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1. Introduction paradigmatique
1
Waltz a élaboré, depuis 1959, les bases conceptuelles qui font la distinction entre la théorie des
relations internationales et de l’analyse de la politique étrangère en termes de niveau d’analyse. Voir :
Kenneth N. Waltz, 2001.
de politique étrangère comme un champ à part entière dont l’objectif principal est, selon
Hudson (2005), d’analyser la prise de décision par les individus agissant seuls ou en
groupe au nom de l’État. Mais aussi et surtout d’analyser les facteurs et les mécanismes
qui influencent la prise de décision.
2
Pour une exploration de l’influence des déterminants internes en politique étrangère, voir : Kim
Richard Nossal, 1983/1984.
qui traitent de la décision en politique étrangère sous des perspectives différentes, mais
complémentaires.
Avant de traiter de cet aspect, commençons par définir ce qu’est une approche
théorique. Selon Mace et Petry, une approche théorique est :
Nous retrouvons dans cette définition le caractère relatif, voire limité, de toute approche
théorique. Ce constat nous pousse à la prudence lorsque nous faisons usage de ces
approches, d’autant plus que : « plusieurs approches théoriques rivales coexistent à
l’intérieur de chaque sous-champ d’une discipline scientifique… Chacune de ces
approches théoriques met l’accent sur des problématiques et des questionnements
différents… et que certaines approches théoriques seront mieux appropriées que
d’autres au problème spécifique… » (Mace et Petry, 2000, p. 30-31).
Les approches classiques que nous présentons dans cette partie proviennent de
l’analyse de la politique étrangère canadienne et de la théorie des relations
internationales et permettent de soulever des aspects différents de la prise de décision
étatique.
2.2. Les paradigmes dominants en analyse de politique étrangère canadienne
Dans cette section, nous abordons les courants et idées qui ont prédominé dans
l’analyse de la politique étrangère canadienne depuis la fin de la Deuxième Guerre
mondiale. En effet, à la sortie de cette guerre, le Canada a émergé comme un acteur
important sur la scène internationale, après qu’il eut obtenu son autonomie octroyée
par le Statut de Westminster en 1931, lui permettant d’agir d’une façon autonome dans
la conduite de sa politique étrangère.
D’entrée de jeu, rappelons que, selon Michaud : « Le premier secteur qui vient à l’esprit
lorsqu’on traite de politique étrangère est probablement celui de l’image projetée à
partir du rôle qu’un État joue sur la scène internationale. » (2010, p. 459). Ce rôle
détermine, a priori, le statut qu’un pays occupe sur la scène internationale et sa
puissance dans l’échiquier mondial. C’est cette notion de puissance qui a dominé les
analyses en politique étrangère canadienne (Appel Molot, 2007; Kirton, 2007; Nossal,
Roussel et Paquin, 2007). Ces analyses reliées au thème de la puissance ont donc
émergé depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, qui a vu le Canada s’affirmer «
d’abord timidement, puis de plein droit, comme acteur international. » (Michaud, 2010,
p. 451).
Ces deux dernières conceptions « constituent en grande partie une réaction à cette
notion de puissance moyenne. » (Nossal, Roussel et Paquin, 2007, p. 106). Les trois
conceptions se sont associées à des paradigmes provenant de la théorie des relations
internationales, à savoir, respectivement le libéralisme international, le néoréalisme
complexe et la dépendance périphérique.
Nous nous penchons sur ces approches afin d’examiner leur potentiel explicatif du
processus décisionnel puisqu’elles ont constitué un prisme à travers lequel les actions
du Canada en politique étrangère ont été traditionnellement analysées.
3
Pour une revue complète et historique de ces trois conceptions, voir : Kim Richard Nossal, Stéphane
Roussel et Stéphane Paquin, 2007, John Kirton, 2007 et Kim Richard Nossal, 1997.
2.2.1. La conception de puissance moyenne
La conception de puissance moyenne considère que le Canada, sans faire partie des
grandes puissances, peut avoir un impact significatif sur les affaires internationales.
Cet impact se traduit par la promotion de certains principes, valeurs et actions à
l’échelle internationale qui sont, selon Appel Molot, « support for international
organizations, peace-keeping, promotion of international dialogue (and it was hoped
agreement) in functional areas such as law of the sea and human rights, and concern
to improve conditions in the Thrid World. » (1990, p. 79-80).
Cet internationalisme libéral a notamment été fondé sur les valeurs du multilatéralisme
et le respect de la règle de droit, deux préceptes qui ont caractérisé la politique
internationale du Canada pendant des décennies4 et sont considérés en phase avec les
valeurs sociales.
Toujours est-il que l’emphase mise au Canada sur la conception de puissance moyenne
et l’approche institutionnaliste libérale pendant plusieurs décennies « has tended to
4
À ce sujet, voir : Tom Keating, Canada and World Order: The Multilateral Tradition in Canadian
Foreign Policy, Toronto, McClelland and Stewart, 1993.
5
À ce sujet, voir : David B. Dewitt, « Directions in Canada’s International Security Policy »,
International Journal, vol. IV, n° 2, printemps 2000.
6
Cette thèse est développée dans un ouvrage de John W. Holmes, Canada : A Middle Aged Power,
Toronto, McClelland and Stewart, 1976.
ignore considerations of national interest in Canadian action, despite emphasis in the
larger international relations literature on precisely this issue. » (Appel Molot, 2007,
p. 64).
Ce qui n’est pas l’opinion de Keating (2001), qui soutient que ce sont surtout les
principes du multilatéralisme qui guident l’action canadienne en politique étrangère, et
ce, pour mieux se positionner sur l’échiquier international. En d’autres termes, le
soutien canadien aux diverses formes de multilatéralisme n’est pas inconditionnel ou
simplement idéologique, mais il est surtout motivé par la défense des intérêts
nationaux, avec toutefois un engagement envers la paix et la sécurité dans le monde.
7
Au sujet du multilatéralisme canadien après la fin de la guerre froide, voir Tom Keating, Canada and
the World Order : The Multilateralist Tradition in Canadian Foreign Policy, Toronto, Oxford
University Press, 2001.
2.2.2. La conception de puissance principale
Appel Molot affirme qu’il y a deux raisons qui expliquent l’émergence de la conception
de puissance principale : « a frustration with the middle power view of Canada because
it did not capture the reality of Canadian capabilities and, second, the assessment that
the realist view of the international system had to be rethought in terms of its
appropriateness to a changed global environment.30 » (2007, p. 65).
Cette conception puise ses arguments dans les travaux de plusieurs auteurs, tels que
Eayrs (1975), Lyon et Tomlin (1979). Elle est théorisée notamment par Dewitt et
Kirton (2003) qui affirment que les changements du système international et le recul
de l’hégémonie américaine offrent au Canada une occasion de s’affirmer en tant que
puissance principale. Ces auteurs ont été les pionniers du néoréalisme complexe en
théorie des relations internationales, paradigme qui tente d’expliquer la politique
étrangère canadienne sous la perspective de puissance principale.
La politique étrangère canadienne serait donc, selon Dewitt et Kirton, basée sur la
défense des intérêts nationaux et des valeurs canadiennes à travers des actions
unilatérales et un appui à la high politics afin de créer « a world order directly
supportive of Canadian purposes. » (1983, p. 38). Sur ce dernier point, Michaud
soutient : « [qu’]au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le Canada est l’une des
grandes puissances militaires de la planète. » (2010, p. 465).
L’auteure conclut que : « the theory of complex neorealism is neither easily nor
convincingly applicable to the Canadian experience. » (2007, p. 65). Elle appuie ses
conclusions par l’absence d’études subséquentes ayant fait usage du paradigme
néoréaliste complexe pour évaluer sa teneur paradigmatique et épistémologique.
Appel-Molot précise par ailleurs que : « With the exception of Canadian political-
economy litterature, there has been little interest in recent years in macroanalyses of
Canada’s global status. » (2007, p. 66).
2.2.3. La conception de l’État satellite
Cette perspective conçoit le Canada comme un pays dépendant dans une architecture
continentale dominée par une puissance majeure. Le Canada serait passé de
l’hégémonie britannique à celle des États-Unis, ce qui ne lui permet pas d’agir d’une
façon autonome dans ses actions en politique étrangère.
Sans remonter aux origines historiques de cette conception, précisons qu’elle fut
élaborée au Canada par A.R.M. Lower (1946), James M. Minifie (1960) et soutenue
par des études concernant le bilan politique des conservateurs (1984-1993), selon
Nossal, Roussel et Paquin (2007). Dans leurs travaux, ces derniers auteurs ont peint un
portrait de dépendance du Canada vis-à-vis des États-Unis, lors de la période étudiée,
et affirment que cette situation a transformé le Canada en État satellite de la puissance
étatsunienne. Cette situation a réduit son autonomie et sa marge de manœuvre en
matière de politique étrangère9. Dans un autre ouvrage, Stephen Clarkson, de son côté,
décrit le Canada comme « État périphérique » dans l’espace Nord-américain, en état de
dépendance vis-à-vis la puissance étatsunienne 10.
Appel Molot affirme que les tenants de cette perspective soutiennent que : « the
structure of the Canadian economy […] has produced a political-economy that
resembles that of a less rather than a more developed state with the attendant
limitations that such status imposes on state economy. » (2007, p. 66). L’auteure
conclut que cette vision a négligé la position relative du Canada par rapport au reste du
monde. Quant à Nossal, Roussel et Paquin (2007), ils affirment que cette perspective
ignore l’intégration régionale et l’interdépendance entre le Canada et les États-Unis.
8
Pour une revue théorique, voir : Immanuel Wallerstein, 1988. Selon Roche (2001), Wallerstein s’est
inspiré de Fernand Braudel en reprenant le concept d’« économie-monde », développé autour de
l’ouvrage de référence que constituait La Méditerranée à l’époque de Philippe II.
9
D’autres études brossent un portrait plus nuancé de celui évoqué par ces auteurs concernant le bilan
des Conservateurs à cette période. Voir à ce sujet Nelson Michaud et Kim Richard Nossal, 2007.
10
Voir à ce sujet Stephen Clarkson, An independent foreign policy for Canada?, McGill-Queen's
University Press, 2003.
La revue de ces conceptions basées sur la notion de puissance, démontre qu’elles
peignent un portrait global de la prise de décision au niveau de l’État et ce, selon des
orientations en matière de politique étrangère canadienne. Ces orientations ne
dépendent pas d’un processus décisionnel en particulier mais elles sont guidées par un
certain comportement sur la scène internationale déterminé par des principes, des choix
et des valeurs ou encore par un état de fait. Ces conceptions ne reflètent pas la
complexité de la prise de décision en politique étrangère, elles ne prennent pas en
considération les facteurs de politique interne ni les multiples niveaux d’analyse
nécessaires à la compréhension du processus décisionnel.
Dans une étude récente, Massie et Roussel (2013) soutiennent que la politique
étrangère canadienne est en mutation depuis près d’une décennie, avec notamment un
investissement significatif dans les programmes de défense et une participation aux
missions de combat en Afghanistan et en Libye. Ces auteurs affirment que la culture
politique canadienne est en train de subir un changement culturel stratégique passant
de l’internationalisme, qui serait en déclin depuis la fin de la Guerre froide, au
néocontinentalisme, approche rivale qui serait l’expression d’un néoconservatisme
social et politique au Canada.
2.2.5. Conclusion
Appel Molot (2007) soutient que les approches traditionnelles reliées à la perception
de puissance ne seraient plus adéquates pour décrire toute la complexité de la politique
étrangère canadienne et analyser ses prises de décision.
De plus, il y a lieu de rappeler que « la politique étrangère d’un État est élaborée à la
jonction de trois sphères politiques – internationale, nationale (ou intérieure) et
gouvernementale –, il n’est pas possible de l’analyser sans bien connaître chacune de
ces sphères. » (Nossal, Roussel et Paquin, 2007, p. 33).
11
Certains croient que ces augmentations seraient rendues nécessaires après les coupes drastiques
effectuées par les Libéraux. À ce sujet, voir Nelson Michaud, « La politique étrangère canadienne.
Mythes persistants et réalité confuse ? », dans Robert BERNIER, dir. L’espace canadien : Mythes et
réalités. Une perspective québécoise, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2010, p. 448-473.
12
À ce sujet, voir : Andrew F. Cooper, Canadian Foreign Policy: old habits and new directions,
Scarborough: Prentice-Hall and Bacon Canada. 1997.
pour procéder à une analyse décisionnelle complète et argumentée. Kessler (2002)
affirme que l’analyse de la politique étrangère ne se cantonne ni à l’étude d’un système
international qui fait abstraction des unités qui le composent, ni à l’étude de processus
décisionnels isolés de l’environnement international. La prise en compte de diverses
entités et dynamiques est donc nécessaire, surtout que : « L’analyse de politique
étrangère n’est pas que multiniveau et multidisciplinaire, elle est résolument
multicausale. » (Morin, 2013, p. 17).
Face aux limites que présentent chacune des avenues que nous venons de décrire, nous
devons explorer davantage d’autres perspectives.
2.3. Les approches en théorie des relations internationales
L’approche d’Allison considère que les organisations publiques, ayant leurs propres
motivations politiques et organisationnelles, jouent un rôle important dans la prise de
décision en politique étrangère, à travers l’interaction entre les acteurs au sein de la
machine gouvernementale. L’intégration de ces aspects dans la démarche analytique a
permis à Allison de mettre en lumière les rivalités entre les différentes bureaucraties et
unités qui influencent ou qui participent à la prise de décision. L’essence même de
l’approche bureaucratique d’Allison, contrairement au réalisme classique, consiste
donc à se pencher sur ce qui se passe à l’intérieur de l’appareil de l’État et du rôle des
multiples acteurs institutionnels dans le processus de prise en politique étrangère.
Selon Allison, ces acteurs sont le plus souvent guidés par des intérêts ou des objectifs
autres que stratégiques et globaux.
Cette approche soulève donc des interrogations sur l’identité des acteurs et leur
influence réelle sur la prise de décision, mais aussi sur la relation et l’échange qui
existent entre les différents acteurs et bureaucraties à plusieurs niveaux.
Cette situation entraîne une compétition entre les différentes bureaucraties qui tentent
de faire valoir leurs points de vue et favoriser leurs choix en prenant en compte leurs
préoccupations organisationnelles et corporatistes avant toute autre considération. Ce
qui fait en sorte que la décision devient « le fruit d’une négociation entre des acteurs
stables et indépendants » (Kessler, 2002, p. 178) qui représentent des entités qui
veillent en premier lieu à la défense de leurs intérêts respectifs.
Retenons donc les postulats de base de cette approche pour en évaluer la pertinence
pour notre projet :
Cette approche met l’emphase sur la cognition des décideurs et de son effet sur
l’élaboration mentale des enjeux et de la sélection des options lors de la prise de
décision. Ceci soulève la question des perceptions dues au niveau et à la qualité de
l’information, qui peut entraîner une distorsion dans le cheminement rationnel de la
prise de décision. Il faut rappeler que ce sont les individus qui prennent les décisions
et ils sont susceptibles d’avoir des biais dans leur compréhension et leur évaluation des
situations qui exigent de prendre des décisions. Alden et Aran soutiennent que :
« Foreign Policy is the product of human agency. » (2012, p. 19) et laissent entendre
que ce sont les décideurs qui identifient les enjeux, en font un jugement et agissent en
fonction des images qu’ils construisent.
Les décideurs ne peuvent donc être totalement rationnels et la décision passe par ce
qu’on appelle leur filtre subjectif. De plus, selon Alden et Aran, « human beings prefer
simplicity to complexity, seek consistency over ambiguity » (2012, p. 21), ce qui
pourrait représenter un risque d’écart entre la perception de l’acteur et une réalité
souvent plus complexe, entraînant une distorsion de la réalité lors de la prise de
décision.
Sur un autre plan soulevé par l’approche cognitive, l’état émotionnel du décideur joue
aussi un rôle dans la prise de décision. Pour cette raison, la personnalité du décideur,
ses valeurs et son influence dans la structure décisionnelle peut avoir un impact
important. Le fait de changer un acteur par un autre pourrait donc entraîner des
décisions différentes. Alden et Aran affirment que : « … leaders bring their own biases
to office and – this is most evident in the removal of one leader and the installation of
another – can exercice dramatically different influences over their countries foreign
policies. » (2012, p. 23). D’autres soutiennent au contraire que : « …personality is not
as significant as the actual role assumed by individuals holding positions of authority.
» (Hollis et Smith, dans Alden et Aran, 2012, p. 26), mettant en évidence la primauté
du rôle joué par le leader au détriment de sa personnalité et de son état émotionnel.
D’autres enfin soulèvent que dans cet environnement cognitif, la perception des
décideurs et leur construction de la réalité les poussent parfois à recourir à des
analogies, même biaisées, dans leur prise de décision ou encore pour se convaincre que
la décision prise est justifiée, voire la meilleure. Ce qui ne mène pas nécessairement
aux objectifs escomptés. Mintz et De Rouen précisent que : « Analogies can also work
in Foreign policy but are sometimes misleading and can lead to suboptimal outcomes.
» (2010, p. 5). D’autres ajoutent que des analogies non pertinentes « conduisent à des
erreurs d’appréciation des situations réelles auxquelles ils sont confrontés » (Legrand,
2004, p. 83).
Cette façon de synthétiser l’information par analogie « have the effect of generating
tendencies for premature closure or commitment for a certain course of action before
it was adequately analyzed. » (Maoz, 1990, p. 193), suggérant une prise de décision
sans une évaluation objective et rigoureuse de l’enjeu à ….
Malgré l’importance des aspects soulevés par l’approche cognitive qui mettent en
évidence l’influence personnelle des décideurs sur les choix décisionnels, l’aspect
cognitif est loin d’apporter un éclairage sur toute la dynamique décisionnelle. Raison
pour laquelle certains considèrent que « les modèles rationnels et cognitifs ne sont pas
aussi incompatibles qu’ils peuvent paraître à première vue, aucune des deux approches
n’a le monopole de la vérité et il est essentiel de tendre vers leur intégration » (Mintz,
1997 dans Legrand, 2004, p. 105).
Tout en reconnaissant qu’il est nécessaire, dans tout choix de politique étrangère, de
prendre en considération l’intérêt national, défini en termes de sécurité et de puissance,
Mintz, le concepteur de l’approche polyheuristique, a proposé d’intégrer l’approche
réaliste en maintenant la substance du modèle du choix rationnel, et des éléments
qualifiés de « non rationnels » dans la prise de décision. Cette approche intégrée tend
à réconcilier l’analyse réaliste avec les critiques formulées à l’égard du modèle de
l’acteur rationnel. Selon Mintz et DeRouen, « Polyheuristic theory is a bridge between
rational and cognitive perspectives. » (2010, p. 78).
Ils citent en exemple le fait que les leaders politiques écartent une décision ou une
politique qui pourrait causer leurs défaites électorales, par exemple. Autrement dit, la
première étape consiste à rejeter les choix qui ne satisfont pas certains critères parmi
les alternatives réalisables ou adéquates avec les objectifs du décideur définis en
fonction d’un critère prédominant, ce que les auteurs appellent « non compensatory
process ». Or, ce tri préliminaire pourrait éloigner la démarche décisionnelle de toute
rationalité objective, puisque le critère de choix est susceptible d’être subjectif.
Sur un autre registre, Mintz et DeRouen apportent une précision importante concernant
l’approche polyheuristique. Ils soutiennent que : « domestic politics is ‘‘the essence of
decision.’’ … Domestic political audience costs are an integral part of foreign policy
making » (2010, p. 78 et 79). Ils marquent ainsi la prise de décision du sceau de la
politique interne qui justifie les décisions politiques et ce, au détriment d’autres
considérations.
Par conséquent, ajoutent ces auteurs, « policy makers are likely to reject outright any
alternative that poses potentially high costs, particularly on the political dimension,
even if that same alternative also yields potentially high benefits on other dimensions…
» (Mintz et DeRouen, 2010, p. 79). Ce qui confère à la démarche décisionnelle un
aspect subjectif, même si elle est suit un schéma de rationalité individuelle des
décideurs.
Lors d’une prise de décision en politique étrangère, les décideurs ont recours à un
processus en deux étapes : le rejet, en premier lieu, des alternatives jugées inacceptables
selon un critère non négociable ou une dimension jugée critique par le décideur. Ensuite
la sélection, parmi les alternatives restantes, d’une décision qui correspond à un calcul
coût/bénéfice susceptible de maximiser les avantages tout en réduisant les risques
inhérents à la situation et ceci, selon un critère jugé très important.
2.3.5. Évaluation critique des approches décisionnelles
La revue de ces approches analytiques montre d’abord que chacune nous éclaire sur
certains facteurs et mécanismes de la prise de décision, mais aucune n’aborde le
processus décisionnel dans son intégralité. Nous passons en revue les principales
critiques de ces approches.
Ce modèle a suscité et suscite encore des critiques, car il présente des faiblesses qui
émanent de ses postulats de base.
Tout d’abord, Hudson soutient que : « the decision-making approach of FPA breaks
apart the monolithic view of nation-states as unitary actors. » (1995, p. 210). Ce qui
décrit une divergence fondamentale entre le concept principal du paradigme réaliste, à
savoir l’unicité de l’État en tant que décideur, et la conception analytique de la prise de
décision en politique étrangère, par définition plurielle et multidimensionnelle.
L’unicité de l’État comme acteur néglige par ailleurs l’influence de certains facteurs
importants de la politique étrangère, tels que la politique interne, les acteurs non
étatiques. Cette conception ignore aussi l’influence de certains facteurs jugés influents
tels que l’opinion publique, les médias et les groupes de pression.
Sur un autre plan, la rationalité des acteurs peut s’avérer toute relative. Cette rationalité
peut être « conditionnée non seulement par des normes, par le droit, mais également
par des usages, par des pratiques institutionnelles, par la croyance en un même type de
valeurs, par une crainte partagée à l’encontre de certaines menaces. » (Kessler, 2002,
p. 180). Ceci réduit la marge de manœuvre des décideurs et leur impose certaines
contraintes, limitant ainsi leur choix lors de la prise de décision.
D’autres mettent en doute un autre fondement du modèle rationnel, à savoir la
puissance. Smouts affirme que : « la puissance politique nationale relative est difficile
à établir. » (1999, p. 57). Aron va encore plus loin en considérant « la notion de
puissance imprécise et la notion d’intérêt national comme dépourvue de signification,
car variant d’une situation à l’autre. » (Brailard et Djalili, 1997, p. 16).
Dans ces conditions, l’État ne peut pas agir comme un agent calculateur qui dispose
« d’une fonction majeure lui permettant de connaître toutes les données en présence,
d’évaluer de façon cohérente toutes les alternatives auxquelles il est confronté et
d’opter pour celle qui lui sera la plus utile. » (Kessler, 2002, p. 179).
Kegley et Blanton abondent dans ce sens en affirmant que : « the available information
is often inaccurate because the bureaucratic organizations that political leaders depend
upon for advice screen, sort, and rearrange it. » (2011, p. 197), amplifiant la dépendance
du décideur quant à l’information disponible et à sa fiabilité lors de la prise de décision,
à l’intérieur même de l’appareil de l’État.
Sur le registre cognitif, Legrand affirme que : « une des conditions de base pour que le
décideur puisse prendre une décision rationnelle au sens plein du terme serait [donc]
qu’il puisse disposer d’une perception objective de l’environnement opérationnel et
d’un pouvoir intégral d’anticipation dans son jeu. » (2004, p. 97).
Les auteurs qui ont étudié la perception des décideurs ont conclu qu’il est impossible
d’atteindre une objectivité totale dans l’évaluation de certains faits, ne serait-ce qu’en
raison du niveau de cognition du décideur et de son expérience.
Enfin, certains vont encore plus loin dans la critique du modèle de l’acteur rationnel.
Legrand soutient que : « Dans la réalité, ce n’est [donc] que rétrospectivement que l’on
qualifie la décision de rationnelle, au sens classique du terme, et ce, en confondant en
fait la décision et ses résultats. » (2004, p. 97). Ce qui réduit la force analytique de
l’approche réaliste quant à la prise de décision, tel que précisé par Alden et Aran, qui
affirment que : « […] the focus of this approach traditionally is on policy outcomes. »
(2012, p. 16).
Bien qu’ « il ne faut pas renoncer à la rationalité. » (Morin, 2013, p.69), la critique est
suffisamment vive quant aux limites du paradigme réaliste à constituer un cadre
suffisamment élaboré pour analyser la prise de décision.
Ce paradigme n’aborde pas non plus la pluralité des facteurs et des mécanismes qui
constituent et qui façonnent le processus qui mène à la prise de décision.
Legrand affirme que cette approche peut « mener à la survalorisation du poids des sous-
unités administratives et de leurs éthos corporatistes, au détriment du poids des
décideurs ultimes. » (2002, p. 87).
Par ailleurs, étant donné que cette théorie est basée sur la notion de marchandage entre
administrations, Kessler soutient que ce marchandage « est impensable sans calcul,
c’est-à-dire sans acteurs intentionnels et rationnels » (2002, p. 179) qui défendent leurs
unités et leurs choix avec la possibilité de fausser la démarche décisionnelle.
Il est donc permis d’affirmer que cette situation peut mener à ignorer l’intérêt national
dans la prise de décision, puisque chaque unité est plus encline à promouvoir ses
intérêts corporatistes et à imposer ses choix. De plus, dans leur mode de
fonctionnement, Kegley et Blanton affirment que les bureaucraties « encourages
reliance on standard operating procedures and deference to precedent rather than the
exploration of new options to meet new challenges. This results in policy decisions that
rarely deviate from conventional preferences. » (2011, p. 206). Ce mode est donc enclin
de négliger plusieurs autres facteurs et dimensions dans tout processus décisionnel.
Michaud soulève plusieurs des critiques formulées à l’égard de cette approche, même
par son propre concepteur. Il conclut que :
En se limitant au rôle des bureaucraties dans la prise de décision, cette théorie néglige
plusieurs autres facteurs. Elle constitue un prisme à travers lequel il est possible
d’analyser l’influence de ces organisations dans la démarche décisionnelle mais elle
n’est pas suffisante pour explorer le processus décisionnel dans toute sa complexité.
Parmi les critiques formulées à l’égard de l’approche cognitive, Legrand affirme que :
« l’élément mis particulièrement en avant dans le modèle cognitif de Maoz est le
raisonnement par analogie, notamment avec l’expérience passée qui fait l’impasse sur
un calcul rationnel coûts-bénéfices au regard de la situation face à laquelle le décideur
est confronté » (2002, p. 92).
Ceci soulève deux enjeux. D’une part, les biais cognitifs que suscite le raisonnement
par analogie, car les « leaders are prone to place faith in their prior prejudices, to draw
false analogies with prior events (Brunk 2008), and to make decisions on emotion
(Westen 2007) » (Kegley et Blanton, 2011, p. 199).
D’autre part, cet aspect pose le problème de l’accès aux éléments cognitions des
décideurs, car « fort souvent, au-delà des éventuels procès-verbaux de réunions, les
seules données qui sont accessibles sont celles fournies par les entretiens postérieurs à
la décision avec des personnes y ayant pris part, avec tous les biais que cela comporte
en termes de reconstruction, de rationalisation a posteriroi, …» (Legrand, 2004, p. 98).
Ceci ne permet pas de retracer le rôle et l’influence réelle lors de la prise de décision
en plus de constituer une difficulté d’opérationnalisation.
Sur un autre plan, le modèle cognitif s’intéresse aux distorsions générées par les
perceptions, les croyances, les préjugés et les limites cognitives dans le traitement de
l’information. Cet aspect le rend instable comme cadre d’analyse décisionnelle, malgré
qu’il soulève une partie des facteurs et des mécanismes qui jouent un rôle dans tout
processus décisionnel.
Sur un autre registre, les décideurs peuvent être tentés par l’exclusion d’une partie de
l’information disponible d’une façon délibérée, afin de maintenir, voire de renforcer,
leur image cognitive existante. Surtout que, dans une démarche décisionnelle,
« L’information est toujours imparfaite. Les motivations sont toujours biaisées. »
(Smouts, 1999, p. 5).
Nous concluons que cette approche ne peut constituer une alternative, qui permet à elle
seule, de traiter notre projet. Même si des facteurs psychologiques et cognitifs existent
dans tout processus décisionnel.
2.3.5.4. L’approche polyheuristique
Alden et Aran affirment que : « poliheuristic theory leaves open issues such as the
nature and impact of a given decision-making structure, which essentially is depicted
by Mintz as unitary…» (2012, p. 28). C’est-à-dire que la structure décisionnelle
demeure, selon cette approche, unitaire et représentée par une entité suprême à la tête
de l’État. Entité qui a le pouvoir de décider « rationnellement » en toute autonomie.
Alden et Aran ajoutent que : « poliheuristic theory seems to dismiss matters such as
cognition and psychology factors in favor of this mono-clausal depiction of the sources
of agency. » (2012, p. 28) et ce, malgré que cette approche prend en considération des
éléments cognitifs.
Par ailleurs, il est légitime de questionner la validité du premier tri des options
disponibles lors de cette phase décisionnelle. Dans une démarche analytique, il n’est
pas facile, ni même possible, d’identifier les raisons qui ont amené le décideur à écarter
certaines options lors de la première étape décisionnelle. Ce qui rend
l’opérationnalisation de cette approche laborieuse, voire hasardeuse.
Processus qui est, selon Yetiv, « what happens in decision-making prior to choice. »
(2011, p. 202) et qui constitue l’essence de notre recherche.
Mintz et DeRouen précisent d’ailleurs que : « Decisions are critical in foreign policy
making, but understanding decisions does not provide a complete analysis. » (2010,
p. 10). Autrement dit, l’analyse de la décision ne fournit pas une exploration complète
du processus décisionnel qui l’a générée. Par ailleurs, Le Moigne (1990) soutient aussi
que les approches analytiques classiques n’éclairent pas la décision en situation
complexe.
Cette conclusion nous pousse à explorer d’autres avenues afin de trouver des outils plus
appropriés pour appréhender le processus décisionnel.
Il nous semble donc pertinent de saisir la proximité des théories d’analyse décisionnelle
en politiques publiques susceptibles d’offrir des perspectives pour l’étude du processus
décisionnel. Nous prenons à notre compte les propos de Stern qui soutient que : « The
erosion of the distinction between domestic and international… will probably continue
unabated with the side effect of further broadening the foreign policy analysis agenda
and substantively linking foreign policy analysts with their counterparts in various
adjacent areas of public policy. » (Stern, 2003, p. 189).
Or, est-il possible de recourir à cet exercice sans rencontrer d’incohérences
paradigmatiques?
En effet, Zahariadis affirme que : « Allison (1971) showed that differences between
domestic and foreign policy are more imagined than real. » (2007, p. 85), ce qui offre
de nouvelles perspectives théoriques pour appréhender l’étude de la politique
étrangère.
Charillon précise d’ailleurs que la politique étrangère demeure une politique conçue,
élaborée et mise en œuvre par l’État, « Au même titre qu’une politique économique ou
qu’une politique de santé, elle peut être vue comme une politique publique. » (2002,
p. 13), mais tout en y adjoignant des éléments qui relèvent de l’environnement
international, sans s’y limiter. C’est-à-dire l’interaction avec un ou plusieurs acteurs
aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur des frontières d’un État.
En nous basant sur ce constat, nous pouvons affirmer que le champ de l’analyse de
politiques publiques est susceptible d’offrir des approches analytiques convenables
dans le cadre de la politique étrangère. Or, le recours à ces approches se heurte à la
profusion des cadres d’analyse de politiques publiques et crée une difficulté quant au
choix à faire. En outre, la pertinence de tout cadre d’analyse de politiques réside avant
tout dans son potentiel explicatif et sa capacité de prendre en compte les facteurs les
plus pertinents pour fournir une explication complète et satisfaisante.
Or, nous assistons à une complexification de plus en plus croissante des décisions et
des stratégies décisionnelles en politiques publiques. Cette complexification est due,
d’une part à la fragmentation du pouvoir et la multiplication des entités qui exercent
une influence sur la prise de décision; et d’autre part, à une reconfiguration de la scène
internationale post Guerre froide. Cette reconfiguration a accentué un processus
d’interdépendance entre les États et accéléré une mondialisation qui affectent de plus
en plus les décisions gouvernementales et les politiques publiques. Tout cela dans un
environnement mondial incertain, instable et complexe qui touche aussi bien les enjeux
nationaux qu’internationaux. Ce nouveau contexte dicte une adaptation permanente des
acteurs étatiques et non étatiques impliqués dans la prise de décision. Un contexte qui
modifie les règles d’élaboration des politiques et des processus décisionnels exigeant
de nouvelles méthodes pour les appréhender.
Göymen et Lewis soutiennent d’ailleurs que : « The advent of globalization has created
new and complex contexts in which policymakers must operate. Previous norms and
benchmarks for determining public policy have had to be discarded, as even the
smallest and most seemingly circumscribed local issues now take on significance at the
national, regional, and global levels. » (2014, p. 9).
Ces changements ont engendré une interdépendance entre les multiples acteurs qui
affecte le rôle des États et surtout les processus politiques. Ces processus sont
désormais influencés par un nombre croissant d’intervenants et de niveaux, du local à
l’international, même si l’État demeure un acteur clé en politique interne et
internationale. En effet, selon Kennet, « Public policy is located within an increasingly
complex, multiple and overlapping network of interactions which are embedded in a
transnational and subnational polity and economy ». Suite à ce constat, l’auteure ajoute
que : « Many of the key cornerstones of public policy analysis have become
problematic as processes of globalization have disrupted the traditional analytical and
conceptual frameworks through which policymaking and implementation have been
understood » (2008, p. 3).
Les raisons évoquées sont bien sûr la disparition des frontières habituelles entre acteurs
et sphères diverses de la vie publique et politique, métamorphosant ainsi le processus
politique traditionnel.
Le pouvoir est désormais diffus. Le système politique est fragmenté et dans lequel
« Actors are continuously shaped by (and in) the interactions, in which they relate to
each other » (Kooiman, 2003, p. 2 dans Kennet, 2008, p. 5).
Dans ces conditions, Gül affirme que « state or other national public institutions no
longer serve as the sole organizing center for public policy. » (dans Göymen et Lewis,
2014, p. 37). Ce qui fait en sorte, selon Gül, que : « The first stage of the “policy
cycle,” global agenda setting, is complex, fragmented, and indeterministic, and
characterized by uncertainty and divergent sets of debates and demands » (dans
Göymen et Lewis, 2014, p. 38).
La mondialisation dicte de nouvelles règles dans les politiques publiques et rend les
processus décisionnels de plus en plus multidimensionnels. Geyer et Rihanni (2010)
affirment que le système international contemporain doit être vu comme un système
complexe adaptatif et évolutif. Cette complexité a fait en sorte que « […] public
decision making involves networks and collaborations, intergovernmental relations,
relations with nongovernmental actors, and horizontal and vertical relationships among
all policy actors. » (Morçöl, 2014, p. 58).
Or, cette situation exige des outils appropriés pour appréhender cette complexité et qui
prennent en considération la dynamique au sein de tout processus décisionnel de plus
en plus complexe et pour lequel « l’idéal type » des cadres d’analyse conventionnelle
de politiques publiques s’avère limité. Des limitations soulevées, depuis le début du
21è siècle par plusieurs auteurs, tels que Morçöl (2002) et Fisher (2003a).
Certains considèrent que toute politique publique est désormais : « an emergent, self-
organizational, and dynamic complex system. The relations among the actors of this
complex system are nonlinear and its relations with its elements and with other systems
are coevolutionary. » (Morçöl, 2012, p. 266).
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