CHAPITRE V
LES CLERCS ET LA BOHEME
Dans la société de la fin du Moyen Age la mobilité
sociale est faible et les chances de promotion trés réduites.
La barriére des priviléges s’ajoute aux divisions matérielles,
¢t aux diverses situations de production, Dans ces con-
ditions, Y'une des rares voies de promotion possible est
celle de [Eglise, c'est par I'éeole qu’on y accéde et les
universités médiévales sont un important foyer de promo-
tion.
Mais Vespoir de cette promotion ne se réalise pas
toujours : il faut attendre longtemps le bénéfice révé,
les tentations de la vie urbaine prennent alors le pas sur
Fattente des métites et des honneurs, Le déclassement est
d’ailleurs favorisé par Ja coupure avec les conditions de
vie d'origine, coupure qui était initialement voulue comme
préalable 4 la promotion. Les obstacles naturels au déclas-
sement ne jouent plus ; ni liens familiaux, ni liens de
voisinage, ni liens locaux.
Cette coupure s‘opére au moment méme de l’adhésion
au milieu des cleres et étudiants. Le milieu est, en effet,
lié A une condition passagére, il offre une issue, un trem-
plin qui permeitra le saut dans 1a vie, mais quelques-uns
manquent ce saut, d’autres ne sautent pas, et les uns
comme les autres élargissent, pour un temps plus ou moins
long, la zone marginale de 1a société. La vie méme de
Pétudiant, tandis qu'il est confronté aux arcanes de la
science médiévale et aux difficultés matérielles de son
existence, est rattachée par mille liens ay monde interlope
de Ja ‘délinquance.
154Nous voudrions envisager ici lo milieu estudiantin et
le cercle de la gens jocwaiorum sous deux aspects, La
place du crime dans la vie de ce miliew nous retiendra
d'abord, avec ce qui le lie au monde du crime. Puis, corai«
dérant les clercs, les étudiants et les jongleurs comme das
catégories proches les unes des autres, tant par leur modé
de vie que par Jeur mode de formation, nous tenterons
de les situer dans la société urbaine médiévale.
1. La TONSURE
Obtenir la tonsure était, dans la pratique ecclésiastique
du Moyen Age, chose trés facile *. Tl suffisait d’étre libre
de sa personne *, né de mariage légitime et d’avoir acquis
une formation, tres modeste dailleurs, pour satisfalre aux
exigerices du droit canon, Ces exigences méme n’étalont
pas toujours observées. Bien souvent des fils de serfs
devenaient clercs et des batards obteriaient ja tonsure,
moyennant une redevance légérement supérieute*; les
détenteurs dune tonsure pouvaient done difficilement
attester qu’ils savaient lire et réciter les priéres. La tonsure
était ordinairement le résultat de Pétude et la preuve
qu'on avait étudié, ce qui explique que messieurs tes clervs
voyaient d'un mauvais cil la création d’écoles qui dimi-
nuaient aire de leur juridiction*. Le fait de découper
une tonsure sur la téte d’un jeune homme n’était encore
1ié A aucune consécration, il ne faisait qu’annoncer la
vocation a l'état ecclésiastique. De plus en plus fré-
quemment, ce gage ne se confirmait pas ; le lien exclusif
entrée la tonsure et la carriére de l'Eglise disparaissait peu
& peu. Mais comme ce signe restait formellement celui
des gens d’Eglis¢e, les cadres de la cléricature devennient
exagérément larges : on pouvait étre & la fois clere et
sergent de ville *, clere et marchand‘, clerc et artisan.
Dans l'une des ceuvres les plus intéressantes de Ja
littérature politique francaise de Ja fin du Moyen Age,
Le Songe du vieil pélerin, nous trouvens whe description
pleine Wironie de cette situation : « Avons trouvé dans
nos loys que, se tous ceux de Paris, séculiers, princes,
barons, chevaliers, gens de mestier, laboureurs scavent
dire dorninus pars et ils le voudront, nous leur doninetans
couronne et aprez ce chacun s’en retournera a son mestier
et office et toutefoyd ils seront exemps do Ja juridiction
155du roy et demeureront nos subjets, par tellé maniére que de
la ‘en avant s'‘ils bouttirent le feu de Paris ou voleront les
marchands ou efforceront les femmes, l¢ Roi qui ést juge
publique et de Dieu tient l’'espée pour faire justice des
malfaicteurs, n’osera faite justice desditz tonsurés*. » Car
Ja tonsure permet de bénéficier du privilégium fori, elle
est, par conséquent, attirante. Moyennant paiement d’une
petite somme, les parents évitaient & leurs enfants de
tomber sous le coup des tribunaux civils, toujours beau-
coup plus sévéres que les tribunaux ecclésiastiques". On
profitait done largement de ce privilége et l’exercice d’ac-
tivités laiques (exception faite des métiers « bas », vile
officium, & commencer par ceux de boucher et d’auber-
giste) me contrevenait pas au bénéfice du privilegium fori.
Selon le droit canon, tel gqu’on Je pratiquait en France au
sav’ sitcle, le privilége était perdu* si l’on portait un
habit laic, ou non conforme aux prescriptions de ’Eglise “,
si l'on s'adonnait 4 une vie déréglée (a goliardise) ou si
Ton était bigame * (ce qui arrivait dans Vesprit des cano-
nistes, quand on épousait une fille qui n’était plus vierge
mais corrupta) — alors, méme fa possession d’une ton-
sure n’évitait pas la juridiction du tribunal civil, Au
xv siécle au contraire, des clercs, méme sans trace de
tonsure et ne portant pas I"habit requis, conservent souvent
les priviléges de leur état”.
La large expansion de la tonsure et Pattrait des privi-
léges y afférant occasionnaient une multiplication de cas
ot des criminels s’en faisaient faire une, soit en se Ja
pratiquant mutuellement, soit en recourant aux services
d'un bdarbier complice ou trompé. Beaumanoir en parle
déja comme d’une pratique largement répandue *. Parmi
les prévenus du Chatelet, jugés en 1389, nombreux
étaient ces faux clercs, dont la fausse tonsure avait été
pratiquée de fraiche date. Devant le tribunal, ils tentent
d’en appeler du privilége que doit leur garantir la ton-
sure, mais Jes. juges, aprés consultation du Parlement,
décident de n’en point tenir compte. Ils ne réussissent
pas a présenter les pitces qui confirineraient leur état,
les lettres de tonsure, et fournissent A ce sujet des répon-
ses fuyantes ; il appert de surcroft qu’ils ne savent ni lire,
ni éerire ; les juges estimant que l’homme nait laic décident
alors qu'il faut, toute sa vie, le considérer comme tel, a
moins qu’il ne prouve le contraire™, Et Ion envoie les
prétendus cleres 4 Ia torture, laquelle confirme les soup-
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