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Pour Le Petit Robert, qui référence soixante mille mots de la langue française, le mot « uchronie » n'existe pas. Pourtant, il ne s'agit pas
d'un de ces néologismes dont la science-fiction use, et même parfois abuse. Il est apparu pour la première fois en 1857, dans la Revue
philosophique et religieuse, sous la plume du philosophe Charles Renouvier. En forgeant, pour désigner ce qui n'appartient à aucun temps, le
mot uchronie (du grec ou, non, et chronos, temps) sur le modèle du mot utopie (du grec ou, non, et topos, lieu), Renouvier voulait insister sur
le fait que l'uchronie ne peut qu'appartenir au champ de la pure spéculation intellectuelle. D'ailleurs, l'intitulé exact de son livre, paru en librairie
en 1876, est on ne peut plus clair : Uchronie (Utopie dans l'Histoire). Esquisse historique apocryphe du développement de la civilisation
européenne tel qu'il n'a pas été, tel qu'il aurait pu être.
Mais les auteurs de science-fiction sont des professionnels dans l'art littéraire de mentir. Leur art ne consiste-t-il pas à suspendre, le
temps de la lecture, l'incrédulité du lecteur pour mieux lui faire croire que ce qu'il lit est plausible ? Refusant de cantonner l'uchronie dans la
dimension apocryphe, la science-fiction a élaboré le concept d'univers arborescent pour lester de réalisme romanesque l'infinité des univers
parallèles. « Le monde y est comme un arbre touffu, explique Pierre Versins dans son Encyclopédie de l'utopie et de la science-fiction (1972),
dont chaque branche est une histoire, différente de toutes les autres, dont la différence réside dans le fait qu'elle a quitté, à la suite de
l'altération d'un événement souvent minime, le tronc principal de l'histoire. » Dès lors, le passé n'est plus linéaire. Au contraire, il foisonne
Il n'est pas toujours aisé de distinguer un événement historique de ce qui ne l'est pas, car, comme l'affirme l'historien Paul Veyne, « les
faits n'ont pas de taille absolue ». Néanmoins, on ne peut qu'être d'accord avec Robert Silverberg lorsque celui-ci écrit dans la nouvelle Trips :
« Si le fait de retenir un éternuement engendre un nouveau continuum, quelles sont les conséquences des actions vraiment importantes, des
assassinats et des fécondations, des reconversions, des renoncements ? » Aussi, dans le vaste champ thématique des univers parallèles,
réservera-t-on le nom d'uchronie aux romans où la divergence (le nœud historique alterné) modifie la trame de l'histoire, et non les seules
destinées individuelles. Celle-ci peut provenir du hasard, ou bien d'une manipulation du tissu historique par un voyageur temporel. Il est à
noter néanmoins que certains spécialistes refusent, dans ce dernier cas, l'étiquette d'uchronie, préférant classer ces histoires dans la
thématique du voyage temporel.
Les historiens savent bien que tout fait est induit par une multitude de causes qui s'enchevêtrent. Mais pour des raisons d'efficacité
romanesque, l'uchronie aime transformer la réalité foisonnante en un enchaînement causal précis et préfère, aux causes profondes, les
causes superficielles où domine l'événementiel, plus propice à la manipulation historico-romanesque.
Parmi les uchronies les plus marquantes, citons Les Conjurés de Florence (1994) de Paul McAuley (Leonard de Vinci a embrassé la
carrière d'ingénieur plutôt que celle de peintre et s'est mis au service de la ville de Florence), Pavane (1968) de Keith Roberts (Élisabeth I re est
assassinée en 1588, et l'invincible Armada est victorieuse), Échec au temps (1945) de Marcel Thiry (Napoléon gagne à Waterloo), Autant en
emporte le temps (1955) de Ward Moore (les Sudistes gagnent la guerre de Sécession en l'emportant à la bataille de Gettysburg), La Porte
des mondes (1967) de Robert Silverberg (affaiblie par l'épidémie de peste noire, l'Europe ne peut résister à l'invasion turque au XIVe siècle, et
Christophe Colomb ne découvre pas l'Amérique). L'uchronie peut aussi fonctionner à la manière d'un exorcisme, comme le démontre le
nombre de romans parallèles mettant en scène la victoire du nazisme : Le Maître du Haut-Château (1962) de Philip K. Dick (Roosevelt est
assassiné en 1933 et les États-Unis perdent la guerre), Fatherland (1992) de Robert Harris, K (1997) de Daniel Easterman.
L'auteur de science-fiction est volontiers considéré comme un créateur d'univers. Cette position démiurgique se trouve magnifiée dans le
cas de l'uchronie. L'écrivain, en intentant un formidable procès à l'histoire, se permet de rembobiner le fil des événements pour rêver un autre
possible. L'identité étant liée à la conscience historique de l'individu, en réinventant l'Histoire, ne réécrit-il pas aussi ses propres origines ?
Denis GUIOT
Bibliographie
Site Internet : La Porte des mondes , tenu par Pedro Mota (http ://www.noosfere.org/heberg/mota).