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PASSER,

QUOI QU’IL EN COÛTE


DE GEORGES DEDI-HUBERMAN

^m
L a P einture INCARNÉE, suivi de Le chef-d’œuvre inconnu par Honoré de Balzac,
mx
DEVANT l ’image . Question posée aux fins d’une histoire de l’art, 1990.
C e que nous vo yo ns , ce qui nous regarde , 1992.
PHASMES. Essais sur l’apparition, 1, 1998.
L ’É toilem ent . Conversation avec Hantaï, 1998.
L a D emeure , LA souche . Apparentements de l’artiste, 1999.
ÊTRE CRÂNE. Lieu, contact, pensée, sculpture, 2000.
D evant LE TEMPS. Histoire de l’art et anachronisme des images, 2000.
GÉNIE DU NON-LIEU. Air, poussière, empreinte, hantise, 2001.
L ’H omme qui marchait dans la couleur , 2001.
L ’IMAGE SURVIVANTE. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby War-
burg, 2002.
I mages malgré to ut , 2003.
G estes d ’AIR ET DE PIERRE. Corps, parole, souffle, image, 2003.
L e D anseur des solitudes , 2006.
L a Ressemblance par contact . Archéologie, anachronisme et modernité de
l’empreinte, 2008.
Survivance des lucio les , 2009.
Q uand les images prennent position . L ’œil de l’histoire, 1, 2009.
R emontages du temps subi. L ’œil de l’histoire, 2 , 2010.
A tlas ou le G ai savoir inquiet . L ’œil de l’histoire, 3,2011.
É corces , 2011.
P euples expo sés , peuples figurants . L ’œil de l’histoire, 4 , 2012.
S ur le fil , 2013.
B lancs soucis , 2013.
PHALÈNES. Essais sur l’apparition, 2, 2013.
S entir l e grisou , 2014.
E ssayer vont, 2014.
P assés cités par JL G . L ’œil de l’histoire, 5, 2013.
S ortir du noir , 2013.
P euples en larmes , peuples en armes . L ’œil de l’histoire, 6, 2016.

(suite page 102)


GEO RGES DIDI-HUBERMAN
NIKI GIANNARI

PASSER,
QUOI QU’IL EN COÛTE

LES ÉDITIONS DE MINUIT


© 2017 by L es É ditions de M inuit
wwwJeseditionsdeminuit.fr
ISBN 978-2-7073-4390-1
« Paysage avec des êtres d ’urne.
Dialogues
D e bouche de fumée à bouche de fumée.
[...] fais de ça l’image
qui relancera nos dés chez nous. »

« [...] avec la fatalité des images


et leur contre-
fatalité [...]
attend, cristal de souffle,
ton inébranlable
témoignage [...]
vers nous et loin de nous et vers nous. »

« Vient un homme [...]


“Passez” , dis-tu,
“passez” ,
“passez” . »

Paul Celan, Renverse du souffle (1967), trad. J.-P. Lefebvre, Paris,


Gallimard, 1998.
N iki Giannari

DES SPECTRES H A N TEN T L ’EUROPE


<t>avTd(7|j.aTa TTXaviowTai Trava) an’ rr)y Euparrrr]
(f pàp.p.a a-rrô ttiv EtSopii/ri)
crTovZiüpÇl

E L x e c S lklo.
O l àvQpürrroi 0 a £exàoovv eK etv a T a T p a tv a
KL £TOUTa.
Ma T| araxTT|
0u|iaTai.

EÔCO, 0 T 0 TTfpLKXeLCTTO ÎTapKO TT|Ç ÀUOT|Ç,


CTKOTeivà é0yr| cppd£ouv ra x ^ p a c p ia t o u ç ,
p.Trep8euovTaç tov Kuvriyô pie to Sripapia.
T œ p a , y i a p uay aKÔpia cpopà,
8ey piTrope'iç ya aTa0eiç TTOu0eya,
8ey |iTrop6Lç v a u a c pnrpoaTa
ouTe TiLaco.
ZTéiceom aKiyr|TOç.

T o u ç SicoKTeç p iaç, Xéve


to uç (3pf|Ka[ie [a.-rrpoaTd p iaç

10
Des spectres hantent l’Europe
(Lettre de Idomeni)
à Zorzi

Tu avais raison.
Les hommes vont oublier ces trains-ci
comme ces trains-là.
Mais la cendre
se souvient.

Ici, dans le parc bouclé de l’Occident,


les sombres nations rempardent leurs champs
à confondre le pourchasseur et le pourchassé.
À présent, pour une fois encore,
tu ne peux te poser nulle part,
/tu ne peux aller ni vers l’avant
/ ni vers l’arrière.
Tu te retrouves immobilisé.

Nos persécuteurs, dit-on,


nous les avons trouvés devant nous

11
otiç TTÔXeiç ttou a(pf|CTa[ie,
otiç iTÔXeiç ttou 0eXf|oa|jie va (pTàooupie,
otiç aXXeç ttou oveipeuTf|Kapie.
KdTroioi f|Tav otto epidç.
Ki aXXoi f|Tav oi apiépipivoi
ttou ydCeuav otiç (3iTpiveç rov TTÔXepio,
to TréXayoç Kai touç veKpouç.

TTcoç cpeuyei rave'iç;


rurrf (peuyei; Ira ttou;

Me puav emOupla
ttou 8ev piTTopei tittotü va tt| viKf|aei
ouTe t| e£op'ia, ouTe o eyicXeiapioc, ovre o OavaToç.
Opcpavoi, KaTaKOTToi,
TreivcovTeç Kai SujitôvTeç,
avuTTaicouoi Kai TTe'iapioveç,
|3é(3r)Xoi rai iepoi
fjpôav
KaraXuovTaç Ta é0vr| Kai tic ypacpeioKpaTieç.

2 T6 K0VTai e8io,
TTepi|i.évouv xai Se CpTave T'nrora
Trapa piovaya va 8ia|3oûv.

Kduou KaTTOu OTpécpovTai ae p.aç


pie puav aKaTavôr|Tr| aiTa'iTriari, aTrôXuTri ki eppir|TiKT|.
Empiovec (piyoupec
puaç Xr|CTpiovrip.évr|ç 8ncr|ç piac yeveaXoy'iac,

12
dans les villes que nous avions laissées,
dans les villes que nous cherchions,
et dans les autres, que nous avions rêvées.
Certains étaient des nôtres.
Et d’autres, ils étaient insouciants
qui reluquaient la guerre, la mer et les morts
devant les vitrines.

Comment part une personne ?


Pourquoi part-elle ? Vers où ?

Avec un désir
que rien ne peut vaincre
ni l’exil, ni l’enferment, ni la mort.
Orphelins, épuisés,
ayant faim, ayant soif,
désobéissants et têtus,
séculaires et sacrés
sont arrivés
en défaisant les nations et les bureaucraties.

Se posent ici,
attendent et ne demandent rien
seulement passer.

De temps en temps, se retournent vers nous


'd’une réclamation incompréhensible,
absolue, hermétique.
Figures insistantes de notre généalogie oubliée,

13
ttou KaveLc Sev Çépei ttôt6 kou ttou eyraTaXeLi/rape.
Z’ avTÔv tou paicpu xpôvo tt)ç avapovf|ç,
icr|8euoupe ôttcoç ôttcoc touç veicpouç tovç.
'AXXol tt) vvxtcl (pam£ouv Ta TrepdapaTa,
aXXoi touç cpcDvd£ouv va (pdyouv
Kat touç (Ptuvouv kol touç kXcotctouv,
aXXoi touç cnr|pa8euouv m i Tpeyouv va TrpoXa(3ouv va
KXeiSdjaouv Ta crmTia touç.
Ma auTot auvexi£ouv aXÜTparroi
otouç Spôp.ouç auTfjç ttiç aTToveKpwpévpç Eupunriç
Trou « crvaoœpeüei. aôiaKorra epelma em epeurlcou »
tt|V wpa ttou oi dv0pcoTroi Traparripouv to 0éapa,
evôaco PpiCTKOVTai OTa icacpé f| erra pouaela,
a r a TTavemaTripia f| arr] (BouXiy

K l ôptoç,
a ' avTâ tü Xaa-rrœpéva TroSapaiaa
larracrapKa
T| 6m 0up.[a TTOU Siacroj£eTaL
peTa arTÔ Kà0e vauayio
- pia emôup'ia ttou epetç éyoupe amoXéaei aTrô icaipô -
T| ttoXltlkt|.

0éXr|a a va Bpco pi a iréTpa va anr)pixTW va KXatJjio, evrre,


pa Sev uiTfipxe TréTpa.

IIopTpTrou, 26 EeTTTep(3ptou tou 1940.


T t|V ppépa ttou éicXeicrav Ta cruvopa,
o BaXTep M-rrévyiapiv auTOKTÔvriae.
Av éq)Tave pLa pépa Trptv f| pia pépa peTa ;
'Opcoç Kaveiç 8e cpTavei a to auvopo

14
délaissée, personne ne sait où et quand.
Dans ce vaste temps de l’attente,
nous enterrons leurs morts à la va-vite,
D ’autres leur éclairent un passage dans la nuit,
d’autres leur crient de s’en aller
et crachent sur eux et leur donnent des coups de pied
d’autres encore les visent et vont vite
verrouiller leurs maisons.
Mais ils continuent, eux, à travers la sujétion
dans les rues de cette Europe nécrosée
qui « sans cesse amoncelle ruines sur ruines »
au moment même où les gens observent le spectacle,
depuis les cafés ou les musées,
les universités ou les parlements.

Et pourtant,
dans ces petits pieds pleins de boue
charnellement
gît le désir qui survit
après chaque naufrage
-u n désir que, nous, nous avons perdu depuis longtemps -
le politique.

J ’ai voulu trouver une pierre pour m’appuyer, dit-il,


et pleurer, mais il n’y avait pas de pierre.

Portbou, 26 septembre de l’an 1940.


Le jour où la frontière s’est fermée, Walter Benjamin s’est
donné la mort.
S’il arrivait un jour avant ou un jour après ?
Car personne n’arrive à la frontière

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|iia |_iépa TTpiv f| pua piépa pieTa.
<t>TàveL Tüjpa.

üéva Kopipiàn XàaTrr|ç


va pie Tràpovv pia^'i tovç
auToi itou pLTropovv Km pLeTaKLvovvTaL aKÔpia.
'H - TouXàxiorov - va piîropouaa va TTéaoj, va yXiaTpf|aw,
va ^aTrXo'jCTOJ xdpiw ara xapiopiriXia,
va ’pôouv va pie irarave Ta TTaiSta pie t arraXa tovç TrôSia,
va pie Xepcovovv
Kai va ÇeKapôiCovTai ttclvco ott)v KoiXia piov,
ôao KpaTaei aKÔpia avTÔç o epupuXioc,
oao r| yr) eivai £évrp

XapaCeTaL t) yr).
Ba0iâ xcivTàKLa otto veKpovç SiTrXa airô tlç ypapipiéc
Toav avvôpœv.
Nt eTropiai Ta Traiôià ttov Tra aSivovTai ott) Cajf|
KXaLyovTac pi’éva TTelapia.
NTpeTropiai avTéc tlç yvvaLKeç.
NTpérropai tovç âvTpeç ttov fiiâÇovrai va yivovv aav kl
epLaç, cjtt| feppiavLa.

AKÔpLa, ôpiœç, kl av yLvovv aav epLaç,


f|avxoL kl aveXev0epoL kol âipvxoi aLyà aLyà,
TÔao coaTe va £exâaovv ttolo'l eLvaL
kl auô ttov f|p0av,
0a vrràpxeL TïdvTa avTT| r\ vùxra
ttov Tpayovôr|aav yvpco ott tt) (pama.

'ExovpLe àpaye aKÔpLa eXmôa;


II poXa(3a'Lvovpie ;

16
un jour avant ou un jour après.
On arrive dans le Maintenant.

Dans un morceau de boue


qu’ils m’amènent avec eux
eux qui savent encore être en mouvement.
Ou, au moins, que je puisse tomber, glisser,
m’allonger par terre au ras des camomilles,
qu’ils viennent, les enfants,
poser leurs pieds tendres, me salir
et rire de tout leur cœur sur mon ventre
tant que dure cette guerre civile
tant que la terre est étrangère.

S’entaille la terre.
Profondes tranchées des morts juste à coté des lignes de
frontières.
J ’ai honte devant les enfants
qui, têtus, se donnent émus à la vie.
J ’ai honte devant ces femmes
J ’ai honte devant les hommes qui se hâtent pour devenir
comme nous, en Allemagne.

Même s’ils deviennent comme nous,


tranquilles, dépendants et privés d’âme peu à peu,
jusqu’à oublier ce qu’ils sont
et d’où ils viennent,
'il y aura toujours cette nuit
où ils ont chanté autour du feu.

Est-ce qu’il y a encore de l’espoir ?


Avons-nous encore le temps ?

17
'Orav touç koltcx^w xwP ^ va tovç PXérra),
yLyo|iaL kl eyœ aôpcmri aKÔ|xr| Kai o ’ ep.éya
Kai 8iaA.l3o|_ica S lxcoç [iyf|(ir|,
S lxwç Loropta,
8'ixcoc Trvof|
picra a auTà r a pidTia ttctu OoXcoyoyy tov aépa.

TIoiol 6Lvai; T l 0éXow; TTotJ nave;


MoLaCeL ttlüç elvaL e8w airrô ndyTa.
Kpi)(3ovTaL
kûl, |_l6 \ lç TTepaCTeL o klvS w oç ,
epLcpavLCoyTaL £ava
cav TT|y eKTTXfipooori piac Xr|ap.oyTpéur|ç Trpocpr|TeLaç
tou (3Xép.[j.aTOç.

'Octo Trepyaye ol pipec, KaraXaPaiyw ttcoç Sey 0éXow va


(prâoovv TTouOeyd
napa p.oydxa ya 8LaoxL£oyy £ava kcu t;avà TT|y LoropLa,
CTay Trapa(3aTeç kl ayu-rraKOuoL,
CTay évSoifoi kl ep.ij;yxœpivoL tôcto
ttou pL-rropow ya ayaxœpoyy KaL ya emcrrpé(pouy
CTTT|y Kap8La avroij Toy ayo(.K£Loy oLkou Troy KaTàyTT|ae
r\ Eypannr),
ct auTÔ to é8acpoc
to aKŒTo(.KT|TO aiTÔ Xaoyç.

'Octo Trepyàye ol copeç,


piaa a ayTT|y e8w t t ) XaaTroopéyri pe0ôpLO,
o ayToyç Toyç cppLXTOüç (ppaxTeç,

18
Quand je les vois sans les regarder,
je deviens invisible moi aussi à moi-même
et je me dissous sans mémoire,
sans histoire,
sans souffle,
dans ces yeux qui rendent le vent obscur.

Qui sont-ils ? Que veulent-ils ? Où vont-ils ?


Il semble qu’ils soient ici depuis toujours.
Ils se cachent
et, au moment où le danger disparaît,
ils réapparaissent
comme l’accomplissement d’une prophétie
presque oubliée du regard.

Pendant que les jours passent je comprends qu’ils ne


veulent nulle part aboutir
seulement encore et encore traverser l’histoire,
comme des contrevenants; et indisciplinés,
des élus, et tellement animés
qu’ils sont capables de partir et de revenir
au cœur de cet hospice inhospitalier qu’est devenue
l’Europe,
dans ce territoire
l’inhabité des peuples.

Pendant que les heures passent


dans cet entre-deux plein de boue,
dans ces terribles barbelés

19
KaraXa|3a[vco moc éxouu f]Sr| SiafM.
ATTâTpiSeç Kai avéanoi.

Eiyai eicet.
Kai pac UTToSéxovTai
yeyyaioScopa
péaa ctto (peuyaXéo (3Xéppa touc
ep.dc roue apyfipoyec, touc TucpXouc.

Àia|3a'iyouy Kai oroxd£oyTai yia ep.dc.

Oi yeKpo'i ttou XpapoyiriCTape,


oi ôpKoi itou ôœaap.e Kai oi UTroaxéaeic,
oi i 8éec ttou ayanrio'ape,
oi eTTayaoraaeic ttou Kayape,
ra lepa ttou apyr|0ir|Kape
éyouy emcrrpéjJjei pa£'i touc .
'O ttou kl ay KoiTa^eic, orouc 8pôpouc
Kai cttiç Xeioipopouc rr|ç Àucrr|ç,
TTopeûoyrai pa£t p aurr|y TT|y iepf| TTopmri
ttou pac KoiTa Kai pac 8 iaaxt£ei.

Tcopa cjicottr|.
Ac CTTapaTf|crouy ôXa.

TTepyàye.

20
je comprends qu’ils sont déjà passés.
Apatrides, sans-foyer.

Ils sont là.


Et ils nous accueillent
généreusement
dans leur regard fugitif,
nous, les oublieux, les aveugles.

Ils passent et ils nous pensent.

Les morts que nous avons oubliés,


les engagements que nous avons pris et les promesses,
les idées que nous avons aimées,
les révolutions que nous avons faites,
les sacrements que nous avons niés,
tout cela est revenu avec eux.
Où que tu regardes dans les rues
ou les avenues de l’Occident,
ils cheminent : cette procession sacrée
nous regarde et nous traverse.

Maintenant silence.
Que tout s’arrête.

Ils passent.
Georges Didi-Huberman

EU X QUI TRAVERSENT LES MURS


Pour autrui

Le texte qu’on vient de lire est dû à la plus clandestine,


sans doute, des écrivaines grecques aujourd’hui. Mes sou­
venirs de langues mortes ne me permettent malheureuse­
ment pas de lire sans aide extérieure ses textes en version
originale. Ce que je sais, pour la connaître depuis quelques
années - et en dépit de la frontière des langues, que nous
parvenons à traverser joyeusement par phrases interrom­
pues, réminiscences de grec ancien ou de latin, formules
hétérodoxes, mots sur le bout de la langue, pis-aller en
anglais, gestes qui en disent long ou pas assez, regards
entendus ou questionnants, exclamations rythmiques ou
silences adressés l’un à l’autre -, c’est qu’elle va presque
toujours à l’essentiel. Elle brise les consensus. Elle inter­
roge en chacun le désir et le non-dit, l’émotion du présent
comme celle du toujours. Elle fait éclore, telles des fleurs
que l’on offrirait, nos blessures les plus profondes. Aussi
dans le dialogue déstabilise-t-elle profondément la per­
sonne à qui elle s’adresse. Mais c’est pour mieux l’écouter,
la toucher, la porter : je veux dire la faire s’élever, se sou­
lever vers quelque chose de plus radical et de plus vrai,
fût-ce au prix, quelquefois, d ’une certaine cruauté de fait.

25
Sa générosité fondamentale a donc quelque chose
d’inquiétant. On dirait qu’elle n’apparaît et ne profère
- souvent comme une sorte de prophétesse païenne - que
pour autrui. Oui, c’est en autrui et pour autrui qu’elle
cherche d’abord à phraser la vérité. Cette passion pour
autrui - comme pour la phrase capable de « révéler »
autrui à lui-même ou de « révéler » autrui en chacun -
la ferait presque disparaître, et pourtant comme elle est
puissante, puissamment présente ! Je la vois fermer les
yeux quand on insiste pour parler d’elle ou qu’elle est
émue. Inversement, quand elle s’adresse à autrui, presque
toujours elle lui ouvre ses bras et les paumes de ses mains.
Elle accueille et elle accouche. Sa puissance est celle,
dialectique, maïeutique, de la parole et de la pensée vivan­
tes. Elle a quelque chose de socratique, mais au féminin.
Je la perçois donc à la fois comme une sage-femme et
comme une «fem m e sage», bien qu’elle ne soit « p a s
sage » du tout. En Andalousie on dirait qu’elle a du
duende, ou même qu’elle est un duende. Je la vois s’habil­
ler et marcher à la façon des partisans de la Résistance
grecque ou de la guerre civile. Elle peut ressembler tour
à tour, en quelques secondes seulement, à une enfant
autiste surprise ou malheureuse de la moindre chose qui
arrive, et à une vieille femme qui en saurait si long sur la
vie qu’elle a cessé de s’étonner du pire.
Niki Giannari est née en 1968 dans le Péloponnèse.
Elle a vécu dans le creuset d’un village dont elle n’a cessé
de s’échapper sans le quitter jamais. Elle connaît beau­
coup de rites et beaucoup de chants immémoriaux. Elle
a accompagné l’aphasie d’un être aimé sans cesser de
donner aux paroles prononcées l’importance des déci­

26
sions les plus graves. Elle a peu voyagé hors de Grèce
sans cesser de traverser toutes les frontières du confor­
misme. Elle vit à Thessalonique où elle fait profession
d’agir pour autrui dans le cadre du Dispensaire social de
solidarité - tendance autonome radicale - où l’on vient
en aide aux démunis de toutes sortes, aux Tsiganes, aux
réfugiés, aux sans-papiers, aux sans-logis... Lorsque Maria
Kourkouta, son amie de toujours, est venue à Thessalo­
nique en mars 2016, Niki Giannari l’a emmenée au camp
d’Idomeni où quelque treize mille personnes fuyant les
guerres de Syrie, d ’Afghanistan et d’ailleurs, tentaient de
passer la frontière gréco-macédonienne, frontière qui
était justement en train de se refermer devant eux. Les
collectifs de solidarité - dont le Dispensaire social de
Thessalonique - travaillaient d’arrache-pied à rendre une
vie possible dans cet enclos d’espoirs trahis et de barbelés.
On ne témoigne jamais pour soi. On témoigne pour
autrui. Le témoignage vient d’une expérience boule­
versante, souvent ressentie comme indicible et dont
le témoin, depuis la position qu’il occupait (position
d’actant, de souffrant ou de regardant), doit faire foi aux
yeux d’autrui, aux yeux du monde entier. Il donne alors
forme à ce qu’il doit - d’une dette éthique - comme à ce
qu’il voit. Le témoin fait foi, doit, voit et donne : depuis
une expérience qu’il a vécue, quel que soit le mode de
cette implication, vers toutes les directions de l’autrui. Il
donne sa voix et son regard pour autrui. L ’autrui du
témoin ? C ’est, d’abord, celui qui n’a pas eu le temps ou
la possibilité de signifier son geste ou sa douleur : c’est
le réfugié d’Idomeni quand il demeure muet, occupé aux
tâches de l’immédiate subsistance. C’est, ensuite, celui

27
qui n’a pas le temps ou le courage d’écouter cet acte ou
cette souffrance : c’est le nanti de la grande ville quand
il demeure indifférent, occupé aux tâches de sa vie
confortable. Le témoignage se tient donc « entre deux
autruis », il est en tout cas un geste de messager, de
passeur, un geste pour autrui et pour que passe quelque
chose.
À Idomeni, Niki Giannari et Maria Kourkouta ont
décidé de témoigner : modestement, sans aucune straté­
gie « médiatique » (comme c’était le métier des photo­
journalistes, comme ce fut le cas pour l’artiste Ai Weiwei,
par exemple). Mais en regardant poétiquement, fût-ce à
travers un point de vue implacable et documentaire.
Maria était comme Dante, mais avec une caméra (et
même deux). Niki était Virgile. Maria a composé une
série de visions : des plans de cinéma. Une première
partie du film - la plus longue, en images numériques,
sonores, en couleurs - se compose de plans fixes où se
voient et s’entendent les vies et les voix mêmes, dans
toutes les langues, de ceux qui voulaient passer la fron­
tière à Idomeni et se sont mis à donner de là voix, à porter
plainte, à se soulever contre l’empêchement qui leur en
était fait. La seconde partie du film, en pellicule 16 mil­
limètres noir et blanc, se compose de plans brefs, muets,
caméra à l’épaule.
Dans ce film on voit donc la vie des réfugiés à Idomeni.
Il n’y a là rien d’univoque : gestes contre gestes, corps
singuliers contre règles générales, paroles d’espoir ou de
colère, d’angoisse ou de tendresse. Toute une population
qui se forme à partir de son simple désir de passer, mais
qui piétine dans la boue pour attendre, interminable­

28
ment, un verre de thé chaud. Les plans de Maria Kour-
kouta décrivent souvent les sortes de boucles que cette
attente suppose, comme dans La Divine Comédie les spec­
tres tournaient en rond dans les limbes du Purgatoire.
C’est pour donner voix à ces gestes, à ces visages, que
Niki Giannari â composé le texte qu’on vient de lire. Il
s’agissait de phraser quelque chose de ce qui fut regardé,
écouté, éprouvé dans le camp, puis revu dans les rushes.
C ’est devenu la voix même - par l’entremise de la poé­
tesse, musicienne et chanteuse Lena Platonos - du film
intitulé, comme le texte, Des spectres hantent l’Europe.

« Des spectres hantent l’Europe »

Il est possible d’entendre le titre choisi par Niki Gian­


nari comme la cristallisation d’un témoignage visuel très
précis et d’une position réflexive plus générale sur notre
histoire contemporaine. Une image et une pensée. Plutôt
une « image de pensée », comme eût dit Walter Benjamin
dont la figure traverse, en réalité, tout ce poème. (Mais
est-ce bien un poème ? Je le prends comme tel pour sa
puissance rythmique bien audible dans la récitation de
Lena Platonos, par-delà donc l’évidente scansion graphi­
que sur la page blanche. Mais Niki Giannari, quand on
lui parle ainsi, ferme les yeux, rougit, dénie : non, dira-
Lelle dans un geste de retrait, ce ne sont que des bribes
destinées à se caler sur les images du film, rien de plus.
Ce ne sont que des phrases adressées, depuis Idomeni, à
un ami européen. Disant cela, elle a la modestie tenace :
signe aussi de son exigence démesurée quant aux puis-

29
sances de la langue. Signe qu’elle se situe bien dans le
souci poétique par excellence.) L ’image de pensée est,
souvent, quelque , chose de très simple ou de très
«m in eur», voire minuscule, qui nous frappe par son
intensité concrète, immédiate et symptomatique à la fois.
Il arrive que l’on comprenne soudain que c’est la façon
même dont le monde tout entier respire au lieu précis de
cette petite étrangeté. Benjamin nommait cela, après
Goethe, un «phénomène originaire» : un événement
sensible diffusant, depuis sa simplicité ou sa pauvreté
mêmes, toute la loi du monde comme il va.
Il pleuvait à Idomeni, ce jour-là. Tâche supplémentaire
pour les organisations de solidarité, il avait fallu trouver
des: vêtements imperméables pour les réfugiés. C’étaient
comme des uniformes pour fantômes ou pour devenir
fantômes : de couleur vert sombre, ils se confondaient
avec la nuit ; de couleur blanche, ils se fondaient presque
dans la grisaille de cette fin d’hiver pluvieuse. Têtes etica-

30
puchonnées ou corps dissimulés sous de grandes drape­
ries monochromes, dans tous les cas les réfugiés d’Ido-
meni ressemblaient à des spectres, ces êtres d’ailleurs que
la bonne conscience craint, veut conjurer, voudrait igno­
rer ou savoir deux fois morts plutôt qu’une, mais dont
nos yeux ne peuvent rien faire d’autre - depuis les pas
très lointaines frontières de l’Europe jusqu’aux coins de
nos rues - que constater le perpétuel passage, le retour
obstiné.
Après tout, les réfugiés ne font que revenir. Ils ne
«débarquent» pas de rien ni de nulle part. Quand on
les considère comme des foules d’envahisseurs venues de
contrées hostiles, quand on confond en eux l’ennemi avec
l’étranger, cela veut surtout dire que l’on tente de conju­
rer quelque chose qui, de fait, a déjà eu lieu : quelque
chose que l’on refoule de sa propre généalogie; Ce quel­
que chose, c’est que nous sommes tous les enfants de
migrants et que les migrants ne sont que nos parents
revenants, fussent-ils « lointains » (comme on parle des
cousins). L ’autochtonie que vise, aujourd’hui, l’emploi
paranoïaque du mot « identité », n’existe tout simple­
ment pas, et c’est pourquoi toute nation, toute région,
toute ville ou tout village sont habités de peuples au plu­
riel, de peuples qui coexistent, qui cohabitent, et jamais
d’«u n peuple» autoproclamé dans son fantasme de
«p u re ascendance ». Personne en Europe n’est « p u r »
de quoi que ce soit - comme les nazis en ont rêvé, comme
en rêvent aujourd’hui les nouveaux fascistes -, et si nous
l’étions par le maléfice de quelque parfaite endogamie
pendant des siècles, nous serions à coup sûr génétique­
ment malades, c’est-à-dire « dégénérés ». Les réfugiés
d’Idomeni sont apparus à Niki Giannari comme des spec­
tres parce qu’elle comprenait ceci que, lorsqu’un spectre
nous apparaît, c’est notre propre généalogie qui est mise
en lumière, en cause et en question. Un spectre serait
donc notre « étranger familial ». Son apparition est tou­
jours réapparition. Il est donc un être ancestral : un parent
- lointain, certes - qu’on a souvent peur de voir revenir
à la maison, parce que, s’il revient, c’est probablement
pour rouvrir parmi nous une secrète et persistante bles­
sure relative à la question généalogique.
Le titre choisi par Niki Giannari consone évidemment
- c’est même une quasi-citation - avec la phrase inaugu­
rale du Manifeste communiste : « Un spectre hante
l’Europe », que Marx et Engels avaient aussitôt identifié
en déclarant : « C’est le spectre du communisme ». Entre­
temps, Jacques Derrida aura écrit un livre important
- qu’a lu Niki Giannari -, Spectres de Marx, en repartant
des questions éthiques et politiques induites par l’état

32
à ’apartheid comme par toutes les conjurations - voire les
« déclarations de mort » - brandies depuis la peur obsi-
dionale de l’étranger et l’ignorance de ce qu’hospitalité
veut dire : à savoir la crainte que le « spectre », celui qui
revient depuis un autre lieu ou un autre temps, ne
devienne notre concitoyen et, pire, notre égal. Mais voici
que Niki Giannari fait subir, au schéma communiste de
Marx et Engels, deux transformations radicales au moins.
D ’abord, il y a « des spectres » et non un seul. Ensuite,
ces « spectres qui hantent l’Europe » sont des êtres con­
crets, des êtres humains, qui incarnent nos relations éthi­
ques ou politiques et n’ont, par conséquent, rien à voir
avec une idée générale, si puissante soit-elle (comme l’est
celle du communisme) dans notre culture européenne.
Cette mise au pluriel est fondamentale. Elle s’accorde
d’ailleurs avec le geste de témoignage qui a conduit Niki
Giannari à arpenter, des jours durant, le camp d’Idomeni
avec Maria Kourkouta et ses amis du Dispensaire social
de Thessalonique. Tout cela nous parle de différences,
de multiplicités, de singularités, de corps sensibles, et non
pas de quelque notion utopique - ou stratégique - issue
de la philosophie politique. Niki Giannari, en cela, se
situerait sans doute dans la perspective ouverte par Han-
nah Arendt lorsque celle-ci, dans Qu’est-ce que la politi­
que ?, opposait l’homme de la théologie ou de l’ontologie
(voire de la philosophie politique) à la pluralité des hom­
mes qu’exige toute pensée du politique en tant que telle.
La forme filmique choisie dans Des spectres hantent
l’Europe contribue d’ailleurs fortement à maintenir cette
exigence : on y voit en effet beaucoup de monde, mais
on ne voit ni « masse » de population, ni « classe », ni

33
« entité » unique ou générale. La patience des plans et
l’art du cadrage - voire l’écoute des diverses langues
parlées dans le camp - nous font voir chacun, un à un,
différent, singulier, fût-il égal dans son destin : dans sa
même volonté, devant la même frontière, de passer.

« Unefois encore,
tu ne peux te poser nulle part »

Si on accepte l’idée que ces « spectres »-ci sont en train


de hanter l’Europe entière, c’est-à-dire de nous hanter
- qu’ils passent ou qu’ils ne passent pas la frontière, la
hantise sera autre, mais sera hantise quand même -, alors
il faut comprendre à quelle émotion, à quel impensé de
notre histoire leurs gestes nous font accéder. D ’où vien­
nent-ils ? Ou plutôt, puisqu’ils seraient « spectres », d’où
reviennent-ils ? De quelle mémoire ? De quelle histori­
cité ? De quel espace de mort (qu’ils sont justement,
demandant l’hospitalité, en train de fuir) reviennent-ils
et à quel espace d’injustice (puisqu’on voudrait leur refu­
ser cette hospitalité) se heurtent-ils ? La réponse s’éclaire
sous un jour à la fois historique et théorique si l’on
accepte de relire Hannah Arendt et, notamment, son
recueil La Tradition cachée qui tourne tout entier autour
de la notion de « paria » en tant que paradigme moderne
de la discrimination et de l’oppression.
L ’un des textes les plus frappants de ce recueil s’inti­
tule justement « Nous autres réfugiés ». Il a été écrit au
début de 1943 pour la revue The Menorah Journal qui
était, alors, l’organe principal de la littérature et de la

34
pensée juives en langue anglaise. Le titre original est We
Refugees. Le lecteur français remarquera que le rendu de
we imposait légitimement l’adjonction des « autres » dans
l’expression nous autres choisie par la traductrice Sylvie
Courtine-Denamy. Cette expression française, issue
d’usages anciens et populaires - notamment au Québec
et dans certains parlers régionaux de la Belgique ou de
l’Ouest -, a pour effet d’accentuer la communauté formée
par le nous en suggérant une haute valeur contrastive.
Nous autres, c’est donc la communauté d’un nous consi­
dérée comme autre dans l’espace plus général - l’Europe,
par exemple, ou l’Occident en général - où elle apparaît
comme séparée, différente et discriminée, si ce n’est car­
rément spectrale.
Hannah Arendt, en 1933, avait échappé de peu aux
camps de concentration allemands. Successivement réfu­
giée en Tchécoslovaquie, puis en Suisse et à Paris - avant
son départ définitif pour les Etats-Unis -, elle n’avait
réussi à échapper, en mai 1940, ni au Vélodrome d’Hiver
ni au camp de Gurs. Mais, en réfugiée avisée, elle avait
justement réussi à « traverser les murs » : à s’échapper
des barbelés du camp avant de parvenir à traverser la
frontière. Elle était donc bien placée, au plan pratique
comme aux plans historique et philosophique, pour livrer
quelques lumières sur l’expérience du réfugié. Il y a,
d’abord, cette évidence que Niki Giannari a bien
tomprise et observée, ne serait-ce qu’à travers les simples
mots : « Tu ne peux te poser nulle part / tu ne peux aller
ni vers l’avant / ni vers l’arrière... » C’est l’évidence que
les réfugiés d’aujourd’hui, tout comme ceux d’autrefois,
semblent être passés d’un piège (mortel) à un autre

35
(cruel). Ils semblent faire preuve d’une volonté et, même,
d’un optimisme déconcertants - tout cela noté par
Arendt - car ils sont pris au piège de la frontière, du
campement, des mesure policières ou bureaucratiques.
Ils ont pratiquement tout perdu : leur maison, leur
village, leur paysage, leur profession, leurs parents...
Pourquoi les voit-on sourire encore ? Sans doute parce
que le pire est derrière eux (la guerre civile, la mort) ?
Mais leur vie privée est partie en lambeaux, leur avenir
impossible à prévoir. Leur propre langue, ils doivent y
renoncer pour une grande part s’ils veulent se faire enten­
dre. On les voit cependant, dans le film Des spectres
hantent l’Europe, chanter avec humour leurs propres
chansons. Mais on leur demande de ne pas trop dire et
de ne pas trop se rappeler ce pour quoi ils demandent
asile. On les traite comme si leur désir de traverser la
frontière n’avait ni pourquoi (du point de vue de leur
histoire) ni pour quoi (du point de vue de leur futur). Ges
mots d’Arendt en 1943 pourraient être ceux de n’importe
quel Syrien aujourd’hui débarqué en Europe : « J e ne sais
quels souvenirs et quelles pensées hantent nos rêves noc­
turnes et je n’ose m’en enquérir, car moi aussi je me dois
d’être optimiste. Mais parfois j’imagine qu’au moins la
nuit nous nous souvenons de nos morts et des poèmes
que nous avons aimés autrefois. »
« Décidément, remarquait Arendt avec un humour pas­
sablement désespéré, notre optimisme est vicié. Témoins
ces étranges optimistes parmi nous qui, après avoir pro­
noncé d’innombrables discours optimistes, rentrent chez
eux et allument le gaz ou se jettent du haut d’un gratte-
ciel, et qui ont l’air d’attester que notre gaieté affichée

36
est fondée sur une dangereuse promptitude à mourir. »
Comme si l’absence fondamentale de liberté débouchait
sur cette « liberté négative » et sans futur qu’est le sui­
cide. Il y aurait donc chez nombre de réfugiés, selon Han-
nah Arendt, un « optimisme forcené voisin du désespoir ».
Or cette désorientation subjective n’est, à tout prendre,
que la conséquence d’une désubjectivation imposée aux
réfugiés par les polices en charge de leur sort à la fron­
tière. Ils ont un souhait très simple : ils veulent passer.
Mais la frontière - et le camp avoisinant - les immobilise
dans une position intenable, comme si elle était maudite
par quelque destin « éternellement provisoire ».
On humilie les réfugiés lorsqu’on exige d’eux qu’ils
n’exigent rien du tout, au prétexte qu’on les a « sauvés ».
Ils ont pourtant bien commencé par se «sa u v e r» eux-
mêmes : ils ont fui la guerre, laissant tout derrière eux,
comme n’importe qui le ferait devant un danger mortel.
En tant que civils, ils ont subi la déshumanisation typique
du « dommage collatéral » ou du « bouclier humain ». Ils
ont été réduits à un pur et simple matériau stratégique.
Puis l’Europe les a recueillis mais ne les accueille pas.
Elle leur impose une réification inhérente aux calculs éco­
nomiques, aux quotas migratoires, aux agendas démago­
giques. Depuis qu’existe le fil de fer barbelé - dont Oli­
vier Razac a retracé l’histoire politique -, les camps, nous
le/savons bien, ont essaimé partout dans le monde, à
commencer par les « camps de reconcentration » mis en
place par les colonisateurs britanniques en Afrique du
Sud au moment de la seconde guerre des Boers (1899-
1902), ou par l’armée allemande du deuxième Reich au
moment du génocide des Hereros en Namibie (1904).

37
Avant que Giorgio Agamben ne fasse du camp le
« paradigme biopolitique du moderne », Hannah Arendt,
dans son texte de 1943, s’indignait devant l’invention de
cette nouvelle « humanité parquée » à laquelle sont rédui­
tes les personnes dites « déplacées » : « Manifestement,
personne ne veut savoir que l’histoire contemporaine a
engendré un nouveau type d’êtres humains - ceux qui
ont été envoyés dans les camps de concentration par leurs
ennemis et dans les camps d’internement par leurs amis. »
Dans tous les cas, c’est la communauté « étrangère » qui
se trouve reléguée à une masse indistincte, privée de
droits civiques, c’est le visage de chacun qui disparaît et,
avec lui, sa dignité voire son existence éthique en général,
Arendt insistant sur le fait que les « critères moraux »
risquent de s’effondrer quand ils ne sont pas effectifs
« dans la trame d’une société ». Alors plus personne n’est
quelqu’un : « Je ne pourrai jamais oublier ce jeune homme
qui, lorsqu’il dut accepter un certain emploi, soupira :
“Vous ne savez pas à qui vous parlez; j’étais chef de
rayon chez Karstadt [un grand magasin de Berlin]”. Mais
il y a aussi le désespoir profond de cet homme d’un
certain âge qui, passant par les innombrables relais des
différents comités pour être secouru, finit par s’exclamer :
Et personne ici ne sait qui je suis ! »

« Ne demandent rien,
seulement passer »

Même secourable, le camp ne reconnaît donc pas ceux


qu’il recueille. Les réfugiés, contraints d’attendre indéfi­

38
niment ce qu’on va faire d’eux, existent à peine comme
sujets du droit - ou comme « sujets de plein droit » -,
parce que seuls leurs éventuels papiers, leurs « docu­
ments officiels », vont exister et parler pour eux. La loi
ne semble vouloir se prononcer que sur ces papiers-là,
pas sur eux-mêmes. Comme s’ils étaient moins solides
qu’un petit bout de carton plié qui se perd si facilement,
se contrefait, se vole ou s’envole, ou se noie. Les réfugiés
ont fui un espace où l’on attentait à leur vie physique,
leur vie tout court. Ils ont risqué leur vie pour gagner un
espace de droit. Aujourd’hui un camp les accueille, leur
donne à manger, leur fournit une tente ou un vêtement
imperméable. Mais c’est un espace où l’on continue
d’attenter à leur vie civique. On les condamne à l’attente
bureaucratique pour connaître leur « statut ». Ils font la
queue, dans l’attente d’être humains. Pourtant ils sont
bien là, devant nous, avec leurs gestes, leurs visages, leurs
paroles. Comme l’écrit Niki Giannari, ils « se posent ici,
/ attendent et ne demandent rien, / seulement passer ».
Passer. Passer quoi qu’il en coûte. Plutôt crever que
ne pas passer. Passer pour ne pas mourir dans ce territoire
maudit et dans sa guerre civile. Avoir fui, avoir tout
perdu. Passer pour tenter de vivre ici où la guerre est
moins cruelle. Passer pour vivre comme sujets du droit,
comme simples citoyens. Peu importe le pays, pourvu
que ce soit un Etat de droit. Passer, donc, pour cesser
d ’être hors de la loi commune. Passer pour se sentir
protégés par des conventions internationales, des droits
de l’homme, une justice pour laquelle un crime ne reste­
rait pas impuni. Et s’il le faut, pour passer, payer un
passeur, un brigand : devenir hors-la-loi. Prendre cette

39
décision, fût-ce la peur au ventre, fût-ce avec l’affreuse
crainte pour sa vie, pour celle des enfants. Dans tous les
cas : passer pour vivre. Mais là où vous avez fui les murs
clos des caves bombardées, vous avez trouvé une fron­
tière close et des barbelés au camp d’Idomeni.
Est-ce encore un Etat de droit que cet Etat - ou cet
ensemble d’Etats qui sans fin tergiverse, je veux dire
l’Europe des gouvernements - qui bafoue des droits qu’il
a lui-même édictés, sur lesquels il s’est lui-même engagé ?
Comme en bien d’autres lieux de ce monde, le droit
d’asile est à la fois exercé et bafoué à Idomeni. C ’est ce
qu’a pu observer, dans la durée, Niki Giannari. Son
poème porte lamentation et colère devant l’inhospitalité
des gouvernements, émotion et reconnaissance devant
l’hospitalité malgré tout d’une société civile qui agit cou-

40
rageusement. C ’est peut-être pour cela que la voix de
Lena Platonos aura lu le poème - elle qui, d’habitude,
chante avec tant d ’innocence et de limpidité - d’une voix
comme brisée entre la tristesse et l’espoir.
Le juriste Gilles Lhuilier a retracé, parmi d’autres, les
étapes qui, du début du XIXe siècle à nos jours, ont vu
s’établir l’institution juridique des camps de réfugiés. Il
montre avec clarté comment la « politique de l’excep­
tion » - à savoir l’effort des gouvernements pour gérer
certaines crises majeures touchant les populations civiles,
comme en 1940 ou en 1945 - s’est transformée, cynique­
ment ou même pas, en une véritable politique de l’excep­
tion : une « exception comme politique », une politique
instituant la solution de l’exception et non pas tentant
d’en résoudre le problème. Olivier Le Cour Grandmai-

41
son, de son côté, a montré les origines - et même les
persistantes caractéristiques - coloniales des mesures
d’internement administratif dont la pratique et la concep-
tualité juridique n’ont pas cessé de s’étendre et de se
banaliser à travers le monde entier.
D ’un côté, donc, le « statut des réfugiés » s ’est institu­
tionnalisé et mondialisé depuis la fin de la Seconde
Guerre mondiale, comme le rappelle notamment Alain
Rey dans son livre Parler des camps au X X f siècle. Une
« convention relative au statut des réfugiés et des apatri­
des » fut signée à Genève en 1951, suivie en 1967 par un
protocole, ratifié par cent quarante-sept Etats, qui en
élargissait sensiblement la définition. On y pouvait lire
cette évidence toute simple (bien qu’elle eût été âprement
débattue) : « [Le réfugié est une] personne se trouvant
hors du pays dont elle a la nationalité ou qui en est la
résidence habituelle parce qu’elle craint d’y être persé­
cutée », que ce soit pour des raisons ethniques ou raciales,
religieuses ou nationales, de communauté ou d’opinions.
Cette définition portait à dix-neuf millions de personnes,
en 2014, le nombre des réfugiés officiellement reconnus
dans le monde. Il y en a tellement plus aujourd’hui :
cinquante millions au bas mot, bien plus en tout cas qu’il
n’y en eut jamais dans l’histoire des hommes. C ’est, par
excellence, l’une des plus effrayantes misères - ou l’un
des grands crimes - de notre temps.
Car il y a bien l’autre côté, le revers de cette évidence
juridique et vertueuse : il y a l’évidence politique et
concrète qui, elle, est tout simplement honteuse et révol­
tante. Idomeni est un exemple parmi d’autres de la
manière dont l’Union européenne cherche cyniquement

42
à mettre en place l’externalisation des procédures d’asile
et d’immigration : on va vous recevoir, mais ailleurs. Res­
tez donc en arrière de nos frontières. De jure , on accueille
les réfugiés, mais de facto on les marginalise et on les
criminalise - par exemple en regardant ces populations
terrorisées comme d’éventuelles hordes terroristes -, jus­
tifiant par là de les enfermer à l’extérieur, comme l’a écrit
Claire Rodier dans une étude éloquemment intitulée
« Aux marges de l’Europe : la construction de l’inaccep­
table ». Or, ce hiatus - cette contradiction criante, cette
cruauté fondamentale - entre le droit {de juré) et la réalité
{de facto) n’aura pas échappé, soixante-cinq ans avant
Idomeni, au regard critique de la « philosophe réfugiée »
Hannah Arendt. C ’était en 1951, soit l’année même de
la très démocratique Convention de Genève. C ’était
pourtant bien quelque part dans son livre sur Les Origines
du totalitarisme.
Une dizaine d’années après sa propre expérience
d’apatride entre les barbelés du camp de Gurs puis dans
l’attente angoissée - plusieurs mois - pour obtenir un
passeport et un billet de paquebot, Hannah Arendt sera
donc revenue sur le problème des réfugiés et des apatri­
des dans le contexte de l’histoire politique contempo­
raine. Il est significatif que ce thème apparaisse, dans
l’économie de son livre, à un véritable point de bascule :
au point ultime de l’impérialisme (soit à la toute fin du
chapitre consacré à ce thème) et, par voie de consé­
quence, au point originaire du totalitarisme (soit juste
avant que ne commence le chapitre consacré à ce thème).
Le point ultime de l’impérialisme - mais ce « point » est
une durée : ne continuons-nous pas de le vivre au-

43
jourd’hui ? -, Arendt le nomme « le déclin de l’État-
nation et la fin des droits de l’homme ». C’est au cœur
de ce phénomène historique, juridique, anthropologique
et politique, qu’auront violemment resurgi les questions
relatives aux minorités, aux réfugiés, aux apatrides.
Mais pourquoi une telle question apparaît-elle au point
ultime - ou, même, comme le point ultime - de l’impé­
rialisme occidental ? Parce que celui-ci, écrit Arendt, s’est
entièrement reconfiguré, jusqu’à dessiner les nouvelles
structures du « pouvoir moderne », avec les découpages
territoriaux issus du premier conflit mondial puis des
traités de 1918 ; et parce que ces découpages ont, juste­
ment, provoqué les premiers grands mouvements de réfu­
giés, en Europe et ailleurs (les Arméniens massacrés, les
Grecs d’Asie mineure jetés à la mer). Arendt, dans ces
pages, fait alors l’hypothèse lucide que ce processus aurait
pour horizon ultime d’« introduire des méthodes colo­
niales au sein des affaires européennes » (et n’est-ce pas
exactement ce qui se passe avec la mise sous tutelle éco­
nomique de la Grèce aujourd’hui?). En tout cas, la
volonté juridique d’offrir un digne statut aux apatrides
- ce qu’Arendt nomme le « renforcement momentané des
droits humains » - sera retombée comme retombe une
« illusion » juridique face à la Realpolitik des empires.
Parler ainsi, comme le fait Arendt, du « déclin de
l’État-nation » et de la « fin des droits de l’homme », c’est
évidemment accuser l’échec des politiques mondiales
dans une situation où « l’apatridie [...] représente le phé­
nomène de masse le plus nouveau de l’histoire contem­
poraine [et] le plus symptomatique de toute la politique
contemporaine ». Comment ce que dit Arendt des années

44
1930 ne viendrait-il pas résonner - d’une résonance
« étrangement familière » - dans la perception de notre
actualité même ? « Le désarroi des gouvernements euro­
péens, écrit-elle, était presque pathétique à voir, en dépit
de leur conscience du danger que représentait le phéno­
mène des apatrides pour leurs institutions juridiques et
politiques établies, et en dépit de tous leurs efforts pour
endiguer le flot. Il n’était plus besoin d’événements
explosifs. Dès qu’un certain nombre d’apatrides étaient
admis dans un pays par ailleurs normal, l’apatridie se
répandait comme une maladie contagieuse. Non seule­
ment les citoyens naturalisés se voyaient menacés de
retourner au statut d’apatrides, mais les conditions de vie
faites à tous les étrangers sans exception se détérioraient
elles aussi nettement. » Conséquence : « La première
grave atteinte portée aux Etats-nations par suite de l’arri­
vée de centaines de milliers d’apatrides a été que le droit
d’asile, le seul droit qui ait jamais figuré comme symbole
des Droits de l’homme dans le domaine des relations
internationales, a été aboli. »
Il devient très difficile, dans ces conditions, de traver­
ser une frontière. Celle-ci, en effet, s’est reclose à Ido-
meni, le 14 mars 2016, devant ceux qui désiraient « seu­
lement passer », rien d’autre. Arendt, dans les mêmes
pages de son livre sur Les Origines du totalitarisme, évo­
que - en parfaite connaissance de cause - la position
désormais impossible, comme un double bind à rendre
fou, des réfugiés au regard de la loi : puisqu’un droit
élémentaire, passer, leur est refusé, puisque le droit d’asile
ne leur est pas convenablement accordé, que peuvent-ils
faire, désormais, sinon transgresser la loi ? C’est comme

45
si la loi les obligeait à devenir hors-la-loi. « Privé du droit
de résidence et du droit au travail, écrit Arendt, l’apatride
devait évidemment transgresser continuellement la loi. Il
était [donc] susceptible de se voir emprisonné sans avoir
commis le moindre crime. »
Et c’est alors que la philosophe pousse le paradoxe
juridique - presque sur le ton d’un humour noir à la
Kafka - jusqu’à ses conséquences : si le réfugié innocent
(car ce n’est pas un crime que de fuir la guerre), privé de
statut juridique, se voit livré à l’arbitraire de la police, seul
un crime quelconque pourra le replacer dans la sphère
« civilisée » du droit... « C’est uniquement en contreve­
nant à la loi qu’il peut obtenir d’elle une certaine protec­
tion. Tant que dureront son procès et sa peine, il sera à
l’abri de l’arbitraire de la police contre laquelle il n’est ni
avocats ni recours. L ’homme qui hier se trouvait en prison
à cause de sa seule présence au monde, qui n’avait aucun
droit d’aucune sorte et vivait dans la menace de la dépor­
tation, ou qu’on avait expédié sans jugement et sans pro­
cès dans une espèce quelconque d’internement parce qu’il
avait essayé de travailler et de gagner sa vie, cet homme
a des chances de devenir pratiquement citoyen à part
entière s’il commet seulement un petit larcin. Même s’il
n’a pas le sou, il peut alors obtenir un avocat, se plaindre
de ses geôliers, et on l’écoutera avec respect. Considéré
auparavant comme la lie de la terre, il devient désormais
assez important pour être informé dans le détail de la loi
selon laquelle il sera jugé. » Mieux vaudrait en somme,
pour le réfugié, tomber sous le coup de la loi plutôt
qu’errer en dehors du droit. Décidément, mieux vaut être
un criminel qu’un paria en ce bas monde.

46
C ’est là une situation proprement - éthiquement -
inhumaine. À Idomeni, Niki Giannari a bien compris,
comme Hannah Arendt l’avait fait ailleurs en Europe,
qu’il était très facile d’ajouter de l’inhumanité à l’inhu­
manité. Aussi évoque-t-elle, dans son poème, ceux qui
« crient [aux réfugiés] de s’en aller », ceux qui « crachent
sur eux », les « visent » puis « vont vite verrouiller leurs
maisons ». Contre cette inhumanité il devient évident et
nécessaire - même si cela ne suffit pas, bien sûr - d’adres­
ser un premier regard, de prononcer un premier mot
d’accueil. C ’est ce qu’évoquait peut-être Paul Celan dans
un poème du recueil Renverse de souffle intitulé « Give
the Word », et où était suggérée la situation la plus sim­
ple : un homme vient. Alors, imaginons que tu le regardes
d’un regard vrai, que tu lui tendes la main pour l’accueil­
lir. Imaginons un geste éthique, la plus simple reconnais­
sance d’autrui. Même s’il est aussi question d’une « larme
à côté de toi ». Imaginons que, tout simplement, tu laisses
passer : « Vient un homme. / [...] “Passez”, dis-tu, / “pas­
sez”, / “passez”. »

« Un jour avant
ou un jour après »

Il y a donc, dans le poème de Niki Giannari, une forte


présence du passer dans la double acception d’une ges-
tualité - passer, dépasser un obstacle, une limite, une
frontière close - et d’une temporalité : quelque chose qui,
sous forme de « spectres », nous reviendrait depuis un
certain passé. C ’est un très beau paradoxe, puisque le

47
geste de passer ou de dépasser indique un mouvement
vers l’avenir, un désir de persévérer dans son chemin vers
le futur, alors que sa nature revenante fait signe, en même
temps, vers une mémoire et vers un autrefois. C ’est pour­
quoi on ne doit pas s’étonner de retrouver en filigrane,
un peu partout dans le texte, la figure et la pensée de
Walter Benjamin. C ’est bien lui, en effet, qui aura permis
de penser ce rapport de l’Autrefois au Maintenant et à
l’Avenir à travers le vocabulaire presque cinématographi­
que - parce qu’il supposait chez lui un côté lumineux et
saccadé, pulsatif et passager - de ce qu’il nommait une
« image dialectique ».
Quand Niki Giannari nous parle de « spectres qui han­
tent l’Europe », on a envie de lui demander : mais depuis
où exactement viennent-ils hanter l’Europe ? Et surtout :
depuis quand ? Une première réponse est donnée, dès
les premières lignes de son texte, à travers la mise en
relation entre « ces trains-ci » - qu’en 2016 elle a vus
passer en bordure du camp d’Idomeni, trains de mar­
chandises à destination du nord de l’Europe - et « ces
trains-là»... Quels «tra in s-là »? Evidemment les trains
qui, partant de Thessalonique vers le nord, auront
convoyé vers les camps d’extermination nazis, peut-être
sur cette même ligne de chemin de fer, près de quatre-
vingt-dix-huit pour cent de la population juive de cette
ville, soit environ cinquante-quatre mille personnes. En
sorte que cette ville même - où vit et travaille Niki Gian­
nari - aura pu être nommée, par un historien, la « cité
des spectres ».
On pourrait considérer que l’analogie - si c’en est
une - est totalement déplacée : n’est-il pas abusif et même

48
choquant de comparer ce « camp-ci » (d’accueil pour les
réfugiés) avec ces « camps-là » (de mise à mort) ?
D ’autant que, dans le cas présent, l’Allemagne est en
général le but hautement désiré, revendiqué par la plu­
part de ces « migrants » : c’est leur raison principale, leur
espoir de vie - et non leur sentence de mort - pour passer
la frontière gréco-macédonienne. Il ne faut donc pas tout
confondre. Mais on aurait bien tort de pratiquer ce que
Freud nommait une « isolation » psychique en affirmant
simplement que ce «cam p -ci» relève d’une tout autre
histoire : qu’il n’aurait ainsi rien à voir avec le temps dont
ces « camps-là », depuis, sont devenus l’emblème infer­
nal. Car les « spectres » qui aujourd’hui « hantent
l’Europe », à Idomeni et ailleurs, sont bien les revenants
d’un temps passé : d’un temps qui est parvenu jusqu’à

49
nous, qui passe à travers nous alors même qu’il ne
« passe » toujours pas vraiment - c’est-à-dire se coince
comme un os dans nos gorges, fait office de refoulé, de
symptôme et, donc, de retour du refoulé - dans les choix
politiques et les discours de l’Europe contemporaine.
Toute histoire transforme ce qui la précède, mais aucune
histoire n’est « terminée » pour la simple raison que ce
qui vient après demeure hanté, pour le meilleur ou pour
le pire, par sa propre mémoire.
C’est ainsi que le passé - même obsolète, même
« dépassé», même «tré p assé » - ne cesse pas de passer
en nous. Il serait coupable d’oublier cela. L ’oublier, ce
serait ne pas; comprendre ce qui se met en place à travers
les plus inquiétantes répétitions dont l’extrême-droite
européenne, notamment l’Aube dorée pour ce qui
concerne la Grèce, revendique, « sans tabous » comme
on ose dire, la précédence. À l’heure même où j’écris ces
lignes, le premier ministre de la Hongrie, Viktor Orban,
vient de réussir à faire adopter par son Parlement, le
7 mars 2017, la mise en détention systématique de tous
les demandeurs d’asile, fussent-ils entrés légalement.
C ’est une violation assumée du droit international. Les
camps d’aujourd’hui ne sont pas les camps d’hier, sans
doute, mais ce sont encore des camps, à savoir des lieux
où il en faut bien peu pour que s’organise l’injustice :
leur structure même est le fruit d’une histoire déjà longue.
Une histoire qui avait autrefois, sans que les Etats s’en
inquiètent trop, commencé avec de « simples » procédu­
res de rétention.
Or, dans cette histoire, les mots sont aussi menteurs
que les barbelés eux-mêmes (qui vous laissent bien voir

50
le paysage au-delà, comme si vous pouviez passer). Des
mots comme «protection», « accueil », «sécurité »
- ah ! le bien utile, le bien malin, le bien stratégique mot
de « sécurité » ! - voire « humanitaire », ne parviennent
pas tout à fait à masquer l’ambivalence fondamentale de
cette institution des camps qui, à l’instar de celle des
ghettos, exclut des populations entières hors de toute
citoyenneté normale en prétendant les recueillir dans un
dispositif qui leur permet de vivre, sans doute, mais à
condition de les contrôler, de les surveiller pour s’en
protéger, si ce n’est pour les punir (les punir de quoi,
d’ailleurs ? d’exister malheureuses hors de chez elles ?).
On ne s’étonnera pas qu’après l’hôpital et la prison,
Michel Foucault se soit consacré, vers la fin de sa vie, à
une critique de ces « biopouvoirs » censés « défendre la
société » contre l’autre ou l’autrui, l’anormalité ou la sim­
ple différence, bref, contre l’étranger quelle que soit son
étrangeté.
Faire du camping à l’étranger - sur la belle île de
Lesbos, pourquoi pas - est une chose. Vivre dans un
camp comme étranger en est une autre. Le campeur
campe, précisément, où il veut : il s’installe avec la plus
innocente des attitudes territoriales, comme si c’était là
le stade enfantin du colonialisme (un autre stade se nom­
mant : tourisme de masse). Tandis que l’étranger se
retrouve dans un bizarre « terrain de camping », un cam-
1pement dont il ne voulait pas, puisqu’il voulait passer.
Avec les camps, les gouvernements se parent - comme
parures, mais aussi comme remparts - de valeurs juridi­
ques qu’ils n’affirment théoriquement que pour les renier
pratiquement, là où, en toute logique ou topologie, il est

51
le plus facile de renverser des choses : à la frontière, à la
bordure, à la limite.
Ainsi va Yemcampement du monde, comme l’a bien
nommé Michel Agier. Ce processus est double : on y voit
se croiser ou se confronter deux mouvements symétri­
ques, comme une lutte des classes inscrite à même l’uni­
versel désir de passer une frontière. D ’un côté une extra­
territorialité heureuse et productive (tourisme, business,
turbo-profs, sans compter la jet-set), de l’autre une extra­
territorialité malheureuse et empêchée, perçue dans l’élé­
ment du danger, de l’intrusion, de l’hostilité. À l’horizon
de quoi se profile quelque chose comme un état à*apar­
theid généralisé, comme l’indiquait notamment Wendy
Brown quand elle donna, dans son livre Murs, une analyse
frappante de la « démocratie emmurée », c’est-à-dire cou­
pée de sa propre souveraineté à se croire protégée par
des frontières de plus en plus plus recloses. L ’« encam-
pement » selon Michel Agier serait donc bien, sous toutes
ses formes possibles - et elles sont nombreuses -, la façon
inventée par les gouvernements « pour tenir à l’écart ce
qui dérange, pour contenir ou rejeter ce qui, humain,
matière organique ou déchet industriel, est en trop.
L ’encampement du monde se présente ainsi comme l’une
des formes du gouvernement du monde, une manière de
gérer l’indésirable ».
Voilà sans doute l’une des choses qui aura particuliè­
rement bouleversé Niki Giannari lorsqu’elle arpentait le
camp d’Idomeni, et qui aura suscité, me semble-t-il, le
ton général de son poème : les réfugiés lui sont apparus
comme des êtres de désir - leur si puissant désir de passer,
eux qui venaient d’échapper à mille dangers liés à la

52
guerre et à la traversée des frontières précédentes -, mais
traités, juste ici où elle pouvait les voir et les écouter,
comme des êtres indésirables. À un moment, dans le film
Des spectres hantent l’Europe, on peut voir une inscription
qui dit : « Les frontières tuent ». Comment, alors, ne pas
penser au philosophe par excellence des « passages », à
celui qui fut l’indésitable par excellence et qui, désirant
passer une frontière, fut en quelque sorte tué par elle,
par sa clôture alors éprouvée comme une sentence du
‘'destin ?
Walter Benjamin, à nouveau. D ’où la mention, dans le
texte de Niki Giannari, de ce « 26 septembre de l’an
1940 » où « la frontière s’est fermée » devant l’auteur du
Livre des passages et où celui-ci, par conséquent, se donna

53
la mort. « Car personne n’arrive à la frontière un jour
avant / ou un jour après ». Expression qui se donne là
comme une nouvelle quasi-citation, celle du récit de cet
épisode - et de sa conclusion philosophique très benja-
minienne - par Hannah Arendt dans son recueil des Vies
politiques : « Lorsque le petit groupe de réfugiés auquel
il s’était joint atteignit la frontière espagnole, il se révéla
soudain que les Espagnols avaient ce jour-là fermé la
frontière et que les douaniers ne reconnaissaient pas les
visas faits à Marseille. Les réfugiés devaient donc retour­
ner en France le jour suivant par le même chemin. Ben­
jamin se suicida durant la nuit, et ses compagnons furent
alors autorisés par les gardes-frontière, quelque peu
impressionnés, à gagner le Portugal. L ’embargo sur les
visas fut levé quelques semaines plus tard. Un jour plus
tôt, Benjamin serait passé sans difficulté ; un jour plus
tard, on aurait su à Marseille qu’il n’était pas possible à
ce moment de passer en Espagne. C’est seulement ce
jour-là que la catastrophe était possible. »
Benjamin lui-même, quelques semaines avant ce
dénouement marqué par la mortifère absurdité bureau­
cratique, avait adressé ces mots désespérés à Theodor
Adorno : « La situation est telle, vous le savez, que je ne
suis pas en meilleure posture que mes papiers. [...] La
totale incertitude de ce que le prochain jour, de ce que
la prochaine heure apporte, domine mon existence
depuis de nombreuses semaines. Je suis condamné à lire
chaque journal (ils ne paraissent plus que sur une feuille)
comme une notification à moi remise, et à percevoir en
toute émission de radio la voix du messager de malheur.
Les efforts tentés pour rejoindre Marseille afin d’y plaider

54
ma cause auprès du Consulat ont été vains. Pour un
étranger, il n’est plus possible depuis pas mal de temps
d’obtenir la permission de changer de lieu. [...] J ’espère
vous avoir donné jusqu’ici l’impression que, même aux
moments difficiles, je reste calme. Ne croyez pas que cela
ait changé. Mais je ne peux pas me dissimuler le caractère
périlleux de la situation. Je crains qu’il ne faille un jour
compter ceux qui ont pu en réchapper. »
La frontière dont je parle pourrait aisément évoquer
la « porte de la loi » imaginée dans une célèbre parabole
du Procès par Franz Kafka. Mais, là où Kafka faisait
attendre indéfiniment, puis mourir devant elle, un pauvre
illettré - la figure juive du am ha haretz -, la frontière
réelle de Port-Bou n’aura pas épargné, dans le laps de
temps de quelques heures seulement, le plus sage et le
plus lettré des hommes. Devant les frontières allégori­
ques, ce sont en général les âmes qui, comme au Jugement
dernier, sont « pesées » ou livrées à la croisée des che­
mins. Tandis que, devant les frontières réelles, seuls
comptent les papiers d’identité, les passeports, les visas,
le dernier décret en date et la propension du soldat à
l’appliquer plus ou moins rigoureusement. Dans tous les
cas la frontière fonctionne bien comme ce cadre ouvert
- qu’il suffit de barrer par une ligne de barbelés et de
faire garder par quelques policiers - qui laisse encore voir
le lieu désiré, mais dont la fermeture déjà est d’autant
(plus mystérieuse, arbitraire et cruelle qu’elle n’est pas
clairement discernable. J ’imagine aisément qu’en septem­
bre 1940, Walter Benjamin a pu, depuis le « chemin des
crêtes » de Port-Bou, contempler cette Espagne où il vou­
lait passer : paysage admirable, d’ailleurs, comme le sou­

55
ligneront plus tard Hannah Arendt ou Gershom Scholem
venus à la recherche de quelque vestige ou témoignage.
Mais la frontière se fermait devant lui alors que le paysage
était toujours là, devant lui. Il resta donc devant le pays
salvateur comme Moïse devant sa terre promise. La fron­
tière est magnifique lorsqu’on vient juste de la traverser.
Elle change votre destin sans que vous sachiez exacte­
ment pourquoi, pour quand : pile ou face, ouvert ou
fermé, « un jour avant / ou un jour après ».

« Mais la cendre
se souvient »

Par contraste avec les images en couleurs d’Idomeni


- ces images où nous suivons toute une part du destin
des réfugiés, balancés entre la règle qu’on leur impose et
le désir qui les soulève, entre l’attente dans les queues de
nourriture et le surgissement des gestes de la révolte -,
les brefs plans tournés par Maria Kourkouta en 16 mil­
limètres noir et blanc nous font accéder, dans le film Des
spectres hantent l’Europe, à une atmosphère très particu­
lière. C ’est un espace de grisailles et de brumes. Comme
si, des images en couleurs à celles-ci, on était passé d’une
temporalité à une autre, ou de l’art de la peinture à celui
du bas-relief, mais un bas-relief qui serait fait de fumées,
d’exhalaisons et non pas de marbre. Les petits braseros
à ciel ouvert dégagent des fumerolles qui vont se perdre
dans le lointain des nuages ou la blancheur opaque du
ciel d’hiver. La vapeur s’échappe d’un récipient d’eau
chaude dans l’air frais du mois de mars. Quelquefois c’est

56
l’image elle-même qui, dans sa texture, dans son grain,
semble pulvérulente, vaporisée. J ’ai spontanément pensé
au texte de Pierre Fédida sur « Le souffle indistinct de
l’image », texte important sur l’« apparaître fantomati­
que » des images psychiques, et non par inadvertance
versé dans un recueil qui s’intitulait Le Site de l’étranger.
Devant ces paysages désolés de la Grèce du Nord,
paysages habités par des « étrangers », des gens qui ne
sont pas « à leur place », me sont aussi revenus, outre
certains plans de Théo Angelopoulos, quelques souvenirs
en bribes du poème de Paul Celan Renverse du souffle :
« Paysages avec des êtres d’urne. / Dialogues / De bouche
de fumée à bouche de fumée ». Or, retournant au mys­
térieux recueil du poète, je découvre d ’autres fumerolles
éparses où les motifs conjugués du souffle et de l’image
appellent ceux de la « fatalité » et de la « contre-fata­
lité » : autre façon, pour Celan, d’approfondir - de creu­
ser, comme un archéologue de l’air et de la parole - la
question de ce que témoigner veut dire :

« Fais de ça l’image
qui relancera nos dés chez nous.
[..J
avec la fatalité des images
et leur contre-
fatalité [...]
' attend, cristal de souffle,
1 ton inébranlable
témoignage [...]
vers nous et loin de nous et vers nous. »

Un témoignage atteste une fatalité survenue dans l’his-

57
toire. Il n’y a plus lieu de défaire ce qui a eu lieu. Il faut
seulement rappeler les faits, les circonstances, les person­
nes, les émotions. Ne pas les perdre tout à fait. Tel est
d’abord le témoignage. Sa fatalité inhérente nous dit
qu’un malheur a eu lieu, un malheur que les hommes
n’ont pas pu ou voulu empêcher. Il nous arrive donc
comme s’il venait de quelque espace fatal ou irrémédia­
ble, et c’est peut-être cela que Paul Celan a souhaité dire
à travers l’expression « loin de nous ». C’est ainsi que la
douleur intime de chacun, à Idomeni, nous semble
aujourd’hui aussi lointaine que l’horizon des montagnes
dans les images du film de Maria Kourkouta et Niki
Giannari. L ’image témoigne depuis un lointain, et c’est
pourquoi nous voyons Idomeni à travers les images-
témoins, grises et quelquefois tremblantes, de la caméra

58
16 millimètres. Les trains de marchandises qui passent
lourdement devant les réfugiés immobiles, nous ne les
voyons aujourd’hui qu’à travers les plans implacables de
ces images documentaires. L ’émotion devant ces trains
qui passent et nous en évoquent d’autres, nous ne la
ressentons qu’à lire - ou entendre proférer - le texte de
Niki Giannari quand elle témoigne, non seulement de
cette situation, mais encore de l’oubli qui menace tout
témoignage, dont celui qu’elle est en train de porter à
notre connaissance (« les hommes vont oublier ces
drains-ci / comme ces trains-là »).
Et cependant, Niki Giannari ajoute : « Mais la cendre
/ se souvient ». Fragile mémoire, sans doute : rien ne se
disperse mieux que la cendre au vent, n’est-ce pas ? Mais
la mémoire insiste par mille souffles, mille spectres pos­

59
sibles, d’où peut surgir quelque chose de nouveau. La
mémoire se respire comme la silice dans les poumons du
mineur. C ’est alors, pourtant, que le témoignage peut
engager une authentique contre-fatalité : lorsque, sans
cesser d’être loin de nous, il se rend capable, par sa
ténacité même, de revenir vers nous, comme un fantôme,
nous hanter, nous habiter, nous faire agir autrement.
« Vers nous et loin de nous et vers nous », comme l’écrit
Paul Celan selon un rythme incessant de vague, de fluide,
de respiration ou de battement de cœur.
Or c’est cela justement dont une image - qu’elle soit
image visuelle ou image poétique - saurait à nos yeux, à
nos regards plutôt, se rendre capable. À témoigner
l’image vient de loin : comprenons alors qu’elle revient
vers nous, s’adresse à nous, nous regarde. L ’image
remonte le temps, cela veut dire aussi qu’elle propose une
possibilité autre, une bifurcation dans l’histoire. Cela veut
dire qu’elle émet une hypothèse nouvelle. Que par son
jeu imaginatif elle rejoue le destin : « Fais de ça l’image
/ qui relancera nos dés chez nous ».
D ’où vient cette force des images ? De là même, peut-
être, d’où les « damnés de la terre » tirent la leur : de
leur puissance à passer malgré tout. Les images sont fatales,
certes, en ce sens qu’elles portent une mémoire tenace.
Du moindre souffle elles font un fossile en mouvement.
Aby Warburg, on le sait, comprenait l’histoire des images
comme une « histoire de fantômes pour grandes person­
nes » : une histoire où les images se montrent capables
de « revenir » depuis des temps tout à fait hétérogènes,
de traverser les murs de la périodisation historienne, de
flotter antiques dans les espaces mêmes de notre moder­

60
nité. Et cette puissance-là, Warburg avait choisi de la
nommer survivance : un « après-vivre » ou la capacité,
extraordinaire si l’on y pense, de traverser les temps, de
signifier dans plusieurs temps hétérogènes à la fois, de
passer à travers temps.
Mais, en même temps, les images sont contre-fatales.
De leur grande mémoire surgissent de tout nouveaux
désirs - en tant même que désirs, ne sont-ils pas toujours
« tout nouveaux », irrésolus, insatisfaits, tendus vers
l’avenir ? -, comme une végétation qui pousserait anar­
chiquement sur de la lave durcie. D ’où tiennent-elles
donc cette nouvelle force, ou cette force de nouveauté ?
Du fait que, tenaces (et même : pour être tenaces), elles
sont aussi spectrales, donc mobiles, nomades : on persiste
mieux quand on sait changer de place. À la survivance
des images, qui désignait leur capacité à passer au travers
de temps différents, Warburg ajouta donc la migration,
qui nommait précisément, selon lui, leur capacité fonda­
mentale à passer au travers d’espaces distincts, voire très
éloignés les uns des autres (cela même dont Fadas d’ima­
ges Mnémosyne voulut esquisser les trajectoires tout
autour de la Méditerranée, et notamment depuis Bagdad
et la Syrie jusqu’au cœur de l’Europe).
Tous ces mouvements de migration ont un nom géné­
rique : la culture. Non pas la culture des « émissions
culturelles » ou des « ministères de la culture », mais la
culture au sens anthropologique du terme, à savoir ce qui
fait des humains ces êtres capables, non seulement de
parler, de travailler et d’inventer des outils, voire des
œuvres d’art, mais encore de vivre en société, de se parler,
de s’inventer, de s ’imaginer les uns les autres. Lorsqu’une

61
société se met à confondre son voisin avec l’ennemi, ou
bien l’étranger avec le danger, lorsqu’elle invente des
institutions pour mettre en œuvre cette confusion para­
noïaque, alors on peut dire, en toute logique historique
- et non pas selon un simple point de vue éthique -,
qu’elle est en train de perdre sa culture, sa propre capa­
cité de civilisation. L ’année même - 1929 - où Aby War-
burg composait les dernières planches de son atlas d’ima­
ges, planches sur lesquelles planent les nuages politiques
de la théocratie, du fascisme et de l’antisémitisme, Sig­
mund Freud écrivait son Malaise dans la culture, livre
courageux qui demanderait, aujourd’hui, à être confirmé
voire aggravé dans son diagnostic.
Freud, en particulier, s’étonnait que la société occiden­
tale en soit venue à avoir tant de difficultés pour produire
des « possibilités de bonheur » et, réciproquement, tant
de facilités à « faire l’expérience du malheur ». Il précisait
en ces termes : « La souffrance menace de trois côtés, en
provenance du corps propre qui, voué à la déchéance et
à la dissolution, ne peut même pas se passer de la douleur
et de l’angoisse comme signaux d’alarme ; en provenance
du monde extérieur qui peut faire rage contre nous avec
des forces surpuissantes, inexorables et destructrices ; et
finalement à partir des relations avec d’autres hommes.
La souffrance issue de cette source, nous la ressentons
peut-être plus douloureusement que toute autre ». Le
« malaise dans la culture » aurait donc, pour l’une de ses
composantes essentielles, une hostilité envers l’autre qui
finit toujours par se confondre avec l’hostilité envers la
culture elle-même, ou avec ce qu’on nomme les « h u ­
manités ». L ’indestructibilité du désir, autrefois suggérée

62
par Freud dans la toute dernière phrase de son livre sur
les rêves, en 1900, se compléta donc, en 1929 - avec,
juste derrière, l’expérience traumatisante du premier
conflit mondial et, juste devant, la prise du pouvoir par
les nazis en Allemagne -, d ’une réflexion très pessimiste
sur l’indestructibilité de la pulsion agressive. Plus pessi­
miste encore devait se montrer Walter Benjamin, pour
qui « la barbarie est cachée dans le concept même de
culture ».
Et cependant « la cendre / se souvient ». C’est un tra­
vail. C ’est l’effort pour se remémorer et pour persister à
faire vivre, c’est-à-dire à transformer, cette « culture »
éthique, politique, esthétique, poétique, que la « barba­
rie » réussit trop souvent à mettre en flammes ou en
débris. Si l’on veut regarder selon l’histoire, on pourra
comprendre, grâce à Hannah Arendt par exemple - et à
un texte d’elle, inédit, que je n’ai pas encore évoqué :
« Apatridie », écrit en 1955 -, comment la barbarie inscrit
sa loi de fer, sa fatalité, dans notre monde contemporain :
« Le droit d’asile s’est effondré [...]. Le problème entier
s’est mis à tourner autour de la question de savoir
comment rendre [le réfugié] déportable, comme si le fait
de pouvoir être déporté constituait le droit majeur. [Fran-
ces S.] Childs, par exemple, qui déplore l’absence de
droit d’asile dans la Charte des Nations unies, ne trouve
finalement qu’une solution : le camp d’internement,
/auquel on peut renvoyer [tout apatride]. Les camps
d’internement sont [donc] devenus la règle. [Et quand
ils] ne sont pas contrôlés par des institutions internatio­
nales, [ils] peuvent devenir des camps de concentration. »
Si l’on tente de regarder selon l’image, on pourra,

63
comme l’indique Paul Celan, œuvrer en même temps sur
les deux tableaux de la fatalité et de la contre-fatalité. On
pourra porter témoignage de la fatalité, ce qui, dans le
film Des spectres hantent l’Europe, s’appréhende sous
l’aspect documentaire et très précis, très patient, des
plans. Dans ces plans, les spectateurs du futur verront
avec quelques détails comment on s’y prenait, à Idomeni,
pour faire patienter - donc souffrir - les réfugiés devant
la frontière. Devant ces plans, on se souviendra de la
pertinence intacte des analyses de Hannah Arendt à pro­
pos des apatrides : « Nous vivons dans un monde qui a
été partagé, où il n’y a pas d’espaces vides au sens d’espa­
ces sans propriétaires. De plus : nous vivons dans un
réseau de relations internationales où notre statut légal
est portable (notre statut légal nous accompagne partout),
et nous restons sous sa protection où que nous allions.
Une fois que nous perdons cette protection, c’est comme
si nous tombions dans un abîme. »
Mais autre chose, un autre temps, d’autres mouve­
ments psychiques et corporels apparaissent aussi dans les
images du film Des spectres hantent l’Europe comme dans
les phrases mêmes de Niki Giannari. Là est le plus impor­
tant. Là sont les germes - comme des graines lancées en
l’air, éventuellement foulées au sol, oubliées mais desti­
nées à faire fleurs - de la contre-fatalité. La cendre se
souvient du feu : elle se souviendra que nos principes
sacrés, nos préceptes éthiques furent un jour, une fois de
plus, livrés à l’autodafé. Mais elle se souviendra encore
mieux des gestes qui, déjà, résistaient à cette fatalité-là
pour insister dans le désir de passer la frontière, de tra­
verser les obstacles dressés contre la plus élémentaire

64
liberté, celle de se mettre en mouvement pour tourner le
dos à la mort.

« Orphelins, épuisés,
séculaires et sacrés »

Un tel désir, écrit Niki Giannari, «rien ne peut le


vaincre / ni l’exil, ni l’enfermement, ni la mort ». Ce désir
est indestructible. Il est souverain contre toutes les sou­
verainetés. La frontière est là, certes, fermée. Mais les
réfugiés passent ailleurs, autrement. Ou passeront plus
tard. Passent en tout cas. Leur malheur les a rendus obs­
tinés, comment ne pas le comprendre ? Pour finir, ces
« spectres qui hantent l’Europe » auront bien traversé les
murs comme savent le faire tous les fantômes qui se res­
pectent. Les voici donc « vers nous et loin de nous et
vers nous », ayant défait, comme dit Niki Giannari, « les
nations et les bureaucraties ». Ils sont « orphelins, épui­
sés, / ayant faim, ayant soif » - mais ils passent malgré
tout et passeront encore, « désobéissants et têtus, / sécu­
laires et sacrés ».
« Séculaire » entend, ici, traduire le mot grec bebilos
(en grec ancien, cela se transcrirait : bebèlos). L ’adjectif
se dit usuellement d’un endroit où l’on peut marcher
librement, un lieu dont l’accès n’est pas interdit. Devant
la frontière bouclée à Idomeni par décisions gouverne­
mentales, cet adjectif suggère donc un acte de transgres­
sion ou, plus exactement, de profanation : à savoir,
comme l’a rappelé Giorgio Agamben, l’acte de « rendre
au libre usage des hommes » ce qui avait été préalable­

65
ment « consacré », c’est-à-dire mis à part de la sphère du
droit humain. Dans son éloge de la profanation, Agam-
ben concluait avec justesse qu’il revient à la politique
elle-même d’« arracher à chaque fois aux dispositifs (à
tous les dispositifs) la possibilité d’usage qu’ils ont cap­
turée ». Bebilos signifie donc « profane ». Mais l’adjectif
semblait un peu trop en dessous de l’intensité voulue par
Niki Giannari, comme « profanateur » eût sans doute
exagéré - du côté de la violence - cette même intensité.
De plus, le poème semble se référer ici à quelque chose
de très ancien, inscrit dans un temps de siècles, donc
« séculaire ». Il fallait, enfin, que l’adjectif ne s’oppose
pas unilatéralement à ieros, qui dénote quant à lui la
puissance du sacré. Les réfugiés d’Idomeni sécularisent
quelque chose de très ancien qui survit en eux ? Ils sont
donc « profanes », voire profanateurs, et « sacrés » en
même temps.
Mais de quelle « sacralité » Niki Giannari veut-elle ici
nous parler ? À ses yeux, les réfugiés apparaissent - dans
leur mode même d’apparition - porteurs d’un mystère
dont le monde contemporain semble ne rien vouloir voir.
On ne les voit pas, on ne sait pas les voir, et c’est déjà
une raison pour qu’ils soient, non pas des spectres en
général, mais précisément nos spectres. Ils apparaissent,
ils passent, ils disparaissent, ils « réapparaissent » : et cela
se fait, dit le poème, « comme l’accomplissement d’une
prophétie presque oubliée». Ils ne réapparaissent pas
pour entrer dans l’histoire, mais pour la « traverser ».
C’est comme s’ils venaient de plus loin que notre histoire
seulement faite d’années ou de circonstances. Comme
s’ils allaient très loin aussi, loin en avant de nous. Ils font

66
tout cela « comme des contrevenants, et indisciplinés, /
des élus, et tellement animés »... Autre façon de dire :
séculaires (ou profanes) et sacrés (ou élus) en même
temps. C’est ainsi que, « au cœur de cet hospice inhos­
pitalier qu’est devenue l’Europe /[...] où que tu regardes
dans les rues ou les avenues de l’Occident, / ils chemi­
nent ».
Les voici, donc, qui passent, ainsi qu’on ne cesse de le
voir dans le film Des spectres hantent l’Europe : « Ils
cheminent : cette procession sacrée / nous regarde / et
'nous traverse ». Séculaires et sacrés, les « sans-foyer » que
Niki Giannari a rencontrés dans le camp d’Idomeni
l’étaient à la fois pour quelque chose de très simple et
de très profond. « Eux qui savent encore être en mouve­
ment », dit-elle. Mais ce mouvement - le simple désir de

67
tourner le dos à la mort et à la misère, de cheminer vers
une vie meilleure - engage tout un héritage, toute une
culture. La simplicité de leur désir raconte ainsi la pro­
fondeur « séculaire et sacrée » de leur mémoire. Une
mémoire qu’ils portent avec eux mais dont ils ne sont,
pas plus que quiconque, les propriétaires exclusifs. En
passant ils nous la font passer, ils nous l’offrent. Ils nous
la rendent comme si nous l’avions perdue. En ce sens ils
apparaissent, dans leur « réclamation incompréhensible,
absolue, hermétique », comme les « figures insistantes de
notre [propre] généalogie oubliée ».
C’est en cela, conclut Niki Giannari, qu’ils « passent
et nous pensent ». En cela qu’ils sont « nos spectres » :
notre propre hantise autant que notre propre destination.
Il manquait donc peut-être quelque chose aux spectres
de Marx. Ces spectres-ci n’étaient que séculiers, profanes
voire profanateurs. Or, pour trouver des spectres qui
auront été en même temps « séculaires et sacrés », il ne
faut pas chercher bien loin du Manifeste communiste : ils
traversent l’œuvre du poète dont Marx et Engels ont
peut-être, peut-être même sans le vouloir, adapté en
mode communisme la « procession sacrée » et la « généa­
logie oubliée » des parias de l’histoire. Ce poète est Hein-
rich Heine. C ’est le dernier grand écrivain romantique,
a-t-on dit quelquefois. Celui, en tout cas, qui a su élever
la langue populaire au rang de poésie à part entière. Qui
a conféré une finesse et une élégance jamais atteintes,
jusque-là, dans la langue allemande. Qui apparaît comme
le premier poète ju if allemand - et, sur un autre plan,
franco-allemand - , à la fois lyrique et chroniqueur, mélan­
colique et satirique, rêveur et polémiste. On compte quel-

68
que sept mille adaptations musicales de ses poèmes, notam­
ment chez Liszt, Schumann, Brahms ou Schubert. C ’est à
lui qu’on doit la formule selon laquelle des gens capables
de brûler des livres finissent un jour par brûler des êtres
humains. Et ses livres, naturellement, furent parmi les
premiers à être livrés au feu par les nazis en 1933.
Heine avait suivi, entre 1821 et 1823, les cours de
philosophie de Hegel à l’Université de Berlin. Vingt ans
plus tard, dans le Paris des exilés de la gauche allemande,
il se liera à Marx et Engels et donnera des textes pour
leurs revues, telles que Vorwdrts ! ou les Deutsch-Franzô-
sische Jahrbücher. Son poème Allemagne, un conte d’hiver,
publié en 1844, porte la trace explicite d’une proximité
avec les idées de Karl Marx. Celui-ci publiera, la même
année, un autre poème - dédié par Heine aux soulève­
ments ouvriers en Silésie - sous la forme d’un tract inti­
tulé Le Chant des tisserands. Heine fera aussi, dans Lutèce,
la chronique politique et artistique de la France entre
1840 et 1844, avant d’incarner plus généralement cette
« mélancolie critique » qui caractérisera, outre l’œuvre de
Walter Benjamin, toute une «tradition cachée» dont
Enzo Traverso a récemment retracé la généalogie.
Marx et Engels connaissaient à coup sûr l’ouvrage
publié par Heine en 1834 Sur l’histoire de la religion et
de la philosophie en Allemagne. Dans ce livre s’esquisse
quelque chose comme une anthropologie politique de la
; langue. L ’une des thèses les plus fameuses de Heine
- thèse qui a gardé jusqu’à aujourd’hui toute sa perti­
nence - est que Martin Luther « a créé la langue alle­
mande : il l’a créée en traduisant la Bible ». Traduire,
n’est-ce pas réinventer la langue dans laquelle on traduit ?

69
Mais un spectre continue, selon Heine, de hanter cette
langue : c’est le spectre du judaïsme ou, plutôt, de
l’hébreu original tel que seuls les juifs en savaient, par
tradition, lire le texte : « On avait certes la Vulgate, qu’on
comprenait, ainsi que les Septantes, qu’on pouvait certes
bien comprendre. Mais la connaissance de l’hébreu s’était
éteinte dans l’ensemble du monde chrétien. Seuls les juifs,
qui se tenaient cachés çà et là dans quelques recoins de
ce monde, conservaient encore les traditions de cette lan­
gue. Tel un spectre veillant sur un trésor qui lui a été
confié de son vivant, ce peuple assassiné, ce fantôme de
peuple se terrait dans ses ghettos obscurs et y gardait la
Bible hébraïque ; et parfois, on voyait les savants alle­
mands descendre en secret jusqu’en ces cachettes pour y
découvrir le trésor. »
Ils sont nombreux, décidément, les « spectres qui han­
tent l’Europe ». Heine en a décelé d’autres encore dans
son livre De l’Allemagne : ce sont les « dieux en exil ».
Non pas seulement Jérusalem et sa Torah, mais encore
Athènes et sa Théogonie. L ’image de Heine est celle d’un
bas-relief en grisaille, comme la paroi d’un sarcophage
antique, mais constitué de figures évanescentes, vaporeu­
ses comme dans un film en 16 millimètres noir et blanc :
c’est un « étrange cortège », dit-il, une « bacchanale »
blafarde. Une « cohue de spectres en goguette » qui tra­
versent, eux aussi, l’Europe - chrétienne ou rationaliste -
comme des fantômes errants puisqu’«ils furent con­
traints de fuir ignominieusement, ces pauvres dieux et
déesses, [pour venir] se cacher parmi nous sur la terre,
sous toutes sortes de déguisements ». C ’est donc une
figure spirituelle du paria qui est ici dessinée. On sait que

70
le texte de Heine devint crucial pour toute une tradition
à venir : il hante les élégies de nombreux poètes alle­
mands, mais aussi la théorie des images survivantes chez
Warburg ou celle de l’inconscient chez Freud, qui fut lui
aussi grand lecteur de Heine.
La question n’est pas vraiment de savoir si les « spec­
tres de l’Europe » sont ceci ou cela - juifs, païens, byzan­
tins, communistes, musulmans, parias, colonisés ou que
sais-je encore. C ’est plutôt celle de savoir pourquoi
l’Europe produit des spectres. Pourquoi elle tente
d’oublier quelque chose qui lui revient pourtant fonda­
mentalement - qui la regarde et la concerne, passe en
elle, la traverse - comme revenance ou retour du refoulé.
Selon la réponse implicite de Niki Giannari, l’Europe ne
sait plus être à la fois « séculaire et sacrée ». Elle ne sait
plus comment profaner, en même temps elle ne sait plus
où mettre son sacré. Elle croit qu’il faut choisir une voie
unilatérale. Elle tombe alors dans les pièges de l’identi­
fication, de l’identité, ou alors du commerce de toute
chose. Car il est clair qu’un être « séculaire et sacré » ne
peut, en quelque façon que ce soit, se trouver assigné
dans les limites d’un statut univoque. C ’est pourquoi un
tel être apparaîtra sous les traits d’un « paria » ou d’un
« juif », d’un « dieu en exil » ou d’un « communiste »,
d’un « Syrien » ou d’un « Afghan »... un passant de toute
façon. Un spectre à sa façon.
; Il y a, dans les images en grisaille de Maria Kourkouta,
une incarnation particulièrement évidente, et émouvante,
de cette condition : ce sont les gestes des réfugiés comme
les expressions de leurs visages. Les gestes sont « sécu­
laires » parce qu’ils sont très simples et anciens, répon-

71
dant à des situations d’urgence vitale ; ils sont « sacrés »
parce qu’ils viennent d’une très grande profondeur éthi­
que et culturelle, où les religions, dans bien des cas, tien­
nent une place centrale. Les sourires, aussi, sont « sécu­
laires et sacrés » : on les voit tour à tour fatigués et
confiants, tristes et généreux, tendres et courageux, pudi­
ques et gracieux, dignes et innocents, conviviaux et her­
métiques... Ils illuminent ces images dans le fond de
silence sur lequel Lena Platonos psalmodie les phrases
de Niki Giannari. Ils sont la contre-fatalité même oppo­
sée à notre clôture - à nos oublis, nos refoulements, nos
« défenses » psychiques et politiques - par le très humain,
le très légitime désir de passer. Ce « désir que rien ne
peut vaincre ».

72
« Ils passent
et ils nous pensent »

Même les longs plans de pas - ces pieds misérablement


chaussés, ces pieds dans la boue mais qui avancent tou­
jours -, dans le film Des spectres hantent l’Europe, appa­
raissent comme l’indice évident d ’un tel désir. « Dans ces
petits pieds pleins de boue », écrit Niki Giannari, « char­
nellement / gît le désir qui survit / après chaque nau­
frage »... Un désir, écrit-elle, qu’en Europe « nous avons
perdu depuis longtemps » (ici je dirais plutôt qu’il n’est
pas perdu, non, mais seulement refoulé, ce qui peut faire
d’autres genres de ravages, plus névrotiques, qu’une perte
ou forclusion de ce désir au sens propre). Or de quel
désir s’agit-il ? Désir de quoi, pour quoi, vers quoi ? Niki
Giannari répond avec une clarté toute simple, là où se
rejoignent bien le « séculaire » (ou la profanation) et le
« sacré » (ou la tradition) : c’est, dit-elle, « le politique »
en tant que tel.
Oui, c’est exactement là, au point de contact entre des
« spectres » et des barbelés, au point de jonction entre le
désir de passer et la sanction de la frontière « On ne passe
pas », que se situe, pour cette histoire, la matière même
du politique. Cette matière agite l’Europe dans sa plus
longue durée. C’est d’elle qu’il était déjà question dans
Les Suppliantes d’Eschyle - qu’une récente traduction a
voulu rebaptiser Les Exilées, comme elle aurait pu dire
Les Réfugiées -, tragédie explicitement liée au mythe fon­
dateur de l’Europe et qui raconte comment des femmes
« noires », venues du Moyen-Orient, sont accueillies à
Argos selon la loi sacrée de l’hospitalité, d’où s’élève un

73
conflit avec la loi profane et les calculs politiques que cet
accueil aura fait naître dans la cité.
C’est alors que l’hospitalité devient à son tour le champ
de conflit et la matière politique - éthique, tout autant -
des « spectres qui hantent l’Europe ». Dans son livre
Spectres de Marx, Jacques Derrida avait bien posé le pro­
blème : « Dès qu’il y a du spectre, l’hospitalité et l’exclu­
sion vont de pair. On n’est occupé par les fantômes qu’en
étant occupé à les exorciser, à les mettre à la porte. »
Bref, les spectres nous divisent : ils nous condamnent à
la position clivée de celui qui « accueille sans accueillir
l’étranger, mais un étranger qui se trouve déjà au-dedans
(das Heimliche-Unheimliche), plus intime à soi que soi-
même, la proximité absolue d’un étranger dont la puis­
sance est singulière et anonyme {es spukt), une puissance
innommable et neutre, c’est-à-dire indécidable, ni active
ni passive, une an-identité qui occupe invisiblement et
sans rien faire des lieux qui ne sont finalement ni les
nôtres ni les siens. [...] Et si c’était la Chose même, la
cause de cela même qu’on recherche et qui fait cher­
cher ? »
Les spectres de l’Europe seraient donc les spectres,
étrangement inquiétants, de l’hospitalité. Inquiétants
parce qu’ils nous sont, justement, beaucoup trop fami­
liers. Il n’est pas indifférent de rappeler, puisque je parle
ici d’un film et d’un poème - d’un poème écrit pour un
film -, que l’« inquiétante étrangeté » selon Freud consti­
tuait d’abord, à ses yeux, un problème esthétique (de fait,
il pourrait bien constituer le problème esthétique le plus
crucial) lié à la notion même de survivance : une « étran­
geté » qui, lorsqu’elle nous apparaît, ne nous semble si

74
« étrangère » que parce qu’elle fait signe vers un chez-soi
d'autrefois, l’antiquement familier d ’autrefois » (das ehe-
mals Heimische, Altvertraute), comme l’écrit Freud en
décidant d’entourer la marque de familiarité - c’est-à-dire
la parenté, la ressemblance, la proximité - par deux mar­
ques d’éloignement temporel, pas moins.
Les spectres de l’Europe, ce ne sont donc pas exacte­
ment ces gens « séculaires et sacrés », vêtus d’imperméa­
bles en plastique et qui tentent de passer une frontière à
Idomeni : ce sont les questions qu’ils posent à notre
présent, à nos propres désirs comme à nos mémoires
politiques. Ils apparaissent comme des spectres parce que
leur inquiétante étrangeté fait en nous monter l’angoisse
du chez-soi d’autrefois. On pourrait, alors, dire que ce
sont bien des questions qui hantent l’Europe. Des ques­
tions de temps, par conséquent des questions d’être et
d’existence. Comment, alors, s’étonner que nos questions
- nos plus profondes, nos plus intimes questions - nous
viennent si souvent de l’étranger ? N ’est-ce pas sous la
forme de l’Étranger que la question, en Europe, com­
mença de se poser dans l’histoire de la pensée philo­
sophique, ainsi qu’on peut le lire dans les dialogues de
Platon ? Jacques Derrida, non par hasard, consacra en
janvier 1996 une séance de son séminaire De l’hospitalité
à cette question même : « L ’Étranger porte et pose la
question [...]. Parfois, l’étranger, c’est Socrate lui-même,
/Socrate l’homme dérangeant de la question et de l’ironie
(c’est-à-dire de la question, ce que veut dire aussi le mot
“ironie”), l’homme de la question maïeutique. Socrate
lui-même a les traits de l’étranger, il représente, il figure
l’étranger» - surtout lorsqu’il se confronte, comme

15
citoyen, aux lois de la cité. Jusqu’à assumer la mort devant
la porte close de ceux qui refusaient ses questions.
À chaque fois qu’il est question de la question, il est
question de l’étranger. À chaque fois qu’il est question
de l’étranger, il est question de l’hospitalité. Alors se
dresse, comme Derrida y insiste, l’antinomie - l’anti-
nomos, c’est-à-dire l’anti-loi - ou le conflit des lois
qu’Eschyle ou Sophocle avaient déjà si bien raconté dans
leurs tragédies. « L ’antinomie de l’hospitalité, écrit Der­
rida, oppose irréconciliablement la loi, dans sa singularité
universelle, à une pluralité qui n’est pas seulement une
dispersion (les lois) mais une multiplicité structurée,
déterminée par un processus de partition et de différen­
ciation : par des lois qui distribuent différemment leur
histoire et leur géographie anthropologique. La tragédie,
car c’est une tragédie destinale, c’est que les deux termes
antagonistes de cette antinomie ne sont pas symétriques.
Il y a là une étrange hiérarchie. La loi est au-dessus des
lois. Elle est donc illégale, transgressive, hors-la-loi ».
Telle est donc l’antinomie. Elle aura incité Gérard Ben-
sussan à écrire un texte dont le titre, « Difficile hospita­
lité », évoque bien sûr le livre d’Emmanuel Levinas Dif­
ficile liberté. Dans ce texte il rappelle les antinomies, et
ce qu’il nomme le « double régime de la morale d’hos­
pitalité ». Il rappelle qu’en hébreu le verbe « j’habite »
{ani gar) s’écrit selon une graphie exactement identique
à celle de « je suis étranger » (ani ger). Mais telle est
l’antinomie qu’à Idomeni comme ailleurs la frontière ne
cesse de s’ouvrir et de se clore selon l’infernal battement
qu’engendrent les rapports de force tragiques entre « la
loi » (sacrée) et « des lois » (séculaires) : « Les aléas, les

76
figures et les incertitudes de l’hospitalité sont comme les
battements d’une porte qui claque sans jamais trouver sa
fermeture définitive ni son ouverture quiète. » Point de
vue éthique auquel répondra, chez Benjamin Boudou,
une façon plus juridique - faut-il en effet parler de
« devoir » ou de « droit » d’hospitalité ? - et, pour finir,
plus politique de poser la question. L ’ouvrage tout récent
de ce chercheur, intitulé Politique de l’hospitalité, entend
dresser une généalogie conceptuelle, mais aussi en appelle
à se dresser, dans le débat contemporain, pour une poli­
tique de la « démocratisation des frontières ».
Car il s’agit bien de cela : que font « nos lois » de nos
frontières et des citoyens pour qui les franchir constitue
une question de vie ou de mort ? Niki Giannari, à propos
de ce que font - et quoi qu’elles en disent - nos lois sur
les frontières, ne sait que répondre : « J ’ai honte ». Honte
du mensonge sur le mot « accueil » et de la violence que
constitue, depuis Idomeni jusqu’à Calais, « cet hospice
inhospitalier qu’est devenue l’Europe ». Honte que des
lois, comme celle promulguée en France dès 1995, insti­
tuent un « délit d’hospitalité menaçant de prison toute
personne aidant les étrangers en situation irrégulière, soit
en logeant des demandeurs d’asile, soit en rechargeant
leurs portables, soit en les aidant à passer la frontière »,
comme le rappellent Guillaume Le Blanc et Fabienne
Brugère dès l’ouverture de leur livre La Fin de l’hospita­
lité. La Convention de Genève sur le statut des réfugiés
serait-elle désormais lettre morte? Ne sait-on pas que
plus de quarante mille « migrants » sont morts, depuis
l’an 2000, en tentant de passer une frontière ?
La « crise des réfugiés » dont on parle tant aujour-

77
d’hui pourrait être considérée, plus encore, comme une
crise politique des institutions juridiques de l’hospitalité
occidentale : « Il y a bel et bien une crise, mais ce n’est
pas celle des réfugiés », affirmait récemment François
Gemenne : « Cette crise est d’abord celle de l’Europe. »
L ’Europe, que Niki Giannari dira pour cela «n écro­
sée », a en effet enfoui son désir - qui est toujours désir
de PAutre ou désir du désir de PAutre - dans un bric-
à-brac mortifère où s’inversent, de façon typiquement
paranoïaque, les processus de colonisation réelle en fan­
tasmes de persécution et en peur panique de se retrouver
colonisée par l’étranger. Tout cela faisant fleurir mille et
une « rhétoriques de l’invasion » qu’auront étudiées
depuis longtemps les sociologues, les sémiologues, les
anthropologues ou certains démographes tels qu’Hervé
Le Bras.
Ce qu’observe Niki Giannari à Idomeni, aussi bien
pratiquement que poétiquement, ne serait autre, en fin
de compte, qu’un conflit sur la frontière. Un conflit « sur »
la notion juridique de frontière comme « sur » le terrain
concret, quotidien, de la frontière gréco-macédonienne :
d’un côté une « politique de la clôture », et de l’autre
cette « éthique du passant » sur laquelle se concluaient
les réflexions d’Achille Mbembe dans son récent livre
Politique de l’inimitié. D ’un côté le contrôle xénophobe
institutionnalisé - et même cyniquement rentabilisé,
comme l’a montré Claire Rodier -, de l’autre une proli­
fération, une multitude d’initiatives, de politiques citoyen­
nes consistant à accueillir et à faire passer, c’est-à-dire à
reconquérir pour tous ce fondamental « droit à la mobi­
lité » que la juriste et politologue Catherine Wihtol de

78
Wenden, dans son étude sur l’état contemporain de la
question migratoire, appelle de ses vœux.
Le conflit qui se joue à Idomeni - et qui, dans le film
Des spectres hantent l’Europe, se repère à travers chaque
visage, chaque regard, chaque geste - pourrait sans doute
être formulé en revenant à un moment philosophique
majeur de notre chère Europe : étape constitutive, pré­
cisément, d’une politique des Lumières contemporaine
des premières révolutions sociales. Ce moment est celui
par lequel Emmanuel Kant affirma en 1785, dans les
Fondements de la métaphysique des mœurs, qu’en face de
toute «valeur relative» se dresse une «valeur intrinsè­
que » où se concentre la dignité de tout sujet humain. Le
conflit serait donc fondé sur l’antinomie de la « valeur
relative » (celle des lois dont parle Derrida) et de la
« valeur intrinsèque » (ou de la loi) - ce que Kant nomma,
très précisément, l’antinomie du prix et de la dignité :
« Tout a un prix ou bien une dignité. Ce qui a un prix
peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre,
à titre d’équivalent; au contraire, ce qui est supérieur à
tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est
ce qui a une dignité. »
C ’est comme si la Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen, composée en 1789 et placée en exergue de la
Constitution française en 1791, trouvait là son préambule
éthique, dont Kant devait bientôt prolonger la formula­
tion dans sa Doctrine de la vertu en 1797 : « Simplement,
considéré comme personne, c’est-à-dire comme sujet
d’une raison moralement pratique, l’homme est au-dessus
de tout prix ; car, en tant que tel (homo noumenon), il
doit être estimé, non pas simplement comme moyen en

79
vue des fins d’autrui, ni même en vue des siennes propres,
mais comme fin en soi, c’est-à-dire qu’il possède une
dignité (une valeur intrinsèque absolue), par laquelle il
force à son égard le respect de tous les autres êtres raison­
nables de ce monde, peut avec tout autre membre de cette
espèce se mesurer et s’estimer sur un pied d’égalité. »
On sait aujourd’hui combien la tyrannie du prix porte
atteinte - particulièrement en Grèce - à la dignité des
peuples. Comme si des peuples entiers devaient accepter
de subir cette condition d’être, comme le dit Kant, « sim­
plement des moyens en vue des fins d’autrui » (et
comment ne pas voir ici les nouveaux visages de l’impé­
rialisme et du colonialisme ?). On sait bien que la « ques­
tion migratoire » ne saurait se poser simplement en bran­
dissant quelques chiffres et en établissant des quotas.
Non seulement c’est une dignité élémentaire, pour un
sujet humain, que de se mouvoir pour chercher sa propre
condition de vie mais encore la fermeture des frontières
ne répond, historiquement et politiquement, qu’à une
logique mortifère - voire suicidaire pour l’Europe elle-
même -, ainsi que l’ont déjà montré nombre de cher­
cheurs en sciences humaines, tels Claire Rodier ou
Emmanuel Terray dans un recueil sur les réalités et les
fantasmes liés au phénomène des migrations.

« Qu’ils m’emmènent avec eux


eux qui savent encore être en mouvement »

Devant cette antinomie, devant la prévalence globale


et intolérable du prix sur la dignité, Niki Giannari nous

80
parle bien d’une « honte » fondamentale. C’est la honte
même dont Primo Levi avait dit, dans La Trêve puis dans
Les Naufragés et les rescapés, qu’elle est « ce que le juste
éprouve devant la faute commise par autrui, le remords
éprouvé parce qu’elle existe, qu’elle a été introduite irré­
vocablement dans le monde des choses existantes ». Or
l’écrivaine grecque articule, presque immédiatement, ce
thème de la honte sur celui de Vespoir : « Est-ce qu’il y
a encore de l’espoir ? Avons-nous encore le temps ? »,
écrit-elle. Elle se demande même - comme au creux
d’une appréhension quasi messianique de l’espoir - si la
réapparition des «m igran ts» à Idomeni ne serait pas,
en tout état de cause, « l’accomplissement d’une prophé­
tie presque oubliée»... Ou, plus simplement, la ré­
ponse d’une certaine « culture » à une certaine « barba­
rie ».
Poème tragique que celui de Niki Giannari : poème
où l’on voit se confronter des lois à la loi, du « profané »
à du « sacré », l’intolérable imposé des dispositifs gou­
vernementaux à la dignité toujours tenace et résistante
du désir d’accueillir et du désir de passer, quoi qu’il en
coûte. Devant cette situation, on le sait, nombreux furent
les photographes, les vidéastes, les cinéastes, les journa­
listes, les écrivains, les militants associatifs, à témoigner.
La vertu - ou la puissance - des images et des phrases
ne consisterait-elle pas, dans ces conditions, à proposer
1comme un autre genre d’action : un lien dialectique entre
la honte et l’espoir ? Un premier pas, un passage ? Les
œuvres des trente photographes grecs réunies tout ré­
cemment par Electra Alexandropoulou dans le cadre du
siège athénien de la Rosa-Luxemburg-Stiftung, ou bien

81
l’importante documentation réunie pour l’exposition
parisienne Habiter le campement - où l’on voyait se décli­
ner toutes les formes de camps, depuis le Liban jusqu’au
Kenya, la Turquie jusqu’à l’Indonésie, Haïti jusqu’à Lam-
pedusa, la Jordanie jusqu’à La Courneuve ou la Bulgarie
jusqu’à Calais -, toutes ces productions d’images, inscri­
tes dans le circuit de la culture européenne, n’y dessine­
raient-elles pas comme un immense monument d’accu­
sation porté contre nos propres gouvernements ?
À l’orée de notre histoire de l’art, Pline l’Ancien avait
déjà établi une rigoureuse distinction concernant le
monde des images : une antinomie entre « luxure » (luxu-
ria) et « dignité » (dignitas). La luxure concernait, selon
lui, tout un commerce de l’art fondé sur le « prix » et sur
l’indistinction des usages comme des temporalités : ce
qui se passait, par exemple, lorsqu’un patricien romain
faisait l’acquisition d’une statue grecque d’Apollon, soit
une œuvre soustraite au territoire colonisé de l’empire,
puis lui faisait couper la tête pour y placer, de façon aussi
artificielle que prétentieuse, son propre portrait... Tout
cela qui pourrait aisément évoquer une économie carac­
téristique de notre actuel régime esthétique de l’âge post­
moderne, lui aussi dominé par le marché, le kitsch et
l’arrogance bourgeoise.
Il en allait tout autrement, selon Pline, de l’« image »
{imago) au sens strict : elle constituait un opérateur de
dignité en tant même qu’elle était vue et utilisée comme
un objet de transmission généalogique, c’est-à-dire de
restitution et de passage. Un objet, par conséquent, non
commercialisable : sans prix parce qu’inestimable. De
même que l’antinomie éthique du prix et de la dignité

82
selon Kant, l’antinomie esthétique de la luxure et de la
dignité selon Pline pourrait bien connaître aujourd’hui
de nouveaux visages. Les images que l’on voit dans le
film Des spectres hantent l’Europe, sous ce point de vue
- que ce soit dans la façon de cadrer ou de monter, de
faire durer les plans, d’écouter ou de faire poème - appa­
raissent tout entières tendues par le respect devant ceux
qui ne sont ici que pour passer, le respect de leur fon­
damentale dignité. Ce serait là, peut-être, l’essentielle
beauté de ce film : images passantes, passagères mais
survivantes, sur le digne désir de passer.
Le dernier vers du poème de Niki Giannari nous dit
simplement ceci : « És passent ». Un peu plus haut,
cependant, elle écrivait : « J e comprends / qu’ils sont déjà
passés ». Quelle puissance, quelle temporalité se trou­
vent-elles désignées dans ce simple déjà ? Le film ne nous
montre-il pas les réfugiés, syriens ou afghans, bloqués à
Idomeni par la fermeture de la frontière ? En quoi
seraient-ils donc déjà passés de l’autre côté ? La réponse
à cette question n’est pas à trouver dans une conjecture
sur la partition de l’espace. Elle est psychique et destinale.
Si l’on fait un simple état des lieux, les réfugiés à Idomeni
ne sont pas encore passés. Ils demeureront bloqués pen­
dant des jours encore, peut-être pendant des mois ou des
années, devant cette frontière fermée. Mais la réflexion
de Niki Giannari concerne plutôt un certain état du
1 temps, si l’on peut dire : de ce point de vue, en effet, ils
sont déjà passés. Ils reviennent, ils passent et ils nous
dépassent. En ce sens ils sont bien «d e s spectres qui
hantent l’Europe ».
L ’expression déjà passés dénote, en premier lieu, une

83
certaine puissance - spectrale - de la survivance. C ’est
comme si l’on disait : cela fait bien longtemps, voyez-
vous, qu’ils passent et sont déjà passés. Repensez, juste­
ment, à Walter Benjamin : repensez à ce 26 septembre
1940 où, non seulement il n’est pas passé, mais encore
s’est donné la mort. En quoi serait-il donc déjà passé ?
Son ami Bertolt Brecht, en 1941, répondit par un poème
où il était question, non de la « simple mort » de Benja­
min, mais de sa digne et « libre mort d’exilé ». Or ce que
dit Brecht d’une telle mort, c’est justement qu’elle survit
- nous parvient dans le temps - par-delà toutes les fron­
tières de l’espace : «Rejeté à la fin vers une frontière
infranchissable / Tu as franchi, me dit-on, une frontière
franchissable». Certes, écrit Brecht, la mort a encore
gagné du terrain : « L ’avenir est dans la nuit et les forces
des bons / Sont chétives ». Mais ce simple poème aura
déjà fait survivre chez Benjamin son inextinguible désir
de passer, incarnant de plus ce que l’auteur de Sens uni­
que, après Kafka, avait dit de l’espoir : qu’il n’est pas
pour nous mais pour autrui.
Or la survivance n’est pas seulement tournée vers
l’autrefois : elle fait de la mémoire une puissance de désir,
donc d’avenir et de nouveauté. C ’est même par ce motif
que Hannah Arendt, dans son texte de 1943 sur les réfu­
giés, concluait son raisonnement : « Les réfugiés allant de
pays en pays représentent l’avant-garde de leurs peu­
ples. » Cela pourrait aussi vouloir dire qu’ils représentent
- fussent-ils « hors-la-loi », comme Arendt y insiste -
l’avant-garde des peuples qui les accueillent. Des spectres
hantent l’Europe ? Oui Monsieur, et c’est même ce qui
pouvait arriver de mieux à l’Europe. Rappelez-vous ce

84
que Derrida écrivait dans Spectres de Marx au sujet de ce
paradoxe de la survivance : « Un revenant étant toujours
appelé à venir et à revenir, la pensée du spectre, contrai­
rement à ce qu’on croit, fait signe vers l’avenir. C ’est une
pensée du passé, un héritage qui ne peut venir que de ce
qui n’est pas encore arrivé - de l’arrivant même. » Rap­
pelez-vous ce que Pasolini faisait de la « force du passé » :
une chose « plus moderne que les modernes ».
Il est un lieu où se rencontrent la survivance (ou le
« s a c r é » dont parle;'Niki Giannari) et l’avenir (ou
l’« avant-garde » dont parle Hannah Arendt). C ’est
l’enfance. Temporalité originaire, sans doute, mais qui
ne peut se réduire ni à l’«in effable» ni à cette chose
définitivement « perdue » dont Giorgio Agamben aura
pu parler, au titre d ’un diagnostic de notre époque,
dans Enfance et histoire. L ’enfance actualise la survie et
l’héritage du genre humain ; mais elle potentialise
aussi - donne puissance à - son avenir même. C ’est
surtout cela que je vois, pour finir, dans le film Des
spectres hantent l’Europe : je vois des enfants partout.
Je les vois, tout petits, faisant la queue dans la boue,
vêtus de ces imperméables blancs trop grands pour eux
et qui leur donnent, plus qu’aux adultes, cette touche
spectrale et cependant si vivace. Je sais qu’ils sont
parmi les plus atteints, les plus vulnérables, les plus
survivants parmi tant d’autres enfants morts en mer ou
dans la guerre. Mais je les vois sourire, chanter, jouer
avec rien, inventeurs d’un avenir surgi de la plus grande
pauvreté.
Des enfants, Niki Giannari écrit que « têtus, [ils] se
donnent émus à la vie ». Ce sont eux surtout qui « réap-

85
paraissent / comme l’accomplissement d ’une prophétie
presque oubliée ». Ce sont donc eux, les principaux
« contrevenants », les « indisciplinés » par excellence, qui
savent traverser l’histoire. On dirait que, plus ils sont
petits, plus ils sont tenaces. Ils savent, souvent mieux que
leurs parents, faire le mur, c’est-à-dire passer par-dessus
les murs qu’on oppose à leur désir d’avancer dans la vie.
Ce sont donc bien des enfants qui hantent l’Europe, et non
de simples fantômes venus d’ailleurs ou d’autrefois. L ’his­
toire particulière et tragique qui s’est jouée à Idomeni au
printemps 2016 apparaît bien, dès lors, comme le symp­
tôme d’une Europe malade de sa propre généalogie.
Comme cette histoire forme également un phénomène
d’ampleur mondiale, on pourrait élargir la perspective en
disant que c’est l’humanité tout entière qui se trouve han-

86
s

tée, interrogée dans son rapport même à la violence inouïe


que génère l’universelle « lutte des places ».
C ’est alors qu’il faudrait se souvenir un peu mieux
d’où nous venons tous. Nous nous sommes autobaptisés
Homo sapiens : encore faut-il réfléchir d’où nous tenons
cette évolution décisive qui aurait fait de nous des ani­
maux « sages » autant qu’« intelligents » (ces deux sens
étant réunis dans le même adjectif sapiens). Comme l’a
bien rappelé Hervé Le Bras dans son ouvrage L'Age des
migrations, « les paléontologues estiment que Homo
sapiens doit sa survie puis son succès à sa capacité à
migrer, qui lui a permis de répondre aux glaciations et
aux canicules des derniers cent mille ans. Parti sans
doute de son berceau africain, il a progressivement peu­
plé la planète. En cours de route, il a rencontré d’autres
hominidés, les Néandertaliens et les hommes de Deni-
sova, notamment. On sait maintenant qu’ils ont eu des
contacts puisqu’on retrouve de l’ADN de ces deux espè­
ces dans le génome humain. Vraisemblablement, ces
apports génétiques ont permis à YHomo sapiens d’acqué­
rir une résistance à des pathologies meurtrières rencon­
trées lors de sa progression ainsi qu’à des conditions
environnementales particulières comme la haute altitude.
Les Néandertaliens et les Denisoviens plus sédentaires
n’ont sans doute pas pu faire face aux changements
climatiques ni aux épidémies. Retranchés dans des péri-
- mètres de plus en plus étroits (le sud de l’Espagne pour
les Néandertaliens, l’Altaï pour les Denisoviens), ils se
sont éteints. Sur les 185 espèces de primates subsistan­
tes, seul l’homme a un comportement migrateur ».
Homo sapiens n’est autre, pour finir, qu’un remarquable

87
Homo migrans. Vouloir l’oublier - le refouler, le haïr -,
c’est simplement s’enfermer dans les remparts de la cré­
tinisation. Mieux vaut entendre la leçon de « ceux qui
savent encore être en mouvement ».

0 - 14. 03. 2017)


Note

Le texte de Niki Giannari constitue le commentaire off - lu


par la musicienne, poétesse et chanteuse Lena Platonos - du
film coréalisé avec Maria Kourkouta Des spectres hantent
l’Europe (99 minutes, France/Grèce, 2016). La traduction est
due à Maria Kourkouta, relue par Georges Didi-Huberman.
Toutes les figures sont extraites de ce film, avec l’accord gra­
cieux des réalisatrices.
Incitations

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Table

Des spectres hantent l’Europe,


par Niki Giannari ........................................................ 9

Eux qui traversent les murs,


par Georges Didi-Huberman ...................................... 23
Pour autrui (25). - « Des spectres hantent l’Europe » (29). -
« Une fois encore, / tu ne peux te poser nulle part » (34). -
« Ne demandent rien, / seulement passer » (38). - « Un jour
avant / ou un jour après » (47). - « Mais la cendre / se sou­
vient » (56). - « Orphelins, épuisés, / séculaires et sacrés » (65).
- « Ils passent / et ils nous pensent » (73). - « Qu’ils m’emmè­
nent avec eux / eux qui savent encore être en mouvement »
(80).

N ote.............................................................................. 89
, Incitations .................................................................... 91
/
(suite du même auteur)
Chez d'autres éditeurs :
INVENTION DE l ’hystérie . Charcot et l’Iconographie photographique de la Sal­
pêtrière, Éd. Macula, 1982 (rééd. 2012).
MÉMORANDUM DE la PESTE. Le fléau d’imaginer, Éd. C. Bourgois, 1983 (rééd.
2006).
L es DÉMONIAQUES DANS l ’art, de J.-M. Charcot et P. Richer (édition et pré­
sentation, avec P. Fédida), Èd. Macula, 1984.
F ra A ngelico - D issemblance e t figuration , Éd. Flammarion, 1990 (rééd.
„ 1995).
À VISAGE DÉCOUVERT (direction et présentation), Éd. Flammarion, 1992.
L e CUBE ET LE visage . Autour d’une sculpture d’Alberto Giacometti,
Éd. Macula, 1993.
SAINT G eorges ET LE dragon . Versions d ’une légende (avec R. Garbetta et
M . Morgaine), Éd. Adam Biro, 1994.
L ’E mpreinte du c iel , édition et présentation des C aprices d e la foudre , de
C. Flammarion, Éd. Antigone, 1994.
L a R essemblance informe ou l e G ai savoir visuel selo n G eorges B ataille ,
Éd. Macula, 1995.
L ’EMPREINTE, Éd. du Centre Georges Pompidou, 1997.
OUVRIRVÉNUS. Nudité, rêve, cruauté (L’Image ouvrante, 1), Éd. Gallimard, 1999.
N infa MODERNA. Essai sur le drapé tombé, Éd. Gallimard, 2002.
M ouvements DE l ’air. Étienne-Jules Marey, photographe des fluides (avec
L. Mannoni), Éd. Gallimard, 2004.
E x -VOTO. Image, organe, temps, Éd. Bayard, 2006.
L ’IMAGE ouverte . Motifs de l’incarnation dans les arts visuels, Éd. Gallimard,
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Atlas i C ômo llevar e l mundo a cuesta ? - A tlas . H ow to C arry th e
W orld On O n e ’s B ack ?, trad. M. D . Aguilera et S. B. Lillis, Madrid, Museo
National Centro de Arte Peina Sofia, 2010.
L ’E xpérience DES IMAGES (avec Marc Augé et Umberto Eco), Bry-sur-Marne,
INA Éditions, 2011.
L es G rands entretiens d ’A rtpress , Imec Éditeur-Artpress, 2012.
L ’A lbum d e l ’art à l ’ époque DU « MUSÉE imaginaire », Hazan / Louvre Édi­
tions, 2013.
Q uelle émotion ! Q u elle émotion !, Bayard Éditions, 2013.
L ’H istoire d e l ’art depuis W alter B enjamin (direction et présentation, avec
Giovanni Careri), Éditions Mimésis, 2015.
L a M émoire brûle , Pékin, OC A T lnstitute 2015.
N infa FLUIDA. Essai sur le drapé-désir, Gallimard, 2015.
S oulèvements , Gallimard-Jeu de Paume, 2016.
HUBERT D amisch , l ’art AU travail (direction et présentation, avec Giovanni
Careri), Éditions Mimésis, 2016.
N infa PROFUNDA. Essai sur le drapé-tourmente, Gallimard, 2017.
À LIVRES ouverts , Institut national d ’Histoire de l’A rt, 2017.
CET OUVRAGE A ÉTÉ ACHEVÉ D'IMPRIMER LE
DIX-HUIT A O Û T D E U X MILLE DIX-SEPT DANS LES
ATELIERS DE NORMANDIE ROTO IMPRESSION S.A.S.
ÀLONRAI (61250) (FRANCE)
N° D’ÉDITEUR : 6105
N° D'IMPRIMEUR : 1701884

Dépôt légal : octobre 2017

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