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PARTI P R IS
Sommaire
7 Avant-propos
Jacques Derrida
9 Mémoires d ’aveugle
L ’autoportrait et autres ruines
Régis Michel
Conservateur du Département des Arts Graphiques
7
Mémoires d'aveugle
j ’écris sans voir. Je suis venu. Je voulais vous baiser la main (...) Voila la première
fois que j ’écris dans les ténèbres (...) sans savoir si je fo rm e des caractères. Partout
où il n ’y aura rien. Usez que je vous aime.
Diderot, Lettre à Sophie Volland, Jü juin 1759
(...) 4t
— Les deux, sans doute, mais non plus au titre de suppositions (une
hypothèse, comme son nom l'indique, est supposée, présupposée). Non plus
sous les pas, donc, au cours d une démarche, mais devant moi, comme
envoyées en reconnaissance : deux antennes ou deux éclaireurs pour
m ’orienter dans l’errance, le tâtonnement, la spéculation qui s’aventure,
Jacques D e r r i d a
juste pour voir, d un dessin à l’autre. Je ne suis pas sûr de tenir à démontrer.
Sans trop chercher à vérifier en vue d ’emporter votre conviction, je vous
I raconterai plutôt u ne h istoire et vous décrirai un point de vue. Le point de
^ vue sera mon thème.
— Les deux, une fois de plus, ou entre les deux. Je vous ferai observer
que la lecture ne procède pas autrement. Elle écoute en regard ant. Voici
I <- Ky r 'i une première hypothèse : le dessin est aveugle, sinon le dessinateur ou la
. dessinatrice. En tant que telle et dans son m om ent propre, l’opération du
^ fri S* v ^ dessin aurait quelque chose à voir avec l’aveuglement. Dans cette hypothèse
aboculatre (aveugle vient de ab oculis : non pas depuis ou par les yeux mais
sans les yeux), il reste à entendre ceci : l’aveugle peut être un voyant, il a
parfois vocation de visionnaire. Deuxième hypothèse, greffe de l’œil, grefle
d ’un point de vue sur l’autre : un dessin A'aveugle est un dessin ^/'aveugle.
Double génitif. Il n ’y a là nulle tautologie mais une fatalité de l’autoportrait.
2 4 ky ' * Chaque fois q u ’un dessinateur se laisse fasciner par l’aveugle, chaque fois
txvOA* T~ q u ’il fait de l’aveugle un thème de son dessin, il projette, rêve ou halluciné
** une figurecle dessinateur ou parfois, plus précisément, quelque dessinatrice.
Plus précisément encore, il commence à représenter une puissance dessina
trice à l'œuvre, l’acte même du dessin. Il invente le dessin. Le trait alors ne
se paralyse pas dans la tautologie qui plie le même au même. Au contraire,
il est en proie à Yallégorie, à cet étrange autoportrait du dessin livré à Ja
4 parole et au regard de l’autre. Sous-titre de toutes les scènes d ’aveugle,
donc : l'origine du dessin. O u, si vous préférez, la pensée du dessin, une
certaine pose pensive, une mémoire du trait qui spécule en songe sur sa
propre possibilité. Sa puissance se développe toujours au bord de l’aveugle
ment. L ’aveuglement y perce, il y gagne justement en puissance : angle de
vue menacée ou promise, perdue ou rendue, donnée. Il y a en ce don comme
<V u n re-trait, à la fois l’interposition d ’un miroir, la réappropriation ou le deuil
impossibles, l’intervention d'un Narcisse paradoxal, parfois perdu en abyme ,
bref un repli spéculaire — et un trait supplémentaire. Il vaut mieux
surnom m er en italien cette hypothèse du retrait en mémoire de soi à perte
de vue : l’autoritratto du dessin.
Pour cette raison même, vous me pardonnerez de commencer au plus
près de moi.
10
Mémoires d'aveugle
II
facqucs D e r rid a
— Oui, plus tard, puisqu’elles disent quelque chose de l'œil qui n ’a plus
rien à voir avec la vue, à moins q u ’elles ne la révèlent encore en la voilant.
Mais regardez encore les aveugles de Coypel. C om m e tous les aveugles, ils
doivent s 'avancers c’est-à-dire s’exposer, courir l’espace comme on court un
risque. Us appréhendent l’espace de leurs mains avides, errantes aussi, ils y
dessinent de façon à la fois prudente et audacieuse, ils calculent, ils
comptent avec l’invisible. De la plupart d ’entre eux — oui, d ’entre eux, car
les aveugles glorieux de notre culture sont presque toujours des hommes, de
« grands aveugles », comme si la femme voyait peut-être à ne jamais
risquer la vue, et l’absence de « grandes aveugles » ne sera pas sans
12
2. Antoine Coypel. Etude d ’aveugle, rmisce du I x>uvre.
(n“ 2 de l'exposition)
(1) Ceci n'est pas une troisième hypothèse, mais une hypothèse supplémentaire, une conjecture
d'appoint. Elle n’excède les deux autres que pour y revenir afin de les compléter. Toujours
comme hypothèses de lu vue. hSien sûr, il y a des femmes aveugles, et dont on parle, mais peu,
justement. M y en a peu et on en parle peu. Des saintes, plutôt que des héros. Il y a sainte Lucile,
la Sicilienne du IVe siècle. Elle avait lait vœu de virginité. A cause de son nom, et parce que ses
persécuteurs l’auraient rendue aveugle, on l'implore pour guérir les affections de la vue. Ses
yeux seraient gardés comme des reliques à l’église San Giovanni Maggiore de Naples. Il y a
aussi sainte Odile, aveugle menacée de mort par son père, baptisée en cachette par un évêque
sur l'ordre de Dieu qui lui rend alors la vue. D ’autres encore, sans doute, mais ni la culture
biblique ni la culture grecque ne confère à des femmes de rôle exemplaire dans ces grandes
gestes paradigmatiques de la cécité. Celles-ci sont dominées par la filiation père/fils que nous
allons voir hanter tant tic dessins. En revanche, que l’origine du dessin soit une figure de
dessinatrice, Dibutade par exemple, cela devra éclairer plutôt que menacer notre point de vue.
(2) Luc, 4,18 (tr. fr. L. Segond, Nouvelle édition de Genève, Paris, 1979).
(3) Luc, 18,42, cf. aussi )ean 9,1 sq ; Marc 8,22 sq.
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Jacques D e rritla
(5) Matthieu, 20,29. cf. Marc, 10, 46-53 ; Luc, 18, 35-43.
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iSP ■ ' _ - - " -' - ' ' tt-
4 . Raymond l«a Fagc, Le Christ guérissant un aveugle, musée du Louvre. S. T héodule Ribot, L e Christ guérissant un aveugle.
m usée du Louvre, fonds du m usée d'Orsay.
(7) 518 a. Que dit encore Soc rate, celui que Nietzsche aura surnommé “œil de Cyclope” ? Dans
le Phédon, il propose prudemment, puis feint de retirer une analogie (un trope, tropos, un tour
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Jacques D errida
0 L ) ^ f 1^ Mais Platon les représente immobiles. Jamais ils ne portent les mains vers
f lo m b re (sf{ia) ou vers la lumière (phôs)>^ërsTeT silhouettes ou les images qui se
dessinent sur la paroi. En direction de cette sfya- ou photo-graphie, en vue de
cette écriture d ’ombre ou de lumière, ils ne s’aventurent pas, comme l’homme
seul de Coypel, les mains en avant. Ils s’entretiennent, ils parlent de mémoire,
Platon les imagine assis, enchaînés, capables de s’adresser les uns aux autres,
de « dialectiser », de se perdre dans le retentissement des voix.
Avant d ’interrompre arbitrairement ce discours aux échos infinis,
notons pour mémoire que, plus haut, au mom ent de descendre en nous
guidant dans la caverne^^Platon avait esquissé p l usieurs analdgies. Parmi
elles, une généalogie rapporte le soleil sensible, cause de la vue et image de
' l’œil -— le soleil ressemble à l’œil qui est le plus hélioforme de tous les organes
sensiblesf8)— , au soleil intelligible, soit au Bien, comme le fils à son père qui
l’a engendré à sa propre ressemblance^*. L ’anamnèse des aveuglements,
autant d ’éblouissements en abyme, se décline aussi comme cette histoire du
père au fils. Et le Bien absolu, le père intelligible qui engendre l’être autant
que la visibilité de l’être (1 eidos figure un contour de visibilité intelligible)
reste aussi invisible que peut l'être la condition de la vue, la visibilité même. Sa
descendance est, pour ce qui le regarde, peuplée de I ils aveugles-nés, de petits
soleils, autant de pupilles depuis lesquelles on ne voit qu'à la condition de ne
pas voir d ’où l'on voit. Nous sommes ici dans la logique du petit soleil placé
en abîme dont Ponge se dem ande au cœur de son immense poème, Le Soleil
placé en abîme : « Pourquoi le français, pour désigner l’astre du jour, a-t-il
choisi la forme verbale dérivée du diminutif soliculus ? ».
de rhétorique) pour expliquer cette sorte de conversion qui détourne de l'intuition directe ou
encore tourne le regard vers l’invisible : de m êm e que la |>ciir de l'aveuglement peut conduire à
regarder un astre éblouissant de façon indirecte (par exemple en se tournant vers son reflet dans
l’eau), de m êm e il taut se réfugier dans les "logoi". pour voir (gjjppeift), certes, la “vérité tirs
choses qui sont” (tôn oatôn tenatetheian }, In a is pour la voir dans ces formes invisibles que sont
justement les logoi*(idées, paroles, discours, raisons, calculs) : « (...) depuis que je me fus
découragé de l’étude de l’être (ta ontu s/çopôn) : je devais prendre garde pour moi à cet accident
dont les spectateurs d ’une éclipse de soleil sont victimes dans leur observation ; il se peut en
effet que quelques-uns y perdent la vue, faute d ’observer dans l’eau ou par quelque procédé
analogue l'image de l’astre. Oui, c’est à quelques chose de ce genre que ie pensai pour ma part :
je craignis fie devenir complètement aveugle de l'âme, en braquant ainsi mes yeux sur les choses
et en m efforçant, par chacun de mes sens, d ’entrer en contact avec elles. Il me sembla dès lors
indispensable de me réfugier du côté des idées {eis tous logous) et de chercher à voir en elles la
vérité des choses. Peut-être, il esi vrai, ma comparaison (tropos) en un sens n'esl-elle point exacte
(...)" (99_d_e, éd. Budé, ir. L. Robin).
(8) * Helioeidestaton gc oimai tôn péri tas atstheseats organôn » (508 b).
(9) * (...) phanai me tegetn ton tou agalhou ckgpnon, on tagathon egennesen analogon eatttô (...) >• (508 c).
il
4m èm
Mémoires d'aveugle
(10) De YHistoire de l'œil, il faudrait tout citer, en particulier les Réminiscences finales, l’histoire
des photographies de ruines (« Feuilletant un jour un magazine américain, deux photographies
m ’arrêtèrent. La première était celle d une rue d'un village perdu d'où sort ma famille. La
Jacques Dcrrida
seconde, les ruines d ’un château fort voisin. A ces ruines, situées dans la montagne en haut d ’un
rocher, se lie un épisode de ma vie. »). Toutes les Réminiscences se déploient au-dedans de cette
photographie de ruines (l’histoire du « fantôme bianc », la « scène de l’église, en particulier
l'arrachement d ’un œil », « l'association de l'œil et de l'œuf », des « testicules » et du « globe
oculaire ») pour y inscrire une filiation. Celle-ci reconduit l ’auteur de ces réminiscences
«utohiographiquesji l.Lfiéaté com m e à son origine paternelle (* Je suis né d'un père syphilitique
(tabétique). Il devint aveugle (il l’était quand il me conçut) eL, quand j’eus deux ou trois ans, la
même maladie le paralysa (...) sa prunelle, dans la nuit, se perdait en haut sous la paupière : ce
mouvement se produisait d'ordinaire au moment de la miction. Il avait de grands yeux très
ouverts, dans un visage émacié, taillé en bec d'aigle. »). (Paris, 1967, p. 95 sq.). Sur ce récit, voir
aussi * La métaphore de l’œil », tic Roland lîarthes, in Critique, 195-196, août-septembre 1963.
(11) Cf. Nicole Loraux, Les expériences de Tirésias. L e fém inin et l'homme grec. Paris. 1989
(notamment le ch. XII, Ce que vit Tirésias).
(12) A propos d'un « fossé infranchissable entre civilisation païenne et chrétienne », Panofsky
note : « ... d ’un côté, la synagogue était représentée en aveugle et associée à la Nuit, à la Mort» au
24
Mémoires d’aveugle
hommes de la lettre, ce sont au fond des aveugles. Ils ne voient rien parce ■■■'} )»i
qu’ils regârdentlm-dehors, seulement le dehors. Il faut les convertir à Fin- M
tériorité, il faut tourner leurs yeux vers le dedans, et d'abord dénoncer une
fascination, accuser le corps et l’extériorité de la lettre : « Malheur à vous
scribes et pharisiens hypocrites ! parce que vous courez la mer et la terre
pour faire un prosélyte, et quand il l’est devenu, vous en faites un fils de
géhenne deux fois plus que vous. Malheur à vous, conducteurs aveugles _ ,f
(odegoi typÀloi, duces, caeci) (...) Insensés et aveugles (moroi ({ai typhloi, stulti et
caeci) ! (...) Pharisien aveugle ! nettoie premièrement l’intérieur de la coupe
et du plat, afin que l’extérieur aussi devienne net »(13). Plus haut, il avait
rappelé la prophétie d ’Isaïe : « ... vous regarderez de vos yeux, et vous ne
verrez point (...) Ils ont fermé leurs yeux, de peur q u ’ils ne voient de leurs
yeux (...) »fl4>. Les Juifs n ’auraient pas vu la vérité, à savoir par exemple que
le Christ ait pu, de sa propre salive mêlée à de la boue appliquée sur ses
yeux, guérir un aveugle-né(l5). Ce dernier n ’avait certes pas péché, ni ses
parents, mais il fallait que, par sa vue recouvrée, il témoignât jies.œuvres de
Dieu. Par une singulière vocationr Paveu^le devient uflf térhoin^ il^doit ^
attester de la vérité ou de la lumière divine. Archiviste de la visibilité —
comme le dessinateur en somme dont iLpartage la responsabilité. C ’est une
des raisons pour lesquelles un dessinateur est toujours intéressé par les , I*,
i
aveugles: a c1est-a-dire
c »est son interet meme, il- iest* *interesse,
' a- aussi: engage'
parmi eux. Il appartient à leur société, prenant tour à tour les figures de
l'aveugle voyant, de l’aveugle visionnaire, du guérisseur ou du sacrificateur,
je veux dire de celui qui prive de la vue pour donner enfin à voir et
témoigner de la lumière.
Autre témoin, Jean rappelle que la vérité et la lumière (phôs) viennent
par le Christ. Les Juifs, eux, chassèrent cette lumière parce q u ’ils « ne
<Jcmon et aux animaux impurs ; de l’autre, les prophètes juifs étaient considérés comme inspirés
par l'Esprit Saint et les héros de l'Ancien Testament étaient vénérés comme ancêtres du
ChrisL », Essais d ’iconologic, Les thèmes humanistes dans l'art de la Renaissance, tr. fr. Cl. Herbette
et B. Teyssèdre, Paris, 1967, p. 41, n. 1. Panofsky note ailleurs (p. 167) : « La Synagogue aux
yeux bandés (souvent décrite par l'aphorisme : * Vêtus testamentum velatum, novum testamentum
revelatum .») était communément mise en relation avec ces versets de Jérémie : « La couronne a
chu de notre tête ! Malheur à nous qui avons péché, pour cela notre cœur est dans la douleur,
pour cela nos yeux sont obscurcis ! (Lamentations V, 16, 17) »
crurent point » que l’aveugle guéri « avait été aveugle... »(l6). Les Evangiles
peuvent se lire comme une anamnèse de l’aveuglement : parole envoyée,
parole de jugement ou de salut, la bonne nouvelle, toujours, arrive à
l'aveuglement. L’avènement a lieu selon l’histoire de l'œil, il dessine ce
partage intérieur de la vue : « P u is jésus dit : “fe suis venu dans ce monde
pour un jugement, pou r que ceux qui ne voient point voient, et que ceux
qui voient deviennent aveugles.” Quelques pharisiens qui étaient avec lui,
ayant entendu ces paroles, lui dirent : “Nous aussi, sommes-nous aveu
gles ?” jésus leur répondit: "Si vous étiez aveugles, vous n ’auriez pas de
péché. Mais maintenant vous dites : Nous voyons. C ’est pour cela que votre
péché subsiste.” »U7)
Les aveugles de mon rêve étaient des aïeux, plutôt des pères, voire des
grands-pères, en tout cas des anciens. Et ils étaient plusieurs, au moins
deux. Un « duel », avais-je noté dans la nuit. Oublions donc Œ d ip e, pour
l’instant, les deux Œdipes. Oublions celui de « l’aveugle harmonieux », « le
grand Homère »(1H) dont l’Œ dipe, il faut le souligner, ne se crève pas les 10
yeux. Mais oublions aussi celui de Sophocle, l’Œ d ip e du « mythe » et du
« complexe », l’aveugle lucide qui dessine dans l’espace avec son bâton,
mêle ou franchit les générations à deux, trois ou quatre pieds. Il y a au
moins trois générations dans mon rêve de duel, de deuil, de vieux et
d ’yeux : la figure blanche des aïeux, puis ma propre génération, à la place
du fils, mais d ’un fils qui est père, déjà, puisque ses fils à leur tour sont
menacés. Et ces générations sautent : l’une par-dessus l’autre, l une sur
l'autre, q u ’elle prend ainsi à partie, je m ’oriente plutôt vers le testament.
Précisément vers les récits de legs ou de délégation à l'intérieur, comme en
abymet de ce q u ’on appelle le néo- ou le paléo-testamentaire. Une scène
testamentaire suppose au moins, avec le supplément d ’une génération, le
tiers qui voit, la médiation d ’un témoin lucide. D ’un récit ou d'une
signature, celui-ci atteste q u ’il a bien vu, authentifiant ainsi l’acte de
(18) Ce sont les derniers mots de L'Aveugle, ce long poème que Chéruer écrivit â la manière
d’Homèrc, en harmonie avec le chani de l’« aveugle harmonieux » qui semble signer son
œuvre, puisque son nom n’est prononcé q u ’à la fin. Le dernier mot se confond avec le nom
propre de l’aveugle béni, « aimé des Dieux », qui, ne l’oublions plus, est invité dans les * murs »
d’uuc « î l e » : « V ien s dans nos murs, viens habiter notre île ; / Vriens, prophète éloquent,
aveugle harmonieux. /C o n v iv e du nectar, disciple aimé des Dieux ; / Des jeux, tous les cinq ans,
rendront saini et prospère / Le jour où nous avons reçu le grand H O M ER E . « (Editions de la
Pléiade, Paris).
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Jacques D e r rid a
28
Jacques DerricJa
— Je vous ferai observer que vous avez déjà promis de parler des larmes
ou des yeux voilés, rappelez-vous...
— Je n ’oublie pas. Tobit avait versé des larmes, puis enseveli l’un des
siens, abandonné sur la place après avoir été étranglé. Il raconte, c’est encore
une histoire de deuil : « ... je me souvins de la prophétie d'Amos, comme il
a dit : “Vos fêtes tourneront en deuil et toutes vos réjouissances en
lamentation”, et je pleurai. Q uand le soleil fut couché, je partis et, après
avoir creusé une fosse, je l’ensevelis. Mes proches se moquaient en disant :
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12. |acopo L igozzi, Tobie et l'ange, musée du Louvre,
(n" 7 de l'exposition)
13. Pictro Bianchi, Tobie rendant la vue à son père, m usée du Louvre.
“Il n’a plus peur d être mis à mort pour cela ; il s était enfui et voici que de-
nouveau il ensevelit les morts !” Cette nuit même je revins après l’avoir
enseveli et je me couchai, tout souillé, contre le m ur de la cour, le visage
découvert, je n ’avais pas vu qu'il y avait des moineaux sur le m u r et, comme
mes yeux étaient ouverts, les moineaux lâchèrent leur fiente chaude sur mes
yeux et il se forma des leucomes sur mes yeux. J’allai trouver des médecins,
mais ils ne me furent d ’aucun secours »(24). Son fils Tobias lui rend la vue, on
le sait, en répandant sur les yeux de son père du fiel de poisson, suivant 12
ainsi les conseils de fange Raphaël : « Je sais que ton père ouvrira les yeux ;
enduis donc ses yeux de fiel et, éprouvant une démangeaison, il se trottera ;
il enlèvera les leucomes et il te verra L ’ange se dresse au centre du
dessin de Pietro Bianchi, un grand bâton dans la main droite, le torse ouvert 13
comme l’immense paupière d ’un œil flamboyant. Mais dans un dessin
d ’après Rubens, l’ange reste en retrait, comme caché, derrière Tobias. Il 14
tient aussi un bâton de la main gauche, l’aveugle Tobit serre le sien des
deux mains, alors q u ’Anna, sa femme, prie les mains jointes : la mise en
scène de l’aveugle s’inscrit toujours clans un théâtre ou dans une théorie des
mains.
Raphaël apparaît au bord du dessin de Rembrandt, il veille sur 15
l’opération, mais il est au centre d ’un Tobit recouvrant la vue d ’après
Rembrandt(->6). Là n'est pas sa seule singularité. L ’esquisse reste assez
indéterminée. Tobias et sa mère s’affairent étrangement derrière le vieil
aveugle ; dans son dos, la scène des mains, manœuvre ou manipulation,
évoque une opération proprement chirurgicale, je n'ose pas, pas encore, dire
graphique. Tobias semble tenir un instrument styliforme, quelque pointe à
gravure ou scalpel. D ’ailleurs, l’envoi du dessin de Versailles au Louvre en
1803 porte la mention : « Chirurgien pansant un blessé lavé au bistre sur
papier blanc ? Rembrandt ». Précision plus tardive dans le style de
(24) Les Deutérocanoniques, Ix- livre de Tobit, 2, 6-10 ; (tr. A (îuillaumont, éd. de la Pléiade,
Paris). Ce livre fil d ’abord partie des Apocrypha, puis fut reconnu com me canonique par le
concile de Trente en 1546. Sauf dans le cas des titres de dessins — qui suivent une tradition
{Tobie) — nous nous conformons à l’orthographe du nom de Tobit choisie par cette édition de
La Pléiade.
<25) H, 7-8.
{26} « Tobit recouvrant la vue *, d ’après Rembrandt van Rijn, 1636, gravé par Marcenay de
Ghuy (Reproduit in Michael Fried f Absorption and Tkeatricality, Pamting and Reholder in the Age
o f Diderot. Berkeley» Los Angeles, Londres, 1980, p. 48) (à paraître en traduction sous le titre Ixi
place du spectateur : théorie et origines de la peinture moderne, Paris, 1990).
33
Jacques D e r rid a
(28) 7, 6-9.
(29) 10,4-5.
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Mémoires d'aveugle
n ’est-ce pas sa vue même, cela même, celui-là même, son fils, qui lui rend la
vue ? N e dirait-on pas q u ’il voit en son fils l'origine m êm e de sa faculté de
voir ? Qui et non. Ce qui lui rend la vue, ce n ’est pas en vérité son fils enfin
visible. Derrière le fils il y a l’ange, l’un vient annoncer l’autre. La main du
fils est guidée par l’ange Raphaël. O r celui-ci finit par se présenter comme Ji —
un être sans désir charnel, sinon sans corps : c’est un simulacre de visibilité
sensible, J1 ne faisait que «se rendre visible », n’étant en vérité quAme
« vision ». Raphaël parle de lui-même et dit la vérité sur ce q u ’était sa
propre visibilité : « Bénissez Dieu à jamais, parce que ce n ’est pas pour
l’amour de moi, mais par la volonté de notre Dieu que je suis venu (...) Tous
les jours je me rendais visible pour vous ; je ne mangeais ni ne buvais ; mais
c’est une vision que vous avez vue. »(3I)
Or c’est depuis cette « vision » de l’« invisible » q u ’il donne, aussitôt
après, l’ordre d ’écrire : il fa u t inscrire la mémoire de l'événement _pour
rendre grâce. Il faut s’acquitter avec des mots sur parchemin, autrement dit
des signes visibles de l’invisible : « ... “c’est une vision que vous avez vue. Eh
bien, rendez grâces à Dieu, car je remonte vers celui qui m ’a envoyé, et
écrivez dans un livre tout ce qui s’est accompli," Ils se relevèrent et ne le
virent plus. Ils confessèrent les œuvres grandes et admirables de Dieu et
comment leur était apparu l’ange du Seigneur. »(32)
Archive du récit, l’histoire écrite rend grâces, comme le feront tous les
dessins qui puiseront au récit. Dans la descendance graphique, du livre au
dessin, il s’agit moins de dire ce qui est tel qu'il est, de décrire ou de constater
ce que l’on voit (perception ou vision) que d 'observer la loi au delà de la vue,
d ’ordonner la vérité à la dette, de rendre grâces à la fois au don et au
manque, au dû, à la faille du « il faut », fût-ce au « il faut » du « il faut
voir » ou d ’un « il reste à voir » qui connote à la fois la surabondance et la
défaillance du visible, le trop et le trop peu, l’excès et la faillite. Ce qui guide
la pointe graphique, la plume, le crayon ou le scalpel, c’est Vobservation
respectueuse d ’un commandement, la reconnaissance avant la connaissance,
la gratitude du recevoir avant de voir, la bénédiction avant le savoir. C ’est
pourquoi j’ai insisté sur l’apparition centrale puis la disparition de l’ange
Raphaël dans les guérisons de Tobit. Selon l’absence ou la présence de
l’ange, nous pourrions les classer en « dessins avec vision » et « dessins sans
35
Jacques D e r rid a
(33) 4, 1-4.
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Mémoires d ’aveugle
là reçut son paiement, et c est lui qui descendit dans les ténèbres ! » (...)
« Comme il disait ces mots, sur son lit, son âme le quitta. Il avait cent
cinquante-huit ans. Tobias l’ensevelit magnifiquement. Quand Anna
mourut, il l'ensevelit avec son père.
On peut trouver cela obscur ou trop évident. Mais ce devoir
d ’ensevelissement se lie à la dette et au don du « rendre la vue », Le linceul
de la mort se tisse comme un voile de la vision. O n peut trouver cela
insignifiant ou surchargé de sens, mais l’ange Raphaël, l’invisible qui rend
la vue et n’apparaît lui-même que dans une « vision », c’est aussi celui qui,
sans être vu, accompagne Tobit lors des ensevelissements. 11 le rappelle‘au
cours de sa dernière apparition, parlant alors à l’aveugle guéri — et guéri
sans doute en récompense de son respect des morts : « ... quand vous avez
prié, toi et ta belle-fille Sarra, moi j’ai amené le souvenir de votre prière
devant le Saint ; quand tu ensevelissais les morts, pareillement j'étais auprès
de toi ; et quand tu n ’as pas hésité à te lever et à abandonner ton déjeuner
pour aller mettre à l’abri le mort, ta bonne action ne m ’a pas échappé, mais
j étais avec toi. Eh bien, Dieu m a envoyé pour te guérir, ainsi que Sarra, ta
belle-fille. »(35)
Observez q u ’à la date où me vient ce rêve d ’aveugle et de fils, de vieux
et d ’yeux, le thème de cette exposition n est pas encore choisi mais j’y pense
déjà. Dois-je rappeler ces dates ? Ai-je le devoir de les inscrire ? A qui cela
est-il dû ? Quel intérêt prendre à décrire ces obscurs enchaînements ?
— Cela ressemble bien à une exposition de vous. Vous inscrivez dans vos
mémoires, en somme, la chronique d ’une exposition.
(36) Ils ont depuis guidé mes pas et grâce doit leur être rendue, ainsi q u ’à Jean Cïalard, pour
l’avoir Fait avec une si clairvoyante générosité. Ces Mémoires leur sonl naturellement dédiés en
signe de reconnaissance.
37
Jacques D crrida
le côté gauche du visage frappé de rigidité, l’œil gauche fixe et terrible à voir
dans un miroir, la paupière ne se ferme plus normalement : privation du
« clin d'œil », donc, de cet instant d ’aveuglement qui assure à la vue sa
respiration). Le 5 juillet, la guérison de cette affection banale vient de
s’amorcer. Elle se confirme après deux semaines de terreur, l'inoubliable
même, et de vigilante inspection médicale (surveillance suréquipée, bien
entendu, de ces instruments d ’écoute — anoptiques ou aveugles — qui
donnent à savoir là où I on ne voit plus, non pas les rayons lumineux de la
radioscopie ou de la radiographie, mais le jeu des ondes et des échos,
l’électromyogramme, par « stimulation galvanique des muscles Orbiculaires
des paupières et des lèvres », la mesure des « réflexes de clignement » par
« enregistrement orbiculaire des paupières », le « Bilan Ultrasonore Cervi
cal », avec doppler transcrânien, échotomographie à la recherche d ’« écho
intraluminai », le scanner dont l’ordinateur transcrit aveuglément les
signaux codés des cellules photo-électriques).
— Il faut croire, c’est vrai, j’en aurai vu, ces derniers temps. Et tout cela
est archivé, je ne suis pas le seul à pouvoir en témoigner. Le 11 juillet, donc,
je suis guéri (sentiment de conversion ou de résurrection, la paupière cligne
de nouveau, mon visage reste hanté par un fantôme de défiguration), c’est le
premier rendez-vous au Louvre. Le soir même, alors que je rentre chez moi
en voiture, le thème de l’exposition s’impose à moi. Com m e d ’un coup, en
un seul instant. Je griffonne au volant un titre provisoire, à usage privé,
pour classer mes notes : L ’ouvre oà ne pas voir, qui devient à mon retour une
icône, soit une fenêtre à « ouvrir » sur l’écran de mon ordinateur.
Ceci ne doit pas se lire, je vous l’ai dit, comme le journal d'une
exposition. J’en retiens seulement la chance ou le lieu d ’une question
pensive : que pourrait être un journal d ’aveugle, l’intime ou l’autre, et le
jour, donc, le rythme des jours et des nuits sans jour, les dates et les
calendriers qui scandent les mémoires ? C o m m e n t s’écriraient des
10 mémoires d ’aveugles ? Je dis les mémoires, je ne dis pas encore les chants, ni
les récits, ni les poèmes d ’aveugles, dans la grande filiation de nuit qui
ensevelit H om ère et Joyce, Milton et Borges. Laissons-les attendre dans
l’ombre. Je me contente pour l’instant d ’accoupler entre eux ces deux fois
deux grands vieillards aux yeux morts de notre mémoire littéraire, comme
dans la double rivalité d ’un duel. L ’auteur de Ulysses, une fois q u ’il eut écrit
38
Mémoires d'aveugle
(37) James Joyec, Finnegans Waiçe%N e w York, p. 179. » ... spectacle quelque peu frissonnant de
ce bouffon semi démente, par l'épaisse crasse de son antre glauque, que l’on fît semblant de lire-
son Itiitulyssible parce qu'illisible Livre Bleu de Klee, édition de ténèbres... » (ir. Ph. Lavergne,
Paris, 1982, p, 194). Fatalement, la Traduction perd beaucoup : non seulement, ce qui n'était pas
inévitable, le fait que « édition de ténèbres » est en français dans le texte, et voici que la langue
originale devient invisible, dans ses ténèbres m ême ; mais plus gravement elle perd la vue,
mieux, l’allusion à la perte de l'œil : « usylessly », c'est-à-dire aussi « comme sans œil », eyeless.
39
Jacques D e r r i d a
(38) « Cécité », tr. fr. par Françoise Rosset, in Conférences, Paris, éd. Folio, 1958, p. J38 142. A
cette conférence, dont il faudrait tout citer, on doit aussi associer les quelques pages intitulées
<* L ’auteur »t in L ’auteur et autres textes, tr. fr. Roger Caillois, Paris, 1958, p. 17-21. Les motifs de
la mémoire et de la descente s’y recoupent régulièrement autour d ’un souvenir qui fui peut-être
un rêve : « Quand il sut qu’il était en train de devenir aveugle, il cria (...) Puis, s'éveillant au
malin, il regarda (déjà sans épouvante) les choses confuses qui l’entouraient. Il comprit (...) que
tout cela lui était déjà arrivé (...) Alors il descendit dans sa mémoire, qui lui parut interminable,
et il parvint à extraire de ce vertige le souvenir perdu, qui brillait com m e une monnaie sous la
pluie, sans doute parce q u ’il ne l’avait jamais regardé, sauf peut-être en un rêve. Le souvenir
était le suivant. 11 avait été injurié par un autre garçon. Il était accouru à son père et lut avait
raconté l’affaire. Son père le laissa parler comme s’il n'écoutait ou ne comprenait pas, puis
décrocha du mur un poignard de bronze, superbe et chargé de pouvoir, que l’enfant avait
convoité secrètement. Il l’avait maintenant entre les mains et la surprise de le posséder annulait
l'injure endurée. Mais la voix du père (lisait : “Que quelqu’un apprenne que tu es un hom m e’’ et
il y avait un ordre dans la voix. La nuit aveuglait les chemins. Serré contre le poignard dans
lequel il pressentait une force magique, il descendit la pente abrupte qui entourait la maison et
courut jusqu’au rivage de la mer, se rêvant Ajax et Persée et peuplant de blessures et de batailles
l'obscurité mouillée de sel. L’exacte saveur de cet instant était ce q u ’il cherchait aujourd’hui. Le
reste ne lui importait guère : les outrages du défi, le combat ignominieux, le retour avec la lame
ensanglantée. Un autre souvenir où il y avait également une nuit et une imminence d ’aventure,
germa de celui-là. Une femme, la première que lui envoyèrent les dieux, l avait attendu dans
l’ombre d ’un hypogée (...) En cette nuit de ses yeux mortels où il descendait maintenant (...) la
rumeur d ’Iliades et d’Odyssées que son destin était de chanter et de faire résonner dans la
concave mémoire humaine. Nous savons ces choses, mais non pas celles q u ’il éprouva en
descendant à l’ombre ultime ».
40
Mémoires d'aveugle
et je n’ai aucune raison de leur refuser les miennes. Bien qu’il semble
évidemment absurde de mettre mon nom à côté de ceux que j’ai eu
l’occasion d'évoquer.
(40) Oscar Wilde, The Picture o f Dorian Cray, N e w York, I9H5, p. 246 (« C'est sa beauté qui
l’avait ruiné (...) 11 y avait tlu sang sur l image peinte du pied, com m e si la chose avait coulé —
du sang même sur la main qui n’avait pas tenu le couteau. Avouer ? Cela signifiait-il qu'il
devait avouer ? Se livrer et être mis à mort ? »)
(41) Eidgar Allan Poe, L e portruit ovale, tr. fr. par Baudelaire (Œuvres en prose, Paris, éd. de la
Pléiade, 1954, p. 492-3). , ^
41
16, Bartolorrco Passarotri, Caïn et l'œil d ’A bel’ musée du Louvre.
Mémoires d'aveugle
■H
Jacques D e r r id a
si, à la place du dessin, auquel î’aveugle en moi renonça pour la vie, j’étais
appelé par un autre trait, cette graphie de mots invisibles, cet accord du
temps et de la voix qu on appelle verbe — ou écriture. Substitution, donc,
échange clandestin : un trait pour l’autre, trait pour trait. Je parle d ’un
calcul autant que d une vocation, et le stratagème lut presque délibéré.
Stratagème, stratégie, temps de guerre. Mot d ’ordre fratricide : économie du
dessin. D u dessin visible, du dessin en tant que tel, comme si je m ’étais dit :
moi, j’écrirai, je me vouerai aux mots qui m'appellent. Et ici même, vous
voyez bien que je les préfère encore, je tire autour du dessin des filets de
langue, je tisse plutôt, à l’aide de traits, bâtons et lettres, uite tunique
d ’écriture où capturer le corps du dessin, à sa naissance même, engagé que
je suis à le comprendre sans artifice, car tout cela nous arrive en vérité,
n ’est-ce pas, dans un m ouvement d ’yeux et de vieux, par les dieux et le
deux, le deuil et le duel (du « elle » nous attend peut-être, et du « il », et dû/
île, et « dû/elle » et toute la famille d ’yeux « pers » : Athéna Glaukppis -— ,
« perçants » : Athéna ()xyder\ès ou Gorgopis — , ou « percés », tous les
« per » que nous implorons en secret, à travers la filiation homonymique
des « pères » aveugles, des « paires » d ’yeux, de la vue q u ’on « perd », livré
à l’aléa des signifiants ou au colin-maillard des noms propres (Persée) dont
la Fortune aux yeux bandés paraît prodigue. Entre les deux séries que je
viens d ’évoquer, le père et l’œil, se dessine la figure de l’aïeul (avus). Les
vieillards aveugles traversent en foule, c’est l'expérience même des pères,
l’espace de nos mémoires. Si l’expérience est l’autorité, comme disait
^Bataille^-PLest^ce pas aussi la cécité ? Il ne s’agit pas ici de céder à la
jubilation ludique, ni de manipuler victorieusement des mots ou des
vocables. Au contraire, vous les entendez résonner d ’eux-mêmes au fond du
dessin, parfois à même sa peau ; car d ’avance la rum eur de ces syllabes vient
sourdre en lui, des morceaux de mots le parasitent, et pour percevoir cette
hantise, il faut s’abandonner aux fantômes du discours en fermant les yeux).
Economie du çkssm, donc. Le dessin revient toujours. Renonce-t-on
jamais r Fait-on jamais son deuil du dessin P Mon hypothèse de travail
signifiait aussi : travaiJdu deuil. L ’inconscient ne renonce à rien. De ma vie
je n m~plus jamais dessiné, pas même essayé de dessiner. Sauf l’hiver
dernier, et je garde encore l’archive de ce désastre, quand le désir me vint, et
la tentation, d ’esquisser le profil de ma mère que je veillais près de son lit
d ’hôpital. Alitée depuis un an, survivante, entre la vie et la mort, presque
murée dans le silence de cette léthargie, elle ne me reconnaît plus et ses yeux
sont voilés par la cataracte. Le degré auquel elle voit, et quelles ombres
Mémoires d'aveugle
passer devant elle, puis si elle se voit mourir, nous ne pouvons qu'en faire
l'hypothèse. (Ai-je dit spontanément de ma mère qu'elle était « murée » ?
Dans ce q u ’on pourrait appeler la rhétorique de la cécité, c’est l'une des
figures, typiques. L ’aveugle de Rilke {die Blinde , c’est une femme, cette
fois(42), et la gramm aire de « l'aveugle » en français ne permet pas de
distinguer un aveugle d 'une aveugle) dit ses « yeux emmurés » (vermauerten
Augen). Ces murs plombés enferment dans la nuit du caveau (les pharisiens
aveugles sont des « sépulcres blanchis », le Samson de Milton se présente
comme un mort-vivant, exilé de la lumière, enterré en lui-même dans une
tombe en marche : * Myself my sepulchre, a moving grave, buried ... *(43)), Us
cloisonnent aussi derrière les parois d ’une prison. Samson se dit doublement
confiné, « en prison dans la prison », ne sachant plus laquelle « déplorer »
(bewail) davantage, la littérale, celle de pierre, ou l’autre, plus intérieure
encore, comme « en abyme » derrière les parois de l’œil (« Which shall Ifirst
bewail, / Thy bandage or lost sight, / Prison within prison i Inseparably dar!{ ?
Thou art become (O worst imprison ment) / The dungeon o f thy self La
claustration de l’aveugle peut donc l’isoler derrière des parois dures. Il doit
(42) Parmi les aveugles de Rilke, qui tous et toutes chantent aussi la condition poétique, à savoir
le lyrisme même en tant q u ’il ouvre au-delà du visible, donnons seulemeni la parole à celui d ’un
rêve. A la différence de Die Blinde , le rêve de l’aveugle concerne un homme. Un homme semble
en faire parler un autre pour rendre des yeux à l’homme. Ces yeux sont les étoiles. En inversant
une allégorie astrale ou oculaire aussi vieille que le ciel, il rend ses yeux à l’hoinme en répondant
à la question suscitée par une jeune fille. Celle-ci avait dit à un jeune aveugle qui, sans y arriver,
« faisait un effort visible pour s’éveiller « alors que son « œil » « semblait vide » : « Cela ne sert
à rien, dit la jeune fille de sa voix transparente de rire dilué, on ne peut se réveiller avant que les
yeux soient de retour. »
« J'allais poser une question : « Que voulait-elle dire ? » Mais tout à coup je compris. Je me
rappelai un jeune ouvrier russe de la campagne qui, lorsqu’il arriva de Moscou, croyait encore
que les étoiles étaient les yeux de Dieu et les yeux des anges. On l’en avait dissuadé. A la vérité,
on ne pouvnil prouver le contraire de rien, mais on pouvait l’en dissuader. Et avec raison. Car
les étoiles sont les yeux des hommes qui s’échappent de leurs paupières fermées, et montent, et
deviennent claires, et se reposent. C ’est pourquoi, ü la campagne, où tous dorment, le ciel a
toutes les étoiles, et au contraire, au-dessus des villes il n'en a que peu, parce q u ’il y a tant
d’hommes qui s'inquiètent, pleurent, lisent, rient ou veillent, et qui gardent leurs yeux. » {Le
livre des rêves, Le septième rêve, tr. fr. M. Betz, in Œuvres en Prose, Seuil, 1966, p. 281 2). Dans
Gong, Rilke écrit aussi : * Il faut fermer les yeux et renoncer à la bouche, / rester muet, aveugle,
éhloui : / l’espace tout ébranlé, qui nous touche / ne veut de noire être que l’ouïe. » in Poésie,
Œuvres, 2. (Paris, 1972), édité par Paul de Man, l’auteur de Blindness and Insight (Minneapolis,
1983) qui cite aussi ces vers dans Allégories de lu lecture (tr. Th. Trezise, Paris, 1989, p. 81).
(43) « A m oi-m ême mon propre sépulcre, une tombe en marche, inhumé... »,
(44) /V ais-jé pleurer d 'a b o rd ,/O u ta captivité ou bien ta cécité/ Prison dans la prison/
Sombres inséparément ? Te voilà devenu (ô la pire des p rison s)/L e cachot de toi-même ».
45
Jacques D e r rid a
alors y exercer ses mains ou ses ongles. Mais l’abîme de l'isolement peur
aussi rester liquide, comme la substance de l’œil, comme les eaux d ’un
Narcisse qui ne verrait plus rien d ’autre que lui-même, rien autour de lui-
même. L'isolement spéculaire appelle alors l’insularité de l’image ou encore,
pour réfléchir f« abandon » de l'aveugle et sa solitude endeuillée, l’image
de l’île: g Je suis, une île», dit-elle. Die Blinde: «Ich bin von allem
verlassen. — / Ich bineine Insel. » Et à l'étranger venu sur la mer : « Ich bin
eine Insel und allein Mais la solitude est « riche », l’insularité n ’isole ou
ne « prive » de rien puisque « toutes les couleurs sont traduites (überseizt)
en sons et odeurs (in Gerausch und Geruch) »).
A
Nous sommes en juillet, après la guérison. Le thème une fois choisi (il
faut maintenant aller vite et schématiser à gros traits), j’hésite alors entre
deux paradoxes, deux grandes « logiques » de Tinvisible à lorigine du
dessin. Deux pensées du dessin, donc, se dessinent et, par corrélation, deux
« aveuglements ».
(45) « Je suis abandonnée de tous [de loutj. / Je suis une île (...) Je suis une île et seule ».
Mémoires d'aveugle
(46) Roger de Piles raconte P« Histoire d'un sculpteur aveugle qui faisait des portraits en cire ».
C’est encore une histoire de la mémoire : « (...) “U n jour entre autres, l'ayant rencontré dans le
palais Justinien où il copiait une statue de Minerve, je pris occasion de lui demander s'il ne
voyait pas un peu pour copier aussi juste qu’il faisait. Je ne vois rien, m e dit-il, et mes yeux sont .
au bout de mes doigts. (...) Je tâte, dit-il, mon original, j'en examine les dimensions, les
éminences et les cavités : je tâche de les retenir dans ma mémoire, puis je porte ma main sur ma
cire, et par la comparaison que je fais de l’un et de l’autre, portant et rapportant ainsi plusieurs
fois la main, je termine le mieux que je puis mon ouvrage (...) Mais sans aller plus loin, nous
avons à Paris un portrail de sa main, et c’est celui de feu Monsieur Hesselin, maître de la
chambre aux deniers, lequel en fut si content et trouva l’ouvrage si merveilleux q u ’il pria
l’auteur de vouloir bien se laisser peindre pour emporter son portrait en France, et pour y
conserver sa mémoire. ” (...) Je m ’aperçus que le Peintre lui avait mis un œil à chaque bout de
doigl pour faire voir que ceux qu’il avait ailleurs lui étaient tout à fait inutiles ». Cours de
peinture par principes. Préface de Jacques Thuillier, Paris, 1989, p. I6l sq. Je souligne. Ce récit
est au service d'une thèse sur le clair-obscur que nous ne pouvons reconstituer ici.
47
Jacques D e r rid a
Je vous arrête un instant, avant que vous n ’alliez trop loin. Si l’on ne
se rappelle aucun dessinateur aveugle, proprement privé de la vue et des
yeux {ab oculis), n’cst-cc pas aller contre le bon sens même, n est-ce pas
céder à une provocation facile que de prétendre exactement le contraire, à
s a v o i r ^ ue tout dessinateur est aveugle ? Q u ’il soit en proie à une dévorante
prolifération de l’invisible, personne ne le conteste, mais cela suffit-il à faire
de lui un aveugle £ Et à justifier cette contre-vérité ? Monct lui-même faillit
seulement, à la fin, perdre la vue.
17. Ecolc du Oucrchin, Délia scolptura si, délia pittura no, musée du Louvre.
(n19 de t'ewpo&iiion)
Jacques D e rrid u
(48) « Q u ’est-ce que dessiner ? demande Van Gogh. Comment y arrive-t-on r C’est l'action de
se frayer un passage à travers un mur de fer invisible ». Cette lettre est citée par Artaud (O.C.
X ÎÏÏrp . 40). Dans un essai consacré aux dessins et portraits d ’Antonin Artaud {Forcener le
subjcctilc, in Artaud. Portraits et Dessins, Paris, 1^86), je tente en particulier d'interpréter le
rapport entre ce q u ’Artaud appelle la mal adresse nécessaire du dessin dans le frayage de
l’invisible et le rejet d’un certain ordre théologique du visible, d ’une autre « maladresse» de
Dieu comme « art du dessin ». C om m e si Artaud contresignait ici l'aveuglement décidé tic
Rimbaud : « Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière. Je ne suis pas chrétien. »
i
Mémoires d ’aveugle
Cela v a u t# fortiori de l’autre. Il faudrait citer ici tout L ’art mnémonique. Par
exemple :
« Je veux parler de la méthode de dessiner de M.G. Il dessine de mémoire, et
non d’après le modèle (...) tous les bons et vrais dessinateurs dessinent d’après
l’image écrite dans leur cerveau, et non d'après la nature. Si l’on nous objecte
les admirables croquis de Raphaël, de Watteau et de beaucoup d ’autres, nous
dirons que ce sont là des notes très minutieuses, il est vrai, mais de pures
notes. Quand un véritable artiste en est venu à l'exécution définitive de son
œuvre, le modèle lui serait plutôt un embarras qu'un secours. Il arrive même
que des hommes tels que Daumier et M.G., accoutumés dès longtemps à
exercer leur mémoire et à la remplir d'images, trouvent devant le modèle et
la multiplicité de détails qu'il comporte leur faculté principale troublée et
comme paralysée.
l(_
Baudelaire, il est vrai, interprète alors la mémoire comme réserve )
Tjl
naturelle, sans histoire, sans tragédie, sans événement, comme la matrice iwyjf'/v f i à ' v y v
naturellement sacrificielle, c’est son mot, d ’un visible trié, élu, filtré. Elle ne ■co1 V'i'îl
rompt avec le présent de la perception visuelle que pour mieux voir à
dessiner. Mémoire créatrice, schématisation, temps et schème de l'imagina
tion transcendantale selon Kant, a_vec sa « synthèse » et ses « fantômes ».
« Duel », c’est aussi un mot de Baudelaire, duel, comme dans mon rêve,
entre deux aveugles et pour l’appropriation de l’excès : le plus-de-vue. la
vision visionnaire du seer qui voit au-delà du présent visible, la sur-vue ou la jl
—.. survie de la vue. Et le dessinateur qui se fie à la vue, à la vue p résente, celui
■ ' qui a peur de suspendre la perception visuelle, celui qui ne veut pas en faire
o son deuil» celui-là commence à devenir aveugle par simple peur de perdre la
vue. Cet infirme est déjà sur le chemin de la cécité, il ^st_« myope ou
presbyte ». La rhétorique baudelairienne use aussi de figures politiques.
« Il s’établit alors un duel (je souligne, J.D.) entre la volonté de tout voir, de
ne rien oublier, et la faculté de la mémoire qui a pris l’habitude d ’absorber
vivement la couleur généraient la silhouette, l’arabesque du contour. Un
51
l
*“ * * 7 ~
/* * * * " L i ■<— 7,r > y 4 ^
“ r - V L t f i t
(50) C ’est l’hypothèse de George Levitine qui entend ainsi préciser ou corriger celles de Robert
Rosenbium clans sa très riche étude, « T he Origin o f Painting : A Problem in the Jconography
o f Romani ic Classicism », The Art Huiletin, X X X IX , 1957. Ce dernier avait considéré The Origin
of Painting, de Runciman (1771) com me l'inauguration de cette inépuisable « tradition
iconographique » en m ém oire de Dibutade, la icunc Corinthienne qui portait le nom de son
Jacques D e r r id u
père et qui « devant être séparée de son amant pour quelques jours, remarqua sur une muraille
l’ombre de ce jeune hom me dessinée par la lumière d'une lampe. L ’amour lui inspira l’idée de
se ménager cette image chérie, en traçant sur l’ombre une ligne qui en suivit et marqua
exactement le contour. Cette amante avoii pour père un Potier de Sycione, nom m é Dibutade... »
(Antoine d’Origny, cité par Rosenblum, op. cit. n. 21). Remarquons que dans la topographie
ainsi retracée, le disposiui de l’origine du dessin rappelle très précisément celui de la spéléogic
platonicienne. Dans ses « Addenda » à l’étude de Rosenblum (in The Art Bulletin , XL, 1958),
G. Levitine nous reconduit à des « origines du dessin » antérieures, plus originaires en somme.
La première serait une gravure à partir d ’un dessin de Charles Le Brun (avant 1676) et l'autre à
partir d ’un dessin de Charles-Nicolas Cochin fils (1769). Dans les deux cas, on voit la jeune
Corinthienne, son amant et Cupidon. Ce dernier guide la main de Dibutade dans la version de
i i . Le Brun. Sur le thème de l’amour aveugle (caecus amor, caeca libido, caeca cupido, caecus amor
|.e<> y çmX U ' sui), sur Thistoire si paradoxale des » d£lCupidph qui ne furent pas toujours « bandés »,
. je ne peux que renvoyer ici au riche article que Panbfsky lui consacre dans ses Essais d'iconologie
O j7 ' 0( 0^ , jH } (op. cit. p. 151 sq).
M 1 (51) Nougaret note en effet dans ses Anecdotes des Beaux-Arts (1776) que si parlais les rôles sont
' inversés (c’est l’amant qui dessine), l’amante « profita de l’heureux stratagème de son amant » et
dessina la silhouette à son tour non sur un mur mais sur un voile « qu elle sut garder avec le plus
grand soin » (cité par G. Levitine, Ioc. cit. p. 330. Je souligne, J.D.).
54
Jacques D e r r id a
père et qui « devant être séparée de son amant pour quelques jours, remarqua sur une muraille
l’ombre de ce jeune hom m e dessinée par la lumière d ’une lampe. L ’amour lui inspira l’idée de
se ménager cette image chérie, en traçant sur l'ombre une ligne qui en suivit et marqua
exactement le contour. Cette amante avoit pour père un Potier de Sycione, nom m é Dibutade... »
(Antoine d ’O rigny, cité par Rosenblum, op. cit. n. 21). Remarquons que dans la topographie
ainsi retracée, le dispositif de l’origine du dessin rappelle très précisément celui de la spéléogie
platonicienne. Dans ses « Addenda » à I étude de Rosenblum {in The Art Bulletin, XL, 1958),
(r. Levitine nous reconduit à des « origines du dessin » antérieures, plus originaires en somme.
La première serait une gravure à partir d ’un dessin de Charles Le Brun (avant 1676) et l’autre à
partir d'un dessin de Charles-Nicolas Cochin fils (1769). Dans les deux cas, on voit la jeune
Corinthienne, son ainant et Cupidon. Ce dernier guide la main de Dibutade dans la version de
i *• i . Le Brun. Sur le thèm e de l’amour aveugle (caecus amor, caeca libido, caeca cupido, caecus amor
le} y ÊMX sui), sur l’histoire si paradoxale des « veux » diçr"Cupid^h qui ne furent pas toujours « b an d és »,
, je ne peux que renvoyer ici au riche article que Panbfsky lui consacre dans ses Essais d'iconologie
C r t P .'o lo ’l , / * / (op. cit. p. 151 «q). ~ ~
rH ^ n ’ (51) Nougaret note en effet dans ses Anecdotes des Beaux-Arts (1776) que si parfois les rôles sont
' inversés (c’est l’amant qui dessine), l’amante « profita de l'heureux stratagème de son amant * et
dessina la silhouette à son tour non sur un mur mais sur un voile « qu'elle sut garder avec le plus
grand soin » (cité par G. Levitine, loc. cit. p. 330. Je souligne, J.D.).
54
19. lowpb-Benoît Suvée, Dibutade ou l'Origine du Dessin.
Bruges, ( îro cn in fiu erm iseu m .
(n* I de l’exjxMjnon)
(53) Maurice M erleau-Ponty, Le Visible et l ’invisible, suivi de notes de travail, texte établi par
Claude Lefort, Paris 1964, Coll. T el, p. 311.
56
Mémoires d'aveugle
<^V) V tW '11/ k
le remembrement. Ce non-visible ne qualifie pas u n phénomène présent
ailleurs, latent, imaginaire, inconscient, caché, passé, c’est un « phéno
mène-» dont l’inapparence est d ’un autre ordre ; et ce que nous convenons
d ’appeler ici transcendantalité n ’est pas sans rapport avec la « transcendance
pure, sans masque ontique » dont parle Merleau-Ponty :
(54) p. 282-3.
(55) p. 300.
(56) p. 301.
(57) p. 3U3 (outre les pages citées, cf. aussi pp. 268-72, 279, 295 sq, et passim).
57
Jacques D c r r id a
2 J i T ^-fx a ^'b
— Voyons maintenant le second aspect. Ce n ’est pas un aspect second ou
secondaire. Il apparaît ou plutôt disparaît sans retard. Je le surnommerai le
retrait ou Céclipse, l'inapparence différentielle du trait. Nous venons de nous
l'é lit^ ,
intéresser à l’acte de tracer, au tracement d u trait. Que penser maintenant
du trait une fois tracé ? N on pas de son frayage et du trajet inaugural de la
trace, mais d e ' œ ^ u i en reste ? Un tracé ne se voit pas. O n devrait ne pas le
d** f W - j '
voir (ne disons pas pour autant : « Il tant ne pas le voir ») dans laTnesure où
ce qui lui reste d ’épaisseur colorée tend à s’exténuer pour marquer la seule
bordure d'un contour : entre le dedans et le dehors d ’une figure. Cette
limite atteinte, il n'y a plus à voir, pas même du noir et blanc, de la fig u re/
forme, et c’est le trait, voici la ligne même : qui donc n ’est plus ce q u ’elle est,
car elle ne se rapporte dès lors jamais à elle-même sans se diviser aussitôt, la
divisibilité du trait interrompant ici toute identification pure, et formant, on
l’aura sans doute compris maintenant, notre hypothèque générale pour toute
pensée du dessin, à la limite inaccessible en d roit. Cette limite n ’est jamais
présentement atteinte mais le d essin toujours fait signe vers cette
inaccessibilité, vcrs-le seuil où n^appâraîf que l’entour d u t r a h , ce qu il
e'^pïCITetr’tJelimitant et qui donc ne lui appartient pas. Rien n 'appartient au
trait, d onc a u dessin et à la pensée du dessin, pas même sa propre « trace ».
Rien n ’y participe même. Il ne joint et n ajointe q u ’en séparant.
Est-il fortuit "que nous retrouvions, pour en parler, le langage de la
théologie négative ou des discours occupés à nom m er le retrait du dieu
invisible ou du dieu caché ? De Celui q u ’il ne faut ni voir de face ni
représenter ni adorer, c’est-à-dire idolâtrer sous les traits de l’icône ? Celui
qu'il est même périlleux de nomm er de tel ou tel de ses noms propres r Fin
de l’iconographie. La mémoire des dessins-d‘aveugles, c’est trop évident
depuis longtemps, s’ouvre comme une mémoire-Dieu. Elle est théologique
de part en part, jusqu au point, tantôt inclus, tantôt exclu, où le trait qui
s’éclipse ne peut même pas se dire au présent, car il ne se rassemble en
aucun présent, « Je suis celui qui suis » (formule dont on sait que la
gram m aire originale implique le futur). Le tracé sépare et se sépare lui-
même, il ne retrace que des frontières, des intervalles, une grille
d Jespacément sans a p p ropriation possible. Inexpérience du dessin (et
l'expérience, son nom l’indique, consiste toujours à voyager par-delà les
limites) traverse et institue en même temps ces frontières, elle invente le
Mémoires d'aveugle
Shibboleth de ces passages (le chœur de Samson Agonistes rappelle ce qui lie
le Shibboleth^ cette circoncision de la langue, à la sentence de mort :
« ... when so many died / Without reprieve adjudged to death, / For want o f well
pronouncing Shibboleth »(58).
Une limite linéaire, celle dont je parle, n'a pourtant rien d'idéal ou
d'intelligible. Se divisant elle-même en son ellipse, à partir ^/'elle-même elle
se départit d ’elle-mêmevelle ne s’établit en aucune identité idéale. En ce clin
de l’œil, l’ellipse n ’est pas un objet mais ùiTbattemcnr7îelT"différence qui
l’engendre, ou, si vous prêterez, u ne jalousie {blind) de traits cisaillant
l'horizon et à travers lesquels, entre lesquels vous observez sans être vu, vous
entrevoyez ce que je veux dire : loi de (entrevue. Pour la même raison, le
T „— i ~
trait n ’est pas sensible, comme le serait le plein d ’une couleur. Ni intelligible
ni sensible. Nous parlons ici de cécité graphique et non chromatique, de
dessin non de peinture, même si parfois telle peinLure peut s’épuiser à
peindre le dessin, voire à représenter, pour la mettre en tableau, l’allégorie
d ’une « origine (lu dessin ». Si nous sommes depuis tout à l'heure sortis de la
caverne platonicienne, ce ne fut pas p ou r voir enfin Yeidos de la chose
même, après conversion, anabase ou anamnèse. Nous avons quitté la <rr,^r)
caverne parce que cette spéléologie de Platon m anque, incapable d ’en tenir
compte sinon de le voir, l’inapparence d ’un trait qui n ’est ni sensible ni
intelligible. Elle le manqu e précisément parce q u ’elle croit le voir ou le
donner à voir. La-lucidité de ladite spéléologie porte en elle un autre
aveugle, non pas le caverneux mais celui qui ferme les veux sur cet
< -
aveuglement — ci. (Laissons pour une autre occasion le traitement réservé
par Platon à ces grands aveugles que furent H om ère et Œdipe.)
«.Avant » toutes les « tâches aveugles » qui, littéralement ou par
figure, organisent le champ scopique et la scène du dessin, « avant » tout ce
qui peut arriver à la vue, « avant » toutes les interprétations, les
ophtalmologies, les théo-psychanâlyses du sacrifice ou de la castration, il y
aurait donc le rythme écliptique du trait, la jalousie, la contraction
aboculaire qui donne à voir « depuis » l’invu. « Avant » et « depuis »
dessinent dans le temps ou l'espace un ordre qui ne leur appartient pas,
n’est-ce pas trop évident r
(58) « ... lorsqu’ils moururent en si grand nombre / A la mort condamnés, sans grâce ni sursis /
Pour n’avoir jamais su prononcer Shibboleth. »
59
Jacq ues D e r rid a
rKOv'"\
Vv£*A,V A 'Jfr
60
Mémoires d'aveugle
s’entendre appeler, comme Dibutade, l’autre ou par l’au tre. Dès q u ’un nom
vient hanter le dessin, et même le sans-nom de Dieu dès lors q u ’il ouvre
l'espace de la nomination, un aveugle a partie liée avec le voyant. Un duel
interne s’engage au cœur même du dessin.
Le retrait transcendantal appelle et interdit à la fois l’autoportrait. Non
pas celui de l'auteur et présumé signataire, mais celui du « point-source »
du dessin, l'œil et le doigt, si l’on veut. Ce point se représente et s’éclipse eri
même temps. Il se livre à l’autographe de ce clin d ’œil qui l’enfonce dans la
nuit, ou plutôt dans le temps de ce jour déclinant où sombre le visage : il
s’emporte lui-même, se décompose ou se laisse dévorer par une bouche
d ’ombre. C ’est ce que m ontrent certains autoportraits de Fantin-Latour,
C ’est ce dont ils seraient plutôt les ligures, ou la dé monstration. Parfois
I invisibilité s’y partage, si l’on peut dire, entre les deux yeux. Il y a. d ’une part
la fixité monoculaire d ’un cyclope narcisse : un seul œil ouvert, le droit, et
fermement arrêté sur sa propre image. Il ne la lâchera pas mais c’est que la
proie lui échappe nécessairement, elle emporte le leurre. Les traits d ’un
autoportrait sont aussi les traits d ’un chasseur fasciné. L ’œil fixe ressemble
toujours à un œil d'aveugle, parfois à l’œil du mort, à ce m o m ent précis où
le deuil commence : il est encore ouvert, une main pieuse devrait bientôt le
fermer, il rappellerait un portrait d ’agonisant. A se regarder voir, il se voit
aussi bien disparaître au mom ent où le dessin tente désespérément de le
ressaisir. Car cet œil de cyclope ne voit rien, rien q u ’un œil q u ’il prive ainsi
de voir quoi que ce soit. Voyant du voyant et non du visible, il ne voit rien.
Ce voyant se voit aveugle. D ’autre part , et ce serait comme la vérité nocturne
de l’œil, Vautre œil s’enfonce déjà dans la nuit, ici légèrement caché, voilé,
en retrait, là totalement indiscernable et fondu dans une tache, ailleurs
absorbé par l'ombre que lui lait un haut-de-forme en abat-jour. D ’un
aveuglement l’autre. Au moment de l'autographe, avec la plus intense
lucidité, le voyant aveugle s’observe, il fait observer..,
— Vous dites toujours observer, faire observer, etc. Vous aimez le mot...
61
\ ^ j O -vi v i \ A \ï}\
\
A l » regarde » {aspicio), je « mire », je m ’étonne de voir, j’admire (miror,
admiror). Ici même, et c’est un paradigme, nous ne pouvons que supposer
l’intuition. Dans ces deux derniers cas en effet (autoportrait du dessinateur
en train de dessiner et vu de face), c’est seulement par hypothèse que nous
l’imaginions en train de se dessiner lui-même en face d ’un miroir, et donc
en train de faire l’autoportrait du dessinateur en train de faire l’autoportrait
du dessinateur. Mais ce n'est q u ’une conjecture, Fantin-Latour peut aussi se
montrer en train de dessiner autre chose {Autoportrait dessinant). Il peut se
dessiner de face, face à autre chose ou face à nous, mais non nécessairement
face à lui-même, comme d ’autres se dessinent aussi de profil ; ainsi Le
29 peintre dessinant (à la manière de Bruegel le Vieux) ou le dessinateur assis de
28 Van Rysselberghe qu'on peut identifier au peintre, au moins par métony
mie, mais dont on peut aussi apprendre, par des indices nécessairement
extérieurs, qu'il s’agit d ’un autre artiste (Charpentier en l’occurrence).
Q u ’est-ce que cette conjecture met en lumière ? Pour former
l'hypothèse de l’autoportrait du dessinateur en autoportraitiste, et vu de face ,
le spectateur ou l'interprète que nous sommes doit imaginer que le
dessinateur ne fixe q u ’un point, un seul, le foyer d'un miroir en face de lui,
c’est-à-dire depuis la place que nous occupons, en face à face avec lui : cela
ne peut être l’autoportrait d ’un autoportrait que pour l'autre , pour un
I **Mk«-
spectateur qui occupe la place d ’un unique foyer, m a i s au centre de ce qui
C^Aw^r^, i
*-" ij^vrnit prrr un miroir. Le spectateur remplace et obscurcit alors le miroir, il
^ ia> Alv rend aveugle au miroir en produisant, en mettant en œuvre la spécularité
»-*•——
recherchée. La performance du spectateur, telle q u ’elle est essentiellement
£. J-nfi. t^ 1
prescrite par l'œuvre, consiste à frapper le signataire d ’aveuglement, et donc
jTvu'UCV
à crever du même coup les yeux du modèle ou à le faire, lui, le sujet (à la fois
modèle, signataire et objet de l’œuvre) se crever les yeux pour se voir et
aussi bien pour se représenter à l’œuvre. S ’il y en avaity l'autoportrait
64
Mémoires d'aveugle
(59) Der Sandmann, le conte d ’Hoffmann, est une effroyable histoire d'yeux arrachés et de
prothèses optiques. La bonne d ’enfant décrit ce méchant homme qui jette des poignées de sable
dans les yeux des enfants quand ils ne veulent pas dormir, ce qui fait sauter les yeux tout
sanglants hors de la tête. Au cours d’une maladie et d ’un délire, l’étudiant Nathanaël associe la
figure terrible de l'avocat Coppélius (qu’il aurait entendu crier « Des yeux, ici, des yeux ! »)
avec celle de l’opticien ambulant Coppola qui, en hurlant dans la rue « J’ai aussi de beaux yeux,
de beaux yeux », vend en fait d'inoffensives lunettes. Nathanaël achète une lorgnette à l’aide de
laquelle il guette la belle Olympia, la fille du professeur Spalanzani qui se révèle être un
automate. Puis c’est la scène au cours de laquelle Coppola et Spalanzani se disputent la poupée
sans yeux. Spalanzani jette à la tête de l’étudiant les yeux sanglants d ’Olympia en criant que
Coppola les a volés, etc. La fin de la maladie et du délire n'est pas la fin d’un récit que la
littérature freudienne a, malheureusement peut-être, saturée d ’interprétations automatiques.
C est dans « L’Inquiétante étrangeté » (Das Unhetmliche, 79/9) que Freud, en tout cas, illustre
de cette référence à L ’Homme au sable sa formulation la plus voyante de l’équivalence entre la
crainte- pour les yeux et l’angoisse de castration, son discours sur la genèse des doubles, les effets
du narcissisme primaire, etc. Crime, châtiment, aveuglement. Au centre, la figure d’Œdipe :
« Le châtiment que s'inflige Œdipe, le criminel mythique, quand il s’aveugle lui-même, n’est
qu'une atténuation de la castration laquelle, d’après la loi du talion, serait seule à la mesure de
Son crime (...) Aussi ne conseillerais-je à aucun adversaire de la méthode psychanalytique de
s’appuyer justement sur le conte d'Hoffmann, L ’Homme au sable, pour affirmer que la crainte
pour les yeux soit indépendante du complexe de castration. Car pourquoi la crainte pour les
yeux est-elle mise ici en rapport intime avec la mort du père ? Pourquoi l'homme au sable
revient-il chaque fois comme trouble-fête de l’amour ? » (tr. fr. M. Bonaparte et E. Marty, in
Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Idées, p. 182).
ELntre autres textes, on peut aussi se reporter à de beaux exemples mythologiques de
répression de la scoptophilie sexuelle dans « La destruction psychogène de la vue d ’un point de
vue psychanalytique » [Die psychogene Sehstorung in psychoanalytischer Auffassung, 1910). Sur la
65
Jacques D c r r id a
66
«
——
29. Manière de Pierre Bruegel, Pierre Brueghel dans son atelier, m usée du Louvre.
Jacques D e r r id a
précisément sous sa signature qui est aussi la signature d'un autre, et dont
les lignes m im ent le rythme de toute la scène, d ’une scène elle-même
réfléchie et déplacée, rassemblée dans un coin ; l’élève du maître, humble,
c’est-à-dire près de la terre ou du sol, assis, les jambes repliées, visiblement
en train de dessiner, à la manière du maître, cette chose sur laquelle il se
penche mais qui est aussi dérobée à notre vue.
On devrait différencier encore l’esquisse de cette typologie. Mais dans
tous les cas d ’autoportrait, seul un réfèrent non visible dans le tableau, seul
un indice extrinsèque pourra permettre une identification. Celle-ci restera
toujours indirecte. O n pourra toujours dissocier le « signataire » et le
« sujet » de l’autoportrait. Q u ’il s’agisse de l’identité de l’objet dessiné par le
dessinateur ou du dessinateur dessiné lui-même, q u ’il soit ou non l’auteur
du dessin, l’identification reste probable, c’est-à-dire incertaine, soustraite à
toute lecture interne, objet d ’inférence et non de perception. De culture et
non d ’intuition immédiate ou naturelle (ici se situerait en toute rigueur la
condition d ’une sociologie de l’art graphique et d ’une pédagogie du regard).
C ’est pourquoi le statut de lautoportrait de l’autoportraitiste gardera
toujours un caractère d ’hypothèse. Il dépend toujours de l’effet juridique du
titre, cet événement verbal qui n ’appartient pas au dedans de l’œuvre,
seulement à sa bordure parergonale. L ’effet juridique en appelle au
témoignage du tiers, à sa parole donnée, à sa mémoire plus q u ’à sa
perception. C om m e les Mémoires, l'Autoportrait paraît toujours dans la
réverbération de plusieurs voix. Et la voix de l’autre commande, elle fait
retentir le portrait, elle l’appelle sans symétrie ni consonnance,
Si ce qu'on appelle autoportrait dépend de ce fait q u ’on l’appelle
« autoportrait », un acte de nomination devrait me permettre, à juste titre,
d ’appeler autoportrait n ’importe quoi, non seulement n ’importe quel dessin
(« portrait » ou non) mais tout ce qui m ’arrive et dont je peux m ’affecter ou
me laisser affecter. C o m m e Personne, dira Ulysse au mom ent d ’aveugler
Poiyphème. Avant même q u ’on ne tente une histoire raisonnée du portrait,
avant même q u ’on ne diagnostique son déclin ou sa ruine (« le portrait
périclite » disait Valéry(W,)), on doit toujours dire de l’autoportrait : « s’il y en
avait... », « s’il en restait ». C ’est comme une ruine qui ne vient pas après
(60) Cité dans l’étude de Michel Servière, « L’imaginaire signé », in Portrait, autoportratt (E.
Van de Casteele, J.L. Déotte, M. Servière, Paris, 1987, cf. p. 100 et passim). Je renvoie aussi en ce
point à l’analyse de Louis Mann, « Variations sur un portrait absent : les autoportraits de
Poussin (1649-1650) », in Corps écrit, n. 5.
68
Mémoires d'aveugle
69
30 François Stella, Ruines du Cotisée à Rome, musée tlu Louvre.
(iv 21 d e l'rxjxisilion)
d ’un regard qui sc regarde dans les yeux et n est pas loin de s’y enfoncer
jusqu’à perdre la vue par excès de lucidité. Augenblick sans durée
« pendant » lequel, cependant, le dessinateur feint de fixer le centre de la
tache aveugle. Même si rien ne se passe, si aucun événement n ’a lieu, le
signataire s’aveugle au reste du monde. Mais incapable de se voir,
*\ proprement et directement, tache aveugle ou trait transcendantal, jl se
(jV^ ^ contemple au ssi aveuglément, il a tta q u e sa v u e juscju’à é p u ise m e n t de
ciM rçl-'Vf~ jiarcissi& iD e. La v ér ité de ses propres yeux de v o y a n t, au double sens de ce
terme, c’est la dernière chose qui se puisse surprendre, et nue , sans attributs,
* -———- ___ 1 ‘*" 3—
I■
sans lunettes, sans chapeau, sans bandeau sur la tête, en un miroir. Lejvisage
nu ne peut se regarder en face, il ne peut se regarder dans une glace.
Cette dernière locution dit quelque chose de la honte ou de la pudeur
qui fait partie du tableau. Elle l’engage dans l’irrépressible mouvement
d ’une confession. Même s’il n ’y a pas encore de crime (réalité ou
phantasme), m êm e s’il n ’y a pas de Gorgone, de miroir-bouclier, de geste
agressif ou apotropaïque. H onte ou pudeur, certes, à peine surmontées pour
être observées, gardées et regardées, respectées et tenues en respect, à la
condition d ’une part d ’ombre. Mais aussi la peur livrée en spectacle, je se-
voir-vu-sans-être-vu, histrionisme et curiosité, exhibitionnisme et voyeu-
ŸCM'ï' ^ risme : le sujet de l’autoportrait devient la peur, il se fait^peur.
.a j ^ "--
Mais comme l’autre, là-bas, reste irréductible, comme il résiste à toute
intériorisation, subjectivation, idéalisation dans un travail du deuil, la ruse
d u narcissisme n ’en finit plus. Ce q u ’on ne peut voir~ on peut encore tenter
de se le réapproprier, en calculer l’intérêt, le bénéfice, l'usure. On peut le
décrire» l*écrirel te mettre en scène.
O n dessinera d'une part l’artefact : des objets techniques destinés,
comme des prothèses, à suppléer la vue, et d ’abord à pallier cette ruine
transcendantale de l’œil qui le menace et le séduit dès l’origine, par exemple
37,38 le miroir, les longues vues, les lunettes, les jumelles, le monocle. Mais
comme la perte de l’intuition directe, nous l’avons vu, est la condition ou
l’hypothèse même du regard, la prothèse technique a lieu, son lieu, avant
toute instrumentalisation, au plus proche de l’œil, comme une lentille de
substance animale. E l l e ^ détache immédiatement du corps propre. L ’œil se
détache(M), on peut le désirer, désirer l’arracher, se l’arracher même. Depuis
toujours : l’histoire moderne de l’optique ne fait que représenter ou
74
Mémoires d'aveugle
(65) Un dessinateur d'après le Mercure de M. Pigalle, Salon de 1753, gravé par Le Bas. Le
Dessinateur d’après Chardin, Salon de 1759, gravé par Fliparl. Cf. à ce sujet Michael Fried, op.
cit. p. 13-15.
(66) Par exemple L'Ermite endormi, de Joseph-Marie Vicn, Salon de 1753, cf. aussi M. Fried,
o.c.p. 28.
(67) Cf. l'analyse de Michaeî Fried (« The Early Self-Portraits », in Courbet’s Realism, Chicago
et Londres, 1990, p. 53 sq).
75
36. Jean-Siméon Chardin, Autoportrait au chevalet, m usée du Louvre,
(n” 17 de l'exposition)
37. Félicien Rops, Femme au lorgnon, musée du Louvre, funds du musée d Orsay,
(rr2-\ de l'exposition)
38 Pkm rllo, Etude tir trois têtes, m uscc du L ouvre,
39 . O dilon Redon, Les yeux clos, m usée du Louvre, (om is du m usée d Orsay, donation A ri et Suzanne Redon
(n‘ 2N tic l'exposition)
41. Ecole A llem ande, vers 154(1,
Portrait de M argatctc Prcliuritz, m usée du Luuvrc.
(n" 26 Je l'exposition)
f
Jacques D e r rid a
(68) « Décapiter : châtrer. La terreur devant la Méduse est donc la terreur de la castration en
tant qu elle est liée à la vue (...) La vue de la tête de Méduse raidit dans la terreur, transforme le
spectateur en pierre. Même origine dans le com plexe de castration et m êm e transformation
d’affect ! Car le devenir raide (das Siarrwerden) signifie Pérection et donc la consolation du
spectateur dans la situation originelle. Il a encore un pénis, il s’en assure dans son devenir-
raide ». Freud, Das Medusenhaupt, 1922 {J’ai traduit une partie de ce texte et en ai proposé une
lecture dans La dissémination, p. 47). Sur la G orgone et le m ythe de Persée, je renvoie à Jean-
Pierre Vernant, notamment au chapitre La mort dans les yeux dans le livre qui porte ce titre
(Paris, 1985).
84
44 . Giacifllû Calandrucci, Tête de Méduse, musée du Louvre.
(n“ J2 de l'exposition)
45. Ecolc N ap o litain e d u X V II'siè c le , dessin repris p a r C h arles N ato ire. Persée changeant l ’hinée en pierre, m usée d u Louvre.
(n° de l'exposition)
47. I.util G iordano, Persée décapitant Méduse, m usée du Louvre.
Jacques D e r rid a
88
48 O dilon Redon, L'œil au pavot. muser iiu Louvre, londs «lu m usée d'Orsay, donation C laude Rogcr-Marx.
(n" Î4 de rexpotiuon)
__________________________________________
Jacques D e r r i d a
Homère joue plus d une fois sur ces mots quand Polyphème fait écho à la
question du chœur : (e me iis... e me tis...) : « La ruse, mes amis ! la ruse ! et
non la force !... et qui me tue ? personne !» Et à son tour, Ulysse fait
retentir les mêmes mots en signant sa ruse de son nom de personne et de sa
« métis ». En se présentant comme Personne, il se nomm e et s’efface en
même temps : comme personne, logique de l’autoportrait. La ruse cruelle
de Personne n ’en donne pas moins son triomphe en spectacle. C'est, dans
notre mémoire poétique, l une des plus terrifiantes descriptions d ’œil crevé.
A-t-elle jamais été dessinée ? A-t-on jamais représenté ce mouvement de
levier du mochlos> de ce pieu à la pointe de feu qui dessine un trajet de vrille
dans l’œil ensanglanté de Polyphème r
%
« Il se renverse alors et tombe sur le dos (...) J’avais saisi le pieu ; je l’avais mis
à chauffer sous le monceau des cendres (...) Quand le pieu d’olivier est au
point de flamber, — tout vert qu'il fût encore, on en voyait déjà la terrible
lueur, — je le tire du leu ; je l’apporte en courant ; mes gens, debout,
m ’entourent : un dieu les animait d’une nouvelle audace. Ils soulèvent le
pieu : dans le coin de son œil, ils en fichent la pointe. Moi, je pèse d ’en haut
et je le fais tourner... Vous avez déjà vu percer à la tarière des poutres de
navire, et les hommes tirer et rendre la courroie, et l’un peser d’en haut, et la
mèche virer, toujours en même place ! C ’est ainsi q u ’en son œil, nous tenions
et tournions notre pointe de feu, et le sang bouillonnait autour du pieu
brûlant : paupières et sourcils n’étaient plus que vapeurs de la prunelle en
flammes, tandis qu’en grésillant, les racines flambaient. |Dans l’eau froide
du bain qui trempe le métal, quand le maître bronzier plonge une grosse
hache ou bien une doloirc, le 1er crie et gémit. C’est ainsi q u ’en son œil, notre
olivier sifflait...1<70>. Il eut un cri de fauve. La roche retentit. Mais nous,
épouvantés, nous étions déjà loin. T1 s’arrache de l’œil le pieu trempé de sang.
Il le rejette au loin, de ses mains en délire. Il appelle à grands cris ses voisins,
les Cyclopes... »(7lK
(71) Odyssée, IX, 370-399. Celte scène est évoquée a centre du formidable Rapport sur les
aveugles d'Em estp Sabato (in AUjandra, tr. fr. J. J. Villard, Paris, 1967, p. 296-297). Je remercie
Cristina de Peretti cle^ ie l’avoir donné à lire et j'en cite un seul cl long passage, en raison de sa
conclusion, celle vers laquelle nous nous orientons ici, la conclusion des yeux clos : un certain
passage entre la croyance, le « je crois », «croyez », « vous croyez », et ce que nous avons
surnommé l'hypothèse de la vue : « Et ainsi quand d ’autres gamins, ennuyés, contraints par les
professeurs ne s’attardaient pas sur les pages d'H om ère, moi qui avais crevé des yeux d ’oiseaux,
je sentis un premier frémissement quand le poète décrivait avec une force et une précision
90
49. Annibal C arraehe, Polyphème, m uscc du Louvre.
(d"30 de l'exposition)
I
51. D 'aprcs G iu lio Rom ano, Lu chute des géants, musée du Louvre.
Jacques D e r rid a
Cyclopic, près de Naples, nom d ’un pays dont les premiers habitants
furent surnommés les Opil^oi (nation des yeux) par les premiers colons grecs
et dont l'autre nom fut oinotria, ce que les Grecs interprétaient comme
« pays du vin » (oinos = vinum). Fameux et bavard, comme son nom
pourrait l’indiquer, Polyphème semble cracher laves et rochers. Sa clameur
ivre incarne la puissance volcanique (outre que les cyclopes, géants errants
mais familiers des forges, appartiennent souvent, comme on le voit ici, à des
so corporations de vulcaniciens, de métallurgistes m agiciens^), c’est-à-tîire ce
pays troué de cratères, comme autant d'yeux en éruption. La Cyclopie,
« pays des yeux », crache sans cesse des larmes de colère. L ’œil de*s Cyclopes
donne lieu à des représentations hétérogènes. La description est rarement
froide ou neutre. U n œil, l’œil-un, le monocle, n ’est jamais un objet. Parfois
5i il paraît ouvert à la manière d ’une plaie dont les lèvres charnues saignent
encore : obscénité d ’une cicatrice, suture impossible de la fente, génitalité
49,52 frontale. Parfois l'anomalie paraît invisible ou banalisée: représentation
interdite, comme ce fut parfois le cas, ou spectacle à éviter, exhibition d ’une
infirmité, exposition d'un strabisme louche ou sinistre.
Il faut ajouter une possiblité à cette typologie : le dessin de son propre
53 masque en trompe-l'œil. L 'Autoportrait en trompe-l’œil de Faverjon serait ici
exemplaire. Le visage présumé de l’auteur sort d'un cadre, mais à l’intérieur
du cadre. Il déborde le portrait pour vous voir regarder ce q u ’il feint de
*•»
étonnantes, presque mécaniques avec une perversité de connaisseur, un sadim e vindicatif, le
moment où Ulysse et ses com pagnons frappent et font grésiller l’a il du Cyclope avec un pieu
ardent. H om ère nTétait-il pas aveugle ? » Ht après avoir évoque Tirésias, Alhena, Œ dipe :
* ... Je n’ai pu chasser la conviction toujours plus forte et mieux fondée, que les aveugles
régissent le monde au moyen des cauchemars et des hallucinations, tics épidém ies et des
sorcières, des devins et des oiseaux, des serpents, et en général de tous les monstres des ténèbres
et des cavernes. C ’est ainsi que je décelai sous de fausses apparences un m onde abominable. F.t
c ’est ainsi que j’entraînai mes sens, les exacerbant par la passion et l’inquiétude, par l’attente et
la peur, dans le seul but de parvenir à voir enfin les grandes puissances des ténèbres, de m ême
que les mystiques arrivent à voir les dieux de la lumière et de la bonté. Oui, m oi, mystique de
l’Ordure et de l’Enfer, je puis et je dois dire : Croyez en moi ! ».
(72) Cf. Jean-Pierre Vernant, Mythe et Pensée chez les Grecs, Paris, 1965, p. 207. Sur cet épisode,
cf. aussi J.P. Vernant et M. D étienne, Les ruses de / Intelligence, La Métis des Grecs, Paris, 1974,
notamm ent, p. 62. Si ['Ulysses de ce siècle ne fut sans doute pas l’œuvre d ’un aveugle, com m e on
le dit de 1 Odyssée, mais d ’un écrivain promis à la cécité, m enacé par ce destin privilégié, il
faudrait étudier de très près l’épisode dit des Cyclopes (La taverne, en fin d ’après-midi, le
tremblement de terre, les « vagues séism iques » qui ne laissent q u ’une « masse de ruines » et de
« débris humains », l’allusion à la « chaussée géante j» et aux « témoins visuels » {eyetvttnesses,
etc). T echnique du chapitre, le « gigantism e », nous dit Stuart Gilbert en insistant sur le * m otif
“Elie” » à la fin du chapitre {James foyce’s Ulysses, N ew York, 1930, ch. XII, p. 25H sq.).
94
53. Jean M anc Favcrjon, Autoportrait n i trompe l'œil, musée d ’Orsay.
(n11,35 d e l'ex p o sitio n )
Jacques Derrida
96
Mémoires d'aveugle
sa volonté, soit q u ’il tente à tâtons de tromper sa propre cécité. Mais dès lors
qu ’il ne voit pas, et c’est par là q u ’il est d ’abord exposé, nu, offert au regard,
à la main, voire à la manipulation de l’autre, c’est aussi un sujet trompé.
Guetté par la chute ou par la méprise. L ’autre peut abuser de lui ; pour le
faire tomber ou pour substituer ceci à cela, lui faire prendre ceci pour cela.
Paradigme : L ’aveugle trompé, de Greuze, le vieil aveugle abusé par une
jeune femme. Par exemple (un exemple parmi d ’autres ? me demandait
sans doute mon rêve de deuil, de vieux et d ’yeux), la même tromperie ne
peut-elle pousser un fils à la place d ’un autre, faire passer un frère pour
l'autre, au moment fatal de la bénédiction testamentaire ou de l’élection ?
La tromperie ultime et irréversible, la plus monstrueuse, la plus tragique,
celle qui engage une destination historique, n ’est-ce pas la substitution
d ’enfant au moment de l'héritage ? A Isaac, le vieil aveugle, Rébecca fait
croire q u ’il étend la main de la bénédiction sur Esaü, son fils aîné, alors
qu’elle lui a substitué Jacob. A travers sa dimension légère, enfantine et
ludique, est-ce que l’intrigue du colin-maillard ne fait pas signe dans cette
direction qui se cherche au bout des bras tendus, comme dans le Colin-
Maillard de Fragonard ou la Scène de Colin-Maillard de Bramer ? Ne s’agit-
il pas de désigner un relais en touchant, mais aussi en nommant un
successeur dans la nuit ? Ne s’agit-il pas toujours d ’un jeu de mains, comme
dans L ’aveugle trompé, où Greuze montre la main d'un vieux mari tenant
celle de sa jeune femme, comme si ce contact le rassurait dans la confiance
et la certitude au moment où nous voyons les deux jeunes amants trahir et
peut-être bientôt trahis eux-mêmes par la chute de la cruche r {7î)
(73) Comme L ’aveugle trompé de G reuze (Salon tic 1755), Moscou, Musée Pouchkine, le Colin-
Maillard (Hlmd Mans Buff) de Fragonard, 1755 (National Gallery, W ashington D . C.) est
reprodun et analysé d ’un autre point de vue par M. Fried {op. cit. p, 67, 141). L ’aveugle trompé
permettrait d’identifier une « mutation majeure » (a major shift), au milieu du siècle, dans
I"histoire de ce que Fried appelle \ « absorption du spectateur •> par la structure m êm e de la
représentation ou du tableau. Alors que la cécité de L'aveugle (artiste inconnu, d ’après Chardin,
Salon 1753, reproduit p. 56) « garantit », par son indifférence m êm e, que « le personnage n’est
pas conscient de la présence du spectateur », L'aveugle trompé au contraire (un mari âgé devant
lequel sa jeune femme et son amant essaient de ne pas faire de bruit, alors que le jeune homme
vient de répandre le contenu d ’une cruche tenue dans la main droite) attire et im plique le
spectateur. Celui-ci devient indispensable à la narration dramatique. Sa place de témoin visuel
est marquée dans le dispositif de la représenlation. Le tiers, pourrait-on dire, y est inclus. Dans
sa rivalité avec Chardin, G reuze aurait à la fois cherché à perfectionner l’invention de son
« grand prédécesseur », en rendant le dispositif encore plus résistant à la présence du spectateur,
el néanmoins « à exploiter le thème de la cécité » à des fins « m anifestement » contraires, à
savoir l’inclusion ou l’« absorption » structurelle du spectateur (p. 7U).
97
I
100
59. R em brandt, L r songe de jucob, m u sée du LûUVre.
(tr 37 de l'exposition)
Jacques D errida
(77) * Wcr blind wühlet, dem schliigt Opferdampf/In die Augen, W. Benjamin », « Les Affinités
électives de Goethe », 1922, tr. M. de Gandillac légèrem ent m odifiée, m W. Benjamin, 1. Mythe
et violence, Paris, 1971, p. 161. Un certain sacrifice des yeux oriente le récit de H. ( i. W ells, Le
pays des aveugles (tr. H. Davray et K. K ozakiew icz, Paris). C ’est la vue qui y est décrite comme
une infirmité, et le droit d ’entrer dans cette société se paie de la cécité. Par amour pour une
citoyenne du pays des aveugles, dont le père s’appelle Yacob, com m e l’aïeul aveugle de la
Genèse, Nunèz. envisage « d ’affronter les chim rgiens aveugles » (p. 57) et se dem ande : « Si je
consentais à ce sacrifice f » (p. 60)
102
Mémoires d’aveugle
fit approcher de lui. Israël étendit sa main droite et la plaça sur la tête
d'Ephraïm (or cclui-ci était le cadet) et il plaça sa main gauche sur la tête de
Manassé : il avait croisé ses mains, car Manassé était l'aîné. »(78).
Aveugles à l'usage de ceux qui voient décrit à deux reprises cette vision « par
la peau ». Non seulement on peut voir « par la peau », mais l’épiderme des
mains serait comme une « toile » tendue pour le dessin ou la peinture :
« Saunderson voyait donc par la peau, cette enveloppe était donc en lui d’une
sensibilité si exquise, qu’on peut assurer qu’avec un peu d ’habitude il serait
parvenu à reconnaître un de ses amis dont un dessinateur lui aurait tracé le
portrait sur la main, et qu’il aurait prononcé, sur la succession des sensations
excitées par le crayon : C'est monsieur un tel. Il y a donc une peinture pour les
aveugles, celle à qui leur propre peau servirait de toile (...) Je pourrais ajouter
à l'histoire de l’aveugle du Puisaux et de Saunderson celle de Didyme
d’Alexandrie, d’Eusèbe l’Asiatique, de Nicaise de Méchlin, et quelques
autres qui ont paru si fort élevés au-dessus du reste des hommes, avec un
sens de moins, que les poètes auraient pu feindre, sans exagération, que les
dieux jaioux les en privèrent de peur d ’avoir des égaux parmi les mortels.
Car qu'était-ce que ce Tirésias, qui avait lu dans les secrets des dieux, et qui
possédait le don de prédire l’avenir, q u ’un philosophe aveugle dont la Fable
nous a conservé la mémoire ? » Et dans VAédition à la lettre précédente : « Il
ne me reste plus qu’à vous exposer ses idées sur l’écriture, le dessin, la
gravure, la peinture ; je ne crois pas q u ’on eu puisse avoir de plus voisines de
la vérité (...) Ce fut elle qui parla la première. ‘Si vous aviez tracé sur ma
main, avec un stylet, un nez, une bouche, un homme, une femme, un arbre,
certainement je ne m’y tromperais pas ; je ne désespérerais pas même, si le
trait était exact, de reconnaître la personne dont vous m ’auriez fait l’image :
ma main deviendrait pour moi un miroir sensible ; mais grande est la
différence de sensibilité entre cette toile et l’organe de la vue. Je suppose
donc que l’œil soit une toile vivante d’une délicatesse infinie ; l’air frappe
l’objet, de cet objet il est réfléchi vers l’œil (...) Si la peau de ma main égalait
103
61, E c o le de Fontainebleau, Diane pleurant la mort d’Orion, m usée du Louvre.
Miémoites d'aveugle
la délicatesse de vos yeux, je verrais par ma main comme vous voyez par vos
yeux, et je me figure quelquefois qu'il y a des animaux qui sont aveugles, et
qui n’en sont pas moins clairvoyants (...) C'est la variété de la sensation, et
par conséquent de la propriété de réfléchir l’air dans les matières que vous
employez, qui distingue l’écriture tlu dessin, le dessin de l’estampe, et
l'estampe du tableau’
L ’auteur d ’une Lettre sur les aveugles... et des Salons ne fut pas
seulement un penseur de la mimesis hanté par la cécité* il sut aussi écrire,
« dans les ténèbres », une lettre d ’am our aux yeux bandés, une lettre « pour
la première fois » dessinée « sans voir ». Il sut écrire :
« J écris sans voir. Je suis venu, je voulais vous baiser la main et m’en
retourner. Je m ’en retournerai sans cette récompense. Mais ne serai-je pas
assez récompensé, si je vous ai montré combien je vous aime. Il est neuf
heures. Je vous écris que je vous aime, je veux du moins vous Fécrire ; mais
je ne sais si La plume se prête à mon désir. Ne viendrez-vous poini pour que
je vous le dise et que je m’enfuie ? Adieu, ma Sophie, bonsoir. Votre cœur ne
vous dit donc pas que je suis ici. Voilà la première fois que j'écris dans tes
ténèbres. Cette situation devrait m ’inspirer des choses bien tendres. Je n’en
éprouve qu’une, c’est que je ne saurais sortir d’ici. L’espoir de vous voir un
moment me retient, et je continue de vous parler, sans savoir si je forme des
caractères. Partout où il n'y aura rien, lisez que je vous aime. » (à Sophie
Volland, le 10 juin 1759)
Sujet à méprise, l’aveugle est aussi le sujet du châtiment. Dès lors q u ’on
lui prête un sens, le coup qui fait perdre la vue inscrit le sacrifice dans la
représentation économique d ’une justice. Fatalité d ’autant plus implacable
q u ’elle suit une loi de rétribution ou de compensation, d échangé et
d ’équivalence. La logique du châtiment recouvre celle de l'acquittement. La
punition peut annuler le mal ou même produire un bénéfice (intérêt, usure
des yeux perdus), Orion se voit deux lois puni pour la violence de son désir.
(79) Dans la même - Lettre », Diderot imagine aussi un duel entre ces deux philosophes
* aveugles » que seraient Berkeley ei Condillac. Maigre tout ce qui les oppose, ils ont en
comm un l'idéalisme. Or ce m ol, alors tout neuf, désigne aux yeux de Diderot une philosophie
pour aveugles, une philosophie née de père ou de mère aveugle : « On appelle idéalistes ces
philosophes qui, n’ayant conscience que de leur existence et fies sensations qui se succèdent au-
dedans d ’eux-mêmes, n'admettent pas autre chose ; système extravagant qui ne pouvait, ce me
semble, devoir sa naissance q u ‘à des aveugles ». Et après avoir rapproché ces deux idéalistes-
.iveugles que seraient Condillac ci Berkeley : « N e seriez-vous pas curieuse de voir aux prises
deux ennemis, dont les armes se ressemblent si fort ? » (lettre sur les aveugles à l'usage de ceux
qui voient, ed. Vcrnière, in Oeuvres Philosophiques, Paris, 1%5, p. 114-5).
105
Jacques D e r r i d a
T1 perd la vue, puis la vie. Mais le feu solaire lui rend la vue quand, les yeux
crevés par Oenopion, le père de Méropé, et guidé par Cédalion qu'il porte
sur ses épaules, Orion se met en marche vers l’astre éblouissant, cet autre
60,61 œil, cet œil de l’autre qui le voit venir. En revanche, il est vrai, le venin
solaire d ’un scorpion le met à mort sur l’ordre d'Artémis, Mais une
revanche rétablit aussi l’équivalence ou l’équité.
Devenant ainsi martyre, donc témoignage, l’aveuglement est souvent
le prix à payer pour qui doit ouvrir enfin les yeux, les siens ou ceux d ’un
autre, afin de recouvrer une vue naturelle ou l’accès à une lumière
spirituelle. Le paradoxe tient à ce que l’aveugle devient ainsi le meilleur
témoin, un témoin élu. D ailleurs un témoin, en tant que tel, est toujours
aveugle. Le témoignage substitue le récit à la perception. Il ne peut voir,
montrer et parler en même temps, et l'intérêt de l’attestation, comme du
testament, tient à cette dissociation. Aucune authentification ne peut
montrer, présentement, ce que voit le témoin le plus sûr, ou plutôt ce q u ’il a
vu et garde en mémoire s’il n'a pas été emporté par le feu (et quant aux
témoins d ’Auschwitz, comme de tous les camps d ’extermination, voilà pour
les dénégations « révisionnistes » une abominable ressource).
Il s’agit donc toujours de revenir d ’un égarement, de restituer une
destination, de rendre ce q u ’il eût fallu voir à ne pas perdre. Le châtiment
62 d'Elymas, auquel la vue sera d ’ailleurs rendue , rend lui-même au proconsul
une foi dont le mage cherchait à le détourner. Saül, qui est aussi Paul, le
« fixe alors dans les yeux ». O n le voit aussi pointer son doigt dans la même
direction, sur la gauche du dessin de Giulio Clovio, et les mains de tous les
personnages sont tendues : les unes vers les autres, mais aussi vers le centre
d ’une présence invisible qui oriente tous les corps. Prévoyant ce qui va se
produire, Paul annonce donc à Elymas que la main du Seigneur va
l’enténébrer, mais provisoirement et providentiellement. « ô plein de toute
ruse et de toute scélératesse, fils du diable, ennemi de toute justice, tu ne
cesseras donc pas de pervertir les droits chemins du Seigneur ? Et
maintenant, voilà la main du Seigneur sur toi : tu vas être aveugle et, pour
un temps, tu ne verras plus le soleil. Brumes et ténèbres tombèrent tout de
suite sur lui, et il tournait, cherchant qui lui donnerait la main. Alors le
proconsul, voyant ce qui était arrivé, fut frappé de la doctrine du Seigneur
et eut foi. »w
Traduira-t-on aveuglement par castration ? S’intéresse-t-on encore à
106
82. Gjulio Clovio, Elymas frappé de cécité, musée du Louvre,
(rr 40 <lc l'exposition)
63. Ecolc h olh n daise. fin du X V IIe, attribué à H oet, Samsati aveuglé par les Philistins, muscc du Louvre,
(n" 19 de l'exposition)
Mémoires d'aveugle
cela ? Pour illustrer la « vérité » massive de cet axiome freudien (mais c'est
la question de la vérité que nous mettons ici en observation — ou en
mémoire, et d ’aveugle), on dispose de tout le matériau d ’une démonstration
facile et éclatante dans l’histoire de Samson. Celui-ci perd tous les attributs
ou tous les substituts phalliques, les cheveux puis les yeux, après que la ruse
de Dalila eut trompé sa vigilance pour le livrer à une sorte de sacrifice, un
sacrifice physique. Il n ’est pas seulement figure de la castration, figure-
castration, il devient lui-même de pied en cap, un peu comme tous les
aveugles, les borgnes ou les Cyclopes, une image phalloïde, un sexe dévoilé,
vaguement obscène et inquiétant {« Que cherchent-ils au ciel, toiîs ces
aveugles ? »), tendu vers le lieu invisible et menaçant de son désir, dans un
mouvement énergique, déterminé mais incontrôlable, tout en puissance,
potentiellement violent, tâtonnant et sûr à la fois, entre l’érection et la chute,
d ’autant plus charnel, voire animal, que la vue ne le garde pas, notamment
des gestes impudiques. Plus nu q u 'u n autre, un aveugle devient virtuelle
ment son propre sexe, il se confond avec lui parce q u ’il ne le voit pas, et ne
se voyant pas exposé au regard de l’autre, c'est comme s’il avait perdu
jusqu’au sens de la pudeur. L ’aveugle n ’a pas honte, disait en somme
Luther(8,). A suivre l’analogie entre l’œil et le sexe, ne peut-on dire que l’œil "
de l’aveugle, l’aveugle lui-même, tient son étrange familiarité, son (^
inquiétante étrangeté d*être plus nu ? Exposé nu sans le savoir ? Indifférent à
sa nudité, à la fois moins nu et plus nu qu'un autre de ce fait ? Plus nu car on
voit alors l’œil lui-même , tout à coup exhibé dans son corps opaque, organe
de chair immobile, dépouillé de la signification du regard qui venait à la
fois l’animer et le voiler. Inversement, le corps même de l’œil, en tant qu'il
voit, disparaît dans le regard de l’autre. Quand je regarde quelqu’un qui
voit, la sig nification vivante de son regard me dissim ule, en quelque sorte et
dans une certaine mesure, ce corps de l'œil que je peux facilement fixer chez
l'aveugle, au contraire, et jusqu'à l’indécence. Il s’ensuit q u ’en règle
générale — une règle bien singulière, et propre à dissocier l’œil de la vision
— nous sommes d ’autant plus aveugles à l’œil de f a utre q ue ce dernier se
• montre capable de voir et que nous pouvons échanger avec lui un regard.
Loi du chiasme dans le croisement ou le non-croisement des regards : la
fascination par la vue de l'autre est irréductible à la fascination par l’œil de
[(81) Cité par Kahren Jones Hellerstedt, « T h e Blind Man and his G uide in Netherlandish
A y,~
Painling * (Simtolus..., vol. XIII, n. 3/4, 1983, p .18). Cette riche étude concerne de nombreuses *
u-uvres que nous avons dû laisser dans l’ombre, pour observer ce qui fait la loi de cette
exposition : le corps des dessins conservés au Louvre.
109
Jacques D e r r id u
110
Mémoires d'aveugle
5”c»~
« Une seule vengeance pour deux yeux », « les morts... plus nombreux » :
dans cette logique du supplément sacrificiel, il y a toujours une récompense
de la ruine, le bénéfice d ’une usure, bref une hypothèque des yeux et une
prime à taveuglement,
C ’est ce calcul aveugle et providentiel à la lois, ce pari sur
l’aveuglement que Milton traduit dans l'autoportrait que reste Samson
Agonistes. Comme Samson, le poète aveugle est l’élu de Dieu, un châtiment
terrible devient le prix à payer d ’une mission nationale et d ’une responsabi
lité politique. Et l’aveugle regagne > il garde et regarde, il compense en
lumière spirituelle ou intérieure aussi bien q u ’en lucidité historique ce 'à
quoi scs yeux de chair sont tenus de renoncer. La cécité ne fait q u ’illuminer
les « yeux du dedans » : »
« But he, though hlind of sight,
Despiscd and tkought extinguished quite,
fVrth inwqrd eyes illuminated.
Mis fiery virtue roused
Front under ashes into sudden f l a m e »(83)
Mais la question reste vive pour Samson, à vif mais fermée sur un
secret : si l’intériorité de la lumière est la vie de l’âme, pourquoi fut-elle
confiée à l’extériorité du corps, emprisonnée, « confinée » dans un globe
aussi vulnérable que l’œil ?
« Since light sa necessaiy is to life,
And almosi life itself if il he true
Thaï light is in the soul,
She ail in every part, why was the sight
To such a tender bail as th ’eye confined ? » W I
(83) * Mais lui, bien que privé de vue / Couvert de mépris et supposé éteinl absolument / Voici
qu'illuminé de ses yeux du dedans / Arracham sa farouche v e r tu /D e sous les cencfres
l’enflamma soudain... »
(84) « Mais si la lumière est si nécessaire à la vie / Si elle est presque la vie m êm e, et s'il est vrai /
Que la lumière est en l’âme / Et celle-ci tout entière en chacune de nos parts, alors pourquoi la
v u e/F u t-elle recluse en ce globe si frêle, un œil ? »
III
65, |c a n - B a p tis te Isabcy, Le général Drouot. m u s é e du L o u v r e .
Mémoires d’aveugle
— Chaque fois qu'un châtiment divin s’abat sur la vue pour signifier le
mystère d une élection, l’aveugle devient le témoin de la foi. Une conversion
(85) « O ù as-tu su trouver mots de tel compas ? / D ’où te fut accordée étendue si vaste de
l'esprit ? / Le juste ciel, à ton tour, com m e il récompensa Tirésias / Du don de prophétie te rend
la vue perdue », On M r Milton s Paradis? Lost. (Penguin, p. 192) On sait d'autre part que Milton
élabore toute une théorie de la Lumière divine ou Irinitaire aussi bien dans Paradise Lost que
dans Christian Doctrine. Le Fils n'est que « bright effluence », luminosité de la lumière qui
procède du Père. Seul ce dernier est lumière essentielle, essence de la lumière. (Je m ’inspire ici
du travail inédit d'un étudiant, Marc Geisler, A Friendly Struggle : Milton, Marvell and the
Liberties o f Bltndness).
(86) Sur les Bélisaire de Peyron et de David, voir l’analyse de Regis Michel qui cite le mot de
Diderot devant le vieux général condamné par l'empereur (ustinien * jaloux de ses victoires »,
déchu, aveugle et mendiant dans son casque :« Toujours je le vois et crois toujours le voir pour
la première fois » (Salon de 1781). Regis Michel, in David, l ’art et la politique (Paris, 1988, p. 31
sq). Très attentif à de nombreuses mises en scène de Bélisaire {op. cit. p. 146-160), Michael Fried
cite pour sa part une lettre de Diderot (18 juillet 1762) qui s'inscrit bien dans cette
problématique de I « absorption », de la supposition du spectateur, de l'inscription du point de
vue comme partie prenante dans le tableau. Le dessinateur doit-il annuler l'hypothèse du
spectateur ? Doit-il faire comme s'il n’y en avait pas ou supposer le visiteur aveugle ? Oui, selon
Diderot : « Si quand on fait un tableau, on suppose des spectateurs, tout est perdu. Le peintre
sort de sa toile, com me l'acteur qui parle au parterre sort de la scène. (...) Le Bélisaire ne fait-il
pas L’effet q u ’il doit faire ? Q u’importe qu'on le perde de vue ! » {op. cit. p. 147).
113
66. I>clin ( )rsi, Im conversion de saint Paul, musée du I suivre
( n° 42 de l ' exposi t i on)
Mémoires d'aveugle
Maria del Popolo), le cheval seul reste debout. Etendu à terre sur le dos, les
yeux clos, les bras ouverts et levés au ciel, Paul est tourné vers la lumière qui
i’a fait tomber à la renverse. La clarté semble descendre sur lu r c o m m e si
elle était réverbérée par sa bête même. Outre son rappel dans l’Épître aux
Galates^7’, la conversion est décrite par trois fois dans les Actes des Apôtres.
Le premier récit n’est pas de la bouche de Paul (ou Saül) et il constitue une
narration plus visuelle de l'événement :
« ... et comme il approchait de Damas, une lumière du ciel I éblouit soudain
et, tombant par terre, il entendit une voix qui lui disait : “Saül, Saül,
pourquoi me poursuis-iu ?" Il dit : ‘‘Qui es-tu, Seigneur ?” Et lui : “Je suis
[ésus, que tu poursuis. Mais lève-toi, enlre dans la ville, et on te dira ce que
tu dois faire”. Les hommes qui raccompagnaient s’étaient arrêtés, stupéfaits
d’entendre la voix et de ne voir personne, Saül se releva de terre, les yeux
ouverts et n*y voyant rien : et c’est en lui donnant la main qu’ils le firent
entrer à Damas- Il lut trois jours sans y voir, et il ne mangea, ni ne but ».(88(
C ’est au cours d ’une vision que Dieu apparaît au disciple Ananie à qui
il confie la mission de poser les mains sur Saül pendant une prière (et aussi
au cours d ’une vision de Saül : récit d ’une vision dans la vision). Et cela
« pour q u ’il voie » :
« Et le Seigneur lui dit (à Ananie) : "Lève-toi, va dans ce qu’on appelle la rue
Droite, dans la maison de Judas, et cherche un nommé Saül de Tarse ; car le
voilà qui prie et il a vu un homme appelé Ananie qui entrait et qui posait les
(87) 1, 12-24 (éd. Pléiade, tr. J. Cirosjean, M. Léturmy, P. Gros). L E p itre aux Galates associe de
façon particulièrement étroite le thème de la conversion (toujours une expérience du regard
intérieur tourné vers la lumière- .ni moment de la révélation, c'esL-à-dire au m om ent de la vérité)
au thème de la cîrc^nritinn Celle-ci devient inutile après la révélation ou le « dévoilem ent » du
Christ (« Car dans le christ Jésus la circoncision n'est bonne a rien et le prépuce non plus, mais
la foi, qui est à l’œuvre par la charité » (5,6).
\ 17
Jacques D e r rid a
mains sur lui pour qu’il voie (...)" Ananie s’en alla, entra dans la maison et,
après avoir posé les mains sur lui, il dit : “Saül, mon frère, le Seigneur, ce
Jésus que tu as vu sur le chemin par où tu venais, m ’a envoyé pour que tu
voies et que tu sois rempli d’Esprit saint ”. Aussitôt tombèrent de ses yeux
comme des écailles. Il voyait. Il se leva, fut immergé et, quand il eut pris de
la nourriture, il fut revigoré.
Les deux autres versions sont aussi des mémoires, les confessions ou
l’autoportrait d ’un converti. Saul parle à la première personne. Il insiste
davantage sur la figure de l’aveugle comme témoin. Privilège de l'aveugle,
il aura entendu, non moins que vu : 4
* r
« Je suis tombé par terre et j'ai entendu une voix me dire ; Saül, Saül,
pourquoi me poursuis-tu ? (..,) Ceux qui étaient avec moi ont bien vu la
lumière, mais ils n’ont pas entendu la voix de celui qui me parlait. » Puis
c’est la parole d'Ananie : « Le Dieu de nos pères t’a destiné à connaître sa
volonté, à voir le |uste et à entendre une voix de sa bouche, car tu lui seras
témoin, devant tous les hommes, de ce que tu as vu et entendu (...) Et de
retour à Jérusalem, comme je priais dans le temple, voilà que j’ai été hors de
moi et je l'ai vu, lui, qui me disait : Dépêche-toi, sors vite de Jérusalem, car
ils ne recevront pas ton témoignage sur moi »<9°*
(91) 26,16-20.
118
Mémoires d'aveugle
(92) Confessions, Livre XI, ch. 1.1 263 in Oeuvres de saint Augustin., t. XIV7 tr. Ér, Tréhorel et
Bouissou. Paris, 1962, p. 2 7 L
p \%Mruu
119
Jacques D e r r id a
Lumière que voyait Isaac, quand, malgré le voile pesant que la vieillesse
avait fait tomber sur les flambeaux de sa chair, il mérita non pas de bénir ses
fils en les reconnaissant mais de les reconnaître en les bénissant ! Lumière
que voyait Jacob, quand, prisonnier de ses yeux lui aussi à cause de son
grand âge, il éclaira les générations de son peuple à venir, préfigurées
(praesignata) en ses fils, des rayons de son cœur illuminé, et quand sur ses
petits-fils, enfants de Joseph, il posa ses mains mystérieusement croisées, non
pas dans l’ordre rectifié du dehors (forts) par leur père, mais selon ce que lui-
même discernait au-dedans (intus) ! C ’est elle, la vraie lumière ; elle est une,
et tous ceux-là sont un, qui la voient et qui l’aiment (ipsa est lux, una est et
unum omnes, qui vident et amant eam). Quant à l’autre, la lumière corporelle
dont je-parlats.~elle assaisonne de sa douceurTefluisante la vie des aveugles
amants du siècle (condit vitam saeeuh caecis amatoribus). Mais lorqu’ils savent
te louer aussi à son sujet, « ô Dieu, créateur de toutes 'choses », ils la prennent
{adsumunt eam) pour la mettre dans ton hymne au lieu de se faire prendre
par elle {non absumuntur ab eu) pour leur perte dans leur sommeil,
(93) Confessions, Livre X, ch. X X X IV , 51.52, p. 234-235. Les mots en italique signalent des
citations de l'Ecriture.
Mémoires d'aveugle
(95) Voir * Une allégorie sacrée de Jan Provost » par Nicole Rcynaud, in Revue du Louvre,
Paris, 1975, nwl, p. 7. Ici ou là cette allégorie est dite « chrétienne » plutôt que « sacrée ».
121
89. |:in Provost, Allégorie sacrée, m usée du Louvre.
36 d e l'cxposittori)
( ti °
Mémoires d'aveugle
123
Jacques D e r r id a
« L'excitation fiévreuse de ces fêtes, dont connaissance était venue aux Grecs
par toutes les voies de terre ou de mer, il semble qu’ils en furent un temps
protégés et tenus à l’abri par la figure orgueilleusement érigée de leur
Apollon, lequel ne pouvait opposer la tête de Méduse à nulle puissance plus
redoutable que cette puissance grotesque et brutale du dionysiaque. Et c’est à
l’art dorique qu’il revint d’immortaliser, dans son refus, cette majestueuse
attitude d’Apollon. » Et c’est ensuite « la réconciliation des deux adver
saires »(98). j
Nietzsche n ’eut jamais de mots assez cruels contre saint Paul et saint
Augustin. Mais son jgcce Jiorno a beau jouer l’Antéchrist et « Dionysos
contre le Crucifié » (Dionysos gegen den Gef^reuzigten), le livre est encore
l’autoportrait d ’un aveugle, et d ’un fils aveugle doué d ’une seconde, voire
d ’une troisième vue. Il se présente com m e un expert de l’om bre à qui fut
(97) la Naissance de la Tragédie, tr. fr. M. Haar, Ph. Lacoue-Labarthe et J.L. Nancy, Paris, 1977,
p. 151.
(98) Tbid. p. 47. « Cette réconciliation est le m oment le plus important de toute l’histoire du
culte grec : où q u ’on porte les yeux, les conséquences bouleversantes de cet événem ent sont
visibles ». Plus loin : « Et voici q u ’Apollon ne pouvait vivre sans Dionysos 1 Le “titanesque” el
Je “barbare” étaient en fin de com pte aussi nécessaires que l’apollinien ! » (p. 55), Quant à la
place du tiers, du témoin cl tle l'observateur, N ietzsche lui assigne le point de vue du chœur
dans la tragédie grecque. Com mentant une formule de Schlegel : « (...) si le chœur est le
* spectateur (Zuschauer) idéal », c’est qu'il est en réalité le seul voyant (Schauer), le voyant du
m onde visionnaire de la scène. T el que nous le connaissons, en effet, un public de simples
spectateurs était inconnu des Grecs. » (p. 72). Sur l’aveuglem ent, le « regard blessé », le masque
apollinien ou dionysien, la speciralité, etc. cf. p. 76 sq et passim. D ’H om ère l'aveugle, Nietzsche
dit qu’il écrit de façon plus « évocatrice » (anschauhch) parce qu'il sait mieux « voir avec
pénétration » (anschauen) (p. 73).
124
Mémoires d ’aveugle
(99) Ecce Homo. ir. A. ViaJatte (légèrement m odifiée), Paris, 1942, p» 18, 19, 22.
125
70. Charles Le Brun, Le pleurer, musée du Louvre.
(n°43 de l'exposition)
71. Damclr da Volfcrra, Femme an pied de la croix, musrc du Louvre,
(n* de l'exposition)
Jacques Dcrritla
— C ’est bien ce qui vous est arrivé, n'est-ce pas, vous le disiez tout à
l’heure.
128
Mémoires d'aveugle
(101) « Le Pleurer. Alors celuy qui pleure a le sourcil abbessé sur le milieu du frond, les yeux
presque fermés, fort m ouilliez, abbessez du costez des joües, et les narines enflees et tous les
muscles et vaine du front fort apparente, la bouche sera à dem y ouuerte, ayant les costés
abbessés, faisant des plis aux joues, la leure de dessou paroistra renuersée, et poussera celle du
dessus, tout le visage sera ridé et froncé et la couleur fort rouge principalement à l'endroit des
sourcils, les yeux, du nez et des joues ». (Traité des Passions. Discours fa it par M. Le Brun, premier
peintre de France aux Académistes en l'Accademie Royal/e à Paris, Autographe inédit du texte
publié en 1698, p. 387). On aura remarqué l'insistance sur le m ouvem ent de chute (trois fois le
mot « abbessé ») et sur le sourcil, plutôt que sur les yeux. C ’est là un axiome de Le Brun. Le
sourcil joue le rôle le plus significatif dans ce traité ou ce portrait des passions ; « Et com m e
nous auons dict que la glande qui est au m ilieu du cerueau est le lieu ou l ame reçoit les images
des passions, le sourcil est la partie de tout le visage ou les passions si font le m ieux connoistre,
quoy que plusieurs ayent pensé que ce soit dans les zieux. 11 est vrai que la prunelle par son feu
et son mouuement faict bien voir I agitation de l ame, mais elle ne faict pas connoistre de quelle
nature est cette agitation. » (p. 377).
129
Jacques D e r r i d a
u
Open then, mine eyes, your double sluice,
And pmetise so your noblest use ;
For oîhers too can sce, or sleep,
But only human eyes can weep.
(102) A ndrew Marvell, Eyes and Tears (Complété Poems, Grande-Bretagne, 1972, p. 52).
« Q u elle fut sage. Nature, de destiner a in s i,/A u x pleurs cl à la vue les m êmes yeux ! / Pour
qu’ayant regardé de l’objet la vanité / Soyons prêts à nous plaindre (...) Ouvrez donc, ô mes
yeux. YGtfe écluse double / V o t r e plus noble office accomplissez a in si;/C a r mires ont
également puissance de voir et de d o rm ir/S eu ls cependant les yeux de l’hom m e ont puissance
de pleurer (...) Ën vous laissez ainsi le torrent déborder la source, / Q u ’œil et larme soient un : /
Alors chacun porte ta différence de l’autre ; / Les yeux pleurant, ces larmes voient ».
Catalogue des œuvres exposées
Etabli par Yseult Séverac
On trouvera les notices îles œuvres exposées dans l’ordre alphabétique des artistes.
Les chiffres en caractère gras renvoient aux illustrations du texte de Jacques Dcrrida.
Les dimensions des œuvres sont données en centimètres.
I3J
f
Catalogue- d es œ u v re s exposées
132
C a ta lo g u e des œ u v re s exposées
133
C a ta lo g u e des œ u v re s exposées
r e g r e t s d e l ’a v e u g l e , a p p e l é c o m m e a r b i t r e ,
historiques, critiqu es, théologiques, et
L e d essin est une illu stratio n d 'u n des
d e ne p o u v o ir a d m ire r u n tab leau re p ré
moraux, sur les événements les plus mémora d iffé re n ts é ta ts de l ’â m e d écrits par
s e n t a n t les e x p l o i t s d ’A l e x a n d r e le G r a n d
blés du vieux et du nouveau Testaments d e
Le B run tla n s sa c é lè b r e c o n f é r e n c e s u r
S aurm (L a H a y e et A n v e rs , 172 6-1 73 6),
d o n t il v e n a i t d e t o u c h e r la s ta t u e . l’Expression des Passions p r o n o n c é e à l 'A c a
r e l a t a n t l’h i s t o i r e d e S a m s o n q u i , l iv r é a u x
P lu s f id è le , s e m b l e - t - i l , à la m o rale d e d é m i e e n 1668, c o n f é r e n c e q u i allait fixer
T r i b o l o » le d e s s i n d u L o u v r e m o n t r e q u e P h i l i s t i n s p a r la t r a î t r i s e d e D a l i l a . se l a i t
les r è g le s de la re p ré se n ta tio n pour la
a v eu g ler.
le s u j e t s u s c ita it e n c o r e u n v i f i n t é r ê t a u p e i n t u r e d ’h i s t o i r e . L a c o n f é r e n c e , p u b lié e
X V II* siècle. L 'h is to ir e est ég a le m e n t Musée du Louvre, p o u r la p r e m i è r e lo is e n 1698, fut p lu sie u rs
r a c o n t é e p a r R i c h a r d s o n d a n s so n Traité département des arts graphiques. fois r é é d i t é e au cours du X V I I I e siècle.
134
C a ta lo g u e des œ u v re s exposées
135
C a ta lo g u e des œ u v re s exposées
15 n o v e m b r e 1775 (p ro b a b le m e n t p a rtie
O d ilo n R E D O N Tête d'agonisant
d u n" 9 7 9 ) ; a c q u i s p o u r le C a b i n e t d u roi.
( B o r d e a u x 1840 - P a r i s 1916) P i e r r e n o i r e , s a n g u i n e , r e h a u ts de blanc.
I n v e n t a i r e 22 881.
Bibliographie H . : 2 9,7 ; L . : 21,2. M o n o g r a m m é c l daté
3 9 ( n " 2 8 d e l 'e x p o s i t i o n )
e n h a u t à d r o i t e à la p ie r r e n o ire : I563/B.
B e n e s c h . 1955, t. I I I , n" 5 57 , fig. 68 6 ; G i l -
Les yeux clos t a ij, 1988, p. 2 6 4 , n° 138. Historique
Exposition A m a t e u r »A — S a i n t M o r y s ; Saisie des
S a n g u i n e s u r c a r t o n b e i g e p e i n t e n g r is .
P a r i s , L o u v r e , 1988 1989, n° 30. E m i g r é s (1 793). I n v e n t a i r e 19 300.
H . : 4 9 ,5 ; L. : 37. S i g n é r n b a s à d r o i t e a u
Bibliographie
c r a y o n n o i r : O D IL O N REDON.
Jacob, qui s ’é t a i t endorm i co n tre une, B o o n , 1977, p. 110, fig. 15.
Historique
p i e r r e , e u t u n s o n g e ; il v it u n e é c h e l l e q u i Exposition
A rï et S u z a n n e R ed o n ; d o n a tio n au L o u
m o n t a i t j u s q u ' a u ciel a v e c d e s a n g e s et P a r i s , L o u v r e , 1986, ^ 9 3 .
v r e e n 1982. I n v e n t a i r e R F 40 619.
D i e u lu i a n n o n ç a la f o r t u n e d e sa d e s c e n
Bibliographie E t u d e d e t ê te , d o n t le m o d è le n ’est pas
d a n c e (Ancien Testament, Genèse, 28, 10-
B a c o u , 1956, t. I l, p. 4 9 , n u 44. c o n n u , d o n n é e e n r a is o n d u m o n o g r a m m e
22). D essin que sa q u a lité au to rise à
Exposition à u n Maître B, q u e les t r a v a u x récents de
m ain ten ir dans l ’œ u v r e de R e m b ra n d t,
P a r is , P a la i s d e T o k y o , 1984, n u 454. K..-J. B o o n o n t p e r m i s d 'i d e n t i f i e r au pein
b i e n q u e le t h è m e d u s o n g e d e J a c o b a it été
s o u v e n t c o p ié p a r s o n é c o l e (F.. S t a r c k y in t r e a n v e r s o i s B e r n a e r t d e R ijc k e re , ém ule
Les yeux clos (18 90 ) e s t l ’u n d e s p r e m i e r s
c a t. e x p . L ouvre, 1 9 8 8 -1 9 8 9 , n" 30). Les d e F r a n s F l o r i s , q u i s e m b le a v o ir connu
dessin s q u e R edon, ad ep te ju sq u e-là d u
d a t a t i o n s r e t e n u e s p a r la c r i t i q u e s ’é c h e u n e c a r r i è r e d e p o r t r a i t i s t e e t d e peintre
f u s a i n , a it t r a n s p o s é e n p ein tu re (m usée
l o n n e n t e n t r e 1635 e t 1655. r e l i g i e u x t r è s h o n o r a b l e a u p r è s des n o ta
d 'O r s a y } . L e s u c cè s d e la to ile f u t p é r e n
bles d ’A n v e r s .
n isé p a r u n e l i t h o g r a p h i e e x p o s é e e n 1894 Musée du Louvre,
chez D u ran d -R u el et par un p astel département des arts graphiques. Musée du Louvre,
conservé à E p in al (m u sée d é p a rte m e n ta l département des arts graphiques.
d e s V o sg e s ).
Musée du Lttuvre, R E M B R A N D T ( a t t r i b u é à)
département des arts graphiques. F élicien R O P S
Fonds du Musée d ’Orsay. 15 (n" 8 d e l ’e x p o s i t i o n ) ( N a m u r 1833 - E s s o n c s 1898)
P l u m e et e n c r e b r u n e , la v is b r u n e t g r is .
L ’œ il au p avot La femme au lorgnon
H . : 18,7 ; L . : 25,5. A n n o t é p l u m e e t e n c r e
Fusam sur p ap ier ch am o is, H . : 4 8 ,5 ; F u s a i n . H . : 58 ; L . : 41. A n n o té , signé et
n o i r e , e n b a s à d r o i t e : Rimbren, e t s u r le
L. : 33. S i g n é e n b a s à d r o i t e : O DILO N m o n o g r a m m é e n h a u t à g a u c h e : à mon
m o n ta g e , en bas à g a u c h e : Rimbrani.
REDON. Historique am i Ernest Scanm/Félicien Rops/FR.
Historique Historique
M a r q u i s d e C a l v i è r e ; sa v e n t e , P a r i s , le
A . V ollard — C la u d e R o g e r-M a rx ; d o n a Don de M m e D etn o ld er-R o p s, fille de
5 m ai I7 7 9 ( p a r t i e d u n ° 3 l 4 ) ; a c q u is à
tio n au L ouvre en 1974. In v e n ta ire l'a r t i s t e , a u L o u v re en 1921. In v e n ta ire
c e tte v en te par le c o m t e d ’O r s a y (s a n s
R F . 35 821. R F 5 264.
m a r q u e ) ; S a is ie rév o lu tio n n aire, Inven
Bibliographie ta i r e 22 951.
Exposition
B a c o u , 1974, p. 3 10, h g . 17. P aris, M usée des arts d é c o r a tif s , 1985,
Bibliographie
Exposition n° 76.
B enesch, 1955, III, n ,J 545 ; S u m o w sk i,
P a r i s , L o u v r e , 1 9 8 0 -1 9 8 1 , n " 4 3 .
1961, p. I I ; S u m o w sk i, t. V I , 1982,
P a r a n g o n d e s f e m m e s d e p e tite v e r tu q u e
n* 1522a.
F u s a i n e x é c u t é e n 1892. L e m o t i f d e f œ i l , le c r a y o n f é r o c e e t p r o v o c a t e u r d e Félicien
q u i s e m b l e a v o i r fa s c in é R e d o n p e n d a n t la
Exposition
R ops, illu stra te u r bru x ello is d é s o r m a is
P a r i s . Iwouvre, 1983, n u 142.
p é rio d e des “ N o irs” (1870-1890), où c é lè b r e , s ’i n g é n i e à c o p ie r , La femme au
l 'a r tis t e p r i v i l é g i e la t e c h n i q u e d u f u s a i n , a
T o b i e ( T o b i a s ) a u r a i t r e n d u la v u e à s o n
lorgnon, d o n t la f i g u r e é m a c i é e et g a n g r e
s u s c ite la g lo s e d e ses c o n t e m p o r a i n s , q u i née fait écho aux créatio n s b a u d c la i-
p è r e , e n lu i a p p l i q u a n t s u r les y e u x , s u r les
o n t p r o p o s e d ’y v o i r l'œ il d e l 'i n c e r t i t u d e , r i e n n e s , e s t u n e œ u v r e d e je u n e sse (vers
c o n s e ils de l ’a n g e R ap h aël, du Bel de
l 'œ il de la co n scien ce ou F œ il de la 1860), l a r g e m e n t d i f f u s é e p a r la g r a v u re
p o i s s o n (Ancien Testament, Tobie, I I , 11
d o u leu r. q u ' e n ti r a B e r t r a n d e n 1896.
15). L a c r i t i q u e r é c e n t e t e n d à r e t r a n c h e r
Musée du Louvre, c ette fe u ille d u corpus a u th e n tiq u e des Musée du Louvre,
département des arts graphiques. n o m b r e u x d e s s in s d e R em b ran d t consa département des arts graphiques.
Fonds du Musée d'Orsay. c r é s â l’h i s t o i r e d e T o b i c à p a r t i r d e 1637, Fondf du Musée d'Orsay.
136
C a ta lo g u e des œ u v re s exposées
F rancesco V A N N I 6 ( n ,J 6 d e l’e x p o s i t i o n )
loseph-Bcnoît S U V É E ( S i e n n e 1563 - td. 1610) Le Christ guérissant un aveugle
(Bruges 1743 - R o m e 1807)
42 <n" 27 d e l’e x p o s i t i o n ) P lu m e et encre brune, lavis brun avcc
19 (n“ 1 d e l'ex p o sitio n ) re h a u ts de b lan c sur p a p ie r b e ig e .
La bienheureuse Pasitea Crogi H . : 4 1,5 ; L . : 28,2. A n n o t é à la p l u m e et
Dibutade ou l'Invention du Dessin F u s a i n , s a n g u i n e , r e h a u t s d e p a s te l b la n c e n c r e b r u n e e n b a s à d r o i t e : 12.
Huile sur toile. H . : 267 ; L . : 132. e t j a u n e s u r p a p i e r g r is . I L : 19 ; L . : 14,7. Historique
Historique Historique S a is ie d e s E m i g r é s . I n v e n t a i r e 4 417.
l>on d e l'artiste à l 'A c a d é m i e d e B r u g e s e n M a r q u i s d e C a l v i è r e , sa v e n te , le 5 -2 0 m a i Exposition
1799. In v e n ta ire 0.132.1. 1779 ( n “ 2 2 4 - 1 4 ? ) ; S a i n t - M o r y s . S a isie d e s P a r is , L o u v r e , 1969, n" 66.
Bibliographie E m i g r é s (1793). I n v e n t a i r e 2 026.
F .tu d e p o u r le t a b l e a u d ’a u t e l d ’u n e c h a
R o s c n b lu m , 1957, p. 2 7 9 - 2 9 0 ; M ich cl, bibliographie
p e lle d e la c a t h é d r a l e d ' O r v i e t o ( a u j o u r
1988, p. 36, fig. 29. V i a t t e , 1988, n» 524.
d 'h u i au m usée de la c a t h é d r a l e ) c o m
Exposition Exposition
m an d é en 1568 à l 'a r i i s i e , q u i t r a v a i l l a i t
Ixelles, 1985-1986, n » 6 3 . P a r is , L o u v r e , 1973, n° 33.
a l o r s a u c ô té d e s o n f r è r e T a d d e o , a v a n t
Illustration d u t h è m e a lo r s e n v o g u e d e P o r t r a i t d e la r e l i g i e u s e s i e n n o i s e P a s i t e a d ’e n t r e p r e n d r e u n e carriè re b rillan te au
D ib u ta d e , e m p r u n t é à P lin e , q u i m o n t r e la C r o g i ( f l 6 1 5 ) , c é l è b r e à F l o r e n c e p a r so n s e r v ic e d e s c o u r s a n g l a i s e et e s p a g n o l e .
jeune C o r i n t h i e n n e r e t r a ç a n t s u r u n m u r m ysticism e e t ses p o u v o irs d e th a u m a Musée du Louvre,
les traits de son a m a n t q u i d o it la q u i t t e r . turge, dans l'a ttitu d e de la p rière. Le département des arts graphiques.
Le tableau p e in t p a r S u v é e , riv al h o n n i d e d essin est u n é ch o d u re n o u v e a u sp iritu el
D avid a u G r a n d P r i x d e 1771, f u t p r é s e n t é d e la C o n t r e - R é f o r m e , d o n t V a n n i , q u i
non sans c ritiq u e s a u S a lo n d e 1791, a v a n t m u ltip lie le s im ag es é d ifia n te s à la
d 'ê tre offert â l 'A c a d é m i e d e B r u g e s . U n e dem ande du clerg é s ie n n o is , se fait le
seconde v e rsion, d e d i m e n s i o n s i n f é r i e u r e s zélateu r.
(108 s u r 76 c m ) , e x p o s é e a u x S a l o n s d e Musée du Louvre,
1791 et 1793, p o u r r a i t ê t r e c e lle q u i f u t département des arts graphiques.
c o m m a n d é e p a r la S o c ié té d e s A m i s d e s
Arts e t d o n t n o u s a v o n s p e r d u la tra c e .
L ’in v e n ta ire d e s b ie n s saisis c h e z S i m o n - L 'a u t e u r tie n t â r e m e r c ie r to u s c e u x q u i l'ont a id é lors d e la p r é p a r a tio n d e ce c a ta lo g u e des
Charles B o u tin , T r é s o r i e r d e la M a r i n e œ u v re s . Q u 'i l lui soit p e r m is e n to u t p r e m i e r lieu d 'a d r e s s e r sa p r o f o n d e g r a t i t u d e à
guillotiné en 1793, a t te s te l’e x is te n c e d ' u n e M. Régis M ichcl q u i I lii a p r o d ig u é d e p r é c ie u x conseils, Sa r e c o n n a is sa n c e va é g a le m e n t à
troisième v ersio n q u i n 'a p a s é t é loca lisé e . ce u x q u i ont. o r ie n té ses r e c h e rc h e s : L. B oub li, D . C o r d e l h e r , A . Le P r a t , |. F . M é ia n è s ,
Bruges, Groeningemuseum. D . d ’O r m e s s o n - P e u g e o t , E. P o m m i e r , E . S ta r c k y , J. Z w i n g e n b e r g c r .
137
Index général des artistes cités
L’index renvoie le visiteur de l’exposition au texte afférent de Jacques Derrida.
L’ordre alphabétique du catalogue des ceuvres exposées (p. 129)
permettra de trouver les précisions historiques complémentaires.
139
Ouvrages cités en abrégé
A d h é m a r , J. F ick er, F. R o m a n i , V.
Le dessin français au XV P siècle. L a u “Z w e i G rü n e w a ld irrtü m lic h zuges- Lelio Orsi, M o d è n e , 1984.
s a n n e , 1954. c h r i e b e n e H a n d z e i c h n u n g c n " , Panthéon, R o s e n b e r g , P.
n°29. mai-juin, 1971, p. 181*187. Chardin, tout l ’œuvre peint, P a ris , 1983.
A r q u i c - B r u l e y . F . , L a b b c , J., B ic a r t- S é e , L.
La collection Saint-Morys au Cabinet des F o rg es, M .-T . de
R o s e n b e r g , P, et F o l d s M e C u l l a g h , S,
Dessins du Musée du Louvre , v o l. I e t II, « A p r o p o s d e l ’e x p o s i t i o n A u t o p o r t r a i t s
“T h e S uprêm e T riu m p h o f th e O ld
P a r i s , 1987. d e C o u r b e t », Revue du Louvre, 1972,
P a i n t c r " : C h a r d i n s F i n a l W o r k in P a s
n ° 6 , p. 4 5 1 - 4 5 6 . te l " , The Art Institute o f Chicago Muséum
B a c o u , R.
F o rg es, M .-T . de Studies, vol. 12, n ° l , 1985.
Odilon Redon, t. I et II, G e n è v e , 1956.
Autoportraits de Courbet. P a r is , M u s é e d u R o s e n b e r g . P . et T h u i l h e r , j.
B a c o u . R, L o u v r e , 1973.
Laurent de La Hyre (1606-1656), Collec
v C h ro n iq u e s des M usées. N o u v elles
G a rn ie r, N . tion du dessin français, n D I, P a r is , 1985.
A cqu isitio n s. M u sée d u L o uv re. C a b in e t
Antoine Coypel (1661-1722). P a r i s , 1989. R o s e n b l u m , R.
d e s D essin s. L a d o n a tio n C la u d e - R o g e r -
M a r x » , Revue du Louvre. 1974, n '14 -5 , G i l t a i j , c at. e x p . R o t t e r d a m , 1988. “ T h e o r i g i n o f p a i n t i n g : a p r o b l c m in
p. 301 -3 12. t h e i c o n o g r a p h y o f r o r n a n t i c c la ssic ism ” ,
G u ich arn au d , H .
« Les Q u a tre E lé m e n ts de L o u is de
Art Bulletin. X IJX , D écem bre 1957,
B a c o u , R.
p. 2 79-2 9 0 .
B oullo g n e, é tu d e s p ré p a ra to ire s » d a n s
La donation A rï et Suzanne Redon au
Louvre, P a r i s , 1984. Revue du Louvre, 1985, 4, p. 265 274. R u h m e r , E.
140
Expositions citées en abrégé
141
C ré d its p h o to g ra p h iq u e s :
R é u n io n d es m u sées n atio n a u x
A c h e v é d ' i m p r i m e r le 6 m a i 1 9 9 |
s u r les p r e s s e s d e l ’I m p r i m e r i e J a c q u e s L o n d o n
D é p ô t l é g a l : m a i 1991
I.S .B .N . : 2 -7 1 1 8 -2 3 7 7 -6
E C 20 2377