Sie sind auf Seite 1von 5

Directeur de la publication : Edwy Plenel

www.mediapart.fr
1

de 65 ans, soit 9 millions de personnes, travaillaient


en 2016 : même pendant la Grande Dépression, ils
«Nomadland» ou l’Amérique des seniors
n'étaient pas si nombreux (voir ici).
en quête d’emploi
PAR LISE WAJEMAN Ces travailleurs âgés composent une des pièces de
ARTICLE PUBLIÉ LE JEUDI 14 FÉVRIER 2019
la « gig economy », cette économie qu'ont imposée
les nouvelles plateformes improprement nommées
« collaboratives » : une économie qui nécessite une
main-d’œuvre flexible, la moins chère possible, payée
à la tâche, ou avec des salaires horaires minimaux.
Or ces hommes et ces femmes nés pendant les Trente
Glorieuses fournissent une main-d'œuvre qualifiée
et consentante, disposée à vaquer au gré d'emplois
Linda et le «Squeeze Inn» (sa caravane), sous la saisonniers : gardien de parc naturel, ouvrier agricole,
neige au Hanna Flat Campground. © Jessica Bruder
vendeur de sapins de Noël, manutentionnaire chez
Ils ont cru qu’ils passeraient leurs vieux jours à siroter
Amazon.
un jus de fruit en contemplant leur gazon bien taillé,
ils se retrouvent à dormir dans leur van sur un parking
de supermarché en attendant l’heure de l’embauche.
Nomadland, de Jessica Bruder, est une enquête sur
un pan encore méconnu de l’Amérique pauvre, les
retraités itinérants à la recherche de jobs saisonniers.
Ils préfèrent qu'on les appelle « sans adresse fixe »
plutôt que « sans domicile fixe », beaucoup se Linda et le « Squeeze Inn » (sa caravane), sous la
présentent comme des « retraités » – même s'ils neige au Hanna Flat Campground. © Jessica Bruder

travaillent –, d'autres se définissent comme des Ainsi en va-t-il de Linda, qui a connu une vie
« voyageurs », des « clochards de la route », professionnelle bien remplie : elle a été inspectrice en
des « gitans », on les appelle aussi les « réfugiés bâtiment, camionneuse, cigarette girl dans un casino,
américains », les « tâcherons agricoles des temps gérante d'un magasin de moquette, entre autres. Mais à
modernes ». Ils sont des « travailleurs-campeurs » soixante ans, elle se retrouve sans travail ni indemnité
(« workampers »), des « travailleurs sur roues » chômage, « enchaînant une série de boulots mal
(« workers on wheels »). payés », vivant dans un mobil-home sans électricité
ni eau courante. Bien sûr, à l'âge de la retraite, elle
Nomadland se penche sur une Amérique blanche et
touchera sa pension de la Sécurité sociale, mais il ne
déclassée, celle d'hommes et de femmes qui ont pu
s'agira jamais que de 500 dollars, « soit même pas de
connaître des vies confortables mais se retrouvent, à
quoi payer son loyer ».
l'âge de la retraite, à accumuler les heures dans des
emplois physiquement harassants. Ils n'ont plus de Linda songe sérieusement au suicide ; elle va préférer
maison, ils vivent dans leur van, qu'ils affublent d'un une autre voie après avoir découvert un site créé
surnom en forme de mauvais calembour, ils forment par un ancien magasinier de supermarché, Bob
un nouveau visage de l'Amérique contemporaine, et il Wells : CheapRVLiving.com (ou « Vivre pour pas
cher en camping-car ») : « Imaginez une doctrine
faut le lire pour le croire : au début du XXIe siècle, aux
anticonsumériste prêchée avec le même zèle que la
États-Unis, une armée croissante de vieux précaires
doctrine de la prospérité : tel était le credo de Bob. Il
tente de survivre en vendant sa force de travail d'un
exhortait à vivre heureux dans la décroissance. Tous
bout à l'autre du pays. Presque un cinquième des plus

1/5
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
2

ses messages reposaient sur le même postulat : le « Ils font ce qu’il faut pour survivre à
meilleur moyen de trouver la liberté était de devenir l’Amérique »
ce que la société appelle communément un SDF. » Alors ? Alors, si les USA constituent la première
À 63 ans, Linda achète une vieille caravane, la puissance économique mondiale, ils « affichent le plus
retape, et se lance dans sa nouvelle vie nomade. fort taux d'inégalités sociales de toutes les nations
L'auteure de Nomadland, Jessica Bruder, a entrepris développées » (voir l'indice de Gini ici). Les vieux
de la suivre, elle et tant d'autres qui ont pris la route. nomades que rencontre Bruder sont juste la version
Adepte d'un journalisme d'immersion, Jessica Bruder exotique – parce qu'encore largement méconnue –
a durant ses deux années d'enquête tâté elle-même des d'une pauvreté de plus en plus répandue. Certains ont
petits boulots destinés à cette population itinérante et pris de plein fouet la crise de 2008 : surendettés,
vécu épisodiquement dans un van, parcourant plus de ils ont dû revendre leur maison à bas prix ou
quatre-vingt-dix mille kilomètres. vu leurs économies s'évaporer. Mais cette nouvelle
catégorie de vieux travailleurs pauvres n'est pas née
d'un accident ; beaucoup subissent les conséquences
structurelles de choix politiques, économiques et
sociaux : l'augmentation du coût du logement (« les
salaires et le coût du logement ont suivi des courbes
radicalement opposées ») ; l'abandon d'un système
de retraite reposant sur des pensions réglées par les
employeurs au profit d'un système par capitalisation,
Bien sûr, on pense en la lisant au travail financé par les cotisations des employés.
de documentation accompli par des artistes, des
journalistes, pendant la Grande Dépression : dans
les années 1930, Dorothea Lange photographie les
travailleurs venus tenter leur chance sur la côte ouest
(lire ici l'entretien avec la commissaire de la récente
exposition qui lui a été consacrée), James Agee et
Walker Evans enquêtent sur les métayers pauvres du
Sud (Louons maintenant les grands hommes), le poète « Un pick-up aménagé portant des inscriptions religieuses et des appels
aux dons devant le McDonald's de Quartzsite. » © Jessica Bruder
et journaliste James Rorty sillonne son pays dans Ces hommes et ces femmes n'ont plus le choix : « Ils
toutes les directions pour en saisir l'état (Where Life is font ce qu'il faut pour survivre à l'Amérique. » Ainsi de
Better. An Unsentimental American Journey). David Roderick, travailleur-campeur de soixante-dix-
Jessica Bruder elle-même souligne le rapprochement. sept ans, qui a été prof de chimie et d'océanographie, a
Après tout, ces « travailleurs-campeurs » sont souvent monté une agence d'écotourisme, a enseigné l'anglais
surnommés les « Okies de la Grande Récession », en Jordanie, mais qu'un divorce a contraint à débloquer
« allusion aux “Okies de la Grande Dépression”, avant l'heure son fonds de retraite, si bien qu'il n'a
terme péjoratif décrivant les populations rurales de rien pu en tirer. L'auteure rencontre ce « grand-père »
l'Oklahoma chassées sur les routes durant les années sur un des campements Amazon : « Je n'ai jamais
1930 ». L'analogie tombe sous le sens. Pourtant, il eu de mal à trouver du boulot, mais ce sont des
y a quelque chose qui cloche, et même qui déraille salaires d'esclaves, dit-il. Tel est le lot des retraités,
furieusement : l'Amérique d'aujourd'hui n'est pas en désormais. »
crise, elle est en pleine croissance économique.

2/5
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
3

L'exploration des conditions de travail dans les Les hommes et les femmes de Nomadland cultivent
entrepôts d'Amazon constitue l’un des aspects majeurs tous avec ardeur leur mythologie américaine : s'ils
de Nomadland. Ce n'est pas le premier livre sur le sont sur la route, ce n'est pas parce qu'ils subissent les
sujet (voir notamment ici), qui rapporte comment conséquences de politiques économiques et sociales
les employés parcourent en moyenne 20 km et désastreuses, c'est parce qu'ils ont choisi cette vie
s'agenouillent mille fois par jour, qu'ils tiennent modeste et sans entrave. Pourtant leur trajet de vie
grâce aux antidouleurs (en distribution libre sur le pourrait leur laisser une certaine amertume, leur
site) et perdent plusieurs kilos à chaque embauche. donner des envies de révolte ; après tout, ils sont
Mais Bruder s'intéresse ici au programme d'Amazon les premiers à le savoir : « Vous pouvez jouer le
spécifiquement dévolu aux travailleurs nomades : jeu, exactement comme la société vous le demande,
CamperForce propose des « contrats à durée très et vous retrouver quand même fauché, seul et à
limitée sur des sites logistiques ». Lorsque Bruder se la rue. » Certains dénoncent bien « l'arnaque »
fait elle-même embaucher, elle constate : « La plupart du « rêve américain », ou une société américaine
des recrues ont plus de soixante ans. Je suis la seule « esclavagiste ».
de moins de cinquante ans, et l'une des trois personnes
qui n'a pas les cheveux gris. »
On peut se demander pourquoi Amazon recourt à
une population qui n'est pas au meilleur de sa forme
physique pour accomplir un travail à forte pénibilité.
Les seniors sont plus fiables, ils ont une « meilleure
éthique professionnelle que la moyenne », clament de
concert les employeurs, et les employés, qui en font
une source de fierté. Il y a des explications moins Jessica Bruder. © Todd Gray

honorables : Amazon bénéficie de crédits d'impôt Mais ils se contentent de tracer leur propre route, sans
fédéraux pour l'emploi de travailleurs fragilisés : « Ces penser à remettre en cause l'ordre établi, pratiquant un
crédits d'impôt sont l'unique raison pour laquelle « positive thinking » que Bruder qualifie de « sport
Amazon accepte de s'encombrer d'une main-d'œuvre national » – elle n'y échappe pas elle-même d'ailleurs,
lente et inefficace, notait ainsi une travailleuse faisant de chacun de ses personnages un héros, de
itinérante sur son blog. » la grand-mère résiliente au bricoleur de génie qui
parvient, alors que le Wi-Fi n'existe pas encore, à
L'Amérique sur roues que rencontre Bruder au cours
fabriquer une connexion internet depuis le téléphone
de son périple est avant tout une Amérique blanche.
payant du parking où il a garé sa modeste camionnette.
Elle finit (trop tardivement) par s'en étonner elle-
même, pour apporter une explication éclairante – et Reste que ces vieux travailleurs nomades inventent
effrayante : quand on mène une vie nomade, dormant à leur façon une drôle de communauté nouvelle,
dans son propre véhicule, qu'on peut régulièrement réfugiée sur les derniers territoires gratuits
faire l'objet de contrôles policiers, il vaut mieux être d'Amérique, les parkings. Ils forment une société de
blanc. Quand on est noir, c'est-à-dire susceptible de se bric et de broc, une société hors sol, qui se recompose
faire plus facilement tirer dessus par la police ou, à tout au gré des allées et venues de chacun, un monde
le moins, de susciter des contrôles particulièrement
méfiants, vivre dans un van est une mise en danger,
pas une promesse de liberté et d'indépendance.

3/5
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
4

qui tente d'échapper aux impératifs individualistes et « On pourrait penser que le travailleur-campeur est
capitalistes, revendiquant une forme d'entraide et de une figure contemporaine, mais nous appartenons
pauvreté. en réalité à une tradition très ancienne. Nous avons
suivi les légions romaines, aiguisé et réparé leurs
armes. Nous avons sillonné les villes nouvelles des
États-Unis, réparé les horloges et les machines, les
batteries de cuisine, bâti des murs en pierre en
échange d'un penny les trente centimètres et de
tout le cidre qu'on pouvait avaler. Nous avons suivi
les vagues d'émigration vers l'ouest à bord de nos
chariots, aiguisé les couteaux, aidé à défricher la
terre, à construire des cabanes […] en échange d'un
repas et d'un peu d'argent de poche. Nos ancêtres
sont les romanichels. […] Nous sommes les techno-
romanichels. »
***

De la même manière que Rebecca Solnit s'est


penchée sur des communautés qui ont survécu à un
désastre (A Paradise Built in Hell: The Extraordinary
Communities That Arise in Disaster), ou que Naomi
Klein a étudié Le Choc des utopies après les ravages
de l'ouragan à Porto Rico (lire ici l'entretien accordé
à Mediapart), le livre de Jessica Bruder montre
comment l'expérience de la catastrophe peut rouvrir
des possibles.
Le nomadisme de ces travailleurs-campeurs est aussi
celui de tous les migrants et gitans du monde. Comme
l'écrit Don, soixante-neuf ans, vaillant malgré sa
prothèse de hanche, alors qu'il travaille cinq nuits Jessica Bruder
par semaine, douze heures d'affilée, dans un entrepôt Nomadland
Amazon : Traduit de l'anglais (États-Unis) par Nathalie Peronny
Éditions Globe
320 p., 22 €

4/5
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
5

Directeur de la publication : Edwy Plenel Rédaction et administration : 8 passage Brulon 75012 Paris
Directeur éditorial : François Bonnet Courriel : contact@mediapart.fr
Le journal MEDIAPART est édité par la Société Editrice de Mediapart (SAS). Téléphone : + 33 (0) 1 44 68 99 08
Durée de la société : quatre-vingt-dix-neuf ans à compter du 24 octobre 2007. Télécopie : + 33 (0) 1 44 68 01 90
Capital social : 24 864,88€. Propriétaire, éditeur, imprimeur : la Société Editrice de Mediapart, Société par actions
Immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS. Numéro de Commission paritaire des simplifiée au capital de 24 864,88€, immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS,
publications et agences de presse : 1214Y90071 et 1219Y90071. dont le siège social est situé au 8 passage Brulon, 75012 Paris.
Conseil d'administration : François Bonnet, Michel Broué, Laurent Mauduit, Edwy Plenel Abonnement : pour toute information, question ou conseil, le service abonné de Mediapart
(Président), Sébastien Sassolas, Marie-Hélène Smiéjan, Thierry Wilhelm. Actionnaires peut être contacté par courriel à l’adresse : serviceabonnement@mediapart.fr. ou par courrier
directs et indirects : Godefroy Beauvallet, François Bonnet, Laurent Mauduit, Edwy Plenel, à l'adresse : Service abonnés Mediapart, 4, rue Saint Hilaire 86000 Poitiers. Vous pouvez
Marie-Hélène Smiéjan ; Laurent Chemla, F. Vitrani ; Société Ecofinance, Société Doxa, également adresser vos courriers à Société Editrice de Mediapart, 8 passage Brulon, 75012
Société des Amis de Mediapart. Paris.

5/5

Das könnte Ihnen auch gefallen