Sie sind auf Seite 1von 37

G.

SIMONDON

La perception
PLAN: II. - DONNEES BIOLOGIQUES ET PHYSIO-.
LOGIQUES.
I. - LE PROBLEME PHILOSOPHIQUE ; rôle III. - PERCEPTION ET INFORMATION.
de la perception dans les doctrines philoso- IV.- PERCEPTION ET AFFECTIVITE; PER- ·.
phiques. CEPTION ET ACTIVITE.

PREMJ;ERE PARTIE
PLACE Di LA PERCEPTIO~ DANS LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE
CHAPITRE I: L'ANTIQUITE CHAPITRE II : PERIODE CLASSIQUE
RATIONALISME CLASSIQUE ET EMPIRISME
La perception comme instrument :
Etude normative de la perception comme Etude de la perception comme opération.
instrument de connaissance. A - Rationalisme classique ; critique des
sens et communication des substances :
A - Les qualités sensibles et les formes ; 1. Descartes.
perception par contact et perception à dis- 2. Malebranche, Spinoza, Leibniz.
tance: la perception .comme instrument de
connaissance théorique. B - Sensation et perception dans la doctrine :
empiriste.
1. Les qualités sensibles et les éléments chez 1. Locke et Berkeley ; rôle des associations
les Physiologues ioniens: Thalès, Anaxi- de sensations •
mandre, ,Anaxiimlne; caractère positif 2. Doctrine de Hume ; rôle de l'habitude ; :
de devenir. portée de la perception . .
2. Structures fixes: critique éléatique du 3. Caractères communs du rationalisme et ·
devenir, doctrine pythagoricienne des de l'empirisme .
nombres idéaux, théorie platonicienne c - Le relativisme : sensibilité et formes
archétypes . a priori chez Kant.
B - Le schème hylémorphique chez Anstote: CHAPITRE III : RECHERCHES
sensibles propres, sensibles communs, sens1bles ET THEORIES MODERNES
par accident.
La perception comme fonction et effet.
1. Principe général ; critique des idées sé-
parées et notion d'individu; forme et A - Spiritualisme et théories de l'intuition; ·
matière, puissance et acte. rôle de l'activité du sujet. -.
2. Les sensibles propres; opération com- 1. Renaissance du réalisme : Reid, Hamil-
mune du sentant et du senti . ton.
3. Les sensibles communs et les sensibles 2. L'activité du moi dans la perception : .
par accident. Destutt de Tracy, Maine de Biran, Victor :
4. Théorie· inductive de la connaissance Cousin. ·
conceptuelle . 3. Théorie bergsonienne de l'intuition.
C - Préoccupations éthiques, pratiques, so- B - Psycho-physique et psycho-Physiologie:
tériologiques. recherche des conditions élémentaires de
1. La sensation élémentaire comme critère la. perception; méthode synthétique et mé- .
absolu dans l'épicurisme . thode expérimentale.
2. La perception du rythme cosmique dans 1. Psycho-physique · et mesure de la sensa- '
la sagesse stoïcienne • sa.tion. ·
3. Portée méthodologique de la critique 2. Méthode psycho-physiologique. .
chrétienne ·de la connaissance par les 3. Portée de la. connaissance perceptive :
sens ; la perception du prochain . réalisme ou nominalisme .
G. SIMONDON : L.A. PERCEPTION 569

·c - Psychologie de la forme • de paradigmes logiques et critère de la con-


naissance vraie, mais comme point de départ
1. Les qualités de forme . d'une t!J.éorie des rapports entre l'organisme
2. Portée de la connaissance perceptive . et le milieu. Grâce à son ampleur et à sa re-
cherche d'universalité, cette démarche, parti-
s. Effets perceptifs manifestant le primat culièrement avec la psychologie de la Forme,
des ensembles ; retrouve et redistribue les principaux aspects
4. Les effets de champ : lois particulières . des fonctions perceptives qui avaient été dé-
couverts dans l'Antiquité gréco-latine.
Dans l'Antiquité, la perception a joué un En résumé, les philosophes anciens ont éla·
rôle majeur comme soubassement de la ré- boré une logique de la perception ; leurs suc-
flexion philosophique parce qu'elle était, avant cesseurs de l'époque classique ont ajouté à la'
le développement des sciences physiques et critique logique une étude physiologique ; en-
naturelles, le principal mode de connaissance fin, à partir du début du XIX" siècle surtout,
du monde. Au contraire, après la découverte s'est développée une étude proprement psy-
de la mécanique, l'époque classique a trouvé chologique ou psycho-biologique.
une source de savoir déductif et constructif Est-il possible d'isoler des problèmes per-
indépendant de tout exercice préalable de la ceptifs les questions relatives à la sensation ?
perception : le rationalisme cartésien peut Non, ce serait projeter arbitrairement sur un
étudier le fonctionnement supposé des organes long passé de cheminement intellectuel une
des sens sans préoccupation logique ou nor- préocupation assez récente de distinction de
mative: la source du vrai est ailleurs; le niveaux ; en fait, pour les Anciens, la qua-
rôle de la perception dans la problématique lité sensible et même le plaisir et la douleur
rétlexive devient alors mineur, même au sein sont liés à la saisie des formes et des objets ;
de l'empirisme ou du criticisme. Enfin, le posi- la critique des sens comme pouvoirs d'illusion,
tivisme et les progrès de la biologie redonnent puis d'égarement et de dégradation de l'es-
aux problèmes perceptifs une importance pri- prit ,se prolonge, à travers plusieurs change-
mordiale, parce qu'ils découvrent dans la per- ments de signification, du Gorgias jusqu'au
ception, humaine aussi bien qu'animale, une Discours de la Méthode en passant par les
activité fonctionnelle, vivant rapport entre Confessions et la Cité de Dieu. Inversement, le
l'organisme et le milieu ; le schème de cette large accueil que les Physiologues ioniens fai-
fonction peut alors servir de modèle pour in- saient dans leur cosmologie aux qualités sen-
terpréter d'autres fonctions comme l'activité sibles se retrouve dans la confiance que les
ou la mémoire ; la perception redevient ainsi. Epicuriens accordent aux données des sens et
à l'époque moderne et c:·ontemporaine, un prin- dans la place que tiennent plaisir et douleur
cipe d'intelligibilité, non plus comme source à la base de leur éthique.

CHAPITRE 1

L'ANTIQUITÉ

A. - LES QUALITÉS SENSIBLES ET LES FORMES; PERCEPTION PAR CONTACT


ET PERCEPTION A DISTANCE
Les Anciens avaient besoin de la percep- et d'en faire sortir une vision cohérente du
tion comme d'un instrument indispensable monde.
pour connaître le Monde et accessoirement On doit comprendre, en effet, que la situa-
l'Homme ; aussi, il ne se trouve guère chez tion de la perceptiqn par rapport aux autres
eux de critique radicale de la perception qui sources du savoir ou de la croyance est deve-
ne soit en même temps une critique de tout le nue privilégiée avec la naissance de la philo-
savoir, conduisant au scepticisme. Mais s'il sophie occidentale, avant de reperdre ce pri-
n'existe qu'un seul mode de refus radical, com- mat lorsque &'est développée la pensée à fon-
parable à celui du doute méthodique et même dement religieux issue du christianisme. En
hyperbolique, de nombreux modes d'accepta- un certain sens, l'aurore de la philosophie
tion et d'utilisation du savoir perceptif sont grecque coïncide avec le choix inconditionnel
possibles, parce qu'il existe plusieurs espèces de la perception comme unique source de
de perception. Aussi, on pourrait affirmer sans connaissance ; avant ce choix, ou en dehors
Paradoxe que les grands courants philoso- de lui dans les doctrines initiatiques, ce sont
phiques de l'Antiquité analysent à leur ma- les mythes, les traditions, les croyances col-
nière la perception, par leur diversité et leurs lectives de chaque ethnie qui forment la base
luttes : chaque école a choisi, comme modèle des cultures. Ce choix n'est ni spontané, ni
de la connaissance vraie, l'un des aspects prin- naif, ni primitif ; il a été rendu possible par
cipaux de la perception, en essayant de le lïlo situation « transculturelle » des cités d'Ionie
développer jusqu'à ses dernières conséquences où se rencontraient des navigateurs, des mar-
l:W'!~·
....,\iO:: BULLETIN DE PSYCHOLOGIE
<'· 570
chands, ·des architectes étendant leur activité san ; le monde est pensé, représ.enté, comme
'à travers le monde méditerranéen, jusqu'aux il pourrait être touché et constrmt.
confins des pays Barbares et aux limites im-
précises d'un Orient lointain. Cette universa· 1) LES PHYSIOLOCUES IONIENS
lité opératoire ne peut se contenter de tra•
duire les structures cognitives d'une cité par- Pour les physiologues d'Ionie, Thalès, Anaxi-
ticulière en celles d'une autre cité ; au-dessus mandre et Anaximène, la 'réalité actuelle du
de tous ces langages privés que sont les cultu- monde se comprend par sa genèse, et la cos-
res locales, les navigateurs installent un sys- mogénèse est palpable et concrète comme le
tème doué de la puissance de l'universel, co- changement progressif d'état qui s'accomplit
extensif, comme source de représentation, à sous la main du potier lorsque l'argile absorbe
leur action œcuménique, indéfiniment exten- plus d'eau et devient un vernis fluide ou au
sible, poussant toujours plus loin l'exploration contraire durcit en se desséchant. Le monde
des contrées inconnues, rencontrant des peu- est continu, le devenir est progressif et créa-
ples nouveaux ; pour l'Homme, comme pour teur ; la perception atteint le réel parce qu'elle
les vivants les plus élémentaires, le dévelop- accompagne l'action manipulatrice et fabrica-
pement moteur précède et stit_nule le travail trice ; les choses naturelles sont comme les
cognitif. Le «miracle grec» s'est produit lors- objets façonnés et fabriqués par l'Homme ;
que le brassage des coutumes, des croyances, les choses naturelles ont été faites par la spon-
des religions, des techniques, a rendu inutili- tanéité du Monde comme les objets fabriqués
sables les instruments primitifs de représen- sont faits par l'Homme, artisan, architecte,·
tation cognitive et de communication : ceux technicien, et technologue savant : les physio-
des cités et des ethnies particulières ne peuvent logues Ioniens étaient « habiles à inventer
représenter et traduire que des transforma- dans les techniques ».
tions « adiabatiques », sans échanges avec Chez Thalès, l'usage du savoir mathéma-
l'extérieur, sans élan vers l'universalité ; or, thique n'est ni seulement contemplatif, ni pu-
les navigations ioniennes sont précisément le rement abstrait ; il est analogique, appliqué,
principe même de l'accueil du nouveau ; poé- descriptif, concret : par une méthode de trian-
sie, croyances, rites et religions, mythes et in- gulation et de visée à partir de deux points du
terdits, sont incapables de fournir des struc- rivage, Thalès savait calculer la distance d'un
tures d'interprétation indéfiniment dilatables navire en mer; ceci suppose que le petit trian-
et enrichissables pour accueillir et intégrer gle symbolique, tracé sur le sable ou sur une
l'information neuve que le voyage apporte. plaque de bois avec des angles égaux et des
Une simple planche découpée où l'on figure longueurs proportionnelles à celles du grand
par des incisions les contours du rivage et triangle géographique constitué par le navire
les embouchures des cours d'eau vaut mieux, et les points de visée, est de même nature
pour le navigateur, que les théogonies poé- malgré le changement d'échelle ; le monde est
tiques ; car cette planche, symbole perceptif, continu, homogène ; réduction et amplifica-
intègre un savoir cumulable ; au cours des tion sont possibles à partir de la réalité per-
voyages sucessifs, elle peut recevoir des détails çue concrètement par contact et manipula-
nouveaux, insérés entre les anciens, et être tion. Avec un rapport de réduction des mil-
prolongée au-delà des côtes précédemment liers de fois plus grand que celui de la visée
explorées. Par ailleurs, elle concrétise un mode du navire ou du relevé de carte géographique, ·
d'expression universel, sans détour par des Thalès commence à faire la carte du ciel en
langues inintelligibles pour les étrangers ; plus employant un système de projection, grâce à
savante et en un sens plus abstraite que le un instrument analogue aux cadrans solaires
discours poétique ou religieux, elle est aussi en forme d'hémisphère dont le centre était
plus ·directe car elle s'adresse à l'individu direc- matérialisé par un index. Anaximandre conti-
tement sans passer par le détour de l'appren- nue ce travail. Il ne s'agit pas là d'une pure
tissage culturel. La pinax ( ,na.Çl est l'un des connaissance théorique et contemplàtive, mais
premiers exemples historiquement connus de d'une représentation proche de la perception
ce mode transculturel et indéfiniment cumu- et qui retourne au réel vécu par la prévision
lable de pensée, plus objectif parce que moins qu'elle autorise ; le plus important des pre-
collectif que la pensée traditionnelle, et grâce miers é\'éneme.nts scientifiques historiquement
au.quel les villes d'Ionie ont vu naître, au connus est la prédiction d'une éclipse de soleil
sixième siècle avant Jésus-Christ, la première par Thalès, avec, sans doute, l'aide des tables
philosophie occidentale. d'observations Assyriennes et Chaldéennes. La
science naissante ne se détache pas encore
Sous cette forme et à son origine, la pensée d'une technologie constructrice de modèles et
philosophique est proche parente de la per- d'une métroJogie concrète, rationalisant des
ception, parce qu'elle est l'œuvre d'hommes procédés employés en divers pays, comme 111
seuls, agissant sans prendre appui sur l'héri- construction de l'angle droit pour l'arpentage
tage culturel des cités; leurs modèles d'intel- (théorème de Thalès). ·
ligibilité sont opératoires, constructifs, en con- A partir de cette base commune - postulat
tact direct avec la prise de la main de l'arti- de la relation immédiate et vraie entre les ca-
G. SIMONDON: LA PERCEPTION 511

pacités d'appréhension sensorielle et le réel contrées semi-désertiques - agriculteurs ou


..- se développent c;J.es cosmologies ou cosmo- pasteurs -, toujours soumis au besoin d'eau,
gonies toutes parentes entre elles, parce qu'el- s'intègrent à la cosmogonie rationnelle deve-
les cherchent l'élément primordial dont toutes nant, chez Thalès, la première cosmologie. Et
choses sont issues ; cet élément est d'ailleurs cela est possible parce que la qualité sensible
primordial en deux sens complémentaires : il est reçue comme perception, au lieu d'être
est la matière, l'étoffe des choses, engendrant considérée comme subjective; elle est aussi
1

par ses changements d'état tous les degrés de réelle et objective, pour les Ioniens, que la
dureté et de fluidité, de chaleur et de froid, forme ou la relation ; les données des sens
1de consistance et de pénétrabilité, de lourdeur agissant par contact.- sensibilité tactile, ther-
et de légèreté, de transparence et d'opacité mique, gustative - et par épreuve active -
:qui se rencontrent dans le monde et font les perceptions kinesthésiques, sensations de plas-
1différences ei1tre les choses ; et par ailleurs ticité, de résistance, de pulvérulence - sont
l'élément primordial est source du mouvement, considérées comme ayant une portée cognitive
de l'énergie, du pouvoir de devenir qui a poussé égale à celle des sens à distance, comme la
le monde, qui a alimenté son devenir et se vue qui nous donne ~es formes et les rapports
manifeste sous nos yeux dans l'intensité de spatiaux ; ces technologues et ces opérateurs
la vie, dans le mouvement de la mer, des donnent au devenir autant de réalité qu'à
fleuves, dans le souffle du vent, dans la force l'étendue ; la perception qualitative d'une alté-
de croissance des plantes et des animaux qui ration a autant de densité et d'objectivité que
veulent vivre, qui tendent à se développer. En la saisie d'une figure géométrique. La philoso-
cela particulièrement la sensorialité complète phie est le développement systématique du sa•
est intégrée à la philosophie avec toute sa voir dont la percept~on complète et plurisen-
puissance et sa richesse de diversité. La nature, sorielle est la base.
ce n'est pas seulement la matière comme étoffe Chez Anaximandre, la recherche de l'élément
des choses, mais aussi la fécondité du monde primordial - étoffe des choses et moteur du
et son devenir capable d'engendrer les espèces; devenir - se perfectionne en se détachant du
c'est ce que l'Homme peut connaître par par- choix de l'un des états actuels de la matière :
ticipation vitale, impliquant le concours de c'est le «sans-limite» (œll"t~pov) qui remplace
tous les sens ; la contemplation, la vision à l'eau féconde et essentielle de Thalès. Anaxi-
distance, ,'immobilise les choses,; ~a Physis mène, au contraire, revient au choix de l'un
est une croissance et une énergie qui anime les des éléments actuellement existants comme
éléments et qui est, dans l'élément primordial, base de tous les états, et trouve dans l'air ce
pouvoir de diversification et de développe- qui, par étapes de condensations et de refroi-
ment; la sensorialité est employée ici comme dissements, donne la vapeur humide, les nua-
moyen de contact direct et de participation ges, la pluie, l'eau, la terre et la glace ; par
biologique : c'est elle qui se retrouve, comme raréfaction et échauffement, l'air donne au
complément concret du mécanisme atomiste, contraire l'éther, le feu des astres ; ainsi, dans
plusieurs siècles plus tard, dans l'inspiration de les théories élémentaires des cosmologies io-
l'épicurisme latin chez Lucrèce, et qui reprend niennes apparaît une log~que de la perception,
les images de fécondité et de génération de la une organisation des qualités sensibles ; les
Terre-Mère, les forces telluriques et l'invoca- 11ens ne donnent pas seulement du divers, de
tion adressée à la Nature. L'eau de Thalès est l'hétérogénéité brute ; ··les qualités se rangent
d'abord l'élément de base, celui qui soutient la en séries continues, en dyades indéfinies mais
Terre flottant comme un navire; mais elle est progressives, comme les degrés de chaud et
aussi l'état moyen de la matière, qui donne de froid, de sécheresse et d'humidité, de den-
par condensation le ~el et la terre dure, et par sité et de raréfaction, de transparence et
évaporation l'air transparent et léger, puis, au d'opacité ; de plus, ces séries sont parallèles
plus haut degré, l'éther, gaz lumineux dont entre elles; à l'extrême raréfaction correspond
sont faits les astres, ou plus exactement dont la chaleur, la lumière, la légèreté, la séche-
ils s'alimentent comme un feu qui mange des resse ; à un degré moyen de condensation cor-
broussailles et avance sur le flanc d'une col- respond le froid, l'atténuation de la lumière
line. Enfin, l'eau est. primordiale parce qu'elle par la nébulosité, une moindre légèreté (les
est la condition de toute vie, pour les animaux brouillards se traînent dans les vallées), et
comme pour les plantes ; sans eau, il ne reste l'humidité ; plus bas encore, à l'extrême com-
d'un vivant que le squelette, le « desséché» ; pacité correspond une grande densité, la du-
la vie pullule autour des sources, dans la moi- reté, et l'opacité complète de la terre et des
teur des sous-bois; le corps des êtres vivants pierres. Le monde s'ordonne géographique-
est imprégné de liquides qui entretiennent la ment comme les qualités s'ordonnent en série
vie, sang et sève ; la semence animale est un pour les sens, car les agents naturels, compa-
liquide qui transmet la vie, qui possède un rables aux opérations techniques, agissent sur
pouvoir fécondant, comme l'eau qui, tombant les états de la manière sélective : un tourbillon
du Ciel mâle dans le sein de la Terre-Mère, la élève la poussière et les feuilles en laissant les
féconde et y fait naitre les moissons. Les pierres au sol, comme fait un crible ou un
croyances mythiques des peuples habitant les van ; l'eau boueuse dépose des sédiments pr-
572 BULLETIN DE PSYCHOLOGIE

donnés comme par une opération humaine. quant la durée qui est la plus fragile, parce .
La perception, et particulièrement la percep- qu'elle est peut-être la plus primitive. La cri- ;.
tion par contact et épreuve opératoire, est la tique éléate constitue··le premier coup porté
base de la connaissance objective parce que au réalisme perceptif complet de la philoso-
les choses s'ordonnent, au cours de la cosmo- phie de la nature, et peut-être aussi la pre-
génèse, en séries continues et cohérentes mière séparation entre une recherche réflexive
comme les séries qualitatives. et une intention scientU:ique ou technique.
La pl)ysiologie ionienne, avec la confiance Ce resserrement après un large accueil fait
qu'elle accorde à tous les moyens humains de à tous les modes de la sensorialité, cette atti-
percevoir, et particulièrement aux plus con- tude hautement sélective et partiellement pes-
crets, aux plus proches des opérations quoti- simiste faisant suite à la découverte optimiste
diennes, est la base de toutes les doctrines d'une source libre du savoir pour l'Homme se
réalistes de la connaissance; l'être humain retrouve dans la pensée des Pythagoriciens et
n'est pas isolé. des objets; ce qu'il perçoit est chez Platon ; tout ce qui, dans le rapport au
réel, car la connaissance des objets apparaît monde, est le plus sensible, le plus concret, le
dans la réciprocité des échanges réels entre plus chargé de qualité et d'affectivité se trouve
l'opérateur et la matière d'œuvre qui devient rejeté au profit du formel et de l'immuable,
objet ; la perception atteint la réalité de l'ob- du relationnel et de l'intelligible. Ni Pythagore,
jet parce qu'elle se produit au cours de la ge- ni Platon ne sont des opérateurs, des archi-
nèse active de l'objet, .qui est sa fabrication ; tectes, des artisans; ils contemplent et s'iso-
le sujet n'est pas à distance de l'objet, parce lent dans le loisir méditatif, fondant des grou-
qu'en fait le sujet de la connaissance est l'opé- pes ésotériques et réservant leur enseignement;
rateur, le fabricateur de l'objet; le Monde est dans leurs doctrines, l'importance de l'éthique
perçu comme un ensemble d'objets construits, montre que le Monde compte moins que
ordonnés, produits. De là vient, avec le réa- l'Homme.
lisme et le postulat de la continuité, l'impor- Pour Pythagore et pour Platon, les aspects
tance de la durée, de la genèse, comme dimen- de la perception qui deviennent les modèles de
sion d'intelligibilité perceptive dans cette pre- la connaissance vraie sont inverses de ceux
mière philosophie de la Nature. De là vient qui avaient été choisis par les F'hysiologues
aussi l'idée que dans la perception le semblable ioniens: ce sont les aspects les moins quali-
est connu par le semblable. tatifs, les plus abstraits, les plus purement
symboliques, et aussi les plus stables ; parti-
2) ECOLE ELEATIQUE, culièrement, les sens permettant la percep-
DOCTRINE PYTHAGORICIENNE, tion à distance, audition et vision, sont aussi
THEORIE PLATONICIENNE les plus susceptibles de revoir une éducation
et de saisir formes et rapports ; de ces sens
Chez les Physiologues ioniens, la théorie encore, ce qui est retenu n'est pas le contenu
de la connaissance est implicite ; elle devient qualitatif et concret - timbre des sons, cou-
explicite avec la critique des Eléates, Parmé- leurs - mais les seules structures, accords et
nide et Zéno~ .qui, au lieu d'ordonner harmo- !ormes ; d'un seul coup, la philosophie, qui
nieusement tous les modes sensibles d'appré- s'était d'abord intéressée à la perception des
hension du réel, séparent « comme d'un coup éléments, au-dessous du niveau des objets,
de cognée >>» apparence et réalité, devenir et franchit sans s'y arrêter le niveau des objets
être, illusion mouvante et savoir incondition- pour arriver à celui des symboles et des rap-
nel. cette dualité radicale apparaît très fer- ports. Là, les « Amis des Idées » organisent une
' mement chez Parménide, qui décrit le Monde combinatoire abstraite excluant le devenir,
comme connu par révélation, et n'accompagne rejetant la qualité, se défiant de la sensoria-
pas les sens dans la voie trompeuse de l'opi- lité, et cherchant ensuite à redescendre vers
nion et du devenir. Zénon, au lieu de rempla- la connaissance des objets, pour les interpré-
cer, commé Parménide, la physiologie percep- ter à partir de ces relations symboliques et
tive par une métaphysique dogmatique de abstraites plus générales et considérées comme
l'Un immodifié et de l'Etre sans relation - antérieurement données.
le Sphairos -, manifeste l'impossibilité d'un Une légende montre ·Pythagore entendant,
savoir objectif par la subordination du con- au cours d'une promenade au quartier des for-
tenu du savoir au point objectif par la subor- gerons, tinter des enclumes dont les sons for- 1

dination du contenu du savoir au point de maient un accord musical : les dimensions des
vue du sujet connaissant; la connaissance, et encl~mes se révélèrent mesurables par des
particulièrement celle du mouvement, est re- nombres entiers et petits ; par ailleurs, à
lative aux repères que choisit l'observateur,. l'époque de Pythagore, les luthiers savaient.
d'où résulte une impression de contradiction que des cordes de même poids par unité de
perceptive et logique quand les repères sont longueur, également tendues, donnent des sons
cnangés (comme le prouve l'argument du dont les hauteurs sont inversement propor-
stade). Dans l'attitude critique et pour l'es- tionnelles aux longueurs. Cette loi se retrouve
prit qui raisonne, c'est la perception sponta- dans l'étude des cavités ré~onantes où le corps
née du changement et des processus· impli- vibrant est l'air. Ainsi, le rapport perceptif
G. SIMONDON : LA PERCEPTION . 573

entre deux objets - l'accord ou la dissonance le sava~t initié contemple de haut le devenir
des spns qu'ils produisent comme oscillateurs et perçoit d'une. seule vue, comme un pano-
- peut être prévu et compris par l'analyse du rama où seules se détachent de vastes unités,
plus formel et du plus abstrait de leurs ca- la nécessité universelle des accords et des
ractères, la dimension géométrique. Au-dessus guerres ; au niveau des objets et des indivi-
du sensible, au-dessus des objets particuliers dus, ce n'est qu'agitation et désordre appa-
pris dans leur individualité concrète, un sa- rent: les mortels égarés vont de-ci de-là
voir formel, par l'i~termédiaire de la mesure, « comme des cylindres », selon l'expression
s'élève à une combinatoire abstraite de sym- des Vers d'Or; mais, pour le sage qUi sait, l'en-
boles donnant la clef de tous les rapports en- semble des mouvements aléatoires prend sens,
tre les chosef!. La perception des accords et vu de plus haut, perçu de plus loin ; il est
de l'harmonie est déJà symbolique ; elle invite saisi comme harmonie selon la Loi.
l'intelligence à prendre possession des lois On ne saurait trop insister sur le fait que
des choses par l'arithmologie ; chaque objet a cette mise en perspective ou cet arrangement
un nombre, et ses possibilités d'accord avec en langage harmonieux de structures signiii-
les autres objets sont contenues dans les rap- catives et cachées va de pair avec un change-
ports entre son nombre propre et les nombres ment d'échelle : le sage pythagoricien laisse
propres des autres objets. Grâce à. la corres- la perception comme commerce avec les ob-
pondance privilégiée entre les lois de l'acous- jets dans l'échange opératoire, dans la mani-
tique physique et la perception de l'harmonie, pulation vulgaire, pour s'élever radicalement
prise comme paradigme de l'intelligibilité re- au-dessus de ce par quoi la perception est ·ré-
couvrant le sensible, la mathématisation du ception d'information, accueil de diversité,
monde appat:aît comme possible ; ce qui rencontre de contingences, ouverture aux oc-
compte, ce n'est pll;lS l'objet, le concret qua- currences que le présent apporte, et mouve-
litatif de chaque perception, mais la for- ment intentionnel vers le proche avenir. li
mule symbolique des rapports abstraits et se- s'installe dans les universaux, qui ne changent
crets entre les êtres ; pour les initiés, les nom- pas, et peuvent s'appliquer à tout mode d'oc-
bres rendent compte des êtres. currence, pourvu que la participation spon-
or, les nombres des Pythagoriciens ne sont tanée en soit d'abord exclue ; sa perception
pas exactement les nombres arithmétiques, compréhensive correspond à l'ordre de gran-
purs instruments de l'opération d'addition, de deur quj est au-dessus des objets et des indi-
soustraction, de division, de multiplication : vidus, et où les variations aléatoires se neu-
ce sont des nombres géométriques, c'est-à-dire tralisent; dans l'ordre humain, cette stabi-
des structures stables et individualisées ; le lité située plus haut que les vies individuelles
quatre n'est pas seulement le nombre obtenu est celle de la cité, des lois, des constitutions.
en ajoutant une unité au trois ; il est «le Le sage aspire ai."lsi aux fonctions suprêmes
quaternaire », la «tétrade », qui possède des de la cité ; il devient le politique qui gouverne
propriétés originales. La monade est une struc- selon le «serment>> donné à l'origine et qui
ture ponctuelle, la dyade une stucture linéaire, empêche les lois de se dégrader au cours du
la striade une structure de surface, la tétrade . devenir, grâce à une autorité inflexible et
une structure de volume, symbolisable par le aristocratique qui s'!mpose au peuple en s'écar-
tétraèdre ; c'est pour la connaissance supé- tant de lui ; le devenir n'est accepté que sous
rieure des initiés, les nombres correspondent !orme cyclique et réglée, car tout le savoir et
aux structures et aux signirications les plus l'ensemble des formules sont posés à l'origine
cachées mais aussi les plus stables du réel ; les comme des a priori.
nombres se classent en espèces et en familles Dans la doctrine de Platon apparaît aussi
selon leurs propriétés internes (divisibilité, la volonté de remonter, à partir de la spon-
nombre le premier, pair ou impair, carré par- tanéité de l'expérience du sensible et du perçu,
fait ... ) ; pour expli.guer le réel il faut d'abord à. l'inconditionnel préalable grâce auquel l'ex-
comprendre les relations secrètes des nombres périence sensible a un sens ; les contradic-
structuraux. tions du sensible sont utiles parce qu'elles
Ainsi se développe, pour la première fois mettent l'âme à la question et l'empêchent
dans le monde grec, un emploi des schèmes de se contenter de la perception primitive
les plus abstraits de la perception (symboles, des objets, qui n'est .qu'illusion ou tout au
significations, structures) qui crée une dualité, moins image déformée du réel ; les contradic-
une distinction verticale de niveaux, en don- tions du sensible contraignent l'âme à se res-
nant à la philosophie une tournure initiatique, souvenir de ce qu'elle a purement et directe-
ésotérique, et orgueilleuse : la spontanéité pri- ment vu avant de se réincarner dans un corps;
mitive de la sensorialité complète et de la avant de tomber dans la génération et la cor-
connaissance opératoire quotidienne est reje- ruption, l'âme, qui est sœur des formes, a con-
tée comme une impureté ; au lieu de participer templé les archétypes réels et immu~bles, si-
au devenir, il faut inviter l'homme supérieur tués au-delà de la sphère des fixes, sur lesquels
à l'isoler dans l'apprentissage (par révélation) le Démiurge organisateur du Monde sensible
des structures les plus hautes de l'intelligi- a réglé son action, comme le peintre qui, de
bilité contemplative. Ensuite, devenu un sage, temps en temps, lève l':s yeux vers son modèle
574 BULLETIN DE PSYCHOLOGIE

pour tracer Wle image ressemblante. Les objets chez Platon, est parallèle à une doctrine de la
sensibles, ici-bas soumis au devenir, sQnt en perception des formes. aux schèmes comme si-
fa,it des copies partiellement dégradées. des ar- gnification des objets. A partir d'un réel pre-
chétypes ou formes; percevoir un objet, le mier et unique, par exemple d'un coin servant
connaître réellement, c'est se rappeler l'idée à battre monnaie, il est possible de faire une
dont il est Wle copie, c'est reconnaître à tra- série indéfinie de copies ; mais aucune des co-
vers "lui la forme suprêmement réelle dont ü pies n'est aussi parfaite que l'original ; le
est Wle reproduction, à laquelle il renvoie ; mouvement qui va de l'original à la copie
les objets, les corps, sont des signes, à partir est irréversible selon l'ordre de l'être ; il ne
desquels l'âme doit remonter au principe in- l'est que par le connaître ; l'âme qui a vu le
conditionnel ; la connaissance, qUi est en fait coin-archétype le reconnaît dans les pièces de
une reconnaissance, fait en sens inverse le monnaie qui en sont issues, et c'est grâce à
trajet qui a été accompli dans l'acte démiur- cette vision première que toutes les pièces
gique; il existe différentes voies pour remon- issus d'un même coin sont perçues comme pa-
ter à l'un et à l'inconditionnel - dialectique l'entes entre elles ; elles sont parentes par par-
érotique, ascèse mathémati.que... - mais toutl's ticipation au modèle Wlique ; ce par quoi elles
sont des ascensions qui, à partir du multiple et sont perceptibles comme pièces de monnaie,
du devenir, constituent un retour, une conver- c'est ce qu'elles tiennent du coin dont elles
sion vers les principes d'où le sensible pro- procèdent ; autrement dit, l'objet est seule-
cède. ment symbole et porteur de signification ; ü ne
L'intuition première et dernière des prin- possède pas en lui-même et dans son indivi-
cipes est, chez Platon comme chez les Pytha- dualité tout le cours de son explication et de
goriciens, définie par analogie avec les percep- la connaissance qu~ l'on en peut, même per-
tions données par les sens agissant à distance ceptivement, acquérir; les objets sont porteurs
de l'objet: l'usage de ces sens n'implique pas, d'essences, mais ils ne possèdent pas leurs
en effet, d'opération constructive, d'action ma- essences ; ils ne les ont que par participation :
nipulatrice, de participation vitale qui lie le c'est cette transcendance des significations PRl'
sujet au sort de l'objet; elle autorise et même rapport aux objets qui rend possible la dialec-
implique le recueillement, l'immobilité atten- tique par les changements successifs de plan
tive du sujet qui écoute ou observe sans bruit qu'elle autorise au cours de la remontée vers les
ni mouvement: pour les sens à distance, la principes inconditionnels.
perception la meilleure est une perception en Aussi, Wl tel système n'est proprement réa-
repos, dans l'attitude de la contemplation qui liste que pour les formes et les structures,
respecte l'objet ; les sens qui agissent par pour les ensembles et les lois de totalité ou les
contact ne respectent pas leur objet, car ils formules cycliques de devenir selon la règle de
l'explorent et le manipulent; l'ordre de gran- la Grande Année ; le divers et le multiple sont
deur naturel et spontané de leur meilleur exer- traités comme des images qui se trouvent à
cice est celui du manipulable, de ce qui est des degrés plus ou moins éloignés de la réalité,
plus petit que le corps humain ; ils sont dé- selon des formes complexes de médiation et
passés par un objet de grandes dimensions; de procession. Le multiple et le devenir sont
au contraire, la perception qui s'exerce par lP.s des occasions de perte d'information, d'altéra-
sens à distance trouve ses meilleures condi- tion, au cours des copies successives et des
tions dans un certain recul grâce auquel l'en- projections analogiques de plus en plus noues
semble d'une réalité se présente d'un seul bloc L'Homme dans la spontanéité du devenir, selon
et de manière homogène, sans offU&quer le le mythe de La République, est comparable au
sujet par l'extrême proximité d'un premier prisonnier enchaîné au fond d'une caverne,
plan déformant la perspective d'ensemble. les yeux tournés à l'opposé de la mince ou-
Pour Platon, le modèle de l'intuition parfaite verture d'entrée par où vient le jour. Dans
est la vision en repos d'une structure immo- cette prison souterraine, chaque prisonnier,
bile, complète, comme celle des constellations. avec ses compagnons de captivité, ·organise
La connaissance vraie est connaissance d'une des conc9urs pour deviner quels sont reten-
totalité prise en son unité complète et indi- tiront et quelles silhouettes passeront sur le
visible, comme celle de la sphère des fixes, mur du fond. C'est le phénomène de la cham-
ou mieux encore celle des archétypes. Toute bre obscure, qui donne les ima.ges renversées
la réalité, toute l'information se trouvent don- des objets éclairés se trouvant à l'extérieur,
nées à l'origine et avant le devenir ou la images d'autant plus lumineuses, mais aussi
multipliciié, dans l'~nicité du modèle ; l'action d'autant plus floues, que l'ouverture est plus
ne résulte pas d'une connaissance inductive ; grande ; c'est encore, partiellement, le schéma
elle explicite seulement un savoir immanent de la projection agrandie des ombres sur un
à l'âme ; si le tisserand vient à briser une mur-écran dans les spectacles de thaumatur-
navette, n en taille une autre non pas en fixant gie, à partir d'une source lumineuse et de fi-
les yeux sur les morceaux de la navette bri- gures en bois promenées sur une estrade par
sée, mais en se guidant sur l'eidos de la navette des opérateurs ; ce qu'il y a de commun à ces
qu'il a eh lui. deux modes de perception, c'est qu'ils suppo-
C'est pourquoi la théorie de la connaissance, sent que le sujet tourne, involontairement
G. SIMONDON : LA PERCEPTION 575

Projection thaumaturgique d'ombres.

comme le prisonnier, ou volontairement comme deur, est légitime ; ce qui fait l'essence d'une
le spectateur, le dos au réel, aux archétypes, chose, c'est sa structure.
c'est-à-dire aux choses - objets ou figures Il est naturel qu'une telle systématisation du
en bois - et à la source de lumière - soleil Monde aboutisse à accorder un privilège de
hors de la. caverne ou grand feu qui flambe réalité aux ensembles stables et vastes; le pla-
derrière l'estrade des thaumaturges -. Non tonisme aboutit à une théorie politique rigide,
seulement le prisonnier et le spectateur tour- aristocratique et intégriste, où toutes les réa-
nent le dos aux modèles et à la source, mais ils lités individuelles et particulières doivent s'in-
croient que ces images floues et renversées ou tégrer dans le plan d'ensemble selon des lois
ces ombres gigantesques mais imprécises sont fixes ; les unions, la composition des classes,
la vraie et seule réalité ; il se passionnent pour la procréation, se trouvent subordonnées au
elles. Pourtant, l'acte philosophique consiste à maintien de la constitution, de la structure de
se détacher et à sortir, à remonter vers l'ouver- la cité dont le philosophe-magistrat est le gar-
ture de la prison et à affronter les choses dien ; le devenir est accepté seulement comme
réelles et la lumière éblouissante du soleil qui devenir réglé, et il est supposé cyclique; le phi-
est le principe de la projection. Quand le pri- losophe a charge de découvrir puis de main-
sonnier, devenu savant et sage, redescend vers tenir - au besoin par le mythe - la formule
ses compagnons pour les délivrer, il peut être optimum de la cité.
mal accueilli, et il risque sa vie, comme So- Chaque groupe de doctrines a eu une longue
crate, en leur faisant connaître la réalité au postérité ; après les Physiologues ioniens, les
lieu de l'illusion dégradée ; car l'homme qui Epicuriens grecs et Lucrèce ont développé une
vient de sortir de la caverne souffre et croit philosophie de la Nature donnant une large
d'abord avoir perdu la vue lorsqu'il reçoit di- place aux qualités sensibles et au devenir ;
rectement la lumière du soleil. La philosophie la théorie des éléments se trouve aussi dans
demande que l'on considère les objets comme les écoles médicales ; inversement, la recher-
des copies, et que l'on se tourne avec l'âme che des formes pures, la réduction de la per-
tout entière vers l~s modèles (les formes, ou ception aux rapports et aux structures im-
« idées ») et vers la source unique qui les muables se développe, après Pythagore et Pla-
éclaire, comme le Soleil éclaire les sensibles : ton, dans la tradition néoplatonicienne et néo-
le Bien. pythagoricienne ; ep un certain sens, elle se
manifeste chez Plotin, et un aspect - métho-
Cette théoriP. de la perception incondition- dique - de refus de la sensorialité spontanée
nelle - première et dernière - des modèles est présent chez Saint-Augustin. Par leur
s'épanou_it dans un système du monde analo- franche opposition, ces deux familles de doc-
gique et paradigmatique; puisque les objets trines ne révèlent pas seulement les « Fils de
sont des symboles, des porteurs de significa- la Matière» et les «Amis des Idées»; nées en
tion, la connaissance d'un sous-ensemble du un temps où la perception, étant le seul mode
monde permet de pénétrer dans l'intimité d'un de connaissance, ne pouvait être comparée à
autre sous-ensemble ayant les mêmes rapports rien d'autre, si ce n'est aux mythes et aux
internes, c'est-à-dire présentant la même croyances collectives, elles manifestent en fait
structure ; la taille et le nom vulgaire d'une une véritable analyse du contenu de la per-
réalité déterminée importent peu ; c'est la ception ; les Formes contre la sensorialité qua-
structure seule qui compte pour la connais- litative, c'est une perception contre une per-
sance ; si la cité est l'analogue de l'individu, et ception, la perception à distance, par audition
·s'il est plus facile de percevoir les rapports ou vision, contre la perception par contact, et
entre les classes que les rapports entre la tête, la contemplation théorique et détachée du ta-
le cœur et le ventre, il faut étudier d'abord la bleau de l'univers dans le loisir savant contre
cité, et se servir de la cité comme d'un « grand l'action manipulatrice effectuant la genèse de
exemple » pour saisir ce qu'est l'individu ; cet l'objet; pour Pythagore et Platon, le réel est
emploi de l'analogie, fondé sur l'identité des a priori, il est déjà constitué dans sa struc-
·rapports constituant une réalité, suppose que ture avant la prise d'information perceptive
le transfert, avec changement d'ordre de gran- · qui le respecte, alors que pour les Physiologues
576 BULLETIN DB PSYCHOLOGIE

ioniens le réel prénd forme au cours de l'opé- langage dont la signification est transcen-
ration de ·manipulation qui donne aussi con- dante ; dans son mouvement de remontée, la
naissance, dans le premier cas, le devenir est recherche des vraies structures fuit vers l'or-
négatif, il peut seulement multiplier et altérer ; dre de grandeur du cosmos, en dépassant
dans le second cas, il est positif : la genèse est même la cité trop petite et trop périssable :
une formation, une croissance ; les objets se les Storciens veulent percevoir l'harmonie de
constituent. l'univers; le sage est celui qui a réalis~ !a
syntonia avec le rythme de l'univers, vu comme
Ce choix primordial est celui des tennes un grand être vivant en lequel réside le sens
extrêmes, des ordres de grandeur infime et de tout le devenir et auquel il faut s'unir de
suprême, au-dessous et au-dessus de tout objet volonté ; l'Homme n'est que microcosme,·
existant: les Physiologues ioniens sont 'con- l'Univers seul est macrocosme, grand orga-
duits à chercher à saisir l'élément absolument nisme qui rend compte de toutes les réalités
primordial, sans limite ni détermination, to particulières et se trouve divinisé dans la for-
apeiron, capable paf là-même de devenir tou- mule panthéistique. Epicurisme et Stoïcisme
tes choses : cette tendance aboutit, à l'étape constituent l'aboutissement de la dichotomie
suivante, chez les Epicuriens, à la fuite vers première qui a séparé les ordres de grandeur
l'ordre microphysique de grandeur, au-dessous du perçu ; ils s'opposent comme l'atome, plus
de toute sensation possible, dans les atomes, petit que le grain de poussière, et le cosmos,
plus petits que les grains de poussière. Chez plus grand que les empires : l'atome se meut
les « Amis des Idées )), il faut aller plus haut sans fin selon le hasard, le cosmos est déter-
que les objets, pris comme simples mots d'un miné.

B.- LE SCHEME HYLI!MORPHIQUE CHEZ ARISTOTE: SENSIBLES PROPRES,


SENSIBLES COMMUNS, SENSIBLES PAR ACCIDENT
1l PRINCIPE CENERAL fin par rapport à laquelle il est organisé: si
l'œil était un animal indépendant, son âme
Aristote élabore une véritable étude de la serait la vision. Comme chez Pythagore et Pla-
perception, et la si~ue résolument au niveau ton, la forme d'un être est bien ce qui lui
moyen de la saisie de l'objet, sans accorder de donne sens, ce qui permet de le saisir comme
privilège à la sensorialité, comme les Physio- réalité ordonnée, et pas seulement comme ma-
logues ioniens, ou aux significations, rapports tière ; mais, pour Aristote, ce qui donne sens
et structures, comme les Pythagoriciens et Pla- et significatioq à un être n'est ni extérieur ni
ton; cette synthèse, qui manque vraiment la supérieur à l'être lui-même ; c'est sa fonction,
première étude psychologique de la perception, ce que l'être accomplit et réalise à l'état d'en-
après les prises de position et les choix lo- téléchie, de pleine actualisation; l'âme est la
giques de ses devanciers, a été rendue pos- forme du corps, ce qui unifie et fait converger
sible parce qu'Aristote a placé dans le sujet les opérations particulières de tous les organes
ce que ses devanciers mettaient dans l'objet. dans une finalité et une activité uniques. L'or-
En effet, Aristote accepte à la fois la réalité ganisme, qui e~t l'individu, le «tout-ensemble »
du devenir et celle des formes ; mais la physis (synolon) de forme et de matière, est pour
n'est pas seulement dans la transformation Aristote le modèle de l'objet.
des éléments, dans leurs changements de phase Dès lors, on comprend qu'Aristote ait pu
saisis et éprouvés par les qualités sensibles ; ronder une théorie à la fois nouvelle et capable
elle se produit au cours de la perception, par de réunir les aspects opposés des doctrines
le passage de la puissance à l'acte ; la percep- de ses devanciers; logiquement, la perception
tion est une opération commune du sensible est la rencont:.:e d'un objet par un sujet ; mais
et du sentant ; il existe dans l'âme un devenir en fait, l'objet est un organisme, ·et le sujet
positif ; la. perception est une actualisation. aussi est un organisme ; ils ont l'un et l'autre
Par ailleurs, les formes aussi sont dans l'âme une forme, sont l'un et l'autre capables d'un
et dans les objets; 'enes sont dans les objets, devenir positif, d'un passage de la puissance
élans . les êtres, et non au-dessus des êtres, à l'acte ; l'âme du sujet est «le lieu des for-
comme le pense Platon ; Aristote critique vive- mes » ; il n'est pas nécessaire de supposer
ment (en particulier dans la Métaphysique, qu'elle les contient déjà parce qu'elle les au-
livres M et N) la théorie des «idées » séparées, rait perçues par l'œil de l'âme avant l'incar-
qui soulève d'insurmontables difficultés lors- nation; elle peut les recevoir, les former par
qu'il faut expliquer la participation ; c'est actualisation dans !'_expérience. Les formes, les
chaque individu qui a sa forme en lui-même ; l'apports peuvent être en quelque mesure le
ce cheval a en lui la forme du cheval ; il ne résultat d'un devenir, d'une actualisation, et
faut pas rechercher au-dessus de lui une Idée ne sont pas toujours antérieurs à l'expérience,
!lu cheval auquel :il participerait ; la forme • l'activité du vivant ; la physis est aussi dans
d'un être est sa fonction ; elle est son âme, la l'Homme, dans son âme, et pas seulement dans ·
G. SIMONDON : LA PERCEPTION .577

les éléments. Cette hypothèse est très neuve et ce soit celle de métastabilité qui se rapproche
très forte ; elle est le fruit du savoir biologique le plus de la puissance aristotélicienne lorsqu'il
d'Aristote de son étude des corrélations entre s'agit de rendre co~pte de la sensation. F·ar
l'anatomi~ et la physiologie des vivants. Pour ailleurs, le passage de la P!lissance à l'acte,
bien la comprendre, il faut insister sur le quand il s'agit de l'être vivant («pour tous les
contenu de la notion de virtualité, de poten- êtres dont la constitution est naturelle», De
tialité, qui est bien plus que la simple possi- l'Ame, II, 4), comporte limite et proportion de
bilité logique ; la potentialité, c'est la force de- la grandeur comm!l de l'accroissement ; ces
venue tendance du vivant, tension orientée, déterminations relèvent de l'âme, de la forme
désir, aspiration ; la physis ionienne, av"ec la plutôt que de la matière ; lorsque seuls agis-
matière et la sensorialité, est entrée dans le sent les éléments, sans âme, les limites n'appa-
vivant, qui contient aussi la forme, comme fi- raissent pas: le feu est un élément qui se now·-
nalité unifiée de l'ensemble en devenir. rit et s'accroît, .et certains philosophes, dH
2) LES SENSIBLES PROPRES Aristote, ont pensé trouver en lui la cause
opérative tant .chez les plantes que chez les
Pour Aristote, la percepÙon complète se fait animaux ; mais en fait le feu n'a pas de li-
de trois manières, à trois niveaux. Le premier mites: il se nourrit de tout le combustible,
est celui des sensibles propres: dans l'âme, lorsque combustible et comburant sont l'un et
le sensible passe à l'acte, mais sans transport l'autre présents. Pour l'âme, le passage de la
de matière; de même que le sceau d'or ou puissance a l'acte est un passage à l'activité
d'argent ne transmet à la cire que la forme en partant de l'inaction, ce qui fait que les
de l'empreinte et non l'or ou l'argent, de même, rôles d'objet et de sujet ne sont pas absolu-
le sensible ne donne à l'âme que sa forme ; ment symétriques dans l'opération commune :
les sens possèdent donc la sensation en puis- « L'aliment pâtit sous l'action de l'alimenté,
sance, et cette sensation s'actualise grâce à et non celui-ci sous l'action de l'aliment ; de
l'opération commune du sentant et du senti ; même que ce n'est pas le charpentier qui pâ-
la puissance est la capacité des contraires, par tit sous l'action de la matière, mais bien cette
exemple du blanc et du noir pour la vision dernière sous l'action du charpentier, le char-
<De l'Ame, chapitre II) ; Aristote insiste sur pentier, lui, passant seulement à l'activité, en
cette nation de puissance, car le mot peut être partant de l'inaction». (De l'Ame, II, 4, 416 a).
pris en deux sens (que nous nommerions peut- Dans la sensation, l'organe sensoriel est mil,
être aujourd'hui un sens faible et un sens mais il n'est pas pourtant seulement passif ; il
fortl : l'enfant est un général en puissance, car ne reçoit pas la matière, car la sensation est
il est possible qu'il devienne général; un un changement d'état de la faculté sensible
homme instruit, énergique, adulte et capable (De l'Ame, II, 5) ; l'opération commune du
est un général en puissance, car il a réelle- sentant et du senti est rendue possible par
ment en lui tout le savoir et toutes les forces le milieu, ou intermédiaire, qui est un continu
nécessaires pour agir comme général ; c'est ce s'interposant entre le scnsibÏe et l'organe sen-
que l'on pourrait nommer la puissance au sens soriel. ; dans la vision, le milieu est le dia-
fort, très différentes de If.'. simple possibilité phane, qui est mû par la couleur et meut l'or-
logique. or, c'est bien au sens fort que l'on gane sensoriel ; dans l'audition, le milieu est
doit prendre «puissance » lorsqu'il s'agit du l'air, qui est mû par la source sonore et meut
passage de la puissance à l'acte dans la per- l'oreille. Les propriétés des corps sonores peu-
ception. En effet, Aristote (De l'Ame, II, 5) vent s'expliquer, selon Aristote, par la manière
prend comme exemple d'opération commune, dont ils sont en rapport avec l'air ; un corps
avec passage de la puissance à l'acte, le feu, très petit, ou un corps mou, ne peut mouvoir
qui est opéra,tion commune du comburant et l'air, sauf si l'air est emprisonné brusquement,
du combustible ; aucune de ces deux réalités, ou libéré brusquement; par contre, les corps
isolées, ne peut brûler ; mais l'air et le bois, creux peuvent aisérn,ent mouvoir l'air ; les soz:s
pris ensemble, peuvent brûler; cet exemple qu'ils produis~nt sont en rapport avec les di-
est capital, car il montre combien la notion mensions de leurs cavités. Tous les sens sont,
de puissance, au sens fort, dépasse la possi- par l'intèrmédiaire du milieu, des espèces de
bilité logique, avec laquelle la tradition post- toucher. Par la sensation, l'âme a bien la puis-
aristotélicienne l'a partiellement con!onduc ; sance de recevoir en elle les formes sensibles
dans la puissance, il y a quelque chose de ce sans leur matière (De l'Ame, II, 12) ; le sem-
que nous nommerions énergie potentielle d'un blable connaît seul le semblable ; l'âme devient
système, en termes de Physique ; le système ce qu'elle perçoit ; elle est toutes choses, la
constitué par le comburant et le combustible, forme de la pierre, de la maison; la qualité
avec l'affinité de ces deux corps l'un pour
l'autre, est un système métastable, qui conserve sensible est dans l'âme, et les formes so~t dans
son énergie potentielle jusqu'au passage à l'ac- l'âme, qui est le lieu des formes (-ro~roç -rwv
tualisation, qui est ici la combustion. Dans elôwv) ; l'acte de ce qui meut (le sensible) se
les vivants, la relation hylémorphique est aussi produit dans ce qui est mft ; l'acte de l'objet
partiellement métastable ; elle contient ten- sensible et l'acte de la sensibilité se passent
dance et tension. Or, il semble bien que, parmi donc tous deux dans l'être qui sent (De l'Ame,
les notions qui sont employées de nos jours, III, 2, 6).
578 BULLETIN DE PSYCHOLOGIE

3) ·LES SENSIBLES COMMUNS et durables, un objet ; mais Aristote traite


ET LES SENSIBLES PAR ACCIDENT cette relation d'évocation symbolique, de signi-
fication, comme le résultat d'une association
dans l'expérience du sujet, et non pas du tout
Si la qualité sensible est déjà opération com- comme une évocation d'Un savoir incondition-
mune du sensible et du sentant, à plus fortE' nel d'espèce plus haute ; la véritable saisie. du
raison cette activité se manifeste au second r.éel, celle qui ne trompe pas, c'est l'opération
niveau, qui est celui des sensibles communs; commune, dans le cas des sensibles propres et
le sens commun a son siège dans le cœur ; il dans l'opération du sens commun ; dans la
est ce par quoi nous jugeons que le blanc n'est saisie des sensibles par accident, il s'effectue
pas le doux, que le noir n'est pas l'amer ; le pour ainsi dire un débordement de la donnée
sens commun effectue une comparaison entre sensible par l'attribution qu'effectue le sujet,
les données des divers sens ; il est le principe et ce débordement ést cause d'erreur, bien loin
de toutes les sensations, voit par la vue, touche de constituer un changement de plan qui in-
par le toucher, centralise toutes les données troduit au vrai savoir enfoui dans l'âme.
de tous les sens venant des sensibles propres,
les compare et les combine ; c'est lui qui est
présent !J. toutes les sensations particulières et 4) THEORIE INDUCTIVE
en extrait les sensibles communs, ces qualités DE LA CONNAISSANCE CONCEPTUELLE
générales que chaque sens n'aperçoit que sous
un certain côté, mais qui appartiennent à La doctrine aristotélicienne de la perct>ption
tous: mouvement, repos, étendue, figure, nom- introduit dans la réflexion philosophique une
bre, unité. Nous dirions aujourd'hui que le théorie inductive de la connaissance : rien
sens commun saisit les objets et leurs rapports, n'est dans l'entendement qui n'ait auparavant
leurs mouvements, les ensembles qu'ils for- été dans les sens ; la connaissance, venue de
ment. Enfin, il existe une troisième espèce de la perception, est a posteriori ; toutefois, la
sensibles, les sensibles par accident : voir du perception n'est pas passive, elle est opération,
blanc et dire « c'est le fils de Callias », c'est ce qui fait que l'âme n'est pas contraire de
attribuer une qualité à un être ; une telle opé- considérer comme seules réelles les qualités
ration d'atriDution est rendue possible par le révélées dans la rencontre des sensibles pro-
tait que déjà, dans l'expérience, le blanc et le pres; les sensibles communs sont aussi réels;
fils de Callias ont été présents ensemble ; il à partir d'eux, un savoir abstrait et cohérent
suffit après que le blanc apparaisse pour que peut être édifié par l'intellect agent ; ce qui
le fils de Callias soit perçu ; c'est le cas du est vrai de l'intellect agent est déjà vrai de la
bruit que l'on entend dehors et qui est perçu sensation ; même dans la sensation, l'âme n·est
comme bruit d'un cheval, parce que déjà le pas passive ; ce qu'elle reçoit, ce n'est pas une
cheval a été perçu avec cette qualité de bruit.: matière, mais, comme nous le dirions aujour-
on entend un cheval, on voit le fils de Callias, d'hui, une information, un signal, transmis
et pourtant les organes des sens ne reçoivent par le milieu, et venant du sensible ; autre-
qu'un bruit ou une couleur. C'est là qu'inter- ment dit, il n'y a pas une différence absolue
vient la possibilité d'erreur, erreur d'attribu- de nature entre la saisie des sensibles propres
tion d'une qualité à un objet et non à propre- et celle des sensibles communs. Ceci est con-
ment parler erreur des sens ; cette attribution forme au système physique et métaphysique
partiellement conjecturale, fondée sur l'expé- d'Aristote qui suppose que toute matière peut
rience préalable, donc sur un apprentissage, être forme pour des matières inférieures à elle,
recèle un risque d'erreur parce que les associa- et toute forme matière pour des formes plus
tions antérieures de qualités remplacent l'ac- hautes ; la peception est perception non dans
tivité du sens commun, ne pouvant ici s'exer- l'absolu, mais pour un individu, pour un orga-
cer à cause de l'unicité du sensible propre (son, nisme, dans le hic et nunc. Aristote est le pre-
couleur). Très précisément, c'est la perception mier à avoir Jeté les bases d'une étude psycho-
que nous nommerions aujourd'hui perception logique de la perception, parce qu'il est le pre-
d'objet, ou reconnaissance d'objet à partir d'un mier auteur ayant dégagé l'originalité de ce
unique stimul'!ls, qui est la plus grande source que l'on nomme aujourd'hui une réception
d'erreur. C'est sur ce point que se manifeste d'information, processus essentiel de la per-
avec le plus de fermeté la différence entre ception. Aristote, en étudiant les êtres vivants,
l'usage de la perception comme mode de avait compris que l'information, le message,
connaissance éhez Platon et chez Aristote: sont une ré'alité distincte du support (il n'y a
Platon demande précisément à la perception pas de rapport entre la dimension de la graine
de s'élever au-dessus du sensible et de saisir et les caractères de l'arbre aui en sortira) et
.dans le sensible les symboles et les signes qui qui s'actualise dans le vivant en dirigeant sa
perrpettent à l'âme de remonter vers les êtres; croissance; la sensation, comme la génération
Aristote ne méconnaît pas les cas où il suffit qui est un transfert d'essence sous forme de
d'tine qualité sensible, fugace et rapide, pour semence, est une opération commune qui ne
évoquer un ensemble cognitif plus vaste et plus pourrait exister ni par le seul sensible, ni par
stable, plus riche en savoir et en structure, un le seul sentant: l'organe des sens, par lui-
faisceau permanent de propriétés complexes même, reste vide et infécond ; l'œil ne se voit
G. SIMONDON : LA PERCEPTION 579

pas lui-même. Sans chercher à réinterpréter la de ce qu'elle est envisagée comme· une fonc~
doctrine d'Aristote à la lumière des recher- tion, une faculté, un processus biologique qui
ches actuelles, il est possible de dire que la se comprend par le rapport de l'organisme
force de sa doctrine de la perception vient et des objets qui l'entourent.

C. - PRÉOCCUPATIONS ETHIQUES; SENSATIONS ÉLÉMENTAIRES


(EPICURISME) ; ·PERCEPTION DU COSMOS (STOICIENS)
CRITIQUE DE ST-AUCUSTIN
Après Aristote, cette synthèse très élevée vers l'élémentaire ou la montée vers l'unique
des deux inspirations opposées - celle de la ensemble, la perception est en marche vers
physiologie des éléments et celle des formes la sagesse.
séparées - est progressivement abandonnée
au profit de préoccupations éthiques ; le savoir 1 l LA SENSATION ÉLÉMENTAIRE
désintéressé cède le pas à des préoccupations COMME CRITERE ABSOLU
normatives, et la théorie de la perception, au DANS L'ÉPICURISME
lieu d'être la base objective d'une étude de la
connaissance, en devient seulement un mail- Leucippe et Démocrite avaient, dit-on «mon-
lon, dans une conception systématique et doc- nayé l'étre éléatique» en fondant l'hypothèse
trinale, essentiellement morale : il s'agit ou atomiste, selon laquelle existent seulement des
bien de montrer que l'Homme doit se fier atomes (des corpuscules insécables) et du vide
exclusivement à la sensation, sans préjugés ni au sein duquel ils se meuvent ; en fait, cette
croyance (dans l'Epicurisme) ou bien d'affir- théorie, donnant au mouvement un rôle pri-
mer que la vraie perception est celle des plus mordial dans le genèse des composés, ne pa-
hauts ensembles, et au'elle est réservée au sage rait guère conforme à l'esprit des Eléates, et
qui a su faire effort assez pour se tendre et s'apparente plutôt aux théories ioniennes. Chez
entrer en accord de résonance avec l'harmo- Epicure, l'atomisme permet d'interpréter
nie de l'Univers, dans le Stoïcisme. Dans l'Epi- comme un transport matériel la réception
curisme, le choix de la sensation la plus élé- c:.'une information par les organes des sens,
mentaire marque une volonté de libérer l'in- qui sont des canaux par lesquels les atomes
dividu de toute implication collective et lè viennent ébranler l'âme en pénétrant dans le
présent de toute interférence avec les autres corps. Ces atomes, émanant des corps sensi·
moments du temps, sous forme de mémoire bles, sont comme des pellicules conservant la
ou d'imagination: la sensation pure est une forme de l'objet, à la manière de très minces
techni·que de discontinuité radicale et de ré- statues creuses (Elôw),oc, en latin simulacraJ.
duction, visant à faire de la sagesse une exi~­ Lucrèce compare les eidola aux peaux de ser·
tence en quelque manière insulaire, indépen- pcnts que laissent ces animaux dans les buis-
dante de ce qui l'entoure, de ce qui la précède, sons au moment de la mue ; de loin, on croit
de ce qui la suit, consistant en elle-même dans voir un serpent ; quand on s'approche, la
la possesion de l'ataraxie. A l'opposé, le Stoï- mince enveloppe se réduit à un tégument pres-
cisme choisit l'aspect le plus actif et le plus que impulpable ; les eiclola sont des réalités
volontaire de la perception comme fondement matérielles, effectivement émises à travers
de la connaissance, celui qui manifeste le l'espace par les objets ; les sens reçoivent donc
mieux le rôle du sujet, parce que le Stoïcien passivement quelque chose d'extérieur; la sen-
cherche la sagesse dans la connaissance de sation est un acte immédiat, irréfléchi, sans
l'ordre du monde - donc du mouvement des mémoire, et qui n'altère pas les impressions ;
plus vastes ensembles - afin d'y adhérer par passivité et immédiateté sont des garanties de
sa volonté : c'est une morale de l'intégration réalité des données. Le sujet doit donc accep-
au prix du sacrifice de tous les groupes limités ter les sensations, seule source de certitude.
ou des rencontres passagères - familles, na- Le raisonnement ne peut contrôler les sens.
tions, cités - et de l'intégration au cosmos. La forme, la configuration, l'otdre, sont dans
Les Epicuriens, qui cherchent le salut dans des les arrangements passivement reçus des eido-
unités de réalité plus petites que les petits la; ce n'est pas l'âme qui constitue et dégage
groupes et plus petites mêmes que la dimen- ces arrangements ; ni les sensibles propres,
sion, spatiale et temporelle, de l'individu vi- ni les sensibles communs (pour emprunter les
vant, atomisent le rapport de l'organisme au termes d'Aristote) ne sont le résultat d'une
monde comme ils atomisent la matière, indes- opération de l'âme : ils sont reçus par l'âme,
tructible en la petitesse de ses unités, tandis viennent les objets. Les Epicuriens vont ·si lolo
que les composés sont périssables. Les Stoiclens dans leur interprétation de la perception com-
recherchent l'indestructibilité et la perma- me réception passive et objective qu'ils veulent
nence dans le Tout ; la perception est l'effort trouver un fondement réaliste et matériel aux
par lequel le microcosme se synchronise avec rêves et aux ·hallucinations; lorsque nous
le macrocosme. Dans les deux cas, par la fuite croyons, la nuit, voir des monstres, des géants,
580 BULLETIN DE PSYCHOLOGIE

des hommes plus grands que nature, nous ne l'activité du sujet dans la connaissance sen-
sommes pas en fait victimes d'une illusion des sible, afin de développer et de perfectionner
sens ; ce sont les eidola des espèces disparues l'exercice volontaire de cette activité. La con-
qui, affaiblies et déformées par le temps et les naissance demande la tension, le tonos ("t"ovoç)
intempéries, viennent, dans le calme de la opposé à l'anesis <a;.,,a,ç) qui est le relâche-
nuit, affecter nos sens; de jour, elles ne sont ment ; le rapport entre le monde et le sujet .
pas perceptibles, parce que les objets présents microsome est comparable à celui qui existe ·
remplissent les canaux de nos sens d'images entre deux cordes vibrantes ; si une première
plus vives ; mais la nuit, elles deviennent per- corde, tendue, vibre et émet un son, une se-
ceptibles ; ces messages des sens sont donc conde corde, détendue, n'est que faiblement
eux aussi réels et objectifs; simplement, les agitée - et passivement - par les vibrations
objets qui les ont émis ont maintenant disparu, de l'air dues aux oscillations de la première ;
si bien que nous pouvons croire que nos sens mais lorsqu'on tend progressivement la deuxiè-
nous trompent ; en fait, les sens ne nous trom- me corde, tout-à-coup elle entre en résonance
pent pas ; l'erreur, quand elle se produit, pro- et manifeste une vibration ample ; ceci se
cède du jugement. Les sens peuvent donc être produit précisément lorsque cette deuxième
utilisés comme guides de la vie morale, parti- corde, en oscillation libre, donne le même son
culièrement comme révélateurs des vrais be- que la première: c'est la syntonia. La réso-
soins ; il suffit de les délivrer de tous les nance aiguë s'oppose à la résonance floue com-
préjugés, de toutes les habitudes, de tout ce me la liberté à la nécessité et le savoir du
qui n'est pas relation immédiate, directe, à sophos à la nescience du phauZos, du détendu;
l'objet, par réception passive ; la logique des la syntonia est le symbole de la vraie et com-
sens, nécessaire à la vie morale, est une puri- plète perception, qui n'est pas seulement sa-
fication, une réduction à l'immédiat, avec une voir mais aussi accord, intégration du micro-
critique sévèré des apports de l'imagination, de cosme individuel au macrocosme universel.
la crainte, des superstitions ; il faut que l'âme Dans la perception, l'objet extérieur agit sur
puisse se réjouir « jucundo sensu», selon l'ex- l'âme; il cause une empreinte, une typosis
pression de Lucrèce, lorsque tout ce qui fait en psyché ('t'U'IHJlO''Ç ev ~uz'ii) Selon l'eX-
écran à la sensation est effacé, « cura semota presSiOn de Cléanthe qui distingue une em-
metuque ». On pourrait dire que cette doctri- preinte au creux et une empreinte en relief ;
ne, exprimée principalement dans la Lettre à cette réception d'une empreinte est un phéno-
Hérodote d'Epicure, consiste à réduire la per- mène passif, un pathos ('lta.Ooç), que Chrysippe
ception vraie aux données immédiates de la nomme altération et changement d'état
sensation. Chez Lucrèce, avec une moindre ri- <inpoiwatç ~u;c,'iiçl; elle laisse dans l'âme une
gueur mais une plus grande générosité, la sen- image, une phantasia (<pœv"t"œaiœ}, que les Stoï-
sation et la perception accueillent les qualités ciens latins nomment « visum ».
multiples et les forces de la Nature, selon un
mode de participation poétique très vaste qui Mais l'âme apporte la auyJtœ-rœO'a'ç l'assen-
réalise une sorte de communion avec les élé- timent qui rapporte la représentation à l'ob-
ments dans leur devenir: la voie de la physio- jet : « Sensus ipsos assensus esse», dit Cicéron
logie ionienne est retrouvée dans cette vaste dans les Académiques, II, 33, en décrivant cet
et puissante philosophie de la Nature ; la théo- assentiment comme « assensionem... positam
rie de la perception n'y est plus seulement une et voluntariam (Académiques, I, 11). Grâce à
mécanique de la réception des simulacres par cette activité, la phantasia devient une repré-
les canaux des sens, mais une étude du rapport sentation compréhensive (<pœv-rœaiœ xœ"t"«À"l,.'t''X'II
entre les vivants et les éléments, ou entre une comprehensio, qui fait connaître à la fois
les vivants et l'espèce, selon les formes du dé- elle-même et sa cause ; elle exprime les
sir, de l'instinct, les tendances.· Les sensations i8uïl~'a."t"œ, ou •qualités propres qui distin-
ne sont plus seulement apport de simulacres, guent chaque objet. Pour rendre sensible cette
donc de signaux, mais aussi un apport de sti- activité du sl!Jct, les Stoïciens employaient la
mulation, une incitation à agir, à se mouvoir; métaphore su~vante : le phénomène passlf qui
Lucrèce a remp.rqué au-dessous même des sen- donne la phantasia est comparable au contact
sations comme message d'objet et apport d'in- entre la main ouverte et un objet ; la phan-
formation, le rôle hormogène et agogène des tasia k!Ltalèptikè est au contraire comparable
stimulations lumineuses, thermiques, chimi- au geste de la main qui se ferme sur l'objet
ques. Cela est conforme à la doctrine épicu- et le retient en l'entourant, en le prenant. Elle
rienne, mais constitue un approfondiss~ment est claire et frappante (,va.pyl)ç xœi 'ltÀ'Ipmx'rjl
dans le sens de l'élémentaire qui dépasse l'usa- alors que la simple phantasia est floue ou
ge strictement humain, et rend possible des évanescente (œjl.UO(lll OU EXÀU't'OÇ}. ll faut
études de psychologie comparée. donc supposer qu'il existe une force naturelle
cl.e l'esprit: l'esprit, source des sensations, tend
2) LA PERCEPTION DU RYTHME cette force vers les choses par lesquelles il est
· COSMIQUE DANS LA SACESSE affecté : «Mens, quae sensuum fons est, natu-
STOICIENNE ralem vim habet, quam intendit ad ea quibus
movetur » (Qicéron, Académiques, II, 10). La.
Les Stolciens mettent en valeur le rôle de conception stoïcienne du rôle actif du sujet
G. SIMONDON : LA PERCEPTION 581

:: dans la perception correspond à une doctrine reprend certaines attitudes de la recherche


'; qui refuse les degrés du savoir: il n'existe ni pythagoricienne et platonicienne.
>progrès moral, ni connaissance approchée; Logioque ou éthique, la préoccupation norma-
: une rencontre fortuite entre le sujet et l'objet tive choisit dans la perception les termes ex-
n'est pas la vérité: le fou qui dit en plein jour trêmes, sensorialité élémentaire ou symbolique
«il fait jour» ne dit pas la vérité. La percep- supérieur aux objets. L'analyse psychologique
. tian est une saisie complète et définitive du prend au contraire l'activité perceptive au
tout, du sens du tout, et par elle le sujet s'unit niveau moyen, qui est celui de la perception
de volonté à l'ordre des choses : « fata volen- des objets entourant l'organisme dans les si-
tem ducunt, nolentem trahunt »; la perception tuations cou.-antes ; ce fait s'explique peut-être
complète s'accompagne donc de volonté ; ce par la rareté des cas normatifs, cas extrêmes
qui, de l'extérieur, est déterminisme aveugle et exemplairesJ pour le savoir ou l'action, tan-
devient, de l'intériepr, harmonie universelle. dis que l'analyse psychologique retient d'abord
La perception est donc non pas seulement la les processus les plus courants, se déroulant
rencontre des objets isolés, mais la découverte à l'ordre moy·en de grandeur; sans eux, les
d'un sens très élevé, du sens de l'univers, du cas normatifs rares ne pourraient exister. Il
langage de la destinée. est donc important de noter que, en !ait, ce
Le rôle joué par la perception dans la ge- ne sont pas les mêmes types de processus
nèse de la pensée philosophique ancienne est perceptifs qui servent de base aux doctrines
donc considérable ; certes, la réflexion philoso- philosophiques, logiques ou éthiques, et à
.phique ne s'identifie pas à une étude psycho- l'analyse psychologique ; une recherche nor-
logique de la perception ; mais il n'est. pas mative est toujours présente en philosophie, et
exagéré de dire que la pensée philosophique la normativité apparaît, dans les processus
occidentale est née avec un effort pour em- perceptifs, lorsque le sujet entre en rapport
ployer droitement et complètement la percep- avec des réalités d'un ordre de grandeur dif-
tion comme instrument essentiel de connais- férent du sien, avec le plus petit que lui, pour
sance, à la place des mythes et des croyances. le manipuler, ou avec le plus grand que lui,
C'est pourquoi la premicre étape de ces systè- pour le contempler, le respecter, s'y conformer,
mes de connaissance comme attitude métho- s'y intégrer. L'analyse psychologique retient
dologique d'emploi de la perception est d'abord d'abord les cas moyens qui ne sont ni d'ascen-
théorique et tournée vers le monde: les phy- dance ni de soumission, mais d'opération com-
siologues ioniens font choix de l'usage de la mune. Toutefois, cette trialité manifeste l'exis-
sensorialité par contact et manipulation, ré- tence de trois niveaux des processus percep-
vélant le devenir élémentaire et positif, pen- tifs, aussi réels les uns que les autres, et par
dant que les pythagoriciens et Platon veulent conséquent relevant tous d'une étude unique.
au contraire découvrir au-dessus des objets,
à un ordre de grandeur et de durée qui dé- La postérité des doctrines anciennes relati-
passe l'homme, les structures générales d'in- ves à l'usage des sens et de la perception
terprétation des totalités. Cette étape théori- est considérable, mais n'apporte guère de dé-
que développe donc deux méthodes pour e@- couvertes nouvelles. La doctrine pythagori-
ployer la perception, au-dessous de l'ordre cienne, le platonisme, le stoïcisme, se dévelop-
de grandeur des objets, dans la sensorialité pent en conservant une tournure initiatique
qualitative, ou au-dessus, dans une symboli.que ou aristocratique qui les sépare de la !oule
abstraite et dogmatique .. et les destine soit à une vocation d'occultisme,
soit à la réflexion sur les formes les plus
La seconde étape, annoncée par les recher- élevées de l'art, soit à l'exercice du pouvoir ;
ches des écoles médicales, est psychologique la perception des symboles, des signes cachés
et biologique, prin~ipalement avec Aristote, épars à travers le réel quotidien est un ~~"L
qui analyse la perception comme fonction, au difficile qui s'éloign~ du vulgaire et du quotl-
niveau de l'organisme en rapport avec un mi .. dien ; il demande le loisir ou l'exercice de la
lieu et avec des objets qui sont du même ordre méditation, de la purification, et la chance
de grandeur que lui: c'est la base d'une con- de l'initiation ésotérique; le néo-pythagorisme
naissance relative, mais progressive, inductive, et le néo-platonisme rencontrent les préoccu-
et fondée sur le sensible. pations des sectes mystiques. Cet ensemble de
Enfin, après cette analyse qui situe le pro- préoccupations alimente les recherches for-
cessus perceptif au niveau de l'organisme agis- melles des architectes et savants de la Renais-
sant comme un tout (en en faisant un proces- sance italienne : ils recherchent les lois géo-
sus de l'âme}, la séparation entre les deux métriques et numériques des proportions har-
ordres de grandeur intervient à nouveau a1J monieuses, les lois de la perspective, la formule
çours d'une troisième étape, qui est étruque ; exacte du nombre d'or et de la division des
c'est l'opposition entre la recherche épieu· intervalles ; ce qui unifie ces rec~erches, c'est
rienne de la sensatton immédiate et passive, l'idée que l'univers est constru1t selon une
élémentaire, et la tension stoïcienne vers la structure analogique ; le regard de l'artiste
perception totale de l'harmonie cosmique. savant a quelque chose de métaphysique, car
L'Epicurisme retrouve ainsi des aspects de la il saisit ces rapports structuraux qui sont le
physiologie ionienne, pendant que le stoïcisme nombre et la loi des choses. Cette recherche
r
582 BULLETIN DE PSYCHOLOGIE

est aussi la base du symbolisme dans l'art : révélés dans la communication mystique, pro-
les choses multiples ont des modèles communs jetés en quelque manière dans l'esprit de
que chacune reproduit de façon partielle et l'homme à partir d'une source unique et supé-
imparfaite ; chaque chose, réalité incomplète, rieure : ils ont alors une réalité essentiellement
renvoie à son complément, sous l'unité idéale spirituelle de principes). Mais, dans ·tous ces
de l'archétype primitif ; les « symbola » sont cas, la. théorie idéaliste, affirmant qu'il y a
comme ces pierres que les voyageùrs antiques, appréhension intuitive des idées, donc que
avant de quitter leur hôte, fendaient en deux toute l'information est donnée d'emblée et se
et dont ils conservaient une moitié ; leurs trouve invariable, s'oppose au conceptualisme,
descendants, pour renouer les relations d'hos- c'est-à-dire à une doctrine qui considère les
pitalité et les authentifier, rapportaient cette schèmes comme acquis progressivement à par- .
moitié d'un tout primitif et la rapprochaient tir de l'expéirence, extraits de la perception
de l'autre moitié, de manière à reconstituer et remaniés par l'activité du sujet ; dans ce
l'unité rompue. C'est ainsi, selon le mythe du dernier cas, toute l'information que l'homme
Banquet, que l'androgyne primitif, trop heu- peut acquérir n'est pas donnée d'emblée dans
reux et orgueilleux,· a défié les Dieux, et a été l'intuition des principes ; elle est progressive.
coupé en deux moitiés par Zeus : depuis ce ~t peut être rema~iée lorsque de nouvelles
temps, les deux moitiés, l'Homme et la Femme, perceptions étendent l'expérience et permet-
essaient de retrouver la complétude primitive tent des abstractions plus étendues. La théo-
de l'androgyne originel en créant le couple: rie aristotélicienne de la perception prépare
ils sont symboles l'un par rapport à l'autre, eL une interprétation conceptualiste de la con-
se trouvent liés d'une relation de correspon- naissance, car elle ouvre la voie à la recherche
dance essentielle, p~rce qu'ils procèdent d'une légitime d'un progrès indéfini dans la forma-
unité prem:ière qu'ils peuvent reconstituer. lisation issue de l'expérience. n est parfaite-
L'art des symboles perçoit ces réalités com- ment compréhensible que Bacon, en rédigeant
plémentaires éparses dans le réel vulgaire : le Novum Organum et le De Dignitate et Aug-
ce sont des réalités d'exception, hautement mentis Scientiarum, charte des sciences d'ob-
significatives. La perception est donc ainsi un servation et de l'expérience méthodique, ait
acte qui dépasse l'usage quotidien de la réa- songé à Aristote ; sa critique du formalisme
lité. Ce postulat s'est manifesté dans la poésie syllogistique est d'ailleurs partiellement injus-
d'inspiration platoniciflpne, particulièrement te, si l'on en croit l'interprétation que Brun-
dans l'école lyonnaise, à la Renaissance, avec schvicg en présente dans la thèse intitulée
la doctrine de l'amqur platonique : cet amour Quomodo Aristoteles metaphysicam vim syllo-
est perception à distance, contemplation et gism.o inesse demontraverit; majeure e~ mi-
respect ; il est immatérialisant, car il suit la neure ne sont pas des prémisses seulement for-
dialectique du Banquet ; l'amour des beaux melles, mais possèdent en fait, comme un cou-
corps conduit à celui des belles âmes, car ce ple, un pouvoir reproducteur qui engendre
qui rend beau un corps, c'est l'âme qui l'ani- la conclusion, être logique nouveau par rap-
me ; et des belles âmes réside dans les belles port aux prémisses : il a des tendances et une
idées qu'elles contemplent ; ces belles idées tension dans le couple des prémisses, si bien
elles-mêmes sont éclairées par le Bien, soleil qu'on ne peut accepter le jugement de stéri-
du monde intelligibile, au-delà de l'essence lité porté par Bacon contre le syllogisme :
et de l'existence. Par son pouvoir de remontée, <c Sterilis est et tamquam virgo Deo consecrata
l'amour platonique a quelque chose de mysti- nihil parit ». En fait, c'est plus dans la théorie
que, il conduit à l'inconditionnel. aristotélicienne de la ·perception que dans
En philosophie, les théories de la perception l'Organon qu'il faut chercher le fondement
apparentées au platonisme ont donné nais- d'une théorie inductive et conceptualiste de
sance à l'idéalisme, en ~ant qu'opposé au con- la connaissance. Pythagore et Platon avaient
ceptualisme ; l'idéalisme est une doctrine affir- pris comme modèle de la science les Mathé-
mant que l'esprit saisit d'un seul coup une matiques, et particulièrement la Géométrie ;
structure toute constituée, déjà complète nu on comprend alors le sens de l'idéalisme, car
moment où le sujet la rencontre et la voit : la perception du mathématicien ne tire · pas
l'idée, la forme, le schème, l'archétype sont de la considération du schéma imprécis la
connus par intuition, c'est-à-dire d'une seule connaissance des propriétés et des relations :
vue, comme un ensemble complet et tout for- les figures sont seulement une occasion de re-
mé; le mot « intuition » est tiré de l'étude de monter aux principes qui contiennent impli-
la. vision ; « uno intuito » signifie : d'un seul citement dans leur perfection initiale tout le
coup d'œil. Les doctrines idéalistes peuvent cours des développements ultérieurs ; les ma-
diverger lorsqu'il s'agit d'étudier le mode thématiqu-es anciennes étaient dogmatiques
d'existence des idées et la manière dont l'es- au sens propre du terme, car toute la vérité
prit les découvre : ce peut être la solution de était donnée à l'origine dans l'axiomatique. Au
l'idéalisme réaliste de Platon (les idées sont contraire, la recherche médicale et les scien-
les réalités les plus stables et les plus réelles ces de la nature ne pouvaient partir d'une
de toutes, au-delà des étoiles), ou bien de axiomatique complète ; c'est l'observation du
l'illuminisme p1ystique (les archétypes sont réel qui permet de formaliser partiellement
G. SIMONDON : LA. PERCEPTION 583

des secteurs limités du réel, par exemple en des combinaisons d'atomes est abstraite, intel-
trouvant des propriétés communes à telle!3 lectuelle, et va de pair avec quelques aspects
maladies ou à telles espèces vivantes. de scepticisme : plusieurs explications concur-
On comprend donc que, selon les interpré- rentes sont souvent proposées. AU con-
tations et les attitudes, l'idéalisme ait pu con- traire, à travers la pensée éthique du christia-
duire soit à un réalisme radical et intransi- nisme, il y a quelque chose de réellement nou-
geant, soit à un véritable « acosmisme », com- veau : percevoir son prochain directement et
me chez Berkeley ; par contre, le conceptua- complètement comme prochain, comme un
lisme est plus modéré, et reste rela~·'viste, car autre moi, selon la réciprocité des personnes ;
le concept tiré de l'expérience perceptive par un esclave, un malade, un étranger, un en-
induction n'est pas le réel immédiat et com- fant sont des personnes ; ils sont perçus
plet - il n'y a science que du général - mais comme prochain, comme autre moi. Le Stoi-
il est fondé ·dans la réalité ; la science n'est cisme proposait bien une universalisation de
ni parfaite, ni achevée, mais elle a une valeur, la notion d'homme, faisant du philosophe le
elle apporte un savoir. citoyen de l'univers; mais l'œcuménisme théo-
rique ne suffit pas, quand il reste au-de!:::us
3) PORTÉE M~THODOLOCIQUE de la perception d'objet, comme saisie des lois
DE LA CRITIQUE CHRÉTIENNE et des ensembles, des devoirs et des attitudes
DE LA CONNAISSANCE SENSORIELLE ; juridiques; le Christianisme apporte pour la
LA PERCEPTION DU PROCHAIN première fois, dégagée des implications col-
lectives et sociales, ou des préjugés ethniques,
Quelle a été la postérité des doctrines phy- la perception de l'homme comme homme, c'est-
siologiques et épicuriennes ? à-dire comme prochain, comme être qui a le
- Le mécanisme a ressurgi à la Renais- même type de réalité que le sujet, qui est au
sance et, grâce à la mathématisation, est de- même niveau que lui. Ce que la philosophie
venu au XVII" siècle un modèle général d'in- avait fait pour le monde des objets, en cher-
terprétation de l'univers dans la science carté- chant à les percevoir directement et en dehors
sienne ; pourtant, Descartes affiche un mépris des structures collectives (c'était le miracle
extrême de l'épicurisme, c'est le réalisme de la grec), le Christianisme le fait pour l'Homme
sensation élémentaire prise comme point de qui, même au temps de la philosophie grecque,
départ du savoir, et surtout comme base du avait continué à être vu comme enfant, es-
jugement moral ; en effet, la postérité de l'épi- clave, Barbare, homme ou femme. Cette per-
curisme a été surtout éthique, et s'est rapide- ception universelle et immédiate de l'Homme
ment dégradée, par perte du sens ascétique et comme prochain devient possible parce que
purificateur de la sensation immédiate ; à tout ce qui est en l'Homme, son désir, son
l'inverse des doctrines idéalistes, la doctrine espérance, sa souffrance, n'est ni illusoire ni
de la sensorialité n'était pas initiatique ni aris- seulement individuel, mais se trouve aussi
tocratique; elle a connu une diffusion plus ferme et consistant .que les pierres et la terre
large, mais s'~st dégradée dans la littérature dans la vision des objets ; la réalité particu-
et la poésie jusqu'à devenir synonyme de vie lière de chaque être humain a un sens dans
facile et libertine : « Epicuri de grege porcum ». l'univers des relations entre les personnes, et
Il s'est produit là un effet de contraste, dans prend corps dans le contexte de la foi : cela
le domaine éthique, avec le Christianisme en est du concret, un sunolon humain, le pro-
"Oie d'expansion, et qui gagnait lui aussi les chain. C'est donc une seconde étape qui
masses, plus largement encore que l'épicuris- s'amorce avec le Christianisme ; comme l'aris-
me. De plus, le Christianisme, s'adressant n totélisme, le Christianisme cherche à percevoir
l'affectivité, aux tendances, à l'élan des moti- la réalité concrète au niveau du sujet, non
''ations, donnait un sens aux aspirations qui au-dessous ou au-dessus de ce niveau ; mais
jusqu'à ce jour n'avaient pu se manifester que Aristote avait surtout défini une saisie de!;
de manière rituelle, cachée ou explosive, daM objets, achevant ainsi, en quelque manière,
les cultes initiatiques, comme l'Orphisme, ou l'édifice de la philosophie ancienne ; au même
les fêtes collectives. Le Christianisme invitait niveau, le Christianisme enseigne à percevoir
à ne prendre dans l'univers que des signes, et l'autre comme sujet, dans la situation de la
il organisait la dimension d'avenir, avec un c~mmunication immédiate. Stoïcisme et Epi-
pouvoir prophétique, au-dessus et au-delà du curisme sont aussi des anthropologies, mais le
monde immuable des idées platoniciennes, ne stoïcisme perçoit l'Homme comme le voit un
promettant que le retour cyclique, et de la empereur, de haut, collectivement, comme rô-
sensorialité épicurienne, cherchant à limiter les sur la scène de l'existence, et comme fais-
dans l'étroitesse du présent l'absolu de la rela- ceau de devoirs ; l'Epicurisme le voit de ma-
tion avec le monde. Çertes, il y a chez Lucrèce nière atomiste et élémentaire, comme un com-
une dimension d'avenir, une notion de progrès, posé instable, précaire, fruit du hasard ; il
une générosité, avec le sens d'un message qu'il l'isole pour mieux le préserver, et écarte de lui
faut propager pour sauver l'humanité de la la préoccupation de l'avenir. Le Christianisme
crainte, de la superstition, de la douleur et de au contraire voit l'Homme comme individu, au
la peur, par la science ; mais cette science même niveau que le sujet, et dans une relation

BULLETIN DE PSYCHOLOGIE

de réciprocité par rapport à lui, sans le réduire lyse au niveau psychologique ; mais par ail-
(par suppression de la préoccupation d'avenir) leurs elle s'en distingue par sa portée éthique
et sans l'intégrer à l'unité civique ou ethnique et par le privilège qu'elle accorde à l'Homme
supérieure. En ce sens, la pensée chrétienne dans la Nature, préparant ainsi un futur dua-
prolonge la recherche d'Aristote et son ana- lisme théorique.

CHAPITRE Il

PÉRIODE CLASSIQUE
LA PERCEPTION DANS LE RATIONALISME CLASSIQUE ET CHEZ LES-EMPIRISTES

A.- RATIONALISME CLASSIQUE: comme essentielle dans la réflexion chrétienne


est présente aussi chez Descartes qui estime
CRITIQUE DES SENS que ni nos sens, ni nos précepteurs ne nous
ET COMMUNICATION DES SUBSTANCES ont peut-être enseigné le meilleur ; en somme,
1 ) Descartes la méthode consiste à renaître entièrement, à
se refaire en évitant les causes d'erreurs que
Le dualisme théorique ,qui s'épanouit chez nous ne pouvions chasser quand nous étions
Descartes fait un large emprunt à la penséP. enfants ; tout notre malheur vient de ce que
ancienne et chrétienne. Descartes n'a plus be- nous avons été enfants avant que d'être hom-
soin de l'induction d'Aristote ni du recours à mes, selon Descartes; c'est aussi ce que pen-
la perception po~r la science, parce .qu'il ~m­ sait Saint-Au~stin après sa conversion, en
ploie un savoir déductif tiré d'une ax10mat1que se rappelant le temps où U suivait l'incitation
mathématisée: la mécanique rationnelle. Toute des sens l'attachant aux « nugae nugarum »
la Nature est considérée comme pouvant être et où il était capable de mal agir sans même
expliquée par la mécanique, au moyen. des s'en rendre compte, comme lorsqu'il avait, avec
pures déterminations de la Res extensa, f1gure d'autres adolescents, dévalisé un arbre fruitier
et mouvement. Cette mécanique est celle des pour donner les fruits aux cochons. Saint-Au-
états d'équilibre et de la réversibilité, donc des gustin cannait le prestige des sens, des habi-
équivalences entre travail moteur et travail tudes, de l'imagination animée par la sensoria-
résistant ; elle ne fait pas intervenir de forc?s lité. et ce prestige est assez grand pour qu'il
vives ou d'énergie cinétique. Le corps humam faille, au moment de la conversion qui permet·
est expliqué comme machine ; il fait partie tra de « transire », une véritable lutte entre
de la res extensa, et le fonctionnement des or · deux moitiés de l'âme « pars assur gens» et
ganes des sens, ainsi que la commande motrice « pm'tem semisauciam >> ; la conversion exige
par les réflexes, relèvent de la même explica- un refus, un dépouillement : il faut secouer et
tion. Les animaux sont considérés comme des faire tomber le manteau charnel : « succutie-
machines. Descartes étend son explication mé- bam carneam vestem ». La voie augustinienne
caniste au monde entier, depuis l'ordre de va de l'extérieure à l'intérieur, et de l'intérieur
grandeur cosm1que des tourbillons primitifs au supérieur ; la voie cartésienne aussi va de
jusqu'à l'ordre infra-jl.tomique des phénomènes l'extérieur à l'intérieur pour découvrir la res
lumineux. cogitans; ensuite, les voies divergent, car il
Mais il existe une autre substance que la res s'agit chez Desr.artes de fonder la science ;
extensa : c'est la res cogitans, découverte par mais le èoute méthodique, et même le doute
épreuve immédiate dans l'acte du cogito, après hyperbolique, avec la défiance extrême à
que toutes croyances, convictions, et apports l'égard de ce qui vient de la sensorialité et de
sensoriels ou perceptifs de toute espèce ont été l'expérience, reprend en la transposant de
méthodiquement révoqués en doute et tenus l'éthioue au théorique, du religieux au scien-
pour faux. Ce qui est découvert ainsi, ce n'est tifiquë, une ancienne méthodologie de la désin-
pas l'âme comme forme du corps, comme les carnation. L'erreur remplace le péché.
âmes aristotéliciennes qui correspondent aux
différentes fonctions nutritives, sensorielles, Le postulat radicalement dualiste qui sépare
motrices, intellectuelles, et peuvent être liées les substances se rattache, à travers Saint-
au corps partie par partie, tout au moins pour Augustin et Saint-Anselme, chez qui l'on
les premières. La méthode grâce à laquelle le trouve un acheminement vers le cogito, à la
cogito est possible n'est pas sans analogie avec philosophie platonicienne ; comme Platon,
la critique que Saint-Augustin adresse aux Descartes mathématise l'univers, et a tendance
sens, responsables d'attachements qui empê- à rejeter comme obscur et illusoire ce qui
chent ou tout- au moins retardent la conver- résiste à cette mathématisation ; ainsi, la psy-
sion. L'invitation à la vie intérieure «In te chologie aristo.télicienne, supposant que l'âme
redi ; in interiore homine habitat voluntas » est la forme du corps, et donnant aux qualités
trouve son écho chez Descartes ; la volonté de sensibles une portée objective, se trouve re-.
« dépouller le vieU homme » ,qui apparaît jetée.
G. SIMONDON: LA PERCEPTION 585

. En e'rfet, Descartes oppose les qualités pre- bien qu'elles viennent de Dieu, ou bien: qu'elles
·:mières et les qualités secondes: à toute idée viennent du monde externe; c'est cette der-
claire et distincte correspond une .réalité ; la nière hypothèse qui est retenue par Descartes,
.qualité première qui est toute la réalité de la parce que Dieu n'est pas trompeur. Ce rai-
matière, c'est l'étendue, notion claire et dis- sonnement de Descartes est important, à la
.· tincte. Au contraire, les qualités secondes fois en raison de la dualité d'hypothèses qu'il
n'existent que par la relation des choses à contient (l'acosmisme sera accepté par Berke-
nous; ce sont des affections vives et confuses, ley) et de la notion de perfection qu'une idée
l'odeur, la saveur, le son, la chaleur, la lu- contient «objectivement» ; il y a là une vo-
mière (6• Méditation). lonté d'estimer le contenu d'une représenta-
Il n'existe donc, en tout, pour Descartes, que tion, sa richesse intrinsèque ; les contenus
trois sortes dé notions : celles qui se rappor·· mentaux, comme les réalités physiques, sont
tent aux substances spirituelles, celles qui SE: rattachés à des causes ; ils ne sont pas gra-
rapportent aux choses étendues, enfin celles tuits, vides ; une représentation a une origine.
qui ont trait à l'union de l'âme et du corps, et De même qu'un effet physique a une cause
qui constituent la sensibilité : ces notions ne qui doit être au moins égale à l'effet, le con-
sont pas claires, à cause de la dualité des tenu d'information d'une représentation a une
substances sur lesquelles elles portent. cause, une réalité qui contient réellement au-
Il existe sept sens : le sens intérieur, qui tant de perfection que l'idée en représente.
révèle la faim, la soif, la douleur ; les cinq Un principe analogue est employé par Des-
sens externes ; enfin les passions, que Des- cartes quand il entreprend de démontrer l'exis-
cartes met au nombre des sens. Le sens inté- tence de Dieu à partir de l'idée d'infini et de
rieur lui-même est laissé de côté au moment parfait. La perception est donc ici envisagée
du doute méthodique, car il existe des hom- par Descartes d'une manière assez nouvelle
mes qui ont le sens gâté, et .qui se croient non plus élément par élément, comme corres-
faits de verre ou d'argile ; comme les sens pondance entre une impression et un objet
externes, le sens intérieur peut avoir ses illu- extérieur, mais comme ensemble du message,
sions, des hallucinations; ce qui nous a trompé considéré dans sa complexité et son ordre, en
quelquefois peut nous tromper toujours, et il rapport avec une source de ce message; la
vaut mieux, afin de bâtir la science sur « cer- structure du message est rapportée à la struc-
tum quid et inconcussum », considérer comme ture de la source : c'est bien de cette manière
faux ce qui est seulement probable (cette lo- que plus tard la perception sera employée dans
gique n'admet que deux valeurs, le vrai et le les sciences.
faux ; le douteux est rangé avec le faux, le Descartes n'a pas développé la recherche
critère du vrai étant la certitude) ; un savoir précédente, à peine amorcée. Par contre, il a
inductif à base perceptive, comme celui d'Aris- approfondi la physiologie des sens au moyen
tote, n'atteignant que le probable, est rejeté. de l'hypothèse mécaniste. Quelles que soient
Une perception d'objet ne peut être retenue, les impressions transmises par les sens, ces
car certains de ses aspects sont labiles : un impressions sont convoyées par un mode uni-
morceau de cire en gâteau d'alvéoles a une que de transmission.• c'est-à-dire toujours par
couleur, une odeur de miel et de fleurs ; si on les nerfs. Rien d'autre qu'un ébranlement, un
le frappe il rend quelque son ; mais dès qu'on mouvement, ne passe dans l'organisme ; l'odo-
l'approche du feu, sa couleur s'altère, son odeur rat, le goüt, fonctionnent comme le toucher;
s'évaniuit, il se liquifie, et, si on le frappe, il ot·, dans le toucher, aucune matière ne passe ;
ne rend plus aucun son ; ce qui subsiste est avec des gants étranches, nous sentons, plus
seulement de l'étendue ; les qualités ne sont ou moins finement, mais nous sentons cepen-
pas réellement dans l'objet. clant ; nous sentons, encore, à distance, en tâ-
Les sens ne sont pas même utilisables pour tant les objets avec un bâton; la boue, la
indiquer l'existence du monde ; il faut passer glace, le sable, sont discernables au bout d'un
par l'intermédiaire de la vériacité divine, car bâton qui transmet les mouvements; la ma-
l'idée de l'étendue n'enveloppe pas l'existence ; tière subtile, formant le rayon lumineux,
tout au plus peut-on dire et noter que les sen- ébranle :les nerfs de l'œil comme le bâton
sations sont plus vives que les images, que les ébranle les nerfs de la main; de même en-
perceptions s'enchaînent selon les lois de la core l'air, agitté par le corps sonore vibrant,
nature - ce · qui ne peut être pris comme qui vient ébranler le tympan. L'œil, selon
preuve, parce que les hallucinations et les rêves l'étude publiée par Descartes dans la Diop··
apportent aussi vivacité et enchaînement - ; trique, agit comme une chambre obscure ; une
mais par ailleurs les sensations sont involon- image se forme sur l'extrémité des nerfs tapis-
taires ; or, à toute idée doit répondre une réa- sant le fond de l'œil. Le Compendium Musicae
lité qui contienne « formellement», c'est-à-dire explique comment les impressions d'harmonie
·réellement, autant de perfection que l'idée en ou de discordance des sons sont produites par
contient «objectivement», c'est-à-dire en re- l'accord ou le désaccord des mouvements et
présente ; il faut donc, pour rendre compte de des chocs frappant l'preille ; les sens chimiques
cette existence involontaire des perceptions, eux-mêmes sont expliqués mécaniquement : le
dont le sujet n'est pas la cause, s~pposer ou salé, l'acide, correspondent à la forme. des par-
586 BULLETIN DE PSYCHOLOGIE

ticules qui agissent sur les papilles gustatives i complet : le réflexe s'accomplit de lui-même
ce sont des dérivés du toucher. · par figure et mouvemel\t ; le rôle de la sti-
mulation est un rôle de déclenchement ; le
Le passage des sens particuliers au sens com- très faible travail qui est ainsi transféré par
mun est aussi interprété de manière méca- les nerfs agit sur les muscles moteurs non
niste · en effet, les nerfs sont des tuyaux très comme cause énergétique, mais comme simple
fins {à l'époque de Descartes, le po~nt sombre signal de commande ; en effet, ce n'est pas le
correspondant à l'axone entouré de la gaine faible souffie de vapeur de sang transmis par
de myéline était pris pour un vaiss~au creux> le nerf qui gonfle ~e muscle adducteur et le
groupés par faisceaux, dans l~squels passe de raccourcit: à tout instant, les deux muscles
la vapeur de sang, nommée « esprits animaux », antagonistes de chaque segment osseux sont
(comme on nommait esprit-de-vin l'alcool). alimentés en vapeur de sang sous pression,
Descartes suppose que tous les nerfs prove- cette presion venant de la volatilisation du
nant des organes des sens aboutissent à la sang dans le cœur, sous l'effet de la chaleur ;
glande pinéale (épiphyse> qui occupe une posi- le faible jet de vapeur de sang apporté par le
tion centrale et médiane dans le cerveau i nerf moteur n'intervient que pour répartir la.
c'est de cette glande ·aussi que, selon Descartes, vapeur de sang venant du cœur entre l'adduc-
partent les nerfs centrifuges (nerfs moteurs) teur et l'abducteur, causant ainsi des diffé-
commandant les muscles par un système de re- rences de pression dans les muscles, donc un
lais pneumatiques assez comparables aux com- déséquilibre entre les tractions qu'ils exercent
mandes hydrauliques qu'employaient les fon- sur le segment osseux : c'est ce déséquilibre
tainiers pour les statues automatiques ; la liai- qui cause le mouvement. Ce schéma est très
son de l'âme et du corps se fait dans la glande important, car il suppose que l'organisme com-
pinéale, si bien que des réponses réflexes à des porte une multitude de relais. Or, jusqu'à ce
stimulations peuvent se traduire de façon en- jour, la fonction de relais était considérée
tièrement automatique (Descartes fait le comme le propre de. la conscience, et particu-
schéma des transmissions nerveuses dans le lièrement de la volonté. Descartes, grâce à
cas d'un homme oui se brûle le pied) avant l'expérience des automates, peut affirmer que
que la douleur de Ïa brûlure ne soit ressentie la structure de relais existe non seulement en
par le sujet. Par ailleurs, la plasticité de la dehors de toute conscience, mais encore en de-
glande pinéale fait que la répétition des com- hors des organismes, dans les machines ; dans
mandes motrices déclenchées par une stimu- les organismes, des phénomènes de relais peu-
lation sensorielle aboutit au frayage des voies vent exister sans impliquer un fonctionnement
par lesquelles la vapeur de sang sous pression proprement psychique, faisant réagir l'orga-
passe des nerfs centripètes aux nerfs centri- nisme comme un tout : les réflexes sont par-
fuges ; U n'est pas besoin de conscience ou de t~ellement segmentaires. La sensation est ainsi
raisonnement pour l'acquisition de ces habi- pensée dans un cadre conceptuel enrichi par
tudes; si on bat un chien en jouant du vio- la mécani.que et la construction des automates
lon, il suffit ensuite de Jouer du violon pour 8 relais : fonctionnellement, elle est le pas-
faire fuir le chien, sans le battre. Dans ce sage d'un signal capable de faire fonctionner
cas, l'apprentissage se fait par « conditionne- un relais. On comprend combien une telle dé-
ment des réfiexes », selon l'expression em- finition physiologique (et non plus psycholo-
ployée plus tard. La physiologie des sens con- gique comme chez Aristote qui suppose une
duit donc Descartes à ne pas arrêter à la cons- tlme, c'est-à-dire une unité de l'organisme et
cience le fonctionnement des sens, et à le par conséquent du comportement) est nou-
considérer comme la première moitié d'un pro- velle. En fait, on doit faire remonter à Des-
cessus qui, lorsqu'il est complet, conduit à l'ac- cartes les études de physiologie des sensations.
tion, au mouvement, à ce que nous nommons car c'est lui qui a fixé leur cadre conceptuel.
aujourd'hui une réaction. Méthodologique-
ment, cette étude est purement positive et 2) Malebranche, Spinoza, Leibniz ...
objective. La réception sensorielle de l'homme
et des animaux est comprise à partir de mo- Les cartésiens ont perfectionné la doctrine
dèles mécaniques. Descartes suppose en effet de Descartes et ont été surtout sensibles à
qu'il n'y a pas de différence de nature entre l'importante difficulté théorique de la commu-
les machines et le corps ; il y a seulement une nication des substances.
différence de dimension des parties élémen- Malebranche applique la théorie des causes
taires: les' machines ont des parties beaucoup occasionnelles à' la perception extérieure i la
plus grosses que les éléments d~s organismes. perception est un cas particulier du problème
Mais, en toute rigueur, il n'y a pas de diffé- de la communication des substances ; or, il ne
rence entre le fonctionnement d'un organe peut y avoir, en toute rigueur, d~influence ré-
des sens chez un vivant et celui de la valve ciproque des substances ; rien de matériel ne
à eau. actionnée par une dalle que le prome- peut affecter l'Ame ; le seul objet immédiat de
neur enfonce en passant, et qui injecte de l'esprit est quelque chose qui est intimement
l'eau sous pression dans l'automate construit uni à notre âme, cc l'idée» (Recherche de la
par les fontainiers. La conscience n'est pas Vérité, livre III, 2• partie, chapitre 1) ; une
nécessaire au fonctionnement de l'organisme théorie telle que celle des eidola n'est pas pos-
'•
G. SIMONDON : LA PERCEPTION 587
~i:
iJ,·

'i:: sible dans le système cartésien. Malebranche, lesquels se développe l'unique substance, Deus
·::'pour cette raison, affirmant que toute action sive Natura, et qui sont l'étendue et la pen-
.: efficace vient de Dieu, considère les modifi- sée ; les modes des attributs parallèles sont en
. ,cations de l'étendue comme étant seulement correspondance, sans être pourtant cause les
·. les causes occasionnelles des modifications de uns des autres ; il y a une infinité d'attributs
. l'âme (des impressions conscientes qui les ac- de la substance divine, et ces attributs sont
compagnent). Dieu est la cause efficace des parallèles comme toutes les versions d'un texte
sensations. Ceci ne veut pas dire que Dieu fait unique en une multitude de langues; à une
un miracle chaque fois que nous avons une phrase de l'un correspond une phrase en cha-
impression sensorielle: rien n'est plus con- cun des autrE·S, car tous ces textes expriment
traire à l'inspiration générale du système de le même sens ; l'étendue et la pensée sont
Malebranche qu'une pareille hypothèse ; Male- deux de ces textes qui sont connus de nous;
branche affirme au contraire que Dieu a fait l'âme humaine est ainsi l'idée du corps hu-
le monde selon le principe de la simplicité des main ; quand notre corps est affecté, nous
voies ; il a établi des lois simples et génP.rales percevons le corps étranger qui l'affecte comme
(lois de la Nature) pour produire les effets en agissant sur nous: c'est un corollaire du pa-
apparence les plus complexes : les sensations rallélisme des deux attributs divins, étendue
ont été mises en no:us, selon des lois qui font et pensée. Mais cela entraîne le caractère d'ina-
qu'elles se produisent à l'occasion çles modifi- déquation et de confusion de la connaissance
cations de l'étendue, et par rapport à la con- par les sens ; en effet, elle n'exprime que le
servation de notre corps (Recherche de la Vé- rapport de notre corps à un corps étranger ;
rité, livre I, chapitre V, 3). Les sensations per- aussi, la sagesse de l'éthique de Spinoza cher-
mettent, par les avertissements qu'elles don- che à opérer le passage de la connaissance
nent et les réactions qu'elles provoquent, la inadéquate à la connaissance adéquate, d'abord
conservation du corps par lui-même, ce qui sous la forme de la connaissance selon le dé-
libère l'âme et lui permet de s'occuper des terminisme des causes (connaissance scienti-
intelligibles. Les sensations ont leur sens et fique), puis sous forme d'amour intellectuel
leur utilité dans l'automatisme corporel; elles de Dieu, qui fait que non seulement on connaît
ne sont pas faites pour la connaissance, pour le déterminisme mais que l'on s'unit de volonté
la science. à lui, comme dans le Stoïcisme ancien. La con-
Cette doctrine est féconde : en effet, elle naissance du premier genre provoque la servi-
permet d'affirmer .qu'il n'y a pas de percep- tude de l'âme, les passions; la liberté humaine
tion de l'objet; seules arrivent à l'âme des apparaît avec la connaissance adéquate. L'hy-
sensations ; l'objet n'agit pas sur l'âme; l'objet pothèse du parallélisme a été un stimulant
n'est qu'un composé de sensations constam- pour la recherche, car elle suppose que toute
ment associées ; l'existence des corps est pro .. modification du corps, et particulièrement des
blématique et même inutile pour la raison : organes des sens, a son concomitant dans
elle est prouvée seulement par la foi et la ré- l'âme, même si la modification corporelle est
vélation (6• Entretien métaphysique) ; en ce minime. Mais par ailleurs il faut noter que la
sens, Malebranche peut être considéré comme thèse de Spinoza manifeste avec une acuité
un précurseur de'l'associationisme; la notion extrême le refus que le rationalisme cartésien
d'objet, avec son extériorité, serait le résultat oppose à la possibilité d'une médiation entre
d'une activité _psychique, non une donnée pri- la sensorialité et la pensée logique, au sein
mitive. C'est par cette hypothèse d'une act~­ d'une démarche inductive, pour une connais-
vité psychique implicitè que Malebranche sance approchée ; en effet, Spinoza, en éta-
cherche à rendre compte des erreurs des sens blissant trois types de connaissance, classe
(Recherche de la Vérité, livre I, chapitre dans le premier genre, avec la connaissance
VII, 9) ; les intuitions en apparence simples par out-dire et tous les préjugés, tout le savoir
et irréductibles sont des sensations composées, qui vient à l'homme spontanément par les
des jugements inconscients, qui relèvent d'ex- sens ; le second genre est celui de la connais-
plications psychologiques, et non purement sance discursive scientifi.oque, le troisième celui
physiologiques. Telle est l'illusion de la lune à de le connaissance intuitive supérieure ; or,
l'horizon, qui paraît plus grande que lorsqu'elle cet étagement des trois genres de connais-
s'élève dans le ciel : «nous voyons, entre elle sance suppose que l'on établisse une coupure
et nous, plusieurs campagnes : nous la jugeons complète entre la sensorialité, connaissance
plus éloignée, et à cause de cela nous la voyons inadéquate, et une partie du contenu des sen-
plus grande ». De telles explications psycholo- sibles communs <relations, étendue, nombre)
gtques ont été reprises par Berkeley et les psy- qu'Aristote considérait comme objet de per-
chologues anglais ; elles ont pu inspirer las: ception. Effectivement, ce postulat est celui
recherches de Helmholtz et d'autres psycho- du rationalisme cartésien, car Descartes con-
physiologistes au xrx• siècle. sidère comme innée l'idée des substances sim-
Spinoza apporte au problème de la commu- ples, l'étendue par exemple : elle n'est pas
nication des substances, ou plutôt de la rela- donnée par les sens, non plus que les princi-
tion entre l'étendue et la pensée, la solution pales relations que le géomètre établit. Les
systématique du parallélisme des attributs en cartésiens considèrent comme non-perceptives,
588 BULLETIN DE PSYCHOLOGIE

et par conséquent directement données à l'es- condité de la déduction et une mise en garde
prit, les relations schématiques, symboliques, individuelle contre les passions et la confu-
abstraites, dont Platon faisait l'objet d'une sion des sens : un refus radical de participer,
vision supérieure et unique d'avant l'incarna- par la sensorialité et l'élan affectif qu'elle dé-
tion du sujet, ce qui leur laissait un caractère clenche, aux mouvements collectifs obscurs et
supérieurement mais réellement perceptif, et irréfléchis qui subordonnent à l'irrationnel du .
facilitait par conséquent leur redécouverte au prestige des institutions, des souverains, des
sein du sensible pour l'interpréter. ChP.z les chefs d'armée, la liberté morale de l'individu.
cartésiens, cet a priori n'est plus même de Au XVI" siècle, cette critique du prestige dl's
nature perceptive, car il se manifeste comme sens avait été entreprise par Montaigne (Apo-
capable de fécondité sans recours à l'expé- logie de Raymond de Sebonde), avec beaucoup
rience ; grâce à lui, le géomètre peut déduire de force et d'ironie, en reprenant des argu-
des mondes complètement a priori, et le re- ments des auteurs anciens, issus surtout du
cours au sens n'est v.tile qu'après la déduction scepticisme, et en les unissant pour apporter
constructive trop riche pour savoir dans lequel l'idée d'une relativité des croyances, afin de
des mondes logiquement et scientifiquement diminuer la virulence et l'intransigeance des
possibles nous vivons en fait. dogmatismes. La Boétie, dans Contre un Di8-
Une telle coupure pratiquée radicalement cours de la Servitude volontaire rend le pres-
entre la sensorialité et les aspects formels de tige des sens responsable de l'entraînement
la connaissance du monde extérieur peut avoir collectif fondant en fait l'autorité des tyrans :
un sens important pour la vie de l'individu ; que serait un tyran, un chef d'armée, si brus-
en effet, la connaissance inadéquate est ren- quement tout secours des sujets et des subor-
due responsable du malheur humain ; dans donnés lui était refusé? En fait, c'est le peuple
l'analyse qu'il fait de la jalousie, Spinoza mon- qui s'asservit lui-même. Le cartésianisme a
tre que le caractère nocif de cette passion renforcé cette critique de la sensorialité comme
vient de ce que la représentation du rival ac- pouvoir d'entr.ainement irréfléchi à l'action
compagne celle de la personne aimée : c'est collective, en donnant l'exemple du cogito que
cette liaison qui fait le caractère douloureux l'individu dans la solitude, sans préjugés, par
de cette passion ; l'image de la seule personne la seule raison, peut développer sans rien em-
aimée ne cau~erait pas cette douleur, non prunter aux forces collectives et à l'irration-
plus que la connaissance objective et scienti- nel. Pascal trouve dans le regard objectif le
fique de la sexualité ; selon l'ordrP. des causes pouvoir de mise en garde radicale contre tout
et de la nécessité, par la connaissance du se- prestige : que sont des juges, vêtus de pourpre
cond genre : c'est d'ailleurs ce passage de et d'hermine, quand on les considère objecti-
1 'inadéquat à l'adéquat .qui est le remède de vement? Que sont les rois et les chefs d'ar-
la passion. Malebranche lui aussi se défie du mée, .quand on les considère selon l'ordre des
prestige des imaginations fortes, capables de causes, en eux-mêmes, sans se laisser offus-
semer l'erreur chez les autres personnes ; et quer par la musique, les costumes, le bruit des
Descartes faisait peu de cas des « idées fac- hommes d'armes dont ils s'entourent? Les cé-
tices», ~·est-à-dire de celles qui sont compo- rémonies. utilisant la sensoriauté, ne sont que
sées, comme la chimère, avec des éléments em- « grimace ». Pour Pascal, vie mondaine, respect
pruntés à des sensations séparées ; les arts, aveugle des grandeurs d'établissement, luxe
qui se donnent la liberté de combiner à loisir inutile, mépris de la vraie foi et compromis-
les impression!~ sensorielles, se trouvent géné- sions avec le pouvoir se trouvent liés. La pra-
ralement dépréciés par le rationalisme clas- tique des sciences et l'ascétisme moral opèrent
sique d'inspiration cartésienne, qui, en cela un véritable changement d'ordre qui rend in-
aussi, manifeste une certaine parenté avec la sensible à l'entraînement collectif et au pres-
doctrine platonicienne, très défiante à l'égard tige de tout ce qui est intra-mondain.
des fictions artistiques : seules les formes d'art Cependant, chez Pascal, l'analyse de la per-
très dépouillées et claires sont acceptées : la ception dépasse ce refus radical de l'entralne-
musique de la lyre, mais non celle des instru- ment irréfléchi : Pascal note que la percep-
ments à vent ou à percussion, avec les sons tion découvre entre les choses et les êtres des
efféminés des Lydiens qui provoquent un plai- analogies qualitatives (d'un niveau beaucoup
sir des sens ou un élan obscur et orgiastique ; plus élevé que ce que l'on nomme la qualité
t out ce qui flatte les sens est refusé par Platon sensible élémentaire) ; il s'agit d'une véritable
comme un mensonge : les viandes en sauce généralisation perceptive : il y P. analogie entre
sont rejetées, car les sauces donnent aux vian- certaines maisons, certains carrosses, certaines
des un goftt .qui n'est pas le leur, tandis que femmes ; une cc Jolie demoiselle toute pleine
les viandes grillées apparaissent avec leur vrai . de miroirs » a son équivalent perceptif dans
caractère: les. arts ne doivent pas produire un style déterminé d'architecture, une certaine
l'illusion. manière de construire et d'orner les carrosses.
Mais il y a de plus, et peut-être essentielle- On peut rapprocher cette étude de celle des
ment, dans le refus du prestige de la sensoria- jugements perceptifs inconscients et impli-
lité par le rationalisme cartésien, autre chose cites chez Malebranche ; mais Malebranche
qu'une conséquence de la découverte de la fé- vise à expli.quer ainsi les erreurs, tandis que
c·. SIMONDON : LA PERCEPTION 589

pascal étend cette méthode au-delà des er- rieur, tel qu'il apparaît comme œuvre de l'ima-
reurs à toutes les qualités esthétiques. gination, symbolise les monades et leurs rap-
On peut rattacher aussi au rationalisme car- ports : la perception donne des phénomènes,
tésien la doctrine de Leibniz, car elle essaye à mais ce sont des phénomènes bien fondés ;
sa manière de résoudre le problème de la com- d'autre part, le monde extérieur apparaît sous
munication des substances dans la perception forme de perceptions liées entre elles et per-
externe. Leibniz prend la voie opposée à celle mettant la prévision : «Les idées des qualités
que Spinoza suit ; Spinoza ramène les deux simples comme de la couleur, de la saveur,
substances cartésiennes à une seule qui s'ex- etc. (qui en effet ne sont que des fantômes)
prime en attributs parallèles ; Leibniz multi- nous viennent des sens, c'est-à-dire de nos
plie au contraire à l'infini les substances perceptions confuses Et le fondement de la
(individus, «monades»), et rend compte de vérité des choses contingentes et singulières
la corrélation entre les substances (la percep- est dans le succès qui fait que les phénomènes
tion est un cas particulier de cette corréla- des sens sont liés justement comme les vérités
tion) au moyen d'une création si parfaite, si intelligibles le demandent». (Nouveaux Essais
précise, si déterminante, que toute l'existence sur l'Entendement humain, IV, 4).
des monades est prévue et contenue virtuelle- La doctrine de Leibniz, tout en se rattachant
ment dans l'immense calcul de compossibilité au rationalisme cartésien, est beaucoup plus
au terme duquel Dieu a prononcé le « fiat». accueillante aux données des sens. L'opposition
cc Dum Deus calculat, fit mundus »: les mo- entre le qualitatif et le formel y est moim
nades sont des automates spirituels qui con- radicale, parce que sensations et perceptions
tiennent dés l'origine, dans leur essence, nom- sont considérées de manière plus aristotéli-
mée par Leibniz «formule individuelle com- cienne, comme activités du sujet, de l'indi-
plète» ou «formule individuelle concrète», la vidu. Leibniz avait assoupli et élargi la méca-
loi de tous leurs états ultérieurs, comme il nique cartésienne en ajoutant la considération
suffit de la loi et du premier terme d'une série des forces vives ; le recours à l'expérience lui
pour que tous les termes puissent être déve- paraissait naturel, et l'importance qu'accorde
loppés : 1, 1/2, l/4, 1/B ... ; la loi de la série, Leibniz aux séquences de phénomènes, à leur
nommée aussi raison, est comparable à l'es- utilité pour la prévision, annonce le dévelop-
sence d'une monade. Comme le calcul divin pement des sciences expérimentales au XVIII'
des compossibilités (qui est par ailleurs la re- siècle, ainsi que le relativisme kantien.
cherche du meilleur des mondes possibles d'un On doit noter, en outre, le fait que LP.ibniz
point de vue général et sans tenir compte des suppose qu'il existe différents niveaux de la
ombres du tableau, inévitables) a mis en har- conscience dans la perception ; en droit, et
monie les uns avec les autres toutes les mo- absolument, chaque monade a dans sa formule
nades de l'univers, l'existence qui en résulte individuelle <1mplète référence à tous les états
conserve entre les monades un synchronisme de toutes les autres monades ; quand une
rigoureux du développement des états, qui, goutte d'eau tombe sur un rivage d'Amérique,
grâce à cette harmonie préétablie, se corres- nous l'entendons, mais à un niveau tel que
pondent sans échange de causalité entre les nous ne percevons pas clairement cette petite
substances ; c'est ainsi qu'une horloge peuL perception: percevoir n'est pas apercevoir
sonner les heures, et une autre les marquer (Leibniz avait étudié les grandeurs tendant
avec les aiguilles, alors que les deux méca- vers zéro, au moyen du calcul infinitésimal) :
nismes sont entièrement indépendants. Si nous il existe ce que nous nommons aujourd'hui
vo·yons que la lumière s'éteint, cela ·ne veut pas des seuils perceptifs. De plus, Leibniz a étudié
dire que nos monades sont en ce moment af- les variations de seuil dues à l'adaptation : le
fectées par un événement extérieur ; mais meunier n'entend plus le bruit de son moulin
dans la loi de développement de nos états il (il le perçoit, mais ne l'aperçoit pas) ; pa1·
y avait cette modification - la perception du contre, si le rythme varie, si le moulin s'ar-
manque brusque de lumière - en synchro- rête, alors le meunier se réveille ; l'adaptation
nisme avec quelque chose qui s'est passé dans permet un usage différentiel très sensible des
l'alimentation des lampes, et qui est aussi organes des sens ; c'est la variation qui est
contenu dans le calcul de compossibilité ; en aperçue. L'attitude rationaliste issue du carté-
fait, les monades, étant des substances, n'ont sianisme vise donc d'abord à installer la
«ni portes ni fenêtres» ... connaissance inductive tirée de l'expérience
Les monades, qui sont des forces simples, perceptive ; cette entreprise de séparation ra-
spirituelles, ont pour attributs essentiels la dicale conduit à dissocier la sensorialité, les
perception et l'appétition ; tous leurs actes èonnées qualitatives des sensibles propres, et
sont spontanés, expriment leur propre dévelop- l'ensemble des significations abstraites des
pement ; toutes les monades représentent le sensibles communs; la perception est, coupée
même univers, chaccune à son point de vue ; en deux, les sensibles propres étant rejetés
la sensation est une perception confuse des comme trompeurs, les sensibles communs étant
rapports logiques et vrais des choses ; elle leur au contraire haussés au niveau des a priori,
donne pour nous l'apparence d'objets situés QU'il s'agisse d'idée innée, de vision en Dieu
dans l'espace et dans le temps. ! ~ mou de exté- des archétypes, ou de toute formule affirmant
590• BULLETIN DE PSYCHOLOGIE

le caractère de pure intelligibilité des prin- mes de transmission et d'opérations corpo-


cipes. La conséquence de -cette coupure, a~ec relles · il a donné un sens fonctionnel et opê-
la chute du savoir aristotélicien, est l'évanoUis- ratoir~ à la stimulation, à la transmission
sement de la notion d'objet de la perception d'information, aux réflexes: il a préparé une
comme réalité réciproque du sujet de la con- biologie objective pour le XIX• siècle qui a
naissance, et particulièrement le refus de l'or.- redécouvert les rapports de l'organisme et du
ganisme totalité ordonnée par l'unité d'une milieu, et une physiologie des sens positive.
ame ayant une fonction vitale. L'organisme est
reconstruit abstraitement comme machine, B.- SENSATION ET PERCEPTION
c'est-à-dire comme enchaînement de fonction- CHEZ LES EMPIRISTES
nements par figure et mouvement. L'opéra-
tion commune de type aristotélicien n'est plus On pourrait dire que le rationalisme du
concevable en une pareille doctrine pour la- xvn• siècle a conçu toutes les transformations
quelle l'état privilégié d'un système, permet- comme une opération, à la manière des opéra-
tant l'explication complète, est celui de l'éq~i­ tions mentales qui enchaînent des notions sans
libre de réversibilité, comme dans une machme hiatus et de manière contrôlée. Cette attitude,
simple où les déplacements sont infiniment postulat de base de retrouve aussi dans la
lents. La métastabilité de la tendance, de la réflexion empiriste qui, pourtant, s'oppose au
tension, qui perme~ le passage à l'acte, im- rationalisme en ce qu'elle traite de la même
plk}Ue irréver~ibilité des transformations: ce~te manière que la sensorialité les sensibles com-
irréversibilité n'est pas pensable dans le ratio- muns et m~me les concepts plus abstraits, en
nalisme cartésien, car elle s'opposerait au prin- les considérant comme des produits de l'expé-
cipe même de la méthode, qui consiste à sui- rience, ce qui supprime les a priori.
vre le cheminement des transferts sans perte
à travers les systèmes ; pensée et étendue sont 1 ) Locke et Berkeley
ds systèmes où les opérations, bien loin d'être Locke veut montrer que l'on ne connaît pas
des passages de la puissance à l'acte (ce qui les choses sensibles directement ; la croyance
est irréversible) sont des transferts continus, de en l'existence de choses sensibles est le ré-
mouvement pour l'étendue, d'évidence pour la sultat d'opérations implicites ; les choses ne
res cogitans. Le rationalisme mécaniste ex-
plique le réel par l'invariance, par la conti- sont que des collections de qualités t JUjours·
nuité, par la réversibilité: la substance devient perçues ensemble. La perception est passive :
l'âme ne peut s'empêcher d'apercevoir ce
une garantie d'invariance, au lieu d'être, qu'elle aperçoit. Les qualités sensibles sont des
comme au temps d'Aristote, condition et théâ- idées simples, c'est-à-dire qui ne peuvent être
tre d'actualisation, dans l'organisme indivi- distinguées en différentes idées (Essai sur l'en-
duel ; aussi, le rôle de l'individu disparait, tendement humain, livre II, chapitre 2). Ces
comme prncipe d'explication, et en même qualités ou bien entrent dans l'âme par un
temps l'originalité d'une réception d'informa- seul sens (couleurs, sons, odeurs, saveurs, so-
tion provenant d'un milieu extérieur à l'orga- lidité) ou bien sont données par plusieurs sens,
nisme ; à proprement parler, au sein de la
res extensa, qui est un continu, il n'y a pas
comme les idées de l'espace, de l'étendue, la
d'extériorité, parce qu'il n'y a pas de limite figure, le mouvement, le repos, que nous re-
réelle, substantielle ; la réception d'un message cevons par la vue et le toucher. L'éducation de
n'est qu'un fonctionnement de relais : le pas- la vue s'explique par une induction, que l'ha-
sage de l'extérieur à l'intérieur apparaît alors bitude rend inconsciente: la sphère n'est
comme un simple changement d'ordre de gran- d'abord pour l'œil qu'un cercle plat et diverse-
deur, tout comme la commande motrice des ment ombragé ; puis, l'expérience du toucher,
effecteurs à partir d'Un centre. Au sein d'une associée à lo. première, fait qu'ensuite la sphère
substance, il n'y a pas d'extériorité : la mé- est directement perçue visuellement comme
thode cartésienne supprime donc ce qui ét11.it un volume arrondi. L'habitude, qui permet
une des caractéristiques principales de la per- d'accomplir des actions sans s'en apercevoir,
ception : le passage de l'extérieur à l'intérieur ; permet aussi d'acomplir des opérations men-
ce problème cesse d'être psychologique pour tales sans s'en apercevoir. La différence entre
devenir métaphysique, sous la forme de la cette interprétation de la sensation et celle des
communication des substances. En effet, les rationalistes est que l'idée d'automatisme ct
mathématiques du XVII" siècle permettaient d'opérations inconscientes y tient une plus
de penser des transformations et des équiva- large place, et surtout se trouve étendue à des
lences, non des passages d'un ordre à un contenus qui, chez les rationalistes, étaient
autre ; mais la méthode de Leibniz, en amor- maintenus -hors de toute reconstruction empi-
çant le calcul différentiel et intégral, élargit le rique, parce qu'ils étaient considérés comme
domaine de l'intelligibilité rigoureuse. des idées, particulièrement l'étendue ; on peut
dire que la critique portée par le rationalisme
En revanche, s'il a dissocié la perception et contre la sensorialité se retourne contre la rai-
rendu impossible la réflexion sur l'exté~orité son elle-même, car les principes primitive-
perceptive ou la situation d'objet, le rationa- ment considérés comme non-perceptifs sont,
lisme cartésien a mis l'accent sur les problè- dans l'empirisme, considérés eux aussi comme
G. SIMONDON : LA PERCEPTION 591

issus de l'expérience sensible. Dès lors, ils per~ par Dieu. C'est ce que l'on a nommé, de ma~
dent leur caractère de certitude et d'absolu. nière assez équivoque, «l'idéalisme absolu» de
Locke ne cherche d'ailleurs pas à aboutir Berkeley ; il est évident que le mot « idée » ne
au scepticisme, qui pourrait être atteint par s'oppose pas ici à « concept», car, en fait, les
ce retournement du rationalisme ; pour Locke, notions que Berkeley présente sont des résul~
les sensations sont involontaires : elles ne vien~ tats de l'induction opérée à partir de l'expé~
nent pas du sujet; elles sont plus vives que rience sensorielle ; ce sont donc des concepts ;
les images; elles se confirment les unes par il s'agit en fait d'un conceptualisme absolu,
les autres, si bien que « la connaissance que doublé d'un nominalisme radical, dans l'hy-
l'on tire des sens est aussi certaine que le plai~ pothèse acosmiste. Nous soulignons l'emploi
sir et la douleur » (Essai sur l'entendement hu~ très particulier de ce terme « idéalisme », ici
main, IV, 11). Toutefois, les idées tirées de la opposé à « réalisme » et qui s'est imposé au
perception, bien que relatives à une réalité XVIII" siècle, puis vulgarisé à travers l'emploi
extérieure, n'en sont pas la copie : nos idées littéraire.
ne sont pas des images ou des ressem··
blances parfaites de quelque chose d'inhérent 2) Doctrine de Hume
au sujet qui les produit ; les qualités premières Hume reprend et développe la critique« idéa~
sont originelles (solidité, étendue, repos, mou~ liste » de Berkeley, mais il est sensible au fait
vement, nombre, figure); les qualités secondes que la Physique réussit, donc n'est pas sans
(couleurs, odeurs, sons ... ) n'ont point de réa- rapport avec le réel. La théorie de la percep-
lité : « elles ne sont que la puissance qu'ont lEs tion, chez Hume, se développe selon un rythme
corps de produire en nous diverses sensations d'oscillll.tion entre une tendance empiriste di-
par leurs qualités originelles ou premières l> rectement réaliste et une réflexion relativiste
(Essai sur l'entendement humain, II, 8). Ces qui tempère l'aspect réaliste.
conclusions sont assez proches du cartésia- 1• Hume note qu'il existe chez l'Homme un
nisme, mais le principe de la continuité entre instinct et une sorte de préjugé naturel, «pre-
la sensorialité et les sensibles communs va possession», conduisant l'Homme à avoir foi
avoir des conséquences considérables, qui ca- en ses sens. Sans avoir besoin de raisonner,
ractérisent cette méthode. le plus souvent avant l'usage de la raison, nous
. Berkeley emploie largement la méthode qua- supposons l'existence d'un monde externe qui
lifiée par Stuart Mill de «psychologique » (par ne dépend pas de notre perception, et qui
opposition à la méthode «introspective»); en existences réelles. L'esprit n'atteint jamais en
effet, Berkeley considère les représentations nous-mêmes étions absents et anéantis {Re-
humaines comme des associations de sensa- cherches sur l'entendement humain, Section
tions en connexion constante. Nous n'avons XII, 1>. Tel est le sens commun.
pas l'intuition du monde extérieur ; tout le 2" Mais, si nous passons au plan de la ré-
contenu de notre pensée n'est fait que d'asso- flexion, nous comprenons que seules l'image
ciations engendrées par l'ordre des sensations; ou la perception peuvent être présentes à l'es-
cet ordre engendre une croyance au monde prit. Les sens sont incapables de produire un
extérieur, et cette croyance est regardée comme contact immédiat entre l'objet et l'esprit. Les
intuitive. existences, comme « cette maison » ou « cette
Les qualités premières ne sont que des sen- table » ne sont que des « fleeting copies», des
sations, comme les qualités secondes ; elles représentations d'autres existences, non des
sont «des idées» ; or, «une idée ne peut exis- existences réelles. L'sprit n'atteint jamais en
ter en dehors de l'esprit» (Principes de la lui que des perceptions, et il ne peut par suite
connaissance humaine, paragraphe 33). Ce qui faire l'expérience de la connexion de ces per~
arrive par les sens n'implique pas cl'extérioril:é, ceptions avec les objets, qu'il n'atteint pas. Les
pas plus que des mots isolés n'apportent un qualités secondes n'existent que par l'esprit, et
sens ; le sens est découvert après des expé- les arguments employés pour le démontrer
riences répétées. Ainsi, les caractères de l'éten- sont applicables aux qualités premières :
due ne sont pas connus de manière innée : «L'idée d'étendue est entièrement due aux
nous percevons la distance au moyen de signes sens de la vue et du tact ».
qui n'ont aucune ressemblance avec elle, mais 3° Cependant, si l'on revient à l'expérience,
qui nous en suggèrent l'idée, après des expé- on constate .qu'il existe une différence nette
riences répétées, absolument comme des moLs entre les simples images et les perceptions : les
(Alcyphron, 4' dialogue) ; ces jugements sont perceptions impliquent un sentiment qui ne
si familiers que l'habitude n'en laisse pas la dépend pas de notre volonté et ne peut être
conscience. Dès lors, on peut dire, en parlant produit à plaisir ; ce sentiment (feeling) est
du sujet «esse est percipere », et, en parlant joint à la croyance (belief) en l'existence des
·d'un hypothétique objet : «esse est percipi ». objets ; il est iréductible et répond à certains
L'extériorité de l'objet perçu s'évanouit ; pour états de conscience plus forts, plus intenses,
lui, être, c'est être perçu ; ainsi, Berkeley et aussi à l'attente de ces états de conscience
aboutit à l'acosmisme, à l'hypothèse selon la- dans certaines circonstances. Cette attente a
quelle le monde n'existerait pas, les impres- pour principes (et pour seuls principes) l'expé-
sions sensorielles étant causées directement rience et l'habitude ; · la perception est «une
592 BULf..ETlN DE PSYCHOLOGIE

conception d'un obJet plus intense et plus bi tude chez Hume. Tout ce qui peut être pensé·~
stable que celle qui suit les fictions de l'ima- clairement au moyen de la notion d'opération
gination» ; cette conception sort d'une liaison - de la pensée ou du corps - est considéré
habituelle de l'objet avec quelque chose qui comme acceptable : la synchronisation perpé-
est présent à la mémoire et aux sens : « Toute tuelle de l'activité des monades indépendantes
eroyance ou matière de fait. est dérivée simple- chez Leibniz est l'exemple le plus extrême de
ment de quelque objet présent à la mémoire la place donnée à l'opération. L'automatiSDle
et aux sens, et d'une liaison habituelle entre n'est qu'une des espèces de l'opération de
cet obJet et quelque autre objet» (Recherches transfert, d'ençhainement, de groupement, que
sur l'entendement humain, Section V, 1). la méthode cartésienne explicite, magnifie, et
4• Retournant à la réflexion, nous ·consta- généralise. Dans ce cas, la perception comme
tons l'accord constant de la Nature et de l'Es- vision, « théorie », n'est ni utile ni concevable;
prit, puisque le cours de la Nature répond à la les séquences seules sont utiles et contrô-
loi d'association qui régit nos idées : il existe lables. Cette réalité de l'opération comme
donc une harmonie préétablie entre le cours transfert et activité continue est présente dans
de la Nature et la succession de nos idées : l'importance donnée aux automatismes, ainsi
«quoique les puissances et les forces qui va- que dans le point de départ, théorique et mé-
rient la scène du monde nous soient i.qconnues, thodologique, qu'est le cogito dans la doctrine
nous trouvons que nos pensées et nos concep- de Descartes : or, le cogito est une opération
tions leur ont jusqu'ici tenu fidèle compagnie ». pure, en laquelle l'affirmation et l'évidence de
Cette formule relativiste place donc la corres- l'existence émanent directement de cette opé-
pondance entre la connaissance perceptive et ration, sans recours à rien d'antérieur ou
le réel non au niveau des objets isolés - ils d'extérieur ; la manière dont Deus sive Natura
ne sont pas intuitivement appréhendés, ils ré- s'exprime dans l'infinité des attributs chez
sultent d'une construction faite par le sujet - Spinoza est en une certaine mesure compa-
mais au niveap des liaisons et des enchaîne- rable au cogito ,· il ~ a, à l'origine du ratio-
ments constituant l'ensemble de la perception, nalisme, un modèle d'être et de pensée qui se
a.rec ses séquences, ses groupements, ses at- passe de l'antériorité comme de l'extériorité ;
tentes de suites. Ce sont les enchainement.s il est doué de pouvoir d'auto-position, et est
constants de phénomènes, observés par la Phy- par lui-même normatif pour lui-même; en ce
sique, qui montrent que la connaissance per- sens, il ne demande aucun guide à la sensoria- -
ceptive, quoique dépourvue du pouvoir d'intui- lité, ni pour les normes, ni pour le savoir, dans
tion qui permettrait à l'esprit d'atteindre ponc- le rationalisme strict ; on pourrait dire que 1~
tuellement le réel, est pourtant fondée et se sensation et la perception sont impensables
rapporte à la Nature. dans un système où précisément l'être est déjà
en acte dés le début, et ne peut laisser place
3) Caractères communs du rationalisme ni à une communication véritable (commu-
et de l'empirisme nication des substances) ni à un passage de
la puissance à l'acte : c'est la réception, impli-
Ce qu'il y a de plus constant dans les théo- quant extériorité et virtualité, potentialité, qui
ries de la perception à l'époque de la philoso- ne peut être pensée à l'époque classique. L'em-
phie classique, aussi bien chez les rationalistes pirisme est une des conséquences, sinon du ra-
que chez les empiristes, c'est l'idée qu'il se tionalisme, tout au moins de son postulat de .
produit un fonctionnement, avec ou sans cons- base, selon lequel il n'y a pas deux manières
cience, qui utilise et groupe les données des d'être, la potentialité et l'actualité : rien d'ori-
sens, les associe pour faire les « sensibles com- ginellement et réellement extérieur ne peut
muns >> et les « sensibles par accident ». Ni les être donné à l'esprit; l'esprit n'opère que sur
rationalistes ni les empiristes n'admettent que un matériel homogène de signes, et ce sont
les données des sens apportent dans le sujet des caractères intrinsèques de son opération -
une image du réel, une vision réaliste de l'ob- par exemple la répétition - qui constituent
jet, une intuition; ce ne sont que matériaux, l'aspect d'objet et l'impression d'extériorité:.
et jamais l'occasion d'« idées» au sens plato- ce ne sont pas des intuitions, mais des opéra-
nicien et réaliste du terme ; les rationalistes tions ; ce qui est reçu par les sens n'a pas de
tirent d'ailleurs que de la perception les prin- signification par soi-même : ce sont comme
cipes idéaux et intuitifs de la connaissance dé- des mots dont le se~s est peu à peu découvert :
ductive ; les empiristes les tirent bien de la à travers les occasions d'emploi, par l'expé-
perception, mais au niveau des enchaînements, rience ; et il n'y a pas, pour éclairer ces signi·
non des éléments, des données, et en considé- fications progressivement découvertes, dans
rant une telle connaissance comme seulement l'empirisme, une source plus élevée du savoir
relative. En allant plus loin, on peut dire que (comme dans le rationalisme) qui serait les
le postulat commun de toutes ces doctrines
est que la connaissance est une opération ; il idées innées ou la vision des archétypes dans
y a opération dans la déduction cartésienne, le verbe divin ; toutes nos connaissances ont
opération dans les jugements implicites de une seule origine, même les principes : ils vien-
l'opération perceptive chez Malebranche, opé- nent de l'expérience perceptive. Il se produit
ration enfin dans l'activité qui aboutit à l'ha- alors dans l'empirisme un retournement contre
G. SlMONDON : LA PERCEPTION 593

la solidité du rationalisme ; la perception n'est réelle et distincte ; on doit poser une existence
pas l'intuition de l'objet, mais l'Homme n'a distincte des choses en soi. .
pas d'autre source de savoir ; après avoir ap- Kant réfute d'abord l'idéalisme dogmatique
pris, à la lumière de la raison guidée par les de Berkeley « qui regarde l'espace avec toutes
idées innées, à critiquer la perception et à lui les choses, dont il est la con.dition inséparable,
ôter toute prétention intuitive et réaliste, la comme quelque chose d'impossible en soi, et
philosophie classique, lorsqu'elle découvre avec par conséquent aussi les choses dans l'espace
l'empirisme que les principes de la raison sont comme de pures fictions » (Critique de la Rai-
eux aussi de même nature .que la perception, son Pure), 1" partie, trad. Barni, p. 285).
est vouée soit à la conséquence extrême de Kant réfute ensuite l'idéalisme problémati-
l'acosmisme, soit, tout au moins, au relati- que de Descartes, qui affirme que nous som-
visme; avec les seules mathématiques comme mes impuissants à démontrer une existence
modèle de la connaissance rigoureuse, la con- en dehors de la nôtre. L'idéalisme de Berke-
séquence acosmiste ne pourrait guère être ley s'impose si l'on fait de l'espace une pro-
écartée; mais le développement des sciences priété appartenant aux choses en soi ; l'idéa-
expérimentales apporte la médiation du rela- lisme problématique semble considérer que
tivisme, au XVIII" siècle. nous nous bornons à imaginer les choses exté-
rieures; en fait, nous en avons l'expérience,
C. - SENSIBILITÉ .ET FORMES A PRIORI autant que nous avons l'expérience, indubi-
table selon Descartes, de l'activité de notre
CHEZ KANT: LE RELATIVISME pensée; notre expérience intérieure, selon
C'est cette médiation équilibrée, conclusion Kant, n'est possible elle-même que sous la
du conflit entre rationalisme et empirisme condition de l'expérience extérieure. Ces deux
sceptique, que Kant veut apporter, comme un expériences sont solidaires, nous ne nous con-
juge à la fin d'un lqng et important débat. naissons qu'en connaissant quelque chose
d'extérieur à nous; nous avons une conscience
Comme le médiateur ancien que fut Aris- immédiate de l'existence des choses extérieu-
tote après l'opposition entre les« Fils de la Ma- res comme de la nôtre. Kant énonce le théo-
tière» et les «Amis des Idées», en prenant le rême suivant: «la simple conscience, mais
schème hylémorphique ·pour fondement du empiriquement déterminée de ma propre exis-
passage de la puissance à l'acte, Kant suppose tence, prouve l'existence des objets extérieurs
que la connaissance réelle demande l'interac- dans l'espace ». En effet, cette conscience de
tion de l'a priori et de l'a posteriori : une ma propre existence demande quel.que chose
connaissance sans matière est vide, une con .. de permanent dans la perception, qui soit
naissance sans forme est confuse. Il y a ma- distinct de mes représentations: l'existence
tière et forme dans la connaissance, la matière extérieure.
étant l'élément multiple et variable, la forme
étant l'ensemble des lois nécessaires qui seules Ainsi, la doctrine de Kant apparaît-elle com-
permettent à la pensée de se constituer. me un relativisme : le monde en tant que
connu est un monde phénoménal, c'est-à-dire
La perception externe n'est pas une faculté «un tout formel, qui n'est plus partie d'Un
mais une forme de l'esprit, en tant qu'elle autre ». Ce qui a été dit de l'espace s'applique
suppose l'espace, forme a priori du sens de la même manière au temps : « le temps
externe. Percevoir l'extérieur, c'est ajouter aux n'est rien d'objectif ni de réel, il n'est ni une
sensations l'extériorité, l'espace. Le son, la cou- substance, ni un accident, ni une relation,
leur, la résistance, ne sont que des modifica- mais une condition subjective nécessaire en
tions internes ; il n'y a de monde externe vertu de la nature de l'esprit, pour coordonner
qu'au moment où ces modifications sont si- des sensibles quelconques selon une loi déter-
tuées dans l'espace. C'est l'esprit qui fournit minée, et ainsi une intuition pure. Car nous
l'espace ; c'est donc l'esprit qui constitue le coordonnons aussi bien les substances que les
monde externe. Etre capable de perception, accidents, tant selon la simultanéité que selon
c'est fournir la donnée de l'espace. « Spatium la succession. seulement par le concept de
non est aliquid objectivi et realis, nec subs- temps ; et ainsi sa notion, en qualité de prin-
tantia, nec accidens, nec relatio, sed subjec- cipe formel, est plus ancienne que ces concepts
tivum et ideale e natura mentis stabili lege de substance et d'accident. » (De forma ... sec-
proficisces, velut schema, omnia omnino ex- tion III, paragraphe 14, 5). Le temps n'est
terne sensa sibi coordinandi » (De mundi sen- donc pas une réalité objective, car ll devrait
sibilis atque inteUigibilis forma et principiis, être soit un flux continu dans l'être, en de-
1770). hors de toute chose existante, comme le pen-
Kant n'accepte pas l'« idéalisme» (au sens sent les philosophes anglais, soit une réalité .
que ce mot prend chez Berkeley), c'est-à-dire abstraite de la succession des états intérieurs,
le nominalisme pur; l'esprit donne à la con- comme dans le système de Leibniz. Cette se-
naissance la forme, mais non la matière, qui conde opinion néglige complètement la simul-
échappe à nos prises, et n~ nous parvient tanéité, la plus importante idée dézivée du
qu'après avoir traversé les formes de la sensi- temps. Or, il faut pouvoir, selon Kant, déter-
bilité ; la matière a cependant une existence miner les lois du mouvement par la mesure
596 BULLETIN DE PSYCHOLOGIE

du temps, et non le temps, quant à sa nature Espace et temps sont donc des intuitions
propre, pa.r ce qu'on observe dans le mouve- pures ; ils ne sont pas abstraits des sensations
ment ou ·n'importe· quelle série de change- externes ; la possibilité des perceptions sup-
mënts internes, ce qui détrUit complètement pose l'espace et le temps. Ma.iJ de plus il faut
toute certitude des règles. L'ubiquité .du temps préciser, selon Kant, qU'il s'agit de représen-
perm;et de poser comme étant en un temps tations singuli~res et non générales; on con-
tout ce qui est pensable selon les sens. Cette·-:c ..çoit tous les actuels comme situés dans le
ubiquité ajoute à la quantité des événements temps, non comme contenus sous sa notion
une seconde dimension, en tant qu'ils sont générale comme sous un caractère commun ;
rattachés, en quelque sorte, au même point le concept d'espace comprend en soi toutes
du temps. « Car, si l'on représente le temps choses ; il n'est pas une notion abstraite et
par une droite infinie et les simultanés en un commune les contenant sous soi. Ce qu'on
moment quelconque par des lignes qui lui sont appelle espaces multiples n'est que parties du
appliquées avec ordre, la surface ainsi en- même espace immense, mutuellement corréla-
gendrée représentera le monde phénoménal, tives par une certaine position et l'on ne peut
aussi bien en tant que substance qu'en tant concevoir un pied cube que comme enveloppé
qu'accident». De ceci il résulte que le temps, de partout dans l'espace ambiant.
bien qu'il soit, posé en soi et absolument, un
être imaginaire, est cependant, en tant qu'il Cette conception du rapport entre le monde
concerne la loi immuable des sensibles comme phénoménal et le sujet exclut l'empirisme pur,
tels, «un concept très véridique et une condi- mais exclut aussi une théorie de la connais-
tion de la représentation intuitive s'étendant sance comparable à celle de Platon : il n'y a
à l'infini à tous les objets possibles des sens». pas un architecte du monde qui ne soit aussi
Ce concept contient la forme universelle des créateur ; l'unité dans la conjonction des subs-
phénomènes, primitive et ·originaire. n est un tances de l'univers est la conséquence de la
principe formel du monde sensible absolument dépendance de toutes pa.r rapport à un être.
premier. L'essentiel est l'unité du monde phénoménal.

CHAPITRE Ill

RECHERCHES ET THÉORIES MODERNES

A. - R~LISME .ET THÉORIES son aspect d'émotion subjective, est distincte


DE L'INTUITION de la perception, qui est un mode de connais-
sance. Il existe des perceptions naturelles, qui
1 ) Renaissance du réalisme sont irréducti~les, comparables. à un langage
naturel, alors que les perceptions acquises sont
Le relativisme kantien a engendré une tra- comparables à un langage artificiel, où les
dition épistémologique et philosophique consi- mots prennent le sens qu'on leur donne arbi-
dérant cette médiation comme définitive, jus- trairement et que seul l'usage stabilise. Les
qu'à l'époque actuelle : la philosophie de erreurs des sens s'expliquent pa.r l'analyse du
Brunschvicg est un exemple de ce développe- fonctionnement physiologique et psychologi-
ment du kantisme en France, avec un ouvrage que.
d'une grande force philosophique, La Modalité Reid critique la doctrine des idées représen-
du Jugement, et plusieurs études de la genèse tatives (qui a encombré la philosophie de
de la pensée scientifique, particulièrement Platon jusqu'à HlJ!D,e) supposant qu'il existe
L'expérience humaine et la causalité physique. un intermédia.ire entre l'objet perçu et le su-
Cependant, des recherches· proprement psycho- jet. Il faut, selon Reid, revenir au sens com-
logiques se sont développées en dehors du kan- mun : on croit voir les objets eux-mêmes, et
tisme et ont progressivement amené une ré- non leurs i.--nages. La perception immédiate
vision de son postulat de base, l'interaction de est une suggestion _nécessaire, une croyance.
l'a priori et de l'a posteriori dans la percep- Dans la perception d'un objet externe, il y a
tion. trois choses :
Reid refuse non seulement le scepticisme de 1) la conception ou notion d'un objet perçu;
Hume, mais toute conclusion exclusivement 2) la conviction irrésistible et la croyance
relativiste ; il retour.ne au réalisme de la per- ferme en son existence actuelle ;
ception immédiate, et analyse les conditions 3) le fait que cette conviction et cette
physiologiques et psychologiques de l'activité croyance sont immédiates et ne proviennent
perceptive. Il existe, selon Reid, une uriité de pas d'Un raisonnement. (Essai sur les facultés
fonctionnement qui conduit de l'impression intellectuelles, II, 5).
Jusqu'au cerveau à travers l'organe des sens ; Ainsi, pour Reid, les sensations sont des si-
· l'activité de l'organe est différente et distincte gnes directs et non des images intermédiaires
de la faculté de percevoir ; la sensation, avec . entre le suJet et l'objet, ne donnant qu•une
G. SIMONDON : LA. PERCEPTION 595-

connaissance médiate : «Nos sensations ap- Forme, enfin, suppose que la relation des élé-
partiennent à cette classe de signes naturels ments à la totalité est primitive, donnée d'em-
qui, indépendanunent de toute notion ou con- blée, et qu'elle n'est pas empruntée à l'unité
ception antérieure de la chose signifiée, la de l'esprit, au sujet : elle se trouve aussi bien
suggèrent ou l'évoqüent'comme par une sorte dans le monde physique et physiologique que
de magie naturelle, nous la font concevoir dans la réalité proprement psychique.
et nous y font croire en même temps » (Essai ...
II. 107). li existe une différence entre les 2) L'activité du moi dans la perception :
qualités primaires et les qualités secondes : Destutt de Tracy, Maine de Biran,
<<Nos sens nous donnent une notion directe et Victor Cousin
distincte des qualités primaires, et nous ap-
prennent en quoi elles consistent; au lieu Destutt de Tracy, Maine de Biran, Victor
que la nature des qualités secondaires est obs- Cousin, puis Bergson cherchent le principe de
cure et purem~nt relative » (Essai ..., II, cha- l'unité et de l'originalité de la perception dans
pitre XVII). Mais, dans les deux cas, il y a le sujet, et refusent la recherche se,gmentaire.
sensation puis suggestion d'une cause, claire- Destutt de Tracy montre le rôle de l'activité
ment ou obscurément représentée. motrice dans la perception externe, retrouvant
ainsi certains aspects de la doctrine des Stoï-
Hamilton accentue la tendance vers le réa- ciens (sur la notion de tension) : le toucher
lisme de la perception sensible chez Reid en passif est différent du toucher actif, permet-
faisant de la perception non seulement l'ins- tant de percevoir la résistance quand nous
trument d'une suggestion, mais le véhicule exerçons un effort. Pour arriver à l'idée de
d'une intuition directe et immédiate. Le moi l'extériorité, il faut le mouvement, l'activité
et le non-moi sont donnés dans une antithèse motrice (Mémoire de l'Institut, 1798). Cette
primordiale, connus ensemble, saisis dans une idée est reprise dans le chapitre XII des Elé-
opposition mutuelle, selon une consciep.ce uni- ments d'idéologie, intitulé : « Que c'est à la
que de deux existences par une même et indi- faculté de nous mouvoir que nous devons la
visible intuition, qui est celle de la dualité connaissance des corps». Une telle doctrine
primitive: <<Le moi et le non-moi sont ainsi se retrouve chez Laromiguière, Adolphe Gar-
donnés dans une synthèse originelle comme nier et Alexander Bain. On peut la mettre en
unis dans l'unité de la connaissance, et dans rapport avec la doctrine de Lamarck, montrant
une antithèse originelle comme opposés dans dans l'adaptation active de l'organisme au mi-
le contraste de la réalité » (Lectures on Meta- lieu le principe essentiel de toute l'évolution,
physics, I, 288). La conscience est la forme organique et psychique, animale et humaine.
générale des faits intellectuels : il y a une Chez Maine de Biran aussi, ce sont l'activité
conscience du monde extérieur ; la connais- et le mouvement .qui constituent le principe
sance reste relative, mais la perception sensible du rapport avec le monde extérieur. La sensa-
apporte une intuition claire et immédiate. tion, pure affection sensible, se distingue de
Peu à peu se distingue une étude propre- la perception, qui ·résulte de notre activité
ment psychologique de l'activité perceptive qui volontaire, donc de l'initiative du sujet. Les
laisse de côté l'attitude ·de la philosophie sens s'élèvent dans la mesure où leurs orga-
classique, consistant à juger la perception à nes sont sous la dépendance de notre activité.
partir de normes antérieurement établies, et Au niveau le plus bas se trouvent les sensa-
tirées en particulier d'une méthodologie du tions organiques, qui n'impliquent pas d'acti-
raisonnement ou d'une définition des condi- vité volontaire ; ensuite viennent les saveurs,
tions de toute connaissance : les théoriel:' mo- qui n'impliquent, dans l'acte de gustation,
dernes de la perception cherchent à saisir qu'une faible activité ; plus haut, l'odorat ;
ce qu'elle est en elle-même, comme activité, flairer est déjà plus actif que goO.ter, et cons-
et non plus en tant qu'instrument (comme titue une activité distincte (alors que la saveur
dans l'Antiquité) ou en tant qu'opération apparaît d'elle-même quand on mange). Plus
<comme à l'époque classique). haut est l'ouïe, dont le haut niveau perceptif
Cette étude, comme aux deux précédentes vient de la liaison avec l'organe vocal, com-
époques, se fait selon deux voies primitive- mandé par la volonté; ensuite, la vue, liée à
ment divergentes qui tendent ensuite à se des mouvements multiples tant dans les orga-
rencontrer (dans la psychologie de la Forme) : nes eux-mêmes que dans les muscles qui assu-
une voie de recherche des totalités, dans l'uni- rent leur mouvement par rapport à la tête,
té du sujet, avec une certaine répugnance à leur convergence, et enfin dans tout le corps
l'égard des expériences particulières, et un (attitudes perceptives). Au plus haut niveau
recours constant à l'expérience intérieure et est le tact, avec la main qui est un merveilleux
à l'unité de l'esprit supérieure aux détails ; instrument d'analyse (Mémoire sur l'habitude).
et une autre voie, au contraire,_ qui recherche Cette idée de la supériorité du tact se retrouve
dans les éléments de base des phénomènes, chez Bergson, qui a donné une place impor-
révélés par l'expérience physique ou physio- tante au « dialogue 'de la main et du cerveau»,
logique, pour reconstruire les ensembles à par- et chez Ravaisson.
tir de ces éléments au moyen d'une loi de ge- Pour Maine de Biran, le premier fait de cons-
nèse ou de composition. La psychologie de la cieJ;lce est l'effort volontaire qui dans son unité
596 BULLETIN DE PSYCHOLOGIE

·comprend d'une part la volonté, d'autre part ple perception des espèces, ;;e continuant en
la résistance de l'organe que nous mettons abstraction conceptuelle utile pour agir. Berg-
en mouvement ; le moi se reconnaît limité, par son refuse très fermement le cartésianisme ;
cette résistance qui ne provient pas de lui. l'opération n'est plus le modèle de l'intelligi-
Victor Cousin, dont la théorie de la percep- bilité ni la source des normes ; l'automatisme
tion n'est pas sans analogie avec celle de fait partie de la matérialité, et l'opération in-
Reid, découvre dans le phénomène de la sen- tellectuelle reste à la surface des choses. La
sation une réalité à partir de laquelle nous philosophie est à nouveau, comme dans l'Anti-
devons poser une cause existante extérieure ; quité, invitée à percevoir, et non plus à opé-
ce phénomène, en effet, n'a pas sa cause en rer, comme au temps du rationalisme classi-
lui-même. Dès lors, c'est le principe de cau- que. Cette pe~ception, comparable en quelque
salité qui nous fait passer du moi au monde ; mesure à la vision des essences qui précède
il est le pont par lequel s'effectue ce passage, l'incarnation dans le sensible, n'est cependant
il est «le père » des choses extérieures, du pas une vision des archétypes ou des formes
monde : « La raison nous force de rapporter le fixes ; elle est bien une saisie du réel dans
.phénomène de la sensation à une cause exis- l'existence, au-dessous des apparences de mor-
tante, et cette cause n'étant pas le moi, il cellement et de multiplicité que les nécessités
faut bien, l'action de la raison étant irrésis- de l'action on.t projetées sur le continu, le
tible, rapporter la sensation à une autre cau- qualitatif, l'hétérogène. La durée pure, flot
se, étrangère au moi, c'est-à-dire extérieure)). continu de la qualité hétérogène, moi profond
Selon Cousin, la connaissance sensible est ain- au-dessous du morcellement du moi superfi-
si sous la dépendance de la connaissance ra- ciel, essence intime de tout ce qui est vivant,
tionnelle, ce qui amène la réfutation du sen- réalité au-dessous des apparences, ne peut
sualisme. être saisie que par un violent effort de torsion
sur soi-même par lequel toutes les habitudes
3) Théorie bergsonienne de l'intuition de l'intelligence et du langage (les mots iso-
A travers Ravaisson et Lachelier, la théorie lent et découpent artificiellement) sont reje-
du primat de l'esprit dans la perception aboutit tées de la pensée philosophique. A nouveau,
chez Bergson à une doctrine de type réaliste c'est dans le recueillement en apparence inac-
(Matière et Mémoire). Selon Bergson, le cer- tif, dans la scholè du désintéressement abso-
veau ne produit pas les images; il les reçoit lu, que l'intuition métaphysique est possible.
seulement, et joue le rôle d'un écran-sélecteur, Elle permet à la conscience de coïncider avec
ne laissant habituellement passer, dans l'at- elle-même et avec le dynamisme interne et
tention au réel, que celles qui intéressent l'ac- essentiel des choses, créant ainsi une véritable
tion et servent à la produire. C'est la tâche participation au réel ; dans la conscience, l'in-
de·la philosophie de rendre l'esprit capable tuition saisit la liberté et la mémoire pure ;
d'écarter l'écran utilitaire. dans les choses, elle saisit la vie, l'élan créa-
Bergson se livre à une critique vigoureuse teur immanent aux êtres sous f01·me d'élan
de l'associationisme en reprenant des argu- Yital, et nssiste au dédoublement de l'instinct
ments et des intuitions de base aux doctrines et de l'intelligence ou même, de manière en-
de l'Antiquité. En un sens, la pensée de Berg- core plus primitive, à la grande séparation des
son évoque les doctrines épicuriennes de la animaux et des végétaux au cours de l'évo·
sensorialité qualitative, peut-être même, à tra- lution.
vers Lucrèce, la connaissance primitive eL im- Pour Bergson, il existe donc un usage abso-
médiate des éléments que l'on rencontre chez lu de la perception, permettant, hors de toute
les physiologues ioniens. Bergson a édité le habitude, par un usage complètement origi-
poème de Lucrèce et a suivi de près le mou- nel, d'avoir l'intuition directe des qualités et
vement d'idées de la biologie, qui apporte, au des mouvements en leur essence première qui
XIX• siècle, le schème de la genèse des espèces est élan, tension, à la. fois vie et pensée. Si,
et des individus co~;nme dimension de l'intel- dans l'E.!sai sur les données immédiates- cV-
ligibilité de l'univers et de l'Homme. Mais la conscience, cette doctrine est directement
Bergson, tout en acceptant l'idée de données polémique, visant p. montrer .que la réalité
immédiates, transpose cette notion en refu- psychique n'est pas quantifiable (contre les
sant rigoureusement toute limitation segmen- lois psycho-physiques) mais seulement quali-
taire, tout atomisme ; c'est la saisie du mou- tative, et qu'elle n'est pas recomposable à par-
vement et du mouvant comme réalité pre- tir d'éléments artificiellement isolés, atomes
mière, non pas seulement vitale et physique, de sensation (contre l'associationisme), ce qui
mais spirituelle (donnée immédiate de la aboutit à un dualisme matière-esprit, la doc-
conscience), qui permet à Bergson de retrouver trine de Bergson s'élève au niveau d'un emploi
toute la tradition spiritualiste. En effet, on positif et fécond dans l'Evolution créatrice,
pourrait dire aussi bien que la connaissance ouvrage moniste.
immédiate de la durée est une idée au sens A cette intuition .métaphysique s'attachent
:platonicien du terme, impliquant une relative les aspects qualitatifs les plus éloignés de la
opposition à l'usage courant des sens, c'est-à- représentation intellectuelle communicable, et
dire à l'usage utilitaire, qui conduit à la sim- qui font eux aussi partie de la relation immé-

G. SIMONDON : LA PERCEPTION 597

diate : l'affectivité et l'émotion sont des mo- ges voisines recevant des éclairements diffé-
des de la participation, qui prennent tout leur rents, soit enfin à la comparaison de la bril-
sens dans la vie morale et religieuse, permet- lance de deux sources punctiformes comme
tant de ressentir l'appel du sain et du· héros des étoiles. Bouguer avait construit un photo-
(Les deux Sources de la Morale et de la Reli- mètre, caisse séparée en deux compartiments
gion). Ainsi, la perception complète et directe par une cloison ; dans chaque compartiment
des significations s'accompagne de l'éveil des se trouve une lampe qui éclaire la moitié d'un
forces que nous nommerions aujourd'hui mo- verre dépoli visible de l'extérieur ; les deux
tivations, dans le sujet. Cette affirmation n'est plages, éclairées respectivement par l'une des
pas très éloigr;ée de l'invitation d'aller au vrai lampes, sont juxtaposées ; on fait varier
« avec l'âme tout entière » que l'on trouve l'éclairement en modifiant la distance des
chez Platon. Comme Platon, Bergson cherche sources au verre dépoli (l'éclairement est in-
le vrai dans l'originel et le pur, mais, à l'in- versement proportionnel au carré de la dis-
verse de Platon, il suit une intuition qui le tance des sources au verre dépoli, l'éclaire-
guide non vers des formes archétypales et ment proportionnel au carré de la distance
fixes situées au-dessus du sensible en deve- entre la source et le verre dépoli). Quelle que
nir, mais au-dessous des apparences, dans soit la puissance des lampes et leur distance
l'unité dynamique de la vie : le réel est au- initiale au verre dépoli, quand l'égalité est
dessous des phénomènes, 11. y a une intériorité réalisée, il faut faire varier l'un des éclaire-
des choses comme il y a une intériorité du ments de 1/100• environ pour que la diffé-
moi, du sujet; aussi, la perception intuitive rence soit juste perceptible. Piéron, refaisant
introduit-elle en même temps à une philoso- ces mesures avec des lampes-étalon plus pré-
phie de la Nature et à une philosophie dP. l'Es- cises a trouvé 6/lOQQ• comme valeur du seuil
prit, sans dualisme. différentiel dans les meilleures conditions.
L'ouvrage de Bouguer, publié en 1760, s'inti-
B. - ANALYSE DE LA PERCEPTION tulait Traité d'optùiue sur la gradation de la
ET RECHERCHE DES CONDITIONS lumière. Laplace, en 1812, avait donné à cette
~UMENTAIRES: PSYCHOPHYSIQUE loi de proportionnalité sa forme logarithmique
.ET PSYCHOPHYSIOLOCIE classique dans la Théorie analytique des pro-
babilités, en la généralisant.
Pendant que la psychologie à tendance spi- Weber, en 1834, dans l'ouvrage intitulé De
ritualiste recherche dans le primat de la fonc- tactu, relate des expériences sur la perception
tion subjective le principe de la perception, les des poids par soupèsements : si l'on prend un
progrès de la physique, puis de la physiologie poids de 29 onces, il faut ajouter 3 onces
des organes des sens ouvrent une voie opposée pour que l'accroissement soit juste perceptible;
à l'étude de la fonction perceptive ; mais il si l'on prend par ailleurs un poids de 29
convient de bien noter que malgré cette diffé- drachmes, il faut ajouter 3 drachmes pour que
rence et cette opposition de point de ·vue, c'est l'accroissement soit juste perceptible ; une on-
toujours comme fonction que la perception se ce vaut 8 drachmes ; l'accroissement minimum
trouve étudiée ; en ce sens, elle est souvent suffisant pour déclencher une perception d'ac-
rattachée à d'autres fonctions, et particuliè- croissement est donc toujours le même, si on
rement à l'action, à la motricité, ainsi qu'à le mesure en prenant pour unité la grandeur
l'affectivité au moins élémentaire, sous la for- du stimulus physique précédent.
me du plaisir et de la douleur. Fechner, physicien et mathématicien, veut
La psychophysique vise à découvrir la loi faire la· synthèse de ces recherches ; sa ré-
faisant correspondre la sensation à l'excitant flexion métaphysique sur l'Ame le conduit à
physique, en reprenant et précisant d'ancien- rechercher, dans une perspective moniste, une
nes réflexions sur la correspondance du phy- équation établissant la relation entre l'âme
sique et du moral. Bernoulli, mathématicien, et la matière. Fechner estime en effet, d'après
établit en 1738 une correspondance entre la une publication de 1851 dans Zend Avesta,
fortune morale et la fortune physique ; la que la conscience est di1!use dans l'Univers,
fortune morale (bonheur) reçoit des accrois- et que l'âme immortelle est liée à la Terre-
sements égaux quand la fortune phys~que est Mère : ce sont de très anciennes préoccupa-
multipliée par un coefficient constant. Bou- tions des philosophies de la Nature qui se trou-
guer, astronome, avait trouvé expérimentale- vent reprises par Fechner, à la lumière de
ment cette loi en se livrant à des mesures doctrines inspirées des philosophies d'Orient,
de photométrie ; quelle que soit l'intensité récemment découvertes ; par ailleurs, à cette
lumineuse donnée par une source, en valeur époque, les physiciens cherchaient à mesurer
absolue, il faut, pour qu'une variation soit per- les équivalents énergétiques des diverses gran-
ceptible, que la nouvelle intensité lumineuse deurs, après les recherches de Thermodynami-
soit égale à la première multipliée par un coef- que ; Fechner cherche à établir l'équivalent
ficient qui reste constant, si bien que la diffé- énergétique de la sensation. En 1860, dans les
rence est toujours la même (en rapport). Eléments de Psychophysique, Fechner affirme
Cette loi s'applique soit à la perception de la que l'intensité de la sensation croit comme le
variation d'éclairement d'une plage, soit à la logarithme de l'excitation. Cette loi reprend
comparaison sur un même écran de deux pla- la loi de Weber (les sensations croiss~nt de
598. BULLETIN DE PSYCHOLOGIE
quantités égales quand les excitations crois- continue, homogène ou hétérogène par rapport
sent de quantités relativement égales). C'est à elle-même au cours de son accroissement,
l'application de la loi de Laplace (concernant mais bien si elle est une grandeur de même
le monde mor.al) au phénomène de .la sensa- dimension que l'énergie. La critique de Berg-
tion dans son rapport avec l'excitation phy- son porter~t si elle s'adressait à une théorie
sique. mécani~te et géométrique de la sensation -
Chez Fechner, la recherche de l'équation éta- théorie qui serait conforme à la métrologie du
blissant la relation entre l'âme et la matière xvn• siècle -. En fait, la psycho-physique est
fait partie d'une préoccupation philosophique une énergétique généralisée, qui compare entre
moniste, se rattachant au vaste courant d'idées elles des .grandeurs intensives, non des gran-
emprunté à la pensée orientale, découverte à deurs extensives, à l'intérieur d'un système
cette époque p~ les penseurs européens. Cette plus vaste, admettant la comparaison entre
préoccupation prend la suite de celle des phi- grandeurs hétérogènes, grâce à la notion
losophes classiques qui voulaient résoudre le d'équivalence, nouvelle par rapport à la pensée
problème de la communication des substances, scientifique du xvn• siècle.
mais à partir d'un postulat de .base opposé. Dans cette mesure, il serait prématuré de
Au XVII" siècle, pour la mécanique des opé- considérer hâtivement comme n'ayant plus
rations de transfert et la psychologie de la qu'une valeur historique la recherche psycho-
res cogitans, les transformations ne peuvent physique et la loi de Fechner ; d'une part, de
être pensées qu'à l'intérieur de chaque subs- manière élémentaire, les notions d'équivalen-
tance, sous forme d'invariants quantitatifs. ces sont toujours employées; ·cela a un sens
Au XIX" siècle, à la mécanique a fait place de dire que, pour la meilleure efficacité lumi-
la thermodynamiqu~. science de l'hétérogène, neuse spécifique (à 555 millimicrons de lon-
de l'irréversible, impliquant des transforma- gueur d'onde) le minmium de l'équivalent mé-
tions et des échanges entre types différents canique de la lumière est 660 lumen par watt;
d'énergie et de phénomènes, comme entre le!\! d'autre part, la loi logarithmique est vérifiée
grandeurs mécaniques et la chaleur, et aussi dans un très grand nombre de cas pour toutes
entre ordres de grandeur différents (micro- les valeurs moyennes, au-dessus d'un minimum
physique et macrophysique, moléculaire et mo- et au-dessous d'un maximum, la courbe com-
laire) : une transformation n'est plus un sim- plète étant d'allure sigmoïde; elle s'applique
ple déplacement dans une substance homogène même à des effets autres que la stimulation
et selon le continu, en régime de réversibilité; sensorielle ; enfin, on peut se demander si
elle est un véritable passage. La systématisa- elle ne pourrait pas recevoir un nouveau fon··
tion des sciences physiques tend vers l'éner- dement théorique dans la théorie de l'infor-
gétisme d'Ostwald. Aussi, la perception, d'une mation. On doit noter que les critiques les
part, et l'action volontaire, d'autre part, peu- plus importantes qui ont été adressées à la
vent être considérées comme des cas de conver- psycho-physique proviennent de philosophes
sion d'une forme d'énergie en une autre for- et de logiciens plus que de psychologues atta-
me, c'est-à-dire comme des transformations. chés à la rigueur des observations : Renouvier
La voie avait été ouverte par les sciences phy- (Critiq:Üe philosophique, 7• année), J. Tannery
siques qui avaient su mesurer l'équivalent mé- (Science et philosophie), Bergson (Données
canique de la calorie, avec les méthodes de immédiates de la conscience). En fait, l'acquis
Joule, Vialle, Hirn. Les recherches de psycho- de la psycho-physique s'est incorporé à la psy-
physique sont elles aussi des tentatives pour cho-physiologie.
mesurer l'équivalent physique de la pensée.
Le postulat théorique implicite de ce travail 2) Méthode psycho-physiologique
de mesure est que la pensée est une forme La psycho-physiologie est partiellement liée,
d'énergie ; on le trouve, plus clairement peut- au moins dans la première partie de son déve-
être, au sein des discussions théoriques rela- loppement, à une intention associationiste
tives au conflit entre l'idée du déterminisme d'analyse. Taine, dans l'ouvrage intitulé De
universel et la liberté humaine ; il s'agit en l'Intelligence, écrivait: «La psychologie est
effet de savoir ici si une énergie mentale, ca- aujourd'hui en face des sensations prétendues
pable de déclencher l'action volontaire en com- simples, comme la chimie à son début en face
mandant l'action des muscles, peut être consi- des éléments des anciens». Ceci suppose que
dérée comme indépep.dante de la somme des la conscience actuelle ne doit pas être prise
énergies de l'univers. Dans la sensation, une pour la conscience primitive, et que tous les
énergie physique, lumière, chaleur, travail mé- phénomènes qui paraissent simples aujourd'hui
canique, apparaît comme se transformant en n'en so::;t pas moins peut-être des phénomènes
une énergie psychique, sous forme de sensa- complexes. Particulièrement, la sensation peut
tion plus ou moi~ intense. La critique de se décomposer en un nombre considérable de
Bergson ne porte pas strictement sur l'aspect sensations élémentaires ; à plus forte raison la
essentiel de l'intention psycho-physique ; le perception, plus complexe que les sensations
problème, en effet, n'est pas exactement de qui la composent.
savoir si la sensation est mesurable par la Helmholtz a étudié selon la méthode psycho-
capacité de se supe~poser à elle-même, ou si physiologique la vision des couleurs de la per-
on peut la considérer comme discontinue ou ception de la hauteur des sons ; dans son étude
G. SIMONDON : LA PERCEPTION 599

de la v1s1on des couleurs (1852), Hermholtz à travers un ~ésonateur, on a l'équivalent de


reprend la théorie de Young selon laquelle la vision à travers û.n verre monochromatique.
il existe trois types de récepteurs chromati- Selon cette manière de voir, la perception
ques élémentaires sélectivement sensibles au est un acte complexe, qui ne donne pas l'ima-
rouge, au vert, et au violet ; U la renforce ge directe des choses, mais un symbole fidèle
par la théorie de Müller sur l'énergie spécifi- et fondé dans la réalité physique et objective:
que des nerfs, signifiant que chaque fibre « n faut être reconnaissant aux sens de ce
nerveuse, quelle que soit la cause qui la sti- que des vibrations, par une sorte d'enchante-
mule, donne toujours la même sensation, par ment, ils !ont des sons, des couleurs, et de ce
exemple un son, même si la stimulation est que par les sensations, comme par un langage
causée par un courant électrique, un choc, un symbolique, ils nous apportent des nouvelles
pincement; Helmholtz affirme qu'il existe ain- du monde externe», dit Helmholtz. Cet en-
si en quelque façon trois groupes d'organes thousiasme, cet optimisme, vient de la décou-
sélectivement appropriés à la vision des trois verte du rôle symbolique, informationnel, donc
couleurs fondamentales, ce .qui explique les objectif bien qu'indirect, des perceptions et des
nombreux phénomènes d'anomalies de la vi- sensations même qualitatives ; la qualité sen-
sion des couleurs (daltonisme, achromatopsie,. sible n'est pas illusoire, elle est le résultat
protanopes, deutéranopes ... ) ou de contraste, de la traduction en messages nerveux d'un
de perception, d'ombres colorées, de différen- phénomène physique par le fonctionnement
ces de saturation en fonction de la longueur physiologique.
d'onde ... C'est le fonctionnement physiologique Des recherches semblables, à base psycho-
et neurophysiologique des récepteurs et des physiologique, mais admettant plusieurs ni-
voies nerveuses qui explique les caractères par- veaux dans les phénomènes psychiques, per-
ticuliers de la perception. Il est impossible de mettent à Wundt de préciser de nouveaux
rendre compte de l'étendue des recherches de aspects de la sensation et de .la perception.
Helmholtz, expérimentateur génial, en matière Wundt, élève de Müller, étudia d'abord l'équa-
de psycho-physiologie des sensations. (Hanà- tion personnelle des astronomes notant le pas-
buch des physiologischen Optik, 1856-1866). La sage d'une étoile devant le réticule de la lu-
même méthode de recherche des fonctions nette méridienne (1861) ; ses études de la
élémentaires se retrouve dans l'analyse de perception sensorielle (Beitrage zur Theorie
l'audition (Tonempfindungen, 1863) ; la der Sinneswahrnehmung, 1868-1869) distin-
cochlée (limaçon), dans l'oreille interne, est guent h sensation, simple résultat des stimu-
pourvue d'une série de résonateurs ; l'oreille lations, de la perception, prise de connaissan-
externe et l'oreille moyenne jouent un rôle ce d'objets ou d'événements extérieurs : il y
d'adaptateur, recueillant les vibrations de l'air a là deux niveaux. L'ouvrage intitulé Physio-
pour les transmettre à des solides (tympan, logische Psychologie (1873-1874) emploie l'ex-
osselets) puis finalement au liquide de l'oreil- périence, comme en physique, pour démêler
le interne ; c'est dans l'oreille interne que Jes éléments de la sensation et de la percep-
s'effectue l'analyse du son : un son de hauteur tion, et suit deux méthodes ; la première est
définie ébranle électivement deux ou trois ré- directe ou synthétique ; elle reconstruit la per-
cepteurs élémentaires seulement, contigus et ception à partir de ses éléments (par exemple
bien localisés sur la cochlée ; ces récepteurs le son à partir des vibrations, a umoyen d'une
élémentaires ébranlent les cellules auditives sirène que l'on fait tourner à vitesse contrô-
ciliées qui sont en contact direct avec eux, et lée l ; la seconde consiste à faire varier les
celles-ci envoient au cerveau le message par conditions antécédentes de la perception, et
des fibres bien définies et particulières. Une à étudier les éléments combinés d'après les
destruction ponctuelle des récepteurs élémen- résultats de ces variations, Wundt a appliqué
taires crée une surdité strictement sélective, ces méthodes à l'étude de la vision, et parti-
pour une fréquence et une seule. Le timbre culièrement du rôle des divers points de la
du son dépend de la richesse (intensité rela- rétine et des muscles moteurs de l'œil. Ces
tive) des harmoniques paires et impaires, mul- recherches ont fait école, après la fondation
tiples de la fréquence fondamentale ; en ce par Wundt du laboratoire de psychologie ex-
cas, il y a excitation simultanée de plusieurs· périmentale de Leipzig en 1879. Particulière-
récepteurs élémentaires distribués au long de ment, en France, Bourdon a étudié par la
la cochlée. Enfin, ur. bruit blanc, équiénergé- méthode expérimentale la perception visuelle
tique en toutes ses bandes de fréquences, est de l'espace. « Perception » signifie ici activité
comme la lumière blanche : il excite également d'interaction des sens, collaboration des diffé-
tous les récepteurs sélectifs, tout au long de rentes données, telles que les sensations tac-
la cochlée. Ainsi, les principaux aspects de la tiles et musculaires des yeux, les sensations
perception des hauteurs tonales se trouvent visuelles proprement dites, permettant de sai-
expliqués par l'anatomo-physiologie des ré- sir les formes, les grandeurs, les positions, les
cepteurs, qui sont des instruments d'analyse ; directions, les mouvéments. Peu à peu, la psy-
on peut réellement comparer l'oreille à une cho-physiologie se développe en psychologie
série de résonateurs comme ceux que les phy- expérimentale avec l'étude de la perception
siciens emploient pour l'étude des vibrations comme fonction complexe et concrète : étude
sonores ; si l'on écoute des sons ou des bruits de la lecture, analyse des perceptions spatiales
600 BULLETIN DE PSYCHOLOGIE

de l'ouie, de la perception visuelle de la pro- possibilité permanente de sensations et à l'at-


fondeur et de l'étagement des plans. Schu- tente des mêmes sensations dans les mêmes
man publie à partir de 1904 les Beitrèlge 2'/J.T circonstances; la notion de l'objet et du
Analyse der Gesitcht,wahrnehmungen. · monde est considérée comme construite par
Après Wundt, la recherche sur la sensation l'esprit, ce qui aboutit à une attitude nomina-
et la perception s'oriente vers l'étude des ca- liste. Herbert Spencer revient au contraire à
tégories spécifiques de sensations et de per- un certain réalisme qui voit dans la perception
ceptions, dans le détail, et en supposant que des états vifs, rencontrant la réalité du monde,
chaque sens n'est qu'un nom générique dési- dans l'action, sous forme de résistance ; les
gnant et recouvrant plusieurs sens spéciaux, simples conceptions sont des états faibles par
plus élémentaires. Blix, en 1880, distingue dans lesquelles l'erreur peut se produire plus facile-
le toucher plusieurs sensibilités élémentaires ; ment que par les sens. Les sensations ne sont
ce travail est continué par Goldscheider, von pas l'image et la reproduction exacte des
Frey, Ebbinghaus, Ioteyko. Une étude analogue choses, mais à chaque sensation correspond
analyse les composantes .de l'activité de une action réelle. Cette manière de voir est
l'oreille: sens de l'ouïe et sens statique (Crum nommée par Janet et Seailles le « réalisme
Brown et Mach), puis .les dimensions des sons, transfiguré » : elle se comprend pleinement
avec W. Kahler : la hauteur n'est pas une qua- dans le courant d'idées de l'énergétisme; ce
lité des sons; elle n'a que le caractère d'un qui correspond à une représentation, ce n'est
degré, d'un niveau ; les qualités des sons pro- pas un objet, mais une action du monde phy-
prement dites sont la clarté, le volume, la vo- sique : cette action est réelle ; ainsi, le réalisme
calité. Parinaud et von Kries distinguent dans se déplace de la considération des objets vers
la vue deux espèces de vision : l'une, achro- celle de leurs relations et des transformations
matique, est la fonction des bâtonnets; l'au- du système qu'ils forment. Logiquement, cette
tre, chromatique, est la fonction des cônes. évolution fait songer à celle de la «querelle
L'odorat est étudié par J. Passy, Zwaardema- des universaux», avec la doctrine d'Abélard,
ker, et Henning. qui insiste sur la réalité de la relation; à la
Ces recherches sur la perception s'enrichis- fin du xrx· siècle, le progrès des sciences
sent considérablement de l'étude des animaux, donne au réalisme de la relation une grande
soit par les méthodes de la psycho-physiologie, fermeté. Cependant, on doit noter que Piéron,
soit par celles de l'éthologie. En ce domaine, dans la conclusion de La Sensation guide de
les travaux de Piéron et de Von Frisch ont vie, n'accepte pas ce réalisme spencérien, et
été largement suivis et ont ouvert à la psycho- retourne au pragmatisme, à l'empirisme lo-
logie de la sensation et de la perception le gique : «Nous pouvons pleinement nous rendre
champ immen11e des sciences de la Nature, où compte que nos appareils sensoriels ne cons-
déjà les recherches sur les réactions (Loeb, tituent pas des fenêtres s'ouvrant sur le monde
puis Jennings) avaient fourni des concepts extérieur, et qu'enfermés dans notre caverne
très fermes d'interprétation. L'ouvrage de Pié- subjective nous n'observons même pas les om-
ron sur La Sensation, guide de vie (1945) ré- bres des passants qu'invoquait le symbole pla-
sume ces recherches. Cependant, les études de tonicien ». Pour Piéron, les sensations consti-
psychologie animale sur la perception ne sor- tuent des symboles biologiques des forces exté-
tent pas toutes de la préoccupation d'analyse rieures agissant sur l'organisme, mais elles
psycho-physiologique : l'éthologie, à partir de ne peuvent avoir avec ces forces plus de res-
Von Frisch, s'en écarte nettement ; par ail- semblance qu'il n'y a entre ces sensations
leurs, la Psychologie de la Forme a vigoureu- mêmes et les -mots qui les désignent dans le
sement stimulé les enquêtes sur les processus système symbolique du langage servant aux
perceptifs chez les animaux, avec un système relations sociales, interhumaines ; le symbo-
d'interprétation différent de celui de la psycho- lisme naturel de la sensation n'a un caractère
physiologie, .qui s'est directement occupée du universel qu'en raison de la similitude fonda-
rapport entre le développement du système mentale de la constitution des divers orga-
nerveux et les modalités perceptives. nismes : « cette universalité relève de la com-
munauté biologLque, non d'une fidélité repré-
3) Portée de la connaissance perceptive : sentative de la natut·e réelle du monde». Seuls
réalisme ou nominalisme certains métaphysiciens (Piéron cite Maurice
Existe-t-U un ensemble de postulats com- Pradines) visent toujours à retrouver une cor-
muns aux études de psycho-physique, de psy- respondance réelle entre notre univers sub-
cho-physiologi~. et de psychologie expérimen- jectif et le monde réel, même s'il faut faire
tale ? - Dans le cadre de la perception tout intervenir un deus ex machina pour assurer
au moins, il semble que oui, car ces études cette correspondance. « ...quand nous jouissons
visent toutes à faire une analyse des compo- d'un coucher de soleil ou d'une symphonie
santes ou des. conditions de l'activité percep- musicale. nous ne communions pas avec la
tive lconsidérée co'mme un gtoup·ement de nature" mais avec nous-mêmes», dit Piéron,
fonctions. En ce sens, une certaine évolution ·qui considère par ailleurs les équations re~ati­
se manifeste au cours du XIX" siècle dans la vistes gymbolisant les chaînes d'événements
critique de ia connaissance sensible : Stuart dans des espaces à n dimensions comme plus
Mill admettai~ la réduction du ·monde à une vraies que nos perceptions directes dans la
G. SlltiONDON : LA PERCEPTION 601

mesure où elles permettent une prévision plus sation est première, contemporaine des élé-
'süre. On reconnaît ici une théorie de la con- ments - matière d'œuvre pour un acte dé-
.: naissance assez proche du nominalisme scien- miurgique du sujet -, ensuite celle de laper-
tifique de Poincaré. ception, venant imposer des normes et appor-
ter l'ordre, la sélection, la construction organi-
C. - LA 'PSYCHOLOGI.E DE LA FORME sante : l'organisation est première, contempo-
raine des éléments ; elle n'est ni antérieure à
1 ) Les qualités de forme leur existence (comme la conscience à son
Entre l'usage global, spiritualiste, peut-être contenu dans les thèses de type idéaliste ou
métaphysique, de la perception, qUi aboutit ( comme dans l'analyse psycho-physique ou
. au bergsonisme, et l'analyse psycho-physique spiritualiste) ni postérieure à leur réalité
ou psycho-physiologique, qui recherche les psycho-physiologique des sensations et percep-
· éléments ou les conditions de base, s'est déve- tions). La Gestaltstheorie est une théorie de
loppée selon une voie moyenne l'étude de la la perception qUi n'est ni molaire ni molé-
perception par la Psychologie de la Forme. culaire : le tout et les parties sont en relation
n s'agit bien d'une médiation, comme jadis réciproque d'équilibre et de tension : ils sont
celle qu'Aristote avait apportée en réunissant simultanés, également réels ; par ailleurs, la
forme et matière dans l'opération commune Gestaltstheorie aboutit à une théorie de la
du sentant et du senti conçu comme passage connaissance qui n'est ni a priori ni a poste-
à l'acte. Le précurseur et fondateur de la théo- riori, mais a praesenti ; la connaissance est
rie de la Forme, Von Ehrenfels, ·connaît. avec simultan,ée par rapport à l'être et à son appré-
précision la doctrine d'Aristote. En 1890, il hension.
publie un article intitulé Sur les qualités de
forme. Un des critériums de la forme, c'est 2) Portée de la connaissance perceptive
d'être transposable, donc de ne pas résider Faut-il parler en ce cas de réalisme ou de
dans la somme de ses éléments : au cours de nominalisme, d'idéalisme ou de conceptualisme
la transposition, tous les éléments sont altérés, à propos des principes de la perception ? Là
et la forme demeure ; une forme, par exemple encore, c'est la voie moyenne qUi est suivie
une mélodie, est plus gravement altérée si l'on par la Gestaltstheorie : les perceptions ne sont
modifie un seul de ses éléments (si on change pas exactement des idées car elles n'arrivent
une note) que si l'on modifie de manière pas toutes faites d'une cource extérieure ; la
systématique et homogène tous les éléments. structure n'est pas déjà constituée comme réa-
par exemple en élevant à l'octave supérieure lité mentale ; elle se constitue à l'instant même
l'ensemble. La même forme triangulaire peut oü la perception apparaît : elle est une struc-
être réalisée avec des lignes de longueurs dif- turation du champ psychi·que, comme le spec-
férentes, pourvu que les rapports des longueurs tre magnétique qui se forme dans le champ
et l'égalité des angles soient conservés. de l'électro-aimant, sur la plaque de verre
Wertheimer; Koffka, Kahler développent saupoudrée de limaille de fer, quand on établit
cette théorie fondée sur l'observation et l'ex- le courant; cet arrangement des grains de
périence en prenant comme base conceptuelle limaille en lignes ne préexistait pas, sous
le caractère non sommatif du donné : la per- une forme cachée ou même implicite, à l'état
ception primitive a déjà une forme, une confi- actuel ; il n'y a pas ici, comme chez Aris-
guration ou structure ; elle n'a donc pas pour tote, une virtualité ou potentialité engendrant
point de départ, pour état initial, les sensa- la perception par son passage à l'acte. Un phé-
tions dites élémenta~res. La forme typique du nomène psychique est un phénomène de
donné, selon l'expression de Guillaume, est champ, c'est-à-dire un type très particulier
celle d'un ensemble déterminé d'une façon d'équilibre dans lequel tous les sous-ensembles
aussi caractéristique que ses parties. « Les sen- d'un système agissent sur l'ensemble, l'ensem-
sations sont des produits d'analyse obtenus ble agissant lui aussi sur chacun des sous-
par la destruction du processus primitif et par ensembles, avec une interaction constante en-
le remaniement de la structure » (Journal de tre les différents ordres de grandeur de tout ce
Psychologie, 15 novembre 1925). La perception qui existe dans le système. Les modèles d'intel-
est ainsi considérée dès l'origine, comme une ligibilité (il ne s'agit pas de simples méta-
totalité ; elle ne se forme pas par addition phores) sont emprunités aux champs électri-
de sensations élémentaires, juxtaposées et ques (répartition des charges statiques sur
ajoutées les unes aux autres; elle est une cons- un corps conducteur isolé, se rééquilibrant à
truction naturelle, que l'esprit forme sponta- l'apport d'une nouvelle charge), et plus géné-
nément; la structure est en quelque manière ralement à tous les phénomènes dans lesquels
une constructipn qui est toujours déjà cons- se manifestent des effets de champ par inter-
trUite. n n'y a pas à proprement parler deux action permanente entre le to'lt et les parties.
niveaux et deux étapes, d'abord celle de la La perception, entre autrei1'· processus psy-
sensorialité avf!c de ~imples éléments - ma- ch1ques, étant un effet de champ, il est aisé
tière d'œuvre pour un actedémiurgique du de ëoncevoir la correspondance entre l'inté-
sujet -, ensuite celle de la percention. venant rieur et l'extérieur, dans la perception, comme
imposer des normes et apporter l'ordre, la sé-: un isomorphisme. Les phénomènes d'auto-
lection, la construction organisante: l'organi- éqUilibration (donc d'auto-structuration) qui
602 BULLETIN DE PSYCHOLOGIE . '..:1f
ont donné aux objets physiques leur forme se distance, dans un édifice microphysique, elles 1
produisent selon les mêmes lois dans le champ deviennent relativement énormes; ces actions, _:
psychique, et selon les mêmes lois encore dans sauf en ce qui concerne la pesanteur, sont · '
le champ nerveux, réalité intermédiaire entre pratique!llent négligeables à l'ordre de gran- ·
le monde extérieur et la réalité psychique. La deur du corps humain : les phénomènes de
perception existe quand il y a isomorphisme champ ne sont pas tout-puissants, les choses
entre ces trois champs ; la correspondance est gardent leur indépendance relative. A l'éche-
donc de type structural ; l'objectivité de la lon microphysique, les effets de champ sont
connaissance perceptive vient de la rigueur de · pour ainsi dire tout-puissants. La science in-
cette correspondance analogique entre des vitait donc la · psychologie à considérer les
termes d'égal niveau. n s'agit bien d'un réa- phénomènes pouvant se passer dans un or-
lisme, mais, pour la première fois sans doute ganisme comme très favorable aux effets de
dans le développement de la pensée philoso- structuration spontanée, d'organisation, d'ap-
phique, d'un réalisme qui maintient la parité parition de « bonnes formes».
absolue entre le sujet et l'objet ; le réalisme
idéaliste de Platon, qui est lui aussi une doc- 3) Effets perceptifs
trine de la Forme, amène l'âme à contempler manifestant le primat des ensembles
les archétypes, à aspirer et :remonter jusqu'à Dans l'étude directe des processus percep- ·
la vision face à face, en vertu de sa parenté tifs, la psychologie de la Forme a explicité la ·
avec les idées; l'âme est en queLque manière notion d'ensemble et a énoncé des lois con-·
suppliante devant les idées qu'elle aspire à cernant les effets de champ.
connaître : elle emprunte les voies longues Le rôle joué dans la perception par les en-
et" douloureuses, sacrificielles, de la dialec- semble~> exprime le principe fondamental du
tique· et de l'ascèse ; elle passe par la propédeu- caractère non sommatit des parties (l'ensem-
tique mathématique. Chez Malebranche, l'at- ble est plus que la somme des parties) dans
tention est une prière intellectuelle. Au con- trois effets fondamentaux où l'ensemble pos-
traire, dans la théorie de la Forme, la struc- sède des propriétés autonomes ne dérivant pas
turation du champ psychique n'est pas un de celles des parties : le mouvement apparent,
pauvre et pâle reflet de la perfection des idées : les illusions optico-géométriques et l'effet Tau.
la structuration qui s'accomplit dans la pensée Le mouvement apparent a été observé par
équivaut à la structuration qui donne forme les physiciens cherchant à mesurer les fré-
aux choses ; elle es,t un réel comme elle, en quences des oscillateurs mécaniques ou des ap-
tant que structuration, et aussi parfait, en rai- pareils animés d'une rotation rapide : si l'on .-
son de l'isomorphisiQe. n existe un aspect nor- éclaire de tels dispositifs au moyen d'éclats
matif du principe de l'isomorphisme, rejetant brefs à fréquence réglable, fournis par un
dos à dos l'infériorité volontairement pessi- stroboscope, on obtient une immobilité appa-
miste de la quête de l'idée dans l'idéalisme réa- rente lorsque la fréquence· des éclairs et celle
liste, aussi bien que l'optimisme aisément de l'oscillation ou de la rotation sont égales
triomphant des nominalismes c_onceptualistes. ou dans un rapport représenté par un nombre
On doit dire .que si ce qui est à l'extérieur est entier (double, moitié .. .) ; mais, si la fréguence
aussi à l'intérieur, intérieur et extérieur sont des éclairs es~ très légèrement inférieure à
équivalents. n n'est pas sans intérêt de noter celle du phénomène observé, le dispositif étu-
que cette théorie est contemporaine de la dé- dié parait se mouvoir lentement en avant. dans
couverte des structures microphysiques, des le sens où il se meut en effet à vitesse beau-
modèles d'atomes faisant réapparaître à l'éche- coup plus grande ; si la fréquence des éclairs
lon infra-microscopique les structures jadis est au contraire un peu plus élevée que celle .
découvertes dans les systèmes planétaires : ce de l'objet observé, cet objet parait se mouvoir
n'est pas la majesté matérielle, la dimension, à reculons, en sens inverse de son mouvement
la grandeur objectiye, qui détermine la per- réel. Ce phénomène a été vulgarisé au début
fection structurale ; un atome peut être aussi de la cinématographie: la caméra de prises de·
parfait qu'un système planétaire, et aussi com- vues, et aussi l'appareil de projection, sont
plexe ; dès lors, le système nerveux d'un or- des stroboscopes, par le jeu de la croix de
ganisme peut être aussi richement structuré Malte qui obture périodiquement l'objectif et :
et ordonné que l'ensemble des objets qui l'en- de la pellicule qui est entraînée par saccades
tourent : ce qui est à l'intérieur peut être aussi pendant l'obturation : le film est une succes-
à l'extérieur, parce que la grandeur et la peti- sion de vues fixes instantanées prises à inter-
tesse ne comptent pas pour le degré de per- valles réguliers. Lorsqu'on cinématographie un
fection des formes. Par ailleurs et corrélative- objet oscillant ou rotatif, par exemple une
ment, les p:qysiciens ont découvert que, dans roue à rayons, on obtient à la projection un
le domaine microphysique, les actions à · dis- effet stroboscopique : la roue est perçue .
tance, créatrices des champs, deviennent pré- comme immobile, ou tournant lentement soit
pondérantes par rapport aux actions par en avant soit en arrière. Des images fixes, '·
contact entre objets séparés, caractéristiques projetées à une cadence de vingt par seconde ·
de l'ordre macrophysique : comme les actions envü:on, sont perçues non comme plusieurs·
à distance croissent généralement de façon images fixes, mais comme un objet mobile
inversement proportionnelle au carré de la \mique en mouvement : la perception saisit .·.
G. SIMONDON : LA. PERCEPTION 603
·:
une identité phénoménale là où existe une plu· de champ sont extrêmement nombreuses (en
ra.lité objective. Ce qui est perçu est un ·seul 1933, on en comptait 114). Les plus impor-
in,oblle se déplaçant et occupant successive- tantes sont :
ment toutes les positions intermédiaires ; il - Les éléments perceptifs isolés ont ten-
y a remplissage du champ ; la somme des per- dance à être perçus en groupes, structurés,
ceptions élémentaires (si ces perceptions exis- organisés, comme les constellations que l'on
tent) donnerait seulement une multiplicité voit dans le ciel nocturne, les touffes d'arbres,
d'objets juxtaposés comme les clichés obtenus les colonnes ou rangées de lettres et de signes
par :Marey dans la chronophotographie. Sous sur une page: dans le champ s'opère sponta-
rorme expérimentale simplifiée, le mouvement nément une organisation perceptive de formes,
apparent est étudié au moyen de deux stimuli Gestalten. Von Ehrenfels avait attiré l'atten-
bien séparés, occupant successivement deux tion sur les formes mélodiques ; ses succes-
positions différentes, à l/20" de seconde d'in- seurs ont surtout étudié les formes visuelles ;
tervalle; le sujet perçoit un seul objet en récemment, Paul Fraisse a étudié les structu-
mouvement. Des dispositifs plus complexes rations temporelles et la perception de la du-
comportent des tableaux de lampes sur les- rée et des rythmes.
quels on peut produire des allumages et extinc- - Les formes tendent à se détacher comme
tions commandées par des interrupteurs ensembles limités, structurés, ayant une unité
(comme sur les panneaux de téléaffichage). subjectiye: c'est la Figure qui se détache sur
ne tels dispositifs permettent de répondre à un Fond non-structuré; l'espace intra-figural
l'interprétation réaliste de Bergson affirmant n'a pas les mêmes propriétés que l'espace
que la perception du mouvement apparent, sur extra-figurai ; une tache sur le visage se voit
l'écran de projection cinématographique, vient beaucoup moins qu'une tache sur un habit.
du mouvement qui est dans l'appareil de pro- Les figures réversibles sont celles en lesquelles
jection ; en fait, le mouvement, dans le pro- existe une alternance figure-fond, entraînant
jecteur, s'effectue seulement pendant que la une modification des propriétés des deux es-
croix de Malte obture l'objectif. Les dispositifs paces: Goldstein a donné une grande impor-
expérimentaux comme celui du tableau de tance théorique au rapport figure-fond dans
lampes ne comportent absolument aucune la théorie organismique, en considérant ce
pièce mobile, et le sujet perçoit pourtant un rapport comme existant non pas seulement de
mouvement. On peut se demander si cette manière phénoménale, à la manière du mouve-
importante différence entre le contenu phéno- ment apparent, mais réellement dans les or-
ménal de la perception du mouvement appa- ganismes, ce qui est conforme au principe de
rent et la réalité physique objective ne met pas l'isomorphisme. Le rapport figure-fond est la
en question le principe d'isomorphisme. base de la structure de l'organisme ; il permet
Dans lE:s illusions optico-géométriques, l'en- des changements comme ceux des perspectives
semble de la structuration perceptive manifeste réversibles.
des propriétés originales ; sa perception est - La perception d'une forme implique la
primitive, et les propriétés des parties décou- perceiltion d'une signification ; ce sont les
lent de celles de la perception de l'ensemble. struct~.·es que l'on perçoit, et non les objets
!Exemple: l'illusion de Müller-Lyer.) dans leur substantialité ; les structures sont
L'effet Tau de Gelb réunit le mouvement plus que des formes concrètes ; elles sont des
apparent (effet temporel) et les illusions op- significations, comme la verticalité, l'horizon-
tico-géométriques (effet spatial de l'ensemble) talité, l'irrégularité, le plein par rapport nu
sous forme d'un retentissement des errets vide, le grançl par rapport au petit, le plus
d'ensemble temporels sur les effets spatiaux : clair èt le plus sombre ; ainsi s'explique la
il existe un effet d'ensemble spatio-temporel ; généralisation perceptive, qui existe chez les
trois points lumineux également espacés, pré- animaux. Les cas de figures réversibles mon-
sentés successivement avec des intervalles tem- trent que la figure a une signification dans
porels inégaux sont vus inégalement espacés: chaque organisation.
le rapprochement temporel cause une illu- - Toute forme a une prégnance, c'est-à-dire
sion de rapprochement spatial ; donc, les ef- u.ne force d'impression, qui détermine la faci-
fets d'ensemble sont tellement primordiaux lité avec laquelle elle est perçue comme fi-
qu'ils franchissent les limites des «formes a gure par rapport à un fond, au besoin en
priori » de la sensibilité. Les dimensions réelles étant complétée de manière phénoménale
de la perception sont encore plus générales et même si elle est objectivement incomplète
plus primitives que la temporalité et la spa- (expériences sur ~a vision tachistoscopique et
tialité : le général n'est pas abstrait de la la perception en condition de masquage, de
Perception : il est à l'origine des effets les brouillage .. .). Les figures symétriques et com-
plus spontanés, et se trouve donné avant toute plètes ont plus de prégnance que celles qui
analyse, non recomposé par une intelligence sont asymétriques et incomplètes ; par ailleurs,
abstraite qui le tirerait d'une source-non per- certaines formes naturelles ont une prégnance
ceptive. particulière : animaux, figure humaine, même
si elles ne sont pas symétriques.
4) Les effets de champ - Les bonn.es formes (formes prégnantes)
Les lois particulières concernant les effets tendent à garder leurs caractéristiques propres
604 . '.. " BULLETIN Dl PSYCBOLOGII ·:~1

malgré les modifications de la présentation; Les théories phénoménologiques de la per.'~


c'est le principe de constance, qui parait en ception, particulièrement celle de Merleau•. :,
une certaine mesure contredire celui de l'en- Ponty en France, se rattachent à la recherche
semble du champ. v:on Ehrenfels avait signalé de cette compréhension de l'activité perceptive .
cette constance des formes à travers les trans- comme une fonction d'ensemble qui s'intègre
positions, dans la mélodie. On retrouve le prin- elle-même dans une existence du sujet inséré
cipe de constance dans les situations de per- dans le monde, selon la perspective organts-· ·
ception des couleurs et des formes (portrait mique de Goldstein ; elles sont assez larges, et·
au mur, objet vu en perspective) ; il a des li- n'excluent ni le rôle de l'attitude d'attente du·
mites: un objet toujours vu à distance et sur sujet (le «set»), e!l rapport avec les condi- ':
les toits comme uné poterie de cheminée, pa- tians sociales et les motivations, ni l'élargisse-·
raît énorme comme on le rencontre dans un ment dans le sens d'une psychologie biolo~
escalier ou un appartement. Un cercle, vu obli- gique qui veut découvrir l'univers percepl.if ·
quement, n'est plus discernable d'une ellipse de chaque espèce et trouver ce par quoi cha-:
quand le rayon visuel est presque tangent à la .que activité perceptive prend sens dans une
surface du cercle. situation, selon les dimensions de la défense,
-Toutes les formes se développent à partir de l'agression, de la quête de nourriture, de
de stades primitifs dynamiques, les préformes l'exploration, de la sexualité, comme cherche
(Vorgestalten), jusqu'à des formes prégnantes à le faire Von Uexkull. Ces théories contem.
bien différenciées. C'est le processus d'actua- poraines seront rencontrées ultérieurement;
lisation (Aktualgenese) qu'il est possible d'étu- Jeur trait commun est d'aborder l'étude de la
dier au moyen de la perception tachistosco-
pique, pour la perception visuelle. Une nouvelle perception par l'appréhension d'un certain
voie s'ouvre en ce sens pour l'explication des nombre d'effets, au sens que les sciences phy-
illusions de la perception, et aussi peut-être siques et biologiques donnent à ce terme, et
pour l'étude de certains aspects de la généra- de considérer le perçu à travers les valences
lisation perceptive. que les situations impliquent.
OUVRAGES CONSEILLES:
JANET et SEAILLES. - Histoire de la Philo- niement humain, par PIERON, COUMETOU,
sophie, les Problèmes et les Ecoles, p. 60 à 89 DURANDIN, DE MONTMOLLIN.
et supplément p. 18 à 21 (Delagrave). La perception, symposium: de l'Association de
Emile BREHIER. - Histoire de la Philosophie psychologie scientifique de langue française,"
(Alcan). Louvain 1953 (P.U.F. 1955).
R. FRANCES. - Le développement perceptif
Albert RIVAUD. - Histoire de la Philosophie (P.U.F_ 1962). .
(P.U.F.). E. VURPILLOT. - L'organisation perceptive;
Maurice REUCHLIN. - Histoire de la Psycho- son rôle dans l'évolution des illusions optico-
logie (P.-U.F., Que Sais-je?). géométriques. (Vrin, 1963).
C.T. MORGAN. - Psychologie physiologiqlle J. PLAGET. - La construction du réel chez
(Paris, P.U.F., 1949L l'entant. Welachaux et Niestlé, 1950.)
R.S. WOODWORTH. - P8ychologie expéri- - Les mécanismes perceptifs. (Paris, P.U.F.,
mentale (Paris, P.U.F., 1949). 1960.)
H. PmRON. - La Sensation, guide de Vie (Pa- - et B. INHELDER. - La représentation
ris, Gallimard, 1945L . de l'espace chez l'enfant.
G. VIAUD. - Cours de Psychologie animale G. DURUP. - La complexité des impressions
(Paris, C.D.U., 2 vol.). - Les Tropismes de mouvement consécutives d'ordre visuel
(P.U.F., Que Sais-je?).- Le phototropisme (L'Année psychologique, 1931) et Le pro-
animal (Vrin, 1948). blème des impressions de mouvement consé-
L. CARMICHAEL. - Manuel de psychologie cutive8 d'ordre visuel (L'An. psy. 1928).
de l'entant, t. I (P.U.F.). A. OMBREDANE.- La Motivation, le profilème
CHAUCHARD. - Des animaux à l'Homme des besoins. (Editions des trois cercles,·
(P.U.F., Le Psychologue). - Les messages Bruxelles, 1957.)
de nos sens (P.U.F., Que Sais-je?). - et FA VERGE. - L'analyse du travail.
P. FRAISSE.- Les stroctures rythmiques (Pa- (P.U.F., 1955), chap. VII.
ris, Erasme, 1956).- Psychologie du temps Pierre VILLEY. - Le monde des aveugles,
(Paris, P.U.F., 1957) ; - avec la collabo- essai de psychologie (Flammarion).
ration de G. DURUP et G. de MONTMOL- MERLEAU-PONTY. - Phénoménologie de la
LIN: Manuel pratique de psychologie expé- perception.
rimentale (P.U.F., 1956) ; - et J. PIAGET: GUILLAUME. - Psychologie de la Forme.·
Traité de psychologie expérimentale, fasci- (Flammarion, 1937, réédité.) .'
cule VI. · - Psychologie CAlcan>.
M. PRADINES. - Philosophie de la sensation, J. DELAY et P. PlCHOT. - Abrégé de psy-:
la sensibilité élémentaire (les sens primai- chologie à l'usage de l'étudiant (Masson) ..
res), 2 voL (Les Belles Lettres). A. DE GRAMONT. - Problèmes de la vision
Traité de psychologie appliquée, livre v, le ma- (Flammarion).

Das könnte Ihnen auch gefallen