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Littérature

Image et temps, ou le temps de l'arrêt


Marie-Claire Ropars-Wuilleumier

Abstract
Image and Time : Arrested Time.
To think an image as the reflection of a fixed point in time is to forget the process-a passage of time-leading to it. To explore this
paradox in different texts is to analyse the relationship between the presence of the image and modes of perception of the past.

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Ropars-Wuilleumier Marie-Claire. Image et temps, ou le temps de l'arrêt. In: Littérature, n°115, 1999. Henri Michaux. pp. 94-
103;

doi : 10.3406/litt.1999.1640

http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1999_num_115_3_1640

Document généré le 01/06/2016


MARIE-CLAIRE ROPARS-WUILLEUMIER, université paris 8

Image et temps,

ou le temps de l'arrêt*

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mots
petit
sous
titre

Dante, Vita Nuova (1).

Que le temps de l'image invite à réfléchir l'arrêt du temps, cela


ne peut s'entendre qu'à considérer dans l'image ce qui,
précisément, la propose en arrêt : présence immédiate d'un objet
réfléchi, instant fixé définitivement dans le résultat de l'opération spéculaire.
Mais l'image est duplice, de par son mode de constitution : doublant
l'objet, elle se dédouble elle-même, attestable comme trace,
insaisissable comme processus, prise entre l'empreinte ou la simulation, qui la
fonde en mimésis, et le miroitement, qui l'entraîne vers l'ombre. C'est
cette double composante que l'on retiendra pour aborder le temps de
l'image : l'arrêt, qui ancre le visible, et le mouvement, consubstantiel à
la figuration, qui rend perceptible et en même temps détourne de la vue.
Doublant l'arrêt du temps, un temps de l'arrêt s'inscrit ainsi dans l'image :
évident au regard, qui s'arrête pour durer, mais agissant dans la fixité
même de l'instant perçu, que sa découpe visuelle isole du passé, tout en
le soumettant à l'ébranlement périlleux de sa propre présence.
Explosante-fixe : revendiquée par Breton (2), au nom de son
pouvoir analogique, la postulation contraire de l'image affleure dans la
diversité des procédures machiniques où elle se réalise. Photographique
elle se trouve prise à l'arrêt, soustraite au geste mais soumise à la
précarité de ce vol. Filmique, l'arrêt n'est plus que l'avenir d'un mouvement
où la figure ne cesse de décliner sans pouvoir s'arrêter autrement qu'en
coup de force — par photogramme inséré ou par incision du montage.
Numérique, désormais le programme de la machine modèle, et mobilise,
les contours mêmes de la figuration, qu'elle génère à l'état flexible.
* Ce texte provient d'une communication présentée au colloque international de Londres, Time and
The Image (University College London, mai 1997).
LITTÉRATURE ^ Dante, Vita Nuova, I, trad. Gérard Macé, Conférence, n° 1, automne 1995.
n° 1 15 - sept. 99 2 André Breton, L'Amour fou, Gallimard, «Folio», 1976, p. 26.
IMAGE ET TEMPS, OU LE TEMPS DE L'ARRÊT ■

Loin de spécifier les différentes marques de fabrique, c'est au contraire


l'ensemble de leurs virtualités que l'on mettra au compte de l'image
comme telle. Non pour les enfermer dans un principe ontologique, mais
au contraire pour déplier la configuration potentielle que suggèrent ces
variables concrètement attestées : soit la ressource de traits multiples,
accentués ou effacés suivant les cas, mais dont l'éventualité serait
coextensive à l'idée même d'image, et au procès qui la fonde sur la
dissimulation de son identité. Insinuant, à titre virtuel, le mouvement dans la
chose arrêtée, et la cassure au sein même du passage, l'image expose
une constitution paradoxale du temps, qui ajoute la discontinuité à la
durée. C'est ce paradoxe temporel que l'on se propose d'explorer ici, en
privilégiant le rapport contradictoire, fait de désir et de déni, que l'analyse
établit, de texte en texte, entre la présence de l'image et l'appréhension
du passé.

Mouvante ou fixée, l'image se rend présente en s' éloignant de


l'objet qu'elle désigne. Une première forme de paradoxe en découle, qui
pose un rapport de proximité inverse entre la chose et son reflet : la
présence de l'image, sensible au regard, ne restitue qu'une mémoire morte
de l'objet, dont la ressemblance photographique serait sans doute
l'indicateur premier. «Je n'ai pas de souvenirs d'enfance (3)» : ainsi
commence, au second chapitre de W ou le souvenir d'enfance, la série
autobiographique que Georges Perec entend construire en la croisant,
par alternance, avec une série fictionnelle axée sur l'invention d'une île
concentrationnaire ; mais quelques chapitres plus tard, une masse de
clichés parentaux — ceux du père mort à la guerre et de la mère disparue
à Auschwitz, longuement décrits au présent — s'associe à l'absence de
tout passé ressouvenu. La photographie insiste, la description ne cesse
de se récrire, comme pour serrer de plus près l'exactitude des choses
vues, mais le souvenir persiste à s'absenter de la vision qui pourtant le
convoque. Et ce qu'exhibe alors l'image, c'est la coupure qu'elle devra
négocier entre la présence aveugle du visible et le passé défaillant de
l'objet visé. Ainsi en va-t-il, chez Barthes, de la fameuse photographie
autour de laquelle fut érigé le diaporama de la Chambre claire :
l'attestation que fait du passé la vue du Jardin d'Hiver n'intervient,
précisément, que par un verbe au passé ; V avoir été de la mère, que présente le
punctum de l'icône, est celui d'une fillette de cinq ans dont la
reconnaissance par celui qui la regarde suppose en fait une reconstitution
affective et morale de l'être maternel adulte tel qu'il l'a connu durant
leur vie commune. Reconnaître visuellement le visage passé implique,
pour Barthes, une connaissance subjective venue d'une intimité encore 95

LITTÉRATURE
3 Georges Perec, W ou le souvenir d'enfance, Gallimard, «L'imaginaire», 1975, p. 13. n° 1 15 - sept. 99
RÉFLEXION CRITIQUE

proche dont aucune image récente ne saurait pourtant attester (4). Pour
Perec, privé de cette expérience personnelle, l'affleurement des
souvenirs tiendra à la mise en jeu d'une forme strictement narrative, seule
capable de fabriquer une histoire là où l'image ne donne que le retrait
de cette histoire : dans la série autobiographique de W, un récit est
progressivement construit, qui rende l'enfance appropriable, mais en
projetant la visualisation sur l'imagination de l'autre série, celle de l'île
concentrationnaire, dont l'horreur ne se raconte jamais et simplement se
décrit au présent.
Deux temps hétérogènes coexistent ainsi dans l'image : celui de
l'objet et celui du regard, chacun coupé de l'autre; la médiation de l'un
à l'autre — la transformation de la vue présente en souvenir mémorable
— suppose l'intervention d'un sujet narrateur, qui substitue à la
reproduction inappropriable le récit qu'elle requiert pour être assimilée : une
représentation du passé, organisée, orientée, temporalisée, mais dont
l'efficacité vient du rejet qu'elle fait de la vue. En témoigne, dans le
champ théorique, l'histoire du vautour que Freud reconstitue chez le
Vinci, en démontant la reconstitution que celui-ci en avait faite : récit
venant par deux fois après coup, double «roman» léonardien, celui que
fit le peintre et que refait aujourd'hui l'analyste (5), il s'agit bien d'un
pur fantasme dont la figuration visuelle importe moins que
l'interprétation psychanalytique. Aussi Freud rejette-t-il en note la découverte de
Pfister — l'esquisse d'un vautour dans la robe de sainte Anne — pour ne
retenir du rapace que sa porté scénarique, son rôle dans la généalogie du
sujet, la restitution qu'il autorise d'un passé révolu — à l'exclusion de
sa valeur d'image dont la présence se dissimule dans les plis d'une robe.

Coupée du passé qu'elle figure, se dérobant elle-même à la


figuration, l'image toutefois devient présente et se donne comme objet visible
mais par une découpe dans la chaîne visuelle. Second aspect du
paradoxe que l'imagement inscrit au compte de la perception temporelle :
délimitée, cadrée et persistant sur ses bords, l'image comme telle affirme
sa présence en se séparant de son propre écoulement. Le cadre n'est pas
un cadre, mais une coupe, et à ce titre il interdit le raccord avec l'avant
et l' après du plan de vue. Comme le suggère Kracauer dans un texte
pénétrant (6) écrit en 1927, l'image photographique, échappant même à
la reconnaissance mémorielle, échappe aussi à la mémoire de sa durée.
Étrangère, méconnaissable en son objet — il s'agit cette fois d'une

4 Roland Barthes, La Chambre claire, Gallimard, Seuil, «Cahiers du cinéma», 1980, p. 106-110 pour
%le passage commenté ici.
5 Freud, Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, trad. Marie Bonaparte, Gallimard, «Idées»,
p. 49-53. Voir également les pages 60, 146 et 1 14.
LITTÉRATURE ® Siegfried Kracauer, «La photographie», dans Le Voyage et la danse (textes réunis par Philippe
n° 1 15 - sept. 99 Despoix et traduits par Sabine Cornille), PUV, Saint-Denis, 1996, p. 42-57.
IMAGE ET TEMPS, OU LE TEMPS DE L'ARRÊT

grand-mère, dont la ressemblance est perdue, et l'historicité brouillée —


l'objet image s'affiche comme continuum purement spatial, d'autant
plus continu dans l'étalement du présent qu'il implique une coupure
dans la relation de ce présent à une prise qui le précéderait, donc à une
perception antécédente. La durée de l'image va de pair avec la
discontinuité de la vue. Coupe interne cette fois, par où le temps ne se rend
présent au regard qu'en rendant visible la rupture qui associe à la présence
de l'image l'écart de la vision passée où puise ce présent. Alors que
pour Barthes l'histoire reste garantie par l'objet figuré, pour Kracauer,
qui se place en deçà de la reconstruction cognitive et s'en tient au seul
instant critique de l'appréhension sensorielle, c'est l'enchaînement, à la
fois historique et perceptif, qui s'effondre lorsque surgit le moment de
l'image, ce pur espace continu coupé du devenir où s'assure pourtant sa
continuité. Pas d'image de la mémoire dans «l'inventaire spatial» que
propose la photographie, séparée de toute proximité humaine ; mais pas
non plus de ligne mnémonique pour une épreuve optique déliée des
agencements dits «naturels». Seul subsiste le «désordre des déchets»,
dont la configuration restera toujours «provisoire» et l'enchaînement
«opaque».
Kracauer ne distingue pas nettement la discontinuité qui appartient
au temps des objets imagés et celle qui relève du temps même de l'image.
Mais l'accent mis sur l'opacité mémorielle, qui interrompt la transparence
de l'histoire, semble solidaire d'une insistance du visuel, qui renvoie le
temps de l'image au seul espace du cadre où il se replie, en se refusant
au raccord. Ainsi s'amorce le cours d'un espace-temps, à la fois durable
et dénoué, rétrospectif et rompu, par où l'image rendrait sensible un
court-circuit du temps lui-même.

Marque temporelle de l'imagement, l'interruption affecte tout


d'abord la possibilité pour le passé de faire retour au présent; mais elle
atteint, du même geste, la présence à soi de ce seul présent. On
invoquera ici, comme symptôme de l'éclipsé, la seconde entrée de l'image
dans le texte que Freud consacre au souvenir d'enfance de Léonard. À
côté du vautour — renvoyé au récit, absorbé dans la représentation —
c'est le sourire qui soudain fait surface et insiste : sourire flottant de
visage en visage — sainte Anne ou saint Jean ; insécable, inaltérable, à
la fois fantomal et persistant; pure image, dira-t-on, en cela qu'il vole
d'image en image sans pour autant faire l'objet d'un événement racon-
table. Or ce que Freud impute au compte du sourire, fugitif et
omniprésent, c'est le réveil d'un très ancien souvenir qui serait venu prendre
corps dans la rencontre de Mona Lisa : «[...] le sourire de la Joconde 97
éveilla, hors des ombres de sa mémoire, le souvenir de sa mère (7)».
LITTÉRATURE
7 Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, op. cit., p. 102-105. n° 1 15 - sept. 99
■ RÉFLEXION CRITIQUE

Loin de tout fantasme narratif, qui ne déclare le passé qu'en le déclarant


périmé, échappant donc au vautour du récit toujours prêt à dévorer la
vue, une image-souvenir émerge avec l'énigme du sourire-image. Mais
ce souvenir est paradoxal, qui passe par le présent pour remonter du
passé et ne se donne comme mémoire qu'en figurant l'oubli dont il
procède : trace mnésique, certes, gravée dans les tablettes de cire de
l'appareil psychique, mais pour devenir perceptible l'empreinte aura dû faire
l'épreuve de son effacement. L'ancienneté du souvenir se reconnaît à la
rupture qu'il introduit dans la chaîne du temps; et la manifestation
mémorielle qui vient s'inscrire dans l'image présente suppose la coupure
des racines temporelles qui relieraient le présent à la présence du passé.
Indice d'un détour, le sourire-souvenir échappe au souvenir en
s'offrant comme sourire. Que réfléchissent alors ces lèvres arquées, dont
Freud signale qu'elles furent mêlées à la «trame des songes»? Sur
elles, l'analyste va greffer un second roman de la Vita léonardienne,
délaissant la capacité reflexive au profit de la fonction narrative.
Revenons au texte de Perec. Une fois le passé reconstitué, et l'enfance
devenue racontable, les souvenirs affluent dans W ou le souvenir
d'enfance. Mais la seule trace visuelle que la mémoire laisse affleurer à la
conscience du narrateur, ce n'est pas une image-souvenir mais bien le
seul souvenir d'une image : une photo, vue dans une exposition sur les
camps, et ne montrant des disparus que les lacérations laissées sur les
murs. Ainsi l'image ne ramène le passé en mémoire que sous la forme,
précisément, d'une image : trace d'une trace elle-même faite de traces,
le souvenir, en se réfléchissant visuellement, donne à voir, du même
geste, le dessaisissement du passé que pourtant il rappelle, et
l'ébranlement du présent où il prend place : «Je me souviens des photos... (s) »
À la place des photographies sans souvenirs, le circuit textuel aura
seulement déposé des souvenirs de photographies. Si l'image réfléchit,
c'est le temps de sa propre réflexion qu'elle laisse alors advenir. Par ses
méandres mêmes, l'analyse freudienne l'indique clairement : le sourire
ne vient pas d'un passé qui se rendrait soudain présent à tire de
réminiscence, mais il n'appartient pas non plus au seul présent de la rencontre
visuelle; agissant en figure du passé, il s'empare de l'image présente, en
laquelle il inscrit un défaut de présent, la vouant ainsi à la répétition
reflexive de cette défaillance. Circulant de tableau en tableau, l'intem-
poralité du sourire est à la mesure des courts-circuits temporels dont il
est le symptôme. Et la persistance photographique dans le texte perec-
quien montre qu'au sein même du récit reconstitué subsiste un résidu
spéculaire qui pour attester du passé n'en reste pas moins irréductible à
Qg l'enchaînement perceptif.

LITTÉRATURE
n° 1 15 - sept. 99 8 W ou le souvenir d'enfance, op. cit., p. 213.
IMAGE ET TEMPS, OU LE TEMPS DE L'ARRÊT

Un seul temps mais contraire se dessine ainsi dans l'image :


présent, de par la présence du visuel ; sans présence, et comme attiré par un
passé qui serait inhérent au présent mais ne pourrait s'inscrire en lui.
Troisième état du paradoxe que le temps de l'image impute à
l'expérience de la temporalité : l'impossible coïncidence de l'image et de la
mémoire va de pair avec une exigence de mémoire coextensive à la
saisie de l'image. Le recours à Proust permettra d'éprouver ce mouvement
de recul intrinsèque à l'imagement. La loi du Temps retrouvé entend
consacrer, on le sait, les poussées de réminiscence que le narrateur a
connues dans de brusques retours sensoriels. Mais l'écriture proustienne
récuse la conception bergsonienne de la mémoire involontaire, dont
l'élan établit la possibilité d'un pont entre souvenir passé et perception
actuelle : « instant à la fois présent et passé », le principe de réminiscence
exploré par la Recherche ne donne «un peu de temps à l'état pur», que
sous la forme d'une disjonction entre deux moments mobiles et
inversés. Car la sensation, visuelle ou sensible, d'un passé soudain revenu
entre en rapport de tension et donc de résistance avec l'appréhension
actuelle de la chose vue ou ressentie aujourd'hui (9). L'hiatus ainsi
constitué entre les différents lieux, ou les différents temps, qui ne
coexistent que dans leur conflit, empêche d'autonomiser l'une et l'autre
des composantes : le retour perceptif du passé, signe d'un ordre du
temps reconnu, appartient en fait au présent, mais le présent comporte
en lui, au moment où il s'éprouve sensoriellement, l'appel à devenir
passé qui le rendra ainsi mémorable et susceptible de retour.
Tel est le signal qu'adressent au narrateur proustien les clochers de
Martinville ou la salle à manger de Balbec : à les voir, comme des
images hiéroglyphiques, c'est en réalité de les avoir vues qu'il s'agit
déjà, au moment même où on les voit pour la première fois. La leçon
s'éclaire avec la reconnaissance de la fugitivité — celle d'Albertine
disparue, mais aussi de Venise ou de toute image. Ainsi en ira-t-il de
l'image maternelle que le narrateur extrait du baptistère de San Marco
qu'il visite avec sa mère après la disparition d'Albertine : semblable aux
mosaïques qui l'entourent, faite à la fois de lumière et d'ombre, de
couleur et de fragmentation, la vue de la mère «aux joues rouges»
s'enveloppe de «voiles noirs», donnant ainsi au fils qui la regarde le plaisir
non de la voir mais bien, dit-il, de l'avoir vue (10). Dans l'image
évoquée comme présente, c'est la mémoire de cette image qui tient lieu de
présence. Et cette constitution mémorielle d'une image dite actuelle ne
désigne pas un retour de mémoire au sein du présent, mais au contraire
l'impossibilité de l'image de se rendre présente autrement que sous la
forme d'une image-mémoire, abolie au moment où elle s'accomplit. QQ
9 Proust, Le Temps retrouvé, À la recherche du temps perdu, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
t. III, 1954, p. 872-873. LOTÉRATURE
10 Proust, La Fugitive, A la recherche du temps perdu, op. cit., p. 646-647. n° i 15 - sept. 99
REFLEXION CRITIQUE

Sous l'image, présente, une autre image, déjà passée, et qui


emporte le présent en le rendant possible. L'image-temps de Proust se
définit ainsi comme un palimpseste temporel, qui ne retient le présent
qu'en y greffant la trace du passé qui l'attire, laissant ainsi affleurer
sous l'image visible la mémoire invisible de cette même image où celle-
ci se dévoile en se dissimulant. La réflexion joue cette fois au sein
d'une seule image, à la fois même et autre. Ainsi la mère prendra-t-elle
place, pour être vue, c'est-à-dire revue, dans un tableau de Carpaccio où
elle pourra recouvrir sa propre image ou découvrir l'image oubliée
d'Albertine dont elle contient le manteau sous ses voiles. Loin de
perpétuer le retour présent du passé, la recherche proustienne inverse le sens
de la «réminiscence» : elle soumet l'expérience du présent à la loi
duplice de l'image qui échappe au présent parce qu'elle ne cesse de se
dédoubler au sein même du présent, déjà passée au moment même où
elle se présente. Telle est la règle de «l'impression» que l'œuvre de
l'art doit à la fois capter et conjurer (11).

«Dans le même présent», écrit Louis Marin analysant l'effet-


Méduse que figure un tableau du Caravage, « il y en a deux : un présent
qui est un "jusqu'à maintenant" où le présent clôt une histoire et un
présent qui est un "tout à coup", un "soudain" qui s'écarte infinitésimale-
ment du premier et qui est l'instant. Dans le même moment "ni ceci ni
cela" et "et ceci et cela". Ce qui est représenté ici, c'est l'écart sur qui
"se fonde" la représentation, l'écart du présent (12).» Serait-ce le propre
de l'image, agissant au sein de la représentation, que de faire apparaître
ce dédoublement du présent entre histoire enchaînée et instant coupé?
La tête de Méduse, en ce sens, figurerait moins l'événement de la vue
horrifique que la ruse par laquelle le tableau délivre au regard la
réflexion venue du seul regard — en d'autres termes ce que Marin
nomme «le piège-trou du présent», soit la coupure temporelle
imputable au fait de voir.
Divisée à l'instant même de la vision, l'image de la Méduse
précipite un double jeu du temps, qui ne coïncide plus avec son cours puis-
qu'à la fois il passe et se brise. À ce titre, elle pourrait cristalliser les
opérations visuelles que nous venons de retracer, à condition toutefois
de ne pas l'enfermer dans une interprétation analytique, qui de nouveau
privilégierait la représentation au détriment de l'imagement. De fait, à
travers les images de la mère — dépourvues de souvenir ou réduites au
sourire, attestant de Y avoir été ou soumise à Y avoir vu — c'est le temps
de l'imaginaire que nous avons suivi pour retracer la voie d'un
parait)" doxe à mettre au compte du temps lui-même. «Temps de l'absence de
LITTÉRATURE "* "* Pr01151' ^ Temps retrouvé, op. cit., p. 878.
n° 115-SEPT.99 12 Louis Marin, Détruire la peinture (1977), Flammarion, «Champs», 1997, p. 188.
IMAGE ET TEMPS, OU LE TEMPS DE L'ARRÊT

temps», selon Blanchot (13), mais la formule devra s'entendre dans


toute la contrariété qu'elle fait jouer au sein de l'expérience temporelle,
dont le devenir à la fois suppose et suspend l'écoulement d'une
chronologie. C'est à Husserl que l'on donnera ici le dernier mot d'une contre-
épreuve, lorsqu'il entreprend de construire une approche
phénoménologique du temps qui garantisse la continuité perceptive
entre le passé et le présent, et donc l'autorise à fonder l'expérience de la
temporalité sur la seule saisie de son mode vécu. Or la difficulté qu'il
formule — et sur laquelle ont rebondi nos exemples précédents — tient
à l'exclusion réciproque du «passé» et du «maintenant» dans le souvenir
perçu comme tel : «Ce dont on se souvient, à vrai dire, n'est pas
maintenant — sinon il ne serait pas passé, mais présent — et dans le souvenir
(la rétention) il n'est pas donné comme maintenant, sinon le souvenir et
donc la rétention ne serait justement pas souvenir, mais perception (et
donc impression originaire) (14).» Discontinuité originelle, d'autant plus
embarrassante que Husserl entend s'en tenir, pour reconnaître la durée,
à une appréhension sensorielle antérieure à la connaissance qui
s'élabore dans la perception. Ce n'est donc pas du côté de l'expérience visuelle
qu'il va chercher le prolongement continu du passé dans le présent,
mais bien par le biais de l'écoute sonore (15), et plus précisément de la
mélodie, c'est-à-dire d'une esthétique classique à base harmonique qu'il
associe directement à la saisie du son. Seule la mélodie procure « la
perception adéquate de l'objet temporel» parce qu'elle seule assure le
«halo temporel», ou, en d'autres termes figurés, la «queue de comète»
qui s'accroche à l'appréhension du moment et donne à entendre dans le
son perçu la résonance des sons précédents qui ne sont pas encore effacés
de la conscience.
Ainsi s'établit chez Husserl, par rétention puis protention sonores,
un continuum de temps où s'abolissent les coupures reconnues par
ailleurs dans l'ordre de l'apparaître. Comme le souligne Paul Ricœur, il
y a là une présupposition de la durée qui contredit, par le recours au
souvenir primaire et à la perception élargie, la volonté d'établir la
conscience intime du temps en elle-même, donc en plaçant le temps
objectif hors circuit (16). Mais on notera aussi que l'escamotage du
paradoxe est facilité par le déplacement de l'expérience perceptive qui,
en se projetant sur le plan harmonique, échappe au court-circuit d'une
perception sensorielle instantanée, et à ce titre coupée de son passé
comme aussi du présent dont elle ne cesse de se séparer. Écarté de son

13 Maurice Blanchot, L'Espace littéraire (1955), Gallimard, «Idées», p. 22.


1 4 Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. Henri Dussort, 1 rv 1
PUF, 1964, p. 50-51. 1U1
1 5 Pour une exploration de ce mode sonore, voir Véronique Campan, L 'Écoute filmique. Écho du son
en image, Saint-Denis, PUV, 1999, p. 15-19 et passim. LITTÉRATURE
16 Paul Ricœur, Le Temps raconté. Temps et récit, Seuil, 1985, t. III, p. 39-41. n° 115 - sept. 99
RÉFLEXION CRITIQUE

histoire, le pur percept visuel nous ramène à l'instant de l'arrêt que


figure l'image, mais en référant le dédoublement du présent au seul
passage de celui-ci : le moment visuel ne s'éprouve que dans la
discontinuité de coupes successives, toujours provisoires parce que toujours
passantes, qui à la fois arrêtent le temps et mobilisent sa course. Flux
perceptif, comme le veut Husserl, mais sous la forme d'intervalles
temporels, dont la multiplicité est fonction de la mobilité. On en retirera
une ultime formulation du paradoxe, détournée de Husserl : la césure du
temps à laquelle œuvre l'image déclare en fait l'écoulement même de la
temporalité, où la présence du présent s'effondre sous l'afflux de son
propre passé, lui-même inarrêtable, et donc inconstituable comme tel;
dans l'épreuve du visuel, le passé capte le présent, et le divise de soi
sans autoriser une division des deux instances.

Ce paradoxe du temps, que manifestent les détours de l'image,


Deleuze l'érigé en «image-temps» : croisant Bergson et le cinéma, il
réunit l'aporie temporelle et sa résolution, le court-circuit du passé dans
le présent et la coalescence cristalline de l'actuel et du virtuel;
proposant ainsi une réparation, par le visible, de la fêlure que le visible dévoile
au cœur du temps. Mais en deçà de l' image-temps, c'est à l'image-mou-
vement que la prise en compte du filmique avait d'abord conduit
Deleuze : une image-mouvement portée par le paradoxe de Zenon, et
dont la divisibilité se fera infinie, parce que la coupe en sera toujours
mobile (17). En ce sens, l'interruption est bien constitutive de la durée,
et l'image, même réduite au pur présent de son passage, fait passer dans
son mouvement le retrait de sa présence. S'il n'y a pas d'image-mémoire,
par où le souvenir se rendrait présent même à titre virtuel, en revanche
l'image intervient toujours comme une mémoire d'image, où se dépose
l'hétérogénéité constitutive du temps, qui se dérobe en se dépliant :
fissuration instantanée, que la mobilité entretient tout en la recouvrant.
C'est à ce temps du seul mouvement que l'image invite à revenir,
lorsqu'elle s'expose dans la brutalité de son arrêt : désavouant la jonction
continue du présent et du passé, elle n'en propose pas non plus la
coexistence disjonctive. Une discontinuité latente ébranle la présence
perceptive, substituant à l'être-là de la vue l'avoir été de l'image vue.
Le hors-temps de l'image n'est bien, comme le remarque Proust lui-
même, qu'un trompe-l'œil. L'image dit le temps en réfléchissant le
dessaisissement du temps que la perception recèle et que le récit restaure.
Alors que la représentation narrative rétablit le temps, lui conférant la
continuité d'un sens et d'une fin, l'épreuve de l'image figure l'aporie
102 d'une temporalité dans laquelle l'expérience de l'instant — l'arrêt sur

LITTÉRATURE
n° 1 15 - sept. 99 17 Gilles Deleuze, L'image-mouvement et L'image-temps, Minuit, 1983 et 1985.
IMAGE ET TEMPS, OU LE TEMPS DE L'ARRÊT

instant — n'est jamais que l'envers duplice d'une durée sans cesse
rompue, vouée au recommencement et au recouvrement. Comme le souligne
Derrida en commentant la Note sur le Bloc-notes magique, « le perçu ne
se lit jamais qu'au passé». L'après-coup perceptif tient à la discontinuité
du temps qui spécifie aussi bien l'apparaître du présent chez Husserl
que le rapport intermittent de la trace mnésique à la perception chez
Freud. Ainsi, chez Perec, le trou de mémoire s'allie au trop présent de
la vue. Et ce dessaisissement temporel, ce temps toujours retrouvé
comme perdu, se réfléchit dans l'élaboration esthétique de l'image
proustienne, lorsque le narrateur soumet la vision à une réécriture
constituant la saisie même du visuel.
De ce paradoxe du temps, que l'image à la fois démasque et
recouvre, je n'ai proposé qu'une configuration, dont les exemples sont
empruntés à des textes et ne laissent venir aucune trace visible.
L'omission était délibérée, et sans doute imposée par le propos qui était
le mien : montrer la solidarité qui s'établit entre la défaillance
intrinsèque à l'image et le défaut du temps qu'elle désigne. C'est ce retrait
originaire qu'il s'agissait d'éclairer, en ne retenant de l'image que sa
force imageante, donc en écartant les figures qu'elle double et les
affects qui la recouvrent : intensités et vibrations, affleurements ou
chutes, échos et débordements, par où le sujet se projette en prolongeant
le monde sur les marges de son regard. Refusant ce jeu de cache — que
Barthes appelle aussi le champ aveugle de l'image — j'ai voulu mettre
à nu le seul procès du visuel tel qu'il se trame dans ses épreuves écrites.
Le risque, paradoxalement, est d'avoir donné encore trop d'épaisseur à
l'image, dont la profondeur ne se déploie jamais qu'en surface. Le gain
serait de rappeler que la vue ne se figure qu'à s'énoncer. À ce titre, le
détour du texte manifeste au mieux la manière dont l'image, loin
d'échapper au temps, pourrait en figurer l'échappement : en d'autres
termes, agissant entre présent et passé, creusant à la fois l'intervalle et
l'attrait de l'un en l'autre, dans le reflet comme dans le regard, l'écart
que Blanchot nomme «entre-temps (i8)».

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1 8 Maurice Blanchot, L'Entretien infini, Gallimard, 1969, p. 617. LITTÉRATURE


n° 1 15 - sept. 99

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