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Prolégomènes à une étude du statut

de l'appareil liminaire des textes littéraires'


François Ri&olot

Simulant la pOSl·face, la r~capltulalion et l'anticipation rl!cur·


rente, l'auto-mouvement du concept, elle [la pr~face «rite} est
un tout autre texte, mais, en mfme temps, comme ''discours
d'assistance'' . k ••double' ' de ce qu'elle excède.
Jacques ~rrida 2

A NATURE ET LA FONCTION de l'appareil liminaire des textes


L littéraires (préfaces, introductions, ouvertures, prologues, avis,
avant-propos, poèmes d'escorte ou pièces d'encadrement) font
l'objet depuis quelques années d'analyses critiques dont l'enjeu ne
saurai t ~tre sous-estimé. Récemment Gérard Genette a proposé de
donner le nom de paratexte à l'ensemble de cet appareil d'accom -
pag nement du texte ("titre, sous-titre, inter-titres; préfaces, postfaces,
etc.") en rappelant que c'est là "un des lieux privilégiés de la dimension
paradigmatique de l'œuvre, c'est-à-dire de son action sur le lecteur. " 1 La
préface, ou plus généralement le discours préfaciel (et nous aurons à
nous expliquer sur ce mot "discours"), est la pièce-maîtresse de
l'appareil paratextuel qui escorte le texte proprement dit. Par là elle
semble avoir au moins trois fonctions principales.
Tout d'abord, dans la tradition rhétorique occidentale, elle sert
d'ornement au livre qu'elle "décore". Véritable métaphore architec-
turale du monument littéraire, elle forme une sorte de portique en saillie,
escarpement artificiel particulièrement décoratif dont aucun ouvrage ne
saurait se passer. Qu'elle soit longue ou courte, la préface occupe le seuil
de l'édifice intellectuel que le lecteur s'apprête â franchir: sorte de vesti-
bule initiatique où les "happy few" accèdent au "Saint des Saints" de
l'espace textuel. En un sens, la préface est un lieu de passage, une transi-
tion nécessaire entre Je monde chaotique de la vie extérieure et l'univers
sacré de l'expérience littéraire.
En second lieu, la préface se propose d'annoncer la vérité du texte
qu'on va lire et dont le titre a déjà servi à attirer l'attention du lecteur.
Elle sollicitera donc la bienveillance du public dont elle cherche à gagner
l'adhésion ou, au contraire, provoquera la curiosité, voire l'indignation,

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des lecteurs rebelles pour les inciter, avec ou sans ironie, à engager un
dialogue avec cette fiction dont elle est le signe avant-coureur. Annoncer
le texte consistera aussi à déjouer la censure-surtout aux époques où elle
veille jalousement et pour les ouvrages qui risquent de troubler
singulièrement la morale ou l'ordre public. La préface étant, de ce point
de vue, un genre codé, il va sans dire qu'au cours des ans-et dans le
sillage d'une même tradition littéraire-les auteurs deviennent très con-
scients des poncifs du discours préfaciel. Les avant-propos et les aver-
tissements peuvent alors devenir singulièrement ironiques et "auto-
réflexifs". Qu'on pense au chemin parcouru, par exemple, depuis
!'"Avis au Lecteur" de Montaigne jusqu'à la Préface de La Nausée, en
passant par les liminaires de Manon Lescaut et de Candide. Ici il est
nécessaire de considérer l'horizon d'attente du discours préfaciel pour
dégager la pertinence de son originalité.•
En troisième lieu, la préface a pour mission de communiquer un
savoir. Elle situera le cadre spatio-temporel de l'ouvrage, procurant des
renseignements plus ou moins importants sur les aspects historiques,
rhétoriques et stylistiques de la fiction qui s'annonce. Tel préfacier se
réfèrera à une expérience personnelle d'auteur pour justifier la démarche
du romancier; tel autre brandira la raison d'Etat ou des raisons moins
autorisées pour faire admettre l'urgence du message qui est inscrit dans le
livre; tel autre encore renverra à la tradition littéraire pour accrocher son
propre ouvrage à une lignée honorable qu'on aurait tort de mépriser.
Autrement dit, quelle que soit la nature de l'argumentation, le savoir
communiqué dans la préface a pour but de justifier l'idéologie du texte
littéraire: en donnant pour vraie la représentation des rapports
imaginaires qui autorisent l'existence même de la fiction.s
Bien entendu, il existe, dans la tradition occidentale, une rhétorique
de l'encadrement textuel qu'aucun orateur depuis l' Antiquité ne saurait
ignorer. On ne reviendra pas ici sur l'essor des Opera rhetorica au cours
des siècles. Il suffit de renvoyer aux excellentes pages qu'ont consacré les
historiens de la rhétorique à ces questions.6 Dans la tradition française,
depuis les arts poétiques du XII' siècle étudiés par Edmond Farrat
jusqu'aux manuels scolaires de la classe de rhétorique encore utilisés à
notre époque, il est courant d'énoncer les règles qui gQuvernent les par-
ties du discours, et en particulier de l'exorde, division initiale et essen-
tielle de la dispositio puisque c'est d'elle que dépend l'ouverture du
discours.
Historiquement, il est probable que l'évolution du discours préfaciel

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a suivi et démarqué celle de la théorie rhétorique à partir de la


redécouverte de la Rhétorique d'Aristote, de I' Institution oratoire de
Quintilien et du De Oratore de Cicéron à la Renaissance. A l'émerveille-
ment que devait susciter ce véritable thesaurus pour la connaissance de la
rhétorique ancienne, devait faire place une crise profonde dont la
propagation à travers l'Europe des lumières apparaît comme une con-
séquence des désillusions liées à la perte des libertés républicaines. Si la
rhétorique ne semble plus avoir de rôle à jouer pour orienter la vie
politique soumise aux lois de l'autoritarisme, l'art de persuader qui était
l'art des préfaces est voué à se transmuer en un art de l'expression, une
science des figures et des trope.s, une recherche des effets de style. Ce
style brillant et recherché du discours préfaciel n'a plus rien à voir avec
l'obligation qui était celle de l'orateur de communiquer avec son public.
Avec le maniérisnze (en prenant ce terme en un sens non chronologique)
la subtilité s'affiche comme la "mère de tout décorum" (Jérôme Cardan,
De Subtilitate, 1550) et la pointe devient la marque du plus pur raffine-
ment intellectuel (cf. le concetto de Tesauro et l'agudeza de Gracian). 7
De même, les spéculations sur le style du discours préfaciel suivent les
débats qui opposent les "atticistes" aux "asianistes". Les premiers sont
partisans de Tacite et de Sénèque, admirateurs des lettres de Cicéron et
défenseurs du mode épigrammatique. Les seconds sont les zélateurs de
Suétone, avec une prédilection pour l'éloquence fleurie et une admiration
pour les discours de Cicéron. Mais, hors de ce débat entre doctes, il y
aura toujours la possibilité de s'éloigner des contraintes artificielles du
"décorum" pour réhabiliter l'intériorité du discours (le "pectus"
d'Erasme, le "cœur" de Pascal). Ainsi, pour Montaigne et pour sa
postérité autobiographique, l'art oratoire sera impuissant à faire jaillir la
vérité du moi: celui-ci ne pourra se révéler que dans un discours préfaciel
surgi naturellement du plus profond de l'âme, hors des règles savantes
d'une rhétorique même "restreinte" .8
Si l'on passe de la diachronie à la synchronie, chez un même
préfacier, la pratique propre du discours d'escorte sera au moins aussi
importante pour façonner un style que les règles atticistes ou asianistes
du canon traditionnel. Ainsi le Ronsard qui publie les Amours de 1552-
1553 ou de 1555-1556 et celui qui les corrige en vue de l'édition collective
de ses Œuvres en 1560 n'ont certainement pas les mêmes modèles
oratoires en tête. La captatio benevolentfae varie au cours des ans selon
l'idée que se fait l'auteur de sa propre identité poétique. L'agencement
des pièces qui constituent le discours d'escorte apparaît donc comme le

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résultat d'interférences complexes. Et l'intentionnalité de !'écrivain qui


préside à cet agencement est elle-même conditionnée par l'image qu'il
projette de ses lecteurs potentiels.
Comme nous ont habitués à le croire les théoriciens de la "récep-
tion", une œuvre n'a pas de sens en soi; à la limite, elle n'a rien à dire;
elle ne peut que répondre à un horizon d'attente déjà constitué par les
œuvres qui la précèdent. 9 Or c'est le plus souvent dans les discours sur
l'œuvre que se formule le plus expressément cette intention de répartie.
En auscultant les pièces qui forment les parties en avant et en arrière du
texte il sera donc possible de saisir au mieux l'intentionnalité du texte
proprement dite. Mais, dans la mesure où elle est soumise aux vicissi-
tudes de !'Histoire, l'intentionnalité varie nécessairement au cours des
rééditions du texte. L'appareil préfaciel devra subir des modifications
formelles en conséquence. Il est bien certain, par exemple, que tel poète
officiel dont le renom est consacré par une série d'éditions collectives n'a
plus besoin de s'entourer des précautions ou de lancer les défis qui sem-
blaient essentiels au jeune débutant en quête de gloire.
En outre, il est malaisé en pratique de décider si telle ou telle pièce de
l'appareil préfaciel est un "discours" à l'extérieur du "texte" ou, con-
trairement à ce qu'on est normalement en droit d'attendre, fait partie
intégrante du "texte" proprement dit. En d'autres termes, le discours
préfaciel n'est pas nécessairement "l'autre du texte". Si le texte est un
lieu de fictions, et donc de mensonges (on rappellera l'origine du mot
feindre: fingere, faire, créer), la préface n'est pas obligatoirement un lieu
de vérité où les fictions n'auraient plus cours; et l'on se tromperait de
croire que l'auteur (ou ses porte-parole) nous y parle à découvert, sans
masque, sans persona, dans l'intimité même du confessionnal.
De toutes façons, le sens du texte ne saurait se ramener à ce qu'on
nous dit en hors-texte qu'il doit être, que ce soit par provocation ou pour
nous rassurer. li ne faut pas oublier non plus les facteurs économiques
qui influent sur le contrat d'écriture-lecture. Le rapport vendeur/
acheteur double et oriente dans une large mesure le rapport auteur I
lecteur. Cette situation de marché est particulièrement importante
lorsque les livres se vendent à l'occasion des foires. Au XVI• siècle, par
exemple, Lyon est à la fois la capitale des foires et la capitale de
l'imprimerie. On sait que Rabelais fera la parodie de cette situation mer-
cantile dans le prologue de Pantagrue/ où l'annonceur joue le rôle du
charlatan qui vante ses succès de librairie. Paradoxalement l'auteur qui
vise le succès aura tendance à rechercher le consensus le plus large tout en

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proclamant que son livre ne s'adresse qu'au petit nombre des élus:
double manœuvre qui aura pour résultat de flatter l'amour-propre du
le<:teur putatif (qui aime à se sentir "choisi") sans pour autant réduire la
difficulté et la profondeur du message Oe lecteur se trouve confirmé dans
son rôle savant de décrypteur de texte). 10
La distinction, aujourd'hui banale, entre "texte" et "discours" a
l'avantage de fournir un point de départ linguistique à une analyse qui,
parce qu'elle prend pour objet une "performance" et non une "com-
pétence", ne pourra s'en tenir à ce cadre étroitement normatif. Comme
l'ont fait remarquer les théoriciens modernes, le "discours", au sens
restrictif, désigne essentiellement "ce qui est mis en place par l'énoncia-
tion." Autrement dit, la différence entre "discours" et "texte" est avant
tout une question de situation énonciative: qui parle? d'où parle-t-il
(elle)? quelle est l'origine de son discours? Le texte est, par définition,
indépendant de la situation énonciative; c'est un énoncé de la non-
personne, alors que le discours ne l'est pas. Dans ces conditions, la
préface apparaitra comme portant tous les traits du "discours", c'est-à-
dire de "tout type d'énoncé dans lequel quelqu'un s'adresse à quelqu'un
et organise ce qu'il dit dans la catégorie de la personne" . 11
On a noté, en particulier, comme signes de cette essence discursive de
la préface, la présence notoire de déictiques et de modalisateurs ("ici,
maintenant, ce, celui, celle, nous, vous", etc ... ) dont le rôle est de faire
participer le lecteur à l'univers spatio-temporel que le préfacier tente de
mettre en place pour sa lecture préférée et préférable du texte qui
s'annonce. En termes de la théorie des "actes de langage" il faudrait
souligner l'aspect performatif du discours préfaciel et, plus générale-
ment, de tout l'appareil paratextuel. L'émetteur du message liminaire ne
se contente pas de "déclarer": il prescrit. Son autorité est telle qu'il se
croit autorisé à doubler la voix de l'auteur, bien plus: de se l'approprier.
Grammaticalement cette autorité est marquée par l'emploi de la première
personne dont le dire devient naturellement un faire. Ses propositions
deviennent de véritables contraintes.
Les particularités de la situation d'énonciation obligent à distinguer
nettement, en outre, entre auteur, narrateur et préfacier. Inutile de
rappeler ici la distinction théorique, aujourd'hui largement reconnue,
entre l'auteur et la persona qu'il adopte pour parler dans son œuvre.
Cependant ce rôle assumé par ('écrivain doit lui-même subir une seconde
division car le narrateur de l'histoire n'occupe pas la même place que le
présentateur de l'œuvre. Parmi les plus célèbres critiques, Georg Lukàcs

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aurait précisément confondu dans ses analyses de Balzac la figure du


préfacier et celle du romancier. 12 Or il s'agit de deux univers totalement
indépendants et irréductibles l'un à l'autre. Dans le roman le je parle du
monde; dans la préface le je parle de sa représentation du monde. Il n'y a
pas de commune mesure entre ces deux positions. Le Zola de Germinal
n'est pas celui du Roman expérimental: il n'y a pas de jauge unique pour
mesurer les "idées politiques" de l'auteur. Il
Cela ne veut d'ailleurs pas dire que les "idées politiques" soient plus
"vraies" dans le discours du préfacier que dans le texte du romancier ou
du poète. Cependant, l'appareil préfaciel est le lieu spécifique où
"l'activité théorisante, critique, métatextuelle est aussi caractéristique et,
dans l'ensemble, plus directement révélatrice que la production textuelle
proprement dite, ne serait-ce que parce qu'elle avoue son rapport essen-
tiel au politique" . 1• Lorsque la situation est problématique, la préface
permet de faire une mise au point en "avant scène" de l'œuvre, afin de
diriger les consciences vers une "bonne lecture". Elle s'avoue alors un
"lieu de maîtrise" où l'auteur peut faire valoir les raisons qui l'ont
poussé à adopter tel ou tel point de vue politique ou moral.
Reste la question d'une typologie des diverses pièces qui constituent
ou peuvent constituer l'appareil préfaciel d'une œuvre littéraire. On
pourra distinguer entre la préface et l'avertissement ou l'avis au lecteur
(généralement plus court, plus direct, plus concis et plus précis). Mais
c'est surtout entre le prologue et la préface qu'il existe une différence
théorique notable, la préface se constituant comme discours hors-texte
(parole d'auteur, d'éditeur, de commentateur, de traducteur, etc...) alors
que le prologue fait déjà partie du texte (l'annonceur n'y est pas l'auteur
lui-même mais son masque narratif promu en présentateur). C'est le cas,
par exemple, des Prologues de Rabelais, surtout ceux de Pantagruel et de
Gargantua où le présentateur qui parle à la première personne prétend
être l'auteur du livre qui s'annonce mais n'en est que le double comique,
charlatan à la physionomie arabisante et nommé Alcofrybas Nasier.
Le lecteur ne saurait être dupe d'une telle supercherie. En fait, depuis
Hegel, l'accent a été mis, à maintes reprises sur le caractère profondé-
ment pervers de l'appareil préfaciel car ce qu'il se dit être est sans com-
mune mesure avec ce qu'il est. Praefatio mendax. La préface est
mensongère d'abord par sa chronologie. Ecrite après coup, elle
s'exprime au présent pour régler le futur d'un texte écrit par le passé. Elle
s'arroge le droit de programmer la lecture d'un texte qui, quand bien

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même il serait plutôt lisible que scriptible, donne nécessairement nais-


sance à une pluralité de sens. oi
A la suite de Hegel, Jacques Derrida et Henri Mitterand ont souligné
le caractère réducteur de toute préface. Discours d'assistance, elle est un
"vouloir-dire" plutôt qu'un simple "dire", une "anticipation discur-
sive" qui cherche à servir de "propédeutique au livre idéal" et à en sig-
naler plus ou moins ouvertement l'intentionnalité morale. ' 6 "En pré-
tendant dégager le sens d'une œuvre, la récapituler tout en l'anticipant, la
préface littéraire est un mensonge ou une illusion sur l'œuvre, dont le
propre est précisément la polysémie et la polyphonie''. 17 Cette tentative
de "saturation sémantique" de l'œuvre dans le préface se trouve donc
vouée à l'échec par la littérarité même de l'œuvre. D'où la "non-
pertinence" de tout appareil liminaire par rapport au texte dont elle
annonce la pertinence. Hegel l'avait déjà dit: la préface est un discours
"extérieur à la chose même." 18
Toutes ces questions théoriques, informées par la linguistique et
!'Histoire, sont-elles opératoires dans la plupart des cas de paratextes?
La place nous manque ici pour présenter une analyse même schématique
du fonctionnement de l'appareil discursif qui escorte les principaux types
de textes littéraires. Il faudrait d'ailleurs tenir compte non seulement des
états synchroniques mais de la diachronie des préfaces dans les cas où le
texte a subi de nombreux remaniements. Le plus souvent le paratexte s'y
distribue en une multitude de pièces diverses (dédicaces, épigraphes,
notes et sous-titres divers ... ). De façon plus ou moins elliptique, ces écrits
périphériques s'insinuent dans ce qui devrait être le "texte" proprement
dit (le lieu sacré de la poétique) sans que l'on sache toujours où celui-ci
commence et où il finit. Toutes ces pièces en avant ou en arrière-garde du
livre rusent avec les catégories et franchissent les limites qu'on aurait cru
pouvoir leur assigner selon la stricte obédience théorique d'une division
entre "discours" et "texte". En réalité, il sera néanmoins possible de
pratiquer le plus souvent quelques prélèvements significatifs dans le
défilé des éditions successives et de saisir ainsi la dynamique complexe
qui s'établit entre parole et écriture pour remettre en question le statut
du "discours" et du "texte", à la fois dans la synchronie et dans la
diachronie.
Pour terminer ces propos trop brefs, répétons avec Claude Duchet et
Julia Kristeva, que lorsqu'on passe à rebours du texte à son pré-texte
préfaciel, "on quitte le terrain du signe pour celui du symbole. "'9 Qu'est-
ce à dire? Le signe, au sens Kristévien du terme, se présente comme pure-

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ment ouvert au sens parce que résultat d'une expérience de transcription


d'un réel impossible à représenter. Le symbole, au contraire, est toujours
orienté sur un sens précis; il est l'affirmation d'une possibilité de repré-
sentation du réel. A la limite le texte-signe, sans origine repérable et
totalement ouvert au sens, serait grevé d'une sorte d'illisibilité. En
revanche, le paratexte-symbole correspondrait à une écriture réoriginée,
orientée pour être lue dans un sens prédéterminé par les conditions
historiques, psychologiques et sociales du moment et du lieu de
l'énonciation.
Ainsi donc s'il existe des tensions à l'intérieur du discours préfaciel
(entre les diverses motivations qui se disputent la voix de l'énonciateur),
ces tensions ne sont jamais aussi fortes que celles qui s'observent entre Je
texte lui-même et le discours d'escorte qui l'entoure et le présente au
public. C'est que se joue une partie essentielle entre la disponibilité du
sens et sa récupération par les instances de l'énonciation. Toute étude de
l'appareil liminaire des textes littéraires devra donc nécessairement tenir
compte de cette lutte d'influence sournoise qui se livre entre des forces
antagonistes et dont l'enjeu est bel et bien la maîtrise du système de
signification du livre imprimé.

Princeton University

Notes

1. Cenains éléments théoriques esquissés ici ont fait l'objet d 'une application au dis-
cours préfaciel des Amours de Ronsard. Ils ont été présentés à Tours el à Paris au
cours du Colloque International pour le quatrième centenaire de la mort de Ronsard
dont les Actes devraient paraître en 1987.
2. Lo Dissémination (Paris: Editions du Seuil, 1972), p. 33. Je remercie Deborah N.
Losse de m'avoir signalé ce "hors-livre", texte "à la fois préfaciel et métapréfaciel".
3. Polimpsesres. Lo Littérature ou second degré (Paris: Editions du Seuil. 1982), p. 9.
4. Pour la notion d'horizon d'a11ente nous renvoyons aux travaux de Hans Robert Jauss
et, en particulier, à son article programmatique. "L'Histoire de la Jillérature: un défi
à la théorie liuéraire", dans Pour une esthétique de Io réception (Paris: Gallimard,
1978).
S. "Dans l'idéologie est donc représenté non pas Je système des rapports réels qui
gouvernent l'existence des individus, mais le rapport imaginaire de ces individus aux
rapports réels sous lesquels ils vivent". Louis Althusser, "Idéologie et appareils
idéologiques d' Etat", Lo Pensée (juin 1970), p. 26. Cité par Henri Millerand dans "Le
Discours préfaciel", in: Lo Lecture sociocritique du texte romanesque, èd. G.
Falconer et H . Mitterand (Toronto: A. M. Hakkert, Ltd., 1975), p. 4.
6. Voir en paniculier Marc Fumaroli, L 'Age dt l'Eloqutn<·t . Rhl!torique et "res
literaria" de Io Renaissance ou seuil de l'époque classique (Genéve: Droz, 1980) et
lames J. Murphy, Rhetoric in the Middle Ages (Berkeley: University of California
Press, 1974).

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R1GOLOT

7. Cf. Antonio Marti, La Perceptiva retôrica espallola en el Siglo de Oro (Madrid, 1972)
et José Rico Verdu, /,,a Retôrica espoilola de los siglos XVI y XV(( (Madrid, 1973).
8. La rhétorique ''restreinte''. dont Gérard Genette a brillamment parlé. est la consé-
quence- d'une dégénérescence. Elle trouve son point culminant dans l'entreprise
ramiste qui, en séparant la ratio de l'oratio, aboutit en fait à l'impossibilité de tout
dialogue entre l'orateur cl son public. La Dialectique de Pierre de la Ramée (ISSS)
devait annexer purement et simplement trois des cinq parties de l'an oratoire:
inventio, dispOSitio el memoria. Le champ de la rhétorique se trouvait dès lors réduit à
la seule surface de l'expression: l'e/oculio. Cf. Walter J. Ong, Ramus, Method, and
the Decay of Dialogue (Cambridge, Mass., 1958).
9. ' 'A v. ork does not have an inherent meaning: it does not speak, as il were, it onJy
1

answers". Jonathan Cuiter, The Pur.suit of Signs (lthaca: Cornell University Press,
1981), p. 54.
10. La question du marché du livre el de ses conséquenœs au XVI< siècle est traitée par L.
Febvre el H. J. Martin dans l'Apparilion du livre (A. Michel, 1958). chapitres 6 ci 7,
el par E. Eisenstein dans The Printing Press as an Agen/ of Change (Cambridge Uni-
versity Press, 1979), vol. l, part l i.
J 1. Cf. Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale (Paris: GaUimard, 1974).
c ·'est à Benvenjste qu'on doit la distinction entre ''djscours'' et. ••récit'' avec la conlrC·
partie temporelle qui la sous-tend. Pour les définitions de "discours" dans la pratique
des théoriciens d'aujourd'hui nous renvoyons au Dictionnaire raisonné de la théorie
du langage, encore intitulé Sémiotique, de A. J. Greimas et J. Courté.s (Hachette,
1979), pp. 102-106. Pour plus de détails sur la définition du "texte" nous renvoyons à
notre Texte de la Renaissanct (Genève: Droz, 1982), en particulier pp. 253-66 et à
l'index.
12. C"tl" confUsion esi soulignée par Henri Mitterand, op. cil., p. 12.
13. Ibid., p. 12.
14. Claude Duche!, "L'Iilusion historique. L'Enseignement des préfaces (1815-1832)",
Revue d'Histoire /,,i1téraire de la France 15, 2-3 (1975), p. 249.
15. Sur la distinction entre "lisibilité" et "scriptibilité", voir Roland Barthes, SIZ (Paris:
Editions du Seuil, 1970), passim.
16. J. Derrida. "Hors-Livre" in La Dissémination, op. cil., passim.
17. H. Miu.,rand, op. dt., p. 1 t.
18. Commentant la préface de Hegel à la Phénoménologie de l'esprit, Jean Hyppolile
écrit: "C'est ici qu'il (Hegel! nous dit comment il conçoit son discours philosophique.
Etrange démonstration, cependant, puisqu'il nous dit avant tout: 'Ne me prenez pas
au sérieux dans une préface ... El si je. vous parle en dehors de cc que j'ai écril, ces
commenlairtS margJnaux ne peuvenl avoir la vaJeur de l'oeuvrc elle·même ... Ne
prenez pas une préface au sérieux' " . "The Structure of Pltilosophic Language
According 10 the Preface Io Hegel's Phenomenology of the Mind," in The /,,anguage
of Criticism and the Science ofMan: The Structuralist Controver.sy, éd. R. Macksey &
E. Donato (Baltimore, 1970), p. 159. Je remerQie Alice Fiola Berry de m'avoir fourni
celle référence bibliographique.
19. Cf. Claude Duchet, art. cil., p. 267.

Problémafique de /'Appareil liminaire:


Eléments d'une bibliographie théorique

1. Avni, Ora. "Dico vobis: prHace, pacte, pari," Romani<: Review, LXXV (1984). pp.
119-30.
Application de la notion de "speech acts" (actes de parole) el de ce qu'elle implique
pour la théorie référentielle de la préface.
2. Barthes, Roland. "l'Ancienne rhétorique", Communications, XVI (1970), pp.
172-229.
Le proème a pour rôle d'apprivoiser cl d'exorciser l'arbitraire du début. Fonction
narcissique du ''parler-de-soi''.

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L'EsPRITCRÉATEUR

3. . le Plaisir du texte (Paris: Editions du Seuil, 1973), passim.


Entre préface et texte il y a provocation du "désir", stimulé par "l'intermittence",
le ''scintillement qui séduit'', la mise en scène d'une appari1ion-disparition.
4. Bot field, Beriach. Prefationes et epistolae editionibus prinâpibus auctorum veterum
(Cambridge, 1861).
Anthologie classique.
S. Castro, Américo. "Los pr61ogos del Quijote", Revis/a de Filogla Hispânica, Ill
(1941), pp. 313·338.
Etude approfondie des prologues du Quicholle. Offre des aperçus sur la nature du
prologue en tant que genre littéraire.
6. Curtius, E. R. "Prologue und Epilogue in Mittelalter-Studien". Zeitschrift für
romanîsche Philologie, LXVII (1943), pp. 245-256.
~fet l'accent. peut-être de façon exagérée, sur les aspects ''topologiques'' du pro-
logue du Moyen Age.·
7. Derrida, Jacques. la Dissémination (Paris: Edilions du Seuil, 1972), "Hors-Livre".
Sur les problèmes de temporalité et de maitrise posés par le texte liminaire. Com-
mentaire sur les propos de Hegel.
8. . De la Grammatologie (Paris: Editions de Minuit, 1967). [Voir aussi la traduc-
tion en anglais de Gayat.ri Chakravony Spivak, Of Grammatology (Baltimore: Johns
Hopkins University Press, 1976), pp. ix·xiii.)
Sur la préface comme mensonge: pro-logos, prae-fatio, fore-word sont en fait des
équivalents de post-fatio.
9. Duchet, Claude. "L'illusion historique. L'enseignement des préfaces (1815-1832)",
Revue d'Histoire /iuéraire de la France, 15, 2-3 (1975), pp. 245-267.
La préface comme lieu connictuel: à la fois véhicule de la 1radilion et instrumen1 de
rupture: elle programme les condilions de lisibilité de !'oeuvre.
10. Genetie, Gérard. Palimpsestes. La Liuérature au second degré (Paris: Editions du
Seuil, 1982).
Offre une définition du ''paratexte'' c-o mme- un en..~emble de signaux (titres,
préfaces, postfaces, épigraphes, etc.) qui forment l'entourage du lexie et, en m!me
1emps, consti1uent le lieu privilégié de l'œuvre pour le condilionnemen1 des lecteurs.
11. . Seuils (Paris: Editions du Seuil, 1987).
Somme considérable de matériaux et d'analyses sur le paratexte avec une 6-udi1ion
qui n'est pas sans humour.
12. Griffilb, Acton Frederick. A Collection and Selection of English Prologues and
Epilogues (London: Fielding & Walker, 1779), 4 tomes.
Les tomes I et Ill contiennenl un impor1ant dossier sur les prologues, de
Shakespeare à Garrick.
13. Hallyn, Fernand. Méthodes du Texte (Gembloux: Duculot, 1987).
Chapitre consacré à l'avant·tcxie.
14. Hegel, Georg Wilhelm Friedrich. Ph~nomenologie des Geistes (1817, 1832-41). la
Phénoménologie de l'esprit (Paris: Montaigne, 1939-41), 2 tomes, trad. Jean Hyppo-
lite. Préface.
Dénonciation de la préface comme double et répétition du texle qu'elle est censée
introdujre.
15. Hyppolite, Jean. Genèse et structure de la Philosophie de /'Esprit de Hegel (Paris:
Aubier, 1946).

16 FALL 1987
R1GOLOT

Sur la posttJon "rétrospec1ive" impliquée par la préface écrilc en pos1face.


Problème de l'établissement des "normes du vrai" dans et hors de la fic1ion.
16. Janson, Tore. Latin Prose Pre/aces: Studies in Literary Conventions (Stockholm,
1964 (Studia Lalina Slockholmiensia, 13).
Offre un compléme.nt critique important â l'ouvrage de Botfield, supra.
17. Losse, Deborah N. " ·Beginning: The Prologue as Emerging Form in French Renais·
sancc Prose''. Communication préseot.é e à la ''Central Renaissance Conference''
(University of Kansas, 1986).
Proposi1ions 1h~riques el essai d'application à panir des te.ies de Derrida et de
Said.
18. Millerand, Henri. "Le Discours préfaciel" in Lo Lee/ure sociocritique du 1ex1e
romanesque. Ed. G. Folconer & H. Mitterand. (Toronto: A. M. Hakkert, Ltd.,
1975), pp. 3-13.
19. . "La Préface et ses lois: avant-propos romantiques" in Le Discours du Roman
(Paris: Press;:s Universitaires de France, 1980), pp. 21-34.
Part de la distinc1ion classique cn1re "discours" et "récit" (Benveniste) pour
mon1rer que la prHacc porle tous les 1rai1s du discours (côté performatif, abondance
des déictiques cl des modalisateurs, grammaire de l'énonciation, réc•ptacle de
l'id~logic).

20. Pabst, Walter. Novellentheorie und Novellendichtung. Zur Geschichte ihrer


Antinomie in den romanischen Literaturen (Hambourg: Cram, 1953 & Heidelberg: C.
Winter, 1967).
Aborde l'étude des prologues de la nouvelle dans une perspective liUéraire.
Bibliographie et notes u1iles.
21. Le Para texte. Numéro spécial de la revue Substance (â paraître au printemps 1987).
Articles de Gérard Genette, Ross Chambers, Robert Morrissey, François Rigolot,
e1 al.
22. Paratextes. Numéro spécial de la revue Poétique, 69 (février 1987).
Présentation de G. Genetie, et articles de Y. Oura, M. Abrioux, J.·M. Schaeffer,
M. Hilsum, J. -B. Puech, J. Couratier, R. Sabry, F. Escal, Ch . Sala.
23. Porqueras Mayo, Alberto. El Prôlogo como género literario (Madrid: Consejo
Superior de lnvestigaciones Cientificas, 1957).
Importantes remarques sur la formation du concept de "prologue" â la fois dans la
littérature dramatique et dans l'art oratoire. Regard rapide sur la terminologie:
avertissement, argument, discours, épî1.re au lecteur, exorde, introduc1ion, pr~..
ambulc, etc. .. Essai de classification selon la structure et le contenu des prologues.
Offre des aperçus sur les caract~ristiques stylistiques de prologues et sur les rapports
qu'ils postulent avec le lecteur. Bibliographie.
24. The Pre/ace (Ouvertures, Prolégomènes, Préludes, Avir, Avant-propos...). Numéro
spécial de L 'Esprit Créateur, XXVII, 3 (automne 1987). Hic et nunc.
Présentation de R. L. Barnett, •t articles de F. Rigolot, S. G. Kcllman, M. E. Blan-
chard, R. L. Bamett, L. Marin, A. Balakian, R. A. Kingcaid, M. lssacharoff, G. H.
Bauer.
25. Sald, Edward. Beginnings. Intention and Method (Baltimore: Johns Hopkins Univer-
sity Press, 1978).
Propose de reconnaître trois conditions principales â la genèse du récit fictif et voit
dans le discours liminaire la compensai.ion d'une "peur du vide" (cf. Walter Ben·

VOL. XXVII, No. 3 17


L'ESPRIT CRÉATEUR

jamin). Le préfacier se sent obligé de fonder son discours sur le vraisemblable plutôt
que sur le vrai (cf. Aristote).
26. Suleiman, Susan R. et Inge Crossman, éd. The Reader in the Tex/. Essays on Audi-
ence and lnterpretation (Princeton: Princeton University Press, 1980).
Introduction sur les distinctions entre les divers "types" de critiques orientées sur le
lecteur. Article de Christine Brooke-Rose consacré à l' "Hypocrite Lecteur" de
Baudelaire.
27. Weinberg, Bernard. Critical Prefaces of the French Renaissance (Evanston: Nonh-
western University Press, 19SO; réimpression: New York: AMS Edition, 1970).
Introduction et bibliographie (S3 pages). Surtout utile pour les arts poétiques de la
Renaissance en France, de Sebillet à Vauquelin de la Fresnaye.
28. Wiley, Autrey Nell, éd. Rare Prologues and Epilogues: 1642-1700 (Londres: O. Allen
& Unwin, 1940).
Important surtout pour l'étude du théâtre ang!ais de la "Restauration".

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