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ÉCOUTEZ FRED DEUX

Fred Deux a parlé pendant à peu près deux cents heures, seul devant un magnétophone, quand
il avait entre quarante et soixante-quinze ans. Ces bandes ont été déposées à la BNF et sont
aisément accessibles sur ce site : www.lesbandesmagiques.fr

Je vous suggère, avec toute la conviction dont je suis capable, d’écouter Fred Deux.
ÉCOUTEZ FRED DEUX. Séance tenante. Laissez tomber l’écossage des petits pois,
essuyez vos mains sur le tablier, appuyez sur « Marche » et écoutez Fred Deux. Jusqu’au
bout. Les deux cents heures. Une portion, ce serait déjà bien, mais tout, vous allez voir, ce
sera une traversée immense et mémorable. Il vous faudra peut-être six mois, un an, des
années, peu importe. Entre-temps, vous reprendrez l’écossage des petits pois. C’est bien
d’écouter Fred en occupant ses mains. Pas une occupation qui vous distraie de ce qu’il dit,
une occupation qui fasse avancer votre vie pratique et profite de la concentration dans laquelle
il vous plonge. Attendez-vous à quelque chose d’inouï. Inouï, au sens étymologique : jamais
entendu. Vous n’aurez jamais entendu une chose pareille. Ce sera, je vous en fiche mon billet,
la rencontre la plus importante que vous ferez jamais avec une parole, un souffle, des silences,
des raclements de gorge, un timbre de voix.
Je n’ai pas peur d’être superlatif ; mon émotion à l’heure où j’écris ces lignes est bien en-deçà
de celle que je ressens quand j’écoute Fred.

Ma première fois, c’était il y a très longtemps, un soir à la radio. Cette voix est sortie du poste.
Je ne vais rien en dire, car mon idée est que vous la découvriez comme moi, sans idées
préconçues. Je ne vais pas vous répéter non plus l’histoire qu’elle m’a racontée, l’histoire de
Popo. Je m’en souviens (c’était pourtant il y a plus de vingt ans), mais avoir tellement écouté
Fred parler de Fred, depuis, me retient de parler de Fred. Je préfère que vous écoutiez Fred
avant que quiconque vous en parle. La seule chose que je peux dire, c’est que je n’ai jamais
oublié cette soirée ni ce nom étrange : Fred Deux. À l’époque, il n’y avait pas internet, je n’ai
pas pu me précipiter sur un moteur de recherche pour savoir qui il était. Je me souviens m’être
dit : « C’est peut-être un quidam. Un inconnu génial croisé par un producteur dans la rue,
invité à monter s’épancher devant un micro et reparti comme il est venu ». Cette hypothèse
était plausible, tant il y avait d’anonymat, d’ombre, de secret, de confidence absolument
personnelle dans ce qu’il avait dit. Les gens « connus » ne parlent pas comme ça. Les artistes
qui ont pignon sur rue ne parlent pas comme ça. Les beaux-parleurs, même ceux qui feignent
le mieux le naturel, ne parlent pas comme ça. Seuls parlent comme ça certains inconnus qu’on
rencontre une fois dans sa vie au coin d’un bois et qui vident leur sac devant nous d’une façon
qui nous bouleverse.

Une dizaine d’années passe et voilà que je retombe sur ce nom, Fred Deux. Je suis content de
le retrouver comme si je l’avais attendu. J’apprends qu’il dessine. Entretemps, internet est
venu se placer entre nous et tout le reste. Je vois ses dessins sur écran, je lis deux ou trois
articles succincts. En dépit des outrages de l’écran qui congèle les œuvres sur papier, les
dessins, farouches, pas avenants, bizarres, témoignent d’un toucher ultra-sensible et d’un
temps d’exécution démesuré. Je pense : « Ainsi, ce Fred Deux qui parle si bien est aussi foutu
de faire ça… décidément, quel type exceptionnel ».
Et, comme si j’avais mieux à faire, je ne vais pas chercher plus loin.
À nouveau, les années passent. On se rapproche d’aujourd’hui. Fred Deux me hèle pour la
troisième fois. Trois fois en vingt-cinq ans, c’est un jeu de piste assorti d’un jeu de patience.
Ce coup-ci, ça se passe dans la vitrine de la librairie de la Fontaine, rue Linné, à Paris, à côté
du Jardin des Plantes. Un bouquin est debout parmi les autres, qui s’appelle La Gana. Fred
Deux, La Gana, aux éditions Le temps qu’il fait. Je l’achète avec vingt-cinq euros et vingt-
cinq ans de curiosité non assouvie. Je le lis vite, pas loin de mille pages avalées en quelques
jours. Je retrouve bien le gars entendu jadis à la radio. Son décor, aussi, qu’il plante avec
tellement de relief et d’atmosphère. La cave, en particulier. Je ne vous en dis pas plus, je vous
dis juste : la cave. Quand vous connaîtrez Fred, vous saurez. Vous n’entendrez plus jamais le
mot « cave » sans penser à lui, à cette cave. La lecture me remue en tout sens. Si vous mettez
la main sur La Gana, préparez-vous à être fouillés, forcés, acculés profondément en vous-
mêmes.

Ici, je dois parler d’un copain, André, qui vit et travaille dans le Finistère, à la médiathèque de
Douarnenez (on dit « médiaoueg », en breton). André m’a téléphoné, il y a une bonne dizaine
d’années, en me disant :
« Je voudrais vous inviter dans notre médiathèque… »
J’allais répondre tout à trac : non, je n’ai pas le temps, mais il a fini sa phrase :
« … Georges Perros ».
J’aime le poète Georges Perros (essayez de lire Une vie ordinaire), il suffit qu’un lieu porte
son nom pour que j’aie envie d’y aller. J’ai donc pris le train pour Quimper. C’est comme ça
que j’ai connu l’impeccable Dédé, qui m’attendait en Skoda devant la gare.
Notre amitié est née sous le signe des grands écrivains que la postérité planque derrière des
plus petits. Il m’a fait lire des raretés de Perros et des gens aussi méconnus et importants que
Georges Hyvernaud (essayez La peau et les os), Henri Calet (essayez tout), Jean-Pierre
Abraham (essayez Armen), il m’a fait rencontrer Vonnick Caroff autour d’une montagne
d’huîtres dans son atelier de peinture du Cap-Sizun, bref, je lui dois un carrousel de fières
chandelles.
Autant dire que quand l’un de nous deux lit un bouquin qui le marque, depuis, il prévient
l’autre. Refermant La Gana, j’écris donc à André :
Connais-tu La Gana de Fred Deux ?
Sa réponse arrive par retour d’électron :
Fred Deux ? Tu ne perds rien pour attendre.
Une semaine après, je trouve une enveloppe molletonnée dans ma boîte aux lettres. Dans
l’enveloppe, une clé USB. Je la fais bouffer à mon ordinateur. La voix de Fred en sort. Je
réentends cette voix qui m’avait tellement pris. Sur l’écran, une ribambelle interminable de
petits dossiers sonores. Chacun d’eux est numéroté et intitulé. J’en ai pour des heures, des
heures et des heures d’écoute. Les deux cents heures. À peu près tout ce que Fred a enregistré.
C’est ma fête. Merci André. Merci Vincent, aussi, libraire parisien à qui André doit la
possession de ce trésor. Merci à la Fred Connection.

Au moment où je reçois cette clé, la bien nommée, je ne suis pas en train d’écosser des petits
pois mais de dessiner un de mes bouquins. J’ai des mois d’artisanat en perspective qui me
permettront d’écouter les bandes méthodiquement, chaque jour. Je me lance.
C’est ça, que je vous souhaite. Du temps, une disponibilité pour installer ce rendez-vous.
L’impact qu’auront ces conversations sur vous dépend de leur régularité, il me semble, mais
chacun fait comme il peut.
Je reste dans mon idée de ne rien vous dire de la voix. Si je veux vous convaincre de lui prêter
l’oreille, il faut tout de même que je parle un peu de l’effet qu’ont eu sur moi les histoires
qu’elle raconte.
On est en train, à grands renforts de technologie, de concevoir des casques de réalité virtuelle,
sorte de brodequins pour la tête dont le but est de nous immerger dans des endroits où nous ne
sommes pas. Cette invention court après l’aptitude magique qu’ont toujours eue, depuis que le
monde est monde, certains individus à nous ensorceler par le récit. Fred est de cette famille. Il
parle, on y est. On vit ce qu’il raconte. Il possède à plein régime le pouvoir de la parole,
d’ordinaire si mal valorisé. Il s’en sert d’abord pour luimême. Ses deux cents heures
d’enregistrement, je l’ai dit, il les a faites seul. Elles ont consisté, sans doute, à exprimer un
monologue intérieur qui exerçait en lui une pression trop volcanique. Pour autant, le résultat
n’est pas une logorrhée, une coulée charriant indistinctement toute sorte de scories, pas du
tout. Le résultat, ce sont des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre, des essais
innombrables qui se signalent par l’EXTRAORDINAIRE conduite de la pensée, du récit et de
la diction. Ça sort tout écrit, si j’ose dire, bien que ce soit improvisé. Et ça sort d’abord pour
lui. Peut-être parce qu’il s’appelle Deux, il parle avec lui. Il fait son compte, il s’informe, il
s’apprend des choses, il s’emmène dans le passé, il se blesse comme si Deux poignardait
Deux, il se soigne comme si Deux cautérisait Deux, il s’excite comme si Deux caressait Deux,
il fait tout haut ce que nous faisons dans notre for intérieur ou nos chambres closes, jamais à
voix haute, jamais au grand jour, rarement avec une telle ténacité, plus rarement encore avec
un tel talent. Comme il est Deux, s’il nous décrit une scène vécue avec l’un ou l’autre
personnage de son passé, il joue son rôle et celui de l’interlocuteur. Il est lui et l’autre, de
manière hallucinante, c’est-à-dire propre à créer des hallucinations de présence. On y croit.
On suit un véritable échange, entre des personnes distinctes qui n’ont pas le même âge, pas le
même caractère, pas le même vocabulaire et ÇA MARCHE. C’est la vie à laquelle on assiste.
La foule de gens que l’on croise dans ses récits se taille une présence en nous tangible comme
le souvenir de ceux qu’on a vraiment rencontrés. Pareil pour les maisons, les paysages. J’ai
passé des heures et des heures d’écoute, saisi d’admiration pour Fred, redoutant qu’un jour ça
s’arrête. Quand une personne est grande comme lui, elle vous passe au-dessus avec un
déplacement d’air qui vous gifle, vous renverse, vous colle une frousse superstitieuse. C’est
donc possible, une telle sensibilité, une telle écorchure, une telle intelligence ? Une telle
franchise ? Une telle crudité ? Une telle capacité de mensonge, de recréation, d’invention,
aussi ? Bien sûr, on sait que c’est possible. On a lu les grands livres, vu les grands films,
admiré les grandes peintures, mais ces manifestations du génie nous viennent le plus souvent
du passé, à travers des objets. Des objets qu’on serait incapables de concevoir nous-mêmes à
un tel degré de perfection et qu’on regarde comme sacrés. Alors qu’avec Fred, il s’agit de la
VOIX. La voix qu’on a tous, les mots qu’on a tous. Fred, on l’écoute comme on écoute un
gars avec lequel on s’attable. Il vous parle au creux de l’oreille, dans la tête, directement de sa
tête à la vôtre.
C’EST UN TÊTE-À-TÊTE. IL EST LÀ. Je ne connais pas d’autre artiste qui se soit livré à un
tel exercice. On a des grands entretiens, Léautaud avec Mallet, Giono avec Amrouche, Perros
avec Daive, on est bien contents de les avoir, mais ce sont des conversations auxquelles on
assiste. Elles s’éclusent en deux jours. Ils se parlent entre eux, ils ne nous parlent pas. Fred se
parle, matérialisant le fait qu’on ne parle jamais autant et avec autant de violence que quand
on est seul. Et, se parlant, il nous parle de première main, en direct. Personne entre nous et lui.
On le prend de plein fouet. Nombre de ses confidences nous vitriolent parce qu’il n’y a que
nous dans la pièce pour les recevoir. Et comme il cause des semaines, des mois, l’impression
de trouver notre place, d’entrer en confiance, de commencer à se forger une familiarité, une
affection, des opinions, des alternances de sympathie et d’antipathie, de bien-être et de
malaise se fait jour en nous comme dans une relation vécue.
Autre chose unique, c’est qu’il nous parle à trois âges de sa vie. On a d’abord sa voix de
quadragénaire, puis sa voix de sexagénaire, enfin sa voix de septuagénaire. Si c’est la même
personne, ce n’est pas la même chanson ni le même timbre qui s’expriment. Le temps n’est
pas seulement évoqué, il est audible. Il délâbre autant qu’il étaye Fred, et l’évidence nous
frappe que l’œuvre, c’est Fred. Que Fred est une œuvre qui se bâtit et se détruit elle-même
devant nous. Toute œuvre d’art qui n’est pas quelqu’un est ratée, mais on saisit en écoutant
Fred que toute personne qui n’est pas une oeuvre d’art est ratée aussi. Œuvre d’art,
évidemment, ça ne veut pas dire bibelot sur la commode. Ça veut dire forme travaillée pour
en extraire du vrai. « Tout ce qui est faux, ça ne sert à rien » dit Fred. J’ai noté cette phrase, un
jour, en marge d’une de mes feuilles à dessin, pendant que je l’écoutais. Fred se travaille, se
malaxe, se retourne dehors-dedans, se presse violemment le citron pour en extraire du vrai,
essayant sans retenue les culs-de-sac, les routes barrées, les bobards, les imprécations, les
douceurs, les franchises, les coups permis et interdits. Tout est bon pour obtenir un tant soit
peu de vrai. Dans ses livres, dans ses enregistrements, suprêmement dans le langage de ses
dessins, il a voulu dire ce qui ne se dit pas. Fred, c’est l’homme qui dit ce qu’on ne dit pas.
C’est l’homme qui cherche, en s’utilisant comme barre-à-mine, ce que la bienséance,
l’indifférence, l’usure, la peur, la raison, le tact, l’intelligence et la bêtise nous empêchent de
dire. Encore une citation : « Ce dont on ne parle jamais, c’est ce qu’il y a de plus épais ».

Ces vérités, en plus, on n’est pas fâchés de les obtenir d’un prolo qui a été ouvrier à quatorze
ans, après une enfance très dure. C’est sain de se voir rappeler que le génie souffle où il veut.
Trop de gens que la vie brutalise tôt en restent bouche bée, démunis devant le langage ou
perdus pour la beauté. Fred s’exprime en toute chose avec d’autant plus de jaillissement qu’il
est hanté par l’idée permanente qu’il aurait pu en être empêché, qu’il pourrait à chaque instant
en être empêché. Quelques gouffres de silence ou d’impuissance créatrice, au long de sa vie,
se sont chargés de le lui rappeler.

J’ai dit tout à l’heure qu’il n’était pas mauvais d’écosser les petits pois ou de dessiner en
écoutant Fred. Mon copain André l’écoute sur MP3 en crapahutant entre Tréboul et les
Plomarc’h. Au vrai, je pense qu’il est indispensable de faire quelque chose. Surtout, ne pas
l’écouter les bras ballants. Fred s’occupe lui-même en parlant ; il dessine, on entend gratter sa
plume, il fume. Je ne crois pas qu’on puisse supporter longtemps l’écoute de Fred sans rien
faire. La parole est un exutoire pour Fred, il nous faut un exutoire pour l’écouter. On subirait
trop, sinon.

Je commence donc à écumer les fichiers sonores que m’a envoyés André. Je suis tout de suite
happé. Ce rendez-vous rend chaque jour qui passe plus dense en intérêt, mon travail de
dessinateur s’en gonfle à bloc. Dans les moments d’exultation particulièrement débordants, la
larme à l’oeil, j’envoie des mails de gratitude éternelle à André dans ce genre de termes:
« J'arrive au bout de mes cent premières heures avec Fred. Je me demande si toi, tu as déjà
tout écouté. Je suis encore loin du compte, et tant mieux. J'écoute fiévreusement avec la
hantise d'arriver au bout (…) Il me secoue, mais je ne le lâche pas d'un pouce. Je l'aime, il
peut me raconter ce qu'il veut. (..) Et je trouve que, comme dans la Gana, en ressassant, en
inventant la vie, en recréant ses dialogues incroyables, il t'emmène dans de ces zones... là où
vont les meilleurs. (…) Je n'ai plus peur des mots: Fred est assis à table avec Proust, avec
Walser, avec Rilke, avec quiconque a exprimé ce qu'on peut dire de plus vrai en ce bas-
monde. Il est de ce tissu-là. Je ne sais pas si on en a des masses comme lui en ce moment.
Pour tout dire, je me demande s'il n'est pas le seul. Il est tellement vieux, il contient tellement
d'époques, il fournit tellement de grain à moudre, il est unique. Je l'ai pressenti quand j'avais
une vingtaine d'années et que je l'ai entendu pour la première fois sur France Cul, mais je
n'en aurais pas eu une démonstration aussi complète, éblouissante, définitive sans ton
"intégrale". Tu m'as souvent gâté, mais là, c'est du premier choix absolu. Cette voix, c'est tout
ce qui me passionne, tout ce dans quoi je me reconnais (…) Quelle émotion d'être
contemporain de ce gars. Si le coeur nous en dit, on en causera la prochaine fois qu'on se
verra, j'aurai encore avancé (…) Ce que je suis en train d'écouter ("Quitter Lacoux, Jules, les
deux Saints, la rencontre avec Cécile, Reichel"...), c'est tout simplement ce que mes oreilles
ont entendu de plus beau.»

Juin 2015, André m’écrit : « Dans deux semaines, je vais chez Fred et Cécile, à La Châtre. »
J’en tombe de ma chaise. Il va chez Fred et Cécile. Il va chez Fred et Cécile ! Connaître
l’existence d’un astre, c’est une chose, imaginer de se poser dessus, c’en est une autre.
Je note qu’il ne me propose pas de l’accompagner. Il y va déjà en équipage avec deux autres
cosmonautes. J’ai quelques minutes de colloque intérieur très disputé, du genre qui fait se
mâchouiller les lèvres. Est-ce que, tel le colonel Jorgen d’Objectif lune, je m’insère en
passager clandestin dans le coffre de la Skoda et ne révèle ma présence qu’une fois en planète
berrichonne? Est-ce que je reste chez moi, à me morfondre en attendant qu’André veuille bien
me faire le récit de sa journée ? Ma fièvre pour Fred a atteint une telle intensité que je tremble
à l’idée de les rencontrer, lui et Cécile. J’ai très régulièrement des coups de foudre pour des
artistes géniaux, mais ce sont en général des coups de foudre d’homme fait, d’homme à
paratonnerre et à parapluie. Fred, depuis que je l’écoute, m’a dépouillé de toute espèce de
protection. Il m’a renvoyé à l’enfance, à l’adolescence, au temps où j’aimais en découvrant la
furie de mes sentiments. Je l’idolâtre, Fred. Je n’ai pas du tout pour lui une admiration
mesurée, rationnelle, analytique. J’en suis toqué comme je l’étais des Beatles à quatorze ans et
je suis tétanisé comme cet enfant de quatorze ans si on lui avait proposé de frapper à la porte
de McCartney (quoique Fred, ce soit plutôt Lennon).
Donc, j’appelle André et lui dis :
« Je serai en pensée dans la rue à t’attendre. »

Le soir du rendez-vous, André m’écrit : « Nous avons rencontré une amie. Elle a rencontré
des amis. » Bon. Il est tard, il va falloir se contenter de cela. Il ne parle visiblement que de
Cécile, où était Fred ? Le lendemain, coup de fil. On rentre dans le détail. Ils sont arrivés, ils
ont sonné. Cécile a ouvert. Quand il me dit « Cécile a ouvert », mon cœur triple sa cadence.
S’il me disait « Anna Karénine a ouvert », je ne serais pas plus remué.
J’ai dit qu’il y avait des centaines de romans, de pièces de théâtre, de portraits dans les
confidences de Fred. De tous ces portraits, celui qui vient le plus en avant, le plus charnel, le
plus insondable, le plus contemplé, questionné, c’est celui de Cécile, Cécile Reims. Je n’ai
jamais entendu quelqu’un parler de sa femme comme Fred. Jamais. Si les hommes sont
aveuglés ou roués, ils sont lyriques. Si les hommes sont froids, ils sont cliniques. S’ils sont
vraiment amoureux, souvent, ils se taisent. Fred aime sans se taire et sans lyrisme. Sa
sincérité, sa radicalité nous renvoient à nos propres amours dans ce qu’ils ont de plus petit et
de plus grand. Surtout, Fred montre qu’aimer, c’est tenter de se sauver constamment la vie
l’un l’autre, en surmontant nos pulsions suicidaires et meurtrières si obsédantes. Non pas
qu’on passe nécessairement à l’acte, encore que ça n’arrive que trop, mais il y a mille façons
plus ou moins détournées de tuer l’autre, de s’offrir en holocauste à l’autre ou de se tuer soi-
même qui font l’ordinaire de nombre de couples. Fred et Cécile se sont sauvés la vie l’un
l’autre depuis leur rencontre. Quand l’un était au plus bas, l’autre, s’il était bas aussi, était
toujours suffisamment haut sur la balançoire (ou s’y hissait) pour remonter son vis-à-vis. Fred
m’a permis de réaliser que les couples qui tiennent sans se haïr ou s’ignorer le font à ce prix,
pas moins.
Je ne vous dis rien de plus sur la façon dont Fred parle de Cécile, écoutez-le. C’est la
connaissance que j’ai de cette parole qui me rend si bouleversante l’idée de Cécile ouvrant la
porte à André.
Bref, voilà André, Julie et Dominique dans le salon de Cécile et Fred. Cécile ouvre une autre
porte. Dans un petit bureau attenant, Fred est allongé. Depuis des mois, il vit presque sans
signes extérieurs d’existence. Fred ne parle plus, ne regarde plus, ne bouge plus. Il gît. Il gît,
dit Cécile, mais il est là et il faut qu’il assiste à la conversation. Chaque jour, Cécile mobilise
toute son attention pour capter et comprendre les signes de conscience presque imperceptibles
de Fred. Cela non plus je ne veux pas l’évoquer, Cécile le fait elle-même dans ses livres dont
le ton est différent de ceux de Fred, aussi différent que Cécile est différente de Fred, mais qui
sont de la même absolue franchise. Ces deux êtres sont comme les stations orbitales qui
envoient des informations depuis les confins de l’espace jusqu’à épuisement de leurs facultés
technologiques. Ils nous auront renseignés sur tous les âges de la vie en maintenant leurs
télescopes actifs le plus loin et le plus longtemps possible. On doit beaucoup aux aventuriers
de leur espèce. Ils ont une odyssée riche d’enseignements majeurs pour qui veut bien recevoir
et méditer leurs signaux.
En dépit des circonstances cruelles, ou peut-être parce qu’elles le sont, le moment entre Cécile
et ses trois visiteurs est très intensément vécu.

Quelque temps après, sans me le dire, André écrit à Cécile en lui recopiant des passages d’un
des mails que j’ai cité plus haut, celui où je peins Fred, micro et magnétophone en main, assis
entre les plus belles plumes de la littérature. Et Cécile lui répond :
Le passage de votre lettre dans lequel vous recopiez ce qu'a écrit Emmanuel Guibert m'a
profondément émue : ce qui est dit et comme c'est dit. Je le lirai à Fred dans un moment où il
sera présent. (…) Bien sûr qu'Emmanuel peut venir jusqu'à nous, à l'occasion. (Vous lui
donnez notre numéro de téléphone). Fred est maintenant un "gisant" au visage serein, les
yeux clos ou ouverts sur ce que je ne peux voir. L'autre côté du miroir où il a passé tant
d'heures de sa vie ?
Merci encore et avec grande amitié.
Cécile.
Il y aura un jour — je ne sais ni quand, ni comment — une relation directe Fred
Deux/Emmanuel Guibert écrivant sur le "raconteur".

J’ai passé nombre de mes heures avec Fred à me cramponner à ma table pour ne pas dessiner
ce que je voyais en l’écoutant. Il m’est arrivé de souhaiter avoir vingt ans et recommencer ma
vie d’auteur pour la consacrer à Fred. Il y a d’immenses choses à faire en bande dessinée, en
dessin animé, au théâtre ou au cinéma sur son patrimoine sonore.
Ce serait captivant si c’était fait avec discernement, j’en suis convaincu. J’ignore encore si je
serai jamais capable de mettre en images certaines des confidences de Fred ou si Fred me dit
tout simplement : « occupe-toi de tes oignons ». C’est le lot des grands artistes de nous donner
envie de les servir en même temps qu’ils nous renvoient à nous-mêmes. En tout cas, si j’écris
aujourd’hui à propos de Fred, après avoir tant parlé de lui à toutes les personnes de rencontre,
c’est aussi parce que Cécile, dans cette lettre, m’en a donné la permission. J’avais une
admiration pétrifiante que la confiance de Cécile a réchauffée.
Pour que nous continuions à vouloir vivre, il nous faut jusqu’au bout des histoires d’amour ou
d’amitié qui font pomper le coeur. Sans ça, comme chantait Léo Ferré sur le 45 tours de mon
enfance, avec le temps, on n’aime plus.
J’aime Fred et Cécile. Quand on aime, on prend le train. Je dis à André : « J’y vais dare-dare,
viens avec moi. » André me répond :
Je vois demain si dans le cadre de la politique culturelle et sous l'autorité de mon supérieur
hiérarchique, il m'est possible – au titre de la réduction du temps de travail (validée en
comité technique paritaire) – de poser mon samedi 12 septembre 2015.
Et c’est signé :
André
Assistant territorial principal de conservation du patrimoine et des bibliothèques.
1ère classe. 4ème échelon.
Le comité technique paritaire est bon enfant, Dédé a son congé. Je réserve mon Paris-
Châteauroux au départ d’Austerlitz. À noter que l’arrivée est à DEUX heures quarante-
DEUX. André sera là dans sa Skoda (il aura couché à Nantes) pour rouler ensemble vers La
Châtre.
Entre-temps, Cécile a lu ma lettre à Fred. Ainsi, j’ai parlé à Fred par la voix de Cécile. On
jugera de l’effet qu’une telle nouvelle peut avoir sur moi.

Trois jours avant le départ, coup de fil d’André, le matin.


« Fred est mort. »
On se met à bramer. On s’étreint par-dessus la Bretagne, les Pays de Loire, la Région Centre
et l’Île-de-France. Cécile perd Fred. C’est ça qui nous fait le plus mal : Cécile perd Fred.
Comme toujours quand j’apprends une disparition qui me touche de près, je regarde par la
fenêtre et le dehors est entièrement contaminé. Le monde vient de changer en un clin d’œil.
Plus rien d’anodin, tout est fatal. Cécile perd Fred.
« On ne va pas y aller, du coup…
– Ben non… en même temps… ils vivaient seuls… peut-être qu’il n’y a pas tant de monde
que ça pour entourer Cécile… il faudrait savoir si notre présence pourrait lui être utile… on
serait discrets… on se planque à l’Hôtel Notre Dame… si elle veut nous voir, elle nous voit…
même cinq minutes… on peut faire une ou deux démarches administratives… des courses à la
supérette… si elle ne veut pas nous voir, elle ne nous voit pas…
– Je vais me renseigner…
– Ne l’appelle pas, hein ?
– Non, non… j’essaie de savoir par l’entourage… je te resonne…
Une demi-heure après, Dédé hoquète de plus belle :
– TU NE SAIS PAS QUOI ? JE RACCROCHE D’AVEC ELLE ! C’EST ELLE QUI M’A
APPELÉ ! ELLE EST INCROYABLE ! ELLE NOUS ATTEND ! TU DOIS LIRE TA
LETTRE À LA CÉRÉMONIE ET ELLE NOUS CHARGE DE CHOISIR CINQ MINUTES
DE LA VOIX DE FRED DANS LES BANDES POUR LA FAIRE ENTENDRE AUX GENS
QUI SERONT LÀ !

Voilà comment on se retrouve à Châteauroux, tous les deux, le samedi 12 septembre 2015 à
deux heures quarante-deux avec nos brosses à dents et nos liquettes de rechange.
Il fait gris. Trois quarts d’heure après, on est à La Châtre. André sonne et Cécile ouvre,
comme en juin dernier. Le moment est venu de déposer à la porte les rêveries démesurées
nées des confidences de Fred pour entrer dans la réalité. Ça se fait d’un seul tenant, en
franchissant le seuil. Je reconnais la maison où je ne suis jamais venu.
L’escalier. Les œuvres au mur. La Poustinia vue depuis la cuisine. Le jardin où Crocro se
planquait sous les feuilles. Le bureau de Cécile où Fred est mort. Ça n’est pas exactement
superposable aux images mentales que je me suis faites en écoutant les bandes, mais c’est
étonnamment proche, très relié.
Cécile m’embrasse, je l’embrasse. Allez voir au musée d’Issoudun et partout où vous le
pourrez ce qu’a accompli cette artiste, graveur, tisserand, écrivain. Elle vient de permettre à
l’homme dont elle partage la vie depuis si longtemps, au prix d’un Everest d’anxiété et de
fatigue, de mourir chez lui. Elle est forte de la seule force qui vaille, celle des individus qui,
dans le doute et sous la menace constante du renoncement, accomplissent un devoir qu’ils se
sont fixés.
Je lui dis : « Vous avez le regard de la fille dont j’étais amoureux au lycée. Elle est d’origine
juive lituanienne, elle aussi.
– Comment s’appelle-t-elle ?
Je la nomme.
– Ah mais je connais sa famille !
J’aime ces coïncidences qui laissent entrevoir que nos vies soi-disant banales sont portées par
d’insondables échafaudages. Un autre clin d’oeil est de retrouver Georges Perros dans la
bibliothèque.
André passe trois jours à La Châtre, autant que lui en laisse la fonction publique. Moi, quatre.
On prépare les obsèques. On rencontre des gens adorables. La grande Momote, par exemple
(Fred surnommait toujours les gens), avec son profil de médaille, ses répliques à la Audiard et
son grand dévouement. On se balade au bord de l’Indre, le soir, quand les corneilles se
regroupent par centaines au sommet des peupliers, comme dans les récits de Fred. J’ai les
mêmes sensations qu’à Illiers, Rome, Saint-Pétersbourg ou Kyoto : j’aime un lieu parce qu’un
grand artiste l’a arpenté avant moi et me l’a décrit. Je suis chez un homme de l’envergure des
maîtres du passé mais j’aurai été son contemporain. Ça compte, ce rappel qui atteste que le
génie continue d’arpenter les mêmes trottoirs que nous.
André va voir le corps de Fred. Pas moi.
Le jour de la cérémonie, comme prévu, je fais entendre la voix de Fred aux gens assemblés.
C’est André qui a choisi le passage dans les bandes, mais comme il a dû retourner la veille à
Douarnenez, c’est moi qui le diffuse. J’ai essayé de vous en transcrire un fragment, ça ne
marche pas. La voix manque trop. Je renonce. Pour finir sur une parole de Fred, tout de
même, je n’ai qu’à penser à des phrases qui se sont gravées en moi la première fois que je les
ai entendues. Je me les redis de temps en temps, comme on se récite de la poésie. Celle-ci, par
exemple :
« Quand la première neige tombait, la nuit, on était réveillés par le silence. »

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