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À Jacques Montangero, onirologue émerite
Je ne rêve que pour atteindre la réalité
Introduction
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22/2/2019 Travail de rêverie et création chez Fernando Pessoa | Cairn.info
Dans les lignes qui vont suivre je vais me centrer tout particulièrement sur le travail 3
de rêverie en tant que moment essentiel de la production littéraire chez un écrivain
majeur de notre siècle, Fernando Pessoa (1888-1935), contemporain de Freud, connu
par le grand public surtout pour sa création originale d’hétéronymes [3]. Auteur
énigmatique d’une œuvre foisonnante et fascinante, ayant vécu une courte existence
dans la précarité et le repli social [4] (seuls quelques poèmes et textes de sa vaste
production ont été publiés de son vivant), Pessoa, au même titre que d’autres
« maîtres du soupçon » (Ricœur) tels Rilke ou Ka ka (Jongy, 2011) a poussé jusqu’aux
limites certains questionnements existentiels fondamentaux d’une brûlante
actualité dont s’est d’ailleurs emparé tout un pan de la littérature contemporaine [5] :
le mystère du sentiment d’identité (son étrangèreté) et de son devenir dans le temps (« qui
est moi ? », Combien suis-je ?), l’étrangeté vis-à-vis de soi-même (je suis un/l’autre), la
solitude ou l’anonymat extrêmes face à l’altérité absolue et au silence (ou au vide) du
monde, la relation entre le « réel » et l’illusion autrement dit entre la vie et le rêve (« je ne
dors pas, j’entre-existe »). Comme l’a écrit pertinemment F. Tabucchi, l’œuvre de
Pessoa traite de la problématique plus générale de l’inquiétante présence de l’Autre
(depuis les rêveries de Nerval au merveilleux de Kübin ou Borges en passant par la
folie de Hölderlin) [6] de nos temps modernes dans laquelle s’est d’ailleurs
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Le Livre de l’Intranquillité (LI) (Pessoa, 1988 et 1992. Sauf mention les citations 5
viennent de cet ouvrage) a occupé la vie de Pessoa (plus précisément de son semi-
hétéronyme B. Soares, c’est-à-dire la personnalité de Pessoa moins le raisonnement et
moins l’a fectivité… !) pendant de nombreuses années de sa vie. « Autobiographie sans
événements », LI est moins un journal qu’une suite de fragments, ré lexions, (auto)-
analyses et observations somnolantes aussi détaillées que décousues de son état de
conscience entièrement ouvert sur le monde extérieur (mais comprenant ce qu’il
appelle la conscience de l’inconscience), la conscience étant le véritable « chaudron » du
processus artistique et le centre des expériences de Soares-Pessoa.
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La rêverie (ou « rêve éveillé ») chez Pessoa est un état de semi-vigilance qui est à 7
l’origine de la création littéraire. L’état de rêverie se distingue du rêve par la présence
du rêveur et d’une « lueur de conscience » (ou de cogito) comme l’a précisé G.
Bachelard (Bachelard, 2010). Dans cette zone de vigilance où le moi et le monde se
mélangent, le « je » peut donc être poétiseur et peut se donner à l’écriture. « L’homme
de la rêverie est de toute part dans son monde, dans un dedans qui n’a pas de dehors
(…) il n’ y a plus de non-moi » (ibid. p. 144). Cette fonction de l’irréel « garde le
psychisme humain en marge de toutes les brutalités d’un non-moi hostile, d’un non-
moi étranger » (ibid., p. 12). Reste la question toute pessoenne de déterminer le poids
ontologique de tous les « je » imaginés dans cet état : « Y a-t-il un je qui assume ces
multiples «je»? Un «je» de tous ces «je» qui a la maîtrise de tout notre être, de tous
nos êtres intimes ? » (ibid., p. 146). C’est en e fet dans ce même sens que se développe
la rêverie pessoenne de se transformer, se métamorphoser en permanence, de se
multiplier, de tout devenir et de tout ressentir, se cristallisant dans la création des
hétéronymes au risque de ce qu’il appelle lui-même sa dépersonnalisation. J-B.
Pontalis, écrivain et psychanalyste, a lui aussi trouvé des mots très justes pour
décrire la pensée rêvante appartenant au royaume intermédiaire (celui des limbes, titre
de l’un de ses récits), état mixte entre rêve-rêverie et réalité qui est celui de la
création. Pour P. Bayard la pensée de Pontalis « pourrai(en)t représenter le lieu en
nous des forces créatrices, celui dans lequel l’artiste, régress(e) en lui-même pour
expérimenter d’autres identités (…) », un quatrième lieu psychique où le créateur « aurait la
possibilité, sans dommage excessif pour son identité, de faire retrait en deçà de soi,
pour explorer des virtualités inabouties de soi-même (…) Invention d’autres personnalités,
mais moins déstructurante que dans la psychose, le créateur disposant d’une
mobilité particulière lui permettant de se séparer un temps de lui-même (et de créer
ainsi) d’autres vies imaginables » (Bayard, 2007, pp. 123 et 129. Mon italique). Ce
commentaire de Bayard me paraît aussi particulièrement pertinent pour décrire et
figurer le processus de création chez Pessoa que je vais maintenant détailler.
L’ouvrage très pointu de F. Gil (Gil, 1988) va nous permettre de nous immerger 8
davantage dans les rêveries pessoennes et d’étudier de près le système complexe
dans lequel elles trouvent leur raison d’être en reprenant les étapes de la démarche
de création poétique telle que Pessoa l’a vécue dans sa singularité, depuis l’analyse des
sensations jusqu’à son aboutissement dans l’abstraction poétique. En e fet, pour Gil,
Pessoa n’a pas seulement vécu en direct et de façon parfaitement consciente le
déroulement des mécanismes qui présidaient à la naissance du langage poétique,
mais il a provoqué de façon objective et scientifique les conditions expérimentales qui
les rendaient possibles.
Les sensations brutes représentent les unités premières de l’art poétique de cet 9
auteur. Pessoa a construit une véritable doctrine des sensations (le sensationnisme) qui
se double d’une technique du rêve, exercice mental méthodique et dirigé et non pas
rêverie lottante et relâchée, qui permet à Soares-Pessoa de créer et cultiver
artificiellement dans sa « serre mentale » des lux d’images, de sensations et
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d’émotions intenses, des lux pulsionnels purs hors sexualité qui constituent le matériel
de base de son art. Ces états expérimentaux du rêve se déclinent sous di férentes
formes amplement décrites dans LI : un état de demi-sommeil, d’ennui, de torpeur,
de fatigue, de somnolence, de grisaille, d’indi férence ou encore d’insomnie. Ces
états de demi-conscience, instables et proches de la rêverie permettent à l’auteur de
se transformer en une « machine à sentir » et de déréaliser ses perceptions du reél
afin de procéder à une analyse des sensations ainsi créées dans leurs parties les plus
infimes (« tout sentir de toutes les façons »). Ces moments s’opposent à des périodes
d’insomnie, d’ennui (décalage entre le virtuel et le « réel ») de vide et de stagnation
mélancolique (qui a fait couler beaucoup d’encre. Cf. Jongy, 2011) où le monde est
perdu pour Soares-Pessoa (« je ne suis personne ») et où, par conséquent, aucune
création n’est possible.
Mais avant d’en arriver là plusieurs étapes doivent être franchies nécessitant une 11
parfaite maîtrise d’un processus très intense décrit comme physiquement épuisant
par Soares-Pessoa (« éprouver n’importe quelle émotion si je le désire, et entrer à
volonté dans n’importe quel état d’esprit ». Blanco, 2003, p. 95). Reprenons donc. Les
sensations, d’emblée complexes, sont d’abord accueillies dans l’espace-corps, milieu
commun reliant monde extérieur (réalité) et monde intérieur (émotions,
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Mais le processus de devenir-autre promu par la rêverie ne s’arrête pas là : Pessoa 13
écrit qu’il peut suivre deux lignes de lux, même opposées, simultanément, sans
qu’elles se mélangent ! En même temps que le rêve abstrait et fait luer les lux, il
analyse et fournit les sensations et les images qui se relieront entre elles. Ainsi le rêve
(s’)ouvre à la métamorphose de soi, permet de voyager pour parcourir les multiplicités de
lux : la vision, omniprésente dans ce processus actif de saisie du réelle dans ses plus
petits détails (pouvant déclencher « dix mille idées, et dix mille associations entre ces
dix mille idées » …Blanco, 2003, p.93), change Soares dans l’objet vu ; il peut alors
devenir multiple, suivre deux choses di férentes à la fois, rêver l’invisible et
l’ « inconcevable » au point de devenir une mouche ou de vivre les sensations des autres
dont ces derniers ne sont même pas conscients (« regardant un visage je perçois des
sentiments, idées, émotions chez autrui qu’il ne suppose pas qu’il possède », écrit
Pessoa) ! Car le pouvoir de transformer son soi pour devenir radicalement autre
signifie aussi « parasiter » l’autre (perçu ou rêvé !), être l’autre, le pénétrer à l’intérieur,
mouler sa propre conscience aux formes, idées, opinions, gestes etc. de ce dernier, le
plier à ses propres rêves (« pour les plier à mon goût et faire ainsi, de leur
personnalité, des choses apparentées à mes rêves »), tout en se dépouillant de ses
propres connaissances et ses savoirs pour sentir les sensations de l’autre [15],
possiblement de deux personnes en même temps (« je suis simultanément, séparément,
et sans aucune confusion possible, l’homme et la femme d’une promenade ») et
même de tous, en vertu d’un processus de séparation avec soi-même (« je sens en me
détachant de moi (…) en construisant dans l’émotion une personne inexistante à ce
que j’ai senti (…) ». Blanco, 2003, p. 304) , d’une distance ou di férence « de moi à
moi » (c’est-à-dire entre la conscience et la sensation) que notre créateur dit être
capable de provoquer. La di férence à l’intérieur de soi-même (être distinct des
autres lui-même tout en étant distinct de soi-même) est alors la condition de la
possibilité d’être en relation avec autrui, donc du devenir-autre (qui n’est donc pas
une annihilation de soi, bien au contraire !) afin de « se multiplier pour
s’approfondir ». Proliférer dans d’autres permet donc, d’une façon paradoxale pour
la pensée binaire (cf. note 10), à Soares-Pessoa de devenir-soi [16] en se détachant de
l’autre (comme l’écrit Pessoa, « j’épouse les formes de l’autre, puis je m’en détache, je
les nie », dans un mouvement de négation et de redoublement de la conscience) au
point de penser pouvoir vivre une expérience virtuelle par personne interposée ! (sur
cette double virtualité je renvoie à Tabucchi, 1998). Inversement on peut devenir autre
parce qu’on devient soi, sans contradiction ni coupure, dans un processus dialectique
perpétuel, sans fin possible ni synthèse, aboutissant in fine à l’extériorisation de
l’intérieur dans l’œuvre poétique qui fait « éprouver aux autres ce qu’on éprouve ».
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Bion nomme éléments beta l’impression des sens et les émotions brutes parvenant à la 15
conscience. La fonction consciente de l’attention joue un rôle-clé dans ce processus de
saisie de la réalité. Les éléments beta, donnés sans sens, constituent les briques de ce
que va devenir la pensée jusqu’à sa forme la plus abstraite. L’élément beta peut subir
deux destins : soit il est renvoyé tel quel et donc inassimilé, expulsé par
identification projective, soit il est métabolisé par le psychisme, dans un premier
temps par la mère en ce qui concerne le bébé, puis par le psychisme (l’appareil à
penser les pensées) de l’individu. L’appareil qui permet la transformation des éléments
beta en éléments dits alpha est appelé par Bion fonction alpha. Au niveau
développemental, la fonction alpha est d’abord opérante seulement chez la mère
puis introjectée par le bébé au fur et à mesure des bonnes expériences vécues au
contact avec celle-ci. « Les éléments alpha contiennent des images visuelles, des
thèmes auditifs des schèmes olfactifs, et ils sont susceptibles d’être employés dans la
pensée vigile inconsciente, les rêves, la barrière de contact, la mémoire » (Bion, 1979,
43). Ces éléments sont constamment formés (pictographiés) en temps réel au fur et à
mesure de l’arrivée des sensations et sont décrits comme des pictogrammes visuels
et émotionnels non-directement connaissables si ce n’est par la rêverie, le lash
onirique, les dérivés narratifs (Ferro) et, bien entendu, la voie royale du rêve. Bion
poursuit ainsi : « Il m’a paru utile de postuler une fonction alpha qui convertirait les
données des sens en éléments alpha et procurerait ainsi à la psyché le matériel des
pensées du rêve, et par là même la possibilité de s’éveiller ou de s’endormir, d’être
conscient ou inconscient » (Bion, 1983, p. 131). C’est donc grâce à la formation
d’éléments alpha que nous avons la possibilité d’avoir des rêves car ces éléments sont
« semblables et peut-être même identiques, aux images visuelles avec lesquelles les
rêves nous ont familiarisés (…) » (Bion, 1979, p. 25). Les éléments alpha s’assemblent
notamment au fur et à mesure de leur formation pour constituer ce que Bion appelle
la barrière de contact. Cette dernière « est donc responsable du maintien de la
distinction entre le conscient et l’inconsient, et de l’origine de cette distinction »
(Bion, ibid., p. 44). Sans barrière de contact les éléments alpha provenant de
l’inconscient feraient continuellement irruption et brouilleraient la distinction entre
la réalité et extérieure et l’inconscient comme on peut le voir dans l’ « épanchement
du songe dans la vie réelle » décrite par Nerval. Comme l’écrit Bion, celui qui ne peut
pas rêver ne peut ni dormir ni être éveillé. La pensée onirique de la veille, transformation
continuelle et inconsciente des éléments beta (expérience émotionnelle) provenant de
tous les canaux sensoriels, en éléments alpha (constituant les briques élémentaires
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Pour A. Ferro (1999) qui a développé à son tour les découvertes bioniennes sur le rêve 16
à partir de la narratologie, les personnages apparaissant dans les récits (par ex. les
récits de rêve) pendant la séance, analogues aux personnages littéraires, sont autant
de représentants (ou d’hologrammes a fectifs) liés aux dérivés narratifs issus de la
formation continue d’éléments alpha par la pensée onirique de la veille. La tâche
principale de l’analyste est celle d’aider le patient à transformer en narration
(transformation narrative) les éléments beta non-métabolisés. Pour Ferro il faut
distinguer la production d’éléments alpha opérée par la fonction alpha (pensée
onirique de la veille ou pictogramme visuo-émotif) du travail d’organisation et de
composition de ceux-ci (qu’ils soient conscients ou inconscients) sous forme narrative,
travail que j’appellerais processus métanarratif et qui est opéré pendant le sommeil par
l’appareil pour rêver les reves (corrélat de l’appareil à penser les pensées qui travaille
pendant la veille). « Je veux dire - écrit encore Ferro - qu’habituellement nous ne
pouvons pas avoir de contact, à l’état de veille, avec l’élément alpha qu’à travers les
dérivés narratifs ou que dans ces moments de grâce que sont les rêveries, dans
lesquelles s’ouvre un passage intérieur vers l’élément alpha. C’est dans ces zones-là
que se trouve le nœud du problème concernant la créativité, qui à mon sens a
beaucoup a faire avec une capacité particulière de contact avec la pensée onirique de la
veille et avec l’élément alpha » (Ferro, 2000, p. 104-5. Mon italique). C’est là, me semble-
t-il que débute précisément l’analyse de Pessoa sur les transformations internes qui
aboutissent à son œuvre littéraire !
Pour aborder le sujet de l’hétéronymie qui a aussi fait couler beaucoup d’encre, je me 18
tournerai vers les concepts de complexe fraternel mais surtout vers les notions de
polyphonie (« polyphonie de l’âme humaine » selon Tabucchi), proche du monde
musical et donc de l’imaginaire pessoen, et de « sujet singulier-pluriel » de R. Kaës
(Chouvier mentionne ce point sans le développer). Ainsi pour cet auteur,
prolongeant les spéculations freudiennes de l’Esquisse et ses textes sur les
identifications (« pluralité des personnes psychiques »), « nous sommes groupes »
(cf. la notion de groupalité intrapsychique), notre « inconscient est structuré comme
un groupe ». Les identifications hystériques tout particulièrement sont à l’œuvre
dans la formation des rêves : « la di fraction du Moi du rêveur, de ses objets et de ses
pensées, produit une figuration groupale “en multiples”, e fet des identifications
multiples ou multifaces ». Par la voie de la décondensation, le Moi se représente « dans
une multiplicité d’objets, d’images, de Moi(s) partiels, chacun représentant un aspect
de l’ensemble et entretenant avec les autres des relations d’équivalence, d’analogie,
d’opposition ou de complémentarité (…). La di fraction, tout comme la
multiplication de l’élément identique, est au service de la mise en figurabilité (…) ».
(Kaës, 2005, p. 18). Mais l’intérêt de cette théorisation va encore plus loin pour nous
aider à approcher autrement le monde pessoen. Cette di fraction opère au même
titre dans le rêve et dans les liens de groupement d’où l’hypothèse déjà formulée par
Anzieu, que rêve et groupe fonctionnent de façon analogue. « On dira donc que le groupe
est la scène de la mise en figuration des groupes internes désagrégés ou dont les
éléments sont repartis dans divers lieux psychiques (…) Cette diversité des lieux
psychiques dans lesquels se di fractent les groupes internes pose le problème d’une
topique “ectopique” » (ibid., p. 19. Mon italique). Ces groupes internes accomplissent
des fonctions importantes dans l’organisation des œuvres littéraires. Ils sont parfois
organisés sous forme de foule, d’agrégat ou de rassemblement au service de la
figurabilité psychique. Mais surtout si le groupe fonctionne comme le rêve, je
retiendrai l’idée de Kaës (Kaës, 2007) que le rêve est une polyphonie de plusieurs
écritures, de plusieurs images, de plusieurs voix, une poly-iconie, un espace
imaginaire magique ou le Moi devient, pendant un certain temps, pluriel.
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Dans le même sens que Kaes, A. Linhares (2006), qui s’est directement intéressée à 19
l’œuvre de Pessoa, écrit que les personnages ainsi créés par ce dernier depuis sa
petite enfance (en premier lieu le Chevalier de Pas, suite au décès de son père et de
son petit frère) seraient avant tout fraternels [18] (néanmoins dans une de ses lettres
Pessoa appelle « mon fils » un de ses hétéronymes. Blanco, 2003, p. 172). Ici le frère
(hétéronyme) vient « donner une incarnation éminente à ce double (peut-être un
avatar du jumeau paraphrénique dont parle M. de M’Uzan ?) que le sujet lui-même doit
mettre à distance pour pouvoir s’identifier à soi-même de façon viable (…) Comme
s’il fallait qu’une distance, une altération, vienne engendrer l’identification
spéculaire » (Assoun cité par Linhares, 2006, pp. 165-66).
Rêver de Pessoa
Dans «Le délire et les rêves dans Gradiva de W. Jensen» Freud (Freud, 2013) se demande si 21
les rêves et les délires fictionnels du personnage principal, et justement en raison du
fait même qu’ils sont fictifs (fiction et réel étant régis par les mêmes lois…), peuvent
être interprétés comme s’il s’agissait d’un patient réel. Au terme d’une analyse
laborieuse et plutôt subjective il répond par l’a firmative. En e fet un doute surgit :
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Freud n’a-t-il pas plutôt suppléé par ses propres fantaisies aux lacunes du texte de
Jensen ? Face au silence de cet auteur quant aux sources de son savoir sur
l’inconscient et le rêve, Freud n’a-t-il pas ré-écrit cette fiction en usurpant la place de
Jensen ? La psychanalyse serait-elle alors une fiction au même titre que la
littérature ? Est-il possible d’imaginer par un délire théorique (en l’occurrence celui de
Gasché, 1977), que Freud a rêvé de Jensen, son double littéraire, en tant qu’auteur de la
Traumdeutung ? Freud hétéronyme de Jensen ou de Schnitzler ?
double avec lequel il coïncide par une confusion d’identité et lui donne une nouvelle
existence aussi rêvée que la vraie… Car « être soi, (pour Pessoa comme pour) Tabucchi, exige
de coïncider d’abord avec son envers, son ombre fantomatique, sa fiction » (ibid., p. 194. Mon
italique). Soi-même comme (un/l’) Autre…
Conclusion
Tel un funambule marchant sans filet au-dessus du vide existentiel, rêveur (d’)absolu, 24
Pessoa a œuvré sa vie durant aux limites psychiques entre le dedans et le dehors
(véritables « vases communiquants »), aux frontières de la dépersonnalisation et du
paradoxe, dans un espace-tiers transitionnel de rêverie où sa vie est devenue fiction et
réciproquement.
À ce propos, si les phénomènes décrits par Pessoa ne peuvent pas être entièrement 26
« traduits » dans la fiction théorique de la psychanalyse, il m’a paru intéressant d’en
signaler plusieurs parallèles et analogies au gré de mes propres rêveries afin d’ouvrir
quelques pistes de ré lexion à partir des pré-théories qu’ils contiennent [22]. Ces
parallèles m’amènent à croire que l’état de rêverie et l’activité d’écriture ont été une
nécessité vitale pour Pessoa à la fois pour « tempérer la réalité » (Artières, 1988) (« toute
réalité me trouble ») et pour contrer l’envahissement par les autres (« Je ne suis jamais
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seul (…). Je ne puis m’enfuir nulle part, sauf à me fuir moi-même »). Car ce que
Pessoa craint par-dessus tout, c’est la passivité face au choc des sensations [23] (Pessoa
décrit son excès de sensibilité en termes d’« acuité horrible » et de « tragédie ». « La
sensibilité est l’ennemi », ou encore, « Ma sensibilité est celle d’une lamme au vent »)
qu’il essaie de maîtriser à l’aide du processus créateur décrits ci-dessus : l’analyse, la
distance de soi à soi, l’ « intellectualisation de l’émotion » (Pessoa), l’abstraction enfin
l’extériorisation de l’intérieur par l’œuvre écrite et la création des auteurs hétéronymes
(engendrant un devenir étranger à soi) parachèvent le « refroidissement » de la « fièvre du
ressentir » dans un mouvement dialectique dedans-dehors (ou intériorisation-
extériorisation) ininterrompu qui rythme la production littéraire de l’auteur.
Marqué à jamais par l’œuvre de Shakespeare depuis sa jeunesse, Pessoa aura incarné 29
jusqu’au bout, dans sa fiction-vraie (être et ne pas être ou être sans être) qu’a été son
existence rêvée (« à force de me rêver je suis devenu la fiction de moi-même »), célèbre
déclamation de Prospero dans la Tempête: « Nous sommes faits de la vaine substance
dont se forment les songes ». Car, pour conclure, « le réel est peut-être la somme des
apparences, des images, des fantômes qui en suggèrent fallacieusement l’existence »
(Rosset, 2006, p. 66) et nous-mêmes sommes les frères de rêve d’un certain Pessoa.
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Notes
[5] On pourrait citer toute une série d’auteurs contemporains pour qui la ré lexivité et
l’identité modernes, devenues loues dans un monde de plus en plus luide
(Bauman), ne peuvent espérer se structurer, dans un incessant jeu de miroir entre réel
et imaginaire, qu’au contact avec l’altérité au prix, parfois, de se confondre avec elle.
Pour une vue d’ensemble sur ce thème passionnant je renvoie aux textes d’A. Gefen
et de J.-E. Shin (Gefen, 2006 ; Shin, 2008).
[6] « Que signifie l’ombre perdue de Peter Schlemihl d’Adalbert von Chamisso, sinon
un double, sinon l’Autre que nous portons en nous, comme notre part la plus secrète, la plus
cachée et la plus mystérieuse ? » (Tabucchi, 1998, p. 18-19. Mon italique).
[8] Tabucchi faisait remarquer que d’une façon inexplicable, une lecture
psychanalytique satisfaisante et systématique de Pessoa n’a pas encore été réalisée.
Je signale ici quelques textes en français forts intéressants et pertinents que j’ai pu
consulter et dont je me suis parfois inspiré : Cadoux (1999), Chouvier (1998), Da
Silva Junior (1996), Le Poulichet (1996), Linhares 2006), Masson (2011), Mendes
Pedro (2000), Schneider (1984).
[9] P. Bayard a notamment montré que Freud (et la psychanalyse appliquée en général
ont toujours essayé de lire les œuvres littéraires de façon orientée en négligeant
par là ce qu’elles pouvaient apporter d’original à la ré lexion sur le fonctionnement
psychique (Bayard, 2004). Car les œuvres artistiques sont ouvertes. Je considère
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[11] Comme l’a montré J-L. Chrétien, le Moi alterne entre une puissance dilatante et
expansive (à l’infini) vers l’extérieur (qui n’est pas sans analogie avec le sentiment
océanique dont parle Freud à la suite de R. Rolland) et une puissance contractante qui
limite ce premier mouvement, si possible sans perdre l’unité du Moi. Ces deux
mouvements scandent le rythme pathique de Soares-Pessoa : la somnolence, le
brouillard, l’état de rêverie permettent à Soares de sortir de soi, devenir
autre/autrui, un animal ou un objet, le pénétrer dans un mouvement de dilatation
proche de la dépersonnalisation comme chez Amiel : « je m’émiette, me gazéifie
(…). L’attraction du dehors éveille si énergiquement en moi la force expansive, que
je me dilate sans limite » (cité par Chrétien, 2007, pp. 160-1). L’autre mouvement
est celui de l’ennui, du repli sur soi mélancolique et improductif dont se plaint
l’auteur, état d’où l’extériorité, seule, semble pouvoir le sortir pour relancer le
processus de la dilatation.
[12] Analyse qui n’est, comme le précise Gil, ni un procédé psychologique et encore
moins une analyse du sens des contenus psychiques pour en dégager la
signification profonde (Gil, 1988, p. 45).
[13] Pour Bion, que je vais analyser ci-dessous, les émotions sont traitées comme des
sensations par la fonction alpha.
[14] M. Collot écrit au sujet de l’œuvre de F. Ponge, qui n’est pas sans analogies avec
celle de notre auteur, que le dehors sert de révélateur au dedans. Le corps joue un rôle
essentiel dans ce procédé car c’est par lui que passe la relation au monde. Plus
précisément la poésie est le résultat d’une sensibilité et d’une réceptivité qui
s’oppose à toute introspection. Il su fira de trouver l’idée profonde, résultat d’une
longue imprégnation d’impression sensorielles « par laquelle le monde extérieur et le
monde intérieur deviennent indistincts. Elle plonge loin ses racines, dans le passé, dans
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le corps, dans la conscience du sujet jusqu’à son inconscient, par la trappe du rêve
et du sommeil » (Collot, 1991, pp.192 à 194).
[15] Gil précise qu’il ne s’agit ici ni de projection ni d’identification, ni de fusion avec l’autre
car dans tous ces cas le « moi » et la personnalité du rêveur resteraient intactes ou
ne pourraient plus être en relation avec autrui ! (Gil, 1988, p. 148). Comment
dénommer ce processus entre l’empathie et l’identification projective éprouvées par
l’analyste en séance ? La posture de dépouillement de ses connaissances et de son
savoir pour approcher l’autre chez Soares aurait-elle une certaine analogie avec la
réceptivité de l’analyste face à son patient (être « sans mémoire ni désir ») prônée
par Bion, autre quêteur d’absolu, afin de « ressentir l’hallucination ou l’état
d’hallucinose » et atteindre la « communion avec la réalité ultime » (O) ?
[16] Ce « soi » n’est pas assimilable à un « Moi » en tant que centre unificateur comme
chez Freud car il n’a pas de substance : il est pur pouvoir de métamorphose et pure
distance de soi à soi, un « point de fuite de toutes les multiplicités » ou encore une
« conscience abstraite et impersonnelle » (Gil). Il ne s’agit donc pas d’un “Moi”
dissocié ou clivé, se fragmentant en hétéronymes. « Pour devenir-autre il faut se
dépouiller de toute personnalité fixe », écrit Pessoa. Cette analyse rappelle à
nouveau la pensée bouddhiste où « déterminer vraiment l’autre est se nier soi-
même, (où) le soi est médiatisé par la négation absolue, ou encore (…) sa
disparition est la condition de sa propre existence. Le moment de la négation
absolue - négation de soi à travers l’opposition à l’autre et constitution du soi à
travers la négation de l’autre - représente le moment essentiel dans les rapports
entre individus » (Isaac, 2003, p.57).
[17] Chez Freud la sensation et la perception, qu’il étudie soigneusement dès l’Esquisse
sans les distinguer clairement, sont rattachées au système dit perception-
conscience. Base de la vie psychique, les qualités sensibles dans la théorie
freudienne se réduisent néanmoins au plaisir et à la douleur. La conscience chez
Pessoa me paraît beaucoup plus proche du stream of consciousness de W. James. Par
ailleurs, Freud reste fidèle à la représentation classique de la Phantasie propre à son
sensation époque : celle-ci est directement issue de la sensation, alors que pour la
conception romantique elle est imagination-création (Rosset, 2006, p. 96-97).
[18] Dans la thèse soutenue par cette auteure, proche de celle très originale de S. Le
Poulichet (2004), les personnages étrangers (les « étrangers intimisés ») engendrés
par Pessoa lui auraient permis de créer une image pour soi, soit la création active
d’un miroir (auquel elle donne le nom de « subjectile »), à plusieurs surfaces où
retisser les fissures spéculaires de l’enfance. Ce lieu ne serait en fait pas tant un
re let qu’une surface de projection lui permettant d’accueillir l’empreinte du sujet
créateur.
[19] Tabucchi s’exprime largement sur sa propre relation aux rêves et à la psychanalyse
dans la postface très intéressante à Requiem où il est aussi question de sa relation
avec son père et à son bilinguisme italien-portugais (Tabucchi, 2006).
[20] Peut-être même une tentative de « comprendre l’origine de la vie en créant des vies
imaginaires à l’intérieur de soi » (Tabucchi, 1998, p. 13) analogue, peut-être, au
cinquième fantasme originaire décrit par E. Bizouard (1998).
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[22] Toute œuvre étant « ouverte » comme nous l’a appris Eco (cf. Ferro), il est
évidemment possible de partir d’un tout autre vertex théorique que celui de la
psychanalyse pour aborder les textes de Pessoa. Laplantine, que j’ai déjà cité, l’a fait
à partir de l’anthropologie, Enriquez et Shin à partir de la sociologie (Enriquez,
2011 ; Shin, 2008). Il serait, par exemple, intéressant d’étudier les mécanismes
psychologiques de la duperie de soi ordinaire en relation au devenir-autre et à
l’hétéronymie. Ainsi comme l’a firme De Gaudemar, l’individu dit normal est le
seul à pouvoir supporter, grâce à la duperie, la cacophonie interne liée à la
multiplicité des voix et des tendances etc. qui traversent le « prétendu moi » de
chacun de nous. Croire être quelqu’un d’autre préserverait de la dissolution narcissique,
« car il n’y a pas de gouvernement de soi à partir d’un improbable ailleurs » (De
Gaudemar, 2001, p. 110-111. Mon italique).
[23] « La sensation est éprouvée et éprouvante », écrit Anzieu (Anzieu et Monjauze,
2004, p.71). Après Bacon, Beckett et Bion, Pessoa serait celui qui fuit la sensation
par le paradoxe et le devenir-autre (ibid., p. 63) ?
[24] Cela me fait penser aux propos de P. Pachet, auteur qui s’est beaucoup intéressé au
rêve. Pour lui le rêve est une activité de la conscience, une conscience qui est alors
dans un état di férent de son état diurne. Le rêve, dit-il, « nous protège de la
confusion, de la dispersion, de l’indistinction » liées au sommeil. Pour Pachet
comme pour Bachelard : « le pluralisme sensible de notre sommeil est grand. Nous
ne dormons jamais tout entiers, c’est pourquoi nous rêvons toujours (…) ». Et il
enchaîne : « mais nous ne rêvons jamais avec tous nos sens, avec tous nos désirs. Il
me semble que la psychanalyse n’a pas assez considéré ces divers feuillets du rêve » (Pachet,
2013, p. 428).
Résumé
Mots-clés
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Keywords
Plan
Introduction
Rêver de Pessoa
Conclusion
Bibliographie
Bibliographie
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Auteur
S. Monzani
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