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la muséologie
Martin R. Schärer
Exposer la muséologie
Martin R. Schärer
2
Préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
Exposer la muséologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
Promenades muséologiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31
Préface
L’univers
dans une soupière
6
Préface 7
Le premier article publié par Martin R. Schärer pour l’ICOFOM est paru en
1988 dans les ICOFOM Study Series1 (pour le colloque de Hyderabad). Le jeune
conservateur suisse y évoquait alors un projet d’exposition sur la faim dans
les pays du tiers-monde, prévue pour l’Alimentarium de Vevey, le musée de
l’alimentation qu’il avait conçu sur invitation et inauguré en 1985. On retrouve
d’emblée, dans ce premier article, plusieurs des sujets qui l’ont accompagné
tout au long de sa carrière et de sa réflexion muséologique : la question de
l’exposition, la manière de visualiser des faits complexes à travers des objets,
le rôle du créateur de l’exposition et son objectivité ainsi que la manière dont la
muséologie, comme système de réflexion théorique, peut être confrontée à des
questions pratiques comme celles de la mise en exposition.
Auteur, entre autres, d’une monographie importante sur le sujet – Die Ausstel-
lung. Theorie und Exempel2 – Martin Schärer s’est assurément plus particuliè-
rement intéressé à la fonction de présentation ou de communication du musée,
à travers ce média spécifique que constitue la mise en l’exposition. Membre
important et influent de l’ICOFOM, qu’il rejoint donc une dizaine d’années après
sa fondation (en 1977), il en a été l’un des participants les plus actifs, n’oubliant
jamais sa « famille » et continuant encore de la fréquenter régulièrement au
gré des symposiums organisés par le comité. Martin Schärer a ainsi bien connu
tous les fondateurs et les protagonistes les plus réguliers de l’ICOFOM, les ayant
longuement côtoyés. À l’instar d’un Stránský, d’un Deloche ou d’un Maroević,
1. Schärer, M. R., “Hunger in the showcase. Developing countries and museology – information
and manipulation”, ICOFOM Study Series, vol. 14, 1988, p. 233-239 ; « La faim en vitrine. Pays en
développement et muséologie – information et manipulation », p. 241-247.
2. Schärer, M. R., Die Ausstellung. Theorie und Exempel, Munich, Müller-Straten, 2003.
8 Préface
un grand nombre des acteurs de l’ICOFOM sont issus des milieux académiques ;
Martin Schärer fait en revanche partie des professionnels de musée qui, comme
André Desvallées, sont passés de la pratique à la théorisation, ce qui ne l’a pas
empêché d’enseigner à l’université (il est titulaire d’une thèse en lettres) et d’inter-
venir dans de nombreuses formations à l’étranger. Cette pratique quotidienne du
musée lui a surtout permis de bénéficier d’une expérience de terrain considérable,
l’amenant à développer un double point de vue (aussi bien théorique que pratique)
sur le travail muséal. Cet intérêt pour les questions concrètes de la vie du musée
– la préparation des expositions, leur réception par les visiteurs, l’organisation
générale d’un musée – constitue un élément important de l’arrière-plan de la
pensée de Schärer, telle qu’il la présente dans les lignes qui suivent. Il répond
ainsi à l’une des critiques les plus fréquentes autour d’une certaine conception de
la muséologie (comme celle de Stránský), jugée trop absconse et détachée de la
réalité, ce que déplorait déjà Burcaw en 1981 : « Aux États-Unis, et, je pense, dans
les pays occidentaux, nous avons tendance à envisager les travaux des musées
davantage sous l’angle des résultats mesurables que sous l’angle des fondements
théoriques3 ». Stránský évacuait rapidement ces critiques, qu’il renvoyait à la
muséologie appliquée (un domaine qui l’intéressait relativement peu en regard
de la muséologie théorique et de la métamuséologie). « Ils veulent des recettes
de cuisine », avait-il tendance à réagir. Paradoxalement, chez Schärer, et pour
des raisons qu’on comprend aisément (qui sont au cœur de l’Alimentarium),
la notion de « recettes » n’a jamais été négligée, aussi bien dans son musée
que dans sa réflexion et ses enseignements… Concilier la théorie et la pratique,
montrer et mettre en œuvre la réflexion muséologique, non seulement pour les
spécialistes mais aussi à destination du grand public, symbolise peut-être ce qui
caractérise le mieux ce projet muséologique singulier.
de visiteurs s’interrogeant de cette manière sur ce qui leur est donné à voir,
aussi, leur proposer des outils afin qu’ils se construisent leur propre expérience
critique constitue une gageure que peu de muséologues, et encore moins de
responsables de musée, ont tenté de développer. C’est sur cette voie particulière
que s’est pourtant engagé Martin Schärer, ce dont témoignent les différents
textes rassemblés ici. Une telle posture n’apparaît guère comme évidente, ce que
l’auteur accepte volontiers : nombre de visiteurs préfèrent le confort intellectuel
de l’illusion de l’authenticité et l’unicité d’un discours convenu. L’exposition
muséologique cherchant à déconstruire ce médium tout en présentant d’autres
voies d’interprétation demeure difficile à appréhender.
Martin Schärer, par le biais des expositions qu’il a mises en œuvre tout au long
de sa carrière, s’est ainsi imposé comme un penseur particulier, ancrant sa
réflexion dans la relation objet-musée-exposition, par le biais de «l’exposition
muséologique ». Cette notion demeure peu utilisée, et pour cause ! On dénombre
peu de conservateurs ou de commissaires utilisant ce médium en vue de réflé-
chir sur le média-musée lui-même. L’auteur cite, dans cet ouvrage, quelques
exemples célèbres – l’exposition de Stránský sur la muséologie, au cours des
années 1970, les expositions du Musée d’ethnographie de Neuchâtel depuis les
années 1980, etc. –, mais, si la liste exhaustive de ces expositions particulières
demeure à établir, elle resterait dérisoire en regard de celle des expositions plus
classiques. Le muséologue pourrait s’étonner du manque d’intérêt, de la part
du public, voire des conservateurs ou des commissaires, pour la réalisation de
telles expositions. Après tout, faire comprendre ce qui est réellement donné
à voir ne constituerait-il pas un enjeu prioritaire ? Le texte qui suit le montre
bien, qui présente nombre de clés permettant de s’interroger sur le sens de cette
curieuse coutume consistant à créer des musées et à réaliser des expositions.
Pour autant, les expositions sur l’exposition demeurent relativement rares. On
pourrait dire la même chose pour ce qui concerne les autres médias, qu’il s’agisse
de la télévision ou des journaux. Combien d’émissions ou de films consacrés à
10 Préface
François Mairesse
Président d’ICOFOM
5. Cameron, D., “A viewpoint: the Museum as a communication system and implications for museum
education”, Curator, 11, 1968, p. 33-40.
11
Exposer la muséologie
Exposer
la muséologie
12
Exposer la muséologie 13
La première question que l’on peut soulever, autour d’une exposition, est celle
de l’opportunité de communiquer, par-delà son contenu scientifique (zoologie,
histoire de l’art…), un arrière-plan muséologique aux visiteurs. Est-ce néces-
saire, voire souhaitable ? Qu’apportent de telles informations ? Est-ce propre
1. Texte modifié en fonction de la disponibilité des images et publié en relation avec l’exposition
« Promenades muséologiques », une exposition sur l’exposition (une méta-exposition) : Schärer,
M. R., Promenades muséologiques. Carnet de notes sur l’Alimentarium, Vevey, Alimentarium, 2002
(Traduit de l’allemand par Mireille Plavsic-König). Je tiens à remercier chaleureusement François
Mairesse, président de l’ICOFOM, de ses conseils précieux, de sa relecture critique et de sa préface
à cet essai, ainsi que l’Alimentarium pour la mise à disposition des illustrations.
14 Exposer la muséologie
aux musées ? Non, car la question d’une métaréflexion intégrée peut être posée
par rapport à tous les médias. Serait-il utile pour la compréhension d’un roman
d’apprendre au sein du récit les considérations qui ont amené l’auteur à écrire le
déroulement d’une action particulière ? Est-il judicieux d’introduire des réflexions
cinématographiques dans un film dans le but de rendre compte de certains choix,
par exemple de l’insertion d’une scène tournée dans un studio de cinéma ou
de deux versions du même dialogue ? Est-il intéressant de démontrer dans un
tableau, par différentes couches de peinture, le processus de la contemplation ?
Ou encore : est-il important de partager avec les spectateurs, par des moyens
appropriés, les résultats issus d’une réflexion théorique sur le théâtre ? Bertolt
Brecht prend clairement position sur ce point et répond par la positive. Dans
ses réflexions sur l’art dramatique2, il désigne le théâtre comme « un monde
irréel, imaginaire3 » – et nous osons soutenir la thèse que cela vaut aussi pour
l’exposition. Dans cette perspective, Brecht donne toute son importance au pro-
cessus de distanciation. Celui-ci confère une position critique aux visiteurs par
rapport à ce qui est représenté. Brecht veut donc briser l’illusion de la réalité
par des astuces artificielles et mettre ainsi à distance le spectateur en rendant le
média apparent4. Il mentionne entre autres moyens pour procéder de la sorte :
rendre visible l’artifice de la construction scénique, réciter certaines consignes
données aux acteurs ou encore faire commenter l’action par un acteur en dehors
du contexte de la scène.
2. Brecht, B., Neue Technik der Schauspielkunst, 1935-41, in Gesammelte Werke, Schriften zum
Theater 2, Bd. 15, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1967, p. 387-388.
3. Ibid., p. 339.
4. Ibid., p. 341.
5. Hanak-lettner, W., Die Ausstellung als Drama. Wie das Museum aus dem Theater entstand,
Bielefeld, Transcript, 2011. Stapferhaus, L. (éd.): Dramaturgie in der Ausstellung. Begriffe und
Konzepte für die Praxis, Bielefeld, Transcript, 2014. (Edition Museum, Bd. 8).
Exposer la muséologie 15
position, cela donne : un auteur parle de faits absents à des visiteurs mobiles
et actifs via des objets immobiles dans un contexte aménagé (composé d’unités
d’exposition/d’exposèmes). Dans les deux cas, l’auteur est absent. Dans le pre-
mier cas, des « émetteurs » bougent devant des « récepteurs » assis ; dans le
deuxième cas, les « émetteurs » sont statiques et ce sont les « récepteurs » qui
bougent. La différence n’est pas anodine ! Dans l’exposition, l’espace commun
aux deux pôles est beaucoup plus important qu’au théâtre, où il s’agit également
d’un espace, certes, mais sous-divisé en deux unités, les scènes et les gradins,
même si le théâtre expérimental essaie de supprimer cette dualité en plaçant
des acteurs dans la salle ou en invitant parfois les spectateurs à participer. Une
autre différence notable tient au fait que les acteurs agissent et interprètent
lors de chaque représentation en renouvelant sans cesse leur jeu, alors que les
objets sont disposés, fixés et légendés une fois pour toutes. À noter encore que
les acteurs utilisent aussi des objets comme accessoires – objets qui restent
amovibles comme les acteurs eux-mêmes.
Dans les deux institutions, les objets sont polyfonctionnels, c’est-à-dire qu’ils sont
utilisables pour illustrer n’importe quelle situation. Tout dépend du contexte.
Cela est beaucoup plus difficile à accepter pour l’exposition que pour le théâtre.
Un simple parapluie utilisé sur le plateau peut, par exemple, caractériser un
Anglais ou, s’il est ouvert, indiquer qu’il pleut. Le même parapluie induit des
significations tout à fait différentes dans une exposition sur la mode, la météo-
rologie ou la criminologie !
Malgré ces différences non négligeables, ces deux médias sont quand même
apparentés du point de vue de leur organisation, ce qui se manifeste aussi dans
le fait que le langage théâtral est souvent repris pour l’exposition : le metteur
en scène (= curateur) et le scénographe créent, sur la base d’un scénario et par
une dramaturgie appropriée, une mise en scène (= exposition) sur le plateau
de l’histoire (= au musée). C’est pourquoi le terme « représentation » pourrait
être utilisé pour les deux institutions : au théâtre pour chaque représentation,
au musée pour chaque visite individuelle. Par ailleurs, tout visiteur définit le
rythme de sa visite et met en scène ainsi sa propre représentation ; il ne serait
donc pas faux de dire qu’il y a autant d’expositions qu’il y a de visiteurs !
C’est pourquoi le musée n’est pas du tout aussi neutre ni, en un sens, aussi inof-
fensif qu’il semble être à première vue. Ne fait-il que rassembler de vieux objets
qui ne sont plus utilisés ou de prestigieuses pièces de collection que l’on se doit
d’admirer ? Si tel était le cas, un examen plus approfondi révélerait le danger
d’une telle entreprise. Comme le musée ne peut ni tout réunir ni tout exposer,
il doit forcément sélectionner les objets qu’il acquiert et ceux qu’il expose. Or,
cette sélection et la manière de présenter les objets sont non seulement soumises
à des modes, mais elles sont également très subjectives. Le musée comme lieu
de communication multimédiatique, de fiction et de manipulation est donc tout
sauf une institution neutre. Il transmet aux visiteurs de manière latente, mais
très rarement en thématisant cette dimension, une conception particulière de
l’histoire et du monde. Cette position de contrôle sur le passé (et donc sur l’ave-
nir) confère de fait un certain rapport de force dont il faut user consciemment
et de manière responsable.
L’exposition8
8. Les différents aspects de l’exposition dans un contexte muséologique sont expliqués aux visiteurs
Exposer la muséologie 17
Les faits absents : ce qui est visualisé, le message (la fabrication du chocolat
en usine ou la vie d’un peintre), n’est jamais présent ; l’exposition sert donc à
transmettre le monde, à faire connaître ce qui est inconnu, mais aussi à remettre
en cause ce qui semble être connu. Elle crée donc une sorte de liaison par les
sens entre le quotidien du visiteur (le « destinataire ») et ce qui lui est étranger.
Dans l’espace : ce qui est visualisé/exposé n’est pas présent dans la salle d’exposi-
tion – à deux exceptions près : soit une sorte de méta-exposition (muséologique)
sur l’exposition, donc une explication sur le pourquoi et le comment de celle-ci,
soit l’« exposition » (oui, cela en est une !) d’un paysage in situ, muséalisé par
la pose d’une clôture ou d’un simple panneau.
de l’Alimentarium dans un livre géant qui les présente par le biais d’une soupière ; il s’agit de la
deuxième intervention muséologique décrite ci-après.
9. Desvallées, A., Mairesse, F. (dir.), Dictionnaire encyclopédique de muséologie. Paris, Armand
Colin, 2011, p. 133.
10. Ibid., p. 134. Voir aussi : Schärer, M. R., Die Ausstellung. Theorie und Exempel, Munich, Mül-
ler-Straten, 2003, particulièrement p. 83-139, avec une bibliographie exhaustive. Desvallées, A.,
Schärer, M., Drouguet, N. : « Exposition, regard et analyse », in Dictionnaire encyclopédique de
muséologie, op. cit., p. 136-173.
18 Exposer la muséologie
Dans la pensée/la compréhension : ce qui est très présent – par exemple, le cœur
battant du visiteur – peut être fort éloigné de son entendement, même lorsqu’il
visite une exposition sur le cœur !
Les objets : par « objet », je comprends tout ce qui est exposé : les « vrais objets »
originaux, témoins de l’existence d’une réalité (à trois ou à deux dimensions),
appelés musealia, donc les objets muséalisés, c’est-à-dire décontextualisés/dé-
fonctionnalisés et ensuite recontextualisés (artificiellement) pour des valeurs
(de représentation) autres que leur fonction utilitaire (à l’exception peut-être de
programmes pédagogiques). Puis, les objets didactiques créés pour une exposi-
tion, par exemple des substituts, modèles réduits, etc. La fonction des objets est
double, sans qu’une séparation nette entre les deux rôles soit toujours possible.
Ainsi, des objets ressemblant à ceux qui sont représentés sur une nature morte
contribuent à « expliquer » la peinture/le message de l’exposition, acquérant
ainsi une fonction secondaire, par opposition à leur valeur primaire lorsqu’ils
sont exposés pour eux-mêmes. Force est de constater qu’aucun objet ne parle
de lui-même ; il reste muet, c’est toujours le conservateur qui parle, explique
et interprète, ou le visiteur qui utilise ses connaissances, par exemple celles du
matériau. Cela dit, il faut tout de même admettre que les objets possèdent un
certain rayonnement, une aura, et qu’ils créent ainsi une ambiance particulière.
Les moyens de mise en scène : comme la présentation neutre d’un objet est
impossible, une exposition – même d’un seul objet – sans mise en scène s’avère
irréalisable. À part les moyens scénographiques auxquels on pense tout de suite
(éclairage, vitrines, cimaises, parois, textes, etc.), il ne faut pas oublier l’entrée, le
parcours, les éléments de protection, le personnel de médiation, etc. Une vitrine
blindée, par exemple, entourée d’un cordon et surveillée en permanence par
un gardien dénote le caractère « particulièrement précieux », « en péril », etc.
Les signes : tout objet (dans le sens large du terme) signifie, c’est-à-dire qu’il
renvoie à autre chose ; comme expôt, il a une fonction dans la narration et le
langage de l’exposition. Ainsi, il peut par exemple se référer à lui-même, à sa
fonction primaire utilitaire, ce qui représente le cas le plus simple et direct.
L’objet exposé est toujours signe, porteur de sens. Toute visualisation est donc
métaphore. Soit l’expôt est pris comme partie d’un fait absent (synecdoque),
soit comme un symbole représentant ce fait absent (métonymie). On n’expose
finalement pas des éléments physiques mais des valeurs attribuées qui sont
visualisées sémiotiquement. L’objet n’est donc pas porteur d’informations mais
signe qui renvoie à autre chose. Dans le premier cas, un objet exposé représente
un ensemble plus grand (pars pro toto) ; par exemple, un pinacle représente une
cathédrale. Dans le deuxième cas, la même cathédrale serait représentée par un
plan, un modèle réduit ou une série de photographies. À part ces dénotations,
on peut aussi envisager des connotations, des réalités personnelles qui naissent
chez le visiteur, provoquées par les expôts – et de telles connotations diffèrent
Exposer la muséologie 19
La muséologie
culturel du patrimoine naturel. Tout patrimoine est culturel, car les objets dits
naturels se trouvent d’abord « quelque part » et ne prennent de l’importance
qu’à partir de leur appropriation physique ou intellectuelle par l’homme, qui
les utilise, les décrit, les interprète, etc.
Des valeurs sont attribuées aux objets ou à leur matériau, par l’individu aussi
bien que par la société, rationnellement ou émotionnellement, dans leur fonction
utilitaire ou en dehors. C’est finalement pour ces valeurs attribuées que les objets
sont muséalisés, soit par des individus, soit par le musée. Il s’avère impossible
d’énumérer définitivement ces valeurs, mais il est au moins possible d’en distin-
guer deux groupes : les valeurs matérielles et les valeurs immatérielles/idéelles.
Le premier groupe concerne la valeur d’échange/monétaire, le deuxième est lié,
par exemple, aux valeurs esthétique, heuristique, symbolique ou sentimentale.
Toutes ces valeurs définissent la position de l’objet dans la hiérarchie individuelle
et culturelle. Comme elles ne sont pas fixées matériellement à l’objet, elles ne
sont que relatives, jamais absolues ou universelles, et donc variables. Il n’existe
pas de bel objet en soi, mais seulement des objets considérés comme beaux.
La relation homme-objet se situe dans trois réalités (trois mondes) qui, étroi-
tement liées, sont définies par le temps et l’espace : la réalité primaire et réelle,
la réalité secondaire et fictive et la réalité secondaire et personnelle. La réalité
primaire et réelle comprend l’ensemble du monde matériel avec une dominance
de la fonction utilitaire. Force est de constater, comme cela a déjà été expliqué,
que cette réalité ne peut nullement être muséalisée parce que, par un processus
de décontextualisation, la fonction utilitaire est ramenée à un état de repos et
les valeurs attribuées changent.
Expositions muséologiques
J’ai réalisé au sein de l’Alimentarium12, parmi quelque trente-cinq expositions
temporaires sur des aspects très variés de l’alimentation, plusieurs expositions
muséologiques13 (ou peut-être « alimento-muséologiques » !), à savoir deux in-
terventions mineures situées dans l’exposition permanente et trois expositions
complètes14.
La deuxième intervention est toute différente (fig. 2 à 6). Elle a été créée seu-
lement après l’exposition « Promenades muséologiques », accompagnée d’un
livre, central pour notre réflexion. Il s’agit d’un livre géant sonorisé, dont la sou-
pière, présentée comme paradigme muséal, en est la vedette, pour expliquer des
faits muséologiques : « L’épopée d’une soupière. Approches muséologiques16 ».
12. L’Alimentarium (inauguré en 1985) est un musée créé par une fondation de Nestlé. Sa mission
est de présenter tous les aspects de l’alimentation : histoire, ethnologie, nutrition… un sujet qui
s’avère être une aubaine, car il permet de communiquer à plusieurs niveaux, aussi bien théoriques
que pratiques. Schärer, M. R. (éd.), Alimentarium 1985-1995, Vevey, Alimentarium, 1995. Schärer,
M. R. et al., Cuisiner, manger, acheter, digérer [la nouvelle exposition permanente], Vevey, Alimen-
tarium, 2003. Schärer, M. R., (éd.), Alimentarium 1985-2005, les 20 ans du Musée de l’alimentation,
Vevey, Alimentarium, 2005.
13. Scénographie J.-P. Zaugg et P. Jost.
14. Schärer, M. R., „Museologie ausstellen”, in Fayet, R. (éd.), Im Lande der Dinge. Museologische
Erkundungen, Baden, hier+jetzt, 2005, p. 33-43. Schärer, M. R., « Muséographie alimentaire », in
Poulain, J.-P., op. cit., p. 895-903 (898-900).
15. Elle est présentée dans le catalogue de la troisième exposition mentionnée.
16. Schärer, M. R. , L’Épopée d’une soupière. Approches muséologiques, Vevey, Alimentarium, 2004.
Id., « Muséographie alimentaire », in Poulain, J.-P. (dir.), Dictionnaire des cultures alimentaires,
22 Exposer la muséologie
Experiment”, in Museum Management and Curatorship, vol. 13, issue 2, 1994, p. 215-219 ; „Die aus-
gestellte Ausstellung – ein museologisches Experiment”, in Museumskunde, vol. 57, issue 1, 1992,
p. 43-50. Voir aussi le symposium de l’ICOFOM qui s’est tenu à Vevey dans le contexte de cette
exposition : Sofka, V./Schärer, M. R. (dir.) : The language of exhibitions, Stockholm, ICOFOM, 1991,
2 vol. (ICOFOM Study Series, vol. 19 et 20).
20. Cette introduction est à voir en permanence et correspond à la première intervention men-
tionnée plus haut.
21. Catalogue : Schärer, M. R., « Histoires d’objets et Exposition », in Schärer, M. R., (éd.), Histoires
d’objets, Vevey, Alimentarium, 1995, p. 7-35 et 106-213. En outre, j’ai publié deux articles sur cette
exposition : “Museology : The Exhibited Man/Thing Relationship – A New Museological Experiment”,
in Museum Management and Curatorship, vol. 15, issue 1, 1996, p. 9-20 ; „Die ausgestellte Dingbe-
ziehung – ein neues museologisches Experiment”, in Museumskunde, vol. 61, issue 2, 1996, p. 91-95.
24 Exposer la muséologie
Après avoir créé ces deux expositions expliquant certains principes muséolo-
giques de base, j’ai eu l’envie d’entamer la problématique d’une manière plus
globale (fig. 9). Ainsi est née la troisième exposition (en 2002), intitulée « Pro-
menades muséologiques22 », dont le catalogue présenté à l’époque est en grande
partie reproduit ci-après.
22. Catalogue : Schärer, M. R., Promenades muséologiques. Carnet de notes sur l’Alimentarium,
Vevey, Alimentarium, 2002.
23. Buren, D., Les Écrits, Bordeaux, CAPC, Musée d’art contemporain de Bordeaux, 1991, vol. 2, p. 261.
24. Cette version fut remplacée quatorze ans plus tard par une nouvelle présentation permanente,
la troisième depuis l’inauguration, en 1985.
Exposer la muséologie 25
10-15
Concrètement, les visiteurs manifestaient d’abord une certaine perplexité, en
étant confrontés à une approche inhabituelle. Cependant, faute de sondage, je
ne peux qu’établir quelques hypothèses.
La deuxième exposition n’avait pas une thématique bien définie (l’histoire ali-
mentaire de sept siècles), mais un sujet beaucoup moins précis ne permettant
guère une telle approche, car une chronologie unique manquait, a sans doute
également déstabilisé les visiteurs. En outre, la deuxième exposition permettait,
beaucoup plus que la première, une lecture au premier degré, soit la découverte
d’une pléthore d’objets alimentaires, sans que le visiteur eût besoin d’une grille
théorique quelconque pour les apprécier. Elle était aussi beaucoup plus proche
de la vie quotidienne actuelle du visiteur.
Ajoutons qu’il existe beaucoup d’autres moyens que l’exposition proprement dite
ou la présentation de quelques exposèmes pour communiquer sur des aspects
muséologiques de l’exposition : on peut envisager des textes différenciés graphi-
quement de l’exposition, des juxtapositions inhabituelles, des objets troublants
insérés dans des endroits inattendus, des explications par Audioguide ou lors de
visites guidées, ou encore des collaborateurs du musée provoquant les visiteurs
par des remarques ou par des questions.
Peut-être, à la suite de ces propositions, faudrait-il aller encore plus loin et pro-
poser un « musée muséologique26 » ? Un « Muséarium » dont le contenu serait la
muséologie et le musée ? Il va de soi que l’on ne pourrait se contenter de présenter
uniquement de la théorie. Il serait nécessaire d’élargir la thématique et d’inclure
aussi l’histoire des musées et de la muséalisation ainsi que le rôle socioculturel
de la « patrimonialisation » comprise d’une manière très étendue. Un tel musée
25. Brulon Soares, B./Maranda, L. (éd.), The predatory Museum, Paris, ICOFOM, 2017 (ICOFOM
Study Series, vol. 45).
26. À l’université Tokiwa, à Mito, au Japon, existe un Museum of museology, qui montre, essen-
tiellement pour les étudiants en muséologie, différents types d’exposition. Il s’agit donc plutôt d’un
musée de muséographie, voire d’expographie. (http://www.tokiwa.ac.jp/en/centers/rsc/museum/
index.html 16-5-2018). À mentionner aussi l’espace expérimental d’exposition de l’École polytechnique
fédérale de Lausanne, en Suisse, pour promouvoir l’héritage artistique et culturel par de nouveaux
moyens. (https://artlab.epfl.ch/experimental-exhibition-space 16-5-2018)
Exposer la muséologie 27
Il n’en reste pas moins que des éléments d’information muséologiques sur notre
travail dans les coulisses insérés dans des expositions permanentes ou tempo-
raires seraient, à mon sens, dans ce contexte, les bienvenus pour parler de ce qui
se trouve derrière ce que les visiteurs peuvent découvrir au musée et seraient
aussi – j’ose le penser – appréciés par ces derniers.
Cette logique est ancienne et, si j’ai eu plaisir à la développer au sein de l’Ali-
mentarium, elle témoigne d’une histoire plus longue, qui remonte au moins
aux années 1930, notamment avec celle qui a été réalisée en 1937 dans le cadre
de l’Exposition internationale des Arts et des Techniques à Paris. Cette pré-
sentation « muséographique montre au public que les musées ne sont pas de
simples dépôts où sont exposées les œuvres d’art avec plus ou moins de goût,
mais que, pour que ce public y soit attiré, éduqué et retenu, il faut trouver des
moyens propres à fixer son attention et conserver et présenter les œuvres d’art
suivant certaines règles. Ce sont là les buts que poursuit la Muséographie27. »
La réalisation, essentiellement par le biais de panneaux et de photographies
ou de maquettes de musées existants, comprenait des sections sur toutes les
tâches d’un musée : achat, recherche, art de présenter, plan, style, lumière,
équipement, diffusion, etc.
27. Boucher, F., Cheronnet, L. (éd.), Exposition internationale de 1937, groupe I, classe III : musées
et expositions, section I : muséographie, catalogue, guide illustré, Paris, Denoël, 1937. Préface par
Albert S. Henraux, p. 1.
28. Schneider, E., « La voie du musée, exposition au Musée morave, Brno », in Museum interna-
tional, vol. 29, issue 4, 1977, p. 183-191.
28 Exposer la muséologie
travaillent plutôt par le biais d’un langage associatif ou discursif qui combine les
objets, incluant aussi des effets de distanciation, pour déclencher des réflexions
sur des phénomènes muséologiques.
29. Hainard, J., « Du musée spectacle à la muséographie [!] de la rupture », in Gonseth, M.-O., Hai-
nard, J., Kaehr, R. (éd.), Cent ans d’ethnographie sur la colline de St-Nicolas, 1904-2002, Neuchâtel,
Musée d’ethnographie, 2005, p. 367-373. Gonseth, M.-O., „Ausstellen heisst… : Bemerkungen über
die Muséologie [!] de la rupture”, in Natter, T. G., Fehr, M., Habsburg-Lothringen, B., Die Praxis
der Ausstellung. Über museale Konzepte auf Zeit und Dauer, Bielefeld, Transcript, 2012, p. 39-56.
30. Hainard, J., « Objets en dérive pour “Le Salon de l’ethnographie” », in Hainard, J. et al., Le Salon
de l’ethnographie, Neuchâtel, Musée d’ethnographie, 1989, p. 11-30 (24).
31. Fehr, M., (éd.), „Text und Kontext. Die Entwicklung eines Museums aus der Reflexion seiner
Geschichte”, in Fehr, M., Open Box. Künstlerische und wissenschaftliche Reflexionen des Museums-
begriffs, Köln, Wienand, 1998, p. 12-43.
32. Eco, U., Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985.
33. Exposition sur la relation du vrai et du faux au musée.
Exposer la muséologie 29
Promenades muséologiques
Promenades
muséologiques
32
Promenades muséologiques 33
Carnet de notes
Ayant appris que l’exposition permanente de l’Alimentarium de Vevey allait
bientôt faire l’objet d’une toute nouvelle présentation, je choisis ce musée comme
but de mes promenades muséologiques. Mes visites eurent lieu avant la fer-
meture définitive du premier Alimentarium.
Mes visites, à pas lents ou rapides, m’ont donc mené à travers différentes expo-
sitions, qui n’étaient cependant jamais visibles toutes en même temps. Ce n’est
pas particulièrement gênant, puisque le média exposition comporte toujours
une bonne part de fiction. C’est en tout cas l’un des messages importants de
l’installation qui se trouvait à la mezzanine de l’ancien musée. Elle soulignait
que le monde extérieur réel ne peut ja-
mais entrer au musée, quel qu’en soit le
raisonnement ou l’artifice.
Le socle qui la supporte contient une étrange petite vitrine sombre, vide (fig.
17). Son sens ne s’éclaire qu’à la lecture d’un petit texte d’exposition, qui explique
précisément ce paradoxe :
À gauche et à droite, le long des parois, deux blocs comportent chacun quatre
vitrines plus petites. Les socles sont en imitation de marbre noir (de nouveau
de la fiction !).
Ainsi se présentent les trois réalités qui jouent un rôle important dans l’exposé
théorique de la relation homme-objet.
pourtant les messages ont aussi une portée sensuelle. L’exposition réussit à
déclencher des processus de pensée et à donner aux visiteurs une nouvelle
conscience muséologique.
Ce n’est pas non plus possible sans texte. Très rares sont les ensembles com-
préhensibles sans explications, du moins quand ils ne prétendent pas « recons-
tituer » quelque chose.
Il m’est dès lors apparu très clairement que des objets exposés sont toujours des
signes qui renvoient à autre chose. Ils servent en quelque sorte à communiquer
un message. Mais, comme cette exposition introductive m’a fait penser à des
choses auxquelles les organisateurs n’avaient sans doute pas songé, il me saute
aux yeux combien il est difficile de transmettre des messages dans des exposi-
tions. J’ai une autre expérience quotidienne et d’autres connaissances préalables,
mon propre code personnel, je peux donner libre cours à mon imagination,
aux connotations personnelles et, pour finir, je peux me promener à travers
l’exposition à ma guise – et quand j’en ai assez, je m’en vais, tout simplement !
Cela me rappelle le théâtre. Sauf que la sortie prématurée est beaucoup plus
difficile, demande du courage ! Sinon, de nombreuses expositions ressemblent
à des mises en scène théâtrales : des objets sont disposés sur le plateau pour
représenter un aspect du passé, de la nature lointaine ou de pays éloignés.
Une vitrine montrant une composition insolite d’objets suscite des questions
(fig. 21). Par chance, j’ai à disposition l’excellente brochure de l’exposition. J’y
lis, sous le titre « L’objet signifie » :
Autre constatation très intéressante : les objets de cette exposition ne sont pas
accompagnés de légendes, ils s’expliquent donc uniquement par leur contexte.
2. Ibid., p. 85.
Promenades muséologiques 37
Ce n’est possible que dans cette situation, parce que le langage de cette pré-
sentation est « pur » : le thème unique, la préparation de la soupe, est un sujet
quotidien, il y a sept cents ans comme aujourd’hui.
Cette vitrine fait peur à certains égards. Pourquoi ? À part un grand titre « L’ob-
jet est muet », je ne trouve ni textes ni explications sur les nombreux objets,
issus d’époques très différentes mais ayant tous à voir avec l’alimentation. En
fait, je voudrais en apprendre davantage ! Pourtant, l’objet reste muet ! C’est
tout juste si l’on peut encore dire quelque chose de sa matière ou interpréter les
traces d’usage, mais tout le contexte d’utilisation reste inconnu et ne se com-
38 Promenades muséologiques
Très bien dit ! Je peux maintenant établir sans problème le lien avec le prin-
cipe du langage de l’exposition : ces objets ont une fonction semblable à celle
d’un dictionnaire ; les différents éléments sont en quelque sorte « énumérés ».
Et, selon le langage que je choisis d’utiliser dans l’exposition, je combine ces
éléments différemment, selon les règles correspondantes. Toutefois, je n’ai là
qu’un « dictionnaire » pour toutes les langues. Quelle astuce ! Si j’effectue un
tour d’horizon, je vois différents pavillons, chacun utilisant un autre langage,
pour ainsi dire pur et non mélangé, comme dans la « vie normale du musée » !
Je me penche donc sur cet élément de la grande exposition temporaire (fig. 25).
Le titre « L’objet séduit » dit tout. À l’entrée dans la petite salle résonne une
musique douce, La Création, de Haydn, je crois. Dans le catalogue, on parle
de cette atmosphère sensible, esthétique :
« Expression d’une idée qui prend forme, se matérialise dans le bel objet,
l’acte créateur est le langage le plus riche et le plus noble de l’homme.
Dans la salle d’exposition d’un château sont présentés avec réalisme
3. Ibid., p. 69.
Promenades muséologiques 39
4. Ibid., p. 71 sq.
40 Promenades muséologiques
Je suis enchanté : un véritable intérieur, l’histoire mise en scène (fig. 28). Je suis
très ému ! Mais le texte du catalogue me ramène immédiatement à la réalité,
m’enlève toute illusion de pouvoir vivre une tranche d’histoire :
J’imagine que nombre de visiteurs, et certainement pas que des enfants, ai-
ment cette scène avec une chèvre ! Veulent-ils vraiment entendre le message
de l’illusion ? Je l’espère ! Car j’estime que les expositions doivent le répéter
sans cesse : l’histoire est irrémédiablement perdue, quitte à détruire de beaux
clichés confortables. Comme tout musée
utilise toujours simultanément de nom-
breux langages d’exposition différents,
je suppose aisément que je retrouverai
quelque chose de semblable dans l’ex-
position permanente.
Dans ce musée-école, les choses deviennent sérieuses ! Des textes comme dans les
manuels scolaires : 1o, 2 o, 3 o (fig. 30). S’il n’y a pas d’examen, je peux néanmoins
5. Ibid., p. 79.
Promenades muséologiques 41
C’est le cas ici, quoique l’élément soit un peu moins structuré (fig. 31). Mais il
y est dispensé des connaissances systématiques, basées sur les objets et des
schémas didactiques. Le langage d’exposition didactique, le plus fréquent après
l’esthétique, est appliqué dans de nombreuses variations. Continuons donc
notre tour d’horizon !
6. Ibid., p. 82 sq.
42 Promenades muséologiques
Terrible, vraiment terrible ! (fig. 33) Qui va lire tout cela !? Un infime pour-
centage des visiteurs, c’est sûr, mais ces dérapages constituent l’exception à
l’Alimentarium. La grande majorité des unités se composent d’une expographie,
certes à dominante didactique, mais très
vivante. Un exemple de ce langage se
trouve dans l’exposition spéciale sur
l’histoire de l’alimentation !
7. Ibid., p. 75.
8. Ibid., p. 87.
Promenades muséologiques 43
Le musée, lui aussi, conserve et montre des objets – pour la collectivité. À l’Ali-
mentarium, ce sont des objets en rapport avec l’alimentation. Ils ne sont plus
utilisés. Pourtant, ils témoignent de mondes passés ou lointains.
9. Catalogue : Schärer, M. R., « Histoires d’objets et Exposition », in Schärer, M. R., (éd.), Histoires
d’objets, Vevey, Alimentarium, 1995, p. 4.
44 Promenades muséologiques
Dans une première salle, nous présentons les objets de la culture alimen-
taire quotidienne. Comme “dans la vie”, mais arrangés pour le musée.
Des objets qui sont utilisés comme instrument. Des objets auxquels des
valeurs sont attribuées. Des objets pour vous, à utiliser, et des objets
auxquels vous pouvez accorder une valeur.
Les choses n’ont ni utilité, ni valeur, ni beauté. Ce sont les hommes qui
leur attribuent utilité, valeur et beauté. Chaque homme, chaque groupe,
chaque société, chaque époque, et chaque fois d’une manière différente.
Les choses ne sont donc pas simplement ce qu’elles sont. Les choses sont
ce qu’elles sont par l’homme, par le regard particulier qu’il porte sur elles.
Elles existent pour leur utilité, le souvenir qu’elles évoquent, leur beauté,
leur valeur de témoignage, leur rôle symbolique, bref, pour tout ce que
l’homme voit en elles. Dans la vie, tous les aspects sont intimement mêlés.
Promenades muséologiques 45
Une dame en jaune très sympathique m’explique les différents éléments d’un
repas : qui ? quand ? où ? quoi ? comment ? (fig. 39)
mais aussi à séparer, par exemple, ce qui est utilisable de ce qui ne l’est
pas.
Ils sont conservés en premier lieu parce qu’ils coupent, mais peut-être
aussi parce qu’ils ont de la valeur ou parce que leurs propriétaires les
trouvent beaux, parce qu’ils peuvent avoir valeur de symbole ou de
souvenir11. »
Ces objets sont conservés parce qu’ils servent à cuire, mais peut-être
aussi parce qu’on les trouve beaux12. »
Les objets d’usage d’une culture paysanne idéalisée, par exemple, sont
considérés comme beaux. Ce ne sont pas les seuls : les connotations sont
Le beau est une notion relative. Il n’existe pas d’objet pour l’alimentation
qui soit beau en soi. Ne sont beaux que ceux que l’on considère comme tels.
Que ce soit un individu, un groupe ou toute une société. Tout, par consé-
quent, peut être beau. L’attribut “beau” change constamment d’objet13. »
« L’OBJET SOUVENIR
On peut imaginer partout des objets pour l’alimentation ayant une va-
leur de souvenir. Ils peuvent aussi continuer d’être utilisés tout à fait
normalement. Par exemple, un ustensile déjà employé dans la famille
par l’ancienne génération.
« L’OBJET TÉMOIN
Les objets alimentaires sont des témoins originaux des temps passés.
Ils témoignent d’abord de leur propre existence. Un examen attentif
effectué par un spécialiste permet d’obtenir toutes sortes d’informations
à leur sujet, mais seulement sur eux-mêmes. Pas sur l’environnement
culturel de leur époque. On attribue une grande valeur aux objets qui
témoignent de l’évolution de l’homme. Cette valeur est très importante
pour les collections des musées, mais aussi pour les grands collection-
neurs privés15. »
Tout objet alimentaire peut être considéré comme un symbole. Par l’in-
dividu, le groupe, la société. C’est dire que les symboles ne sont pas dans
les objets eux-mêmes. La valeur symbolique leur est attribuée. La valeur
symbolique n’est perçue que par ceux qui y sont initiés. Pour eux, elle
est un facteur d’identité, du moins aussi longtemps qu’ils savent tout ce
que le symbole recouvre.
On considère par exemple que l’argent est un métal cher. Aussi un cou-
vert en argent a-t-il de la valeur ; tout au moins pour quelqu’un qui ne
possède pas uniquement des couverts en argent. En revanche, quelqu’un
qui mange chaque jour avec une cuillère en bois trouvera qu’un couvert
en fer-blanc est précieux. Aussi un mortier turc ou une tasse en porcelaine
peuvent-ils être considérés comme précieux.
Tout ménage, quel que soit son niveau de vie, possède des objets chers
(relativement), considérés comme précieux.
Un objet alimentaire n’est pas précieux en soi. C’est une qualité qui lui
est attribuée. Pour pouvoir lui donner une certaine valeur matérielle,
une comparaison est indispensable. Le fait d’être précieux implique donc
toujours une référence à un système de valeurs. Chaque individu, chaque
groupe, chaque société possède d’autres hiérarchies de valeurs. Le fait
d’être précieux est donc toujours une notion relative. Il n’en demeure pas
moins que ce qui est rare est cher et, par conséquent, plus précieux17. »
Les objets sont conservés pour pouvoir être de nouveau utilisés. Ils le
sont aussi en raison de leur valeur matérielle et peuvent ainsi être re-
convertis en argent, ce qui constitue également une forme d’utilisation.
Les garder dans ce but n’a rien à voir avec la muséalisation.
Il me revient à l’esprit que l’on peut muséaliser des événements comme des
choses (objets naturels ou culturels), mais que les idées nécessitent une ma-
térialisation. Dans un essai muséologique, j’ai trouvé le terme « muséalium »
pour un objet muséalisé ; il me plaît beaucoup. Par la qualité de muséalité qui
leur est ainsi conférée, les objets prennent une dimension toute particulière,
deviennent une référence signifiante-symbolique à une relation particulière
homme-objet.
Un musée dans le musée : langage d’exposition théâtral ! (fig. 43) Ce musée est
cependant très vide. Pourquoi ? Un texte renseigne :
Les objets pour l’alimentation ne sont rien par eux-mêmes. Voilà pour-
quoi des guides vous racontent au centre de cette salle un grand nombre
d’histoires sur les objets destinés à l’alimentation21. »
Au milieu de la salle, une sorte de présentoir avec une horloge (fig. 48). Des
objets du musée y sont présentés. Des personnes aimables et compétentes ra-
content des histoires d’objets, transmettent l’ancien contexte d’objets choisis.
En privé, elles m’ont dit avoir souvent eu des entretiens intéressants avec des
visiteuses et avoir elles-mêmes appris ainsi pas mal de choses.
Installation très complexe : une paroi dominante avec des « pains », qui forment
une courbe de pouvoir d’achat, des millésimes écrits et défilants, un texte avec
Promenades muséologiques 55
serait important. Ou bien : si les objets étaient exposés dans une vitrine, ils
gagneraient aussitôt en « valeur », plus encore s’il y avait un hygromètre, par
exemple. Ou si la statistique était beaucoup plus grande et tridimensionnelle,
peut-être agrémentée de petits objets, l’accent porterait plutôt sur les modifica-
tions au fil du temps. Ou si des écouteurs s’y ajoutaient, avec des textes sources
pour évoquer les deux aliments, l’homme passerait plus à l’avant-plan. Le film
sur la consommation de pommes de terre dans le passé, montré ailleurs, dy-
namiserait et personnaliserait encore ce message.
Devant un autre café, je réfléchis encore une fois à mes visites enrichissantes.
Passionnante, cette muséologie ! Je ne l’aurais pas pensé ! J’ai toujours cru que
les muséologues étaient des gens qui travaillaient au musée et que leur science
étudiait ce qui s’y passait. Je suis loin de compte ! Ce n’est que maintenant, vers
la fin de mes promenades dans l’exposition, que m’apparaît toute l’étendue de
cette science, qui déborde largement du musée. Et je me promets d’observer
dans la vie courante ce phénomène de muséalisation, cette attitude spécifique
de l’homme envers son environnement matériel.
Et, de même que j’apprécie mon café en faisant appel à plusieurs sens, je me
rappelle que la « représentation », elle aussi, ne concerne pas la seule vue, bien
entendu privilégiée au musée, mais tous les sens.
Comme ailleurs l’ouïe, un autre sens est ciblé ici : l’odorat (fig. 57). Dans la
toute nouvelle cuisine de l’Alimentarium, tous les sens sont sollicités.
P.-S.
Revenu après quelques années, j’ai découvert la nouvelle exposition permanente
avec beaucoup de plaisir. Mais c’est déjà une autre histoire… (fig. 59 à 63)
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23. Pour des définitions exhaustives voir Desvallées, A., Mairesse, F. (dir.), Dictionnaire encyclo-
pédique de muséologie, op. cit.
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Illustrations
Des explications détaillées sont données dans les textes correspondants.
Bâtiment de l’Alimentarium : 58
À propos de l’auteur
Martin R. Schärer, Docteur ès lettres, historien de formation et muséo-
logue de vocation, est le concepteur et a été le directeur de l’Alimen-
tarium, Musée de l’alimentation à Vevey en Suisse. Il a été vice-pré-
sident de l’ICOM, président de son Comité pour la déontologie ainsi
que président de l’ICOM Suisse et de l’ICOFOM. Il a publié de nombreux
articles sur des thèmes muséologiques ainsi qu’un livre sur la théorie
de l’exposition.