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des lecteurs rebelles pour les inciter, avec ou sans ironie, à engager un
dialogue avec cette fiction dont elle est le signe avant-coureur. Annoncer
le texte consistera aussi à déjouer la censure-surtout aux époques où elle
veille jalousement et pour les ouvrages qui risquent de troubler
singulièrement la morale ou l'ordre public. La préface étant, de ce point
de vue, un genre codé, il va sans dire qu'au cours des ans-et dans le
sillage d'une même tradition littéraire-les auteurs deviennent très con-
scients des poncifs du discours préfaciel. Les avant-propos et les aver-
tissements peuvent alors devenir singulièrement ironiques et "auto-
réflexifs". Qu'on pense au chemin parcouru, par exemple, depuis
!'"Avis au Lecteur" de Montaigne jusqu'à la Préface de La Nausée, en
passant par les liminaires de Manon Lescaut et de Candide. Ici il est
nécessaire de considérer l'horizon d'attente du discours préfaciel pour
dégager la pertinence de son originalité.•
En troisième lieu, la préface a pour mission de communiquer un
savoir. Elle situera le cadre spatio-temporel de l'ouvrage, procurant des
renseignements plus ou moins importants sur les aspects historiques,
rhétoriques et stylistiques de la fiction qui s'annonce. Tel préfacier se
réfèrera à une expérience personnelle d'auteur pour justifier la démarche
du romancier; tel autre brandira la raison d'Etat ou des raisons moins
autorisées pour faire admettre l'urgence du message qui est inscrit dans le
livre; tel autre encore renverra à la tradition littéraire pour accrocher son
propre ouvrage à une lignée honorable qu'on aurait tort de mépriser.
Autrement dit, quelle que soit la nature de l'argumentation, le savoir
communiqué dans la préface a pour but de justifier l'idéologie du texte
littéraire: en donnant pour vraie la représentation des rapports
imaginaires qui autorisent l'existence même de la fiction.s
Bien entendu, il existe, dans la tradition occidentale, une rhétorique
de l'encadrement textuel qu'aucun orateur depuis l' Antiquité ne saurait
ignorer. On ne reviendra pas ici sur l'essor des Opera rhetorica au cours
des siècles. Il suffit de renvoyer aux excellentes pages qu'ont consacré les
historiens de la rhétorique à ces questions.6 Dans la tradition française,
depuis les arts poétiques du XII' siècle étudiés par Edmond Farrat
jusqu'aux manuels scolaires de la classe de rhétorique encore utilisés à
notre époque, il est courant d'énoncer les règles qui gQuvernent les par-
ties du discours, et en particulier de l'exorde, division initiale et essen-
tielle de la dispositio puisque c'est d'elle que dépend l'ouverture du
discours.
Historiquement, il est probable que l'évolution du discours préfaciel
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proclamant que son livre ne s'adresse qu'au petit nombre des élus:
double manœuvre qui aura pour résultat de flatter l'amour-propre du
le<:teur putatif (qui aime à se sentir "choisi") sans pour autant réduire la
difficulté et la profondeur du message Oe lecteur se trouve confirmé dans
son rôle savant de décrypteur de texte). 10
La distinction, aujourd'hui banale, entre "texte" et "discours" a
l'avantage de fournir un point de départ linguistique à une analyse qui,
parce qu'elle prend pour objet une "performance" et non une "com-
pétence", ne pourra s'en tenir à ce cadre étroitement normatif. Comme
l'ont fait remarquer les théoriciens modernes, le "discours", au sens
restrictif, désigne essentiellement "ce qui est mis en place par l'énoncia-
tion." Autrement dit, la différence entre "discours" et "texte" est avant
tout une question de situation énonciative: qui parle? d'où parle-t-il
(elle)? quelle est l'origine de son discours? Le texte est, par définition,
indépendant de la situation énonciative; c'est un énoncé de la non-
personne, alors que le discours ne l'est pas. Dans ces conditions, la
préface apparaitra comme portant tous les traits du "discours", c'est-à-
dire de "tout type d'énoncé dans lequel quelqu'un s'adresse à quelqu'un
et organise ce qu'il dit dans la catégorie de la personne" . 11
On a noté, en particulier, comme signes de cette essence discursive de
la préface, la présence notoire de déictiques et de modalisateurs ("ici,
maintenant, ce, celui, celle, nous, vous", etc ... ) dont le rôle est de faire
participer le lecteur à l'univers spatio-temporel que le préfacier tente de
mettre en place pour sa lecture préférée et préférable du texte qui
s'annonce. En termes de la théorie des "actes de langage" il faudrait
souligner l'aspect performatif du discours préfaciel et, plus générale-
ment, de tout l'appareil paratextuel. L'émetteur du message liminaire ne
se contente pas de "déclarer": il prescrit. Son autorité est telle qu'il se
croit autorisé à doubler la voix de l'auteur, bien plus: de se l'approprier.
Grammaticalement cette autorité est marquée par l'emploi de la première
personne dont le dire devient naturellement un faire. Ses propositions
deviennent de véritables contraintes.
Les particularités de la situation d'énonciation obligent à distinguer
nettement, en outre, entre auteur, narrateur et préfacier. Inutile de
rappeler ici la distinction théorique, aujourd'hui largement reconnue,
entre l'auteur et la persona qu'il adopte pour parler dans son œuvre.
Cependant ce rôle assumé par ('écrivain doit lui-même subir une seconde
division car le narrateur de l'histoire n'occupe pas la même place que le
présentateur de l'œuvre. Parmi les plus célèbres critiques, Georg Lukàcs
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Notes
1. Cenains éléments théoriques esquissés ici ont fait l'objet d 'une application au dis-
cours préfaciel des Amours de Ronsard. Ils ont été présentés à Tours el à Paris au
cours du Colloque International pour le quatrième centenaire de la mort de Ronsard
dont les Actes devraient paraître en 1987.
2. Lo Dissémination (Paris: Editions du Seuil, 1972), p. 33. Je remercie Deborah N.
Losse de m'avoir signalé ce "hors-livre", texte "à la fois préfaciel et métapréfaciel".
3. Polimpsesres. Lo Littérature ou second degré (Paris: Editions du Seuil. 1982), p. 9.
4. Pour la notion d'horizon d'a11ente nous renvoyons aux travaux de Hans Robert Jauss
et, en particulier, à son article programmatique. "L'Histoire de la Jillérature: un défi
à la théorie liuéraire", dans Pour une esthétique de Io réception (Paris: Gallimard,
1978).
S. "Dans l'idéologie est donc représenté non pas Je système des rapports réels qui
gouvernent l'existence des individus, mais le rapport imaginaire de ces individus aux
rapports réels sous lesquels ils vivent". Louis Althusser, "Idéologie et appareils
idéologiques d' Etat", Lo Pensée (juin 1970), p. 26. Cité par Henri Millerand dans "Le
Discours préfaciel", in: Lo Lecture sociocritique du texte romanesque, èd. G.
Falconer et H . Mitterand (Toronto: A. M. Hakkert, Ltd., 1975), p. 4.
6. Voir en paniculier Marc Fumaroli, L 'Age dt l'Eloqutn<·t . Rhl!torique et "res
literaria" de Io Renaissance ou seuil de l'époque classique (Genéve: Droz, 1980) et
lames J. Murphy, Rhetoric in the Middle Ages (Berkeley: University of California
Press, 1974).
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7. Cf. Antonio Marti, La Perceptiva retôrica espallola en el Siglo de Oro (Madrid, 1972)
et José Rico Verdu, /,,a Retôrica espoilola de los siglos XVI y XV(( (Madrid, 1973).
8. La rhétorique ''restreinte''. dont Gérard Genette a brillamment parlé. est la consé-
quence- d'une dégénérescence. Elle trouve son point culminant dans l'entreprise
ramiste qui, en séparant la ratio de l'oratio, aboutit en fait à l'impossibilité de tout
dialogue entre l'orateur cl son public. La Dialectique de Pierre de la Ramée (ISSS)
devait annexer purement et simplement trois des cinq parties de l'an oratoire:
inventio, dispOSitio el memoria. Le champ de la rhétorique se trouvait dès lors réduit à
la seule surface de l'expression: l'e/oculio. Cf. Walter J. Ong, Ramus, Method, and
the Decay of Dialogue (Cambridge, Mass., 1958).
9. ' 'A v. ork does not have an inherent meaning: it does not speak, as il were, it onJy
1
answers". Jonathan Cuiter, The Pur.suit of Signs (lthaca: Cornell University Press,
1981), p. 54.
10. La question du marché du livre el de ses conséquenœs au XVI< siècle est traitée par L.
Febvre el H. J. Martin dans l'Apparilion du livre (A. Michel, 1958). chapitres 6 ci 7,
el par E. Eisenstein dans The Printing Press as an Agen/ of Change (Cambridge Uni-
versity Press, 1979), vol. l, part l i.
J 1. Cf. Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale (Paris: GaUimard, 1974).
c ·'est à Benvenjste qu'on doit la distinction entre ''djscours'' et. ••récit'' avec la conlrC·
partie temporelle qui la sous-tend. Pour les définitions de "discours" dans la pratique
des théoriciens d'aujourd'hui nous renvoyons au Dictionnaire raisonné de la théorie
du langage, encore intitulé Sémiotique, de A. J. Greimas et J. Courté.s (Hachette,
1979), pp. 102-106. Pour plus de détails sur la définition du "texte" nous renvoyons à
notre Texte de la Renaissanct (Genève: Droz, 1982), en particulier pp. 253-66 et à
l'index.
12. C"tl" confUsion esi soulignée par Henri Mitterand, op. cil., p. 12.
13. Ibid., p. 12.
14. Claude Duche!, "L'Iilusion historique. L'Enseignement des préfaces (1815-1832)",
Revue d'Histoire /,,i1téraire de la France 15, 2-3 (1975), p. 249.
15. Sur la distinction entre "lisibilité" et "scriptibilité", voir Roland Barthes, SIZ (Paris:
Editions du Seuil, 1970), passim.
16. J. Derrida. "Hors-Livre" in La Dissémination, op. cil., passim.
17. H. Miu.,rand, op. dt., p. 1 t.
18. Commentant la préface de Hegel à la Phénoménologie de l'esprit, Jean Hyppolile
écrit: "C'est ici qu'il (Hegel! nous dit comment il conçoit son discours philosophique.
Etrange démonstration, cependant, puisqu'il nous dit avant tout: 'Ne me prenez pas
au sérieux dans une préface ... El si je. vous parle en dehors de cc que j'ai écril, ces
commenlairtS margJnaux ne peuvenl avoir la vaJeur de l'oeuvrc elle·même ... Ne
prenez pas une préface au sérieux' " . "The Structure of Pltilosophic Language
According 10 the Preface Io Hegel's Phenomenology of the Mind," in The /,,anguage
of Criticism and the Science ofMan: The Structuralist Controver.sy, éd. R. Macksey &
E. Donato (Baltimore, 1970), p. 159. Je remerQie Alice Fiola Berry de m'avoir fourni
celle référence bibliographique.
19. Cf. Claude Duchet, art. cil., p. 267.
1. Avni, Ora. "Dico vobis: prHace, pacte, pari," Romani<: Review, LXXV (1984). pp.
119-30.
Application de la notion de "speech acts" (actes de parole) el de ce qu'elle implique
pour la théorie référentielle de la préface.
2. Barthes, Roland. "l'Ancienne rhétorique", Communications, XVI (1970), pp.
172-229.
Le proème a pour rôle d'apprivoiser cl d'exorciser l'arbitraire du début. Fonction
narcissique du ''parler-de-soi''.
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jamin). Le préfacier se sent obligé de fonder son discours sur le vraisemblable plutôt
que sur le vrai (cf. Aristote).
26. Suleiman, Susan R. et Inge Crossman, éd. The Reader in the Tex/. Essays on Audi-
ence and lnterpretation (Princeton: Princeton University Press, 1980).
Introduction sur les distinctions entre les divers "types" de critiques orientées sur le
lecteur. Article de Christine Brooke-Rose consacré à l' "Hypocrite Lecteur" de
Baudelaire.
27. Weinberg, Bernard. Critical Prefaces of the French Renaissance (Evanston: Nonh-
western University Press, 19SO; réimpression: New York: AMS Edition, 1970).
Introduction et bibliographie (S3 pages). Surtout utile pour les arts poétiques de la
Renaissance en France, de Sebillet à Vauquelin de la Fresnaye.
28. Wiley, Autrey Nell, éd. Rare Prologues and Epilogues: 1642-1700 (Londres: O. Allen
& Unwin, 1940).
Important surtout pour l'étude du théâtre ang!ais de la "Restauration".
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