique de la corruption à


l’œuvre dans l’Europe de cette prétendue « Belle Époque »,
puis dans le monde en voie d’unification des années 1920
et 1930 ?

Le temps des assassins

La référence aux années 1930 ne saurait seulement faire


écho à l’idée de crise financière. Car cette époque globalement
catastrophique ressemble furieusement à la nôtre. En 1929,
Louis Guilloux, le sombre romancier du Sang noir (1935) et
du Pain des rêves (1942), consignait dans ses impitoyables
Carnets : « La surproduction, les excès de ventes à crédit, la
folie boursière aboutissent à un gigantesque krach déclenchant
en chaîne les faillites, les suicides et le chômage d ’abord
aux États-Unis puis dans le monde entier1... » Est-il besoin
de commenter ?
Il est intéressant de relever aussi qu’un certain livre de
Paul Claudel, La Crise, Amérique 1927-1932, a été réédité
il y a peu par les éditions Métailié2. Paul Claudel était alors
ambassadeur de France aux États-Unis. Ce livre ne comporte
que très peu de jugements moraux, mais apporte surtout des
éléments techniques d’analyse financière, d’une clairvoyance
extraordinaire. En novembre 1929, Claudel confesse que la
catastrophe a dépassé par son étendue ce qu’aucun expert
(profession comparée à celle des astrologues...) n ’avait

2014 ; Contre l ’argent fou, anthologie publiée par Le Monde, coll. « Les
Rebelles », 2012.
1. Louis Guilloux, Carnets, 1921-1944, Gallimard, 1978, p. 68.
2. Paul Claudel, La Crise, Amérique, 1927-1932. Correspondance
diplomatique, Métailié, 2009. Pour un récit, heure par heure, du krach
de 1929, cf. Gordon Thomas et Max Morgan-Witts, The Day the Bubble
burst. A social History o f the Wall Street Crash o f 1929, New York,
Doubleday, 1979.

171
CORRUPTION

prévu. « Toutes les barrières ont été emportées [par] l’orgie


de spéculation et de pari sur l’accroissement indéfini... »,
juge-t-il alors. On ne peut s’empêcher de songer qu’à la
même époque le même Claudel commençait la rédaction
de son premier livre sur l’Apocalypse de Jean, qui est une
méditation très profonde sur la crise du monde moderne.
D ’ailleurs, à partir de 1927, l’œuvre de l’écrivain consiste
essentiellement en commentaires de l’Écriture, dont le pre­
mier en date est bien le magnifique Au milieu des vitraux
de l ’A pocalypse, achevé en 1932, mais publié longtemps
après sa mort, en 1966.
Car la crise de 1929 est l’aboutissement d’un processus
qui a été perçu au moins dix ans plus tôt. Je tiens à citer ici,
ne fut-ce que brièvement, ces analyses qui se sont affirmées
au cours de la Première Guerre mondiale. Tous les penseurs
dont elles émanent sont alors sous le coup - on le sait
aujourd’hui grâce à de nombreux travaux d’historiens - de
la Grande Guerre, des horreurs vécues comme absolument
inédites, de par leur masse, la quantité d’hommes tués, ainsi
que les méthodes employées. Louis Guilloux note ainsi, dans
ses Carnets, en 1930, cette précipitation du siècle dans le
ravin de la décadence et de la barbarie : « L ’année 1917
n ’est pas rien que l’année de la prise du pouvoir par les
Bolcheviques en Russie, c’est aussi Tannée où, en France en
tout cas, [...] la valeur de l’argent baisse, où la vie devient
plus chère, où des bagarres se produisent au marché, où les
bourgeois s’indignent que les ouvriers veuillent manger du
poulet comme eux. Année des mutineries, etc. La dernière
année du xixe siècle, la première du temps des assassins1. »
On sait combien la formule rimbaldienne du « temps des
assassins » nous renvoie à l’ivresse de la barbarie2. .. Un

1. Louis Guilloux, Carnets, 1921-1944, op. cit., p. 77.


2 .«Mais à la fin, menaçante et triomphale, de ce texte [“Matinée
d’ivresse”], les Assassins ne seraient-ils pas, dans l’esprit de Rimbaud,

172
DESTRUCTION D ’UNE CIVILISATION

livre trop peu cité permet de comprendre en quoi la Grande


Guerre peut être regardée comme la matrice de la crise
européenne : Europe, une passion génocidaire1. Son auteur,
Georges Bensoussan, rédacteur en chef de la Revue d ’his­
toire de la Shoah et responsable éditorial au Mémorial de la
Shoah, à Paris, est l’un des historiens les plus profonds de
l’Anéantissement (Shoah) et, en même temps, un philosophe.
Son livre commence par une analyse inédite, étayée par des
textes datant de l’époque, de la Grande Guerre et de tout ce
dont elle est porteuse.
Déjà, dans une conférence donnée en mai 2000, l’histo­
rien expliquait : « Annette Becker a très bien montré, dans
un livre publié il y a deux ans, Les Oubliés de la Grande
Guerre, comment l’univers concentrationnaire mis en place
par les Allemands durant la Première Guerre mondiale pose
les jalons de ce qui sera l’univers concentrationnaire de la
Seconde Guerre mondiale. Et il est un sujet très intéressant,
que j ’espère avoir le temps d’aborder, c’est la façon dont la
Shoah et, plus largement, l’univers concentrationnaire s’ins­
crivent dans l ’Histoire, et en particulier dans l’histoire de la
Première Guerre mondiale. [...] Répétons-le, cette machinerie
du meurtre de masse qu’est le génocide ju if ne sort pas tout
armée du cerveau des nazis. Elle a été mise en place, par
mille jalons, dans l’histoire allemande et européenne, dès les
années 1900, et a fortiori entre 1914 et 1918. »

les poètes qui ont la mission de détruire notre civilisation en vue de la


refaire ? » (Antoine Fongaro, De la lettre à l ’esprit, Champion, 2004, p. 166).
1. Georges Bensoussan, Europe, une passion génocidaire. Essai d ’his­
toire culturelle, Mille et Une Nuits, 2006.

173
CORRUPTION

Crise de l’Esprit

Les intellectuels contemporains de la Grande Guerre ont eu,


souvent, une conscience aiguë de la rupture représentée par
celle-ci dans l’histoire de l’Humanité. « Déchirement existen­
tiel », « tournant dans la conscience métaphysique », « rupture
culturelle majeure », « séisme à la fois humain, politique et
social » : Vincent Fauque ne manque pas de formules chocs
pour tenter de décrire le conflit et ses répercussions sur les
principales nations belligérantes occidentales - soit la France,
l’Allemagne et la Grande-Bretagne. « Cette crise, indique-t-il,
a relativisé de façon profonde les valeurs fondatrices de la
modernité, lesquelles remontaient au xvme siècle, en plus de
remettre en cause les valeurs de progrès indéfini portées par
le xixe siècle1. »
À cet égard, il est bon de relire aujourd’hui un ou deux
textes publiés à la sortie des carnages de 1914-1918. Et
d’abord, « La déclaration d’indépendance de l’Esprit », rédigée
par Romain Rolland. Ce manifeste est publié dans L ’Huma­
nité, le quotidien de la SFIO à l’époque, le 26 juin 1919.
Il est signé par beaucoup d’écrivains, français ou étrangers,
notamment Henri Barbusse, Jean-Richard Bloch, Georges
Duhamel, Jules Romains, Léon Werth, Benedetto Croce,
Albert Einstein, Heinrich Mann, Stefan Zweig... C’est une
sorte d’internationale intellectuelle qui se manifeste alors. En
voici le cœur : « Debout ! Dégageons l’Esprit de ces com­
promissions, de ces alliances humiliantes, de ces servitudes
cachées ! L’Esprit n ’est le serviteur de rien. C’est nous qui
sommes les serviteurs de l’Esprit. Nous n ’avons pas d’autres
maîtres. Nous sommes faits pour porter, pour défendre sa

1. Vincent Fauque, La Dissolution d ’un monde. La Grande Guerre


et l ’instauration de la modernité culturelle en Occident, Presses de
l’Université Laval, 2002.

174
DESTRUCTION D ’UNE CIVILISATION

lumière, pour rallier autour d’elle tous les hommes égarés... »


Paul Valéry, également en 1919, publie un texte devenu
célèbre, et intitulé La Crise de l ’Esprit. Il s’ouvre sur cette
phrase : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant
que nous sommes mortelles. » La civilisation visée est celle
de l ’Europe. «N ous», ce sont les modernes, et «m ainte­
nant», c’est ce qui vient après la guerre de 1914-1918. Tel
est le diagnostic !

La corruption des SS

Or le vol - pillage, racket, extorsion, captation - fut l’une


des premières marques du gangstérisme nazi1. Les journalistes
du Münchner Post l’ont dénoncé, en vain, dès les années 1920,
à Munich2. Et l’on ne comprend rien au nazisme si Ton occulte
la spoliation3 et la corruption en tant que Tune et l’autre sont

1. Sur le nazisme comme gangstérisme, lire : Ron Rosenbaum, Pour­


quoi H itler? Enquête sur l ’origine du mal, Jean-Claude Lattès, 1998,
et surtout Gérard Rabinovitch, Questions sur la Shoah, Les Essentiels
Milan, 2000, qui continue, entre autres, les travaux pionniers de Franz
Neumann (Béhémoth. Les structures et pratiques du national-socialisme,
1933-1944, Payot, 1987, premières éditions : Behemoth. The Structure
and Practice o f National Socialism, Londres, 1942, puis Oxford Univer­
sity Press, 1944) et d’Eugen Kogon {L ’État SS. Le système des camps
de concentration allemands, édition intégrale, Seuil, 1993 ; première
édition : Der SS Staat, Francfort-sur-le-Main, 1946).
2. Ron Rosenbaum, Pourquoi Hitler ? Enquête sur l ’origine du mal,
op. cit., p. 113 à 144.
3. C’est à partir de 1995 seulement que la question de la spoliation des
biens juifs et de sa réparation a été posée par des organisations juives aux
États européens (Suisse, France, Allemagne, Autriche, Suède...), à leurs
musées, banques, compagnies d’assurances, industriels... Cf. la descrip­
tion du processus de spoliation, dont la déportation fut le prolongement
fatal, dans la somme de Renée Poznanski, Être ju if en France pendant
la Seconde Guerre mondiale, Hachette, 1994, p. 76 à 83.

175
CORRUPTION

consubstantielles à ce Béhémoth1 contemporain. L’incontesté


Raul Hilberg a démontré comment 1’« expropriation » a ouvert
le processus de La Destruction des Juifs d ’Europe (Fayard,
1988) : « Pendant les quelques années qui suivirent, l’appareil
de destruction prit pour objectif la “richesse” juive. [...] Les
Juifs perdirent leurs métiers, leurs entreprises, leur épargne
et leurs fonds, leurs salaires, leurs droits à la nourriture et au
logement, pour finir leurs dernières possessions personnelles,
leur linge de corps, leurs dents en or, et, pour les femmes,
leur chevelure. »
Tout juste sorti de Buchenwald, David Rousset dénonçait
déjà avec rage : « Les Seigneurs SS ont des désirs. Les détenus
sont des excréments. Mais on peut encore faire de l’argent
avec la merde. Même de très grosses sommes2... » Lui faisant
écho, Germaine Tillion révèle, en 1946 également (Ravens-
brück, La Baconnière), à qui profitaient les « bénéfices » de
« l ’entreprise Ravensbrück» : «Himmler n ’était donc pas
seulement, comme chef de la police et des SS, le supérieur
administratif des gardes-chiourme du camp, il était en même
temps ou propriétaire du terrain - qu’il aurait alors loué à
l’État ? - ou principal actionnaire d’une société qui aurait
exploité notre travail. Ce qui était sûr, c’est que l’entreprise
rapportait beaucoup d’argent et qu’une part considérable de cet

1. Franz Neumann, Béhémoth, op. cit., et Gérard Rabinovitch, « Car­


nets du jusant (fragments)», in Barca, n° 13, novembre 1999. À Raul
Hilberg aussi, la référence au Béhémoth biblique paraît évidente, dans
La Politique de la mémoire, Gallimard, 1996, p. 181. L’invocation
du monstre biblique est-elle si efficiente, notamment pour échapper à
l ’idée trop globalisante du « totalitarisme », qu’elle est occultée par la
philosophie politique contemporaine ? La traduction du Behemoth or
the Long Parliament de Thomas Hobbes (Pion, 1991) est demeurée
longtemps non disponible, avant d’être publiée par Vrin (tome 10 des
œuvres complètes, janvier 2000).
2. David Rousset, L ’Univers concentrationnaire, Éditions du Pavois,
1946, p. 145.

176
DESTRUCTION D ’UNE CIVILISATION

argent avait pour destination le Reichsführer Himmler1. » Un


demi-siècle plus tard, la grande ethnologue et résistante tire à
nouveau, dans un entretien avec Jean Lacouture, la leçon de
sa « traversée du mal ». À la question du journaliste : « Les
SS se définissaient-ils surtout par la perversité, ou par l’effi­
cacité, l’aptitude à obtenir de la chose humaine le plus fort
rendement ? », elle répond simplement : « Les deux. C ’était
à la fois obtenir le plus fort rendement et créer un climat de
férocité2... » Rendement et férocité !
Au-delà des préoccupations économiques, la nécessité
de la spoliation et de la corruption dans l’Anéantissement
relève du social, du politique, et même du culturel. Le
nazisme, on ne l ’écrira jamais assez, présente tous les signes
du gangstérisme. Eugen Kogon l ’écrit très tôt, dans L ’État
SS : « L a vie de la SS formait un contraste absolu avec
celle des détenus. Ces derniers étaient entassés, soumis aux
corvées, ils connaissaient la faim, les supplices, la terreur
et la mort - pour les SS, c ’était le luxe, l’ivrognerie, la
fainéantise, l’amollissement et toutes sortes de vices », écrit-
il en ouverture de son extraordinaire chapitre sur « La vie
de coq en pâte de la SS ». Suit la description détaillée des
« escroqueries, pillages, chantages », orgies et autres trafics
auxquels se livraient les « brigands » nazis. « Les énormes
bénéfices tirés de la corruption coulaient à flots dans ces
maisons d’officiers », explique le rescapé de Buchenwald.
Le vocabulaire de Kogon est sans ambiguïté : les SS ne sont
finalement que des gangsters, mais des gangsters qui avaient
conquis les pleins pouvoirs de l’État.

1.Voir le chapitre intitulé «Profit et extermination», in Germaine


Tillion, Ravensbrück, dernière édition, Seuil, 1988, p. 214.
2. Id., La Traversée du mal. Entretiens avec Jean Lacouture, Arléa,
2000, p. 74. Lire aussi, les chapitres «L e marché aux esclaves» et
« L’exploitation jusqu’à la fin » du Grand Livre des témoins, édité chez
Ramsay par la Fédération nationale des déportés et internés résistants et
patriotes (FNDIRP) en 1995.

177
CORRUPTION

En France, l’Occupation et la collaboration furent aussi des


occasions rêvées pour la pègre de se livrer, sans entraves et
pour un profit multiplié, aux trafics, mais aussi au renseigne­
ment sur les maquis, à la « chasse aux Juifs », à la spoliation,
à la délation, à l’enlèvement et à l’assassinat rémunérés par
la Gestapo, comme le détaille l’incroyable enquête d ’Isaac
Lewendel et Bernard Weisz sur la traque des Juifs en Pro­
vence1. Vichy fut bien aussi le régime des voleurs et des
assassins, le règne de la corruption.
Dans son étude monumentale intitulée Hommes et femmes
d ’A uschwitz (Menschen in Auschwitz, Vienne, Europa, 1972),
l’ancien déporté politique autrichien Hermann Langbein
consacre, lui aussi, plusieurs pages à la « corruption des
SS ». Il souligne qu’« il faut se rappeler une fois encore la
corruption inhérente à tout camp d ’extermination ». Avant de
commenter : « C ’était un poison qu’il sécrétait2 ».
Cette idée fondamentale fut l’une des intuitions de Bertolt
Brecht, dès 1941, comme en témoigne La Résistible Ascension
d ’Arturo Ui3. Elle n ’est pas absente, loin de là, des inves­

1. Isaac Lewendel, avec Bernard Weisz, Vichy, la pègre et les nazis,


avec une préface de Serge Klarsfeld, Nouveau Monde éditions, 2013.
2. Hermann Langbein, Hommes et femmes à Auschwitz, UGE, coll.
« 10/18 », 1994, p. 285. Lire aussi, en synthèse, Gérard Rabinovitch, De
la destructivité humaine, PUF, 2009, p. 24.
3. Chef minable d’une bande de gangsters du Bronx, Arturo Ui parvient
à s’imposer par la terreur comme « protecteur » du trust du chou-fleur à
Chicago. Il réduit au silence un politicien corrompu, Hindsborough (alias
Hindenburg) ; fait éliminer par Gori (Gôring) et Gobbola (Goebbels), ses
séides, un homme de main à lui, Roma (Roehm) ; assassine le patron du
trust des légumes de Cicero, la ville voisine (l’Autriche), et séduit la veuve
de celui-ci, quasiment sur le cercueil de la victime. Le résultat est que
l’on vote partout pour lui, tant à Cicero qu’à Chicago. D ’autres crimes
et d’autres conquêtes s’ensuivent. Rien n’arrêtera Arturo Ui, hormis les
peuples qui finiront par avoir raison de sa démesure. « Mais il ne faut
pas chanter victoire, il est toujours trop tôt, le ventre est encore fécond
d’où a surgi la bête immonde. »

178
DESTRUCTION D ’UNE CIVILISATION

tigations des historiens. Après Franz Neumann, que Raul


Hilberg reconnaît comme son « maître », Hans Mommsen a
ainsi relevé que « la corruption sans bornes des fonctionnaires
du régime, particulièrement en relation avec l’expropriation
des Juifs, a contribué à raréfier la critique de la déportation
et de l’extermination1».
À propos de « la corruption du bien de la nature », Thomas
d’Aquin écrivait {Somme théologique, Prima Secundae, ques­
tion 85, article 6) : « Corruptible et incorruptible constituent,
selon Aristote, deux genres d ’êtres différents. Or l ’homme
est du même genre que les autres animaux, qui sont natu­
rellement corruptibles. Donc, l’homme aussi est corruptible
par nature. » Oui, l’homme est corruptible p a r nature, et
parfois plus qu’un chien. Emmanuel Levinas a raconté sa
propre expérience du camp, un stalag en Allemagne, où
seul un chien regardait - et saluait d’un aboiement - les
déportés comme des êtres humains. « Bobby », c’est le nom
d ’Amérique que les compagnons du philosophe donnèrent
à l’animal, était bien le « dernier kantien de l’Allemagne
nazie2 ».

Amour de l’or, culte du sang

La guerre totale et lourdement industrielle de 1914-1918


donna lieu, elle aussi, à des opérations de pure corrup­
tion économique, peut-être même aux premières complicités
frauduleuses entre certains représentants de l’État et ces

1. Hans Mommsen, Le National-Socialisme et la société allemande. Dix


essais d ’histoire sociale et politique, Maison des sciences de l’homme,
1998. Cf. aussi Gôtz Aly, Comment Hitler a acheté les Allemands,
Flammarion, 2005.
2. Emmanuel Levinas, « Nom d’un chien ou le droit naturel », dans
Difficile Liberté, Albin Michel, 1995, p. 202.

179
CORRUPTION

« profiteurs », au premier rang desquels les industriels de la


métallurgie et de l’armement se distinguèrent particulière­
ment1. Il est certain que le montant des dépenses militaires,
durant la Grande Guerre, avait de quoi attiser les convoi­
tises industrielles et commerciales. Estimé à 186 milliards
de dollars, dont 25 milliards pour la France, soit environ
125 milliards de francs or, donc environ 30 milliards par an,
1’« effort de guerre » représentait six fois le budget annuel
de l’État d ’avant-guerre2...
Dans une remarquable notice consacrée aux « profiteurs »,
le jeune historien de la Grande Guerre André Loez résume
tout cela : « Car la dénonciation comme “profiteurs” des
industriels de l’armement ou des intermédiaires sur les mar­
chés alimentaires repose sur des réalités vérifiables. Utilisant
la situation de guerre, l’urgence, le monopole où les place
souvent la commande publique, des entrepreneurs comme
Hotchkiss ou Schneider gonflent leurs marges, maquillent
leurs comptes et trichent avec le fisc3. »
Un autre historien, François Bouloc, auteur d’une thèse
remarquée sur «les “profiteurs” de la Grande Guerre4 », a
donné, sur ce sujet toujours délicat, la meilleure analyse

1. Joerg Baten, Rainer Schulz, « Making Profits in Wartime. Corpo­


rate Profits, Inequality, and GDP in Germany during the First World
W ar», The Economic History Review, vol. 58, n° 1, février 2005,
p. 34 à 56 ; François Bouloc, Les Profiteurs de guerre, 1914-1918,
Complexe, 2008; Jean-Marie Moine, «B asil Zaharoff (1849-1936),
le “marchand de canons” », Ethnologie française, vol. 36, n° 1, 2006,
p. 139 à 152.
2. Jean-Jacques Becker, Dictionnaire de la Grande Guerre, André
Versaille éditeur, 2008.
3. André Loez, Les 100 Mots de la Grande Guerre, PUF, coll. « Que
sais-je ? », 2013, p. 99.
4. François Bouloc, Les Profiteurs de la Grande Guerre. Histoire
culturelle et socio-économique, université Toulouse-Mirail sous la direc­
tion de M. le Professeur Rémy Cazals, le 11 mars 2006. Thèse publiée
sous le titre : Les Profiteurs de guerre, 1914-1918, Complexe, 2008.

180
DESTRUCTION D ’UNE CIVILISATION

aujourd’hui disponible. Ainsi, dans un article de mars 20081,


citant Antoine Prost, il confirme : « Le premier conflit mondial
s’avère en effet être une conjoncture économique favorable
doublée d’un moment de mutations sociales et organisation-
nelles très favorables au capital et, a contrario, défavorables
au travail. Ainsi, d’un côté, “de grandes figures comme Louis
Renault, ou Ernest Mattem chez Peugeot, s’imposent dans
l’histoire de leurs entreprises, et ces industriels, parfois en
accord avec l’État, parfois sans son accord, contribuent aussi
puissamment à l’effort de guerre qu’à la croissance de leur
propre empire industriel”2. »
Se faisant ensuite plus précis encore, l’historien met au
jour les relations d’intérêts croisés (et familiaux) qui se sont
tissées, lors du conflit, entre responsables politiques, direc­
teurs d’administrations et grands industriels français : « L a
puissante organisation de la métallurgie (Comité des forges),
si vivement décriée pour son âpreté au gain et les liens
troubles de certains de ses membres avec l’Allemagne avant
et après 19143, est emblématique d’une composante lourde du
phénomène considéré ici : les imbrications entre le politique
et le capitalisme. La IIIe République accueille ainsi, parmi
d’autres catégories sociales, des patrons dans l’Hémicycle
(François de Wendel est dans cet ordre d’idées élu député
de la Meurthe-et-Moselle en 1914)4. Mais pendant la guerre,
par une coïncidence qui n ’en est bien sûr pas une, un proche

1. François Bouloc, « Des temps heureux pour le patronat : la mobi­


lisation industrielle en France » (1914-1918), Matériaux pour l ’histoire
de notre temps, n° 91, mars 2008, p. 76 à 79.
2. Antoine Prost, Jay Winter, Penser la Grande Guerre. Un essai
d ’historiographie, Paris, Seuil, 2004, p. 163.
3. Cf. Les Marchands de canons contre la nation, numéro spécial du
Crapouillot, octobre 1933.
4. Voir, par exemple, Henri Guillemin, Nationalistes et nationaux
(1870-1940), Gallimard, 1974, ou Denis Wonoroff, François de Wendel,
PFNSP, 2001.

181
CORRUPTION

dudit parlementaire, Humbert de Wendel, se trouve occuper


la tête du Bureau du Comité des forges à Londres, chargé de
l’approvisionnement de la métallurgie française [...]. Bernard
de Courville, second d’Eugène Schneider au Creusot, prend
lui l’habitude de souper “presque chaque semaine” avec
Albert Thomas (ministre de l’Armement 1916-1917), “dans
un repas nocturne où, vers minuit, nous dînions du plat du
jour et de fruits dans un cabinet particulier très retiré [...],
là, il [Thomas] apportait les vœux du GQG [grand quartier
général] et nous recherchions les moyens les plus efficaces
d ’y satisfaire soit par nous-mêmes, soit avec le concours
de toutes les industries”1. Louis Loucheur, enfin, qui prend
la suite d’Albert Thomas à l’Armement avant de s’occuper
de la reconstruction après guerre, est un transfuge direct du
conseil d’administration de la société Hotchkiss, dont les
mitrailleuses furent un des “best-sellers” de la Grande Guerre2.
Ces trois petits faits vrais n ’ont pas prétention à démontrer
en profondeur l’interpénétration entre les milieux d’affaires
et le pouvoir politique : c’est là le sujet d’un livre qui reste
à écrire pour la période3. »
Lors de sa soutenance de thèse, en mars 2006, François
Bouloc n ’a pas mâché ses mots pour souligner le favoritisme

1 .Louis Bergeron, «L a maison Schneider dans l’avant-guerre et


dans la Première Guerre mondiale : un témoignage inédit », in Jean-
François Belhoste et al. (sous la direction de), Autour de l ’industrie.
Histoire et patrimoine. Mélanges offerts à Denis Woronoff, Comité
pour l ’histoire économique et financière, 2004, p. 397 à 423, citation :
p. 418.
2 .Cf. François Bouloc, « “Marchands de canons” et “profiteurs de
guerre” ou entreprises “au service de la Défense nationale” ? Schneider,
Hotchkiss et les ambiguïtés de la mobilisation industrielle en France », in
Rémy Cazals et al. (sous la direction de), La Grande Guerre. Pratiques
et expériences, Privât, 2005, p. 87 à 96.
3. François Bouloc, « Des temps heureux pour le patronat : la mobi­
lisation industrielle en France (1914-1918) », Matériaux pour l ’histoire
de notre temps, op. cit.

182
DESTRUCTION D ’UNE CIVILISATION

d’État, si lourd de conséquences à cette époque de boue et de


sang, au bénéfice d’un patronat « frauduleux », notamment du
point de vue fiscal - déjà : « Sur un plan général, cela donne
aussi à penser que la IIIe République, par-delà ses fondements
politiques humanistes, a mené la guerre en s’appuyant aussi sur
un autre versant de son identité profonde, celle de superstructure
d’un capitalisme français en phase avec son temps. Quelle
écoute, quelle compréhension, quelle mansuétude même ne
peut-on pas noter envers des contribuables frauduleux. Quelle
sévérité, quelle intransigeance, par comparaison, avec le sort
réservé aux soldats. Or la lecture d’un ordre social donné
passe aussi par ce que ledit ordre social choisit de punir ou
d’encourager en priorité. À ce titre, ma thèse, du moins me
semble-t-il, participe d’une voie possible de compréhension
de la France de la IIIe République, le contexte de la guerre
faisant apparaître de façon assez nette les contours rigides et
inégalitaires d’une démocratie ambiguë1. »
C’est bien la même « démocratie ambiguë », cette IIIe Répu­
blique du Comité des forges, qui continua de faire l’objet,
dans les années 1920 et 1930, de financements politiques
et électoraux occultes, de plus en plus structurels, venus du
patronat français. Ainsi, selon l’historienne Annie Lacroix-Riz,
« un instrument électoral essentiel des années 1920, encore
très précieux au-delà, fut l’Union des intérêts économiques de
Paul-Emest Billiet, auquel le Comité des forges et le groupe
Wendel, “un des principaux de sa force financière, fournis­
saient des subventions importantes” (archives)2 ». La plongée
profonde d’Annie Lacroix-Riz dans les fonds des Archives
nationales et des Renseignements généraux de la préfecture
de police de Paris révèle à quel point, entre les deux guerres

1. François Bouloc, Les Profiteurs de la Grande Guerre. Histoire


culturelle et socio-économique, op. cit.
2. Annie Lacroix-Riz, Le Choix de la défaite. Les élites françaises
dans les années 1930, deuxième édition, Armand Colin, 2012, p. 13.

183
CORRUPTION

mondiales, une part déterminante de la représentation poli­


tique était vendue au « haut patronat » financier et industriel
(Comité des forges, Comité des houillères, Wendel, Banque
de France, banque Worms) du pays. Ce pacte de corruption
d’or et d ’acier organisa, si l’on en croit l’historienne, la
déconfiture du Front populaire et la défaite nationale face à
l’Allemagne de Hitler, la collaboration et la corruption sans
limites de certaines élites économiques et politiques françaises
contribuant à faire de l’administration française l’auxiliaire
le plus zélé de la politique nazie d’anéantissement des Juifs,
entre autres crimes1.
Pour connaître la suite de cette histoire française de la cor­
ruption des instances politiques et sociales par le « patronat »,
de la Libération à la fin des années 2000, je recommande
la lecture de l’inépuisable Histoire secrète du patronat de
1945 à nos jours, sous la direction de Benoît Collombat
(France Inter) et David Servenay (ex-Rue89), où l’on découvre
comment « le fonctionnement de l’économie, et singuliè­
rement celui du capitalisme moderne industriel hérité du
XIXe siècle, repose le plus souvent sur la triche, l’embrouille,
l’escroquerie, l ’amaque ou le trafic d’influence », mais aussi
quelle est exactement « la proximité quasi permanente de ce
capitalisme avec le monde politique, y compris ses franges
les plus interlopes ».
À propos de « franges interlopes », mes propres recherches
sur Céline2, le toujours adulé antisémite exceptionnel des années
d’Occupation, m ’ont aidé à comprendre ce que fut l’esprit
de cette corruption à la française, structurée en profondeur à
partir de la Grande Guerre.

\.Id., Industriels et banquiers français sous l ’Occupation, préface


d’Alexandre Jardin, nouvelle édition entièrement refondue, Armand
Colin, 2013.
2. Antoine Peillon, Céline, un antisémite exceptionnel. Une histoir
française, Le Bord de l’eau, 2011.

184
DESTRUCTION D ’UNE CIVILISATION

André Rossel-Kirschen a démontré de façon convaincante


combien Céline était avare et motivé par le gain, coûte que
coûte, en épluchant l’œuvre et la correspondance de l’écrivain1.
Après le succès retentissant du Voyage au bout de la nuit
(1932), qui lui rapporte 165 000 francs de l’époque en six mois
de vente (environ 100 600 euros d’aujourd’hui), l’argotique
docteur a connu deux échecs commerciaux et critiques cuisants
avec L ’Église (1933) et surtout Mort à crédit (1936). Il veut
alors se « refaire ». Or il a parfaitement compris que l’air
du temps, en ce Front populaire agonisant, est au défaitisme
et, comme jamais jusqu’alors, à l’antisémitisme2. Bagatelles
pour un massacre, qui paraît le 28 décembre 1937, sera sa
planche de salut.
De fait, le triomphe est au rendez-vous : « Cela fait un
bruit du genre du Voyage [au bout de la nuit] », écrit-il à son
amie Karen Marie Jensen3, danseuse danoise. Le 10 février
1938, Léon Daudet exprime son admiration jalouse, et très
matérialiste, dans L ’Action française : « Il [Céline] a mis
comme on dit dans le mille, et même je crois dans le cent
mille. »
De même, le pire de ses pamphlets antisémites, Les Beaux
Draps (février 1941), est d’emblée une très bonne affaire
pour lui. Au total, ce sont plus de 37 500 exemplaires du
livre qui sont (très rapidement) vendus. Par contrat, Céline
bénéficie d’un premier tirage à 10 000 exemplaires, de droits

1. André Rossel-Kirschen, Céline et le grand mensonge, Mille et Une


Nuits, 2004.
2. Ralph Schor, L ’Antisémitisme en France dans l ’entre-deux-guerres,
Complexe, 1992 et 2005 ; Michel Winock, Nationalisme, antisémitisme et
fascisme en France, Seuil, coll. « Points Histoire », 1990 ; Pierre Milza,
Fascisme français. Passé et présent, Flammarion, coll. « Champs », 1987.
3. Cahiers Céline, n° 5, « Lettres à des amies », textes réunis et pré­
sentés par Colin Nettelbeck, Gallimard, 1979, p. 249 ; cité par Philippe
Alméras, Les Idées de Céline. Mythe de la race, politique et pamphlets,
Berg International, 1992, p. 138.

185
CORRUPTION

d’auteur à hauteur de 18 % du « prix fort » (24 francs) payables


d ’avance... Les royalties sur les rééditions sont également
payées d ’avance. Tous les paiements en espèces faits par
Denoël sont convertis en or ! Et, dès juin 1941, le pamphlé­
taire millionnaire est obsédé par l’urgence de mettre son trésor
(« les enfants », écrit-il à Karen Marie Jensen en avril 1942)
à l’abri, au Danemark, déjà1.
L ’argent, l’or en l’occurrence, Ta rendu totalement fou !
Au point que le pamphlétaire, pour amplifier encore son
succès, propose que Ton adopte la corruption comme prin­
cipe de rééducation des Français, par le biais de l’achat
des esprits avec les « biens juifs » spoliés : « L ’élimination
des juifs, désirable, indispensable, n ’est pas le tout. Il faut
redresser la race française, lui imposer une cure d ’abs­
tinence, une mise à l’eau, une rééducation corporelle et
physique. [...] En attendant qu’une nouvelle éducation ait
eu le temps de faire son œuvre, il faut attirer par le “com­
munisme Labiche2” ces veaux de Français qui ne pensent
qu’à l ’argent. Par exemple, en leur distribuant les biens
juifs, seul moyen d ’éveiller une conscience raciste qui fait
désespérément défaut3. »
Ainsi la passion corruptrice et mortifère d’un Céline, des
nazis, des «profiteurs» de 1914-1918, des «vendus» des
années 1920-1930, et au-delà, s’alimente au culte du Veau

1. Philippe Alméras, Les Idées de Céline, op. cit., p. 189 à 191, et,
du même auteur, l’article « L’or », dans son monumental Dictionnaire
Céline, Pion, 2004, p. 638 à 642.
2. Programme politique fantaisiste, développé dans Les Beaux Draps,
qui se présente comme inspiré par l’égalitarisme petit-bourgeois, une
doctrine parfaitement adaptée au Français moyen et à ses aspirations
fondamentales, notamment à son besoin de sécurité. Ainsi, dit Céline,
tout le monde devrait être petit propriétaire d’un pavillon et d’un jardin
de 500 m2, transmissibles héréditairement...
3. Philippe Burrin, La France à l ’heure allemande, 1940-1944, Seuil,
1995, p. 427.

186
DESTRUCTION D ’UNE CIVILISATION

d’or, du dieu Argent (Mamon)1, de l’intérêt et de l’avoir. La


haine (antisémite, dans ce cas) lui est collatérale. Mais cette
« métaphysique Labiche2 » n ’est-elle pas celle de notre monde
globalisé, néolibéral, nihiliste et pseudo-democratique ?

1. Matthieu 6,24 et Luc 16,13


2. Eugène Labiche (1815-1888) est l’auteur de 176 pièces de théâtre
(vaudevilles). « Dans ce monde étriqué et risible, comme dans l’univers
immense de Balzac, l’argent joue un rôle prépondérant. Le discours des
bourgeois de Labiche, qu’il exalte ou qu’il nie la toute-puissance de
l’argent, renvoie à un contexte historique précis : le règne de la haute
finance sous le Second Empire » (Musée de Seine-Port).
IX
Métaphysique

Les symptômes de notre malaise spirituel ne


sont que trop familiers. Ils incluent : l’exten­
sion de la corruption au sein des secteurs privé
et public, où les positions de pouvoir sont
considérées comme des moyens de s’enri­
chir ; la corruption qui a parfois cours dans
notre système judiciaire ; la violence dans les
relations interpersonnelles et dans les familles,
en particulier notre record honteux en matière de
mauvais traitements infligés aux femmes et aux
enfants ; et l’augmentation de l’évasion fiscale
et du refus de payer pour les services utilisés.
Nelson Mandela, Pensées pour moi-
même, Seuil, coll. « Points », 2012,
p. 128'.

En décembre 1996, j ’ai eu la chance d’entendre une leçon


de l’écrivain et philosophe George Steiner sur le thème de
« L’homme, invité de la vie ». Dans le grand amphithéâtre
de la Sorbonne, le public fut profondément impressionné
lorsque l’auteur de Dans le château de Barbe-bleue1prononça

1. Discours d’ouverture du Sommet sur la moralisation, à Johannesburg,


Afrique du Sud, le 22 octobre 1998.
2. Dans le château de Barbe-bleue. Notes pour une redéfinition de
la culture, Gallimard, 1986. Première édition en français, parue sous le
titre La Culture contre l ’homme, au Seuil, en 1973.

189
CORRUPTION

ces paroles : «D ans ce siècle de l’inhumain, peut-être du


mal absolu, un siècle de massacres qui n ’en finissent pas,
et de la diminution de l’homme, de la diminution du statut
de l’homme, en tant que victime et bourreau, [...] dans un
capitalisme de plus en plus brutal, la véritable écologie, c’est
le hurlement de triomphe de l’argent : la planète est à vendre
quasiment partout1. »
« Tout est à vendre2 ! » pourrait être le slogan de notre
époque, et par tous les moyens, puisque notre monde est
sans loi3. Parmi tous les moyens mobilisés au service de ce
programme mercantile qui est devenu presque le seul sens de
tant de vies, la corruption fait figure de méthode principale,
et elle paraît si nécessaire que les théoriciens de l’efficacité
libérale la justifient philosophiquement.

Dans la « ruche prospère »

Ainsi Gaspard Koenig4, normalien, agrégé de philosophie,


s’appuyant principalement sur La Fable des abeilles de Man-
deville5, comme tous les utilitaristes et néolibéraux du monde
(Hayek en premier lieu6, mais aussi Adam Smith), bien qu’il se

1 .« L’homme, invité de la vie» , dans Gérard Rabinovitch (sous la


direction de), Éthique et environnement, La Documentation française,
1997, p. 19. À propos de l’effet destructeur du néolibéralisme déchaîné
sur la biosphère : voir Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la
planète, Seuil, 2007.
2. Michael J. Sandel, Ce que l ’argent ne saurait acheter, Seuil, 2014.
3. Jean de Maillard et Pierre-Xavier Grézaud, avec Bernard Bertossa,
Antonio Gialanella, Benoît Dejemeppe et Renaud Van Ruymbeke, Eva
Joly et Laurence Vichnievski, Un monde sans loi, Stock, 1998.
4. Gaspard Koenig, Les Discrètes Vertus de la corruption, Grasset, 2009.
5. The Fable o f the Bees. Or, Private Vices, Publick Benefits, Londres,
1714 et 1729.
6. Friedrich August von Hayek (1899-1992), considéré comme le plus
grand théoricien libéral de 1’« ordre spontané », se réfère une dizaine de

190
MÉTAPHYSIQUE

défende d ’en appeler à la corruption, revendique « la défense


d’un phénomène injustement décrié à qui nous devons peut-
être ce que nous avons de meilleur », cette corruption, tout
de même, « que les bien-pensants nous ont appris à ignorer,
mais essentielle, sans laquelle les économies stagneraient,
les sociétés se déliteraient, et les hommes resteraient des
idéologues stériles », selon son éditeur.
Ses arguments méritent d ’être connus : « Dans une éco­
nomie où les biens ne s’échangent pas librement, [...] la
seule forme de compétition possible consiste à soudoyer les
fonctionnaires. [...] La vertu est plutôt un facteur de décrois­
sance. Il faut des libres-penseurs, des libres coucheurs, des
libres propos pour qu’un pays s’épanouisse et se régénère.
[...] Au contraire, plus est lourd le poids de la religion, de
la morale ou du politiquement correct, plus l’individu est
surveillé, protégé, dorloté, plus la barbarie menace... » Les
cas des nazis Eichmann et Kurt Becher sont convoqués sans
vergogne pour faire la démonstration. Entre Eichmann, dans
le rôle de l’incorruptible, qui appliqua sans dévier les ordres
reçus pour entreprendre la déportation de quelque 400 000 Juifs
hongrois, et Becher, qui laissa des Juifs s’échapper contre de
l’argent, quel est le pire des deux ? Réponse : « En inclinant à
choisir le compromis contre le fanatisme moral, [la corruption]
est par nature du côté du moindre mal. À la banalité du mal,
qui écarte toute tentation, répondons par la mesquinerie du
bien, qui consiste souvent, loin de tout héroïsme, à écouter
ses propres intérêts1. »
Tout cela est parfaitement en phase avec la fable « immo­
raliste » de Mandeville sur la « ruche prospère » (Londres,
1714) :

fois à Mandeville dans son œuvre majeure, Droit, législation et liberté,


1973, 1976 et 1979.
1. Gaspard Koenig, Les Discrètes Vertus de la corruption, op. cit.,
p. 116.

191
CORRUPTION

Cessez donc de vous plaindre : seuls les fous veulent


Rendre honnête une grande ruche.
Jouir des commodités du monde,
Être illustres à la guerre, mais vivre dans le confort
Sans de grands vices, c’est une vaine
Utopie, installée dans la cervelle.
Il faut qu’existent la malhonnêteté, le luxe et l’orgueil,
Si nous voulons en retirer le fruit. [...]
Oui, si un peuple veut être grand,
Le vice est aussi nécessaire à l’État,
Que la faim l’est pour le faire manger.

Cette approche libérale, voire libertarienne1, est l’une des


options classiques de la sociologie fonctionnelle2, qui affirme
que « dans certains cas, les phénomènes de corruption et l’éta­
blissement de circuits illégaux ou parallèles de décision et de
circulation des fonds peuvent être utiles ou indispensables pour
vaincre les rigidités bureaucratiques et des réglementations arbi­
traires qui sont autant d’entraves au développement économique »,
de même qu’« ils peuvent également permettre de vaincre la
pesanteur des traditions et des archaïsmes qui s’opposent à
la modernisation de la vie publique ». En conséquence, selon
« l’analyse fonctionnelle » de la corruption, « certaines illégalités
et certaines pratiques occultes contournant les règles officiellement
en vigueur cessent donc d’être des maladies morales lorsqu’elles
contribuent ainsi au progrès économique et politique3 ».

1. Sébastien Caré, La Pensée libertarienne, PUF, 2009, et Les Liber-


tariens aux États-Unis. Sociologie d ’un mouvement asocial, Presses
universitaires de Rennes, 2010.
2. La grande référence est Robert K. Merton, Éléments de théorie et
de méthode sociologique (1957), traduction chez Pion, 2e édition 1965,
chapitre ni, « L ’analyse fonctionnelle en sociologie», p. 60 à 135.
3. Jean-Fabien Spitz, article « Corruption », dans le Dictionnaire de
philosophie politique, PUF, coll. « Quadrige », 2003, p. 142 et 143.

192
MÉTAPHYSIQUE

L’anti-péché originel

D ’inspiration bien plus métaphysique, L ’Éloge de la cor­


ruption1de Marie-Laure Susini, psychiatre et psychanalyste de
très grande expérience, attaque l’idéalisme de l’incorruptible,
dont elle dénonce les déviances potentielles vers l’intégrisme,
l’inquisition, le totalitarisme, la purification rituelle, l’assassinat
« par devoir ». Mais le plus grand intérêt de cette « défense
du diable », heureusement inspirée par George Orwell, est
qu’elle vise, au-delà des cas de Robespierre ou de Thomas
More, saint Paul, le presque inventeur de la théologie du péché
originel2 et de la lutte contre la corruption : « Au Ier siècle de
l’ère chrétienne fut proclamé un bouleversant progrès. Victoire
sur la corruption ! Victoire sur la mort ! L ’écho en retentit
encore. Qui, avec l’audace du génie, construisit l’ambitieuse
théorie qui délivrait l’humanité de sa nature humaine ? et de
la mort ? Paul de Tarse, saint Paul. Il annonça au monde la
grande nouvelle : “L’incorruptibilité, c’est la vie étemelle.” »
Le monde en fut définitivement ébranlé. Le combat contre la
corruption était lancé. Il dure encore.
Ayant travaillé sur les cas les plus graves de maladies
psychiques, entre autres auprès de criminels dangereux, Marie-
Laure Susini peut se permettre de fouiller l’être humain
jusqu’au plus profond de ses motivations. Elle y découvre
alors l’universelle dialectique de la matière et du symbolique,
du vivant et de la mort, de ce que Freud nomma « pulsion
de vie » (éros) et « pulsion de mort » (thanatos), de l’absurde

1. Marie-Laure Susini, Éloge de la corruption, Fayard, 2008.


2. Épitre aux Romains 5,12 : « C’est pourquoi, de même que par un
seul homme (Adam) le péché est entré dans le monde, et par le péché la
mort, et qu’ainsi la mort est passée à tous les humains, parce que tous
ont péché... » En réalité, c’est saint Augustin, lisant le chapitre m de
la Genèse et l’épître aux Romains de Paul, qui thématisa formellement
le « péché originel ».

193
CORRUPTION

et de la croyance, de la génération et de la corruption. Pour


parler comme Aristote : « L ’homme, avec douleur, se recon­
naît imparfait et s’afflige de sa nature aussi méchante que
mortelle. Au constat implacable de la nature corruptible du
vivant l’homme oppose l’essence, l’idée, le principe abstrait
de l’incorruptible. Quelle pente suivons-nous là ? Nous disons
fort simplement comment la pensée humaine, le langage,
sépare le réel de la corruption (du corps) et le symbolique
de l’incorruptible (le principe). Nous sommes parvenus d’un
bond au sommet d’une montagne. À ce point, nous avons
l’heureuse surprise de découvrir une nouvelle perspective et
une prometteuse chaîne de questions. La corruption s’oppose
au principe d’Étemité. En d’autres termes, tout combat contre
la corruption se fera au nom de l’Éternité. Ou de Dieu, qui
est un des noms du principe de l’incorruptible, et un des
noms de l’Éternité. »
Marie-Laure Susini théologise ainsi le « combat contre
la corruption », mais fait le choix de « raison » d’intégrer
comme seule vérité « la loi de la corruption des corps, comme
il y a une loi de la chute des corps, une loi de l’attraction
universelle, et une loi de la décomposition universelle ». In
fin e, il n ’est pas défendu de se demander si, emportée par
son horreur légitime des purificateurs historiques, elle ne
diabolise pas excessivement toute option morale, et même
légale, au sacrifice de l’équilibre dialectique aristotélicien
ou freudien, qu’elle évoque elle-même, entre génération de
l’être (genesis) et corruption-destruction (phtora), pulsion de
vie et pulsion de mort. Je rappellerai à ce propos que Freud
a pris pleinement la mesure, horrifié, face à la montée du
nazisme, de la domination possible de Thanatos sur Éros,
ces «puissances célestes1»...

l.Sigmund Freud, Das Unbehagen in der Kultur, Intemationaler


Psychoanalytischer Verlag, 1930 ; traduction : Le Malaise dans la civi­
lisation, Seuil, coll. « Points », 2010 : « La question du sort de l’espèce

194
MÉTAPHYSIQUE

Cette question et quelques autres, bien plus graves, doivent


être maintenant traitées. Car les « éloges » de la corruption
et de ses « discrètes vertus », produits par Gaspard Koenig
ou Marie-Laure Susini, prennent le risque (assumé de façon
provocante par Gaspard Koenig) de légitimer une politique et
une métaphysique liées dans le projet d ’affranchissement total
des règles, des lois et même de la Loi. Ils prennent aussi le
risque de légitimer déviances, délinquances et même crimes,
au nom, d’une part, de la vertu collective des vices privés
(fable des abeilles), d’autre part, d’un réalisme anti-idéaliste,
anti-utopique et souvent athéiste.

Métaphysique des mœurs

Ces deux œuvres de justification de la corruption présentent


en tout cas l’intérêt de permettre à l’analyste de dresser la carte
métaphysique du phénomène. Je dis bien « métaphysique »,
parce qu’il s’agit ici de « pénétrer le sens des choses », en
mobilisant un « effort de compréhension », sans renoncer
à la « science » (épistémé), de pratiquer précisément cette
herméneutique (art d’interpréter) inspirée par Paul Ricœur
et réanimée par Jean Grondin dans son limpide Du sens des

humaine me semble se poser ainsi : le progrès de la civilisation saura-t-il,


et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à la vie en
commun par les pulsions humaines d’agression et d’autodestruction ? À
ce point de vue, l ’époque actuelle mérite peut-être une attention toute
particulière. Les hommes d’aujourd’hui ont poussé si loin la maîtrise
des forces de la nature qu’avec leur aide il leur est devenu facile de
s’exterminer mutuellement jusqu’au dernier. Ils le savent bien, et c’est
ce qui explique une bonne part de leur agitation présente, de leur
malheur et de leur angoisse. Et maintenant, il y a lieu d’attendre que
l’autre des deux “puissances célestes”, l’Éros étemel, tente un effort
afin de s’affirmer dans la lutte qu’il mène contre son adversaire non
moins immortel. »

195
CORRUPTION

chosesK Sans développer ici la méthode de 1’« effort méta­


physique » présentée par Jean Grondin, je souhaite insister
sur l’urgence qu’il y a à dévoiler la métaphysique de la cor­
ruption, c’est-à-dire à « pénétrer son intériorité », entre autres
procédures herméneutiques2.
De ce point de vue, quelle plus forte adresse que celle de
Kant, qui assigne à la métaphysique la mission de fonder
ultimement la « m oralité»? Qu’on lise et relise cet éclair
philosophique : «U ne Métaphysique des mœurs est donc
rigoureusement nécessaire, non pas seulement à cause d’un
besoin de la spéculation (réflexion abstraite), afin d’explorer
la source des principes pratiques qui sont a priori dans notre
raison, mais parce que la moralité elle-même reste exposée à
toutes sortes de corruptions, aussi longtemps que manquent ce
fil conducteur et cette règle suprême qui permet de l’apprécier
exactement. Car, lorsqu’il s’agit de ce qui doit être moralement
bon, ce n’est pas assez qu’il y ait conformité à la loi morale,
il faut encore que ce soit pour la loi morale que la chose se
fasse ; sinon, cette conformité n’est que très accidentelle et très
incertaine, parce que le principe qui est étranger à la morale
produira sans doute de temps à autre ces actions conformes,
mais souvent aussi des actions contraires à la loi. Or, la loi
morale dans sa pureté et dans sa vérité (ce qui précisément,
en matière pratique, est le plus important) ne doit pas être
cherchée ailleurs que dans une Philosophie pure ; aussi faut-il
que celle-ci (la Métaphysique) vienne en premier lieu ; sans elle
il ne peut y avoir en aucune façon de philosophie morale3. »
De ce point de vue, si l’on résume les arguments des
avocats de la corruption, voici sa « carte métaphysique » :

l.Jean Grondin, Du sens des choses. L ’idée de la métaphysique,


PUF, 2013.
l.Ibid., p. 27 et 28.
3. Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs (1785)
Vrin, 1992, p. 48 et 49.

196
MÉTAPHYSIQUE

- La corruption est un contournement de règles ou de lois


qui paralysent les affaires, lois trop rigides ou contraignantes
dont elle est d’ailleurs un effet pervers.
- Elle est l’outil nécessaire de la modernisation et du
progrès économique des sociétés archaïques ou bureaucra­
tiques.
- Elle est l’antidote paradoxal, mais le plus efficace, contre
la barbarie totalitaire, par sa seule capacité d’acheter les
consciences et de dissoudre la discipline.
- Elle est conforme à la nature réelle de l’homme, c’est-à-
dire à sa réalité biologique, et aux lois de la nature en général.
- Elle relève de cette providence de l’intérêt par laquelle
les vices privés font le bien public.
- Elle affranchit l’esprit des naïvetés et des superstitions
idéalistes, utopiques et religieuses, en lui rappelant qu’il est
soumis à la loi de la mortalité des corps.
- Elle proteste, enfin, contre la théologie culpabilisante
du péché originel.
Sa devise - si les corrupteurs et les corrompus de toutes
sortes devaient en avoir une - serait donc : Liberté (indi­
viduelle et absolue), Avoir (ou profit maximal), Néant (ou
matérialisme désenchanté) !

Anomie

La vérité est que toutes ces pétitions de principes libéraux


et libertariens sont superficielles et, finalement, chimé­
riques. Elles sont hors-sol, en quelque sorte, elles qui
arguent pourtant du réel contre l ’idéal, du naturel contre
le symbolique.
Car toutes celles et tous ceux qui travaillent sur la réa­
lité de la corruption, et sur ses conséquences au quotidien,
l’observant ou la traquant sur le terrain, font le constat
unanime qu’elle est désormais liée aux plus dangereuses

197
CORRUPTION

criminalités organisées, à la pauvreté et aux inégalités


croissantes, ainsi qu’à la dissolution de la démocratie. Telle
est la physique de la corruption, dont on a constaté plus
haut les ravages.
Tel est l ’esprit de la corruption, dont le premier trait
constant est la négation de la loi, de la règle commune,
Vanomie. Oui, l’anomie, telle qu’Émile Durkheim l’a pensée1
et telle qu’elle est dénoncée par le commissaire divisionnaire
Jean-François Gayraud, criminologue plus que métaphysi­
cien, mais qui s’y entend mieux en matière d ’esprit de la
corruption que certains philosophes libertariens qui, de leur
côté, n ’ont pas toujours bien compris l ’anthropologie des
dons et contredons2. En juillet 2013, Jean-François Gayraud
s’exprime durement sur le sujet : « La criminologie est
l’une des clés les plus radicales pour penser les comporte­
ments déviants de l ’oligarchie financière et les dérives du
capitalisme mondialisé. Il y a une concomitance passion­
nante à étudier entre trois phénomènes : la dérégulation
et financiarisation de l ’économie ; la brutale montée des

1. L’anomie (du grec vojdoJanomia, du préfixe a- « absence de » et


vôpoç/nômos « loi, ordre, structure ») est l’état d’une société caractérisée
par une désintégration des normes qui règlent la conduite des hommes
et assurent l’ordre social. Après avoir introduit une première fois le
terme, dès 1893, dans De la division du travail social, Émile Durkheim
y recourt à nouveau, en 1897, dans Le Suicide, pour décrire une situation
sociale caractérisée par l’effacement des valeurs (morales, religieuses,
civiques...) et par la croissance associée du sentiment d’aliénation et
d’irrésolution. Le recul des valeurs conduit, selon le sociologue, à la
destruction de l’ordre social, ce qui peut conduire les individus, en
masse, jusqu’au suicide.
2. Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l ’échange dans
les sociétés archaïques, PUF, coll. «Quadrige», 2012. Outre l’article
essentiel de Marcel Hénaff ( Esprit, février 2014) cité supra, lire Alain
Caillé, Don, intérêt et désintéressement. Bourdieu, Mauss, Platon et
quelques autres, Le Bord de l ’eau, 2014, et Alain Caillé et Jean-Édouard
Grésy, La Révolution du don, Seuil, 2014.

198
MÉTAPHYSIQUE

inégalités socio-économiques ; la criminalisation du com­


portement des élites. Et cette anomie des élites fonctionne
à la fois comme une cause et une conséquence de cette
dérégulation. Le crime n ’est pas un fait marginal, dérisoire
et anecdotique à l’âge du chaos libéral, mais un phénomène
symptomatique et massif. Les crises financières, dans leur
dimension criminelle, fonctionnent comme une mise à nu
d ’un système prédateur et anomique. Lorsque l’on utilise
une grille de lecture criminologique pour réfléchir aux
crises financières [...], cela permet de remettre au centre
la question de la délinquance des élites. Et ce point de vue
est d ’autant plus important qu’il est généralement nié et
méprisé. [...] La dérégulation, c’est comme ouvrir la porte
du poulailler et en confier la garde au renard. Il faut alors
questionner le fermier, celui qui fait les lois : pourquoi de
tels choix ? Qu’est-ce qui relève de l’idéologie, des intérêts
croisés avec le lobby de la finance, de la corruption et de
la collusion1 ? »
Dès lors se dessine une autre topographie de la métaphy­
sique de la corruption. En voici les jalons :
- La « corruption » est le premier maillon d ’une chaîne
qui lie celui-ci à une série d’autres : lois de dérégulation,
délinquance des élites et déviances de l’oligarchie financière,
crises financières, montée des inégalités socio-économiques.
- La «criminalisation du comportement des élites» est
l’expression d’une « anomie de l’oligarchie » du « capitalisme
mondialisé ».
- Ce « chaos libéral » engendre un « système prédateur
et anomique ».
Ainsi se révèle clairement que l’anomie est le premier
principe de la corruption.

l.In L ’Humanité, le 16 juillet 2013. Autant préciser immédiatement


que Jean-François Gayraud est considéré comme étant plutôt « de droite »
(si cette terminologie a encore un sens) et surtout gaulliste.

199
CORRUPTION

Dans son essai sur la « destructivité humaine1», qui consiste


principalement en un décryptage socio-psychanalytique et
métaphysique du nazisme « pour penser le contemporain »,
le sociologue et philosophe Gérard Rabinovitch rappelle cette
réflexion de Jean-François Lyotard (1924-1998), le penseur de
la « condition postmodeme2 » : « L’idéal moderne occidental
de l’émancipation confond tous les ordres. Sera émancipé
celui ou celle qui ne doit rien qu’à soi. Affranchi de toute
dette à l’autre3. » Gérard Rabinovitch fait comprendre par
cette citation, et par l’usage souligné du mot « affranchi »,
qui désigne aussi tout nouveau membre (initié) au sein de la
mafia italienne, la double dimension - anomique et crimi­
nelle - de 1’« idéal » contemporain, quand il prolonge l’esprit
de corruption qui domina le régime hitlérien.
Quant à la corruption, le sociologue, dans une page déci­
sive de son essai, souligne combien elle était « ouvertement
encouragée [par le nazisme], liée à l’“aryanisation” des biens
des Juifs et aux spoliations». Cette corruption traversait
alors, en cascade, la quasi-totalité de la société, faisant « de
ses bénéficiaires compromis (depuis le chef d’entreprise ou
le financier jusqu’à la soldatesque et à l’ensemble des corps
intermédiaires, fonctionnaires, percepteurs, qui touchaient
une part du butin redistribué) un agglomérat de complices ».
Et Gérard Rabinovitch d’enfoncer le clou : « La prébende a
toujours constitué la plus solide des ligatures. » Notons ici
que la thèse de 1’« achat » des Allemands par Hitler a été
définitivement validée par l’œuvre monumentale de l’histo­
rien allemand Gôtz Aly4, qui montre comment, « bien loin

1. Gérard Rabinovitch, D e la destructivité humaine, PUF, coll. « La


condition humaine », 2009.
2. Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le
savoir, Minuit, 1979.
3.1d., «L a mainmise», in Un trait d ’union, Presses universitaires
de Grenoble, 1993.
4. Gôtz Aly, Comment Hitler a acheté les Allemands, Flammarion, 2005.

200
MÉTAPHYSIQUE

de profiter à quelques dignitaires nazis seulement, le pillage


de l’Europe occupée et la spoliation, puis l’extermination des
Juifs ont bénéficié au petit contribuable»...
À propos de l’anomie, Gérard Rabinovitch convoque longue­
ment la socio-psychanalyse du Freud des années 1920-1930,
telle qu’elle s’épanouit dans Le Malaise dans la civilisa­
tion (1930), mais il convoque aussi la figure mythologique
(biblique), philosophique (Thomas Hobbes) et historique (Franz
Neumann) du Béhémoth.
Dès 1942, n ’ayant pas encore connaissance du génocide des
Juifs, mais ayant tout compris du nazisme, bien qu’exilé aux
États-Unis, Franz Neumann écrit un livre incroyable, ayant
pour titre Béhémoth. Ce livre fut publié aux États-Unis, et
rapidement réédité mais ne fut traduit et édité en France qu’en
1986. Neumann, qui appartient à l’École de Francfort, affirme
que le national-socialisme, est le règne de l ’anarchie et de la
corruption, des voyous et des intérêts particuliers. Le nazisme,
ce n ’est pas le Léviathan, contrairement à l’idée communément
partagée, c’est-à-dire un État totalitaire monolithique et tout-
puissant. C’est, au contraire, la dissolution de la Loi, l’anomie
systématique, l’explosion des intérêts particuliers et la violence
déchaînée, à commencer par celle des plus forts et des plus
malfaisants. C ’est cela, le Béhémoth, la figure mythique du
Béhémoth1, pluriel du mot qui désigne, en hébreu biblique,

1. Franz Neumann, Béhémoth. Les structures et pratiques du national-


socialisme, Payot, 1987, et Gérard Rabinovitch, «Carnets du jusant
(fragments) », in Barca, n° 13, novembre 1999. Aux yeux de Raul
Hilberg aussi, la référence au Béhémoth biblique va de soi, in La Poli­
tique de la mémoire, Gallimard, 1996, p. 181. L’invocation du monstre
biblique est-elle si efficiente, notamment lorsque l’on cherche à échapper
à l’idée trop globalisante du « totalitarisme », qu’elle est occultée par
la philosophie politique contemporaine ? La traduction du Behemoth
or the Long Parliament de Thomas Hobbes (Pion, 1991) est demeurée
longtemps non disponible, avant d’être publiée par Vrin (tome 10 des
œuvres complètes, janvier 2000)... Dans la Bible : Genèse 1,24 : «Dieu

201
CORRUPTION

la bête ou le bétail (béhémah), les animaux domestiques


(Genèse 1,24). Dans le livre de Job (15,15), Béhémoth est
le nom d’un pluriel intensif et mythique : il désigne la Bête
par excellence, la force animale que Dieu peut seul maîtriser,
mais dont la domestication échappe à l’homme, la force du
chaos et de l’anéantissement1.
On retrouve aussi le Béhémoth dans la littérature apoca­
lyptique juive, au seuil de l’ère chrétienne. Dans le Baruch
syriaque (XXIX, 4), il est dit que Béhémoth et Léviathan,
apparus au cinquième jour de la Création, seront servis en
nourriture aux Justes, lors du grand banquet messianique.
La même idée se retrouve dans le Quatrième Livre d’Esdras
(VI, 47). Quant à la littérature rabbinique, elle voit en eux
les « grands dragons » de la Genèse (1,21). Ce sont eux qui
seront consommés lors du banquet des Justes, dans le monde
à venir (Lévitique Rabba, XIII, 3 ; Babba batra, 74a-75a). On
y raconte en effet que, dans les temps messianiques, Dieu
égorgera le Léviathan et le Béhémoth (appelé aussi « bœuf
sauvage » : chor ha-bar) et qu’il donnera leur chair en nour­
riture au grand festin eschatologique.
Ainsi est signifié que l’anomie corrompt l’homme en bête
et participe, de ce fait même, à la nécessité de la Fin des
temps rédemptrice. Bestialité de la corruption. Mais aussi
force d ’anéantissement apocalyptique.

dit : “Que la terre produise des êtres vivants selon leurs espèces : bes­
tiaux (Béhémoth), reptiles, et bêtes sauvages selon leurs espèces !” Cela
s’accomplit. » ; Job XL,15 : « Vois donc le Bestial (Béhémoth) que j ’ai
créé comme je t’ai fait. »
l.L e mot nazi pour nommer le génocide des Juifs d’Europe était
Vemichtung, littéralement « Anéantissement ».

202
MÉTAPHYSIQUE

Nihilisme

La métaphysique de la corruption est donc tissée de bes­


tialité et d’anéantissement apocalyptiques.
Mehdi Belhaj Kacem, romancier et philosophe de L ’Esprit
du nihilisme', le dit frontalement : « La démocratie actuelle,
son simulacre et sa corruption en attestent, et confirment la
sentence de Feuerbach : dans le culte des apparences, ico­
noclaste et “ironique”, du nihilisme démocratique, l’égalité
qui est la Loi de notre événement n ’est plus que la dégéné­
rescence iconoclaste de règles minables, et pour-le-minable ;
le devenir-égalitaire générique de l’humanité post-Mort de
Dieu n ’est plus que le nivellement “iconoclaste” des appa­
rences ; l’égalité politique devient l’idéologie abstraite du
tout-se-vaut2. »
Pour le dire autrement, notre démocratie, fondée sur l’idéal
de l’égalité politique, n ’est plus qu’un spectacle et nous
assistons en spectateurs à la destruction de ses règles (ou lois
civiles). Elle ne porte plus en elle que le message nihiliste du
« tout se vaut », travail salarié et fraude financière spéculative,
carrière dans la haute fonction publique et affairisme dans
les grands groupes industriels de l’énergie ou de l’armement,
par exemple...
Mehdi Belhaj Kacem démasque aussi la profanation qui
s’accomplit au long de ce processus de corruption et à tra­
vers ce simulacre de la démocratie : « C’est exactement cette
illusion (le spectacle3) qui est l’illusion ultime et terminale
du nihilisme démocratique : le profane, c’est la vérité. Ou

1.Mehdi Belhaj Kacem, L ’Esprit du nihilisme. Une ontologique de


l ’H istoire, Fayard, coll. «Ouvertures», 2009.
l.lb id ., p. 183.
3. Mehdi Belhaj Kacem fait référence, dans ces pages, à La Société
du spectacle de Guy Debord (Buchet-Chastel, 1967).

203
CORRUPTION

encore - ce qui définit strictement notre théologie, celle du


nihilisme démocratique : le sacré, c’est l’absence de sacré.
La consistance placide de l’apparaître1. » Marie-Laure Susini
démentirait-elle ce diagnostic ?
Le philosophe Jean Vioulac2 confirme, en tout cas, que le
nihilisme, défini par Nietzsche dans les années 1880, à savoir
une « dévalorisation de toutes les valeurs », est comme la
marque de notre époque qui a subi, pendant tout le xxe siècle,
« l’extension de la logique marchande [qui] imposait la des­
truction méthodique et systématique de toute morale suscep­
tible de condamner l’égoïsme et la cupidité, et impliquait par
exemple une inversion de la valeur des adjectifs “intéressé”
ou “calculateur”3 ». Dans un prophétique article publié par
la revue Esprit (mars-avril 2014), Jean Vioulac enfonce très
profond le clou de la critique de « l’avènement du marché
mondial » : « Le libéralisme, en tant qu’il se définit par
l’exigence de la dérégulation et de la désinstitutionnalisation
de toutes les activités humaines, est le projet politique de
démantèlement complet de l’ordre de la loi, et en cela un des
plus puissants moteurs du nihilisme. Mais si le capitalisme
condamne l’humanité à sombrer dans les “eaux glacées du
calcul égoïste” par l’abolition progressive de toute morale,
il est surtout un dispositif de production qui consomme - et
donc détruit - réellement la nature et ses ressources en même
temps que les peuples du monde... »
L ’amoralisme et le nihilisme (Jean Vioulac préfère finale­
ment parler d’« anihilisme », en référence à Günther Anders)
du libéralisme corrompu sont donc au cœur de la métaphy­
sique de la destruction naturelle, sociale, culturelle et même
psychique de l’humanité.

1.Mehdi Belhaj Kacem, L ’Esprit du nihilisme, op. cit., p. 181.


2. Jean Vouliac, La Logique totalitaire, PUF, coll. « Épiméthée », 2013.
3.Id., «L es eaux glacées du calcul égoïste», Esprit, n° 403, mars­
avril 2014, p. 132 à 136.

204
MÉTAPHYSIQUE

Albert Camus, dans un de ses articles pour Combat, l’écri­


vait très violemment, en novembre 1948 : « Ce qui frappe le
plus, en effet, dans le monde où nous vivons, c’est d ’abord,
et en général, que la plupart des hommes (sauf les croyants
de toutes espèces) sont privés d’avenir. Il n ’y a pas de vie
valable sans projection sur l’avenir, sans promesse de mûris­
sement et de progrès. Vivre contre un mur, c’est la vie des
chiens. Eh bien ! les hommes de ma génération et de celle
qui entre aujourd’hui dans les ateliers et les facultés ont vécu
et vivent de plus en plus comme des chiens1. »
Certains psychiatres et psychanalystes n ’ont d ’ailleurs
aucun doute sur le sujet. Une belle page de Cari Gustav
Jung démonte les ressorts métaphysiques de 1’« angoisse
moderne» : « L ’angoisse est la reconnaissance implicite,
inconsciemment consciente, du fait que la décomposition
de notre monde résulte de ses propres insuffisances, du fait
qu’il manque à notre monde “un quelque chose” d’essentiel
qui le protégerait des irruptions du chaos ; à l’aspect frag­
mentaire du passé qui l’a précédée, l’angoisse veut opposer
l’aspiration à une plénitude, à une totalité, à un bien-être, à
un salut. Or, comme le présent ne semble offrir aucun ali­
ment à cette aspiration, l’homme contemporain est privé de
la possibilité même de se représenter le facteur unificateur
qui l’accorderait à sa propre totalité. Il est devenu sceptique
envers tout ce qui, dans le concert universel, lui conférerait
son autarcie d’être, et les idées plus ou moins chimériques
qui visent à améliorer le monde ont vu leur cours s’effondrer
à la cote de la vie2. »
Plus précisément, Viktor Frankl, psychiatre autrichien

1. Albert Camus, « Le siècle de la peur », repris dans Actuelles. Écrits


politiques, Gallimard, 1950; nouvelle édition, coll. «Folio Essais»,
1997, p. 117.
2. Cari Gustav Jung, Un mythe moderne (1958), Gallimard, coll.
«Idées», 1961 ; nouvelle édition, 1974, p. 185.

205
CORRUPTION

rescapé d ’Auschwitz, inventeur de l’analyse existentielle


ou « logothérapie », dont la thèse de philosophie sur Le
Dieu inconscient (Der unbewußte Gott, Vienne, 19481) est
symptomatiquement ignorée en France, avait constaté que
ses patients souffraient souvent de « vide existentiel », d ’une
« névrose noogène » générée par le « refoulement spirituel2 »,
n ’ayant plus que l’intérêt égoïste pour donner sens à leur
vie. Il affirmait donc, logiquement : « N ’avons-nous pas vu
aussi, dans le domaine culturel, par conséquent à l’échelle
non seulement individuelle mais aussi sociale, que la foi
refoulée dégénère en superstition ? En ce sens, beaucoup de
choses dans l’état actuel de notre culture peuvent vraiment
nous faire l’effet d ’obsession humaine universelle - pour
parler avec Freud - , beaucoup de choses, une exceptée ;
la religion, justement. Mais de la névrose obsessionnelle
non collective, de la névrose obsessionnelle individuelle,
bien plus : de la névrose pure et simple, on peut dire pour
beaucoup de cas que dans l’existence névrosée, la déficience
de la transcendance tire en quelque sorte vengeance d ’elle-
même. »
« Vengeance de la transcendance »... La formule est fra­
cassante et fait écho au banquet eschatologique où seront
dépecés et dévorés les monstres Léviathan et Béhémoth. Dans
son bel essai, La Crise du sens, le regretté Jean-François
Mattéi écrivait, au chapitre consacré à « la perte de la
transcendance » : « Ce qui distingue l’homme moderne des
hommes qui l’ont précédé, c ’est qu’il se dérobe à la trans­

1. Viktor Frankl, Le Dieu inconscient, Éditions du Centurion, 1975,


pour la traduction française ; nouvelle édition chez InterÉditions, en
novembre 2012. Lire aussi du même auteur, Man ’s Search fo r Meaning,
et notamment sa première partie : «Expériences in a Concentration
Camp », 1946 {Découvrir un sens à sa vie).
2. Michel Fromaget, « Des rapports de la psychothérapie et de l’éveil
spirituel », in Dix Essais sur la conception anthropologique « corps, âme,
esprit», L’Harmattan, 2000, p. 168.

206
MÉTAPHYSIQUE

cendance, ou bien la cache au fond de l ’immanence, dans


la droite ligne d ’un sujet qui ne fait appel qu’à lui-même1. »
Solipsisme et mondialisation, le cocktail est explosif. Le
nihilisme contemporain révèle, par son culte de l’intérêt ou
du « calcul égoïste », qu’il est hanté par la « nostalgie de
l’absolu2 ». Ce qui lui confère, paradoxalement, sa toute-
puissance.

Intérêt

La fable de Mandeville sur la « ruche prospère » (1714),


référence classique des thuriféraires de la nécessité de la
corruption et du libéralisme économique absolu, a servi de
socle à une réflexion iconoclaste du philosophe Dany-Robert
Dufour sur « la révolution culturelle libérale3 », puis sur
« libéralisme et pornographie4 ». Je rappelle que la Fable des
abeilles postule que « les vices privés tendent à l’avantage
du public », et que c’est de l’égoïsme de chacun qu’il faut
espérer le bien public, car il existe une harmonie providentielle
des intérêts particuliers.
Dans Le Divin M arché, Dany-Robert Dufour affirme
que, depuis le xvm e siècle, l ’humanité occidentale sacrifie

1. Jean-François Mattéi, La Crise du sens, Cécile Défaut, 2006. En 1951,


déjà, le grand psychiatre et philosophe allemand Karl Jaspers (1883-1969)
publiait un « bilan spirituel » très inquiet du monde contemporain : La
Situation spirituelle de notre époque, Foi vivante, 1951.
2. George Steiner, Nostalgie de l ’absolu, 10/18, 2003. Du même
penseur, lire le considérable Dans le château de Barbe-Bleue, Seuil,
1973, qui élucide la cause métaphysique de l’antisémitisme extermina­
teur européen. De même : Léo Strauss, Nihilisme et politique, Payot &
Rivages, 2001, sur le nihilisme nazi et la modernité.
3. Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché. La révolution culturelle
libérale, Denoël, 2007.
4. Id., La Cité perverse. Libéralisme et pornographie, Denoël, 2009.

207
CORRUPTION

auteurs de La Nouvelle Raison du monde s’en prennent alors


à « la droite française [qui] n ’a pu s’empêcher ces dernières
années d ’exposer sans complexe et au grand jour les avantages
qu’elle accorde aux “amis” et aux “parents”, les passe-droits
de toute nature, la corruption la plus vile, les multiples intérêts
croisés qui dessinent les frontières de plus en plus visibles
d ’une oligarchie ».
Et c’est ainsi que nous retombons sur l’équation : corrup­
tion = anomie + intérêt + oligarchie + nihilisme.
Il reste à ajouter, en clé de voûte de cette pyramide méta­
physique de la corruption, le culte de 1’« argent fou1».

« L’argent fou »

Souvenons-nous du jugement du tribunal correctionnel de


Lyon, en date du 16 novembre 1995, dans le cadre de l’affaire
Carignon : «Les corrupteurs actifs [...] sont en recherche
permanente de tout nouveau marché d ’importance pour leurs
sociétés, ils livrent une bataille économique continuelle pour
faire prospérer leurs entreprises. Compte tenu des enjeux, ils
ont dépassé le cadre “classique” de l’abus de biens sociaux
en déclenchant par la spirale folle de l’argent le processus de
corruption. Ils ont l’argent pour corrompre. Ils ont beaucoup
d’argent. Ils participent à une dérive considérable qui touche
et gangrène petit à petit le monde économique et le monde
politique : payer pour obtenir un marché. »
Un siècle plus tôt, Zola publiait L ’A rgent (1891), y évo­
quant la spéculation financière frauduleuse et la corruption à
Paris, première Bourse au monde, avec Londres, en volume
d’affaires. L’écrivain s’était documenté sur les scandales finan­
ciers de son temps : corruption liée au percement du canal
de Panamá; spéculations de l’industriel du cuivre Eugène

1. Contre l ’argent fou, op. cit., 2012.

210
MÉTAPHYSIQUE

Secrétan, qui entraînèrent le Comptoir national d’escompte


de Paris dans la faillite et poussèrent au suicide son prési­
dent, Eugène Denfert-Rochereau ; krach de l’Union générale,
en conséquence duquel le banquier catholique et légitimiste
Eugène Bontoux fut condamné à cinq ans de prison après
avoir été ruiné par l’effondrement des actions de sa banque,
qu’il avait rachetées en masse, en infraction à la loi de 1856
sur les sociétés...
Pour Zola, spéculation et corruption révèlent la nature
même de « l’argent maudit, ramassé dans la boue et dans
le sang du brigandage financier ». Le jugement est moral,
mais l’évocation de la malédiction liée à l’argent confère
au point de vue une dimension religieuse. Et en retour, ce
sont les actes mêmes de spéculation et de corruption qui
relèvent métaphysiquement de la malédiction. Ce point de
vue est très largement partagé par les plus grands esprits,
tout au long de la fin du xixe siècle et de la première moitié
du xxe, et ensuite beaucoup moins nettement, comme si
l’exaltation matérialiste, productiviste et consumériste liée
aux Trente Glorieuses, entre la Libération et le choc pétro­
lier de 1973, avait en quelque sorte décérébré la critique
philosophique de l’argent. Ainsi, les grands révoltés contre
le culte de 1’« argent fou » ne font plus d’émules à partir
des années 1950.
En revanche, depuis les premières grandes spéculations inter­
nationales menées à la Bourse de Paris, à la fin du XIXe siècle,
jusqu’au milieu des années 1930, les meilleures plumes ont jeté
leurs foudres sur l’argent, parce que celui-ci est unanimement
regardé comme un grand corrupteur de l’humanité en l’homme.
À ce titre, l ’immense Péguy (1873-1914) est un modèle.
Étudié et cité par Jacques Julliard1, voici comment le socia­
liste, dreyfusard et mystique normalien, décrypte l’inversion
spirituelle du monde moderne : « Pour la première fois dans

1. Jacques Julliard, L ’Argent, Dieu et le diable, Flammarion, 2008.

211
CORRUPTION

l’histoire du monde, les puissances spirituelles ont été toutes


ensemble refoulées non point par les puissances matérielles,
mais par une seule puissance matérielle qui est la puissance
de l’argent. [...] Et pour la première fois dans l’histoire du
monde, l’argent est maître sans limitation ni mesure. Pour la
première fois dans l’histoire du monde, l’argent est seul en
face de l’esprit. [...] Pour la première fois dans l’histoire du
monde, l’argent est seul devant Dieu1. »
Emmanuel Mounier, le philosophe personnaliste, cofondateur
ôl Esprit en 1932, consacre, dès 1933, un dossier entier de la
nouvelle revue à l’argent et aux atteintes intimes que celui-
ci perpètre dans l’être humain. Pressentant déjà le nouveau
cataclysme qui guette l’Europe et le monde, la réplique des
boucheries de 1914-1918 dont il connaît les arrière-fonds
corrompus, le jeune intellectuel, qui sera un authentique résis­
tant, brosse un terrible tableau des manœuvres affairistes et
corruptives des patrons d ’industrie, mais aussi de la servitude
volontaire des citoyens lambda, manœuvres et servitude volon­
taire qui laissent le champ libre à la gangrène par l’argent et
à la propagande qui lui est attachée... : « L ’axe invisible de
son pays [il s’agit ici de “l’homme de la rue”] peut être la
politique des charbons cokables, et par la cascade d’influences
qu’on verra plus loin, toutes ses actions être prises à son insu
dans des comportements à double sens qui font de lui, comme
de tout Français, un actionnaire inconscient de M. Schneider ;
demain peut-être sa vie lui sera demandée pour le Temple
par les marchands du Temple : il continue de marcher en
aveugle, le Mensonge est sur lui, et toutes les forces de la
parole publique veillent à la perpétuation du Mensonge. Il
y a cent hommes qui mentent sciemment, en tête, et payent
les fabricants de Mensonge, faux docteurs et chiens de garde,

1 .Charles Péguy, «N ote conjointe sur M. Descartes» (posthume,


juillet 1914), in Œuvres en prose complètes, Gallimard, coll. «Biblio­
thèque de la Pléiade », 1965, t. III, p. 1455.

212
MÉTAPHYSIQUE

qui bientôt sont pris au jeu et aboient par habitude, comme


de vieux chiens las. Cent hommes conscients : les pécheurs
contre le Saint-Esprit. Et partout ailleurs l’eau tiède, endor-
meuse du Mensonge parmi les hommes sincères1. »
Dans son chef-d’œuvre spirituel, Être et avoir1, le philo­
sophe Gabriel Marcel, évoquant la vanité ontologique de la
possession, affirmait à la même époque : «Dans quelque
domaine que ce soit, un être satisfait, un être qui déclare
lui-même qu’il a tout ce qu’il lui faut, est déjà en voie de
décomposition. » Pour « décomposition », les Grecs anciens
disaient phtora ((pOopa), comme pour parler de la corruption
ou de la destruction.
Observateur impitoyable de l’Europe des années 1930 et de
la France tout juste libérée de l’occupant nazi, Julien Benda,
dreyfusard lui aussi, ami de jeunesse de Péguy, pourfendeur
de la « trahison des clercs » (1927), raconte, par le biais d’une
fiction angélique, les mœurs des Français de 1946, alors que
la corruption liée au marché noir est encore palpable3 : « Un
autre ressort de leur course à l’argent (ici tout un chacun est
concerné) est la puissance sociale qu’il confère, la faculté
d’acheter les hommes, le crédit, l’influence qu’il dispense.
L ’argent parvient presque à coup sûr à mettre en échec la
vérité, la justice, la vertu. » Ici aussi, comme chez Mounier,
affleure le thème de la servitude volontaire, qui passe bien
entendu par la « faculté d’acheter les hommes », mais aussi
par celle de se laisser acheter. Et Mounier de tirer ainsi le
portrait du « brave homme » : « La facilité le ronge, lui,
tout doucement par-dedans. Il ne s’embarrasse même pas

1. Emmanuel Mounier, « Argent et vie privée », Esprit, n° 33, 1933,


p. 56 à 67, repris dans Révolution personnaliste et communautaire, Seuil,
1961 et, en coll. « Points Essais », 2000, cité ici in Contre l ’argent fou,
op. cit., p. 177 à 188.
2. Gabriel Marcel, Être et avoir, op. cit.
3. Jacques Delarue, Trafics et crimes sous l ’Occupation, nouvelle
édition, Fayard, coll. « Pluriel », 2013.

213
CORRUPTION

des troubles de la lutte ou de la noce ; il s’épanouit dans un


bienheureux confort. Il est la Morale du Bonheur1... »
Un économiste statisticien d’aujourd’hui, philosophe à ses
heures, Bernard Guibert2, a lui aussi donné vie à un beau
torrent critique sur 1’« argent fou », la psychopathologie de
l’oligarchie financière, le fétichisme de l’argent et l’addiction
morbide de notre société à la monnaie hyper-centralisée et
hyper-liquéfiée. Dans un article tonique titré « Comment
nous guérir de l ’argent3 ? », il distille quelques réflexions
encourageantes : « L’“argent fou” est un puissant hallucino­
gène. Il suscite en particulier le délire de toute-puissance de
l’oligarchie financière mondialisée. [...] Mais le plus modeste
des salariés est également victime d’hallucinations semblables
véhiculées par la publicité lorsqu’il croit qu’en achetant un
objet, la propriété de celui-ci le dispensera de son appropriation
réelle. Cette dernière lui demanderait de perfectionner son
être aü lieu de se contenter de l’avoir. C ’est un phénomène
que Marx appelle “fétichisme”. [...] La publicité exacerbe
le désir mimétique de chacun de rivaliser avec les autres. »
Au-delà du diagnostic, l’économiste explique les voies de la
libération de l’addiction à 1’« argent fou » par le moyen de
la « démocratie participative radicale ».
Façon comme une autre d’honorer la mémoire d’Henry
David Thoreau qui, le 30 août 1837, dissertait sur « l’esprit
commercial des temps modernes et son influence sur le carac­
tère politique, moral et littéraire d’une nation », et dénonçait

1 .Emmanuel Mounier, «Argent et vie privée», art. cit., p. 182


et 183.
2. Bernard Guibert, L ’Ordre marchand. Réflexions sur les structures
élémentaires de la vénalité, Cerf, 1986 ; et (sous la direction de), Anti-
productivisme, altermondialisme, décroissance, Parangon, 2006. Bernard
Guibert est économiste statisticien (INSEE), ancien élève de l’École
polytechnique, docteur d’État en économie.
3.Id., «Comment nous guérir de la folie de l ’argent?», Entropia,
n° 7, L ’Effondrement, et après ?, Parangon, 2009, p. 88 à 98.

214
MÉTAPHYSIQUE

« l’aveugle et lâche amour de la possession1 », ainsi que


celle du Marx des «manuscrits de 1844», qui, dans «Être
et Avoir », découvrait déjà les modes sociaux de « l’appro­
priation de la vie humaine » à travers la quête fétichiste de
la marchandise et de la propriété2.

1. H en ry D avid T horeau, L ’Esprit commercial des temps modernes et


son influence sur le caractère politique, moral et littéraire d ’une nation
(1837), L e G rand S ouffle, 2007, p. 29.
2. K arl M arx, Écrits philosophiques, F lam m arion, coll. « C ham ps clas­
siq u e s» , 2011, p. 148 à 151, et L e Caractère fétiche de la marchandise et
son secret, ex trait d u livre I d u Capital (2e édition de 1872), A llia, 1999.
X
L’esprit de résistance

Ce n’est pas la révolte en elle-même qui est


noble, mais ce qu’elle exige.
Albert Camus, L ’Homme révolté, 1951.

Car si le culte de l’argent relève bien de la métaphysique


- dont celle de la corruption - , l’émancipation matérielle,
morale et spirituelle ne saurait passer que par l’action poli­
tique.
À titre d’exemple, Jacques Généreux, dont on connaît
par ailleurs les interventions importantes dans le cadre du
débat européen, a publié un livre intitulé La Dissociété',
qui vise le corps et l’esprit de notre société : « Ce livre est
motivé par la conviction qu’à l’époque des risques globaux,
la plus imminente et la plus déterminante des catastrophes
qui nous menacent est cette mutation anthropologique déjà
bien avancée qui peut, en une ou deux générations à peine,
transformer l’être humain en être dissocié, faire basculer les
sociétés développées dans l’inhumanité de “dissociétés” peu­
plées d’individus dressés (dans tous les sens du terme) les
uns contre les autres. Éradiquer ce risque commande notre
capacité à faire face à tous les autres. »
Voilà qui invite à une résistance à la précipitation mon­
dialisée - ce n ’est plus un mystère pour personne - vers la

1. Jacques Généreux, La Dissociété, Seuil, 2006.

217
CORRUPTION

Catastrophe1. Mais comment s’y prendre pour refonder une


République vraiment démocratique, normative et vertueuse ?
On l’aura compris, cette refondation n’est envisageable qu’à
la condition que l’on procède auparavant à une bonne cure de
désintoxication de ce tout-puissant hallucinogène qu’est l’argent,
aux fins de se libérer des liens de dépendance tissés par l’oli­
garchie qui détient le pouvoir de produire, de faire circuler, de
thésauriser, d’investir, de cacher et de blanchir... l’argent. En
clair, cela suppose que l’on cesse d’être achetable - ou vendu.
Deux phares de la pensée nous éclairent définitivement
sur les mécanismes propres de la servitude volontaire et sur
le rapport ontologique qu’elle entretient avec la corruption
par l’intérêt : Étienne de La Boétie (1530-1563) et Alexis
de Tocqueville (1805-1859).

Servitude volontaire

La lecture du Discours de la servitude volontaire (vers


1548) d ’Étienne de La Boétie2 n ’est pas si simple qu’il y
paraît au premier abord.
Dans l’article qu’il lui a consacré dans YEncyclopœdia

1. Freud, Malaise dam la civilisation, 1929 : « La question du sort de


l’espèce humaine me semble se poser ainsi : le progrès de la civilisation
saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à
la vie en commun par les pulsions d’agression et d’autodestruction ? À
ce point de vue, l’époque actuelle mérite peut-être une attention toute
particulière. Les hommes d’aujourd’hui ont poussé si loin la maîtrise
des forces de la nature qu’avec leur aide il leur est devenu facile de
s’exterminer mutuellement jusqu’au dernier. Ils le savent bien, et c ’est ce
qui explique une bonne part de leur agitation présente, de leur malheur
et de leur angoisse. »
2. La meilleure édition disponible : Discours de la servitude volon­
taire, Payot, coll. « Petite bibliothèque », 2002, avec une introduction et
des textes de Miguel Abensour, Pierre Clastres et Claude Lefort, Marc
Gauchet, Lamennais, Pierre Leroux, Simone Weil.

218
L ’ESPRIT DE RESISTANCE

Universalis, Raoul Vaneigem1pointe la corruption, 1’« achat »,


comme l’arme par excellence du tyran qui cherche à asservir
sa Cour et, au-delà, tout un peuple : « Et ce jeune homme [La
Boétie], qui, au-delà de sa mort prématurée, continue de raviver
la jeunesse du monde, a ce mot que notre époque commence
à peine à entendre et à pratiquer : “Soyez résolus à ne plus
servir, et vous voilà libres.” Faut-il s’armer pour abattre le
tyran ? Nullement. “Je ne veux pas que vous le poussiez ou
l’ébranliez, mais, seulement, ne le soutenez plus, et vous le
verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base,
de son poids même fondre en bas et se rompre.” Supporter la
férule ne sollicite rien que résignation et passivité, créer des
conditions propices aux libertés implique conscience, détermi­
nation, effort. Là où les bêtes capturées regimbent, préférant
parfois la mort à l’esclavage, les citoyens ont abdiqué leurs
droits de nature. Leurs sociétés ont enchaîné à la “dénatura­
tion des gouvernants” la “dénaturation des gouvernés”. Une
corruption générale du sens humain a soudé dans un accou­
plement mortifère maîtres et esclaves, exploiteurs et exploités.
Qu’est-ce que l’homme de pouvoir ? Un être sans qualité, un
“homoncule” ne se souciant ni d’aimer ni d’être aimé mais
seulement de contraindre et d’acheter, d’obtenir par ruses et
flatteries ce que la force brutale échoue à arracher. »
De son côté, dans la présentation qu’elle a faite du Discours
pour la collection « Mille et Une Nuits » (1997), la philosophe
Séverine Auffret explique que « ce texte (ô combien actuel !)
analyse les rapports maître-esclave qui régissent le monde
et reposent sur la peur, la complaisance, la flagornerie et
l’humiliation de soi-même. Leçon politique mais aussi leçon
éthique et morale, La Boétie nous invite à la révolte contre
toute oppression, toute exploitation, toute corruption, bref,
contre l’armature même du pouvoir ».

1. Auteur, entre autres, de Pour l ’abolition de la société marchande,


pour une société vivante, Payot & Rivages, 2002.

219
CORRUPTION

Très bien. Mais, à ce stade, le mystère demeure quant à la


nature du charme magique attaché au fait qu’un seul homme
commande à « cinq ou six [qui] ont eu l’oreille du tyran »,
puis que « ces six ont six cents qui profitent sous eux, et qui
font de leurs six cents ce que les six font au tyran », si bien
que «ces six cents en maintiennent sous eux six mille... »
Et La Boétie d’ajouter : « Grande est la suite qui vient après
cela, et qui voudra s’amuser à dévider ce fil, il verra que non
pas les six mille, mais les cent mille, mais les millions, par
cette corde se tiennent au tyran... » Cascade de l’intérêt et
du service ! Fil d’Ariane de la servitude volontaire ! Mais le
mystère perdure encore.
C’est Claude Lefort qui, me semble-t-il, a complètement
élucidé le mécanisme par lequel presque tous « prennent part
active à l’édification et au maintien de la tyrannie », par lequel
encore, « quêtant la faveur du maître pour gagner des biens,
[ils] se font chacun tyranneau devant plus faible que soi ».
D ’emblée, Lefort pointe ainsi les deux principes qui animent
la collaboration avec le tyran, de tyranneau en serf, lui-même
tyranneau d’un serf plus serf que lui... : l’intérêt matériel
et le pouvoir, qui forment un véritable diptyque politique.
Et Claude Lefort d’expliquer très clairement : « L’hésitation
n ’est plus permise : le secret, le ressort de la domination tient
au désir, en chacun, quel que soit l’échelon de la hiérarchie
qu’il occupe, de s’identifier avec le tyran en se faisant le
maître d’un autre. Telle est la chaîne de l’identification que
le dernier des esclaves se veut encore un dieu. Impossible
donc de sous-estimer ce jugement : la tyrannie traverse la
société de part en part1. »
Il en ressort que toute émancipation de la servitude volon­
taire, imprégnée qu’elle est de corruption et d’intérêt, passe
nécessairement par le renoncement pour chacun, en amont, à

1. Claude Lefort, « Le nom d’un », dans Étienne de La Boétie, Le Dis­


cours de la servitude volontaire, op. cit., p. 269 à 335, ici p. 328 et 329.

220
L ’ESPRIT DE RÉSISTANCE

l’exercice de sa propre domination sur d’autres hommes, fut-il


légitimé par le « droit », mais aussi par le mépris et le rejet
des gratifications, cadeaux, salaires, primes, commissions et
rétro-commissions qui achètent, d ’une façon ou d’une autre,
la liberté de conscience.
Mais cela ne suffit pas.
La lecture de Tocqueville nous conduit encore à envisager
la mise en œuvre d’une véritable prophylaxie face au phé­
nomène de la servitude volontaire et à la dégénérescence de
la démocratie qu’elle ne tarde pas à induire. L ’auteur de De
la démocratie en Amérique (1835) a lu lui aussi La Boétie,
on s’en doute. Il intègre sa leçon, mais il la prolonge au-
delà de la situation absolutiste qui était celle du xvie siècle
fiançais en sondant la démocratie américaine du xixe siècle
à l’aide du même microscope. À propos de « la corruption et
des vices des gouvernants dans la démocratie », il s’inquiète
ainsi de constater leur propagation par effet mimétique chez
les « gouvernés » : « Ce qu’il faut craindre d’ailleurs, ce
n ’est pas tant la vue de l’immoralité des grands que celle de
l’immoralité menant à la grandeur. Dans la démocratie, les
simples citoyens voient un homme qui sort de leurs rangs et
qui parvient en peu d’années à la richesse et à la puissance ;
ce spectacle excite leur surprise et leur envie ; ils recherchent
comment celui qui était hier leur égal est aujourd’hui revêtu
du droit de les diriger. Attribuer son élévation à ses talents ou
à ses vertus est incommode, car c’est avouer qu’eux-mêmes
sont moins vertueux ou moins habiles que lui. Ils en placent
donc la principale cause dans quelques-uns de ses vices, et
souvent ils ont raison de le faire. Il s’opère ainsi je ne sais
quel odieux mélange entre les idées de bassesse et de pouvoir,
d’indignité et de succès, d’utilité et de déshonneur1. »
Premier acquis nouveau : la corruption des gouvernants

1. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, op. cit.,


vol. 1, p. 312 à 314.

221
CORRUPTION

« excite l’envie » des gouvernés, qui pratiqueront alors la


corruption par désir mimétique. René Girard donnera ses
lettres de noblesse à cette thèse puissante.

Petit-bourgeois

Mais Tocqueville va plus loin dans l’exploration des moda­


lités en vertu desquelles la démocratie est toujours susceptible
de dégénérer en doux « despotisme ». Il découvre la cause de
cette vulnérabilité du régime dans l’incivisme généré par la
poursuite, par chacun, de ses intérêts matériels personnels, par
la prévalence progressive de l’occupation égoïste sur l’action
citoyenne1. Et Tocqueville de s’interroger sur « quelle espèce
de despotisme les nations démocratiques ont à craindre ». Ce
chapitre mérite d’être cité longuement : « Lorsque je songe
aux petites passions des hommes de nos jours, à la mollesse
de leurs mœurs, à l’étendue de leurs lumières, à la pureté
de leur religion, à la douceur de leur morale, à leurs habi­
tudes laborieuses et rangées, à la retenue qu’ils conservent
presque tous dans le vice comme dans la vertu, je ne crains
pas qu’ils rencontrent dans leurs chefs des tyrans, mais plutôt
des tuteurs. Je pense donc que l’espèce d’oppression dont les
peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien
de ce qui Ta précédée dans le monde [...].
« Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme
pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innom­
brable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos
sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs,
dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est
comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et

1. Cf. les pages lumineuses de Cynthia Fleury sur cette leçon de Toc­
queville, dans Les Pathologies de la démocratie, chapitre « Métaphysique
de la démocratie », Fayard, 2005.

222
L ’ESPRIT DE RÉSISTANCE

ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ;


quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux,
mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il
n ’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et s’il lui reste encore
une famille, on peut dire du moins qu’il n ’a plus de patrie.
«Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et
tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de
veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant
et doux. [...] Il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu
qu’ils ne songent qu’à se réjouir. [...] Il pourvoit à leur
sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs,
conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle
leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur
ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?
« [...] Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puis­
santes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le
souverain étend ses bras sur la société tout entière ; [...] il
ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les
dirige; [...] il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il
énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à
n ’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux,
dont le gouvernement est le berger1. »
Agnès Antoine, philosophe et psychanalyste, synthétise,
dans un livre consacré à L ’Impensé de la démocratie, l’analyse
de Tocqueville. « La passion du bien-être et des richesses,
que Tocqueville appelle aussi “matérialisme”, en donnant à
ce mot une acception différente de la doctrine philosophique
du même nom, constitue le troisième caractère spécifique de
YHomo democraticus, en même temps qu’un puissant facteur
de risque pour sa liberté2 », écrit-elle. C’est fort bien dit.

1. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, op. cit.,


vol. 2, p. 385 et 386.
2. Agnès Antoine, L ’Impensé de la démocratie. Tocqueville, la citoyen­
neté et la religion, Fayard, 2003, p. 33.

223
CORRUPTION

Le psychiatre et psychanalyste Georges Zimra démasque


brillamment, lui aussi, au cœur de 1’« esprit du capitalisme »,
et dès la figuration symbolique de l’économie libérale par La
Fable des abeilles de Mandeville (1670-1733), cette même
« passion du bien-être et des richesses » comme métaphy­
sique matérialiste « d’une société organisée autour de l’op­
portunisme et du vice ». Dès cet avènement du capitalisme
libéral, à Londres, à la fin du xvne siècle, « le vol n’est pas,
de manière générale, condamnable si on s’accorde à penser
que le voleur remet en circulation le produit de son larcin et
stimule de ce fait l’activité économique tandis que l’épargnant
la freine ». Lui aussi nous laisse entrevoir la pertinence de
l’anthropologie de René Girard et de son concept central de
« désir mimétique » dans l’analyse de l’esprit du capitalisme
et du vice qui lui est consubstantiel : « C’est donc un homme
pécheur, fondamentalement pécheur, qui est au fondement
de l’économie. [...] Car ce n ’est pas satisfaire les désirs
des riches qu’il importe, mais de les maintenir dans un état
d’insatisfaction permanent pour entretenir le désir dans sa
tension avec l’objet. C ’est cette vanité qui est le moteur de
l’activité économique1. » Vanité des vanités...
La passion du bien-être et des richesses est la cause pre­
mière du renoncement à l’exercice de la citoyenneté et, en
conséquence, de la perte de l’authentique liberté. C’est elle
qui génère la forme de corruption la plus « douce », la plus
«amollissante», pour reprendre les mots de Tocqueville,
celle qui se structure sur les « petits et vulgaires plaisirs »
qui nous sont assurés par un « pouvoir immense et tutélaire,
qui se charge seul d’assurer [notre] jouissance ».

1. Georges Zimra, Résister à la servitude, Berg International, 2009,


p. 133. En appui, lire aussi : Yves Charles Zarka et Les Intempestifs,
Critique des nouvelles servitudes, PUF, 2007, et Nicolas Chaignot, La
Servitude volontaire aujourd’hui. Esclavages et modernité, Le Monde
et PUF, 2012.

224
L ’ESPRIT DE RÉSISTANCE

Comment ne pas reconnaître ici le portrait sarcastique du


« petit-bourgeois » dessiné par Emmanuel Mounier, en 1933,
dans un article cité plus haut : « Le petit-bourgeois ne possède
pas les signes extérieurs et les facilités du riche, mais toute
sa vie est tendue vers leur acquisition. Ses valeurs sont celles
du riche, rabougries, scoliosées par l’envie. N ’est pas riche
seulement qui a beaucoup d’argent. Est riche le petit employé
qui rougit de son veston râpé, de sa rue, et qui conquerrait la
Toison plutôt que de traverser la place un panier à la main.
Est riche la dactylo qui accepte le monde à cause des faveurs
du patron, la vendeuse qui prend le parti de ses objets de
luxe, le prolétaire que dévore l’idéal refoulé de l’employé
de banque, le jeune antimilitariste qui rêve en secret d’être
sous-lieutenant de réserve. Toute la vie privée du riche est
dominée par une seule valeur : la considération. Toute la vie
privée du petit-bourgeois est dominée par une seule valeur :
l’avancement, et c’est encore la même chose1. »
Accepter le monde à cause des faveurs... Formidable for­
mule de notre corruption ordinaire et « démocratique », ce
germe de notre servitude volontaire, de l’incivisme qui nous
fait élire - ou renoncer à renverser de leur trône - les Alain
Carignon ou Jérôme Cahuzac de tous les temps...
Jacques Ellul, qui est passé comme Mounier par la révolte
des non-conformistes des années 1930, a porté le fer de sa
philosophie résistante et protestante dans les reins de la méta­
physique du bourgeois : « Ainsi l’idéologie du Néant accomplit
le dessein inconscient, complète le dessin de la bourgeoisie2. »
Son ami et complice Bernard Charbonneau (1910-1996), cité
dans une profonde recherche de Serge Audier3, faisait le

1. Emmanuel Mounier, « Argent et vie privée », art. cit., p. 182.


2. Jacques Ellul, Métamorphose du bourgeois, La Table ronde, coll.
« La petite vermillon », 1998, p. 317.
3. Serge Audier, Tocqueville retrouvé. Genèse et enjeux du renouveau
tocquevïllien français, Virin et HESS, 2004.

225
CORRUPTION

même constat en dénonçant le « culte bourgeois du confort


et de l’argent ».
La religion bourgeoise, c’est le nihilisme, fruit de la cor­
ruption de basse intensité, autrement dit des faveurs et des
petits plaisirs égoïstes.

La Loi

Fétichisme de l’argent, idolâtrie du Marché, individualisme


virant à l’égoïsme pur et dm, nihilisme : la chaîne méta­
physique de nos temps matérialistes, voire hypermatérialistes1
depuis les «petits-bourgeois» des années 1930 jusqu’aux
« prédateurs » néolibéraux actuels, est apparue clairement aux
yeux des juristes et des philosophes qui travaillaient depuis
une trentaine d’années sur la loi et les Constitutions.
Mais bien plus que la loi, c’est plutôt sa transgression qui
est significative des pratiques et de la mentalité profonde
des élites, de l’oligarchie, de ceux que Jean Ziegler appelle
les « nouveaux maîtres du monde2 ». Je ne reviens pas sur les
travaux de Noël Pons, les ayant déjà cités plusieurs fois3. Dans
son réquisitoire contre les « nouveaux maîtres du monde »,
Jean Ziegler, qui consacre tout un chapitre de son livre à la
corruption, souligne que « les valeurs principales qui inspirent
les stratégies de la privatisation du monde sont la maximali­
sation du profit, l’expansion constante des marchés, la mon­
dialisation des circuits financiers, l’accélération du rythme
d’accumulation et la liquidation la plus complète possible
de toute instance, institution ou organisation susceptible de

1 .B ernard Stiegler, Économie de l ’hypermatériel et Psychopouvoir,


M ille et U ne N uits, 2008.
2. Jean Z iegler, Les Nouveaux Maîtres du monde, Seuil, coll. « P oints »,
2013.
3. N o ël P ons, La Corruption des élites, op. cit.

226
L ’ESPRIT DE RÉSISTANCE

ralentir la libre circulation du capital ». Il précise ensuite :


«A u fondement de l’État républicain et démocratique, en
revanche, il y a la défense du bien public, la promotion de
l’intérêt général, la protection de la nation, la solidarité, la
souveraineté territoriale. Des années-lumière séparent donc les
conceptions sociales des oligarques de celles des démocrates1. »
Quant au journaliste Hervé Kempf, dans Comment les
riches détruisent la planète, il montre que l’oligarchie est la
pire ennemie de la démocratie et de la loi. Ainsi, affirme-
t-il, sachant qu’il sera difficile pour lui de se faire entendre :
« L’oligarchie mondiale veut se débarrasser de la démocratie
et des libertés publiques qui en constituent la substance. »
Avant de poursuivre ainsi : « L ’assertion est brutale. For­
mulons-la autrement : face aux turbulences qui naissent de
la crise écologique et de la crise sociale mondiale, et afin
de préserver ses privilèges, l’oligarchie choisit d ’affaiblir
l’esprit et les formes de la démocratie, c’est-à-dire la libre
discussion des choix collectifs, le respect de la loi et de ses
représentants, la protection des libertés individuelles vis-à-vis
des empiètements de l’État ou d’autres groupes constitués2. »
Enfin, Thierry Pech, dans son remarquable Le Temps des
riches. Anatomie d ’une sécession, relève à son tour « la psy­
chologie de dé-liaison qui semble s ’être emparée des plus
riches ». Il note aussi, à propos du nouveau développement
de l’individualisme contemporain, que « les individus sont de
plus en plus conduits à définir leurs propres normes plutôt
qu’à se les voir assigner3 ».
S’affranchir des normes, transgresser la loi, voilà bien
l’apanage des élites, de l’oligarchie. Le fait pourrait paraître

1. Jean Z iegler, Les Nouveaux Maîtres du monde, op. cit., p. 167 et 168.
2. H ervé K em pf, Comment les riches détruisent la planète, Seuil, coll.
« Points », 2007, p. 93.
3. T h ierry P ech , Le Temps des riches. Anatomie d ’une sécession,
Seuil, 2011, p. 160 et 162.

227
CORRUPTION

et voulu l’imposer de force dans la marche de la vie occi­


dentale et sur ses marchés. Une haine profonde s’est amassée
dans le subconscient collectif, des rancœurs meurtrières. Le
mécanisme est simple mais fondamental. Nous haïssons plus
que tout ceux qui font miroiter à nos yeux un but, un idéal,
une promesse enchantée que nous ne pouvons atteindre même
en tendant nos muscles à les rompre1»...
George Steiner précisait encore, prophétique : « Le génocide
auquel assistèrent l’Europe et l’Union soviétique de 1936 à
1945 était plus qu’un traquenard politique, une bouffée de
malaise petit-bourgeois ou un résidu du déclin capitaliste.
Il dépassait le phénomène socio-économique, marque d’une
époque. En lui, la civilisation occidentale cédait à un instinct
de mort. Il fallait niveler le futur ou, plus exactement, ramener
l’histoire aux dimensions de la cruauté naturelle, de la torpeur
intellectuelle, des appétits grossiers de l’homme réduit. Ayant
recours à une métaphore théologique - ce dont on n ’a pas
à s’excuser dans un essai sur la culture : on peut dire que
l’holocauste est une réédition de la chute2. »
Aussi est-il nécessaire aujourd’hui de revenir aux sources
de la Loi. Et c’est bien entendu dans l’épisode de la révéla­
tion de la Torah, qui formalise l’Alliance entre Dieu et son
peuple à travers le don des Dix Commandements, que gît la
référence la plus forte à ce que peut représenter la loi pour
le maintien de la communauté des hommes dans l’humanité.
Les commandements révélés par Dieu sur le Sinaï sont trans­
crits dans deux passages de la Bible : tout d ’abord dans le
livre de l’Exode, au chapitre xx, versets 2 à 14, puis dans le
livre du Deutéronome, au chapitre v, versets 6 à 18. Depuis
3 500 ans environ, ce code éthique représente l’idéal de bonté,

1. George Steiner, Dans le château de Barbe-bleue. Note pour une


redéfinition de la culture, Seuil, 1973, et Gallimard, coll. « F olio»,
1991, p. 56.
l.Ib id ., p. 57.

230
L ’ESPRIT DE RÉSISTANCE

de justice et de sainteté, non seulement pour les Hébreux,


puis pour le peuple juif, mais aussi pour les chrétiens qui, à
travers les Évangiles et le message des apôtres, ont accueilli
le message porté premièrement par Moïse, message dont un
écho particulièrement puissant peut s’entendre aussi dans la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
Il ne s’agit évidemment pas ici de faire l’exégèse - ou
même le commentaire philosophique - des Dix Commande­
ments : les meilleurs auteurs, comme Marc-Alain Ouaknin1,
André Chouraqui2, André Neher3, Josy Eisenberg et Benjamin
Gross4, et encore et surtout Raphaël Draï5, l’ont déjà magni­
fiquement fait.
Pour autant il est particulièrement intéressant, pour nous,
de nous attarder sur le double épisode de la brisure des tables
de la loi par Moïse et de l’adoration du Veau d’or par le
peuple hébreu.
Étant remonté au sommet du Sinaï, Moïse fait (Deutéro-
nome 9) le récit de ces quarante jours en tête à tête avec
Dieu, quarante jours pendant lesquels il s’est abstenu de
manger du pain et même de boire de l’eau, on s’en souvient.
La mission particulière de Moïse, quand il s’en est retourné
au sommet du mont Sinaï, était de rapporter les Tables de
la Loi, tables de pierre, de telle façon qu’elles apportent une
trace indiscutable et ineffaçable des Dix Commandements.
Au terme des quarante jours, alors que Moïse redescend
vers son peuple, il entend Dieu lui révéler le drame du Veau
d’or : « L ’Étemel me dit : lève-toi, descends vite d ’ici, car
il s’est corrompu, ton peuple que tu as fait sortir d ’Égypte.

1. Marc-Alain Ouaknin, Les Dix Commandements, Seuil, 1999.


2. André Chouraqui, Moïse, Éditions du Rocher, 1995.
3. André Neher, Moïse et la vocation juive, Seuil, 1956.
4. Josy Eisenberg et Benjamin Gross, Le Testament de Moïse. À Bible
ouverte, VI, Albin Michel, 1996.
5. Raphaël Draï, La Traversée du désert. L ’invention et la responsa­
bilité, Fayard, 1988.

231
CORRUPTION

Il s’est vite éloigné de la voie que tu lui avais ordonnée : il


s’est fait une idole. » Alors Moïse redescend, les tables dans
ses bras, mais lorsqu’il découvre l’orgie dans laquelle se
vautre son peuple autour du Veau d’or, il s’emporte : « J’ai
saisi les deux tables, je les ai jetées de mes deux mains, et
je les ai brisées à vos yeux» (Deutéronome 9,17).
André Neher, dans son Moïse et la vocation juive, a joli­
ment relevé comment Moïse devait être regardé comme le
« premier apologiste de l’impératif de la loi », et comment
il en avait souligné 1’« universelle grandeur ». Il cite : « Elle
est votre sagesse et votre intelligence aux yeux des peuples.
Lorsque ceux-ci auront connaissance de toutes ces lois, ils
diront : Ah, qu’il est sage et intelligent, ce grand peuple. Où
est, en effet, le peuple assez grand pour posséder des lois et
des règles aussi parfaites que cette Torah que je vous présente
aujourd’hui ? » (Deutéronome 4,6 à 8). Pourtant, le Veau d’or
a été adoré et les Tables de la Loi ont été brisées.
Ce mythe de l’opposition étemelle entre l’idolâtrie et la loi,
entre l’amour de l’or et la justice, entre la corruption et la
sainteté, est une leçon permanente. C’est ainsi que, loin de ne
mettre en cause que les élites, la morale et la politique judéo-
chrétienne interpellent chacun, quel que soit son rang. À ce
sujet, et toujours dans le premier Testament, les chapitres m
et vu du livre du prophète Michée, sans doute écrit entre 740
et 687 av. J.-C., à l’époque des prophéties d’Isaïe, permettent
de prendre la mesure de la portée dialectique (élites/peuple)
du message biblique sur la corruption : « Écoutez donc ceci,
chef de la maison de Jacob, magistrats de la maison d’Israël,
qui avez le droit en horreur et rendez tortueuse toute droiture,
en bâtissant Sion dans le sang et Jérusalem dans le crime.
Ces chefs jugent pour un pot-de-vin, ces prêtres enseignent
pour un profit, ces prophètes pratiquent la divination pour
de l’argent. [...] C’est pourquoi, à cause de vous, Sion sera
labourée comme un champ, Jérusalem deviendra un mon­

232
L ’ESPRIT DE RÉSISTANCE

ceau de décombres, et la montagne du Temple une hauteur


broussailleuse. »
« [...] Malheur à moi ! Je suis comme les moissonneurs
en été, comme au grappillage de la vendange. Mais pas une
grappe à manger, pas un de ces fruits précoces que j ’aimerais
tant ! Le fidèle a disparu du pays, plus de juste parmi les
hommes. Tous sont à l’affut pour répandre le sang ; chacun
traque son frère au filet. Leurs mains s’emploient au mal.
Pour faire du bien, le prince pose ses exigences, le juge
demande une gratification, le notable parle pour satisfaire
sa cupidité... Le meilleur d’entre eux est comme une ronce,
le juste pire qu’une haie d’épines. [...] Car le fils traite son
père de fou, la fille se dresse contre sa mère, la belle-fille
contre sa belle-mère. Chacun a pour ennemi des gens de sa
propre maison. »
Ainsi chante aussi le Psaume 26 : « Sonde-moi, Seigneur,
mets-moi à l’épreuve, fais passer au creuset mes reins et mon
cœur ; car Ta fidélité est devant mes yeux, et je suis le chemin
de ta loyauté. Je ne m’assieds pas avec les hommes faux, je
ne vais pas avec les gens dissimulés ; je déteste l’assemblée
des mauvais, je ne m ’assieds pas avec les méchants. [...] Ne
m’enlève pas avec les pécheurs, n ’enlève pas ma vie avec les
hommes sanguinaires, qui ont de l’infamie dans les mains, et
dont la main droite est pleine de pots-de-vin ! »
Luc lui fait écho : « Aucun domestique ne peut être esclave
de deux maîtres. En effet, ou bien il détestera l’un et aimera
l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre.
Vous ne pouvez être esclaves de Dieu et de Mamon. Les
pharisiens, amis de l’argent, écoutaient tout cela et tournaient
Jésus en dérision. Il leur dit : Vous, vous vous faites passer
pour justes devant les gens, mais Dieu connaît votre cœur ;
car ce qui est élevé aux yeux des gens est une abomination
devant Dieu1. » Et Pierre se joint à lui : « Comme sa divine

1. Luc 16,13-15.

233
CORRUPTION

puissance nous a donné tout ce qui contribue à la vie et à


la piété, au moyen de la connaissance de celui qui nous a
appelés par sa propre gloire et par sa vertu, lesquelles nous
assurent de sa part les plus grandes et les plus précieuses
promesses, afin que par elles vous deveniez participants de
la nature divine, en fuyant la corruption qui existe dans le
monde par la convoitise1...»
On le comprend sans ambiguïté : la corruption des chefs,
des prêtres et des juges est à la fois cause et effet du dérè­
glement moral du peuple d’Israël qui s’apprête à sombrer
dans la haine et la bestialité sanguinaire2.

Résistants

Le 17 juin 1940, Jean-Pierre Vemant (1914-2007) écoute


le discours radiodiffusé du maréchal Pétain dans lequel
celui-ci annonce la capitulation de la France : « Français, à
l’appel de monsieur le Président de la République, j ’assume
à partir d’aujourd’hui la direction de la France. [...] Sûr de
la confiance du peuple tout entier, je fais à la France le don
de ma personne pour atténuer son malheur. [...] C ’est le
cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le
combat. » À l’instant même, le tout jeune agrégé de philoso­

1. II Pierre 1,3-7.
2. Pour un commentaire exégétique particulièrement précis, lire : Ibiladé
Nicomède Alagbada, Le Prophète Michée face à la corruption des classes
dirigeantes, thèse de doctorat, Globethic.net, 2013. Par ailleurs, la Bible,
en ses deux Testaments, revient à de très nombreuses reprises sur la
corruption ainsi que sur le culte de l’argent comme idolâtrie : Proverbes
3,14-15 ; 8,10 et 16. Écclésiaste 5,9 ; 7,12 ; 31,6. 1 Timothée 3,3 ; 6,10.
Matthieu 6,24, et Luc 16,13 : « Nul ne peut servir deux maîtres. Car,
ou il haïra l’un, et aimera l’autre ; ou il s’attachera à l’un, et méprisera
l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon. » Augustin, Luther et
Calvin font également référence en ce domaine...

234
L ’ESPRIT DE RÉSISTANCE

phie1, officier en déroute, démobilisé par surprise, décide qu’il


faut continuer le combat. Son engagement dans la Résistance
date du même jour : « On ne peut tout accepter. J ’ai tout
de suite remis à sa place ce vieux maréchal de France, avec
son képi et ses yeux bleus, comme représentant de tout ce
que je détestais : la xénophobie, l’antisémitisme, la réaction.
C’est mon pays, “ma” France, qui dégringole et vole en
éclats avec ce type, qui se met au service de l’Allemagne
nazie en jouant les patriotes, qui fait sonner des musiques
militaires, va chercher la bénédiction de l’Église catholique
pour prendre des lois antisémites et supprime toute forme
de vie démocratique. »
En février 1942, Vemant rejoint le réseau Libération-Sud,
fondé par Emmanuel d’Astier de La Vigerie. Il est nommé res­
ponsable départemental de l’Armée secrète dès novembre 1942.
En 1944, il est alors le « colonel Berthier », commandant des
Forces françaises de l’intérieur de Haute-Garonne. Il organise
la libération de Toulouse (19 août), sous les ordres de Serge
Ravanel2, chef régional des FFI. Après l’accident de moto de
celui-ci, en septembre 1944, Jean-Pierre Vemant devient chef
régional à sa place. Les deux hommes, très différents par leurs
opinions politiques, sont toujours restés profondément amis.
À l’occasion d’un hommage rendu à sa mémoire, à la
maison de l’Amérique latine, à Paris, en janvier 20083, il a été

1. Jean-Pierre Vemant entre au CNRS en 1948 et devient un des meil­


leurs spécialistes de la Grèce antique, de sa religion et de ses mythes. De
1958 à 1975, il exerce à l’École des hautes études en sciences sociales
(EHESS). De 1975 à 1984, il est professeur au Collège de France.
Compagnon de la Libération, grand officier de la Légion d’honneur,
grand-croix de l’ordre national du Mérite et titulaire de nombreuses autres
distinctions, il est l ’auteur de nombreux ouvrages savants et de souvenirs.
2. Serge Ravanel, L ’Esprit de Résistance, avec Jean-Claude Raspien-
geas, Seuil, 1995.
3. Voir Maurice Olender et François Vitrani, Jean-Pierre Vemant,
dedans dehors, revue Le Genre humain, Seuil, 2013.

235
CORRUPTION

rapporté comment Jean-Pierre Vemant avait rendu lui-même


hommage à l’un de ses meilleurs compagnons de Résistance :
« En 1928, Ignace Meyerson écrivait : “Tristesse aussi de ce
qu’il y a de social, donc d ’achevé, dans ce que je fais. Ce
qu’il y a d’anarchiste, de romantique, de révolutionnaire et
de ju if [en moi] résiste un peu. Peur de devenir un bourgeois
français.” Citant ce texte, Jean-Pierre Vemant ajoutait, comme
le plus bel hommage qu’il pouvait rendre à son maître et
ami : “Meyerson ne l’est pas devenu.” Jean-Pierre Vemant
non plus1. »
Ne pas devenir un « bourgeois », acte premier de résis­
tance, donc.
Résistance aux faveurs, à ce qui achète l’incivisme, à la
corruption des marchés noirs de la collaboration avec le tyran.

Le dimanche 14 juillet 1940, le pasteur Roland de Pury


(1907-1978) entre dans son temple lyonnais de la me Lan­
terne. Il a préparé et il lit une prédication qui est un appel
explicite à résister fermement au nazisme, à Pétain et à la
collaboration de l’État français2. « Tu ne déroberas point »
- commentaire du huitième commandement des Tables de
la Loi - est considéré comme étant la première action de
résistance chrétienne en France : « Je sais bien qu’après un
tel carnage, la France peut bien se reposer et dire : j ’ai fait
ce que je pouvais. Oui, elle avait le droit de déposer les
armes. Mais non pas, non jamais de consentir intérieurement
à l’injustice. Et il y en a beaucoup qui, pour souffrir un
peu moins, sont prêts à ce consentement. [...] Mieux vau­
drait la France morte que vendue, défaite que voleuse. La
France morte, on pourrait pleurer sur elle, mais la France

1.Vincent Peillon, «Jean-Pierre Vemant philosophe», in Maurice


Olender et François Vitrani, Jean-Pierre Vemant, dedans dehors, op. cit.,
p. 141.
2. Patrick Cabanel, Résister. Voix protestantes, Alcide, 2012, p. 56 à 66.

236
L ’ESPRIT DE RÉSISTANCE

qui trahirait l ’espoir que les opprimés mettent en elle, mais


la France qui aurait vendu son âme et renoncé à sa mission,
nous aurait dérobé jusqu’à nos larmes. Elle ne serait plus la
France. [...] Si la France, parce qu’elle est défaite, se met
à douter de la justice de cette lutte qu’elle a menée, et si
par conséquent elle étouffe sa mission de justice, alors elle
est pis que morte, elle est décomposée, elle est prête pour
toutes les infamies. »
Jusqu’au dimanche 30 mai 1943, jour de son arrestation,
dans le temple, par la Gestapo, Roland de Pury a continué à
délivrer des prédications de résistance. Mais, dès octobre 1940,
il entra aussi dans l’action, organisant le passage en Suisse
de dizaines de Juifs, dont beaucoup d’enfants. De plus, le
pasteur et son épouse Jacqueline offrirent leur maison et
le presbytère du temple pour héberger des membres de la
Résistance, des Juifs ou des passeurs qui convoyaient des
enfants du Chambon-sur-Lignon vers la Suisse. De Paris, on
envoyait aussi au pasteur et à son épouse des enfants pour
tenter de les faire passer en Suisse.
En mai 1943, donc, il est arrêté par la Gestapo, puis enfermé
au fort de Montluc (Lyon), pour avoir aidé le mouvement
Combat. Avec des bouts de crayon et de papier conservés
au risque de se faire fusiller, le pasteur Roland de Pury
entreprit alors de tenir un Journal de cellule, dont une pre­
mière édition parut en Suisse avant la Libération. Autour
du 20 juin 1943, il y écrivait, s’adressant au Rédempteur :
« A h ! Tu me fais durement saisir que c’est là justement
tout le problème, l’unique problème de notre destinée :
esclavage ou liberté1. »
« Vivre libre ou mourir ! », devise de la Résistance (maquis
des Glières), mais aussi de la première République (1792).

1. Roland de Pury, Journal de cellule, La Guilde du livre, 1944, p. 90.


Roland de Pury (1907-1979), on l’a dit, est Juste parmi les nations.
Cf. Daniel Galland, Roland de Pury. Le souffle de la liberté, op. cit.

237
CORRUPTION

République

Jean-Pierre Vemant a été enterré au cimetière de Sèvres


(Hauts-de-Seine), en janvier 2007 un ruban bleu-blanc-
rouge serré dans ses doigts. Serge Ravanel (né Serge Asher,
1920-2009), avec d’autres anciens camarades de la Résistance,
était présent ce jour-là et a rendu hommage à son ami. Dans
son beau livre L ’Esprit de Résistance, lui-même revendique
certains principes éthiques et politiques fondamentaux : « La
Résistance avait développé des réflexes unitaires, enseignant
la coopération entre couches sociales, confessions ou opinions
différentes. Elle avait appris à mobiliser les hommes autour
de quelques grandes valeurs éthiques : le courage, l’esprit de
responsabilité, l’honneur, la liberté, la fraternité, les droits
de l’homme, l’humanisme et la tolérance. Le contraire de
l’esprit de démission vichyste. Elle avait découvert la pos­
sibilité d ’accoutumer les individus à donner la priorité à
l’intérêt général par rapport à l’intérêt particulier1. » Comme
Jean-Pierre Vemant et Roland de Pury, Serge Ravanel était
particulièrement attaché au modèle républicain tel qu’il avait
été redéfini par le programme du Conseil national de la
Résistance (CNR), le 15 mars 1944, et aussi connu sous le
très beau titre Les Jours heureux1.
Dans ce texte qui était appelé à inspirer tous les citoyens
français, le rejet de la corruption est clairement articulé à la
vie républicaine et démocratique : « Ainsi sera fondée une
République nouvelle qui balaiera le régime de basse réaction
instauré par Vichy et qui rendra aux institutions démocra­
tiques et populaires l’efficacité que leur avaient fait perdre
les entreprises de corruption et de trahison qui ont précédé
la capitulation. Ainsi sera rendue possible une démocratie

1. Serge Ravanel, L ’Esprit de Résistance, op. cit., p. 405 et 406.


2. Les Jours heureux, La Découverte, 2010.

238
L ’ESPRIT DE RÉSISTANCE

qui unisse au contrôle effectif exercé par les élus du peuple


la continuité de l’action gouvernementale1. »
C’est ici, fondu au creuset de la Résistance2, que l’alliage
pur du projet républicain jaillit à l’aube des jours heureux.
Mais Jean-Pierre Vemant, Roland de Puiy, Serge Ravanel,
Stéphane Hessel et tous leurs anciens camarades, les époux
Aubrac, Germaine Tillion, etc., reposent désormais dans leurs
tombes, et la République qu’ils ont voulue démocratique est
devenue totalement oligarchique. François de Bernard l’avait par­
faitement établi, philosophiquement, dès 1998, dans L ’Emblème
démocratique, grâce à la relecture de Thucydide, Platon, Aristote,
Machiavel, La Boétie, Montesquieu, Rousseau, Tocqueville...
Comme il avait aussi prévenu que cette république oligarchique
qui est la nôtre peut basculer rapidement dans la tyrannie :
« Génération et corruption, vie et mort des régimes : il faut
entendre au présent la leçon d’Aristote. [...] Afin d’assurer sa
survie, l’oligarchie nationale choisit de confondre son destin
d’abord avec les autres oligarchies nationales situées à proximité,
puis avec l’oligarchie internationale : cela s’appelle “Union
européenne” et “mondialisation”. Mais ce projet de l’“oligarchie
sans frein” ne mène qu’à la tyrannie. [...] Les pouvoirs exor­
bitants dévolus par l’autorité politique à certains conglomérats
sont également exemplaires de la collusion - assortie de cor­
ruption - des oligarchies économiques et politiques3. »

l.Ibid., p. 25 e t 26.
2. O n se reportera en p articulier à : G eorges-M arc B enam ou, C ’était un
temps déraisonnable. Les premiers résistants racontent, R o b ert L affont,
1999 ; Ju lien B lanc, Au commencement de la Résistance. Du côté du
musée de l ’Homme, 1940-1941, Seuil, 2010 ; A lain V incenot, La France
résistante. Histoire de héros ordinaires, Syrtes, 2004.
3. F rançois de B ernard, L ’Emblème démocratique, M ille e t U n e N uits,
1998, p. 43 à 47.
XI
Pour une révolte civique

Quand les hommes qui gouvernent sont


insolents et avides, on se soulève contre eux
et contre la constitution qui leur donne de si
injustes privilèges...
Aristote, Politique, livre VIII, chapitre n.

Considérant qu’il est essentiel que les droits


de l’homme soient protégés par un régime de
droit pour que l’homme ne soit pas contraint,
en suprême recours, à la révolte contre la
tyrannie et l’oppression.
Déclaration universelle des droits de
l’homme, préambule, ONU, 1948.

En 1995, un an après son décès, c’est un véritable coup


de tonnerre que Christopher Lasch, professeur d’histoire à
l’université de Rochester (New York), a déclenché, à titre
posthume, à travers le ciel des sciences humaines. Dans un
livre testamentaire intitulé La Révolte des élites, cet observateur
critique du capitalisme contemporain a révélé à quel point,
« de nos jours, la menace principale semble provenir de ceux
qui sont au sommet de la hiérarchie sociale et non pas des
masses», alors que «naguère, c’était la révolte des masses
qui était considérée comme la menace contre l’ordre social et
la tradition civilisatrice de la culture occidentale1».

1. Christopher Lasch, La Révolte des élites, Climats, 1996, p. 37.

241
CORRUPTION

Convenant que « l ’essentiel de [ses] travaux récents tourne


autour de la question de l’avenir possible de la démocratie »,
Christopher Lasch avoue qu’il «pense que nous sommes
beaucoup de gens à nous demander ainsi si la démocratie a
un avenir1 », car c ’est bien une véritable sécession des élites
vis-à-vis de la chose publique, c’est-à-dire de la République,
qu’il relève dans ses travaux sociologiques portant sur l’Amé­
rique des années 1990. Il note ainsi que «parce qu’il n ’est
pas informé par une pratique citoyenne, le cosmopolitisme
du petit nombre des favorisés s’avère être une forme supé­
rieure de l’esprit de clocher », qu’« au lieu de financer les
services publics, les nouvelles élites investissent leur argent
dans l’amélioration de leur ghetto volontaire », que leurs
membres « sont heureux de payer pour les écoles privées
dans leurs quartiers résidentiels, pour une police privée,
et pour des systèmes privés de ramassage des ordures »,
mais qu’« ils sont parvenus, à un degré remarquable, à se
décharger de l’obligation de contribuer au Trésor public ».
Il conclut : « La reconnaissance par eux de leurs obligations
civiques ne passe pas la limite de leur propre petit quartier.
“La sécession des analystes symbolique”, selon le mot de
[Robert] Reich, nous offre un exemple particulièrement
frappant de la révolte des élites contre les contraintes du
temps et du lieu2. »
Ce détachement des élites oligarchiques vis-à-vis de la
République et de leurs devoirs civiques, leur propension
à la fraude et à l ’indifférence ont été étudiés par Chris­
tophe Nadaud, alors directeur scientifique de l’institut de
sondage Sofres, au cours des mêmes années 1994 et 1995.
Les résultats de deux enquêtes, qu’il commente dans un
chapitre intitulé « Triche et incivilités : un mauvais exemple
français ? » d ’un ouvrage collectif, placé sous la direction

l.lb id ., p. 15.
l .lb id ., p. 58 et 59.

242
POUR UNE RÉVOLTE CIVIQUE

d ’Hélène Bélanger (Cour des com ptes)', perm ettent de


noter :
- un taux assez considérable de tricherie chez la plupart
des Français ;
- paradoxalement, une souffrance sociale produite par « la
perte de repères moraux structurants » qui « serait génératrice
d’inquiétude et d ’anomie » ;
- des pratiques de triche et de fraude particulièrement
nombreuses chez les moins de 25 ans, d ’une part, mais
aussi chez « les cadres et professions intellectuelles, chez les
diplômés de l’enseignement supérieur ou chez ceux dont le
revenu mensuel est supérieur à plus de 20 000 francs [plus
de 4 100 euros mensuels d’aujourd’hui] ».
Les sondages de Christophe Nadaud montrent, en outre,
que si les plus jeunes fraudeurs font part d ’un sentiment
dominant de peur, éprouvé à l’occasion de leurs actes déviants
ou délinquants, «les catégories supérieures [...] expriment
avant tout le détachement et le refus de la culpabilité », car
ces sentiments sont éprouvés chez près de la moitié de leurs
membres lorsqu’ils transgressent « des contraintes sociales
[considérées comme] étouffantes par les uns, superfétatoires
par les autres2 ».
À l’occasion de nombreuses rencontres faites avec « ceux
d’en haut », c’est-à-dire avec les grands patrons, les hommes
politiques de haut niveau, les « décideurs » du secteur public,
du monde financier, des groupes cotés au CAC 40, l’écrivam-
joumaliste Hervé Hamon a constaté que beaucoup d ’entre
eux « font fortune ». Il s’est alors interrogé sur l’ampleur de
ces rémunérations, qui se chiffrent annuellement en millions

1.Le Civisme, Autrement, 2002, p. 86 à 92.


2. A propos du lien entre l ’indifférence et le mal, y compris dans
ses manifestations les plus monstrueuses, lire : Christian Delacam-
pagne, De l ’indifférence. Essai sur la banalisation du mal, Odile
Jacob, 1998.

243
CORRUPTION

d’euros : « Quel risque prennent-ils, comparé au risque que


vivent les salariés précaires qui vont de contrat à court terme
en contrat à court term e? Pourquoi cette débauche, cette
gabegie, cette impudeur, cet étalage, cette vulgarité? Quel
signal veulent-ils envoyer à leurs concitoyens ? Et pourquoi
viennent-ils, en prime (si j ’ose dire), se plaindre de n ’être
ni reconnus ni aimés ? Ce n ’est pas plus qu’ils demandent,
c’est toujours plus1. »
En conclusion de sa profonde enquête dans le monde à part
des élites oligarchiques de ce qui se présente encore comme
étant notre République, Hervé Hamon se permet de faire un
commentaire personnel : « Au final, plus encore que l’argent,
ce qui m ’a frappé, choqué, intéressé, au cours de ce voyage,
c’est l’endogamie. C’est la manière dont les décideurs, qu’ils
soient politiques ou économiques, sortent des mêmes écoles,
avec le même bagage, la même structure de pensée, les mêmes
objectifs, les mêmes instruments2. »

La chute de Rome

Sécession, incivisme, fraude, indifférences, débauche et


endogamie des élites... Nous en sommes donc là. Dans son
blog, l’anthropologue Paul Jorion continue de lancer chaque
jour une alerte, lui qui avait anticipé la crise des subprimes et
tenté d’avertir (en vain) l’opinion3, avec une poignée d’autres
experts (notamment le prix Nobel d’économie Joseph Sti-

1. Hervé Hamon, Ceux d ’en haut. Une saison chez les décideurs,
Seuil, 2013, p. 260 et 261.
l .l b i d , p. 264.
3. En 2004, il avait écrit La Crise du capitalisme américain. Aucun
éditeur français n’avait voulu le publier à cette époque. En 2005, La
Revue du MAUSS publiait l’introduction de ce livre. Finalement, en
2007, Alain Caillé (La Revue du MAUSS) l’éditait à La Découverte.
Paul Jorion y annonçait la crise des subprimes...

244
POUR UNE RÉVOLTE CIVIQUE

glitz1), de la gravité de la situation économique mondiale2.


À l’automne 2008, il déclarait : « La crise d’aujourd’hui est
plus grave que celle de 1929. Même en comptant les quatre
années de récession, de 1930 à 1933, qui ont suivi... La
finance étant devenue beaucoup plus centrale à l’économie,
plus complexe et plus mondialisée, quand elle va mal, c’est
beaucoup plus grave qu’avant. [...] La crise est en train de
tout engloutir. Ce qui survivra ? Je n ’en sais rien3. »
Nous savons que Paul Jorion, entre autres mérites, a rigou­
reusement analysé comment la corruption et la délinquance de
l’oligarchie globalisée sont les premières causes de l’englou­
tissement du monde.
Les trois derniers siècles de Rome témoignent d’une inexo­
rable décadence, dont la «privatisation du gouvernement»
et la vente du «pouvoir à l’encan» sont les principaux
facteurs, précise l’historien Ramsay MacMullen (université
de Yale), qui a montré lui aussi « à quel point la corruption
- pots-de-vin, extorsions, concussion - , encouragée par la
perversion du droit, la multiplication des fonctionnaires et
l’isolement de l’empereur, a miné la notion même de pouvoir,
préparant la voie inéluctable de sa destruction4 ». L’historien
de l’Antiquité Lucien Jerphagnon donne raison sur ce point
à son collègue américain - lui, si prudent ! - , l’approuvant
pour avoir « examiné sans complaisance le fonctionnement

1. Joseph Stiglitz, La Grande Désillusion, Fayard, 2002; Quand le


capitalisme perd la tête (titre original : The Roaring Nineties : « Les
rugissantes années 1990»), Fayard, 2003 ; Le Triomphe de la cupidité,
Les liens qui libèrent, 2010.
2. Paul Jorion, L ’Implosion. La finance contre l ’économie : ce qu ’an­
nonce et révèle la crise des subprimes, Fayard, 2008 ; La Crise. Des
subprimes au séisme financier planétaire, Fayard, 2008.
3. Télérama, 31 octobre 2008, interview de Paul Jorion : « Pire qu’une
crise économique, c ’est une crise de civilisation. »
4. Ramsay MacMullen, Le Déclin de Rome et la corruption du pouvoir,
Les Belles Lettres, 1991 ; Perrin, coll. «Tempus», 2012.

245
CORRUPTION

des institutions, la pratique du pouvoir, y montrant à nos yeux


pourtant blasés une corruption qui ne fut pas pour rien dans
la fin du monde romain1».
Lecteurs d’Aristote (384 à 322 av. J.-C.) et grands témoins
de la décadence inexorable et de la chute de Rome, Caton
(234 à 149 av. J.-C.), Cicéron (106 à 43 av. J.-C.)2, ou saint
Augustin (354 à 430 apr. J.-C.)3 ont tous mis en exergue
l’effet morbide de la corruption sur la République et l’Empire,
et dénoncé sa propagation depuis les élites jusqu’au peuple,
par mimétisme. Exemplaire de ce point de vue, le Traité des
lois de Cicéron {De legibus, livre III, 54 av. J.-C.) dissèque la
République de Catilina et du propréteur de Sicile, Verres : « Si
grave en effet que soit en lui-même le mal quand les grands
commettent des fautes, il l’est encore bien plus du fait qu’on
les imite. [...] Pour moi, je pense que ce sont les habitudes
de vie des grands qui changent les mœurs des cités. C’est par
là que les vices des grands sont particulièrement funestes à
l’État ; non seulement ils s’adonnent eux-mêmes à ces vices,
mais ils les répandent dans la cité et, nuisibles par leur propre
corruption, ils le sont encore parce qu’ils corrompent les autres ;
leur exemple est plus funeste que leur faute. [...] Peu, très

1. Lucien Jerphagnon, Histoire de la Rome antique. Les armes et les


mots, Fayard, coll. « Pluriel », 2013, p. 574.
2. Clara Auvray-Assayas, Cicéron, Les Belles Lettres, 2006.
3. Saint Augustin, Sermons sur la chute de Rome, Introduction,
traduction et notes de Jean-Claude Fredouille, Nouvelle Bibliothèque
augustinienne (NBA) 8, Institut d’études augustiniennes (IEA), 2004.
Du 24 au 27 août 410 apr. J.-C., Rome est pillée par les troupes du
roi wisigoth Alaric. C’est le fameux sac de Rome. Marcellin, haut
fonctionnaire de l’Empire romain, écrit alors à son ami Augustin pour
lui rapporter l ’opinion qui court quant à la raison de cette catas­
trophe : « C’est sous des princes chrétiens, pratiquant de leur mieux la
religion chrétienne, que de si grands malheurs sont arrivés à Rome »
(Lettre 136). Saint Augustin va se consacrer durant treize ans, de 413
à 426, à l’écriture de La Cité de Dieu, qu’il dédiera à Marcellin, afin
de réfuter cette opinion.

246
POUR UNE RÉVOLTE CIVIQUE

peu de citoyens, revêtus de charges et de dignités, suffisent


pour corrompre ou redresser les mœurs d’une cité. »
Montesquieu (1689-1755) reprend ce point de vue dans
son analyse de la chute de Rome, les Considérations sur les
causes de la grandeur des Romains et de leur décadence
(1734). Dans son chapitre x, intitulé « De la corruption des
Romains1 », et surtout dans le x iii , « Auguste », il s’en prend,
comme Caton, aux empereurs et observe, en citant Cicéron,
que les mœurs ont été corrompues par la trop grande richesse
des élites et par les inégalités sociales insupportables, la
passion de l’argent, l’achat des soldats et du peuple... :
« Tous les gens qui avaient eu des projets ambitieux avaient
travaillé à mettre une espèce d’anarchie dans la République.
Pompée, Crassus et César y réussirent à merveille : ils éta­
blirent une impunité de tous les crimes publics ; tout ce qui
pouvait arrêter la corruption des mœurs, tout ce qui pouvait
faire une bonne police, ils l ’abolirent ; et, comme les bons
législateurs cherchent à rendre leurs concitoyens meilleurs,
ceux-ci travaillaient à les rendre pires. Ils introduisirent donc
la coutume de corrompre le peuple à prix d’argent, et, quand
on était accusé de brigues, on corrompait aussi les juges. Ils
firent troubler les élections par toutes sortes de violences, et,
quand on était mis en justice, on intimidait encore les juges ;
l’autorité même du peuple était anéantie... »
Pour l’auteur de De l ’esprit des lois (Genève, 1748), le
chemin qui conduit Rome à sa chute est clairement tracé. Il
mène la République à la tyrannie impériale, puis à la cor­
ruption systémique de celle-ci : «Les Romains parvinrent
à commander à tous les peuples, non seulement par l’art
de la guerre, mais aussi par leur prudence, leur sagesse,
leur constance, leur amour pour la gloire et pour la patrie.
Lorsque, sous les empereurs, toutes ces vertus s’évanouirent,

1. Montesquieu, Grandeur et décadence des Romains, Gamier-


Flammarion, 1968, p. 84 à 86, et p. 105 et 106.

247
CORRUPTION

l’art militaire leur resta, avec lequel, malgré la faiblesse de


la tyrannie de leurs princes, ils conservèrent ce qu’ils avaient
acquis. Mais, lorsque la corruption se mit dans la milice même,
ils devinrent la proie de tous les peuples1. »

Machiavélisme

« Hors la République, point de salut ! » nous disent donc


les Antiques. Car la tradition gréco-romaine porte bien une
idée civique de la corruption. Celle-ci, enracinée dans la phi­
losophie politique d’Aristote, est le fil conducteur qui traverse
ce qu’il convient d’appeler le « républicanisme ». De Cicéron
à Jürgen Habermas, en passant par Machiavel, Montesquieu,
Rousseau, Hannah Arendt, entre autres cette tradition est tout
à la fois une anthropologie et une philosophie morale. Et c’est
bien dans l’expérience de la fin de la république romaine,
telle qu’elle a été décrite par Caton puis par Cicéron, que
s’enracine la réflexion sur le civisme2 comme condition vitale
de la République et comme antidote radical à la corruption.
Selon cette tradition philosophique, la vie républicaine, c’est-
à-dire l’action civique, est conditionnée par l’éthique person­
nelle, c’est-à-dire par la vertu. Cette articulation entre santé de
la République et qualités morales des citoyens est clairement
énoncée par Aristote au chapitre m de son traité Les Politiques :
« Si les hommes s’assemblent pour vivre ensemble, ce n ’est
ni en vue de former une alliance militaire pour ne subir de
préjudice de la part de personne, ni en vue d’échanges dans
l’intérêt mutuel, mais plutôt en vue d’une vie heureuse3. »
Depuis Aristote, le républicanisme revendique la «vertu

1.Jbid., p. 146 et 147.


2. Mot attesté à la fin du xvme siècle. Dérivé du latin civis, « citoyen ».
3. Aristote, Les Politiques, 3, 9, Flammarion, coll. « G F » , 1990,
p. 234 et 235.

248
POUR UNE RÉVOLTE CIVIQUE

civique», un «idéal type de la citoyenneté», susceptible


d’« articule[r] un catalogue de qualités morales et un programme
de discipline du citoyen ». Cette vertu civique s’oppose fron-
talement à l’intérêt personnel, à la recherche de la richesse, au
culte de l’argent et à la passion du pouvoir. Ainsi, le discours
de Caton sur La Conjuration de Catilina, rapporté par Salluste,
vante « la supériorité de la rusticité des mœurs anciennes »
contre « la mollesse qui résulte de l’esprit d’enrichissement
et du désir de jouissance ». C ’est par la vertu civique que
l’excellence personnelle se met d’abord au service de la Cité !
Du point de vue du républicanisme antique, la corruption
« traduit le pouvoir d’une oligarchie se battant pied à pied
pour défendre ses privilèges, lesquels sont l’expression d’une
maîtrise absolue des moyens matériels d’existence ». Plus
grave encore, le régime oligarchique ou tyrannique impérial
(antirépublicain) est une « domination sur les hommes » repo­
sant sur « la pure et simple corruption, érigée au niveau d’un
système clientélaire généralisé, puisque la relation de patronage
personnel et direct semble avoir sous-tendu l’ensemble des
rapports sociaux du monde romain1».
Cette compréhension de la corruption civique a été reprise,
dès la Renaissance et durant l’âge classique, par les penseurs
humanistes tels que Machiavel et Montesquieu.
Au cœur de la philosophie politique occidentale, Machiavel
(1469-1527) est le grand penseur de la République à l’épreuve
de la corruption. Dans le livre magistral qu’il a consacré à
l’auteur du Prince, Quentin Skinner (université de Cambridge,
Grande-Bretagne)2 a parfaitement relevé que « les citoyens les

1. Sur tout cela, le remarquable article de Thieny Ménissier, « L’usage


civique de la notion de corruption selon le républicanisme ancien et
moderne », Anabases, n° 6, université de Toulouse, Éditions de Boccard,
octobre 2007.
2 .Quentin Skinner, Machiavel, Seuil, coll. «Points», 2001, p. 105
à 113.

249
CORRUPTION

plus forts et les groupes d ’intérêts les plus puissants tendent


constamment à détruire l’équilibre constitutionnel au profit
de leurs propres intérêts et de leurs objectifs fractionnaires,
et à introduire ainsi le germe de la corruption dans le corps
social ; ils font, par là même, courir le plus grand risque à
sa liberté ». Il affirme aussi que les propositions constitution­
nelles de Machiavel ont pour premier objectif de « prévenir
la corruption1».
L’enquête exceptionnelle de l’historien chartiste Jean-Claude
Waquet sur « la morale et le pouvoir à Florence aux xvne
et x v i i i6 siècles2 » a, par ailleurs, permis de comprendre que
la corruption était au fondement même du système politique
dominant la Toscane à cette période, la tyrannie. En 1737, la
Toscane, gouvernée depuis 1532 par les Médicis, passa aux
mains des élites lorraines. Le comte de Richecourt, ministre
du nouveau souverain, procède à un rapide état des lieux
à Florence : « L’on vole partout, dans le militaire, dans le
civil, dans les finances, l’on ne peut citer aucun tribunal,
aucune recette, où le prince ne soit trompé et le peuple vexé.
L ’officier général, le gouverneur de place, le provéditeur, le
ministre, tous mangent, pour me servir des termes du pays,
ils mangent sur tout, sur les choses les plus viles, sur les
gens les plus misérables, le mal est à cet égard si général, si
fort canonisé que, loin de le blâmer, on dit communément
d’un tel l’homme qu’il est entendu et sait ces affaires3... »

1. L ire aussi, dans la perspective d e m on enquête : John-G reville-A gard


P ocock, Le Moment machiavèlien. La pensée politique florentine et la
tradition républicaine atlantique, P U F , 1998 ; P au l V aladier, Machiavel
et la fragilité du politique, Seuil, « P o in ts », 1996 ; M ich el B erg ès,
Machiavel, un penseur masqué, C om plexe, 2000 ; B ertrand D ujardin,
Terreur et corruption. Essai sur l ’incivilité chez Machiavel, L ’H arm attan,
20 0 4 ; S erge A udier, Machiavel, conflit et liberté, V rin et E H E S S , 2005.
2. Jean-C laude W aquet, De la corruption, F ayard, 1984.
3 .Ibid., p. 26.

250
POUR UNE RÉVOLTE CIVIQUE

Républicanisme

Avec Montesquieu, la réflexion sur la corruption revient


au cœur de l’analyse du déclin de Rome mais se déploie,
au-delà de la dégénérescence de la république en empire,
sur ce qui peut advenir aussi dans une démocratie, où « la
vertu se perd d’abord par défaut d ’égalité, lorsque le luxe
s’introduit et que la frugalité n ’est plus jugée possible ni
souhaitable : “À mesure que le luxe s’établit dans une
république, l’esprit se tourne vers l ’intérêt particulier. À
des gens à qui il ne faut rien que le nécessaire, il ne reste
à désirer que la gloire de la patrie et la sienne propre. Mais
une âme corrompue par le luxe a bien d ’autres désirs :
bientôt elle devient ennemie des lois qui la gênent” {De
l ’esprit des lois, VII, 2)1 ». Et Céline Spector d ’insister :
« La corruption intervient lorsque l’éducation ne suffit plus
à contrer les tendances égoïstes de l’homme, et à réorienter
ses passions (cupidité, ambition) de l’intérêt particulier vers
l’intérêt public : les valeurs commîmes perdent leur sens au
regard de nouveaux critères, individualistes, du jugement
moral {De l ’esprit des lois, III, 3)2. »
Cependant, si Montesquieu a parfaitement assimilé les
leçons républicaines de Cicéron et de Machiavel, y compris
en faisant droit au « conflit » inhérent à la vie démocra­
tique, il les « libéralise » aussi, en valorisant bien sûr la
liberté, mais aussi pour une bonne part les passions des
particuliers3.

1.Céline Spector, «Corruption», in le Dictionnaire Montesquieu :


http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/1376473889/fr/, et
« Montesquieu ou les infortunes de la vertu », Esprit, n° 402, février 2014,
p. 31 à 44.
2. Ibid.
3. Serge Audier, Machiavel, conflit et liberté, op. cit., et Les Théories
de la république, La Découverte, coll. « Repères », 2004, p. 25 à 30.

251
CORRUPTION

Il n ’empêche, le républicanisme - revivifié par Rous­


seau (1712-1778), Condorcet (1743-1794), Pierre Leroux
(1797-1871), Léon Bourgeois (1851-1925), Jean Jaurès
(1859-1914), mais aussi, plus récemment, par Hannah Arendt
(1906-1975) et les néorépublicains américains et britanniques
John Pocock (1924), Quentin Skinner (1940), Philip Pettit
(1945), mais encore par le philosophe de l’éthique de la
discussion et de la démocratie délibérative Jürgen Habermas
(1929) - rejette obstinément la philosophie libérale qui édicté
que le bien public se construit à partir des vices privés (cf. La
Fable des abeilles de Mandeville), qui traite déontologique-
ment et non civiquement la question de la corruption, et qui
veut que l’être humain ne soit qu’un Homo œconomicus1.
Quoi qu’il en soit, il est évident que la prise en compte
du clivage « vertu civique héritée des républicains romains »
versus « intérêt particulier selon la tradition libérale » ne suffit
plus à refonder le projet d’une société démocratique libérée
de la corruption. Et Serge Audier a sans doute raison d’en
appeler aussi à la leçon athénienne sur la démocratie, telle
que Castoriadis (1922-1997), notamment, l’a explicitée, ainsi
qu’à l’écologie2 ou encore au solidarisme des purs républicains
de la IIIe République. Car, oui, « l’idée républicaine, pour ne
pas se dégrader en idéologie nostalgique, devra connaître de
nouvelles transformations3 ».
En cette aube transie du troisième millénaire, aube angoissée
par l’expansion d’un catastrophisme très peu éclairé4, la révolte

1. Serge Audier, Les Théories de la république, op. cit., et Juliette


Grange, L ’Idée de République, Pocket, 2008, p. 165 à 183.
2. Comment ne pas penser aux « transcendantalistes » américains,
Ralph W. Emerson et David H. Thoreau ?
3. Serge Audier, Les Théories de la république, op. cit., p. 108.
4. La tradition théologique de 1’« eschatologie “au présent” » (Évan­
gile de Jean 4,23 ; 5,25 et 28 ; 16,32 ; Apocalypse de Jean 14,7) est
la première source spirituelle du «principe Responsabilité» de Hans
Jonas et du « catastrophisme éclairé » de Jean-Pierre Dupuy (Pour un

252
POUR UNE RÉVOLTE CIVIQUE

civique qui doit se lever contre la corruption et sa métaphysique


nihiliste trouvera sa source dans un regain démocratique et le
rejet conséquent de la servitude volontaire organisée par la
chaîne des intérêts particuliers. Mais aussi, sans doute, dans
un ré-enchantement de la république. Edwy Plenel a raison
de se référer à John Dewey (1859-1952)1. Car le philosophe
américain avait très tôt compris - et dénoncé - l’impasse
dans laquelle nous engageait le libéralisme utilitariste et
matérialiste, et lui opposait, dès 1934, « une foi commune2 »,
véritable « religion civile » qui faisait écho à la « religion de
la République », à la « Révolution religieuse » ou à la « foi
laïque» prônées par les Quarante-huitards (Pierre Leroux,
notamment3), puis par Edgar Quinet (1803-1875)4, Ferdinand

catastrophisme éclairé. Quand l ’impossible est certain, Seuil, 2002 ;


coll. «Points», 2004, p. 161 à 174), lequel souscrit explicitement à la
métaphysique de Jonas. Cf. Hans Jonas, Das Prinzip Verantwortung.
Versucheiner Ethik fur die technologische Zivilisation, Insel, 1979 (tra­
duction française : Le Principe Responsabilité. Une éthique pour la
civilisation technologique, Éditions du Cerf, 1990 (Flammarion, coll.
«Champs», 1998). L’influence de Hans Jonas sur l’écologie politique
fut et continue d’être considérable. Le fameux « rapport Bruntland »,
Our Common Future (Commission mondiale sur l’environnement et le
développement, Oxford University Press, 1987 ; traduction française :
Notre avenir à tous, Éditions du Fleuve/Les Publications du Québec,
1988), initiateur du concept de « développement durable » (sustainable
development), lui doit presque tout sur le plan éthique (cf. Dominique
Bourg, Les Scénarios de l ’écologie, Hachette, 1996, p. 61).
1. Edwy Plenel, Le Droit de savoir, Don Quichotte, 2013, p. 50 à 52.
2. John Dewey, Une fo i commune, La Découverte/Les Empêcheurs
de penser en rond, 2011 ; et Après le libéralisme. Ses impasses, son
avenir, Climats, 2014.
3. Vincent Peillon, Pierre Leroux et le socialisme républicain. Une
tradition philosophique, Le Bord de l ’eau, 2003.
4. Edgar Quinet, L ’Enseignement du peuple, suivi de La Révolution
religieuse au XIXe siècle, Hachette, coll. «Pluriel», 2001 ; François
Furet, La Gauche et la Révolution au XIXe siècle, Hachette, coll. « Plu­
riel », 2001.

253
CORRUPTION

Buisson (1841-1932)1, Jean Jaurès (1859-1914)2, Vaclav Havel


(1936-2011)3.
Sans doute le xxe siècle et ses atrocités auraient-ils dû,
déjà, nous affranchir à jamais du désir de servir le prince et
encourager enfin chaque citoyen à « faire l’histoire », pour
reprendre la belle formule de Christophe Bouton4, lequel
dessine les lignes de fond d’une démocratie régénérée : « Au
lieu de s’accrocher au vieux modèle du “leadership vertical”
(avec son grand homme toujours un peu providentiel et fina­
lement toujours décevant), on devrait prendre en compte la
montée en puissance, depuis environ deux décennies, d’un
autre paradigme, un “leadership horizontal”, où ce sont les
individus qui prennent et exercent collectivement le pouvoir,
sans attendre d’en haut, par le miracle d ’un seul individu,
les solutions à tous les problèmes. [...] Dans les démocraties
occidentales, on retrouve l’esprit de cette démocratisation de
l’histoire, par exemple dans les mouvements des “Indignés”
ou, outre-Atlantique, de “Occupy Wall Street”. Par-delà le
désaveu de la classe politique, ces modes d’action manifestent
la soif d’une démocratie plus radicale, moins hiérarchique,
d’une démocratie qui part d’en bas, où les citoyens ordinaires
ont leur mot à dire sur les décisions des gouvernants, et ce,
pas seulement au moment des élections. [...] Sans doute ce

1. Cf. Vincent Peillon, Une religion pour la République. La fo i laïque


de Ferdinand Buisson, Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2010.
2. Henri Guillemin, L ’A rrière-Pensée de Jaurès, Gallimard, 1966 ;
Vincent Peillon, Jean Jaurès et la religion du socialisme, Grasset, 2000 ;
Éric Vinson et Sophie Viguier-Vinson, Jaurès le prophète, Albin Michel,
2014 ; Jaurès, Œuvres philosophiques III. Écrits et discours théologico-
politiques, Vent Terrai, 2014.
3. Vaclav Havel, Essais politiques, Calmann-Lévy, 1989, et / / est
permis d ’espérer, Calmann-Lévy, 1997.
4. Christophe Bouton, professeur à l’université de Bordeaux III, auteur
de Faire l ’histoire. D e la Révolution française au Printemps arabe,
Éditions du Cerf, 2013.

254
POUR UNE RÉVOLTE CIVIQUE

modèle de gouvernance est-il exigeant, car il en appelle à la


responsabilité de tous les citoyens, qui ne peuvent plus se
contenter d’élire des dirigeants pour mieux dénigrer ensuite
leur inaction, sans rien faire de leur côté. Ce type de démo­
cratie reste encore largement à inventer, mais parions que
c’est dans cette voie qu’il faut désormais s’engager1. »
Il faut prêter l’oreille à cette « révolte civique » qui vient,
qui enfle, sous différentes formes, ici et là. Le bruit de fond
des propagandes totalitaires et néolibérales ne parvient plus
à recouvrir complètement le chant démocratique2, l’exigence
de « démocratie forte3 ». Partout dans le monde, la résistance
à la corruption est un de ses premiers motifs, avec le refus
de la croissance des inégalités qu’elle génère mécaniquement.
En témoigne, dans les pays les plus développés, l’épopée
des « lanceurs d ’alerte » dont le nombre croît chaque jour4,
mais que tant d ’observants de la servitude volontaire et tant
de chiens de garde refusent encore d’entendre.

« Ami, entends-tu ? »

Ce que maîtres et esclaves contemporains, üés par le grand


contrat capitaliste de la subordination, refusent d’entendre,

1.La Croix, 23 janvier 2014.


2. Jean Ziegler, Les Nouveaux Maîtres du monde et ceux qui leur
résistent, Fayard, 2002 ; Michael Hardt et Antonio Negri, Commonwealth,
Stock, 2012 ; Laurent Muratet et Étienne Godinot (sous la direction de),
Un nouveau monde en marche, Yves Michel, 2012, avec, entre autres,
Akhenaton, Christophe André, Stéphane Hessel (préface), Jean-Marie
Pelt, Pierre Rabhi, Matthieu Ricard ; Jérôme Baschet, Adieux au capi­
talisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes, La
Découverte, coll. « L’horizon des possibles », 2014.
3. Benjamin R. Barber, Démocratie forte, Desclée de Brouwer, 1997.
4. Florence Hartmann, Lanceurs d'alerte. Les mauvaises consciences
de nos démocraties, Don Quichotte, 2014, et William Bourdon, Petit
Manuel de désobéissance citoyenne, Jean-Claude Lattès, 2014.

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CORRUPTION

c’est l’appel à changer nos vies1, à ne plus confondre l’être et


l’avoir à suivre les voies spirituelles et politiques du « salut »2.
Dans son commentaire éclatant du « Tu ne voleras pas3 ! »,
le rabbin et philosophe Marc-Alain Ouaknin affirme que
le huitième commandement « n e concerne pas le vol des
objets », mais qu’il se rapporte au « vol des âmes », que le
vol de l’avoir des autres vise, souvent sans que Ton en ait
conscience et par désir mimétique, à l’accumulation infinie
- mais vaine - de l’être. Il développe : «L e voleur [...]
confond l’être et l’avoir, ce qu’il est et ce qu’il possède. En
hébreu, “désir” se dit kessèf ; or c’est aussi le mot pour dire
“argent”. » Il prévient aussi : « On pourrait dire que l’homme
à qui on vole sa subjectivité est en droit de se mettre en
colère ou de se révolter... » Révolte civique.
A.mi, entends-tu... ? Entends-tu la parole prophétique, tou­
jours aussi limpide et fraîche de Roland de Pury ? Entends-tu
ce « Tu ne déroberas point ! » lancé au visage masqué des
prédateurs et des dominants corrompus de tous les temps ?
« Tu ne déroberas point », parce que la corruption, l’indif­
férence à la vérité, l’intérêt égoïste, la servitude volontaire, les
cultes de l’argent et du néant ne passeront plus à travers toi.

1.Voir notamment Bernard Stiegler, Ce qui fait que la vie vaut la


peine d ’être vécue, Flammarion, 2010, et surtout Peter Sloterdijk, Tu
dois changer ta vie !, Libelle et Maren Sell, 2011.
2. Denis Moreau, Les Voies du salut. Un essai philosophique, Bayard,
2010, notamment les p. 328 à 336 qui proposent une « critique existen­
tielle du capitalisme » et de ses « structures de péchés ».
3. Marc-Alain Ouaknin, Les Dix Commandements, Seuil, 1999 ; coll.
«Points Sagesses», 2008, p. 173 à 198.

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