Sie sind auf Seite 1von 43

Revue des Deux Mondes tome

159, 1900

Houston Stewart Chamberlain

Exporté de Wikisource le 06/03/2019


UN PHILOSOPHE WAGNÉRIEN

HEINRICH VON STEIN

(1857-1887)

________

Presque au même instant où le malheureux Nietzsche perdait


la raison, un jeune professeur de philosophie mourait à Berlin.
Heinrich von Stein, qui avait été, lui aussi, admis dans lïntimité
de Richard Wagner. Stein est peut-être même le seul écrivain
que l’on puisse avec raison qualifier de « disciple » de Wagner.
Nietzsche, dans une première phase, fut l’imitateur,
l’amplificateur du maître de Bayreuth ; dans une seconde, son
contradicteur et son détracteur. Stein, avec moins d’éclat, eut
plus d’originalité, et il n’y a pas une ligne de ses écrits qui
dérive directement de l’imitation de Wagner ; sa physionomie
intellectuelle ne s’est pas un seul instant altérée au contact de
son grand ami ; mais partout, en revanche, on retrouve chez lui,
si je puis ainsi dire, l’impulsion wagnérienne, une orientation
générale, des principes, des méthodes, dont l’origine remonte
indubitablement à l’auteur d’Opéra et Drame. Ce fait suffirait,
à lui seul, pour rendre intéressante l’œuvre de Stein, en dehors
même de son mérite propre, qui est considérable ; et l’on ne
s’étonnera pas que cette œuvre, hier encore à peine connue,
excite aujourd’hui assez de curiosité pour que les premières
librairies d’Allemagne se disputent les manuscrits du jeune
philosophe. Sans avoir encore, il s’en faut, la célébrité
tapageuse de Nietzsche, Stein possède déjà dans son pays un
groupe nombreux d’admirateurs enthousiastes, et les meilleurs
esprits sont unanimes à lui reconnaître dès à présent une place
éminente dans l’histoire de la pensée et de la littérature
allemandes contemporaines.
Tel est l’homme que je demande la permission de présenter
aux lecteurs français. Je ne puis malheureusement, pour
esquisser sa biographie, m’appuyer sur aucun livre, car
l’Allemagne elle-même attend encore un travail d’ensemble
sur Heinrich von Stein ; mais j’ai pu, en revanche, grâce à
l’obligeance de la famille du philosophe, et à celle de plusieurs
de ses plus intimes amis, consulter tout au long une série de
documens autographes inédits, et d’une valeur capitale. C’est,
en premier lieu, le Journal de Stein, une quinzaine de volumes
allant (avec de regrettables lacunes) depuis sa quinzième année
jusqu’au moment de sa mort ; ce sont ensuite quelques
centaines de ses lettres ; et c’est enfin une abondante série
d’esquisses de poèmes, de projets de traités, de pensées, etc. Je
voudrais tirer de ces documens une synthèse sommaire de la
personne de Stein et de sa doctrine.
Mais auparavant il y a encore une observation que je crois
devoir faire. J’ai dit que Stein était philosophe : c’était en
réalité un esthéticien plus qu’un philosophe, et un poète au
moins autant qu’un esthéticien. Mais, avant tout et surtout,
c’était un homme, ou, si l’on aime mieux, un caractère : de là
vient son charme, comme aussi le succès grandissant de ses
écrits. Vainement essaierait-on de séparer en lui le penseur de
l’artiste, ou l’artiste de l’homme d’action ; Stein était de ces
êtres qui naissent avec le besoin de communiquer au monde
quelque grand secret que recèle leur cœur ; toute leur vie est
obsédée de cet unique besoin, et ainsi, quelque sujet qu’ils
traitent, sous quelque forme qu’ils le traitent, c’est une même
idée qui cherche à se frayer un chemin. L’idée dominante de
Stein, celle qui fut en quelque sorte la seule raison d’être de
toute son œuvre, cette idée consistait à croire que le monde
sensible ne nous révèle qu’un faible fragment de la vérité ; que
l’homme possède au dedans de lui-même un pouvoir
incalculable de connaissance et de création ; et qu’il lui
suffirait d’en prendre conscience et de s’en servir pour
transfigurer la nature humaine. L’art est une manifestation de
ce pouvoir latent, de sorte que l’intuition de l’artiste est
d’ordre supérieur à celle du philosophe ; et la vraie grandeur
d’un philosophe dépend moins de son raisonnement, de ses
théories ou de sa doctrine, que de la personnalité morale qui est
on lui. « L’unique chose au monde qui possède une importance,
une valeur absolue, c’est la qualité indmduelle de l’âme, »
disait Stein lui-même dans son ouvrage principal : les Origines
de l’Esthétique moderne. Et comme quelqu’un lui demandait
un jour s’il était, lui aussi, un disciple de Schopenhauer : « Ce
grand homme, répondait-il, a peu profité à ceux qui prétendent
le plus bruyamment se réclamer de lui. Quant à moi, je suis
d’avis que le bénéfice qui résulte pour nous de son commerce,
c’est moins la formule d’un théorème, — celle-là, nous la
laissons aux schopenhaueriens, — qu’un puissant soulèvement
de l’esprit qui laisse, après lui, certaines impressions aussi
claires que vivantes, et d’un retentissement indéfini. Je crois
que ce qu’il y a d’excellent et de vrai dans Schopenhauer se
révèle à nous surtout si, nous détournant de son texte, nous
cherchons à oublier, dans la mesure du possible, les
expressions spéciales dont il s’est servi. Alors nous apparaît
dans toute la majesté de son ensemble la pensée du maître,
alors elle agit sur nous comme quelque grand poème, comme
un chant d’Homère par exemple. » Voilà ce que Stein
demandait à l’œuvre des philosophes ; et aucune citation ne
saurait faire mieux pressentir le caractère général de son œuTe
philosophique.

Heinrich von Stein était né le 12 février 1837 à Cobourg,


d’une famille noble fort ancienne, originaire de la Franconie, et
qui y possède encore aujourd’hui, au pied des montagnes du
Rhoën, des terres patrimoniales lui appartenant depuis le
xiie siècle. Ce pays, comme à cheval sur la Bavière, la
Thuringe et la Hesse, constitue le centre à peu près
mathématique de l’Allemagne ; ses nobles sont des Francs de
race pure. La mère de Stein, née baronne von der Tann, sœur du
célèbre général de l’armée bavaroise, était de même race et de
même noblesse que son mari. C’est là un premier point à noter.
Dans un siècle démocratique, un titre nobiliaire peut sembler
de mince importance ; mais dans un siècle de science, il serait
téméraire de nier l’influence de l’hérédité. Pareillement
Novalis, que j’aurai mainte fois l’occasion de rapprocher de
Stein, était un descendant de la famille princière des
Hardenberg. Aussi loin que remontent les chroniques, nous
trouvons les Stein chevaliers au service des princes de
Henneberg, souvent châtelains de la place forte de Würzbourg.
Dans le cours des âges, ils furent créés chevaliers du saint
empire, comme les Berlichingen, les Sickingen, comme tant
d’autres qui ont illustré ce titre, et s’attachèrent plus
spécialement à la personne de l’empereur. En 1669, le titre de
baron fut conféré à Charles von Stein, conseiller aulique et
chancelier à Bayreuth [1]. Plus tard, ce fut sous l’étendard ducal
de Saxe que combattirent les Stein.
On le voit, Heinrich était né gentilhomme et soldat, quelle
que dût être, du reste, sa place officielle dans la société.
Destiné à la carrière ecclésiastique, il garda la martiale
tournure qu’il tenait de sa race ; de taille presque gigantesque,
les épaules puissantes, avec cette carrure exagérée qui
distingue les Francs des Saxons, on se le fût aisément figuré
chevauchant sous la cotte de mailles à la suite de son suzerain,
ou se dressant, bastion vivant, sur les vieux remparts de
Würzbourg. « Quelque absurde que soit, de nos jours, la
profession des armes, écrit-il quelque part dans son journal,
j’aurais fait un excellent officier. » Et cette apparence
extérieure, cette force palpable, visible, traduisait bien son être
intime, tel qu’il se manifesta dès son enfance. Sur une des
premières pages de son Journal, à quinze ans, il s’écrie, à
propos d’un livre qu’il vient de lire : « Une mort honteuse,
c’est trois fois mourir ! » Et plus loin : « Jamais l’amour ne
fera renier la vérité à qui en est vraiment pénétré ! » C’est bien
là ce sentiment de l’honneur et du devoir, sentiment
essentiellement aristocratique, né et grandi sur les champs de
bataille. Il devait rester l’assise inébranlable sur laquelle allait
s’édifier le caractère personnel de l’homme et du penseur.
Mais il y a plus. Ces forces héréditaires que Stein tenait de
ses ancêtres devaient, en outre, s’orienter dans une direction
précise. En 1543, les Stein s’étaient ralliés à la Réformation.
Or, en Allemagne, on peut dire que les tendances que résume
ce mot de Réformation se manifestent dans le tempérament
national, et dans les philosophies qui en sont comme
l’aboutissement, avec bien plus de puissance que dans les
questions plus spéciales de dogmes et d’églises. Né dans ce
courant même, Stein devait tendre à l’accélérer. Et en effet, dès
que la réforme s’arrête, elle n’a plus de raison d’être. Son
principe vital est l’activité ; son objet, la lutte incessante de
l’individu contre ce qu’on pourrait appeler la cristallisation du
milieu ambiant. Et sans doute le protestantisme allemand a
connu des temps d’arrêt, mais on ne saurait nier que, dans le
monde de la pensée, un nouveau et profond mouvement de
réforme morale se soit produit, et cela dès le milieu du siècle
passé, avec les idées des poètes et les doctrines des
philosophes. Ce mouvement, qu’il serait à mon avis impossible
de nier, est bien religieux, au sens large du mot, puisqu’il est
moral et social ; c’est comme la lueur d’un flambeau qui luit
plus brillant à chaque étape, dans cette série qui commence
avec Wieland et se continue avec Herder, Schiller, Goethe,
Kant et Schopenhauer, pour jeter une flamme nouvelle dans la
vie et dans les écrits de Richard Wagner. C’est donc comme
protestant qu’il faut juger Stein et le comprendre. Dans les
premières pages de son Journal, écrites en décembre 1872, il ne
parle que de religion, il rêve déjà de réformes à introduire dans
l’église à laquelle il appartient, et dont il se dispose à devenir
ministre. Son admiration pour Luther est extrême, mais il
trouve ses dogmes trop étroits. « La gloire de Luther, dit-il,
c’est d’être remonté à la source, à l’Ecriture, mais il nous
faudrait un nouveau Luther, qui, au travers de toutes les
traditions, même de la tradition apostolique, déjà limitée par
des questions de temps et de milieu, nous ramenât à la pure et
divine parole du Christ ; celle-là seule est absolue et
éternelle. »

J’ai cru devoir insister sur ces traits divers, qui constituent,
en quelque sorte, la charpente de cette forte individualité :
ceux-là seuls sont essentiels. Je ne m’étendrai donc pas sur les
détails biographiques de l’enfance de Stein, sur laquelle,
d’ailleurs, je ne possède que peu de renseignemens. Ce que j’ai
dit de sa famille suffit. Après de solides études préparatoires
dans les lycées de Merseburg et de Halle, Stein fut immatriculé
comme étudiant en théologie à l’Université de Heidelberg, en
1874, à l’âge de dix-sept ans. On prétend que l’historien Buckle
lisait trois volumes par jour : Stein semble avoir été aussi
insatiable ; la liste mensuelle de ses lectures, pendant ses
dernières années de collège, fait frémir. Elle embrasse tout, de
Sophocle et de Platon jusqu’au dernier roman de M. Heyse,
sans oublier les œuvres théologiques des Dœllinger et des
Haase. Ses essais poétiques abondent, il va jusqu’à écrire des
vers grecs. Mais voici un trait plus typique encore : pour mettre
un peu d’ordre dans l’innombrable multitude des poésies qu’il
a absorbées, Stein se construit une sorte de table analytique des
genres, table assez compliquée, avec de nombreuses
subdivisions, où tout trouve sa place, d’Anacréon à Rückert ;
puis ce travail, à peine terminé, ne le satisfait plus, et il se
plonge dans un poème interminable, où il fait défiler devant le
lecteur ébahi tous les poètes, en commençant par le rossignol et
en finissant par Schiller et Goethe ! L’année même où il
parvint au baccalauréat, un de ses professeurs lui dit : « Stein,
vous escomptez vos forces, vous anticipez sur vos facultés
intellectuelles ; vous devriez lire moins et vous instruire plus ;
vous ne travaillez plus comme autrefois. » Ces mots firent sur
le jeune étudiant une vive impression ; il y revient plusieurs
fois dans son Journal. Son professeur avait touché la corde, si
sensible chez lui, du devoir ; il se concentre, se remet à l’étude,
et passe un examen si brillant que le jury le dispense des
épreuves orales. C’est à ce moment qu’il trouve cette maxime
qui, boussole librement choisie, doit le conduire désormais sur
l’océan de la vie :

Wolle das Grosse und Schœne, dann wird das Können


nickt fehlen [2] !

Avant de se rendre à Heidelberg, Stein passa à Berlin des


vacances qui lui laissèrent de durables souvenirs. La vie
ani m ée d’une métropole, les trésors accumulés dans les
musées, les théâtres, tant de choses nouvelles devaient éblouir
le jeune homme, élevé à la campagne et dans les villes de
province. « J’ai pris la résolution, écrit-il dans son
enthousiasme, de passer, quoi qu’il advienne de moi, une bonne
partie de ma vie à Berlin ! » À Berlin ! Combien, avant d’y
mourir, il devait y souffrir, dans cette ville dont l’atmosphère
seule, écrivait-il plus tard, l’empoisonnait ! Il y a lieu,
cependant, de retenir durant ce premier séjour un événement
capital. Le 24 mars 1874, Stein entendit, pour la première fois
de sa vie, les Maîtres Chanteurs, et dans d’admirables
conditions, avec Betz et la Mallinger, un Hans Sachs et une Eva
formés par Wagner lui-même. Stein, qui jusque-là n’avait
assisté qu’à de méchans travestissemens de Tannhäuser et de
Lohengrin sur des scènes de province, fut transporté ! Après
avoir longuement commenté cette soirée dans son Journal, il
ajoute : « J’entends encore cette musique, je revois ces
tableaux ; peut-être ces impressions pâliront-elles avec le
temps, mais ce qui ne saurait s’effacer, c’est la perception
triomphante que j’ai eue du génie de Wagner. » — Wagner a
déclaré que, dans les Maîtres Chanteurs, il a voulu donner à
l’âme allemande une image d’elle-même ; aussi Stein s’y était-
il reconnu. Et on sait ce que valent, pour un esprit délicat, les
impressions de jeunesse.
Dès que Stein eut mis les pieds à la Faculté de théologie, il
cessa d’être théologien ; on ne s’en étonnera guère, si l’on veut
se souvenir du passage de son Journal que j’ai cité plus haut. Il
ne trouva pas, dans les chaires académiques, ce « nouveau
Luther » qu’il avait rêvé ; la dogmatique universitaire tendait
plutôt, en ce moment, à réagir contre le libéralisme issu de
l’école de Neander, qui ne conduisait que trop souvent à
l’apostasie des Strauss. Le jeune étudiant fut frappé, aussi, de
l’état instable et incohérent de l’enseignement. Il le remarque
dans son Journal : chaque professeur a son point de vue, qu’il
expose sans souci de ce que peut être celui des autres : aucune
unité de conviction, ni de doctrine. Et pendant qu’il sentait son
intérêt pour la théologie se déliter à ce contact dissolvant, —
car seule, l’histoire des églises l’attirait encore, — Stein avait
trouvé, à Heidelberg, un éloquent historien de la philosophie,
M. Kuno Fischer, dont il suivait les cours avec un
enthousiasme croissant. Aussi voyons-nous le jeune théologien
sans cesse plus attiré vers la philosophie : un vrai conflit se
livre en lui, entre la foi ancienne et les tendances nouvelles.
Nulle part son Journal n’est aussi abondant qu’à ce moment ;
les années 1874 et 1875, à elles seules, remplissent dix cahiers.
Et l’intérêt de ces pages ne se dément pas un instant ; mais
c’est pas à pas qu’il faudrait suivre le drame intérieur qui s’y
trouve raconté ; vouloir le résumer, ce serait le dénaturer. Du
reste, il faut bien le dire, dès la première page l’issue du conflit
est facile à prévoir, car Stein est né philosophe ; c’est là sa
nature et sa vocation ; sa poésie elle-même est la poésie d’un
penseur, et ce n’est, en quelque sorte, que par ricochet qu’avec
les années il est devenu de plus en plus artiste. En renonçant à
la théologie pour se vouer à la philosophie, il accomplissait un
acte nécessaire ; et d’ailleurs, s’il se voyait forcé de sortir de
l’orthodoxie, il restait religieux.
Au commencement de 1875, il est bien contraint de
reconnaître que la théologie ne lui tient plus à cœur ; mais en
annonçant à un de ses professeurs son intention bien arrêtée de
ne pas poursuivre ses études dans cette Faculté, il ajoute : « Ce
qui me reste, ce qui forme le fond même de mon cœur, c’est la
passion pour les choses religieuses, la soif d’une conviction
sincère. » En effet, à partir de ce moment sa vie devient, et de
plus en plus, essentiellement religieuse. On a l’impression
qu’en secouant les dogmes de l’Église, il s’est juré de faire de
sa vie même une religion en action. Plongé dans l’étude de
Kant, son admiration, jusque-là, ne lui avait pas permis de le
critiquer en rien. Le lendemain même du jour où sa décision est
irrévocablement prise, il se retourne contre ce qui lui paraissait
être, contre ce qui est en effet le point le plus faible de la
doctrine de Kant : je veux dire ses idées religieuses.
Schopenhauer a très spirituellement dit que l’impératif
catégorique, ce pivot de la morale kantienne, est à une vraie
morale ce qu’une jambe de bois est à un jarret solide, de chair
et d’os. Stein, à cette époque, ne connaissait pas Schopenhauer,
ou ne le connaissait que très superficiellement ; c’est son
instinct si profondément religieux qui lui montrait, dans le
cœur, le centre et le foyer de toute vraie religion, et qui lui
faisait comprendre qu’à celle-ci la raison ne suffira jamais sans
l’amour. Autre symptôme : le sexe commence à parler, et le
sang à bouillir ; Stein réagit, avec l’austérité d’un cénobite ;
mais cette fièvre de jeunesse le poursuit jusque dans ses rêves.
Un matin, se réveillant après quelque vision délirante : « Ah !
s’écrie-t-il, comme je conçois que la passion puisse faire
perdre la raison ! Qu’il doit être doux de mourir, quand c’est
d’amour qu’on meurt ! » Mais, aussitôt, il se redresse avec un
énergique : Vade retro Satanas ! Il a, il le sent, il le dit, une
œuvre à accomplir, une vie, et une vie de dignité, à vivre.
Voilà donc Stein sorti définitivement de la théologie pour se
vouer à la philosophie. Mais ce changement de front s’opère
d’une façon bien caractéristique, et qui marque d’un nouveau
trait distinctif l’évolution psychique que je cherche à décrire.
« La théologie, nous dit le Journal, construit de haut en bas ;
des nuages, elle descend à terre. Cette méthode, je la connais,
et j’en ai assez ; désormais, je veux suivre une voie inverse, et
ne construire l’édifice que sur une base solide, sur ce roc vif
que je sens là sous mes pieds. » Donc, il étudiera les sciences
naturelles : résolution, certes, aussi importante que son
abandon de la théologie. On eût pu craindre, en effet, que le
jeune Stein, imbu de platonisme et de kantisme, ne se lançât
dans la scolastique hégélienne, hartmanienne, que sais-je ? Ce
qui l’en empêcha, je ne crains pas de le dire, ce fut son
sentiment religieux, du moins un sentiment de même sorte, le
respect de la vie, l’instinct impérieux du cœur, qu’il voulait
retrouver dans la nature comme dans l’homme, et pour lequel
Kant, on l’a vu, ne lui donnait qu’une réponse qui ne pouvait le
satisfaire. Chose bien digne de remarque, Stein se garda de se
lancer à pleines voiles, à l’exemple de tant de novices, dans la
métaphysique de Schopenhauer. Il avait appris à le connaître et
à l’admirer. Mais altéré de connaissances positives, comme
Schopenhauer lui-même l’avait été à son âge, il ne pouvait se
laisser séduire à ce mirage du monde réfléchi dans un cerveau ;
ce ne fut que plus tard qu’il s’occupa sérieusement de
Schopenhauer, et que, tout en gardant jalousement sa propre
indépendance, il conçut pour lui une grande vénération. Et cet
instinct, auquel je viens de faire allusion, que j’ai cru pouvoir
qualifier de religieux, cet instinct le sauva : car pour un esprit
porté à l’abstraction comme le sien, la philosophie pure et
simple eût été un poison.
Une fois le cap franchi, Stein ne voulut voir, dans sa décision
récente, qu’un changement de méthode, et non pas un
revirement. Aussi écrit-il, dans le curriculum vitæ annexé,
suivant l’usage, à sa thèse de doctorat : Philosophiæ, primum
c u m theologiâ, tum vero cum scientiis naturalibus imprimis
physiologiâ conjunctæ, studio me dedi.
On voit que Stein prend très au sérieux ses études
physiologiques. Je dois dire cependant, car ceci a son
importance au point de vue de l’évolution de ses idées, qu’il se
faisait, à ce sujet, de grandes illusions. En se jetant avidement
sur les sciences, en espérant y trouver ce « roc vif » sur lequel
il croyait pouvoir ériger sa philosophie, il se comportait encore
comme un transfuge de la théologie. La liste complète des
cours suivis par lui, que j’ai sous les yeux, me montre un plan
d’études que je crois détestable. Le poète Novalis, géologue et
ingénieur des mines, lui a été, sous ce rapport, très supérieur.
Commencer par les livres de Darwin, de Hæckel, par les
manuels d’anthropologie, ainsi que le fit Stein, cela ne vaut
rien pour l’étude des sciences naturelles. Plus tard, à
l’Université de Berlin, il ne suivit encore que les cours de
mathématique, de haute physique, et, — si l’on me passe le
mot, — de haute physiologie : physiologie du système nerveux,
d u cerveau, électrophysiologie, etc. Il ne se rendait
évidemment pas compte d’un fait pourtant certain, c’est que la
science de la Nature a, elle aussi, un « en haut » et un « en
bas, » et que son vrai, son unique point de contact avec la terre,
sa base et sa raison d’être, c’est l’observation personnelle et
directe.
Stein était philosophe et le resta, et il ne faudrait pas attacher
beaucoup plus d’importance à ces mots : cum scientiis
naturalibus, qu’à ces autres : cum theologiâ. L’essentiel, ce ne
sont pas tant les connaissances scientifiques qu’il put acquérir,
et dont son esprit se leurra bien plus qu’il ne s’en enrichit ;
l’essentiel, c’est, ici, l’instinct qui le pousse à rester en contact
avec la vie qui palpite partout autour de lui ; et cet instinct
s’affirme nettement dans un incident bien paradoxal. Stein,
l’idéaliste Stein, le poète qui, dans son Journal, a entrecoupé de
sonnets sur le Pourquoi de la Vie ses remarques sur l’optique
de Helmholtz et sur la théorie de la chaleur de Tyndall, Stein
devint le disciple, et le disciple ardent et convaincu, de l’auteur
d’un nouveau système de philosophie réaliste et matérialiste, le
disciple d’Eugène Dühring !

Peut-être ne connaît-on pas en France, autant qu’il le mérite,


Diihring, le philosophe aveugle. C’est, cependant, un homme
très intéressant, auquel il n’a manqué qu’une certaine largeur
d’âme pour être une individualité de tout premier ordre. Il est,
à la vérité, de la classe des misanthropes ; il croit à l’humanité,
il l’aime, mais ne manque pas une occasion de dire, de chaque
homme en particulier, tout le mal possible. La secte de ses
adhérens, qui commence à pulluler dans les universités
allemandes, est bien la plus désagréable qui se puisse
concevoir. Question de forme, on peut l’admettre, plus que de
fond ; d’ailleurs, on pardonne volontiers au malheureux
aveugle ce qui, chez ses disciples, n’est qu’ignorance ou
manière. Mais sans tenter d’analyser ici une figure aussi
complexe, je ne puis qu’essayer, en quelques mots, de
caractériser sa philosophie. Dühring est mathématicien ; son
domaine spécial est la mécanique rationnelle ; son ouvrage le
plus remarquable, une Histoire des Principes généraux de la
Mécanique. De ce point central, unique, la conception
mécanique des choses, la remarquable intelligence de Dühring
rayonne dans tous les sens : mathématique, chimie,
philosophie, sociologie, économie politique, critique littéraire,
questions de races (antisémitisme), religion, rien ne lui
échappe, et l’on ne saurait nier que l’unité du point de vue ne
donne à cet ensemble une certaine grandeur. C’est l’homme et
l’univers réfléchis dans un cerveau d’une forte originalité. Et
l’image est si claire, le réalisme de Dühring lui donne des
contours si nettement tranchés, qu’on ne peut s’étonner de la
popularité de son système dans un pays où de nébuleuses
fantasmagories ont trop souvent noyé la pensée des plus hautes
intelligences dans une fatigante pénombre, mais aussi, et par là
même, avivé la soif de clarté dans le public cultivé. Le point
fondamental de la philosophie de Dühring est la négation de
l’infini. Pour lui, l’existence du fini démontre suffisamment
que l’infini de temps et d’espace est une pure chimère ; l’un est
la négation de l’autre. L’univers étant, dans toutes les
acceptions possibles, une grandeur finie, il n’est pas douteux
que l’homme ne parvienne un jour à l’explorer en tous sens et à
en connaître le mécanisme jusque dans ses rouages les plus
ténus. C’est à cette science exacte, la seule qui compte, que
doivent aller tous les efforts des hommes ; la métaphysique, en
revanche, est un non-sens, une aberration contre laquelle il faut
prévenir et garantir l’humanité. La « Renaissance de la libre
Raison, » voilà le but à poursuivre, et la mathématique est la
voie royale qui y mène. On voit que Dühring se rattache à
Auguste Comte ; toutefois, il faut ajouter, — détail bien
typique, — qu’il met Sophie Germain au-dessus de Comte,
parce qu’elle était meilleure mathématicienne, de même qu’à
son dire Viète fut un penseur plus origi- nal que Descartes.
Quand il invoque les grands noms de la science, il cite Kepler,
Galilée, Huyghens, Lagrange, jamais Bœrhaave, Harvey,
Jussieu, Cuvier, Lyell, car pour lui, les sciences descriptives et
biologiques sont des disciplines inférieures, et il parle avec
mépris des « bas-fonds où grouille la vie. » Résumons le tout
d’un seul mot : c’est une philosophie d’aveugle ; la cécité et le
matérialisme y font bon ménage. Mais ce qu’il faut
s’empresser d’ajouter, c’est que le matérialisme de Dühring
n’a rien de commun avec le vulgaire hylozoïsme
pharmaceutique d’un Büchner ou d’un Nordau. On a vu
l’importance qu’il attache à la science ; il n’en définit pas
moins la philosophie comme un composé de deux forces : la
science et le caractère, et pour lui, la science n’est rien, si elle
n’est l’apanage d’un esprit aussi droit, aussi désintéressé,
qu’ardent et curieux. Pour rester dans l’ordre d’idées cher à
Dühring, je dirai que, selon lui, la science d’un homme est la
masse de l’effort possible, sa nature morale le levier : sa
puissance effective sera donc la résultante de leur action
réciproque.
Cette esquisse, pour incomplète et fragmentaire qu’elle soit,
aura, je crois, suffi à faire deviner l’influence que ce
philosophe devait avoir sur Stein. Peut-être lui fit-il quelque
tort en le détournant des sciences biologiques, mais j’estime
que cette perte possible fut, d’autre part, largement compensée.
Une étude superficielle de la vie organique engendre parfois un
mysticisme malsain, et il était bon qu’un esprit porté aux
spéculations transcendantes fût assujetti à l’implacable
discipline de la mathématique. Et voici ce qui était plus
important encore : le réalisme de Dühring n’est pas
uniquement théorique, il est surtout pratique. On ne devinerait
pas, à lire telles déductions de sa philosophie, le souffle
d’enthousiasme qui anime ses écrits sur la société et sur
l’avenir de l’humanité. Persuadé de la perfectibilité indéfinie
de l’homme, il nous convie tous à y travailler. Or ce que Stein,
le penseur solitaire, souhaitait avec le plus d’ardeur, c’était
l’action, c’était une occasion de mettre la force qu’il sentait en
lui au service de l’humanité ; ce qui le désespérait, c’était de ne
trouver aucune issue à cette généreuse impulsion. Son Journal,
à l’époque où commencent ses relations avec Dühring, est
d’une effrayante mélancolie. Sa conscience l’avait forcé à
abandonner la théologie : « Mais non, lui disaient les
professeurs, continuez, un peu de scepticisme ne nuit pas… »
J’ai lu les brouillons de ses réponses : Stein n’a jamais admis,
jamais compris, qu’on pût transiger avec le mensonge. Mais
comment faire, lui philosophe, pour utiliser les forces sans
emploi qu’il sentait couver en lui ? Ses amis mêmes ne le
comprenaient plus. De chaque entretien avec ceux qu’il aime le
plus, il rapporte, en son logis solitaire, un cœur blessé, brisé
presque. Personne ne devine où il veut en venir, on ne
comprend pas même toujours ses paroles, sa pensée échappe à
toute sympathie ! Et c’est qu’on effet, — son Journal et ses
premiers écrits en témoignent, — la pensée de cette
intelligence toujours repliée sur elle-même, portée aux
abstractions les plus ardues, était devenue d’une subtilité telle
qu’il est presque impossible de la suivre ; elle a perdu tout
contact avec l’humanité ordinaire ; c’est, si l’on veut bien me
pardonner ce néologisme, une sorte d’autocryptographie. On
conçoit l’impression que dut faire, sur un esprit parvenu à cet
état de tension, la parole éloquente, agressive, toujours claire
de Dühring, ces appels enflammés au progrès, cette prédication
qui ne voulait voir, dans la philosophie, que le moyen « de
travailler à l’avènement d’une société humaine plus morale et
plus saine, » et qui, à cet effet, lui assignait pour base et pour
instrument l’étude des sciences exactes, pour matière les
questions pratiques, cette argumentation ennemie de toute
équivoque, qui stigmatisait la confusion des idées comme le
poison de la pensée. Soit dit sans intention blessante pour
l’éminent matérialiste, sa philosophie était bien la médecine
qu’il fallait à Stein ; sans cet énergique dérivatif, son cerveau
se serait irrémédiablement congestionné. Or ce qui manque à
Diihring, Stein, lui, le portait en lui ; je veux parler surtout de
l’instinct métaphysique. Voltaire a dit quelque part :

Que je plains un Français quand il est sans gaîté !


Loin de son élément le pauvre homme est jeté...

On pourrait en dire autant de l’Allemand dénué de toute


i nt ui t i on métaphysique. Il n’est ni chair, ni poisson.
L’Allemand réaliste est un Anglais manqué, né dans un milieu
où, pour mille raisons, les qualités spéciales de l’esprit anglo-
saxon, dépaysées, transplantées, ne sauraient librement ni
pleinement s’épanouir. Mais Stein, Allemand et Franconien
jusqu’au bout des ongles, n’avait, de ce côté, rien à craindre de
l’influence de son maître. Il lui dut, en revanche, d’apprendre à
se limiter, à prendre pied, à aborder, de haute lutte, les
questions pratiques ; il lui dut aussi l’initiation féconde aux
pensées des hommes de race différente, Dühring, en effet, fait
peu de cas de la philosophie allemande, — en quoi il a
certainement tort ; — il va presque jusqu’à affirmer qu’il est le
premier philosophe que son pays ait produit ; mais sa
connaissance intime de la littérature et de la pensée françaises,
l’admiration qu’il professe pour elles, et, d’un autre côté, son
enthousiasme sans bornes pour Giordano Bruno, à ses yeux le
plus grand homme qui ait jamais vécu, ce sont là des traits
saillans de son esprit, et très sympathiques ; et ils ont eu sur
Stein une profonde, durable influence. Plus tard, Stein a publié
sur Bruno un travail de haute valeur, il a traduit ses poésies, il a
lui-même écrit un poème où il fait revivre le penseur de Nole
avec un relief saisissant. De même, jusqu’à sa mort, il n’a
cessé de s’occuper de la littérature française ; peu d’Allemands
l’ont possédée aussi à fond que lui, et la recherche des rapports
génétiques entre la pensée française et la pensée allemande, en
particulier de l’influence de celle-là sur celle-ci, fut une des
tâches favorites de toute sa vie.
Tels sont donc les auspices sous lesquels Stein se prépara au
doctorat. En juin 1877, à l’âge précoce de vingt ans, il défendit,
à l’Université de Berlin, une thèse de haute philosophie sur la
Perception (Ueber Wahrnehmung ), à la suite de laquelle le
bonnet de docteur en philosophie lui fut conféré. Cette thèse est
du Dühring orthodoxe, mais d’une obscurité extravagante, et la
Critique de la Raison Pure de Kant n’est qu’un délassement
d’esprit auprès de cette œuvre de « positivisme critique, » ainsi
que Stein l’appelle. Il n’y a rien là d’étonnant, d’ailleurs. Le
réalisme ne saurait constituer un système clair et simple que
pour un homme qui n’est pas philosophe, pour un cerveau
fermé au grand point d’interrogation métaphysique. Vouloir
faire entrer sa pensée dans le système de Dühring, c’était, pour
Stein, tenter l’impossible.
Le jeune docteur n’avait plus que dix ans à vivre. Un instinct
semble pousser les hommes que guette la mort à ne pas perdre
une minute du temps qui leur reste ; Stein ne s’accorda pas de
repos, et se mit, tout de suite, à préparer son premier ouvrage,
qui parut en 1878 sous le titre un peu voyant de : Les idéals du
matérialisme ; dans son Journal, il le nomme : Philosophie
lyrique, et un de ses amis m’apprend que ce fut, en effet,
l’éditeur qui insista sur l’opportunité d’un titre à sensation. Ce
livre est d’une singularité presque déconcertante ; on y devine
les derniers spasmes d’une violente révolution intérieure, le
poète et le philosophe se tendant la main sans réussir à se
rejoindre tout à fait. Des démonstrations du genre de celle-ci :
« Que le noumène de Kant est un abus transcendant de la
catégorie de la causalité, » y alternent avec d’ardens poèmes
d’amour, avec des aperçus historiques et sociaux, avec des
contes symboliques… et sur la première page, comme
épigraphe, ces mots de Byron : o love, o glory ! Tout Stein s’y
retrouve déjà en germe, ainsi que cela est toujours le cas pour
les premières œuvres d’hommes remarquables. Et le
pressentiment de sa destinée, hélas ! s’y trouve aussi : « Une
des nornes s’est glissée dans ma chambre, » écrit-il, « et m’a
dit à l’oreille : hâte-toi !… »
Ensuite vint le service militaire, précédé d’un voyage en
Italie. À Rome, Stein s’était lié avec la baronne Malvida de
Meysenbug, l’auteur des Mémoires d’une idéaliste. Mme de
Meysenbug était une ancienne amie de R. Wagner, dont elle
avait fait la connaissance à Paris, lors de l’affaire du
Tannhäuser. Or Stein, très imbu, à ce moment, dos doctrines de
Rousseau, persuadé que l’éducation bien comprise suffirait à
créer une nouvelle génération d’hommes, consumé du désir de
vérifier pratiquement le système par lequel il rêvait de
régénérer sa nation, Stein apprit, de Mme de Meysenbug, que
Wagner cherchait un précepteur pour son fils Siegfried, alors
âgé d’une dizaine d’années. Sans hésitation, il se décida à
entreprendre cette tâche, boucla ses malles, et, le 20 octobre
1879, franchit, pour la première fois, le seuil de Wahnfried.
Malheureusement le Journal de Stein, déjà très bref depuis
son départ de Berlin, s’arrête ici brusquement, pour ne
reprendre qu’en 1884, un an après la mort de Richard Wagner.
Nous ne possédons pas un mot qui nous instruise de
l’impression que le maître dut faire sur Stein. Au premier
abord, je pensais que, pour une raison ou pour une autre, ce
dernier avait peut-être mis à part les cahiers traitant de cette
période ; — mais non, j’ai appris que ces cahiers n’existaient
pas, et je n’ai pu découvrir que quelques lambeaux de papier
avec les principales dates de ces années, mais des dates
seulement, ou par-ci par-là, un mot, un seul, simple point de
repère, destiné sans doute à remémorer quelque conversation
du maître ; — rien de plus ! Si, d’autre part, nous considérons
l’immense influence que Wagner exerça sur Stein, influence
qui, dès lors, se répercuta dans tous les actes de sa vie, ce
silence même peut paraître éloquent. Le Stein qui se réveilla le
matin du 21 octobre 1879 était un autre homme que le Stein qui
s’était levé le matin du 20. Dans son esprit et dans son cœur, il
s’était fait un grand silence, un silence religieux…

II

Personne ne pouvait rester insensible au charme de la parole


de Wagner ; sa supériorité s’imposait à tous ; mais il fallait
ê t r e soi-même un homme très supérieur, d’une envergure
voisine du génie, peut-être aussi fallait-il certaines conditions
d’éducation, et, — j’ajouterai, — certain hasard de jeunesse,
pour être susceptible de l’impression, aussi soudaine que
profonde, que fit, sur Nietzsche et sur Stein, la contact du grand
homme. Une sérieuse culture, affinée dans le commerce des
plus hauts parmi les écrivains de tous les âges, un cerveau
puissant, d’une sensibilité docile aux impressions diverses, et
capable de convertir en force active ce qui, chez la plupart,
reste à l’état d’empreinte passagère, une faculté
d’enthousiasme que les années n’avaient pas encore refroidie,
— tels furent, à n’en pas douter, les élémens dont l’heureux
ensemble permit à ces deux hommes de reconnaître en Wagner,
non seulement une intelligence extraordinaire, mais pour ainsi
dire un esprit d’un autre genre que tous ceux jusqu’alors
rencontrés dans leur vie, l’ingenium ingenitum que, penchés sur
les livres, ils cherchaient et croyaient parfois retrouver, deviner
tout au moins, mais seulement, jusque-là, comme le savant
évoque, sous la poussière des palimpsestes, la vie lointaine des
âges disparus. Pour discerner le génie, lorsque le plus rare des
hasards nous met face à face avec lui, il faut en porter en soi le
pressentiment. Dans une des thèses qu’il avait soutenues à
Berlin, Stein affirmait : « L’infini diffère du fini, non en
quantité, mais en qualité » : tentative héroïque, sans doute,
pour rendre le « Dühringisme » acceptable aux esprits
philosophiques. Lorsqu’il rencontra Wagner, cette thèse dut lui
revenir à la mémoire ; c’est bien par sa qualité que le génie
authentique diffère du talent, et, quelle qu’en soit d’ailleurs
l’importance première pour ses œuvres, le génie, en tant que
phénomène, a en outre cette importance morale et
philosophique, qu’il nous met en présence d’un ordre de choses
supérieur à nous.
Chez Nietzsche comme chez Stein, si on creuse sous la
surface souvent trompeuse, si on se pénètre de l’ensemble de
l e u r œuvre, si on la fait passer au creuset d’une critique
sincère, on se convaincra que l’influence de Wagner ne fut pas
seulement celle de l’artiste, créateur d’œuvres magnifiques et
nouvelles, mais surtout celle de la présence, en chair et en os,
de ce phénomène extraordinaire : le génie palpable et vivant.
Nietzsche passa bien, il est vrai, par une période qu’on peut
appeler « wagnérienne, » Stein, jamais. Nietzsche écrivit sur
Wagner des livres entiers, d’une éloquence étincelante, — sauf,
plus tard, à renier son dieu, double symptôme qui nous montre
en lui un caractère faible et sans indépendance. Stein, lui, n’a
rien écrit sur Wagner, et c’est à peine s’il le cite deux ou trois
fois dans l’ensemble de ses écrits. Nietzsche avoue en propres
termes que c’est pour sauvegarder son indépendance qu’il a dû
se révolter contre Wagner ; jamais Stein ne sentit la sienne
menacée. Bien au contraire, ce qu’il a gagné, en première ligne,
au contact de Wagner, c’est de prendre conscience de sa force
propre et de son originalité. Il ne dévie ni à droite ni à gauche;
il se continue, purement et simplement. Ses préoccupations
restent les mêmes : Giordano Bruno, rapports entre la pensée
française et la pensée allemande, questions d’esthétique, essais
poétiques, rien n’est changé dans la route qu’il a suivie et qu’il
suivra encore ; rien, et pourtant tout !
L’art de Wagner, il le connaissait de longue date. J’ai parlé
plus haut de l’impression que firent sur lui les Maîtres
Chanteurs, en 1874, et, sur une page à demi déchirée de son
Journal, je trouve ce cri d’enthousiasme : « Rienzi, Tannhäuser,
Lohengrin, trilogie incomparable ! l’Iphigénie en Aulide de
Gluck, oui, même le Macbeth de Shakspeare, reculent au
second plan. » Et j’ai dit déjà que, sans rien exagérer, sa
rencontre avec Wagner fut l’événement décisif de sa vie :
dorénavant, le monde entier va lui apparaître sous un jour
nouveau, c’est comme si un voile tombait de ses yeux. Stein,
— l’esprit inquiet, tourmenté, qui suit une voie obscure, et
qu’il ne comprend pas encore, Stein, dont la fiévreuse pensée
va de la théologie aux théories électriques, passe de Kant à
Dühring, Stein qui, dans un chapitre de sa Philosophie lyrique,
invoquait Vénus et prétendait vouloir « se damner dans ses
bras, » puis, dans le chapitre suivant du même livre, disait que
le Moi est un être sacré, qu’il faut placer sur un autel, et dont il
ne faut s’approcher qu’avec vénération, — Stein prend enfin
possession de lui-même. Il lève haut la tête, car il sait d’où il
vient ; et son regard s’éclaire, car il sait où il va. Lui qui s’était
plaint d’être incompris des autres, il se rend compte,
désormais, que c’est lui-même qui ne se comprenait pas. Au
contact du génie, il sest trouvé lui-même. Doctrines, œuvres
d’art, ce ne sont pas les manifestations diverses de ce génie qui
l’ont enfin revêtu de la robe virile, c’est la révélation même du
génie présent et tangible, c’est le fait d’avoir plongé son regard
dans cet œil, d’avoir entendu cette parole : et, du coup, il
atteint lui-même à sa pleine maturité.
Stein avait exploré les régions de l’abstraction la plus
sublimée, ces espaces où l’air raréfié ne suffit plus à la
respiration : il avait ensuite travaillé à la lueur aveuglante des
forges souterraines où le mécanisme règne en maître : voici
venir à lui un homme qui, sans être savant, paraissait tout
comprendre, — un homme qui n’avait jamais pâli sur les
métaphysiques, et dont pourtant la pensée dépassait de
beaucoup celle des philosophes, un homme si peu versé dans
les choses de la mathématique que c’est à peine s’il avait
étudié la mécanique de son art, et qui produisait cependant,
comme en se jouant, des merveilles de science en même temps
que de poésie ! Et cet homme, lui aussi, avait les yeux fixés,
douloureusement fixés sur le grand problème social, sur cet
avenir de l’humanité dont l’angoisse torturait Stein, sur cette
question, la plus haute de toutes, que le jeune homme, frappant
à toutes les portes, avait posée à Dühring, à tant d’autres, sans
arrivera obtenir une réponse ! Certes, Wagner ne cherchait, ni
dans la science, ni dans les perfectionnemens de l’industrie le
secret du bonheur de l’homme ; bien au contraire, il disait
« que le couronnement de toute sagesse humaine est de
reconnaître à l’univers une signification morale ; » il ne voyait
pas de bonheur possible en dehors de cette sagesse-là, et, pour
discerner la fleur divine, il ne faisait qu’ouvrir les yeux, que
contempler la Grande Nature, autour de lui et dans son propre
cœur… J’ai indiqué les rapports qu’il y a entre la cécité de
Dühring et sa philosophie ; pour comprendre Wagner, il faut se
pénétrer de ce fait, que son intelligence était tout œil, si je puis
ainsi dire. On n’a qu’à ouvrir ses écrits pour se persuader qu’il
voit tout ce dont il parle, les personnes et les choses : il n’y a ni
abstraction, ni combinaison ; il y a toujours vision.
J’espère que le lecteur, s’il a bien voulu suivre tout ce que
j’ai dit plus haut sur Stein, a pénétré assez avant dans sa nature
pour deviner l’influence que Wagner put et dut exercer sur lui.
Cet t e impression totale, d’ensemble, vaudra mieux qu’une
analyse détaillée, nécessairement incomplète ; peut-être même
serait-il téméraire de vouloir poursuivre, jusque dans ses
der ni èr es ramifications, ce rapport, tel qu’il s’établit
nécessairement entre ces deux hommes. Dans une lettre datée
de Bayreuth, deux ans après sa première rencontre avec le
maître, au moment même où Stein rompait enfin son long
silence et reprenait la série de ses écrits, série qui, désormais,
s’accélère et se presse, il dit à une amie que, s’il parle d’espoir,
c’est que ce mot a pris enfin un sens pour lui, à la lumière de
l’idée que Bayreuth lui a révélée. Il a, poursuit-il, perdu toute
illusion sur l’avenir prochain, mais il a trouvé sa foi, une foi
inébranlable, dans l’éternelle destinée de l’homme. L’art seul,
l’art tel que le comprend Wagner, peut nous donner une société
meilleure, parce que l’art seul porte en son sein le secret de la
rénovation ; seul, il peut créer et transformer. Certes, il suffit
d’un regard sur le monde moderne, pour ne plus discerner, dans
ce rêve sublime, que l’audace d’un paradoxe. N’importe !
Devant nous, la route s’étend, droite et claire, il faut la suivre !
Dans le même ordre d’idées, Schiller avait déjà dit : « Pour une
âme qui ne connaît pas de bornes, une orientation sûre d’elle-
même, c’est déjà la perfection ; apercevoir nettement le but,
c’est l’atteindre. »
Stein ne demeura qu’une année dans la famille Wagner, mais
resta toujours en étroite communication avec elle ; grâce à une
correspondance ininterrompue, à de fréquentes et longues
visites aussi, les rapports entre le maître et lui ne perdirent rien
de leur intimité. Pareille empreinte, une fois reçue, pouvait-elle
s’effacer ? Nietzsche lui-même ne pleurait-il pas en parlant
d’autrefois ? Si d’ailleurs quelque chose pouvait augmenter la
sympathie que Wagner portait à son jeune ami, c’était bien le
vi r i l désintéressement avec lequel ce dernier, quittant son
élève, qu’il chérissait, une tâche qui le passionnait, jusqu’à
l’atmosphère où il se sentait grandir de jour en jour, sut, au
premier appel de la piété filiale, répondre : Me voici !

Déjà, lorsqu’il s’était agi de déclarer ouvertement qu’il


abandonnait la théologie, Stein avait vivement redouté la
désapprobation de son père ; et voici qu’à cette première
douleur, s’en était ajoutée une seconde. Chacun comprendra
qu’un baron de Stein ne dut pas se sentir flatté de la vocation
que son fils avait choisie. Précepteur ! Comment faire
comprendre au vieux gentilhomme qu’il s’agissait, pour Stein,
d’une expérience psychologique et sociologique de la plus
haute importance à ses yeux ! Ni Jean-Jacques, ni son Vicaire
savoyard, lui fussent-ils apparus en chair et en os, n’eussent
réussi à convaincre le descendant des capitaines de Würzbourg.
Bien plus, précepteur chez Richard Wagner, chez cet homme
que l’Allemagne entière s’accordait à honnir et que la presse ne
discutait que pour se demander ce qui l’emportait, chez lui, de
la folie ou de la vanité ! Ajoutez à cela que le vieux baron était
seul, malade, porté à des accès de mélancolie, et que, fixé à
Halle, il désirait avoir son fils auprès de lui. Il enjoignit à
Heinrich von Stein de venir à Halle, pour y briguer une place
de professeur à l’Université. Wagner, à ce moment (automne
1880), habitait l’Italie. On sait quelle radieuse gaîté était son
état normal, et se communiquait irrésistiblement à son
entourage ; à ce moment, le peintre Joukowsky, d’autres
artistes, tous hommes de talent et desprit, étaient les
commensaux de la maison. N’oublions pas Franz Liszt et sa
fille, Mme Wagner, ni le comte de Gobineau, alors fixé à
Rome… Jamais Stein n’avait assisté à pareille fête : une
pléiade d’hommes qui ne vivaient que pour voir et pour créer le
beau, groupés autour d’un maître de génie, — pour cadre,
Naples, son soleil, sa mer incomparable ! Et voilà ce qu’il lui
fallait quitter ; bien plus, il devait renoncer au rêve de sa vie, à
la réalisation de ses plus hauts espoirs, à l’éducation de cet
enfant, à cette éducation où il voulait mettre toute l’intensité de
ses plus généreuses pensées, et qui devait en être, à la fois, la
justification et le couronnement, — oui, quitter tout cela, pour
aller s’enfermer, seul, incompris, dans la lugubre Halle !
Un homme chez qui le sentiment du devoir était aussi
dominant que chez Stein ne pouvait hésiter, mais, en vérité, il y
fallait du courage. La vie, la vraie vie venait seulement de
naître pour lui ; il n’avait pas eu, comme Novalis, le bonheur
de posséder près de lui un Schlegel, un Tieck. Au fond, et bien
que l’affection ne lui eût jamais manqué, il avait vécu seul,
trop singulier pour que ses parens et ses amis le comprissent
jamais, trop peu mûr encore pour s’imposer au monde, — avec
cela d’un abord réservé, presque rébarbatif, et d’une sensibilité
maladive, comme cloîtré en lui-même. Et voici que, pendant
une année, il avait eu tout ce que son cœur avait jamais pu
rêver : compris, aidé, choyé, devenu comme le fils aîné d’un
des plus étonnans génies que le monde ait connus. Cette année,
1879-1880, fut la récompense de toute une vie sévère et digne,
— tourmentée jusque-là, — dès lors, hélas ! plus dure et plus
douloureuse encore.
À partir de ce moment, Stein se jeta dans le travail littéraire
avec une ardeur telle que l’ensemble de son œuvre, qui
remplirait au moins six volumes in-8°, date des six années qui
vont de 1881 à sa mort. Cependant, il ne discontinuait pas ses
études : études philologiques, études d’économie sociale, de
p h i l o s o p h i e , de littérature, d’histoire, voire même
d’électricité ; il faisait plusieurs cours, simultanément, à
l’université de Halle ; ses travaux l’obligeaient à des voyages
répétés, en Allemagne et à l’étranger ; son activité était
fiévreuse, incessante, presque incroyable. Encore faut-il, du
temps dont il disposait, déduire le terrible service militaire, qui
le reprenait à tout instant, et qui le brisait, le terrassait
périodiquement. Dans une lettre de 1881, il écrit : « Une
angoisse me saisit et me fouette comme d’un ricanement
intérieur, dès que je laisse passer une minute sans action, sans
l a réalité de quelque chose de fait ou de senti. » On ne
comprend sa hâte qu’en se souvenant de cette norne de son
rêve, qui lui disait naguère : Hâte-toi !
On pourrait donc, presque, arrêter ici la chronique de la vie
de Stein, et ne parler que de ses travaux ; il le disait lui-même
dans une lettre de 1884 : « Mes ouvrages sont les événemens de
ma vie. » Jetons toutefois un rapide coup d’œil sur ses
dernières années avant de terminer cette étude par un
dénombrement sommaire de ce que Stein appelait « les
événemens de sa vie. »

On sait que, dans les universités allemandes, pour devenir


professeur, ou même Privat-Docent, il faut commencer par
obtenir le droit d’enseigner (jus docendi), c’est-à-dire justifier,
non seulement des examens passés et des grades requis, mais
encore, par un specimen habilitatis, d’aptitudes personnelles
non moins essentielles que les connaissances acquises. Le
candidat présente, au jury nommé par la faculté, une
dissertation, et ce n’est qu’après que chacun de ses membres
l’a examinée et approuvée, que l e jus docendi est accordé !
Appliquée dans l’esprit qui l’a dictée, cette disposition serait et
peut être excellente, mais on comprend à quelles tracasseries
son application se prête, lorsque la mauvaise volonté s’en
mêle, ou lorsque le candidat a plus de talent que ses juges. Je
connais, à Munich, un jeune savant qui, depuis trois ans, passe
son temps à faire et à refaire son Habilitationsschrift ; son jury
compte, entre autres, deux professeurs hostiles l’un à l’autre :
s’il rédige sa dissertation de façon à incliner vers les doctrines
de l’un, l’autre la rejette, et vice versa... Ce ne fut qu’après
avoir refait quatre fois sa thèse sur L’importance qu’il convient
d’attribuer à l’élément poétique dans la philosophie de
Giordano Bruno, que Stein réussit à réunir tous les suffrages.
O n ne pouvait nier ni la profonde science, ni le talent
exceptionnel du candidat, mais ce qui exaspérait les
professeurs de Halle, c’est qu’en parlant de philosophie, loin de
se confiner dans les limites traditionnelles, il embrassait la
culture générale de l’homme, la religion, l’art même ; et Stein
décrit de façon plaisante la « fureur » qui fit bondir l’un de ses
professeurs, lorsque, dans la première version de sa thèse, il
découvrit le nom de Richard Wagner. Enfin, le droit
d’enseigner lui fut accordé, et Stein inaugura sa carrière
universitaire par une conférence sur le Discours sur les
sciences et les arts de J.-J. Rousseau. Ensuite, il ouvrit deux
cours, l’un sur les rapports mutuels de l’Art et de la
philosophie, l’autre sur Richard Wagner [3]. Sa première leçon,
sur ce dernier sujet, du 27 octobre 1881, fut certainement la
première occasion où le nom du maître de Bayreuth fut
mentionné dans une chaire universitaire. Mais il était
impossible qu’un homme de la trempe de Stein réussit dans un
tel milieu ; ses collègues le détestaient, le persécutaient comme
disciple de Dühring et de Wagner ; les étudians, ignorant sa
valeur, laissaient vide la salle où il donnait ses cours. Il finit
donc par obtenir de son père l’autorisation de se transporter à
Berlin, où, d’ailleurs, on lui fit encore plus de difficultés qu’à
Halle, et où il lui fallut plus d’un an pour forcer les portes de
l’université. Un de ses plus beaux travaux, son Essai sur les
rapports entre le langage et la philosophie fut refusé dans deux
versions, qu’heureusement nous possédons toutes deux, et il lui
fallut choisir un thème plus « académique ; » enfin, le 24 juillet
1884, son travail sur les Rapports entre Boileau et Descartes
fut reçu comme « suffisant, » et Stein put, dès le 29 juillet,
commencer son enseignement par une conférence sur la
Doctrine des Idées selon Schopenhauer. Pendant les trois
années qui lui restaient à vivre, il fit, chaque semestre, deux
cours, l’un public, l’autre d’un caractère plus strictement
scientifique (privatissimum) destiné aux seuls étudians en
philosophie. Les cours d’un Privat-Docent ne sont pas
obligatoires, le talent seul du professeur peut y attirer et y
retenir les auditeurs. Stein n’en eut qu’une douzaine au début
de son premier cours public sur les Doctrines esthétiques de
Lessing et leur genèse historique ; mais dès la deuxième année,
leur nombre alla en augmentant, et à son cours sur l’Esthétique
des poètes classiques de l’Allemagne, plus spécialement de
Gœthe et de Schiller, on se tenait debout sur les marches de
l’amphithéâtre, tant celui-ci regorgeait de monde. Son
enseignement spécial, en revanche, était sans doute très ardu,
car les étudians y étaient très rares.
Mais pour obtenir le titre de professeur ordinaire, les succès
de la chaire ne suffisent pas. Il faut encore se faire connaître
par des ouvrages qui aient un certain retentissement dans le
monde savant. Sur le conseil d’un dos plus fidèles et des plus
éminens de ses amis, le professeur Dilthey, Stein entreprit un
ouvrage considérable, qui parut au printemps de 1880 : les
Origines de l’Esthétique moderne. C’est, dans ce domaine, son
summum opus. La disposition en est des plus simples : il y
raconte l’histoire de la pensée esthétique depuis Boileau
jusqu’à Winckelmann. Mais cette indication ne laisse pas
deviner la haute originalité du livre, unique en son genre,
œuvre à la fois scientifique et littéraire. Stein a tout lu, — les
auteurs français, anglais, allemands, italiens, suisses, — il
connaît l’antiquité et est familier avec ce qui s’est fait en
Europe durant notre siècle. Ainsi outillé, il ne construit pas un
échafaudage artificiel, mais il poursuit un double but, qui
pourrait sembler presque inconciliable, sinon contradictoire : il
respecte l’individualité de chaque auteur, il se garde de le faire
entrer dans la camisole de force d’un système préconçu ; et, en
même temps, par une analyse d’apparence simple, mais au
fond très subtile, il sait faire voir le réseau compliqué des
influences que chacun subit et exerce. Il parvient ainsi à nous
donner, de chaque penseur pris individuellement, une vivante
image, et néanmoins il fait ressortir, avec un relief singulier,
les élémens dominans de la race. C’est ainsi, par exemple, que
nous voyons le grand groupe des Français, depuis les
prédécesseurs de Boileau jusqu’à Marmontel et La Harpe, subir
toutes sortes d’influences, italiennes, anglaises, allemandes, et
n’en pas moins rester toujours Français ; de même pour tous.
Jamais livre ne fut plus impartial ; il en est presque froid, et ce
n’est que par éclairs, très rarement, qu’apparaît la flamme d’un
patriotisme dont la correction académique recouvre, le plus
souvent, l’ardeur partout présente. Ardeur d’amour, non de
haine : le livre entier ne contient pas une expression qu’on
puisse accuser d’injustice ou même de parti pris. Et, si Stein
est resté Allemand, on ne saurait nier qu’il a beaucoup gagné à
la fréquentation des auteurs français. Ce qui distingue leur
style, j’entends le style des meilleurs, de celui des Anglais ou
des Allemands, c’est, avec la clarté, une sobriété qui parfois
touche à la sécheresse. Goethe, par momens, en approche :
Stein, lui, en est tout pénétré ; et peut-être même est-il allé trop
loin dans cette réaction contre le langage tantôt ampoulé, tantôt
relâché de ses compatriotes. S’il eût vécu, on peut supposer
q u ’ i l eût appris à allier, à la simplicité dont les lettres
françaises lui avaient donné le goût, la chaleur et le relief du
style classique allemand. Et il y aurait toute une étude à faire
sur le contenu du livre ; rien n’y est plus intéressant que
l’analyse des liens qui rattachent Winckelmann, l’esthéticien
allemand par excellence, à la pensée française. Mais les limites
de cette étude ne me permettent pas de m’y étendre ici ; qu’il
me suffise de dire que ce livre n’eut pas, au premier moment,
tout le succès que Stein en avait espéré. On fit à l’auteur des
complimens et des promesses ; on ne le nomma point
professeur.
Ce fut une déception cruelle. Après une visite à un savant de
grande influence, qui l’avait comblé d’encens sans vouloir rien
faire pour lui, Stein écrit à une amie : « Je crois entendre d’ici
les éloges académiques qu’on me décernera, lorsque j’aurai
succombé dans la lutte. » Un mois plus tard, il était mort.
Tous ses amis furent consternés par cette fin soudaine. J’ai
dit que Stein avait la stature d’un géant ; on ne lui connaissait
pas de maladie, et, lorsqu’il se plaignait, lorsqu’il écrivait :
« Berlin m’empoisonne, » on n’y voyait que l’irritation que
devaient lui causer ses déboires. Et cependant, aujourd’hui, en
y réfléchissant, on est bien forcé de reconnaître que Stein est
mort par la simple raison qu’il était impossible que, tel qu’il
était, il continuât à vivre. Jamais, ni dans son Journal, ni dans
ses lettres, nous ne le voyons descendre au niveau du commun
des hommes ; partout, toujours, dans chacune des minutes dont
se composa sa courte existence, il plane dans les régions de
l’idéal. Pur rêveur, il eût pu vivre peut-être, mais son rêve était
précisément d’agir sur ses semblables ; né d’une race de
soldats, lui, le savant et le poète, il reste quand même homme
de guerre. En mai 1887, au retour d’une de ses conférences, il
écrit : « J’avais aujourd’hui à parler de choses sublimes ; en
n’apercevant autour de moi que des visages durs et insensibles,
j’ai senti cette même angoisse qui m’oppresse souvent, j’ai
senti que cela ne pouvait plus aller. Ce doit être quelque
maladie qui me ronge. Et cependant, cette maladie n’est autre
que le non-moi. » Il avait annoncé à l’Université des
conférences sur Richard Wagner ; l’autorité lui fit savoir que,
s’il osait mettre ce dessein à exécution, sa carrière serait
brisée. « Personne qui me comprenne, écrit-il dans son Journal,
ni près, ni loin… Pas de femme qui sache m’aimer ! Et je dois
vivre, vivre consumé de flammes intérieures, de flammes
éternelles ! »
Une légère indisposition, à laquelle le médecin lui-même
n’attachait aucune importance, pril soudain, le 15 juin 1887. un
caractère très grave. Stein était seul, sans un ami auprès de lui ;
en hâte, on le transporta à l’hôpital ; le 20 juin au matin, à 8
heures, quand ses parens et ses amis venaient à peine
d’apprendre qu’il fût alité, il rendit le dernier soupir, seul, dans
toute la tristesse du mot, car la sœur de charité avait elle-même
quitté la chambre. L’autopsie permit de constater la parfaite
santé de tous les organes, à l’exception du cœur. Celui-ci, sans
être précisément malade, avait une lésion toute locale, que les
savans ne parvinrent pas à s’expliquer. On l’enterra dans le
cimetière militaire, et on grava, sur sa tombe, ces paroles :
« Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu ! »

III

J’ai eu l’occasion, chemin faisant, de signaler quelques-uns


des écrits de Stein. Il me reste à jeter un coup d’œil d’ensemble
sur son œuvre.
Elle comprend, d’abord, toute une série de travaux critiques
ou scientifiques, disséminés dans diverses publications
périodiques, les Bayreuther Blätter, la Zeitschrift für
Philosophie, la Deutsche Rundschau, et autres. Parmi ceux qui
ont trait à la littérature française, je noterai, pour compléter la
liste de ceux que j’ai déjà mentionnés, un article sur les
Œuvres de Rousseau et leur influence, et une très remarquable
étude sur les Rapports entre Rousseau et Kant. Dühring avait
déjà indiqué ce que les théories morales de Kant doivent à
Jean-Jacques ; mais Stein va bien plus loin, et montre que le
moraliste genevois a eu une influence décisive sur la
métaphysique du philosophe allemand. Et ce n’est pas une
affirmation en l’air ; documens en mains, Stein prouve ce qu’il
avance, irréfutablement ; il le fait, d’ailleurs, en quelques
pages, avec cette extrême concision qui reste un trait distinctif
de sa manière. Dans la philosophie proprement dite, une série
d e Scolies sur Schopenhauer est peut-être, à côté de l’étude
d é j à mentionnée sur les Rapports entre le langage et la
philosophie, ce qu’il a produit de plus remarquable. Ses études
sur Luther et sur Shakspeare sont mi-historiques, mi-
philosophiques. Il y aurait enfin à signaler une série d’articles
plus spécialement littéraires sur Gœthe, Jean-Paul Richter,
Gobineau et autres, et des études sur des livres nouveaux.
Mais l’intérêt du public allemand va surtout, et avec raison,
aux œuvres poétiques. Stein, cependant, est mort avant d’avoir
trouvé la forme définitive qui aurait convenu à son génie
particulier. À l’encontre de ses amis, je trouve l’homme plus
parfait que ses poèmes, et, si ceux-ci abondent en passages
exquis, ce dont je conviens volontiers, je n’y saurais voir des
parfaits chefs-d’œuvre. Novalis aussi, chez qui la fantaisie était
beaucoup plus ardente, mourut sans avoir pu terminer le roman
impossible, romanesquement chimérique, dont il avait fait
l’œuvre de sa vie. Stein, lui, n’a jamais extravagué, et,
d’ailleurs, son extrême souci de la forme devait évidemment
faire plus lentement mûrir son talent. On peut comparer ces
deux hommes, mais aussi les opposer l’un à l’autre comme
représeûtant l’un, le romantisme, l’autre le classicisme le plus
sévère. Et tous deux sont morts avant d’avoir consommé leur
œuvre.
Cette constante préoccupation de la forme, — que Stein
voulait simple, correcte, d’une beauté irréprochable, jamais
étincelante, toujours ardente d’un feu intérieur, — jointe à
cette qualité morale que les Grecs nommaient σωφροσύνη, et
qu’il possédait à un haut degré, donnent le droit d’affirmer que
Stein, s’il n’eût été fauché si jeune, eût créé des œuvres
poétiques de grande valeur. Comme arrière-plan, un horizon
vaste, lointain, mais tracé d’une main sûre d’elle-même : sa
conception philosophique du monde. Les questions sociales
eussent donné la trame de l’œuvre. Et, en avant de ce fond
double (la nature immuable et la cohue agitée des humains), se
fussent dressés les grands hommes, les héros et les saints ; plus
grands que la nature, parce qu’un cœur humain bat dans leur
poitrine, plus grands aussi que nous, parce que leur regard
embrasse l’univers, et que leur vie semble, comme un océan,
nous convier à nous embarquer vers ce monde meilleur que
leur œil plus clair discerne, par delà les brumes de notre
horizon.
Ce tableau n’est pas pure fantaisie : dans ce que Stein nous a
légué, nous en trouvons les élémens, parfois éparpillés, parfois
réunis déjà, mais point encore rassemblés dans une parfaite et
harmonieuse unité. Son premier livre, dont j’ai déjà parlé, les
Idéals du matérialisme ou plutôt Philosophie lyrique nous
montre, dans un bouillonnement désordonné, toutes les faces
de sa personnalité. C’est encore un chaos ; mais la division en
courts chapitres, chacun d’un caractère individuel, montre déjà
l’extrême souci de la forme. Et si le philosophe prédomine au
début du livre, le poète l’emporte à la fin. Mais le principal
ouvrage poétique de Stein est le volume qui parut en 1883 sous
ce titre : Helden und Welt (les héros et le monde). Ce sont des
dialogues dramatiques, mais d’un genre bien différent de ceux,
par exemple, de Lucien ou de Voltaire ; le raisonnement n’y
entre pour rien, le portrait des personnages est tout ; peut-être
se rapprochent-ils des Scènes de la Renaissance de Gobineau,
plutôt que de tout autre modèle. Et ces personnages, ce sont des
« héros, » dans l’acception que Stein donne à ce terme, c’est-à-
dire, des hommes moralement grands, représentés dans leur
milieu, dans ce « monde » contre lequel se brise leur volonté. Il
y a douze contes en tout, trois ont trait à l’antiquité grecque,
trois à Rome, trois au moyen âge, trois aux temps modernes.
Ainsi défilent devant nos yeux Solon, Timoléon, Alexandre,
Annibal, la mère des Gracques, Pompée, sainte Catherine,
Luther, l’un des Bach, Giordano Bruno (avec Shakspeare),
Cromwell, et un ouvrier de fabrique. Trois autres contes de la
même série traitaient de la Révolution française : la mort de
Marat, le Dauphin, Saint-Just ; ils n’ont été publiés qu’en 1894.
La pensée dominante du livre est bien exprimée dans cette
phrase : « Quelle que soit la puissance obscure et prodigieuse
cachée derrière les choses, il reste certain que le seul chemin
qui y conduise est celui de cette pauvre vie ; donc nos actions,
pour fugitives qu’elles soient, ont sûrement une portée morale,
profonde et éternelle. » Mais, si la thèse est visible, les
personnages nen sont pas moins individualisés avec un
incontestable talent. On devine même, sous ce masque un peu
fatigant du dialogue, des dispositions marquées pour le drame.
Et, chose singulière, Stein, l’homme si austèrement viril,
réussit surtout dans l’expression des caractères féminins :
telles, Cornélie, sainte Catherine, et la fille de Cromwell.

Un volume posthume, publié en 1888, contient, outre une


série de nouveaux dialogues dramatiques, — dont l’un surtout,
Frédéric le Grand, est d’une beauté supérieure, — une tragédie
e n un acte, et une série de contes qui montrent Stein sous un
nouveau jour. Qu’on imagine un Guy de Maupassant chaste, si
faire se peut. Il y a là une variation du thème de l’Ingénu (La
patrie du sauvage) et un récit d’assassinat qui sont tout à fait
remarquables d’observation et de style ; avec cela, un sang-
froid qu’on n’aurait jamais soupçonné chez Stein. Et pas
l’ombre d’une thèse : de l’art pur, et du meilleur. Dans ce
même volume, trois dialogues sont réunis sous ce titre : Les
Saints. C’est un fragment du dernier ouvrage qui ait préoccupé
Stein ; il rêvait d’écrire une Vie des Saints, non point, on le
comprend, dans une intention apologétique, mais parce
qu’aucun problème ne le passionnait plus que celui de la
sainteté. N’était-ce pas, d’ailleurs, à cette classe de héros que
la nature semblait l’avait prédestiné lui-même ? Il s’entoura de
toutes les indications possibles ; quelques mois avant sa mort,
il écrivait que son âme était tout entière à cette œuvre nouvelle.
Mais, soit qu’il ait renoncé à son projet, ou que le temps lui ait
manqué de le réaliser, toujours est-il qu’on n’a trouvé dans ses
papiers, autant que je sache, que trois dialogues : Les deux
anachorètes (saint Paul Ermite et saint Antoine), Sainte
Élisabeth, Tauler et le Vaudois . La Sainte Élisabeth est un
morceau très développé, en trois parties, répondant à peu près
aux cinq actes d’un drame ; il suffit de le lire pour se
convaincre que l’auteur eût fini par écrire pour la scène, et eût
pu y porter des œuvres aussi fortes que belles.
Mais je ne saurais songer à poursuivre ici l’analyse des
écrits de Stein. Je n’ai voulu que signaler leur auteur au public
français ; et je croirai avoir assez fait si, en indiquant dans
cette esquisse rapide la noble et attachante physionomie morale
du jeune poète philosophe, j’ai pu inspirer à quelqu’un de mes
lecteurs le désir de l’approcher de plus près, et d’entrer plus à
fond dans l’examen de son œuvre.

HOUSTON STEWART CHAMBERLAIN.

1. ↑ Coïncidence assez curieuse : ce premier baron de Stein a passé une grande


partie de sa vie et est enterré dans la même ville qui devait jouer un si grand
rôle dana la vie de son descendant.
2. ↑ Veuille seulement le Grand et le Beau, et la force d’y atteindre ne te
manquera point !
3. ↑ Ni son Journal, ni ses lettres ne donnant de détails sur ce cours, je ne sais
s’il traitait de Wagner en général, de son théâtre, ou de ses écrlts.
À propos de cette édition
électronique
Ce livre électronique est issu de la bibliothèque numérique
Wikisource[1]. Cette bibliothèque numérique multilingue,
construite par des bénévoles, a pour but de mettre à la
disposition du plus grand nombre tout type de documents
publiés (roman, poèmes, revues, lettres, etc.)
Nous le faisons gratuitement, en ne rassemblant que des
textes du domaine public ou sous licence libre. En ce qui
concerne les livres sous licence libre, vous pouvez les utiliser
de manière totalement libre, que ce soit pour une réutilisation
non commerciale ou commerciale, en respectant les clauses de
la licence Creative Commons BY-SA 3.0 [2] ou, à votre
convenance, celles de la licence GNU FDL[3].
Wikisource est constamment à la recherche de nouveaux
membres. N’hésitez pas à nous rejoindre. Malgré nos soins,
une erreur a pu se glisser lors de la transcription du texte à
partir du fac-similé. Vous pouvez nous signaler une erreur à
cette adresse[4].
Les contributeurs suivants ont permis la réalisation de ce
livre :
Fabrice Dury
Havang(nl)
Kilom691

1. ↑ http://fr.wikisource.org
2. ↑ http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/deed.fr
3. ↑ http://www.gnu.org/copyleft/fdl.html
4. ↑ http://fr.wikisource.org/wiki/Aide:Signaler_une_erreur

Das könnte Ihnen auch gefallen