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ET REALPOLITIK
Questions Contemporaines
Collection dirigée par JP. Chagnollaud,
B. Péquignot et D. Rolland
Chômage, exclusion, globalisation... Jamais les « questions
contemporaines» n'ont été aussi nombreuses et aussi complexes à
appréhender. Le pari de la collection « Questions contemporaines»
est d'offrir un espace de réflexion et de débat à tous ceux, chercheurs,
militants ou praticiens, qui osent penser autrement, exprimer des idées
neuves et ouvrir de nouvelles pistes à la réflexion collective.
Dernières parutions
L'HARMATTAN
@
L'HARMATTAN, 2009
5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harma ttan@wanadoo.fr
harmattanl@wanadoo.fr
ISBN: 978-2-296-06928-2
EAN : 9782296069282
PRÉFACE
Graham Watson
Président
de la Commission « Alliance des Démocrates et des Libéraux»
(ALDE) du Parlement européen
5
LES POSTULATS DU RÉALISME
ET LEUR ABANDON
6
1. INTRODUCTION
Canlmal de Richeheu
7
XIXe et XXe siècles. Conceptions développées par nombre de philosophes,
historiens et juristes, parmi lesquels les pères du monde moderne et de la
société des États, Hegel, Ranke, Treitsche, Meinecke, Weber et Schmitt.
Nous ajouterons dans le même sillage les noms de Carr et d'Aron et, au-delà
de l' Atlantique, ceux de Niebuhr, Morgenthau, Kennan, Kissinger, Kaplan,
Waltz et bien d'autres.
À l'opposé du réalisme politique, la tradition idéaliste, tirant ses racines
et ses sources de l'impératif éthique, parcourt le fil souterrain qui va de Kant
à Habermas et de Hamilton à Haas et à Deutsch, puis à Robbins, Spinelli,
Monnet, jusqu'aux penseurs constructivistes et déshistoricisants de la
postmodernité. Ainsi, si l'histoire de l'Europe s'identifie étroitement à
l'histoire du concept de souveraineté, de système légal national, de
realpolitik et de doctrine d'État-puissance (Staatsmachtgedanke), la
conception de l'Europe comme soft power, apparaîtra, en son pur concept,
comme une antihistoire de l'Europe séculaire, sans épopée et sans mythes,
sans téléologie ni transcendance, une histoire dédramatisée, dépolitisée,
éthique ment indifférente et techniquement bureaucratique, au visage moral
d'une « démocratie désarmée ».
L'histoire de l'Europe moderne naît, dès les premiers siècles de l'âge
moderne, à travers la compétition violente, la concentration progressive du
pouvoir et de la force, soustraits aux privilèges des autorités féodales et des
corps intermédiaires, noblesse, seigneuries et villes libres. Elle se réalise
dans les formes de la monarchie absolue sur le continent ou de l'équilibre de
pouvoir entre roi et parlement en Grande-Bretagne. Cette histoire de la
monopolisation du pouvoir et de la violence physique constitue l'attribut et
la substance mêmes de la souveraineté, comme qualification de l'autorité
suprême et légitime, ayant permis à l'État d'imposer les règles
indispensables d'une cohabitation pacifiée aux citoyens et la soumission à la
loi des controverses privées à l'intérieur d'une société apaisée.
Grâce au processus de monopolisation de la force de la part de l'État et à
l'exercice d'un pouvoir de coercition irrésistible de la part de son autorité
suprême, il fut possible de créer, puis d'imposer, un ordonnancement
juridique et un système efficace de normes universellement valables. Ce fut
par le monopole de la force qu'il fut consenti une élévation civile par
l'éducation et une progression économique par la certitude du droit.
Par ailleurs, la création d'une autorité centrale forte identifia dans le
monopole légal de la force le fondement essentiel de la justification
oligopoliste de la violence. Cette conception, mise en sommeil en temps
normal dans une démocratie moderne, ne doit pas faire oublier qu'en cas de
crise «il doit y avoir un homme ou un groupe d'hommes », comme le
rappelle H. J. Morgenthau, «qui assume la responsabilité ultime pour
l'exercice de l'autorité politique », ou à la manière de Schmitt, « qui décide
de l'état d'exception », un état dans lequel, même dans la démocratie la plus
8
parfaite, la décision n'est guère de la loi, mais d'un homme, dans lequel se
confondent le pouvoir de fait et le pouvoir de droit. Peut-on, de nos jours,
partager la souveraineté, le système de décision, l'ordonnancement juridique,
la sécurité intérieure et extérieure, sans unifier la force, l'appareil de
violence, le système de coercition et de survie en un système de décision
unique?
Depuis toujours, le réalisme politique et la théorie réaliste ont établi une
liaison, réciproquement contraignante, entre l'existence de l'État et
l'anarchie internationale, au sein de laquelle règnent des facteurs de rivalité
et d'antagonisme plutôt que des principes de solidarité. Que cette liaison
repose sur la morphologie du système, unipolaire, bipolaire ou multipolaire,
ou sur la distribution mondiale du pouvoir et donc sur une «balance »,
planétaire, le réalisme met en exergue la séparation nette entre sécurité
interne et sécurité extérieure.
En effet, le caractère objectif et critique de la menace ainsi que le poids et
l'influence de la politique extérieure sur la politique interne justifient ce
primat praxéologique et conceptuel, qui ne peut être démenti ni infirmé, mais
seulement atténué, par la théorie de l'interdépendance entre les économies,
les sociétés et les États. C'est de l'anarchie internationale et de sa
permanence structurelle, c'est de l'imperfection essentielle du système que
l'on ne peut exclure l'emploi unilatéral de la force. C'est l'absence d'une
instance centrale de régulation et d'un ordonnancement juridique, en mesure
d'imposer son arbitrage par des compromis sanctionnés et efficaces, que
découle la difficulté d'une gouvernabilité globale du système international.
L'imperfection des institutions universelles de sécurité est due à la
permanence d'une pluralité des souverainetés militaires et à la dispersion des
formes autonomes du monopole de la force. Ainsi, les problèmes de sécurité
constituent, au sein de la structure anarchique du système international, le
fondement même de la realpolitik et de l'exigence d'une politique qui
garantit, par la logique de la puissance et la morale du combat, la survie des
unités politiques en situation de crise extrême. La garantie de sécurité
extérieure est donc la préoccupation fondamentale des hommes d'État et des
élites politiques, car les États n'ont jamais consenti à se soumettre à
l'arbitrage d'une idée, d'une morale, d'un système de valeurs ou d'une
norme, lorsque des questions d'intérêt vital étaient en cause. L'histoire
européenne et mondiale nous rappelle cruellement que les principes
juridiques, éthiques et politiques (au sens des priorités et des principes
partisans) ont été toujours sacrifiés face à la préoccupation dominante de
l'État ou de ses régisseurs d'assurer la survie des nations. Ainsi, dans un
contexte international, caractérisé par la subordination de toute autre valeur à
l'impératif de la sécurité extérieure, tirent leur raison d'être la politique de
puissance ou la stratégie, comme conduite aventureuse, liées organiquement
à l'anarchie internationale. Le primat de la politique extérieure sur la
9
politique interne, à travers l'idée de raison et le calcul instrumental, s'est
appliqué à l'art du gouvernement, comportant une planification rigoureuse
des moyens de défense, en fonction de l'ambition politique et du «sens»
assignés à la place de l'État et de la nation, dans la hiérarchie de puissance et
dans le cadre plus général de la vie historique.
On comprendra plus aisément pourquoi le réalisme reflète sans équivoque
l'expérience du système européen des États et celle de la scène planétaire, où
les considérations géopolitiques prévalent sur les affinités idéologiques des
hommes de gouvernement d'autres États.
Le constat de cette liaison entre les problèmes de sécurité et la structure
hobbesienne du monde influe également sur le rapport entre la realpolitik et
la science politique. En effet, les indications méthodologiques de Max Weber
sur les « types idéaux» ne doivent pas être retenues comme un simple reflet
de la réalité, mais comme des «modèles» pour comprendre les aspects
fondamentaux et récurrents de comportements périlleux, en isolant en leur
sein un« noyau rationnel constant », qui dépend de l'existence d'une société
«sui generis », mi-sociale et mi-asociale. La société de nature, où la
conciliation des intérêts antagoniques et conflictuels est l' œuvre des États, a
inspiré des interprétations différentes de la realpolitik. Un de ces exemples
est la politique de réconciliation franco-allemande, un épisode de la
realpolitik européenne, disjointe de la politique d'intégration, mais qui a agi
comme le moteur de celle-ci. Cette politique de réconciliation, inspirée par la
conception gaullienne de 1'« Europe des patries », a été dictée par l'idée de
bâtir un pôle de puissance européen indépendant dans le cadre de
l'affrontement Est-Ouest et de la politique mondiale de la bipolarité et peut
être résumée avec les mots de Bismarck à Guillaume I après Sadowa. «Nous
ne devons pas choisir un tribunal (n.d. r. de l'histoire), mais bâtir une
politique allemande (n.d. r. européenne) ». Une politique européenne qui a
eu clairement une signification extérieure, car elle visait la conception
ambitieuse d'un acteur global au sein de la pluralité des souverainetés
militaires existantes.
10
1.2 NÉOKANTISME ET INTÉGRAnONNISME
II
internationale. La sous-estimation de l'emacinement mental de l'idée-force
de la nation au profit d'un cosmopolitisme abstrait et de l'idéal de
l'unification progressive de l'humanité a représenté les points faibles de la
pensée fédéraliste, qui s'est appuyée sur l'autonomie de la raison et sur la
poussée impérieuse de la loi morale.
À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, il fallait sortir du réalisme de la
politique internationale, de la balance of power, de la logique contradictoire
des intérêts nationaux concurrents, de l'utilisation de la violence, de la peur
et de l'animosité réciproques. Il fallait s'engager sur la voie inédite de la
conciliation des intérêts, au lieu et à la place de leur dissymétrie, des jeux
d'influences compensatoires, et donc d'une sorte d'interdépendance
complexe et imprévisible. Le processus d'intégration européenne a voulu
substituer ainsi aux déterminismes traditionnels de l'intérêt national et de la
sécurité, ceux de la paix et du bien-être, et l'intégration poursuivie s'est
dessinée comme une première étape vers une vision des relations
internationales remodelées par l'harmonie. Cette intégration a cru obéir,
d'autre part, au critère de la nécessité et de l'irréversibilité plus qu'à celui
d'une vision volontariste de l'histoire. Il en est découlé l'égarement de la
finalité, fondée à l'origine sur la centralité des oppositions et sur les aléas du
politique.
Par ailleurs, cette centralité originelle de la politique reposait sur une
lecture de la vie internationale qui affichait la volonté d'en transformer les
objectifs, en permettant aux nations et d'abord aux sociétés européennes de
poursuivre des buts de coopération dans des secteurs qui étaient aussitôt
exclus du domaine de la politique et confiés à des autorités administratives
ou techniques. À la conception réversible de la politique et donc aux
contrastes entre structures d'intérêts aux finalités divergentes, qui sont le
propre de toute œuvre humaine, l'intégration remplaça l'idée d'un processus
irréversible qui permettrait de passer graduellement à l'intégration politique.
Cette conception idéaliste de l'harmonisation des sociétés européennes a non
seulement exclu du processus d'intégration la volonté mais la politique
comme telle (sécurité - diplomatie - défense), restée du ressort des États. En
effet, la dissociation des aspects coopératifs, à base socioéconomique, et des
aspects conflictuels, à fondement politico-diplomatico-stratégique, autorisait
à confier la gestion des politiques intégrées ou communautarisées à des
« élites administratives de pouvoir », l'eurocratie. Or, puisque la progression
de l'intégration est pragmatique et graduelle, les intérêts et les objectifs ne
peuvent être pensés d'avance (incrementalism). Ceux-ci ne sont que des
effets indirects. Dans ces conditions, l'exclusion de l'anticipation et celle de
la politique interdisent de faire jaillir un débat et de donner une signification
à la participation des citoyens qui reste perpétuellement éloignée et
intellectuellement distante, même si dans les démocraties, comme
oligarchies modernes, l'évocation de la souveraineté populaire est la fiction
par laquelle l'origine du pouvoir et l'autorité des lois dérivent des citoyens.
12
1.3 PACIFISME ET UTOPISME LÉGALISTE
13
lA SOUVERAINETÉ ET DROIT INTERNATiONAL
14
. la violation du «Pacte»
efficaces et comportant
ou de la «Charte », exigeant
un vote ou des recommandations
des sanctions
unanimes du
Conseil.
.
deux cas:
celui, plus récurrent, de formes d'intervention «dans les affaires
relèvent de la compétence nationale et interne à un État » ! ;
qui
15
Le retour à la realpolitik, si jamais on r avait abandonnée dans un monde
tendanciellement multipolaire, une portée objective et a une
signification précise, celle du réalignement de l'Europe dans le jeu politique
global, allant dans le sens d'une politique de prévention et de définition d'un
rôle géopolitique de partenaire crédible des États-Unis donnant vie à un
noyau de stabilité politique mondiale.
retour est r équivalent du concept culture mondiale,
d'autodétermination de puissance et de limite du soft power et impose
l'exigence d'une évaluation à large spectre des menaces, des dissymétries,
des vulnérabilités et des proliférations concurrentes. Ce retour suscite un
débat doctrinal sur les fonnes d'intégration à prévoir et sur des alliances et
des coalitions, pour restreindre la plage des affrontements futurs dans le
nouveau désordre des nations.
16
refus volontaire de l'antagonisme et de la rivalité de puissance, imposée par
la monarchie universelle?
Le sentiment national, encore emaciné dans les esprits, a-t-il consenti des
limitations et des transferts de souveraineté qu'aucun imperium n'a pu
obtenir par la force sans un consentement profond, ou sans une conscience
historique élevée? L'intégration européenne ne tenta guère d'amoindrir, ni
d'enlever la gestion de l'identité et de la culture nationales aux États
membres. À l'inverse, 1'« appétit naturel des hommes pour l'état civil» et
pour l'idée de la paix, comme postulat légal du système, implique le principe
de l'unité de celui-ci et la considération que l'idée de la guerre est une notion
moralement indifférente.
Le Traité de Rome, silencieux sur le concept de souveraineté, a été conçu
comme une « union» de plus en plus étroite entre les États et les sociétés
européennes et a laissé subsister «de facto et de jure », la souveraineté
politique des États membres. La pluralité des souverainetés militaires, qui en
constituent le fondement, en a été la sauvegarde intangible. L'oubli
intentionnel du concept de souveraineté n'a pas interdit au débat académique
et, plus rarement, politique d'évoquer les perspectives institutionnelles de
l'unité politique du continent. Le concept de souveraineté, ayant justifié dans
la plupart des cas le partage de l'ordonnancement politique intérieur, fut
employé par les idéologues de la démocratie pour justifier une seule forme
de régime, dissimuler l'influence excessive des élites au pouvoir, mettre
l'accent sur une fiction, le gouvernement des hommes par la loi, limiter le
cadre des relations légitimes aux seuls pays démocratiques et l'action
extérieure aux pays de l'Europe centrale et orientale.
Seuls les souverainistes ou les doctrinaires de l'Europe des patries se
préoccupèrent de l'interprétation extérieure de la souveraineté et donc de
l'indépendance politique de l'Europe sur la scène internationale.
17
1.6 FÉDÉRATION ET CONFÉDÉRATION
James Modis"/1
18
. du maintien du principe d'unanimité;
. de l'absence
l'Union;
de relation directe entre autorité administrative et citoyens de
19
1.7 SOFT EMPIRE, INTÉGRATION ET « PACIFISME RATIONNEL»
20
qtÜ avait échoué par deux fois, sous la férule de Napoléon, puis sous celle
Guillaume II et de Hitler. L'idée d'empiœ est celle d'un acteur prépondérant
qui élimine progressivement ses rivaux et ses adversaires, créant llne zone
pacifiée et sur le socle d'une civilisation commune. L'héritage de l'Empire
est celui d'une législation unitaire, réconciliant les nations soumises par la
culture et par le droit. Le ,( pacifisme rationne! » du processus d'intégration
européenne préserve, en revanche, les nations tout en les dépolitisant. Cette
intégration, en son aspect politique, demeure incomplète, car elle n'a pas su
réaliser le passage de la pluralité à l'unité, ni de la «paix d'équilibre» à la
«paix de satisfaction» dans le monde. sont pas nés ainsi l'unité morale,
la foi inconditionnelle. la passion de combat ou l'esprit missionnaire
nécessaires à la consolidation d'une cause commune et élevée, car ceux-ci ne
peuvent jaillir que d'un antagonisme extérieur négateur, autrement dit du
dallnÔI1 de la guerre et de ses drames, que nous réservent toujours dans
l'histoire, les grandes surprises stratégiques.
22
1.9 UN IMPÉRATIF D'AVENIR: LA MACHTPOLITIK
23
1.10 NOTA BENE
24
II.L'EUROPE ET LA SÉCURITÉ MONDIALE AU XXIE
SIÈCLE. UNE VUE PROSPECTIVE
.
dictée par une interaction forte entre trois zones de convulsion et de crise:
le Proche-Orient, à la tournure de tensions désespérées;
forte intensité s'est déclenchée entre Israël, le Hezbollah
où une escalade
et le Hamas ;
de
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Pour d'autres, elle suscite des contrecredo et des résistances acharnées,
occupant désormais l'espace symbolique laissé vacant par l'effondrement du
communisme.
Cependant, au cœur de ces bouleversements des techniques et des
pouvoirs, la rivalité fondamentale entre les joueurs s'exercera sur un
échiquier planétaire, où le foyer principal de la puissance sera, comme
toujours, l'Eurasie, point d'ancrage de la suprématie globale et axe
géopolitique du monde.
Ainsi, l'état mouvant de la conjoncture donnera lieu à une sécurité
mondiale instable, à une violence régionale diffuse et à des conflits locaux
intenses qui verront la coexistence d'une paix de surveillance stratégique
entre les acteurs majeurs de la scène internationale et d'un désordre
chaotique entre les unités politiques et les groupes d'actants d'ordre mineur.
Dans cette situation qui tirera les ficelles du jeu? Qui en sera le maître?
De quelles cartes disposera-t-il?
Quels seront les points chauds de la planète et les aires de conflits de
demain?
Questions non négligeables pour les analystes politiques; questions
essentielles pour les faiseurs d'histoire.
En ce qui concerne l'Europe, qui a inventé tous les concepts-clés de la vie
internationale, la souveraineté, l'État-nation, l'équilibre des forces, l'empire
universel et lajealous emulation; elle demeurera le seul ensemble du monde
moderne à ne jamais avoir connu de structure politique unifiée.
Cela sera l'affaire européenne majeure de notre siècle et son issue
influencera en profondeur l'état du monde, la distribution de la puissance et
le destin de l'Occident.
Sur les sables mouvants de l'histoire et selon une perspective plus
régionale que mondiale, mais susceptible d'induire des effets combinés à
l'échelle planétaire, un nouveau « grand jeu» s'est instauré en Asie centrale,
entre le Caucase et le grand Moyen-Orient, une zone productrice et
exportatrice d'énergie, ayant une influence indirecte sur la bordure
méridionale de l'Eurasie, la région des « Balkans mondiaux» où la situation
politique est la plus explosive.
Dans cette zone centrale, un vide de pouvoir s'est créé suite à
l'effondrement de l'Empire soviétique et une confusion redoutable s'est
installée entre Islam et luttes de clans. C'est là que prospèrent les combats
asymétriques entre les forts et les faibles, dont l'expression plus inquiétante
est le terrorisme. Il s'agit d'un défi pour l'Occident, dont la lutte ne peut
épuiser la stratégie des démocraties ni être une fin en soi pour l'Europe ou
pour les États-Unis.
C'est une aire caractérisée par une profonde stagnation sociale, qui
embrasse le Levant et le golfe Persique, la Turquie, le Caucase et l'Asie
27
centrale, le Pakistan l'Indonésie, et où vivent quelque 820 millions des
musulmans. Il est clair politiquement que ces populations ne veulent et
ne peuvent être laissées à l'écart du développenknl et de la modernÜé.
Dans cet arc de crise permanente, la maison de l'islam (dar al Islam)
montre toute sa complexité et toute sa virulence. Ici, une fonne mélangée
d'hostilité et de ressentiment de l'Occident nOlm'it risolement
intellectuel et culturel d'un monde jadis fleurissant, cependant que des
bureaucraties d'État. omniprésentes et inefficaces, inhibent toute réforme et
entretiennent la pauvreté et la fi"ustration.
28
Depuis l'effondrement de l'Union soviétique, ils ont accédé au rang
d'arbitres des États d'Eurasie, mais également au statut de puissance globale
dominante.
En raison de leur rôle, ils s'opposeront à ce qu'un État ou un groupe
d'États puisse devenir hégémonique sur la masse eurasienne, exactement
comme ça a été fait par l'Angleterre vis-à-vis de l'Europe lors de sa grandeur
impériale.
Pour des raisons qui tiennent à la fois de son épuisement historique, de
l'exercice résolu de la fonction de leadership de la part des États-Unis dans
les affaires au monde, ainsi que pour l'effet stabilisateur de sa puissance,
découlant d'un engagement de longue date dans la défense des convictions
morales historiques de l'Occident, l'Europe doit se faire avec l'Amérique et
dans les institutions existantes, mais réformées et renforcées.
L'unité de l'Europe ne se fera pas sur une opposition ou sur une défaite
de l'Amérique. L'Europe ne pourra pas se rassembler dans la solitude face
aux périls grandissants sans assurances ultimes ni sur une rupture de la
confiance en elle-même et sur celle des alliés de l'Amérique, mais seulement
dans le cadre d'une alliance euroatlantique sûre, large et redéfinie. Or, cette
unité est décisive, pour elle-même et pour le reste du monde corrompu par la
violence, et une sorte de « loi fondamentale» devra en forger la personnalité,
la visibilité et la capacité de rayonnement.
Unie, l'Europe saura faire face aux défis civilisationnels et sociétaux du
XXIe siècle et redeviendra un acteur géostratégique, rééquilibrateur et
éclairant à l'échelle mondiale. Paralysée par ses divisions internes, elle
régressera à la simple expression de la géographie, au théâtre où se
dérouleront les conflits futurs pour l'acquisition de la puissance globale.
La fin éventuelle de l'hégémonie américaine et l'épuisement du
«moment unipolaire» du système international postbipolaire conduiront
plus facilement à la généralisation du désordre qu'à l'émergence d'une
prépondérance de même nature, au plan économique, technologique,
politique, culturel et militaire.
L'Europe ne pourra pas arbitrer à elle seule les problèmes de sécurité
dans un espace continental élargi et encore moins dans un contexte
mondialisé. Les États-Unis ne pourront affronter tout seuls les nouvelles
menaces et résoudre individuellement ou avec des «coalitions de
circonstance» les conflits futurs en Eurasie, sans un partage des
responsabilités communes avec l'Europe, sans un partenariat équivalent avec
elle.
L'espace des rivalités est sans précédent, celui des antagonismes est sans
commune mesure avec les ressources d'un seul acteur surclassant tous les
autres.
29
IL3 INSTRUMENTS DE POUVOIR ET INTÉRÊTS GÉOPOLITIQUES
30
lIA ENVIRONNEMENT INTERNATIONAL UNIPOLARISME
COOPTATIF OU MULTIPOLARITÉ ?
. faibles:
le risque d'un déséquilibre climatique irréversible
du 23 novembre 2008).
31
En perspective, le système international qui se dessine et qui prendra sa
forme définitive au cours du siècle, est un ordre où n'apparaît pas
immédiatement une menace idéologique ou stratégique dominante, à
l'exception de la Chine.
Dans ces conditions, les nations qui composent la constellation
diplomatique sont libres de manœuvrer et de se déterminer en fonction de
leurs intérêts nationaux.
Malgré la prééminence actuelle des États-Unis, ayant joué un rôle pivot
au cours des soixante dernières années, par la combinaison et l'équilibrage
de deux stratégies indispensables en Eurasie, la stratégie transatlantique en
Europe, grâce à l'OTAN, et transpacifique, grâce à des relations de sécurité
triangulaires et informelles avec la Chine et le Japon, aucune autre puissance
sera capable d'affermir sa prépondérance exclusive et de l'exercer de
manière permanente.
Ainsi, les grandes nations continentales devront cohabiter avec les petites
et rechercher des formes d'équilibre tacite, en veillant à ce qu'aucune d'entre
elles ne soit tentée de le remettre en cause.
Tant que cet équilibre sera sauvegardé, la communauté internationale se
chargera des opérations de «maintien de la paix », surtout en cas de
transgressions mineures. Dans de tels cas, le principe de la «sécurité
collective» et celui des « alliances de circonstance» prendront le dessus sur
la logique des « alliances permanentes », qui interviendraient essentiellement
en cas d'atteinte à l'équilibre général, dans les crises existentielles ou vitales
les plus déstabilisantes pour la distribution du pouvoir mondial.
Dans cet environnement, la politique de la balance of power, destinée à
faire contrepoids à l'émergence d'États perturbateurs, n'aura rien perdu de
son utilité et cette balance sera constamment influencée par un dosage savant
de données stratégiques et de considérations morales, d'idéalisme et de
realpolitik.
Le double équilibre entre la défense des valeurs et les impératifs de la
géopolitique d'une part, et les rapports de forces pures de l'autre, présidera à
la définition des intérêts vitaux.
Ainsi, au niveau du système international et de la logique des
contrepoids, la rivalité entre les joueurs s'exercera sur un échiquier
planétaire.
Le XXI" siècle verra l'entrée d'acteurs importants dans la danse du
nouveau millénaire et la montée en puissance de nouveaux centres de
pouvoir au Japon, en Chine, en Inde et en Extrême-Orient.
Ces pôles de pouvoir refléteront les nouvelles réalités de l'antagonisme à
l'ère de la balistique, de la frappe de précision et des charges nucléaires ou
chimiques.
32
Simultanément, nous assisterons à la poursuite des phénomènes
désagrégation et de ainsi qu'à l'émergence d'un nouveau type de
conflit, les conflits métapolitiques, comme forme particulière et englobante
des conflits asymétriques.
Dans ce contexte, un mélange d'ajustements inévitables relativisera le
poids des puissances traditionnelles et, en premier lieu, celui de J'Amérique,
mais aussi et encore davantage celtÜ de l'Europe.
33
En elle-même, la conscience de ce changement est déjà une révolution et
elle est d'autant plus radicale qu'elle est conceptuelle et de vision.
Elle replace les problèmes de légitimation de l'action internationale des
États ailleurs et autrement que dans la seule autonomie des compétences et
des sphères d'influence de l'ONU et de l'OTAN.
Elle les situe au seul niveau pertinent, celui de la « gouvernabilité » du
système international dans son ensemble.
Cela se traduit d'abord par un rééquilibrage des responsabilités politiques
et militaires vis-à-vis de l'Amérique, car sans l'Amérique, l'Europe sera
marginalisée en Eurasie, et sans l'Europe, l'Amérique serait réduite à une île
lointaine au large de l'Asie.
Dans l'absence d'un principe organisateur unique et de l'importance
croissante des conditions non militaires de la sécurité, ainsi que des facteurs
culturels, comme facteurs organisateurs et créateurs de puissance, l'accent
est mis aujourd'hui sur la recherche d'un sens à donner à l'exercice de la
pUIssance.
Or, à chaque fois qu'un équilibre s'instaure entre la puissance d'une part
et le monde des valeurs de l'autre, la diplomatie a le devoir de définir ce que
constitue pour un acteur son intérêt vital et, dans le cas de l'Europe, son
intérêt commun.
Il s'agit là de l'aspect fondamental de la construction européenne ainsi
que d'un ordre géopolitique global nouveau et stable, en Europe et dans le
monde.
Il faut pour cela que les Européens revendiquent fermement que les
conditions de leur sécurité ne soient pas décidées en dehors d'eux, par
d'autres acteurs quels qu'ils soient.
L'Amérique et l'Europe peuvent jouer ensemble à un rééquilibrage
stratégique et à une stabilisation progressive de la planète, face au double
phénomène de l'autonomisation des conflits locaux et de la montée des
dangers venant de l'arc de crise qui va du Pakistan au Maroc, du Caucase au
golfe Persique et de l'Asie Centrale à l'Asie du Sud-Est, bref à la zone des
« Balkans mondiaux ».
En dehors de cette perspective globale commune et de cette
responsabilité d'ordre planétaire, toute politique de l'équilibre, de puissance
et de force, dans le système multicivilisationnel du XXI" siècle, deviendrait
hasardeuse pour l'Amérique, incertaine pour l'Europe et critique pour
l'ensemble de l'hémisphère nord (Russie inclue).
34
11.6 L'ORDRE INTERNATIONAL DE DEMAIN
L'ordre qui se dessine pour demain est donc voué à tenir compte des
leçons de l'expérience, qui lient la stabilité des systèmes internationaux à des
perspectives géopolitiques différentes, de telle sorte que toute Weltpolitik ne
peut s'instaurer sans une logique de la balance, et l'Europe ne pourra
soustraire, si elle veut affermir ses raisons historiques et contrecaner des
coalitions hostiles.
Tout système international est voué à la symétrie, en dépit de laquelle
l'alternative à l'hégémonie d'une seule puissance est le désordre et le
déséquilibre. système international de demain, plus interdépendant et en
même temps plus hétérogène que tous les systèmes du passé, aura besoin
d'un pluralisme d'idées, d'interprétations et de forces, auxquelles l'Europe
doit appOlier sa contribution.
Celle-ci apparaît décisive, car les heins à l'action internationale d'un
État peliurbateur reposent sur le seul unilatéralisme de l'acteur
hégémonique, ou sur les compromis institutionnels obtenus dans une
enceinte d'arbitrage - les Nations unies -, la libelté de choix des puissances
prépondérantes ne pourra trouver satisfaction dans un système de règles
établies par simple consensus, en dehors des réalités de la puissance.
Ainsi, le principe de l'équilibre et le multilatéralisme qui s'y accompagne
exigent tlle distribution approximative du pouvoir mondial.
Dans cette perspective, l'Europe doit assumer son rôle de puissance et en
porter la responsabilité et la charge.
Elle ne pourra plus refuser d'entrer dans les querelles qui secouent le
monde, ni refuser de s'impliquer dans les contlits qui interviennent dans sa
zone d'intérêt vital, ses marches ou sa périphérie, J'Est, le Sud-Est et le Nord
européens, la Méditerranée et, plus loin, l'océan Indien et l'Asie pacifique,
35
L'Amérique aura besoin de l'Europe pour préserver J'équilibre dans
plusieurs régions du monde et l'Europe aura besoin d'une Weftpofitik pour
défïnir ses intérêts communs et mettre en œuvre une poliÜque étrangère qui
lui soit propre.
Le retour de la grande politique revêt pour l'Europe une signification
essentielle et repose sur le constat que la sécurité européenne a d'être,
pour l' heure, une affaire ,< paix et de guene » pour le monde, ce qui a été
le cas aux XIX" et XX. siècles.
C'est désormais r Asie, le Moyen-Orient, le grand Moyen-Orient et les
«Balkans mondiaux» qui s'imposeront comme les régions les plus
dangereuses de la planète.
L'Asie regroupe la moitié de l'humanité, rassemble les acteurs mondiaux
les plus importants, ablite des foyers de crise pamanents, sans issues
prévisibles à moyen tenne. C'est en Asie que se situent les querelles de
souveraineté les plus aiguës et c'est au golfe Persique et au grand Moyen-
Orient que se fera le test de la puissance et de l'hégémonie amàicaines.
C'est pourquoi la sécurité européelme dépendra de plus en plus de la
pmticipation de l'Europe à l'équilibre des forces dmls le monde et de sa
capacité à créer les conditions politiques plus favorables à ses à
partir de l'idée qu'eUe se fait d'elle-même, du rôle futnr du continent et du
sens qu'elle accorde à sa mission historique.
36
oriental et eurasien, et que son rôle « autonome» ne suffit pas à préserver ses
intérêts ni à assurer sa défense.
Par contre, l'Europe peut accéder au rôle de partenaire d'une
communauté de valeurs, de convictions et d'intérêts partagés avec les USA.
Dans ce cas, elle doit opter pour une grande stratégie aux implications
multiples. Ce choix nécessite une adhésion des élites et une mobilisation des
opinions autour d'un objectif stratégique central, celui de devenir à terme
une puissance planétaire «éclairante» et crédible dont il conviendra de
définir la nature et la portée.
Ce rôle s'exerce d'abord par la recherche d'une sécurité internationale
minimale et d'un pouvoir fédérateur des plus larges. Cela exige la définition
d'une vision géopolitique globale et d'objectifs stratégiques cohérents avec
l'existence d'un duopole de puissance de la part des deux piliers de
l'Occident.
Dans ce cadre, l'Union européenne, au sein d'une alliance atlantique
rééquilibrée, devrait exercer un rôle actif fondé sur une orientation politique
commune concernant la politique mondiale en Eurasie et les différentes
politiques régionales dans les « aires de crise» et autres zones turbulentes de
la planète.
L'étroite imbrication de deux fonctions de «gouvernabilité» et de
« gouvernance » internationales, pour les situations de tension d'une part et
pour les arrangements dans la gestion ordinaire et coopérative du système
planétaire de l'autre, devraient favoriser la recherche des issues aptes à créer
ou à restaurer la confiance et la stabilité mondiales.
L'Union européenne et les USA, jouant chacun à sa prééminence, de
force ou d'expérience, devraient faciliter la recherche de solutions
appropriées aux problèmes majeurs du siècle et apaiser les inquiétudes des
zones les moins nanties de la planète et surtout de celles les plus explosives.
37
ILS PROSPECTIVE ET RÉTROSPECTIVE
38
du futur s'impose sur les contraintes et sur les héritages du passé, eux-
mêmes relatifs et vite obsolètes.
Dit avec des concepts modernes, les buts de ces méditations ont été non
seulement de décrire les conduites et les dilemmes des acteurs de jadis, mais
de dégager la logique implicite de leurs choix afin d'en saisir la leçon et le
« sens» permanents. Or, ces buts demeurent incompréhensibles si on ne les
replace pas dans le contexte d'une conjoncture particulière et dans l'horizon
des relations d'un système, qui circonscrit le cadre général de la poïétique
historique.
Nous appelons ce cadre, au sein duquel le champ d'action et le centre
d'intérêt des acteurs politiques s'expriment par des conduites spécifiques, un
système international. Une constellation diplomatique peut être appelée un
système, lorsqu'un événement politique, historique ou stratégique peut être
étendu à l'ensemble.
Au sein d'un système, le verbe diplomatique et l'action militaire se
composent en unité et forgent les lignes directrices de la politique étrangère
d'un État qui est, en tant que telle, une politique de puissance.
La cohésion stratégique d'une société et sa fascination culturelle de
masse constituent, à l'heure des «chocs de civilisation» et des nouvelles
guerres de religion, des forces d'impact et des facteurs d'influence au sein
d'un univers clos, la scène planétaire, travaillée en profondeur pas une
hétérogénéité philosophique et morale virtuellement conflictuelle.
Par ailleurs, l'éveil culturel et la résurgence de revendications ethniques,
claniques et tribales au tropisme nationaliste peuvent devenir une force de
désespoir et de révolte et engager les grandes nations et l'ordre établi dans
des luttes de pacification et de stabilisation longues et difficiles, soient-elles
impériales ou locales.
En reprenant la caractérisation des rapports internationaux, le trait
original qui distingue ce type de relations de toutes les autres relations
sociales est qu'elles se déroulent à l'ombre de la guerre, sous la menace d'un
conflit armé et sanglant, dans les tensions des crises ou sous l'influence
d'une déchirure de l'ordre social, devenu désormais transnational.
Cette spécificité nous rappelle que les États et les nations, hostiles par
position, par ambitions ou par principe, vivent l'une vis-à-vis de l'autre dans
un état de nature, un état dans lequel s'organise le geme humain et dans
lequel chaque peuple jouit de la liberté naturelle qui parlait autrefois aux
individus au nom d'une raison supérieure, la raison d'État et qui s'exprime
aujourd'hui au nom d'une conception de la sécurité qui est interdépendante
et commune.
Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, savants et philosophes,
auxquels se sont joints des économistes, ont poursuivi cet effort de
connaissance ayant pour objet la conjoncture mondiale.
39
Leur préoccupation était double. Elle visait d'une part à réfléchir sur
r expérience des collectivités humaines au sujet la réorganisation de
l'ordre social effondré par un conflit grandes dÜnensions et, d'autre part,
à identifier la portée de la rupture politique, engendrée par r atome et par la
révolution balistico-nucléaire à l'âge planétaire.
Celle-ci introduisit une hétérogénéité fondamentale et bouleversante, non
seulement d'ordre teclmique vis-à-vis du système antérieur, mais sur le cours
tout entier des relations humaiues ouvrant sur une ère nouvelle,
nucléaire.
40
Plus proche de nous, R. Kagan s'est employé à établir une comparaison
entre les acteurs majeurs de la scène planétaire, les USA et l'Europe, à partir
d'une vision antinomique de la force et de la faiblesse des nations, influant
sur leur philosophie, leur comportement et leur psychologie dans le jeu
politique du monde.
D'autres auteurs nous ont rappelé que la république impériale, plus
favorable aux libertés des individus passait pour une menace aux libertés des
États et implicitement des nations et que dans plusieurs situations,
l'hégémonie, se dissimulant sous les principes de la démocratie, pouvait se
rapprocher de la tyrannie.
Cependant, l'objet profond de ces réflexions demeurait la dialectique de
l'antagonisme et la politique de primauté au sein du système international
d'aujourd'hui et de demain, plus interconnecté et plus complexe que tous les
autres systèmes du passé.
Dans le décryptage de cette donne inédite, Z. Brzezinski dégage une
lecture du système international où le choix d'un engagement cohérent de
l'Amérique vise la préservation et l'exercice d'un leadership cooptatif et
d'une hégémonie démocratique.
L'intimité de ces deux notions est liée à la gestion des alliances et à la
légitimité internationale de l'action des États-Unis.
C'est donc à partir d'une analyse globale de la scène planétaire que
l'auteur parvient à historiciser et à relativiser la priorité absolue accordée par
l'Administration Bush à la « guerre contre le terrorisme ». Celle-ci ne peut
représenter à ses yeux qu'un but stratégique à court terme, dénoué de
pouvoir fédérateur. En effet, s'interrogeant sur l'hégémonie américaine et, en
perspective, sur son déclin historique à long terme, il replace la complexité
du paysage mondial et ses turbulences dans le cadre d'une stratégie
d'alliance permanente avec l'Europe. Seule cette alliance, interdépendante,
mais toutefois asymétrique, est en mesure d'assurer une communauté
d'intérêts partagés entre l'Europe et les USA.
Cette alliance seulement peut garantir à ses yeux l'évolution de la
prééminence des USA sous la forme qui correspond le plus à une démocratie
impériale: l'hégémonie de cooptation.
Aucune alliance de circonstance ne peut élargir les bases d'une direction
éclairée, fondée sur le consensus plutôt que sur la domination pure.
Aucun autre acteur ou ensemble d'unités politiques - à l'exception de
l'Europe - ne peut permettre l'exercice d'un leadership mondial, sous la
forme d'un pouvoir fédérateur et rassembleur vis-à-vis de ses alliés.
Moraliser la mondialisation et rechercher les bases d'une interdépendance
équitable, ce sont là les deux impératifs-clés, capables de donner une réponse
intégratrice aux menaces et turbulences mondiales de demain.
41
Nous y retrouvons là également les présupposées d'une direction éclairée
dans les grandes affaires du monde. C'est donc dans une politique rationnelle
et pondérée que peuvent être redéfinis, selon ses vues, les fondements d'un
partenariat acceptable avec l'Europe pour l'exercice de responsabilités
complexes liées à l'interdépendance mondiale.
C'est donc dans le cadre d'initiatives originales, en vue d'échapper au
chaos et au désordre qui guette le monde, que Brzezinski resitue les
dilemmes de la politique de sécurité des États-Unis.
Celle-ci doit être combinée, d'après ces analyses, avec l'inconnue de la
politique de sécurité de l'Europe comme composante indissociable de
l'équation de sécurité mondiale. Or, y a-t-il, au cœur de ce grand dessein
hégémonique un espace de manœuvre praticable pour une stratégie réaliste
de l'Europe, permettant à celle-ci d'échapper aux sirènes d'un nationalisme
régionaliste habillé d'antiaméricanisme ?
Oui, cet espace existe - peut-on ajouter - et doit combiner une vision
géopolitique planétaire, une stratégie militaire globale par le biais de
l'OTAN et une attitude vis-à-vis du terrorisme et de l'Islam, plus souple,
plus différencié et plus crédible, mettant l'accent sur l'unité politique du
camp des démocraties et, plus en général, de l'Occident.
42
III. L'EUROPE ET LA SÉCURITÉ MONDIALE AU
XXIESIÈCLE: UNI POLARIS ME ÉLARGI OU
MULTIPOLARITÉ ? LE DÉBAT SUR LE SYSTÈME
INTERNATIONAL DE DEMAIN
44
Peut-elle aller plus loin qu'un jeu d'influence sur la gestion de
l'hégémonie américaine, qui est assurée pm' main d'un maitre plutôt que
par celle d'un partenaire? Cette interrogation constitue, pour l'heure,
l'essentiel des questionnements, sans réponses et sans solutions immédiates,
de la scène mondiale.
Les objectifs par l'équilibre des forces dont disposent les USA,
sont-ils de même nature que ceux que l'on peut atteindre par l'utilisation
la puissance dont dispose l'Europe?
Rappelons brièvement que la force (strength, Kraft) fait appel aux
capacités contrainte et de nuisance, la puissance (pmver, Macht) aux
capacités d'action coHective fondées sur la coopération et les moyens
d'influence.
La divergence entre Européens et Américains ne repose pas uniquement
sur la croyance que l'on peut triompher de l'lùstoire, mais sur les intérêts
stratégiques, les objectifs de sécurité et la vision du système international de
demain, bref sur l'ordre du devenir.
Elle s'en écarte sur le sens de la puissance et sur l'exercice de celle-ci, en
réponse au mal fondamental de toute époque, le totalitarisme, le despotisme,
les a.xes du mal ou les postes avancés de la tyrannie ainsi que sur la réplique
à donner il l'islamisme et au fondamentalisme terroristes.
45
globale d'un État d'influer sur les autres dans des cadres politiques
extrêmement complexes. Cette stratégie s'insère dans une lecture de ce qui
est l'essentiel d'un système, son homogénéité ou son hétérogénéité et la
configuration du rapport de forces. La localisation géopolitique des menaces,
les facteurs d'instabilité, les aires de conflictualité, celles de l'inimitié et de
l'hostilité déclarées ne peuvent négliger les visées et ambitions de la rivalité
traditionnelle. Ainsi, diverses combinaisons de l'équilibre sont possibles, de
telle sorte que la configuration des alliances qui en résulte comporte toujours
une hiérarchie, officielle ou implicite.
Cependant et sur le fond, le clivage entre les deux visions, européenne et
américaine du système international, a pour origine la politique de primauté
et donc la volonté des USA de faire accepter leur leadership. Celui-ci, selon
Z. Brzezinski, aurait pour but la création d'une communauté mondiale
d'intérêts partagés. Le réalignement stratégique qu'elle postule exige de
considérer toute région comme le théâtre d'une influence spécifique et à
évaluer la possibilité d'élaboration de stratégies transpacifiques et
transatlantiques capables de gérer de nouvelles alliances.
La « stratégie américaine de homeland defense» codifie le principe de
l'engagement et celui de la projection des forces, dictée par la discontinuité
géopolitique du continent américain. Une démarche missionnaire et morale y
exalte, dans le sillage d'une tradition fortement empreinte d'idéalisme et
d'esprit de croisade, une rupture significative entre solutions politiques et
solutions militaires.
Pour être légitime, toute politique de prééminence doit être porteuse
d'intérêts globaux à long terme et, pour être efficace, elle doit comporter la
gestion de nouvelles alliances, impliquant la participation de partenaires
partageant les mêmes buts, objectifs et valeurs.
Au plan des considérations historiques, toute volonté de leadership de la
part des puissances prédominantes suggère aux autres États, grands ou petits,
stables ou instables, la crainte d'un glissement progressif vers une « logique
d'empire» et définit cette démarche comme une tendance à l'unipolarisme,
qui pourrait faire peser une menace sur la sécurité d'autres acteurs
puisqu'elle est la clé de voûte du système international et de la stabilité
collective.
En effet, dans toute conjoncture de conflit, la guerre modifie le rapport
entre sécurité et force. La première est approximative, la seconde est par sa
nature mesurable; variable aléatoire dans un cas, simple expression
d'options capacitaires dans l'autre.
De tous les temps et au sein des systèmes internationaux connus, le
transfert de certaines ressources en force militaire a engendré crainte,
hostilité et inquiétude.
46
Te! a été le cas hier de l'Allemagne nazie ou de l'Empire soviétique. Tel
est le cas aujourd'hui des États-Unis d'Amérique, bien que pour des finalités
politiques opposées.
Lorsqu'un acteur essentiel de la scène mondiale accumule des forces qtÜ
dépassent un « optimum de capacités» requis pour sa défense et montre
visiblement de vouloir en user, cet accroissement entraîne un affaiblissement
des autres, une opposition des alliés et un glissement des neutres vers
camp des puissances hostiles aux engagements be!liqueux. Il modifie en
somme les conditions régionales ou mondiales de la sécurité.
Il est ainsi inconcevable que l'Europe et l'Amérique puissent à
l'avenir avec des divergences essentielles sur la définition d'un système
international stable, sans réexaminer l'ensemble de leurs politiques, tout en
s'entendant sur des points fondamentaux et en particulier sur la lutte au
terrorisme.
Face aux historiens européens qui, lors de la campagne irakienne ont tissé
l'éloge de l'impétialisme et de la colonisation du XIX" si~cle, et face à ceux,
blairistes ou clintoniens, qui ont exalté l' ,<impérialisme libéral et non
tenitorial >. ainsi que la notion européenne de «puissance postmoderne >',les
Américains ont rétorqué par des questions qui ont la valeur de réponses
lapidaires:
. "
Peut-on être puissants sans puissance militaire'? »
. « Le droit international peut-il se substituer à la foree militaire?
"
47
. «Les Européens se perçoivent-ils comme des agents de changement et
comme des acteurs du monde de demain? »
. Quel est le mode d'emploi aujourd'hui de la méthode utilisée par les États
westphaliens classiques, celle des temps anciens, caractérisée par l'attaque
préventive, l'unilatéralisme de la menace, la défense de l'intérêt national,
l'égoïsme sacré, ou l'anarchie du chacun pour soi?
. Ces historiens ont-ils oublié que s'engager sur la voie de la prééminence
militaire signifie se condamner à la brutalité et à la servitude de la force
pure, une servitude que les moralistes condamnent comme une forme de
corruption de la cité politique?
. Les Européens peuvent-ils faire coexister deux
philosophies et deux morales dans une action extérieure?
méthodes, deux
Celle, d'une part,
de la sécurité coopérative et du rule of law entre États civilisés et celle,
d'autre part, implacable, de la loi de la jungle contre des États traditionnels
et prémodernes, sans que la première méthode ne corrompe la deuxième,
par épuisement historique, par mauvais calcul ou par simple volonté
d'apaisement?
. L'Europe est-elle
économique?
une puissance ou une super-puissance exclusivement
48
111.3 TONY BLAIR ET LE CHOIX DE L'UNIPOLARISME ÉLARGI
49
De surcroît, l'homogénéité du système favorise la prévisibilité et donc la
limitation de la violence internationale.
À l'inverse, la dialectique de la rivalité entre l'Europe et l'Amérique ne
se limiterait pas à la sphère politique, mais s'emacinerait dans des
conceptions opposées de la vie, de la société et de l'homme, créant elle-
même l'inimitié et favorisant l'hétérogénéité du système international, le
désordre généralisé et l'esprit d'aventure.
C'est autour de ces deux conceptions que se sont cristallisées les
querelles ayant pour objet la révision de la « notion d'Occident ».
Pour Léon Wieseltier, qui a bien résumé le différend euroaméricain dans
The New Republic, à l'époque du débat au Conseil de sécurité des Nations
unies, concernant la crise iraquienne: «ce qu'on appelle Occident n'existe
plus. Il y a un Occident américain et un Occident européen. La divergence
fondamentale repose d'un côté et de l'autre de l'Atlantique sur des
légitimités différentes quant à l'usage de la force. » Par ailleurs, il s'appuie
sur l'idée, très répandue, que ce que l'Europe voudrait, c'est la banalisation
du « bien» en politique étrangère.
Pour focaliser et pour opposer les philosophies et les principes qui
président aux engagements internationaux, ceux-ci doivent se comprendre,
selon les Américains, à partir de causes politiques et pas d'exégèses
juridiques ou morales.
Ce sont des intérêts stratégiques et géopolitiques - disent-ils - qui, en
règle ordinaire, modèlent les décisions fondamentales des auteurs principaux
de la scène mondiale et guère des majorités formelles et des logiques
consensuelles, exprimées dans des enceintes supra- nationales dépourvues de
pouvOIr.
Ainsi, l'idée de légitimité sur l'usage de la force se réclame de la
subordination des intérêts communs à l'exigence du conflit contre des
ennemis qui sont dans le même temps étatiques et idéologiques. Les grandes
guerres du passé, guerres de religion au XVIII", guerres de la Révolution ou
dynastiques, guerres impériales au XIXe, guerres idéologiques ou
anticoloniales du XXe siècle ont coïncidé ou accompagné la remise en cause
du principe de légitimité, justifiant l'organisation des États et des régimes
politiques et, présidant à la distinction fondamentale entre ennemies
idéologiques ou étatiques.
50
111.4 SYSTÈME MULTIPOLAIRE ET« SECURITY COMPLEX »2
51
Après la disparition de la menace globale que la bipolarité faisait peser
sur l'ensemble des relations Est-Ouest, l'interdépendance enjeux
conflictuels a conduit à une conception multilatérale de la sécurité.
Cependant, celle-ci y introduit une série d'inconnues qui compliquent les
calculs stratégiques et les choix rationnels, tels la diffusion du terrorisme, la
prolifération des armes de destruction massive, l'enlisement de la violence,
etc. Telle est la situation au Proche-Orient, au Maghreb, en Mghanistan, en
Tchétchénie, au Soudan et au Golfe. Elle recouvre le retour de la guerre en
Europe, en Bosnie et au Kosovo; la prolifération des conflits civils dans
plusieurs pays d'Afrique; la possibilité de confrontations nucléaires en Asie,
entre l'Inde et le Pakistan et dans la péninsule coréenne.
Or, les défis de l'Europe au xxI" siècle, et donc la sélie d'équations
qu'elle est appelée à résoudre, présupposent un principe directeur et une
stratégie unitaire, eu regard au grand élargissement et aux relations euro-
russes, aux rapports euro-atlantiques, à Méditerranée, à l'imprévisible
Proche-Orient, au Golfe, et de manière autrement complexe, à raire ,u'abo-
persique, ainsi qu'à l'Asie centrale et du Sud-Est.
Plus que jamais des pays autres que l'Europe et les États-Unis essaieront
d'acquérir le statut de ,<grandes puissances» et donc le «statut nucléaire»
et, dans les conditions du monde de demain, un équilibre quelconque devra
s'instaurer entre plusieurs États de force comparable. Ainsi, des accords
devront être établis avec chacun d'entre eux, qui soient fondés sur une sorte
d'amalgame, nécessairement impur, entre valeurs occidentales et impératifs
géopolitiques.
D'aucuns pensent que]' équilibre qui en résultera devra être fondé sur la
sécurité collective et sur la primauté du droit, d'autres sur la logique des
coalitions et l'équilibre des forces.
52
Quant au système multipolaire, l'instabilité d'un tel système réside sur le
fait que les alliances tendraient à devenir conjoncturelles, vouées à durer le
temps, forcément très court, d'une opportunité, par sa nature fuyante.
Cet ensemble multipolaire, fondé sur le principe de la « main invisible»
d'Adam Smith, celui des « freins et contrepoids» du grand Montesquieu, est
un système à très forte hétérogénéité, habité par des tensions virtuellement
innombrables, où toute combinaison est possible, car dictée par le seul
intérêt individuel, délié de toute référence aux valeurs et aux normes d'une
communauté culturelle d'appartenance.
Ce système augmenterait inévitablement les inconnues et profiterait aux
États hors la loi.
Les crises y seraient endémiques et sans solutions définitives.
Les contrastes entre des États essentiels, censés faire régner l'ordre ou
appliquer la loi internationale, exigeraient leur connivence d'intérêts,
habituellement justifiés en termes d'alliances, plutôt que de sécurité
collective.
Or, compte tenu de l'impossibilité pour les Nations unies, organe
d'arbitrage universel et dans un état elles-mêmes critiques, de porter un
secours quelconque, autre qu'humanitaire, aux sociétés et aux pays affectés
par des crises, cette impuissance sera destinée à durer tant que se poursuivra
la lenteur du processus consensuel et que la position du Conseil de sécurité
ne sera pas en une relation quelconque avec la distribution réelle du pouvoir
mondial.
Cette impuissance s'aggravera si la position du Conseil sera en
dissonance par rapport à la volonté de la puissance dominante de mener des
actions unilatérales, de prévenir des conflits et de récompenser ou de punir
des acteurs déviants.
Quel pourrait être dans un système multipolaire le rôle de l'Europe et
celui des États Unis?
Les probabilités de crises ouvertes, générales ou locales, seraient-elles
moindres ou en revanche plus grandes? La structure de la paix et de la
stabilité découleront-elles de compromis entre principes, ou de compromis
entre intérêts en conflits?
Quelle sera enfin la stratégie plus adaptée pour stopper le terrorisme et
quel acteur politique aura la tâche de définir cette stratégie?
53
111.6 LE SYSTÈME MULTIPOLAIRE ET lTOPTION FRANÇAISE
54
Ainsi, les États ne peuvent se soumettre aux jugements d'une diplomatie
moralisante ou idéologique mais doivent se plkr à lui rendre fonnellement
hommage.
Dans le cadre des systèmes de l'équilibre du passé, seulement la Grande-
Bretagne a agi confonnément au but de la défense de l'équilibre et n'a eu
comme objectif la sauvegarde du système, comme tel, que parce que
sauvegardait sa propre prééminence et sa propre survie.
En tant qu'État insulaire et puissance de la mer, dont la maîtrise assurait
la sécurité ainsi que l'expansion et la prospérité de son empire colonial, elle
s'est employée sans états d'âme dans la politique des alliances de revers et
de ce fait dans l'affaiblissement de État continental qui aspirait à
J'hégémonie, la France d'abord, l'Allemagne ensuite. Cette politique a pu
paraître à plusieurs comme raisonnable et. en effet, eIJe se présentait comme
telle, puisqu'elle était à la fois honorable et cynique. Honorable, car elle
tenait ses engagements dans les hostilités, calculatrice et donc cynique, car
ses engagements et ses alliés n' étaient jamais sûrs, ni permanents.
Il en a été ainsi dans un contexte où le système était homogène et intégré,
notamment entre les guen-es de religion et les guerres de la Révolution, puis
encore, entre la guerre franco-prussienne et le premier conflit mondial. Les
États européens bataillaient pour des conceptions et des valeurs que nous
tenons aujourd'hui pour communes et qui, à l'époque, étaient perçues pour
transnationales et privées, notamment en matière idéologique et religieuse.
55
multicivilisationnelle» (Samuel Huntington) et dépend de plus en plus de
facteurs culturels.
En effet, la balkanisation des deux hémisphères est influencée par des
regroupements politiques et identitaires qui déterminent les structures de
cohésion, de désintégration et de conflit dans le monde émergeant.
La survie de l'Occident, face à l'hétérogénéité croissante d'un univers
extérieur hostile, dépend ainsi de plus en plus de la cohésion et de la parenté
des deux ensembles semi-universels, l'Europe et l'Amérique.
Leur schisme ou leur «clash d'intérêts» les conduiraient à une ruine
commune, à une défaite civilisationnelle.
Dans un système multipolaire, enfin, la sauvegarde de ses propres
exigences de sécurité constitue le but de l'action diplomatique des acteurs
essentiels, tandis que la configuration des forces, celles des alliances
militaires, ou la morphologie du système n'en sont que les moyens.
En effet, depuis Richelieu, la conception moderne des relations
internationales a été orientée à la recherche de l'intérêt national comme but
ultime de la raison d'État
Ceci peut expliquer à la fois l'attitude américaine et le comportement de
la France lors de la guerre d'Irak. Les analystes s'interrogent si l'objectif
poursuivi par les deux pays a été d'ordre conjoncturel ou de nature globale et
permanente.
Il faudra du temps pour que les deux positions soient soumises à
l'harmonisation réaliste des buts stratégiques et des options diplomatiques.
Au cours de la crise irakienne, les États-Unis ont revendiqué
explicitement une autonomie d'action par rapport à leurs alliés et ont déclaré
d'être décidés à agir en défiant les risques d'un conflit « seuls s'il le faut ».
La possibilité d'une action unilatérale a été renforcée par le fait que les
États-Unis, dans un monde qui est à la fois prédateur et terroriste, hobbésien
et chaotique, constituent un pôle global de puissance soumis à des
vulnérabilités politiques et stratégiques, multiformes et uniques.
Avec l'effondrement de la bipolarité, les Européens se sont convaincus,
par une sorte d'euphorie intellectuelle, que l'Europe finissait pour restaurer
la « multipolarité » et arriverait à « multilatéraliser » l'Amérique.
Par ailleurs, dans le sillage de profondes transformations d'ordre
géopolitique et technique, les États-Unis, en tant que puissance insulaire,
ainsi que puissance de la mer et de l'espace, se sont persuadés qu'une
révolution historique est en cours dans les affaires militaires et qu'un
désengagement de celle-ci verrait décliner leur pouvoir et leurs capacités
dissuasives contre les menaces asymétriques, conventionnelles ou exotiques.
56
La France et avec elle l'Allemagne ont recherché une autre méthode et un
cadre de légalité multilatéral; implicitement et, en perspective, un ordre
mondial multipolaire jugé souhaitable.
Or, ce dernier, multipliant la dispersion des intérêts de sécurité, réduit
l'hostilité déclarée et diminue le risque que l'antagonisme pousse à la
confrontation entre couples États La France pense de surcroît que la
multipolarité offre les bases d'un ordre social plus stable et plus sûr, pivotant
autour d'un système de sécurité collective, qu'elle estime central et qu'elle
voudrait rétablir. Dans ce cadre, elle considère également qu'elle va
bénéficier d'une liberté de manœuvre plus articulée et plus large.
Pas seulement la France, mais bon nombre de pays d'Europe se sont
convertis, depuis la chute du mur de Berlin, aux doctrines de la prévention
des conflits et considèrent que ceux-ci peuvent constituer des enjeux, tant
diplomatiques que juridiques.
Par ailleurs, après tant de siècles d'utilisation impitoyable de la force, les
Européens prétendent aujourd'hui qu'ils ne s'opposent pas au changement
du statu quo lorsqu'il s'agit de terrorisme et de régimes autocratiques, mais
seulement à la méthode susceptible de le produire, et, en espèce, à l'emploi
de la force.
Ainsi, séduits davantage par la forme que par le fond, les Européens
déclarent de ne pas résister à la vertu mais seulement au vice qui interdit à la
vertu de s'épanouir, car, dans la symbiose inextricable du bien et du mal,
c'est au triomphe du bien qu'est assignée la victoire dans l'ordre juridique et
moral de la sécurité collective.
Bien que la France ait compris le message du terrorisme islamique,
consistant à déplacer l'affrontement vers une logique où la force militaire ne
demeure pas le facteur décisif, elle n'en a pas encore tiré des conséquences
pertinentes, au plan politique, stratégique et tactique. Elle n'en a pas conclu,
comme les Américains, qu'une stratégie peut l'emporter contre le terrorisme,
si l'ensemble des puissances occidentales sont déterminées et si elles sont
animées par la volonté de gagner.
Elle s'est opposée en revanche au sens d'une réponse qui a tiré ses
racines non pas seulement de la volonté inspirée d'un président, mais de
l'exceptionnalisme américain, de la religion civile du motivational myth, de
la géopolitique de l'insularité et de l'obsession traditionnelle de
l' in vulnérabili té.
57
111.8 PARTENAIRES OU RIVAUX? ÉTAT DE NATURE OU RÈGNE DE LA
LOI?
58
L'Europe doit donc se décider clairement si elle est un partenaire ou lm
rival des États-Unis, et en quoi le monde serait mieux gouverné par une
alliance étroite des démocraties, unies entre elles.
En quoi le choix de l'Europe servirait ses intérêts géopolitiques et lui
assurerait une plus grande autonomie d'action au sein des institutions
multilatérales de consultation, de gouvemance et de sécurité collective '?
Une Europe politique, ayant perdu ses réticences et sa peur pour des
responsabilités intemationales, inévitables et lourdes, sera-t-elle de retour
dans le monde qu'elle aura aidé à refonner, prenant conscience qu'il est vain
de revendiquer des principes sans la force et que, partout dans le monde, il
ne peut y avoir de paix sans liberté ni de stabilité sans développement?
59
à redéfinir son identité et à faire oublier son vieux rôle de perturbateur, celui
d'interprète séculaire et messianique de la « troisième Rome ».
Le flambeau de la critique de la modernité a été assumé désormais par les
intégristes et les fondamentalistes de l'islam militant.
Or, l'intensité et la dangerosité diffuse de la menace sont aggravées par
l'hétérogénéité du système international et par l'extrême complexité de ses
éléments constitutifs.
«Jamais le monde », rappelle Kissinger dans Diplomacy, «n'a dû être
perçu par des perspectives si différentes, ni un ordre mondial conçu ou
instauré à une telle échelle et à partir de rapports de forces si disparates et de
volontés politiques si antinomiques », dépourvues de vocations disciplinaires
ou missionnaires. Quel ordre peut-il résulter en conséquence de cultures, de
doctrine et d'utopies si éloignées?
L'existence de sous-systèmes régionaux relativement autonomes et doués
de spécificités propres doit être attentivement évaluée dans le cadre d'une
évaluation de la politique mondiale qui ne se limite pas uniquement à traiter
de la configuration, unipolaire ou multipolaire, du système international, ou
de la pluralité des souverainetés militaires. Cette évaluation doit intégrer
dans ses calculs que le pouvoir global se traduit historiquement en pouvoir
régional.
Du point de vue de la stabilité internationale, si la multipolarité arrive à
limiter la compétition et simultanément la prolifération dans le domaine des
armements conventionnels et nucléaires, il est possible d'imaginer des
situations dans lesquelles les antagonismes et les liaisons les plus divers
pourraient être résolus dans un cadre coopératif et donc régional.
Les systèmes bipolaires consentent effectivement un seul antagonisme et
comportent le risque d'une guerre générale, tandis que la multipolarité
englobe des tensions virtuellement innombrables et comporte, par
conséquent, une mixité diffuse de coopération et de conflit.
Or, le modèle de la discontinuité politique et l'influence des axes de la
politique globale sur les divers cadres régionaux demeurent essentiels pour
saisir les spécificités entre les deux types d'ordre, régionaux et mondiaux. Ils
sont par ailleurs utiles, au plan analytique pour apprécier la nature de leurs
interactions.
En effet, les acteurs, les modèles de conflits et les équilibres de pouvoir
diffèrent de manière significative d'une région à l'autre et présentent des
caractéristiques à chaque fois uniques. Toute région et tout sous-système ont
une combinaison particulière et comportent un amalgame divers du global et
du local qui change d'un sous-système à l'autre.
60
111.10 ACTEURS GLOBAUX ET SOUS-SYSTÈMES. LA FRANCE, UN
«ADVERSAIRE LIMITÉ» ?
61
L'aire euro-méditerranéenne, moyenne-orientale, arabo-persique,
indienne, asiatique, sinique, japonaise, nord et sud américaine, nord
africaine, centro-africaine et sud-africaine sont devenues des compléments
géopolitiques indispensables à l'analyse du système international global, car
elles demeurent les théâtres effectifs où se déroule l'action.
Le recours à l'histoire permettra de définir rétrospectivement si ces
relations ont été de subordination ou d'autonomie et en quelle mesure elles
le restent.
En considérant les problèmes de sécurité, l'interdépendance des menaces
conduit à une interaction accrue entre les acteurs essentiels du système
international et les différents acteurs locaux, désirant améliorer leur sécurité.
Les puissances ou les sujets historiques qui ont des intérêts globaux
disposent d'un nombre considérable de combinaisons ou de linkages entre
acteurs locaux et problèmes, problèmes et solutions. Cette différence
d'options possibles dans des sous-systèmes éloignés permet d'influencer de
manière sélective les issues de «conflits locaux », ou ceux dans lesquels
sont impliqués des « rivaux» et des « adversaires ».
Cela se fait par des méthodes mixtes d'hostilité et de coopération.
À la lumière des tensions liées au conflit USA/Irak, la France a été perçue
et traitée incidemment par les États-Unis, puissance globale de système, en
rival ou en « ennemi limité », selon les différents sous-systèmes d'influence
et d'intérêts, ou encore en « dissidente ».
L'idée que les relations économiques et commerciales puissent servir de
« contrepoids» aux divergences politiques risque de se convertir en son
contraire.
Au cours du débat aux Nations unies, la menace de représailles a été dans
tous les esprits de l'Administration américaine, à propos du refus de la
France de faire preuve de solidarité au sujet du partenariat transatlantique, et
le champ d'application de la réaction américaine a pu être sélectivement et
simultanément conçu, en termes de diplomatie de l'isolement, de
rabaissement des ambitions françaises, de division de l'Europe ou de
commerce international.
Les expressions d'un extrémisme temporaire, proférées par Mme
Condoleezza Rice, conseillère du président Bush de «punir la France,
ignorer l'Allemagne et pardonner à la Russie» sont à porter en compte de la
vision d'un pays, qui, par la bouche de Bill Clinton au début de son mandat,
avait affirmé que l'avenir de l'Amérique était en Asie plutôt qu'en Europe.
Ces mêmes expressions reprennent, en langage moderne, la règle
suprême des alliances énoncée par Thucydide dans La guerre de
Péloponnèse, selon laquelle tout État-chef d'alliance, ou État-hégémon,
« doit châtier seul ses propres alliés ».
62
IV. CHINE - USA, VERS UN NOUVEAU
BIPOLARISME EN EXTRÊME-ORIENT?
64
Les deux termes - «rapport des forces» «homogénéité ou
hétérogénéité du système» ne sont pas deux variables rigoureusement
circonscrites, mais deux aspects complémentaires de toute constelJation
historique.
65
3. de plus, l'antagonisme entre ces deux géants se noulTit d'une
troisième composante: les rapports de forces et la géopolitique des
ressources et de la puissance, au cœur de J'Asie. dans la mer de Chine
méridionale et en Afrique centrale.
66
éclairante pour toute investigation sur l'ensemble. L'analyse des relations
entre pouvoir et valeurs, ou entre pouvoir et transformation du système
international, est au cœur des préoccupations de Robert Strausz-Hupe, dont
l'originalité en a fait un classique de référence dans l'étude des causes et de
la typologie des conflits, ainsi que de l'évaluation comparative des objectifs
de politique étrangère des États.
Le concept plus prégnant, chez Strausz-Hupe, est celui de «révolution
systémique.» L'histoire du monde civilisé serait scandée par quatre grandes
conjonctures révolutionnaires, embrassant l'univers des relations
sociopolitiques du monde occidental.
Il s'agirait de « révolutions systémiques» concernant les grandes aires de
civilisations connues, ayant eu lieu par vagues ou par conflits en chaîne,
lorsque la structure des rapports d'une unité systémique, prise comme type
d'organisation, n'aurait plus été en mesure de fournir des réponses adéquates
aux besoins et aux défis émergents.
L'humanité aurait connu, en somme, quatre grands modèles de mutation:
1. L'antique ou impérial, commencé avec la gueITe du Péloponnèse et
achevé, après quatre siècles, avec un seul empire universel. Toute une aire
de civilisation, la MéditeITanée, qui constituait l'univers entier des
anciens, en fut secouée jusqu'à ses fondements. Le système des États
n'était plus le même à la fin de l'époque considérée, car on passa du
système fragmenté des cités grecques à l'Empire unifié de Rome.
2. Le féodal, issu de la désagrégation et de l'effondrement de l'ancienne
unité, à partir du Ve siècle de l'ère vulgaire et comportant une multiplicité
pulvérisée de formes politiques, sous le couvert fictif de la double unité
de l'Église et du Saint Empire romain germanique.
3. Le moderne, depuis l'aube de la Renaissance, le système féodal cède à la
nouvelle configuration de pouvoir, le système des États-nations,
s'affirmant définitivement en 1648 avec la « Paix de Westphalie ».
4. La« révolution systémique de l'âge planétaire », débutée au XXe siècle,
accélérée après la Deuxième GueITe mondiale, avec le processus de
décolonisation aujourd'hui achevé et poursuivi avec l'implosion de la
bipolarité et les ajustements en cours pour la définition d'un système plus
stable.
67
Des éléments constants apparaissent dans le comportement international
tout au fil de ces mutations. Le conflit y est prolongé, l'objectif total,
méthodes et les techniques de combat deviennent sophistiqués et tllultiples.
Dans le cadre de stratégies globales « hors limites », l'aboutissement final de
ces multiples atlrontements produirait, après une longue période de
convulsion, une pacification de type tmiversel, une sorte de paix d'empire.
68
Les acteurs principaux ou puissances globales; puissance continentale ou
terrestre d'un côté, dominant la masse euro-asiatique (le heartland de
MacKinder) et puissance thalassocratique de l'autre, la Grande Île de
r Athmtique, dont les capacités, actuelles et potentielles (ressources, moyens,
force technique), surclassent celles des autres.
Les États intermédiaires ou « puissances régionales» qui, par vocation all
par sont obligés de se plier à la servitude de la puissance globale.
Il s'agit d'unités politiques qui, pour des raisons de contiguïté telTitoriale, de
parenté culturelle, de «choix de civilisation », ou à cause de la menace
prépondérante de l'un des deux Grands, se sont alignés sur l'lm des deux,
s'associant à la coalition dirigée par le plus proche ou par le moins
dangereux.
Le fonctionnement du système bipolaire» reflète l'organisation interne
"
des deux coalitions.
Les ditl'icultés d'une diplomatie et d'une stratégie de coalition, cimentées
par des régimes, par des structures, des rapports politiques et des idéologies
très diversifiées, sont filtrées par des histoires et des traditions, ainsi que par
des positions géopolitiques différentes et souvent éloignées. Leurs
divergences de lecture quant aLlXdéfis et aux menaces qui pèsent sur r ordre
international, y sont décisives.
.(Dans le système de J'équilibre, le rôle de
J' <. équilibrateur » représentait
une « fonction d'intégration », visant essentiellement la prédominance d'une
alliance, tandis que dans le système bipolaire souple », le rôle d'intégration
"
est au contraire un rôle de médiation» (M. Kaplan).
69
À la différence du système de la balance, le «système bipolaire»
comporte une plus forte différenciation des rôles, ce qui induit, comme
conséquence, que les alliances aient tendance à porter sur le long terme, à
cause de l'intégration des intérêts de chaque membre, que les guerres aient
tendance à devenir illimitées, tout en demeurant contrôlées, et que
l'organisation universelle soit utilisée pour des fonctions de médiation,
d'arbitrage et de dissuasion.
Examinons les sept premières règles du modèle:
1. Les blocs, fondés sur les principes d'intégration hiérarchique ou à
hiérarchie mixte, cherchent à éliminer le bloc rival.
2. Les blocs, fondés sur les principes d'organisation hiérarchique ou à
hiérarchie mixte, préfèrent négocier plutôt que de combattre et de
combattre des guerres mineures plutôt que de grandes guerres.
3. Tous les acteurs de blocs cherchent à accroître leurs ressources,
vis-à-vis de celles du bloc adverse.
4. Les acteurs des blocs qui ne se fondent pas sur des principes
hiérarchiques négocient plutôt que de combattre pour augmenter
leurs ressources.
5. Les acteurs des blocs entrent tous dans des grandes guerres plutôt
que de permettre au bloc rival d'atteindre une situation de
prépondérance.
6. Tous les membres d'un bloc subordonnent les objectifs de l'acteur
universel à ceux de son bloc.
7. Les acteurs universels cherchent à réduire l'incompatibilité entre
les blocs.
70
IV.6 UN BIPOLARISME SANS ALTERNATIVEDE BLOC?
.
Essentiellement deux
l'absence du ,<rôle équilibrateur », en cas cie crise mondiale grave, de la
part de l'acteur universel
. .,
l'importance très faible de la fonction d'intégration politique» de la part
de l'acteur universel, car celui-el. en situation de forte instabilité, n'atTive
pas à interdire les mutations compensatoires d'alignement ou de coalition.
La difficulté d'exercice d'une fonction intégratTice pour une « alternative
de bloc» est suggérée, voire imposée, par la des ressources et par
l'hétérogénéité de clùture et de civilisation.
Celle-ci préside à la nature des adhésions, aux deux blocs hiérarchiques
ou non hiérarchiques, et détermine un contrôle plus souple des membres de
la part du leader de coalition, en matière coopération et compensations
politiques.
71
où le souci de l'équilibre joue un rôle capital mais non exclusif. En effet, lm
enjeu tenu pour essentiel peut déterminer l'établissement ou les revirements
d'une alliance, ou nourrir l'intensité des hostilités au cours d'un conflit.
Cependant, c'est seulement l'univers culturel qui resserre une alliance
entre proches, ou rend inacceptable un ajustement et un simple compromis
entre puissances aux aspirations contradictoires.
74
V. NOUVELLES MENACES, NOUVELLES
VULNÉRABILITÉS. LES MENACES BALISTIQUES
ET CYBERNÉTIQUES. LE BOUCLIER ANTI-
MISSILES (BAM) ET LE CONTEXTE GLOBAL DE
SÉCURITÉ
75
. ]a première est ]a menace balistique, relançant ]a mise au point de systèmes
antirnissiles et. en un abaissement du seuil de la dissuasion par une
reprise de la course aux armements;
76
La défense antimissile s'applique à l'interception et à la destruction de
vecteurs de très longue portée et doués d'une vitesse supérieure à l'ensemble
des autres armes aériennes, appartenant à des générations de conception
ancienne et rustique ou à des engins récents et sophistiqués. Contre ce type
d'arme, aux capacités de pénétration sans équivalent, l'efficacité de la
défense exige des moyens, des principes et des architectures de protection
qui suscitent débat, affirmations et perceptions contradictoires, voire
affrontements interétatiques et géopolitiques. La défense antimissile est, par
ailleurs, susceptible d'induire des altérations dans les grands équilibres
stratégiques du continent européen et de bouleverser les démarches
entreprises au sein de l'OTAN, au sommet de Riga de décembre 2006,
concernant les implications politico-militaires de cette éventuelle défense
antimissile avancée. L'évolution récente de ces systèmes de défense, par
l'abaissement du seuil de parité entre attaquant et défenseur et la prime
assurée à l'attaquant, risque de rendre obsolète la dimension codifiée par le
MAD (destruction mutuelle assurée). Dans ce contexte, elle lèse un principe
discriminant et intangible: la non-identité des intérêts de défense entre
l'Europe et les États-Unis.
En effet, tout le flanc sud de l'alliance est à la portée des missiles de
théâtre en provenance de l'Iran. Le BAM pose de multiples dilemmes, dont
celui, technique, des systèmes de défense intégrés, qui fragilisent les forces
nucléaires européennes autonomes (françaises et britanniques) et remettent
en cause la défense européenne.
De plus, il risque de provoquer une division politique au sein de l'alliance
et, en son fond, remet en cause tous les traités de sécurité euro-atlantiques
existants. La nouveauté est représentée par le fait que les États-Unis refusent
le vieux concept de MAD et donc la possibilité d'une première frappe
imparable. Le BAM tient compte de l'évolution des réalités de la puissance
et donc de la possibilité de porter le danger et la menace chez les autres. Il
pose en son fond la résurgence des fondamentaux de la puissance.
La définition d'une politique de défense anti-missiles et d'options
originales, en cas de négociations globales ou de marchandages multi-
théâtres avec Moscou (Kosovo, Abkhazie, Transnistrie, Tchétchénie, etc.).
Le bouclier anti-missiles permet-il de lier la « guerre longue au terrorisme
» à la lutte contre la prolifération? L'élargissement de l'OTAN abaisse-t-ille
niveau de confiance mutuelle entre la Russie et l'Alliance ?
À première vue, le bouclier antimissile semble représenter un grignotage
du heartland russe.
Pour Moscou, la logique du double élargissement, celle de l'OTAN (Pays
baltes, soutien aux révolutions de couleur à l'instar de l'Ukraine et la
Géorgie) et celle de l'Union européenne, remet en cause le leadership déjà
périclitant de la Russie sur la Communauté des États Indépendants (CEI) et
sur l'étranger proche. D'où l'option de « décisions non négociées », retrait
77
du « Traité sur les forces l'intermédiaire « (TF1) et du ,<Traité sur les Forces
Conventionnelles en Europe» (FCE), rééquilibrant l'unilatéralisme
FJats-Unis.
En termes politiques, le Bouclier Anti-Missiles (BAM) permet de gagner
de l'influence dans l'Est européen. Poser la question des relations euro-
atlantiques et le partage des responsabilités entre l'Europe et les États-Unis,
au moment du retour de ]a question russe et des incertitudes au Proche- et au
Moyen-Orient, signifie stopper la dérive ou les glissements stratégiques
américains vers l'Asie.
Avant d'aborder le thème des relations emo-atlantiques, une question
domine les relations infra-européennes, la question russe, et celle-ci peut être
formulée ainsi: « La Russie est-elle un rival ou un partenaire stratégique? »
ni
VA CYBERGUERRE ET MENACE INFORMATIQUE. GUERRES
HYPOTHÉTIQUES ET HYPERBOLIQUES
.
transformeront en attaques immédiates, simultanées et préventives:
les menaces cybernétiques;
. balistico-sate1litaires et terroristes:
. Jes attaques climatiques, volcaniques
bombes atomiques d'activation sismique,
et sous-marines, par la pose de
70
essentiel de ce rapport se résume au concept de « guerre sans restrictions»
ou encore « sans normes ».
La menace informatique revêt deux formes distinctes. La première,
identifiée, a la capacité de mener une attaque de masse aux infrastructures
adverses, par saturation des ordinateurs visés. La deuxième, ciblée, par
cheval de Troie. Celle-ci est caractérisée par l'intrusion des flux
d'informations sortants, plus ou moins discrets. Il s'agit, dans ce cas,
d'attaques détectables qui permettent d'observer les méthodes et techniques
de défense et de réaction de l'attaque.
La guerre de l'information électronique exige une série élevée de
.
capacités:
l'identification préalable des secteurs-clés,
l'adversaire, à forte valeur incapacitante;
civils et militaires de
. la maîtrise
critiques;
des techniques d'intrusion des infrastructures informatiques
. un professionnalisme élevé;
. une planification et coordination de l'attaque, massive et périodique;
. le contournement des dispositifs de surveillance et de cryptage ;
. l'utilisation
d'industrie
éventuelle de «réseaux
de technologies avancées
dormants », au sein des «sites »,
et de secteurs de production
d'ordinateurs.
80
nouvelles des infrastructures et des réseaux informatiques occidentaux. En
effet, une nouvelle forme de conflit vient de naître, depuis une dizaine
d'années, la guerre d'information électronique ou «cyberguerre », théorisée
et codifiée, travaillant à l'interruption et à la neutralisation de l'ensemble des
transmissions, câblées ou satellites, basées sur la méthode « dianxe », selon
laquelle l'atteinte d'un point vital de l'adversaire, pratiqué dans les arts
martiaux, permet de frapper et d'incapaciter totalement l'adversaire.
81
VI. LA GÉOPOLITIQUE EURASIENNE. GUERRE
ET GÉOPOLITIQUE. SUN TZU ET CLAUSEWITZ
Sun Tzu est une figure à la fois historique et légendaire, qui appartient à
la Chine des royaumes combattants, celle du IVe siècle avant Jésus-Christ.
Son identité est ince11aine, sa biographie vide et la véracité de son œuvre
contestée. Qui est donc Sun Tzu et pourquoi son actualité? Mérite+il de
figurer sur les frontons de gloires militaires et par là de nos maîtres à
penser? L'identité de Sun Tzu, quoiqu'incertaine, tire sa raison d'être de
l'enseignement d'un grand texte, L'Art de la Guerre, qui est l'expression
d'une philosophie de l'existence et la référence obligée d'une pensée,
résumant les concepts essentiels d'une Chine septante fois séculaire.
Son actualité tient à la géopolitique mondiale et à l'importance croissante
du pays de Chung Kuà sur le plan économique et stratégique, mais aussi à
l'exotisme de formulations littéraires du texte, inspirant une tradition de
savoir dont l'ambiguïté, comme celle des écrits de Lao Tse, est susceptible
d'interprétations multiples. Par ailleurs, l'actualité de L'Art de la Guerre
découle de la somme des dilemmes et des interrogations que les hommes de
pensée et d'action doivent résoudre dans les drames individuels de leur vie,
ou dans les engagements collectifs de leurs peuples ou encore dans les
questionnements imposés par des situations graves, de danger existentiel et
de menace imminente.
Étudié dans les écoles militaires occidentales, en particulier anglo-
saxonnes, depuis les guerres révolutionnaires de la Chine, de l'Indochine et
du Vietnam, comme source de réflexion stratégique, les options de Sun Tzu,
leur niveau d'abstraction et leur rapport au réel sont davantage tributaires de
la situation historique qui les a inspirés que d'une tradition militaire codifiée
et spécifique. En effet, leurs leçons fondamentales sont d'ordre
métapolitique et philosophique. Elles tiennent à l'idée que la guerre est une
affaire aventureuse et aléatoire dans laquelle se joue la survie ou la mort des
nations et que la réflexion qui la concerne doit être traitée avec élévation
d'esprit et profondeur de jugement.
L'Art de la Guerre s'inscrit parfaitement dans la phraséologie
combattante de notre époque, où la guerre classique, tout en se retirant du
vécu quotidien, envahit les formes de communication les plus diverses,
perçant dans les domaines de la vie civile, d'où elle avait été exclue sous
l'apparence trompeuse d'un devenir pacifié de la scène mondiale. L'actualité
de Sun Tzu s'inscrit parfaitement dans la logique des sciences économiques
contemporaines, pensées en termes de compétition « hors limite ». En effet,
l'idéologie du discours économique contemporain est pénétrée d'une
terminologie guerrière, due pour une part à la dépolitisation du politique et
pour l'autre à une guerre totale impraticable, mais omniprésente, celle d'une
rivalité poussée à des formes de compétition sans règles. Cette actualité tient
également à la fausse opinion que la guerre réelle s'identifie à la guerre
économique. La guerre proprement dite, dans la pensée occidentale, est
l'expression d'une lutte d'anéantissement, d'une antinomie éthique et de ce
fait d'un «commerce sanglant », qui ne peuvent être réduits à une
compétition marchande. La guerre économique, en revanche, tient à une
opposition d'intérêts entre acteurs, zones et secteurs d'activités, dont le
niveau d'innovation et de maturité relève de périodisations de
développement différentes. Dans le sillage de cette deuxième interprétation,
L'Art de la guerre devient un manuel pour des chefs d'entreprise et une
référence, de lecture et de méthode, pour une stratégie de conquête des
84
marchés. Ainsi, la Chine est vue comme le miroir inversé de l'Occident et
L'Art de la guerre comme le modèle abstrait d'une militarisation de la
société internationale et d'une dévalorisation parallèle des conflits sanglants.
Au plan historique et dans l'empire du Milieu, à partir du YIe et ye siècle
avant Jésus-Christ, la guerre change complètement de nature, de méthode et
de forme. Change en particulier la structure de l'organisation militaire, le
sens du combat et le rôle du guerrier. C'est à cette époque que se modifie le
rapport entre guerre et politique et entre politique et société. L'art chinois de
la guerre est un art de l'oblique, qui prétend vaincre « sans ensanglanter la
lame» en investissant le champ tout entier du politique et en dominant
totalement l'adversaire, avant même le déclenchement du combat.
En Chine, la réflexion sur l'art de la guerre, en se hissant du savoir-faire
militaire et du rapport de forces pur entre belligérants, tend à dépasser la
sphère de l'affrontement violent et du conflit sanglant pour parvenir à la
formulation d'une théorie globale du conflit qui s'étend à l'univers céleste et
à l'ensemble du corps social.
Ainsi, la transformation de l'art de la guerre autour du Ye siècle, découle
.
de trois mutations majeures:
la monopolisation et hiérarchisation de la violence, autrefois sacrificielle;
. la militarisation de la société chinoise de l'époque
parallèle du guerrier, jadis noble et désormais piétaille;
et la dévalorisation
85
sélective. Il ne pourrait réussir, s'il n'était pas dominé par un postulat, la
suprématie du pouvoir civil sur le pouvoir militaire, de la ruse sur la
vaillance, de la manipulation et de l'intrigue sur la manœuvre, ou encore de
la gesticulation guerrière sur l'attrition des forces.
À l'époque où Sun Tzu rédige son traité, les combats constituent des
immenses boucheries et les morts se comptent par centaines de milliers
auxquelles se rajoutent des centaines de milliers de vaincus, qui sont égorgés
ou passés par les armées. La Chine de l'époque baigne dans le sang, mais
aussi dans l'intrigue et dans un univers de suspicion. Le jeu diplomatique est
stimulé par des tractations secrètes, des démarches biaisées, des pièges et des
ruses retorses. Sur le front, les massacres demeurent la règle et la ruine des
pays un facteur d'hésitation dans l'engagement belliqueux face aux
calamités et aux tragédies collectives. Les sept royaumes combattants, qui
restent de la centaine des principautés de l'époque Tchéou, nouent des
manœuvres et des alliances éphémères pour isoler leurs rivaux, les vaincre et
s'en partager les dépouilles. Malheurs et souffrances sont partout. Si
l'expérience nous enseigne qu'un pays affaibli devient une proie pour des
rivaux prédateurs, l'alliance devient alors un moyen de politique qui permet
de préserver sa survie. Ainsi, la ruse diplomatique, visant à renverser une
alliance, est un but indispensable du jeu de puissance. Chacun doit redouter
la trahison et à tout moment. La faiblesse et la suspicion encouragent
l'intoxication et l'espionnage. L'influence au sein d'une cour étrangère
permettra l'achat des conseillers du roi et l'orientation d'une coterie, dont
dépendra la décision du prince et la conduite militaire de ses armées. Le
personnel diplomatique de la Chine ancienne est constitué de véritables
professionnels de la politique qui se vendent à l'ennemi et passent de prince
en prince, au service d'autres souverains et d'autres entreprises. On ne peut
s'attendre à aucune fidélité, car celui qui a déjà trahi peut encore trahir, en
servant un autre prince ou en restant attaché secrètement à l'ancien. Deux
comportements insidieux règnent aux cours des souverains de l'époque: la
manipulation et l'intrigue. L'intelligence politique est une intelligence rusée.
Elle se définit par la capacité de prévoir à long terme, d'épouser les
mutations, de renverser des positions, de permuter les rôles qui transforment
le yin (féminin) en yang (masculin) et le yang en yin, dans une dialectique
permanente et cyclique. L'intelligence politique se doit donc d'être
divinatoire. Cette mutation est perceptible par l'instauration d'une
« mentalité indicielle », car, dans la lecture du futur tout est signe, indice et
symbole. Elle doit viser les implications d'un acte, d'une trace, d'un détail.
Le chef de guerre ou le souverain sont tels, s'ils sont capables d'interpréter
le temps, de saisir l'occasion, d'exploiter la circonstance, de mettre la ruse
au profit de l'imprévu. L'anticipation, visible dans un détail éphémère, y
joue une fonction essentielle, car le combat qu'on livre dans l'immédiat, doit
être lu dans l'intention de l'ennemi, par une sorte de la prescience. La faculté
d'anticiper, de décider et d'agir avant l'éclatement du conflit doit étouffer
86
dans l'œuf toute velléité de l'adversaire d'attaquer en premier. La pensée
conjecturale est à la racine de J'attaque préemptive et celle-ci fonde une
stratégie d'équilibre entre adversaires décJarés, si elle est partagée et à
condition qu'elle le soit. n s'en dégage ainsi une doctrine de la parade ou de
la non-guerre, autrement dit une dissuasion réciproque, fondée, comme
aujourd'hui, sur la prééminence stabilisatrice d'une politique sans combat,
d'une stratégie de frappe en premier, qui exorcise l'affrontement permanent.
Le principe de subjuguer sans frapper fonde celui de vaincre sans recourir
aux armes. Dans une situation caractélisée par la guene permanente et par
un univers de traîtrise omniprésente se forge peu à peu une doctrine qui
prétend conjurer les convulsions de la guelTe, la désolation ou le chaos.
.
quatre écoles mènent le jeu et orientent les solutions dans la Chine ancienne:
l'école des diplomates, pour qui le combat doit être mené dans l'esprit
même de l'adversaire et au cœur de son mental. L'arme-clé y est celle de la
parole, de l'engagement, de la conviction, du sophisme;
89
VI.3 DISCOURS OCCIDENTAUX ET DISCOURS CHINOIS SUR LA
POLITIQUE ET LA GUERRE
Les traités chinois sur la guerre et les livres militaires de Sun Tzu
s'adressaient aux princes et aux gouvernants, et non pas aux officiers et aux
généraux. La guelTe était un prétexte pour la théorisation de la «bonne
gouvernance ». Au cœur de la rét1exion de ces théoriciens ne se situait pas la
manœuvre militaire ou le combat, mais la toute-puissance du plince et sa
maîtrise de l'univers. Politique et métaphysique étaient donc les objectifs des
analystes, au lieu et à la place du stratégique et du politique. En Chine, la
sphère la plus élevée de l'abstraction cesse d'être un discours sur la guerre,
pour devenir une spéculation sur le devenir entre les deux entités, de l'être et
du néant. Les traités sur la guerre de cet empire occultent le cœur des
préoccupations occidentales, l'affrontement, le combat, la lutte (Kampf),
]' anéantissement, la percée et la bataille de front. Puisque dans la conscience
90
et dans la philosophie chinoises ce qui n'a pas de forme domine le monde
des formes, la force suprême d'une armée est sa ductilité polymorphe qui, à
la manière de l'eau, enveloppe et évolue, sans épuiser le modelage infini des
formes. La force tient au fluide, à la souplesse, à la capacité de
transformation, à l'habilité manœuvrière de la troupe et du chef de guerre, au
perpétuel mouvement du devenir, la véritable anima mundi.
L'art de la transformation et du camouflage d'une armée, tiennent à sa
« forme informe» à l'insaisissable et au fuyant, à la dialectique inexorable et
incessante du yin (féminin) et du yang (masculin), aux infinies combinaisons
des deux forces, régulières et extraordinaires, en quoi se résume le dispositif
stratégique d'une armée. L'indescriptible chaos de l'univers se rend sensible
par les capacités de démiurge du grand chef de guerre, à même de déployer
une armée dans une virtualité pure. L'engagement d'une armée est ainsi un
accouchement du chaos, un enfantement cosmique. Dans cette projection
métaphysique de la guerre se réalise une identité fusionnelle entre les figures
du chef de guerre et du créateur de l'univers. Ainsi, les niveaux de l'action
sont triples, politique, militaire et cosmique. La totale assimilation du
général et du Tao, dilue le «sujet» de l'action en une force universelle,
totalement désincarnée, où la bataille n'est plus un combat ou un moyen
d'anéantissement, et l'État ou le souverain, ne sont plus des forces de
violence primordiales et originelles, mais des forces cosmiques, au sein
desquelles le général est doté des attributs du souverain, qui a pour le modèle
le ciel. Selon cette pensée la réalité se produit à partir de l'imaginaire et de la
supériorité du néant sur l'être, car si « Toutes les choses sous le ciel naissent
de l'être, l'être est issu du néant ».
91
VI.4 GÉOPOLITIQUE ET GUERRE
92
VI.5 LE «DÉSARMEMENT DE L'ENNEMI» DANS LA PENSÉE
CHINOISE
93
dévoilent les secrets du temps, lisibles dans les hautes combinaisons
stratégiques, qui exigent à chaque fois déchiffrement et interprétation.
Or, dans la pensée chinoise qui est mélange de religion et de sagesse,
l'importance des temps fonde l'inaction taôiste, comme observation de
l'immuable, et celle-ci se révèle dans la supériorité de la transcendance sur
l'immanence et de la« ruse du temps» sur la «ruse de l'homme ».
Dans cette science des mutations, qui fut la matière première des lettrés,
la ,<ruse» de guerre apparaît connue le produit d'une malice et la forme
suprême de cette « ruse» est la ,<fuite» face à l'ennemi, les meilleurs des
stratagèmes en cas de revers militaire.
Face à cette malice, le gagnant doit ,<laisser filer r adversaire pOlU.mieux
le capturer », ou donner du mou à la laisse. C'est miner son potentiel
offensif, émousser sa volonté de combattre et affaiblir son ardeur de réagir.
vaincre sans combattre, gagner sans «ensanglanter la lame »,
conformément à l'un des enseignements capitaux de l' « Art de la guerre ».
94
guerre, et que, par la raison, on pouvait constater et dominer l'empire du
profond inconnu.
La vie et encore davantage la guerre, lui apparaissait comme un combat
entre la raison, empreinte d'une discipline sévère, et la Fortuna, soumises
aux variables caprices d'une déesse féminine. Les hommes de la
Renaissance ne doutaient guère que la raison finisse par l'emporter et cette
croyance dans la suprématie de la raison était la clé de leur admiration pour
Rome et les institutions militaires romaines.
L'invincibilité des armées de Rome était la preuve que cette ville s'était
donné la meilleure organisation que la «raison» pouvait concevoir. Ses
institutions militaires étaient l'expression du principe universel qui
gouvernera pendant longtemps toutes les institutions militaires du monde. À
sa base, nous retrouvons le postulat selon lequel le succès d'une guerre et
d'une opération militaire, dépend de la résolution d'un problème intellectuel,
d'ordre rationnel.
Le terme de la stratégie ne faisant pas partie du vocabulaire de la pensée
militaire de l'époque, mais la pensée stratégique venait de naître. Si la
bataille demeure le facteur décisif d'une guerre, l'ordre de bataille constitue
le point culminant de celle-ci. Ainsi, l'étude rationnelle du plan de bataille et
de l'ensemble de la campagne, fonde les moments de préparation théorique,
sur lesquels se greffent l'organisation du commandement et la formation
intellectuelle du chef de guerre. On s'aperçoit, depuis cet âge d'optimisme et
de rationalité, que la guerre n'est pas une science, mais un art, qui réserve
une place décisive aux impondérables et à l'esprit d'initiative et d'aventure.
Or, l'importance accordée à la particularité de la guerre et de la bataille,
le caractère personnel et unique de l'intuition et du commandement,
associent Machiavel et Clausewitz, dont le trait commun est la conviction
que la validité et la pertinence de toute analyse des problèmes stratégiques
ou militaires, dépend d'une perception générale, une idée «juste» sur la
nature de la guerre.
Clausewitz rejetait l'esprit scientifique de l'époque de l'Ancien Régime
qui ennoblissait le combat et refusait l'idée de la guerre comme acte de
violence extrême, en attachant de l'importance à des manœuvres, dans le but
d'éviter tout affrontement. Il affirmait clairement que le côté scientifique du
combat est d'importance secondaire. Clausewitz, insistant sur la
prééminence des facteurs immatériels et moraux, confirmait que, ce qui fait
le génie est, dans la figure de l'homme d'action, une étroite symbiose de
philosophie et d'expérience. À l'instar de cette traduction «continentale de
l'Occident », prônant le concept de guerre absolue comme «acte de
violence, poussée à ses limites extrêmes et destinée à contraindre
l'adversaire à exécuter notre volonté », les penseurs «insulaires» (anglais)
mettent l'accent sur le rétrécissement d'une stratégie «à sens unique» et,
avec l'autorité d'un Liddel Hart, déclarent que « la stratégie doit réduire le
95
combat aux proportions les plus minces possible ». L'accent mis sur le talent
et la subtilité, rapprochent-ils ces théodciens occidentaux et chinois, sur la
prétërence accordée à l'action indirecte, plutôt que directe?
96
l'adversaire, et d'une affaire révolutionnaire, là où la nation se réveille dans
un engagement total, renversant les bornes naturelles des armées de métier et
poussant à l'écrasement total des armées adverses. Utiliser la ruse et pousser
l'adversaire à abandonner la lutte, laisser qu'il prenne la fuite, cela
s'apparente à la « stratégie indirecte ». C'est autre chose que le détruire ou
anéantir ses forces, par une stratégie de « percées centrales ». Une stratégie,
qui selon le Mémorandum de 1905 de Schlieffen et ses réflexions
antérieures, est conçue comme une bataille d'enveloppement contre les deux
ailes de l'ennemi, afin de détruire sa liberté d'action. Dans le mode de
combat de Sun Tzu., les sujets de l'ennemi sont intégrés à notre volonté et à
notre autorité. Ils deviendront sujets de la cité et du pouvoir une fois la
victoire assurée. Dans la stratégie occidentale, ils demeurent hostiles, car
soumis à la loi nationale d'appartenance. Dans le cas de Sun Tzu il faut
également s'interroger si le rapport de la guerre et de la politique est celui
théorisé par Clausewitz, selon lequel les deux ont la même logique,
quoiqu'elles n'utilisent pas la même grammaire, ni, forcément, la même
philosophie d'action. Un autre aspect de la comparaison est de savoir si le
rapport entre l'action militaire ou d'exécution, et l'action politique de
décision et de direction, garde un contact étroit avec les opinions et les
forces sociales, pour garantir l'unité des forces morales et le maximum
d'efficacité, dans un état d'urgence, de mobilisation et de crise spirituelle.
Trois autres éléments, sociologiques, philosophiques et historiques,
influencent le caractère arbitraire de la comparaison entre stratégie chinoise
.
et stratégie occidentale:
le premier est représenté
d'incertitude;
par la notion d'ennemi, elle-même liée à celle
97
sanglante entre sept états qui aboutira en 221 après la défaite de l'État
Chu par Chin en 223, à la première unification telTitoriale et politique de
Chun!! Kuo.
Les campagnes militaires par les États batailleurs pendant la période
(770-446 avant Jésus-Christ) étaient natures féodale et conquérante. Ceci
n'atténuait guère leur caractère politique. En ce sens s'applique à cette
ambition, l'idée que ces luttes visaient l'hégémonie continentale et la
prééminence d'un État sur l'autre, justifiant l'énoncé que la guerre est un
conflit de grands intérêts réglé par le sang, un acte de violence poussé à ses
limites extrêmes et destiné à contraindre l'adversaire à exécuter notre
volonté.
9~
Il met au premier plan l'importance croissante: des ruptures
démographiques, affectant différemment les grands ensembles politiques
puis l'immigration, comme phénomène central du XXI" siècle.
Quant aux aspects politiques, il souligne: les caractéristiques de la
« nouvelle nature» de la violence.
Ensuite l'érosion du système de non-prolifération des armes nucléaires et
le risque d'une acquisition élargie de ces capacités, par des États menaçant la
stabilité mondiale.
Puis l'expansion de l'Islam radical et la menace du djihadisme, pour la
plupart des grandes puissances.
En termes de répercussions, il attire l'attention sur la pénurie des
ressources, induite ou aggravée par le réchauffement climatique, engendrant
l'émergence de politiques réactives à l'échelle internationale. Quant à la
logique des grandes puissances qui ont dominé jusqu'ici l'ordre
international, cette étude précise que la tendance vers un monde
multipolaire, est marquée par une forte influence des USA, mais que leur
suprématie n'est plus si nette ou évidente. Ce monde multipolaire émergent
est soumis à une sorte de «soft balancing» de la part des puissances
régionales montantes, réagissant, en contre-tendance, à toute politique de
primauté. Cette évolution est déjà visible, mais elle n'infirme pas la
considération de fond que la solution des problèmes majeurs exigera
toujours une intervention ou un soutien américains. L'avenir du
multilatéralisme, dicté par la dépendance mutuelle des grandes puissances
sera un multilatéralisme de groupe, qui pourra jouer un rôle croissant, à la
condition qui y soient inclus les grands acteurs du système mondial.
Ainsi, les trois questions qui se posent à ce sujet peuvent être formulées
de la manière suivante:
. Comment le multilatéralisme et ses deux formes de gestion
collective, la forme civile ou « gouvernance », et la forme militaire
ou «défense collective» - forme régionale de l'OTAN - peuvent-
elles s'adapter à un monde de conflits et de désastres humanitaires?
. Comment une idée, celle d'une institution mondiale réunissant
toutes les démocraties, peut-elle nuire à la réforme des Nations
unies, paralysées dans leurs responsabilités politiques et dans leur
99
illimités et ultimes depuis que l'homme, comme le rappelèrent Jaspers et
Sartre, a été mis avec l'atome en possession de sa propre mort.
100
VII. L'EUROPE ET LE SYSTÈME INTERNATIONAL
À L'AUBE DU XXIESIÈCLE. POUR UNE
OSTPOLITIK MONDIALE DE L'UE
Entre 1989 et 1991 ont été tournées trois grandes pages de l' histoke
contemporaine, géopolitique, stratégique et systémique. Le système
international passe de ]a bipolarité il un état hybride d'llnipolarisme imparfait
et de multipolarisme tendanciel. Aux conflits indirects et gelés succèdent des
turbulences et tensions permanentes et diffuses.
En ce qui concerne la « gouvernabilité » du système, celle-ci évolue de la
logique de la négociation à celle de la coercition dans le règlement de litiges,
conjoncturels ou séculaires, entre acteurs en compétition.
L'histoire s'est remise en mouvement. Après l'implosion de l'Empire
soviétique s'ouvre une longue phase d'ajustements à caractère
intereurasiens. L'effondrement du « pivot des terres» comme « pivot
géographique de l'histoire» ou crush zone, a valorisé depuis le système
maritime mondial et l'unité des océans.
C'est dans la zone du littoral eurasien que la dynamique des
changements, démographiques, économiques et politiques, est la plus forte.
C'est là que la dispute pour les voies d'eau, les isthmes et les détroits, par
lesquels se déploie la sécurité énergétique, marque la réhabilitation du
Rimland planétaire, l'anneau des terres qui va de la péninsule de Kamtchatka
au golfe Persique.
En ce qui concerne les États européens de la bordure atlantique, le
« paradigme géopolitique» dominant redevient 1'« Eurasie », la masse
centrale des continents.
Ainsi, la politique d'élargissement de l'UE vers l'Est comme politique de
stabilisation, à la marge de la péninsule européenne, montre sa précarité et
perd de son sens originel, fondé sur une perspective plus ou moins souple
d'intégration.
L'extension de la perspective géopolitique à l'Eurasie impose à l' Union
européenne un noyau restreint et central de direction politique et l'abandon
de l'élargissement continu au profit d'une politique d'alliances et de
coalitions. Comme conséquence de l'extension territoriale et sociétale, le
système européen se dilue.
Cette réalité ne peut être sous-estimée par les Européens, car elle met en
évidence la fragilité institutionnelle et politique de la construction
européenne.
En effet, les constantes géographiques et les legs de l'histoire imposent
aux fédérations en gestation l'impératif de se doter d'un pouvoir central fort,
sous peine de se dissoudre et de sortir de l'histoire.
La finalité de cette immense tâche est d'éviter les dilutions excessives de
l'UE aux marges extérieures et de contrer une disfonctionnalité politique
croissante à l'intérieur.
Pour cela, il faudra reconceptualiser la politique d'élargissement et de
voisinage, valoriser l'approche maritime de l'Europe dans les trois océans:
Atlantique, Pacifique et Indien, insérer le projet d'« Union» entre États
riverains de la mer Méditerranée dans une double perspective géopolitique,
102
intercontinentale (vers la mer Noire, le Caucase du Sud et l'Asie centrale),
interocéanique (en établissant un réseau de bases, d'escales, et de points-clés
maritimes dans le cadre des accords avec les pays ACP).
L'Europe doit se penser comme isthme occidental de l'Asie, ou Rimland
eurasien, car elle fait partie intégrante du Rimland mondial, dominé par la
communication, les débouchés maritimes, le régime des eaux et les échanges
par les voies des océans.
La bataille pour l'hégémonie et le leadership du monde se fera encore
une fois sur le front marginal des continents (façades subcontinentales et
péninsulaires) et de ce fait sur les rivages, les littorales et les routes
maritimes interocéaniques du Rimland mondial.
La définition d'une stratégie unitaire de l'Europe dans le monde implique
l'identification du pivot géopolitique de la planète.
Ce pivot est représenté par l'océan Indien, la région maritime centrale du
XXIe siècle. Celle-ci s'étend à l'intérieur de la zone océanique, qui établit un
espace de continuité vitale entre le Rimland mondial et la masse afro-
euraSIenne.
À l'ouest du continent, la période messianique de l'Union s'achève.
L'Europe entre dans une période où le retour de la realpolitik et de la
géopolitique mondiale imposent une nouvelle lecture de l'avenir.
.
Celle-ci aura pour base de nouveaux paradigmes:
. l'Eurasie
l'anarchie
à la place de l'Europe;
103
VII.l VERS UNE OSTPOLITIK MONDIALE DE L'DE
]()4
C'est un nouveau grand défi qui se dessine pour la décade qui commence.
Or, ce défi implique une coopération bilatérale et multilatérale, élargie à
d'autres partenaires ou groupe de partenaires. La double présence des USA
en Iraq et de l'OTAN en Afghanistan laisse les mains libres à la Russie, dans
le but de poursuivre son retour dans la région, en essayant d'y occuper la
place centrale qui était la sienne dans les deux derniers siècles.
Le paradigme géopolitique dominant du XXIe siècle sera l'Eurasie.
C'est un postulat essentiel. Ce nouveau paradigme détermine déjà la
politique étrangère, de sécurité et de défense des puissances majeures de la
planète, les États-Unis, la Russie et la Chine et dicte également la conduite
des puissances régionales moyennes comme la Turquie et l'Iran.
La sécurité régionale est une composante capitale de l'équation de
sécurité globale. Dans cette région immense, le défi stratégique majeur pour
l'UE est de devenir le garant de l'indépendance et de la souveraineté de ces
pays, d'affirmer le pluralisme géopolitique et pas seulement démocratique et
de faire en sorte qu'aucune puissance ne puisse contrôler, ni dominer de
manière exclusive, le pivot géographique de l'histoire.
Pour l'UE, renouer avec l'Asie, c'est renouer autrement avec la Russie, la
Chine, l'Inde et l'Iran. C'est imaginer l'avenir géopolitique du continent sur
les arrières du Proche-Orient et de l'Asie mineure. C'est replacer le plateau
turc dans sa jonction de plaque tournante intercontinentale, qui est
historiquement la sienne, marquant sa contigüité géopolitique d'un caractère
de discontinuité stratégique vis-à-vis de l'Europe. Dans ce contexte,
1'« Union pour la Méditerranéenne» s'insère comme le segment méridional
d'une ceinture afro-eurasienne du continent, inscrit sur la bande
longitudinale du grand croissant est -ouest. Penser à nouveau par l'espace
signifie, pour l'Europe, de se refuser à être définie comme un pôle subalterne
de l'Occident, en revendiquant un rôle fondamental de «balancier mondial»
et de « fenêtre ouverte» sur l'Orient. Cette nouvelle « conscience de soi»
géopolitique est fondamentale, car, par cette configuration, élargie à l'Asie
centrale, l'Europe refuse de devenir prisonnière d'un rapport institutionnel à
sens unique avec l'Afrique ou d'être figée aux instabilités du Proche-Orient
tumultueux. Le centre des préoccupations eurasiennes et la clé des nouveaux
paradigmes géopolitiques de l'Union européenne reposent sur le pari de
replacer l'Europe au cœur de l'histoire et de faire de la stratégie eurasienne
le laboratoire d'une volonté géopolitique commune, équivalente à celle des
États-Unis.
Trois enjeux apparaissent immédiatement de cette nouvelle orientation de
.
la realpolitik européenne:
la géopolitique des ressources;
. l'affirmation de l'Asie;
. l'extension de la zone d'influence potentielle de la Chine.
105
Si la bipolarité avait enfermé l'Europe dans la partie occidentale du
continent, la nouvelle phase de l'histoire restitue à l'Europe son passé et sa
diversité lointains. L'élargissement de l'DE et ses perspectives lui permettent
de prendre à revers les puissances terrestres euroasiatiques par l'étendue de
la projection des forces que justifie sa puissance navale et péninsulaire. Cette
projection est rendue possible par l'accès aux zones côtières de la
Méditerranée, de la mer Noire et de la Caspienne, et à celle du Golfe, à
l'océan Indien et à l'Asie du Sud. C'est une donnée que sous-tendent la
théorie et la stratégie navales contemporaines, appuyées sur l'anneau des
bases périphériques et insulaires allant du Japon à Taïwan, puis à
l'Indonésie. Cela demeure la condition géographique de l'unification
tendancielle des terres par la maîtrise des mers. Par ailleurs s'oppose à cette
inversion des rapports traditionnels entre l'Europe et l'Asie, qui vont
désormais de l'Ouest vers l'Est, la manœuvre de contournement stratégique
de la Chine. Cette manœuvre est double, elle est orientée en direction de
l'Afrique au Sud, sous la poussée énergétique et commerciale et vers la
Sibérie orientale au Nord, sous sa puissante vague modernisatrice,
démographique et culturelle. C'est ainsi que la Chine tend à occuper en Asie,
peu à peu, la place centrale qui était celle jadis de la Russie, en poussant plus
loin les bornes de sa puissance. Par ailleurs, du point de vue du déplacement
de l'axe de gravité géopolitique et économique du monde, le véritable
clivage entre Orient et Occident se situe désormais au niveau de l'océan
Indien. Compte tenu de ces considérations, une Ostpolitik mondiale de
l'Union a pour fonction majeure d'interdire à une « coalition des pivots des
terres» de souder les puissances continentales en fonction antioccidentale,
en les détournant d'une «politique du pivot ». Elle a également pour
fonction d'interdire à l'Empire du Milieu de remplacer la Russie en Sibérie
orientale, par une pression démographique irrésistible, car le pays du Chung
Kuô pourrait ajouter une façade océanique au potentiel de ressources de
l'intérieur du continent, en menaçant ainsi la liberté du monde.
Par ailleurs et du point de vue énergétique, l'Ostpolitik mondiale de l'UE
a pour but d'amorcer l'indépendance des sources d'approvisionnement de
l'Union.
106
VII.2 OSTPOUTIKEURASIENNE
J07
VII.3 LTOCÉANINDIEN. PIVOT GÉOGRAPHIQUE DU XXIE SIÈCLE
.
pourrait être énoncée comme sui t :
Qui domine le des mers» domine la « masse des terres » ?
J08
VII.4 SYNTHÈSE PROVISOIRE. UNE AUTRE STRATÉGIE POUR
L'EuROPE
109
philosophie, la civilisation et la culture interviendront pour définir les
combinaisons de l'acceptable et de l'inacceptable dans la vie quotidienne ou
en perspective.
Ce seront politiquement les proches ou les plus proches qui scelleront les
jeux de l'avenir et l'histoire de l'Europe de demain. Elle sera dictée par nos
choix et de ces choix résultera la place de l'Europe dans le monde et celle du
jus gentium du XXIe siècle.
110
VIII. UNILATÉRALISME ET MULTILATÉRALISME.
LA SÉCURITÉ ET LA NOUVELLE GÉOPOLITIQUE
DE LA MENACE
112
La pratique du multilatéralisme, contribuant à la stabilité internationale,
appartient aux courants intellectuels que la théorie range parmi les « régimes
internationaux », situés à l'intersection de la société internationale (ou
anarchique) et de la société interétatique (ou policée). Il s'agit d'un
mécanisme imparfait qui est investi de vertus positives et principalement de
celle de favoriser la conduite des affaires internationales en vue de solutions
et de compromis partagés et élargis.
Comme projet politique ou pactum societatis, il se donne pour but de
construire un nouvel ordre international, fondé sur le droit et conforme à une
morale démocratique. Le postulat de base est que l'on ne peut vivre en
sécurité que dans une société partageant les mêmes principes.
Si le passage de l'état de nature à la constitution civile est caractérisé par
la création d'un espace de conventions et de règles communes, celles-ci ne
suffisent cependant pas. En effet, les droits et les obligations qui naissent du
multilatéralisme peuvent comporter des litiges et des violations.
Les perturbateurs resteront à l'écart de ces règles et ne se considéreront
pas tenus à les observer, car, dans la plupart des cas, les acteurs déviants ne
s'estiment pas intégrés à un ordre de valeurs édictées par des puissances, par
leur nature intégratrices.
Ils acceptent cependant que les modes de règlement des différends soient
l'OMC et l'ONU, car ces tribunes leur assurent un espace d'influence, de
critique et de contestation.
La société internationale, ne pouvant compter uniquement sur la
confiance et sur l'honnête observation des règles convenues, a élaboré au fil
des ans et de l'expérience, une panoplie d'instruments, permettant aux parties
de parvenir à des solutions équitables, négociations directes, médiations
diverses, arbitrages formels ou informels, diplomatiques ou politico-
stratégiques.
En cas d'impossibilité de compromis équitables, les «résolutions» du
Conseil de sécurité des Nations unies peuvent aller jusqu'à l'établissement de
mesures de sanction dans le cadre des principes de la « sécurité collective».
En clair, il ne peut y avoir de multilatéralisme parfait, satisfaisant et
totalement égalitariste, car la dimension inégalitaire de l'ordre international
est due au poids inégal des États, ce qui fait dire au courant réaliste des
relations internationales que la société internationale est mi-sociale et mi-
asociale, mi-civilisée et mi-contractuelle, mi-violente et mi-naturelle. L'ordre
international qui en résulte est le produit d'une régulation interétatique et
contractuelle.
113
VIII.l UNILATÉRALISME - MULTILATÉRALISME
]]4
Les conventions lient alors les pays signataires sur des sujets constituant
la matière de ces accords et la transgression de ces accords comporte des
sanctions collectives.
À titre d'exemplification, nous pouvons distinguer au moins cinq formes
.
distinctes de multilatéralisme
un multilatéralisme
:
paritaire, au sein d'organismes
caractère économique comme l'OMC, où joue toutefois
internationaux à
la «clause de la
nation la plus favorisée » ;
. un multilatéralisme directeur, au sein d'organisation de sécurité collective,
comme l'OTAN, où vaut la règle du primus inter pares et celle de
l'unanimisme institutionnel;
. un multilatéralisme
pourparlers
de prévention des crises, comme dans le cas des
avec la Corée du Nord ou l'Iran, où interviennent des
puissances régionales et des puissances globales extérieures, selon la
nature et la capacité de nuisance de l'acteur visé;
. un multilatéralisme de croisade et de coalition, comme en Irak et au Golfe,
pour intervenir militairement dans un premier moment et pour sortir de
crise ensuite;
. un multipolarisme de contestation
où les systèmes de marchandage,
ou de critique,
de résistance
au sein des Nations unies
et de paralysie sont plus
forts, car formulés librement.
115
entre les nations. Chaque unité politique est arbitre insyndicable de la paix et
de la guerre, entre les unités du système.
Les acteurs de la vie internationale se déterminent par rapport à cet enjeu
en fonction de déterminismes multiples.
Nous pouvons les énumérer schématiquement, en repérant leurs sens dans
.
des logiques et des horizons éloignés tels:
l'ambition ou la gloire;
. l'intérêt national ou vital;
. le principe égoïste du calcul et du gain;
. la préservation du rang dans la hiérarchie des puissances;
. les doctrines et les principes de défense du statu quo, plutôt que celles qui
prônent une volonté de changement et l'affirmation de la loi du mouvement
de l'histoire ;
. le maintien ou l'amélioration des équilibres des forces;
. la définition
d'hostilité;
d'une stratégie, offensive ou défensive, prévue en cas
. l'idée de légitimité
certaines valeurs;
historique ou l'esprit missionnaire, pour l'affirmation de
. l'identification
subversifs;
d'États perturbateurs ou «hors la loi », en leurs mobiles
116
Il dépend de la puissance de l'acteur, de la conjoncture internationale et
surtout de la perception des menaces.
Le choix des alliances sera différent si les menaces sont de nature
étatique ou de nature transnationale, ou les deux à la fois.
L'action internationale choisie par les États, unilatérale, bilatérale ou
multilatérale, dépend toujours d'une incertitude majeure, celle qui s'inscrit
entre la menace et la perception de la menace (bref entre la réalité et sa
lecture subjective).
L'idée que pour comprendre les relations internationales, il faut partir de
la menace et surtout des incertitudes dictées par l'évaluation de celle-ci, nous
amène à rappeler que deux grandes écoles de pensée s'opposent aux États-
Unis pour s'interroger si l'horizon stratégique des trente prochaines années
sera façonné davantage par le terrorisme et conjointement par l'islamisme
ou, en revanche, par la logique des États, par la géopolitique eurasienne et
par les rivalités nationales en Extrême-Orient.
Le dilemme de stratégie générale des USA déterminera en large partie
l'unilatéralisme et le multilatéralisme de sa politique extérieure et influera
sur les modalités des politiques étrangères des autres États.
En théorie et sauf d'autres attentats majeurs contre la puissance des USA,
la question chinoise et les quatre foyers de crises du golfe Persique et de
l'Iran, de l'Afghanistan et du Pakistan, et enfin de Taïwan, de la Chine
continentale et de la Corée du Nord, supplanteront les questions terroristes
en termes de priorités, sans toutefois les éliminer.
La réponse que la politique et la diplomatie américaines accorderont à ce
dilemme, déterminera le mélange des formes d'action, unilatérales ou
multilatérales (bref des réponses individuelles ou des réponses collectives).
L'idée d'un saut qualitatif du terrorisme international, utilisant des armes
chimiques, biologiques ou nucléaires et proposant une fusion opérationnelle
du fanatisme et de la technologie, amène à des développements
géopolitiques et géostratégiques majeurs.
117
VIII.2 LA NOUVEllE GÉOPOLITIQUE DES MENACES
]]9
Les Européens demeurent plus attachés aux fictions d'un ordre juridique,
dans lequel les idéaux et les intérêts convergeraient (et cela au sein d'un
monde gouverné selon les principes du multilatéralisme). Ils sont portés à
croire aux principes qui assignent le même poids aux États démocratiques
comme aux États despotiques et voyous. Or, il n'y a aucun multilatéralisme
qui puisse exister sans une bonne dose d'unilatéralisme. Les Européens,
suivant leurs préférences, font des Nations unies et du Conseil de sécurité
l'expression accomplie d'un véritable ordre multilatéral, sans se rendre
compte que même au Conseil de sécurité le déséquilibre de puissance est
énorme. Or, la force ou la puissance s'équilibraient de manière
approximative à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, bien qu'il n'y ait
aujourd'hui qu'un seul super power, jugé par certains observateurs sur le
déclin. Ainsi, le siège du Conseil de sécurité est, pour les nations
européennes, un substitut de la puissance qui leur fait défaut.
Elles sont d'autant plus attachées à cette fiction que leur personnel
politique est inspiré par une culture de la légalité et de la conciliation avec
les adversaires du droit international et les ennemis de la démocratie.
La cause en est que les Européens ont abjuré à l'atavisme de leur
politique de puissance et qu'ils confient leur avenir à une sécurité qui leur
vient « gratuitement» de l'extérieur, pour la plupart des menaces probables.
En ce qui concerne en particulier la puissance, les Européens ont oublié
que tout ordre international est établi par la guerre et que le recours à la force
fixe l'étendue et la profondeur de l'égalité et de la fraternité entre les
peuples.
120
VIllA PERCEPTION DE LA MENACE
121
droit à la réprobation de l'unilatéralisme, car les Européens sont devenus des
apôtres d'une gouvernance mondiale pacifiée.
L'unilatéralisme américain réagit à la menace par l'élaboration d'une
doctrine, la doctrine de l'action préemptive. Celle-ci conduit à une limitation
de la souveraineté des États, considérés redevables d'obligations
internationales, tant vis-à-vis de leurs sujets que des autres acteurs de la
scène mondiale.
Cette doctrine pose un difficile problème de principe, celui de la
qualification juridique des actions menées par les États, en dérogation d'un
mandat des Nations unies.
Quel est le type de contrat qui relie l'État au système international?
En matière d'intervention unilatérale face à des menaces imminentes, les
États-Unis considèrent qu'il n'y a pas de légitimité au-dessus des États
démocratiques et que cette légitimité, conférée aux institutions
supranationales par un processus négocié, peut être retirée à tout moment.
Non seulement elle n'est pas permanente, mais elle n'appartient en propre
qu'aux détenteurs effectifs de la souveraineté, les États.
À ce sujet, les Européens font semblant de croire qu'il existe une volonté
autonome de la communauté internationale et qu'elle résulte non pas d'un
vote, mais d'une délégation permanente de pouvoir.
Ils préfèrent sous-estimer, voire occulter, qu'il ne s'agit là que d'un
consensus provisoire, souvent marchandé et résultant d'un climat politique
totalement conjoncturel.
Ils n'oublient guère que c'est l'action coercitive qui relève de la volonté
des États et de leurs capacités d'action. Même dans ce cas, les Européens
sont portés à croire que la volonté de la communauté internationale est
l'incarnation partielle d'un principe de raison. L'emploi de la violence, qui a
marqué l'histoire européenne du XXe siècle, a été considéré comme un
exercice effréné de la souveraineté et de son unilatéralisme aveugle. Ainsi, la
maison européenne, en tant que produit des Lumières, est vue comme une
architecture novatrice, dont une partie des Européens s'attendent qu'elle
dépasse la politique de puissance, le versant démoniaque de la poétique
historique. C'est tout le sens de la notion d' « Europe postmoderne ».
122
IX. L'EUROPE, LA CRISE DES FONDEMENTS ET
LES CHANGEMENTS DES PARADIGMES
STRUCTURANTS
124
l'Afghanistan, en passant par le Proche-Olient !'Iran. arc relie la
tl'ontière orientale du continent aux tensions les plus dangeœuses de la
planète, aux plus déstabilisantes de la conjoncture actuelle.
Depuis la fin de la bipolarité, le monde a changé de centrahté et donc
d'horizon historique. Le XX" siècle a eu l'Europe comme paradigme
géopolitique central. Au XXIe siècle, la matrice fondamentale des
raisonnements géopolitiques et conceptuels est devenue l'Eurasie.
impliq ue un changement radical de perspecti ves, d'aIIjances et de parentés
civilisationnelles.
125
l'hétérogène, tant au plan religieux qu'identitaire. paradigme influe
profondément sur engagements pour la paix et sur la géopolitique
allianœs. La cartographie des allégeanœs communautaires et des régimes
politiques en est influencée. méthodes et les doctrines d'action sont
reconfigurées à partir de ces allégeances qui s'enracinent dans des
« principes de légitimité» divers et opposés. L'ère des idéologies du passé a
représenté la liaison inextricable entre mouvements intellectuels, partis de
contestation et de prise de pouvoir, régimes politiques et formes d'État. Les
nouveaux paradigmes annoncent une résurgence des croyances et
apparaissent aujourd'hui comme métapolitiques et radicaux, car ils
transcendent ]a sphère de r autOlité et tirent leurs sources, des buts premiers
et ultimes de l'action humaine.
Les conflits ainsi suscités sont puissants et durables, car ils sont
profondément enracinés dans traditions et se ressourcent aux passions
anœstrales qui sont à la fois globales et locales.
126
. le déplacement des enjeux du conflit
« sens » et de l'éthique du conflit;
du terrain de combat à celui du
. la conception
L'embargo
du «facteur décisif », de la menace et des tensions.
des approvisionnements énergétiques et les facteurs de
déstabilisation politique, paralysent désormais l'ensemble des activités
sociétales et valorisent la soft war;
. la politique et l'anticipation. L'autonomisation
stratégique et celle de l'anticipation (préemption)
croissante de la fonction
érigent en maîtrise du
monde la stratégie globale et intégrale et la politique pensée, calculée et
conduite en milieu conflictuel;
127
. la politique ordinaire et les conflits métapolitiques.
religieux ou de motivations ultramondaines
L'émergence du facteur
engendre des conflits inédits,
les conflits métapolitiques prenant racine dans l'hétérogénéité structurelle
du monde. Il en découle différentes politiques de l'identité et
d'autres modalités d'exercice de l'hégémonie;
. la politique
l'anthropologie
et la légitimité. Nous touchons à une mutation-clé
du politique, bref, à une autre perception de la notion de
dans
128
X.DE LA PUISSANCE MONDIALE CLASSIQUE À
LA PUISSANCE GLOBALE. LES ATTRIBUTS DE
LA PUISSANCE GLOBALE
Dans Paix et guerre elllre les nations, au chapÜre II, Raymond Aron
place la notion de puissance panni les moyens de la politique extérieure et au
chapÜre III, associe cette même notion à la gloire et à l'idée, la classant
parmi buts de la politique étrangère. Dans la quatri~me partie de son
ouvrage, il reprend l'examen de la notion de puissance au cours des deux
chapitres finaux, le XXIIIe et XX IVe, pour traiter de la perspective qui se
dégage historiquement au-delà de la politique de puissance. Il s'agit d'une
bifurcation conceptuelle. La première porte sur le pacifisme, la Société des
nations, les Nations unies, l'imperfection du droit international et la sécurité
collective. C'est le chapitre XXIIIe dont l'intitulé est net: «Au-delà de la
politique de puissance: la paix par le droit. »
La deuxième au XX IVe indique clairement l'autre voie de la politique de
puissance: la paix par l'empire. Y sont développés des thèmes de grande
actualité sur les équivoques de la souveraineté et sur les formes d'État, qui se
déclinent sous les deux aspects de l'État-nation et de la fédération, puis de la
fédération et de l'empire.
En revenant à la présentation de la première partie et donc aux premiers
chapitres de l'ouvrage, la partie qui porte le nom de « Théorie» et en sous-
titre «Concepts et système », R. Aron tient à distinguer la notion de
puissance de celle de force, puis de celle du pouvoir, avant d'en venir aux
éléments de la puissance et aux incertitudes de sa mesure.
Là encore, le descriptif aboutit à l'historique et à l'indétermination de la
conduite diplomatico-stratégique dans l'utilisation de la puissance, offensive
ou défensive, en temps de paix ou en temps de guerre.
Commençons par la définition de la notion de puissance. La puissance
(power ou Macht) se distingue de la force (strenght ou Kraft). La puissance
est désignée comme la capacité de faire, de produire ou de détruire, et cette
définition porte à la distinction entre « puissance défensive» et « puissance
offensive », autrement dit, dans un cas, à la capacité d'un individu ou d'une
collectivité de ne pas se laisser imposer une volonté, ou alors de l'imposer
aux autres.
Deuxième cas de figure, la définition de la force appelle à la logique des
ressources matérielles, cependant que la puissance désigne leur mise en
œuvre à partir d'un but.
Dans le domaine des relations internationales, la force actuelle,
immédiatement disponible en cas de conflit, se rapproche de la notion de
force militaire utilisable sans alerte préalable. La puissance, par contre, est
un ensemble de ressources qui correspondent à un potentiel de mobilisation.
En ce qui concerne la notion de pouvoir, Aron lui assigne la définition
d' « autorité» de décision, de délibération et de volonté, légalement définies
et orientées vers un but politique. Il revient sur la précision que la puissance
est une capacité d'action collective sur des ressources disponibles,
mobilisées à l'échelle internationale par la compétition, la rivalité, l'hostilité
ou le choc des volontés.
130
X.2 LES ÉLÉMENTS DE LA PUISSANCE
.
mondiale, en classe les éléments en trois catégories:
politiques:
voisinage;
géographie, population, organisation et culture, frontières et
. économiques:
technologique,
sol et richesses minérales,
commerce et finance.
organisation industrielle et niveau
131
X.3 LA NOTION DE PUISSANCE ET SA TRANSFORMATION
132
XA L'INTELLIGENCE, LA SURVEILLANCE STRATÉGIQUE ET LA
RAMIFICATION SPATIALE DU POUVOIR D'ÉTAT
133
X.5 LA PUISSANCE GLOBALE ET SES ATTRIBUTS: LE LINKAGE, LA
DIPLOMATIE TOTALE, L'« ALLIANCE GLOBALE LA
GLOBALISATION MÉDIATIQUE ET LA « GUERRE HORS LIMITE»
134
X.6 LES PRINCIPES DU LINKAGE
136
X.6.3 L'aspect tactique
Dans son aspect tactique, le linkage est apte à faire converger les efforts
des deux partenaires vers un dialogue régulateur, basé sur la reconnaissance
d'un même code de conduite. Une même conception de la légitimité
internationale doit imposer des limites dans les comportements admis, car
toutes les parties s'imposent d'accepter le respect d'une sorte d'intérêt
supérieur et la sauvegarde, bien comprise, de la sécurité internationale.
Dans l'aspect tactique du linkage trouve une application pleine la notion
d'interdépendance, comme réciprocité de traitement entre les effets positifs
et les effets négatifs d'une même relation, bref, l'idée d'une liaison entre
dépendances mutuelles du signe contraire. Au niveau de la négociation, le
linkage introduit des éléments de souplesse qui s'inspirent des techniques
classiques de la compensation. Il suppose un synergisme de visées
réciproques, entremêlées de volontarisme et d'action pédagogique. Les
progrès réalisés dans un domaine doivent entraîner des progrès dans d'autres
domaines de la négociation. Le présupposé est qu'il existe une
interdépendance objective, enracinée dans la logique des intérêts et une
interdépendance subjective, dictée par les perceptions réciproques de la part
des deux partenaires.
L'idée de sanctionner par des coûts politiques des transactions d'ordre
économique, d'un intérêt évident pour l'adversaire, imposant des restrictions
aux échanges, ou refusant certains avantages, a été la raison de fond de
l'utilisation tactique du linkage. Le but en a été d'inciter à des concessions et
à des assouplissements de conduite sur des thèmes déterminés.
Il s'est agi de contre-mesures sélectives ou de rétorsions non militaires,
jouant sur la méthode d'association entre coûts (politiques) et avantages
(économiques), afin de rendre les responsables plus conscients du «prix» de
leurs actes. L'utilisation tactique du linkage, pour faire face à des impasses
diplomatiques, pour maîtriser des situations de crise, ou pour influencer le
comportement de l'adversaire dans des situations très particulières, a été
pensée aussi, de la part des responsables politiques, comme une réponse à
leurs opinions publiques. Il fait éviter de donner l'impression d'assister, en
spectateurs impuissants, aux manœuvres de 1'« autre », s'interdisant des
avantages ou des gains escomptés. L'indivisibilité de la sécurité n'est que le
revers d'un défi d'ordre planétaire et vise, en conséquence, à répondre à la
multiplicité des périls, à tous les niveaux de l'échelle.
137
X.7 LE LINKAGE NORD-SUD
138
X.8 LA DIPLOMATIE TOTALE OU LE LINKAGE ACCOMPLI
139
Depuis le sommet de Riga des 27 et 28 novembre 2006, le seul
instrument de ce type est l'Alliance atlantique. Pour les États-Unis, seule
puissance globale effective, cet instrument est l'OTAN.
L'ambassadeur des USA en France, M. Craig R. Stapleton, le
qualifie désormais, dans le Monde du 29 novembre 2006, comme le « centre
de la consultation stratégique au sein de la Communauté transatlantique », le
« lien» du dialogue stratégique entre alliés permanents.
Tout comme l'UE, l'OTAN a opéré comme soutien et comme force
d'attraction pour le changement politique, puis pour la stabilisation des
reformes démocratiques à travers l'espace transatlantique et désormais,
transeurasien.
Le but de s'adapter aux mutations géopolitiques du XX le siècle en a
fait le principal outil de politique globale au monde, apte à jouer un rôle
politico-militaire planétaire pour affermir la sécurité au XXIe siècle.
L'ambiguïté de la notion d'alliance globale repose sur l'intime
connexion de l'évolution constatée des conflits asymétriques et de la
nécessaire fonction de nation building, car la phase militaire des conflits de
haute intensité s'est raccourcie, tandis que la fonction civile de pacification,
de stabilisation et de reconstruction s'est étendue dans le temps.
Or, au plan des considérations d'ordre général, les attributs d'une
puissance globale doivent intégrer de plus en plus des éléments politiques et
d'ouverture multilatérale. Ces nouveaux instruments globaux doivent refléter
la perspective internationale en toutes ses composantes. Ils doivent tenir
compte, même partiellement, des sociétés auxquelles ils s'appliquent et
comporter l'indication d'un horizon politique, qui se concrétise dans le
projet défendu par la communauté internationale. Ce projet est celui d'une
«communauté de démocraties », transcendant à la fois l'hégémonisme
inévitable de la puissance dominante, et la logique de la force pure, qui
interdit tout dialogue.
Le « nouveau consensus» de « l'outil de force global» doit refléter
une idée de coopération et de dialogue ouvert, plutôt que l'idée d'une
alliance hégémonique à légitimité restreinte. En ce sens, l'alliance
hégémonique, construite en « parapluie défensif et de sécurité» comme un
bastion et fondée sur l'hypothèse d'une menace de très forte intensité,
immédiate, directe et massive, appartient au XXe siècle et elle est, comme
telle, révolue.
140
X.tO LA GLOBALISATION MÉDIATIQUE
141
acte ». Puisque cet espace ne peut être le théâtre d'une confrontation des
capacités de destruction physique, l'utilisation tactique de cet espace met en
face valeurs fondamentales des sociétés en lutte.
142
X.12 L'INVERSION DE LA SYMÉTRIE. AXE NUMÉRIQUE - AXE DES
COMBATS
143
X.13 LE LINKAGE VERTICAL OU LE RÉSEAU DES CRYPTOCAPACITÉS
SATEL LITAIRE S
144
En effet, comment peut-il être défendu le droit à à la libre
opinion. sans l'irruption du totalitarisme involontaire du se
parant des habits de protecteur universel de la peur ?
.
probabilité qui dépend de plusieurs facteurs pouvant s'additionner
volonté politique;
. rivalité;
. contexte international;
. état de l'économie;
. effort budgét<ùre ;
. innovations technologiques:
. études conjointes de vulnérabilité;
. autres.
145
La constitution d'un réseau d'armes en orbite, dissimulées et donc
secrètes, activables en cas de crise, est bel et bien un projet d'étude au sein
de certains états-majors et guère une hypothèse de technologie militaire ou
de débat stratégique. L'utilisation de l'énergie cinétique pour des
interceptions à grande vitesse et des tirs au sol contre des cibles spatiales en
direct ascent ou à «mi-course» d'un missile balistique adverse est la
méthode adoptée dans la technique du hit to kill. Elle ne résulte pas d'un
rendez-vous spatial entre un « satellite tueur» et un « satellite cible », mais
d'une évolution balistique importante. Par ailleurs, l'envoi dans l'espace de
satellites munis de charges nucléaires appartient à la sémiotique militaire et
acquiert la signification d'avertissement stratégique. Les puissances
balistiques se «parlent» constamment par le dialogue de la menace. Les
satellites espions, qui observent au sol des préparatifs militaires d'attaque en
orbite basse, sont visés par des contre-mesures ou parades, aptes à préserver
le secret et l'effet de surprise. Tout système intégré de protection antimissile
vise les différentes trajectoires des missiles adverses et comprend plusieurs
catégories d'intercepteurs, de senseurs et de radars basés à terre et en mer.
La couverture des forces à l'avant ou celle des alliés n'est que la
traduction stratégique d'une ambition, la politique de primauté. Elle se fait
valoir surtout là où manque une capacité de défense contre la prolifération
d'Armes de Destruction Massive (ADM) par des puissances perturbatrices
ou par des États voyous. Le prix à payer pour la protection et la défense a été
depuis toujours politique et le restera. Il s'agit d'accepter, même à
contrecœur, une fonction de leadership. La vulnérabilité spatiale potentielle
est un élément capital de la vulnérabilité globale d'un pays, car elle peut
affecter la dissuasion et donc le concept de base de la non-guerre, mais aussi
l'utilisation offensive de moyens d'attaque ou des systèmes d'armes guidées,
programmées dans des campagnes et contre des adversaires conventionnels.
La dominance stratégique dépendra largement de l'accroissement du rôle des
satellites dans les conflits futurs. La préservation de la capacité d'action
d'une puissance globale en dépend.
Ainsi, toute diplomatie visant à éviter ou à limiter par des traités
l'arsenalisation de l'espace peut décourager une tendance au contrôle en
acte, qui est un moyen pour les puissances moyennes de ne pas accroître
leurs gaps capacitaire et technologique et conserver des marges de
manœuvre en situation de crise.
La course aux armements fait partie intégrante d'une politique de
primauté et ne peut refuser la pertinence de ces efforts si un membre
quelconque de la communauté internationale se dote de capacités de parade
et de représailles inacceptables. Toute nouvelle avancée en matière de
missiles antimissiles ou de systèmes de détection et d'alerte avancée a pour
effet d'affaiblir la dissuasion puisqu'elle donne une prime à l'attaquant. La
préservation de l'arsenal militaire des puissances globales, assurée par la
146
survie des possibilités d'une «deuxième frappe» imparable, passe par la
limitation de boucliers anti-missiles autour de certains sites « vitaux », pour
assurer la crédibilité de 1'« équilibre de la terreur ».
Par ailleurs, la crédibilité de celle-ci dépend, de manière parfaitement
contradictoire, des réseaux satellitaires de surveillance, d'alerte et de
détection avancées. Le «pouvoir de saturation» des puissances globales
peut mettre en échec toute sorte d'échange intercontinental majeur, à cause
de la quantité et de la variété des fusées disponibles. En termes stratégiques,
l'Europe figure comme un théâtre cible, pour des tirs adressés à des
puissances continentales ou extraeuropéennes. Politiquement et en vue des
allégeances et des alignements politiques des pays de la planète, les
nouveaux systèmes de détection et les formes de coordination centralisées et
intégrées des systèmes de commandement justifient l'observation selon
laquelle un « système de défense» et de protection avancée est un « système
d'intégration politique» et de «coordination stratégique », créateur de
subordination et de dépendances auprès des alliés de la puissance dominante,
en même temps qu'il se configure comme un système d'« insularisation »,
d' « encerclement », et donc de containment pour les adversaires ou les
rivaux. Sont directement concernés par ces percées les programmes
d'armement, les alliances militaires et les doctrines de défense. En effet,
toute avancée dans le domaine de l'espace et tout bouclier antimissile
.
conduit :
à une rupture des équilibres stratégiques généraux entre grandes puissances
. à d'ambitieux
«cinquième
programmes
génération»
de modernisation des armements dits
dans le domaine de la défense antiaérienne
de
et
spatiale;
. à des «positionnements
politiques et d'influence
de zone » de ces systèmes, modifiant les rapports
régionaux dans les décisions concernant leur
utilisation à des fins militaires.
148
La «surprise militaire» découle le plus souvent de l'avancée d'une
technique ou d'une arme, d'un système d'emploi, d'une doctrine militaire ou
de la percée de plusieurs facteurs conjoints. Dans un système planétaire à
forte complexité, régionale et globale, la «surprise» est plus marquée
politiquement et repose essentiellement sur le jeu de facteurs géopolitiques,
sur une inversion des alliances établies, sur une liaison réussie de forces
militaires adverses ou, encore, sur l'activation d'actants irréguliers et
transnationaux faisant recours à des formes de violence inédites. Des
insurrections internes aux acteurs aux prises, suscitées par le pluralisme
culturel, et l'hétérogénéité sociale y contribuent également, bien que la
surprise, au sens propre, tire ses raisons d'être de la combinaison de
plusieurs facteurs réunis.
Dans un système planétaire, l'interaction multi-théâtre (linkage
horizontal) sera l'élément-clé de la menace globale pour tous les acteurs du
.
système, en raison:
de l'activation
conflictuelle;
soudaine de plusieurs zones de crise et de leur fonction
. de la dérivation
subétatique ;
symétrique et conjointement asymétrique inter- et
. de la distribution mondiale
des forces au combat;
des acteurs en conflit et de l'énorme dispersion
149
XI. LE « NOYAU DUR ». RÉTROSPECTIVE D'UN
CONCEPT POLITIQUE DANS LE DÉBAT
FRANCO-ALLEMAND SUR L'AVENIR DE
L'EUROPE
152
Ce questionnement repose le vieux dilemme entre l' « Europe
européenne» et l' « Europe atlantique ».
Il est clair désormais pour tout le monde que le mécanisme électoral et la
structure du système de décision peuvent influer sérieusement sur la marche
de l'Union, à l'intérieur et dans le monde, et encourager l'asservissement à
des acteurs hégémoniques, ou à des interprétations erronées du système de
régulation du monde par le marché, suscitant une logique de chantage, de
renoncement ou de soumission aux lois occultes des plus forts, ressenties
comme objectives.
Avec les «non» successifs de l'Irlande, de la France et des Pays-Bas, et
puis encore de l'Irlande, nous sommes entrés dans une conjoncture
européenne et mondiale, aléatoire et critique, profondément marquée par
l'absence de la personnalité du peuple dans la vie des institutions, par
l'absence d'une idée d'Europe dans les perspectives de réforme
institutionnelle, par une carence de leadership dans le système de décision et
de pouvoir européen, et, enfin, par l'émergence hésitante d'une véritable
politique de sécurité et de défense, obéissant à une vision mondiale des
équilibres de puissance, dans les structures européennes, encore fragiles, de
politique étrangère.
Le pouvoir, que «la demande de l'Europe» appelle avec force, est un
pouvoir qui sache réconcilier, au-delà des apparences juridiques et autour
d'une légitimité retrouvée, une vision réaliste du monde, une dimension
politique du projet européen et une idée large et entraînante de la solidarité
collective des peuples, « souverains », insubordonnés ou localistes.
Un pouvoir qui sache façonner, au cours du XXIe siècle, le rôle
primordial de l'Europe, l'image prométhéenne du monde et de l'espoir
souvent chimérique de l'humanité.
153
Le futur de l'Union et les politiques étrangères respectives de la France et
de J'Allemagne s'imposeront comme des thèmes majeurs, sur lesquels allait
se développer un débat approfondi en Allemagne pour le renouvellement du
Bundestag et en FnU1ce pour l'élection présidentieUe de l'année suivante.
Dans sa signitïcation plus générale, un tel débat se voulait une réponse au
défi qui résultait, déjà à l'époque, des difficultés de concilier l'élargissement
de l'Union européenne à de nouveaux pays (Autriche, Finlande, Suède et
Norvège, plus tard les pays d'Europe centrale), le maintien de sa cohésion et
de ses objectifs d'intégration et d'approfondissement, et la sauvegarde du rôle
de la Comnlission, au sein des déljcats équilibres des pouvoirs entre les
institutions de l'Union (en d'autres termes, le Parlement et le Conseil
européens).
Le texte sur la genèse et les perspectives du « noyau dur », conçu en 1994
et publié ci-après, est demeuré tel quel, en son intégralité, sauf des
adaptations chronologiques mineures.
154
Cette vision impose de concevoir - poursuivait Balladur - trois types
d'organisations distinctes, comportant des règles et des responsabilités
différenciées.
Pour de longues années, la structure de l'Europe aurait ainsi un corps
central homogène, constitué essentiellement par la France et par
l'Allemagne, et celui-ci serait soumis à des normes communes dans tous les
secteurs de l'intégration, de la solidarité et de la coopération.
Autour de ce corps central, une série de pays, à statuts différents, tisseront
des formes particulières de rapports d'intégration, variables selon les
matières et les questions, monétaires, militaires, commerciales, financières
ou diplomatiques.
De telles relations auront des rythmes et des vitesses différentes, dans le
respect du Traité de Maastricht signé en 1992.
Élargissement, diversification et approfondissement devraient
correspondre simultanément, pour le Premier ministre français, au concept
de construction européenne, comme projet, comme réalité et comme
processus.
« L'Europe à trois cercles », Union monétaire et politique étrangère et de
sécurité communes (PESC), grand marché et système continental élargi, lié à
l'Union par les « accords européens» et par le «pacte de stabilité », centré
sur une C.S.C.E. renforcée, constitueront les trois noyaux d'organisation,
théoriquement concevables, pour l'Europe de demain.
Ce cadre institutionnel représente - pensait-il - un moment de gestation
permanente, dont le Traité de Maastricht constitue une étape significative,
mais non définitive.
L'organisation de base ou de droit commun comprendrait l'ensemble des
pays membres et recouvrirait le marché unique et les politiques communes,
surtout dans le secteur industriel.
Dans ce contexte pourront prendre forme des «sous-ensembles
variables », qui cependant existent déjà: l'Europe sociale, l'Europe de la
monnaie unique, l'Europe de la sécurité, etc.
En son sein, un «noyau restreint» et mieux structuré, sur le plan
monétaire et militaire, le fameux « premier cercle », aurait la tâche d'inclure
des pays sans une identification géographique précise qui acceptent d'aller
plus loin dans la répartition des compétences et qui auraient la responsabilité
de redéfinir et de réadapter les critères de répartition et de compensation
entre les États, essentiellement les politiques des fonds structurels, de façon à
ne pas les rendre insupportables pour les disponibilités et les ressources des
pays, qui étaient alors les contribuables nets les plus importants de l'Union.
Il est facile d'en déduire qu'une pareille réorganisation ne sera pas sans
retombées pour la Politique Agricole Commune (PAC), et pour le budget de
l'Union européenne.
155
Le plus large des cercles devait permettre aux pays les moins avancés
écononùquement de participer au marché unique, à l'union douanière et à la
coopération politique.
Le destin de l'Europe, qui a pour but la promotion et la consolidation de
la démocratie et l'évolution vers une plus grande transparence sur le
fonctionnement des institutions aux des citoyens, allait se jouer, dans
un premier moment, dans l'élargissement et, successivement, après une
période de diversification transitoire, dans une recomposition qui tendrait à
l'unificaÜon, pragmatique et progressive, de l'Union.
Comme résultat ultime, à moyen ou à long terme, on pourra aboutir -
estimait Balladur - à deux cercles au lieu de trois.
L'élément de nouveauté, aussi bien dans l'interview de Balladur que dans
le document de la CDU/CSU allemande, élaboré par Karl Lamers, porte-
parole du groupe de politique étrangère et présenté le I er septembre 2004 par
le président du groupe parlementaire de la CDU, Wolfgang SclÜiuble, est
l'abandon ofticiel du « dogme» de Maastricht.
Un double abandon, d'abord, de l'impératif de souscrire à tout l'acquis
communautaire et donc à tout le droit dérivé de la part des nouveaux pays
candidats à l'adhésion et, deuxièmement, l'abandon de J'obligation faite aux
Douze et demain aux de partager tous les objectifs du traité, sauf les
dispositions dérogatoires, considérées comme transitoires.
156
affirmée de l'approfondissement, en soutenant de manière ferme l'objectif
d'une Europe forte, intégrée et capable d'agir.
Le document de la CDU/CSU considérait l'Union monétaire comme le
« noyau dur » de l'Union politique, au contraire de ce qu'était communément
acquis en Allemagne, où elle était présentée comme un élément subordonné
de l'intégration politique.
Puisque l'Union monétaire ne pourra pas devenir opérationnelle dans les
termes prévus que dans le cadre d'un cercle plus restreint, mais ouvert de
pays, où l'Italie, l'Espagne et la Grande-Bretagne seraient momentanément
exclues, il découle d'un tel présupposé la thèse selon laquelle seulement un
noyau de cinq pays nominativement indiqués, Allemagne, France, Belgique,
Pays-Bas et Luxembourg, peuvent préparer l'Union, «de la façon la plus
systématique et décidée ».
Une Europe plus intégrée et à «géométrie variable », doit donner
toutefois la démonstration de faire avancer « politiquement et
institutionnellement l'Union, avant tout élargissement ».
Les objectifs du document allemand étaient multiples.
En considération du contexte électoral, le premier objectif fut de
présenter le problème de l'élargissement comme strictement lié à la réforme
des institutions.
De ce point de vue, le préalable absolu d'une réorganisation «quasi
constitutionnelle» de l'Union européenne devait permettre de retrouver une
véritable capacité d'initiative et de se libérer des obstructions britanniques,
ainsi que des retards de pays chronique ment déséquilibrés ou mal gérés.
Au centre des préoccupations des rédacteurs du document était l'intention
déclarée de renforcer rapidement la cohésion de l'ensemble, «avec le but
d'éviter le danger d'une dilution de l'Europe en une zone de libre-échange
améliorée ».
Une telle évolution ferait de l'Europe une aire dominée par l'Allemagne et
par sa zone d'influence reconstituée, orientale, danubienne et balkanique.
Il en résulterait une sorte de prépondérance hégémonique, qui pourrait
l'amener, tôt ou tard, vers la tentation de nouvelles et solitaires aventures.
La résultante d'une pareille approche du débat et de la vision qui
l'inspirait reposait donc sur l'approfondissement des fondements
démocratiques de l'Union européenne, autour d'un noyau limité de pays,
renforcé par des institutions à caractère fédéral, au sein desquelles le
Parlement Européen était appelé à devenir «un organe législatif, doué de
pleine parité de droit, vis-à-vis du Conseil ».
Ce dernier devrait s'inspirer à son tour, dans la pondération des voix, à un
plus grand respect du nombre des habitants des pays membres.
157
Quant à la Commission, elle se verrait reconnue «les attributs de
gouvernement européen ».
Dans la rédaction d'un tel document, on exposait en conclusion trois
.
principes de portée générale:
sur le plan interne,
de la subsidiarité,
la lutte contre la bureaucratie et le centralisme, au nom
.
comme suit :
stabilisation dans l'aire méditerranéenne et en Europe centrale et orientale;
. accroissement et renforcement des relations
d'établir avec elle un large partenariat;
avec la Russie, dans le but
. réorientation
équilibré.
globale des relations transatlantiques dans un sens plus
158
Or, le renforcement de la coopération franco-allemande et la vision
différente de l'élargissement de l'Union européenne n'étaient pas sans prix
pour la France.
Dans le texte CDU/CSU, on faisait appel à cette dernière de présenter sa
position « clairement et sans équivoques ».
On souhaitait, en réalité, qu'elle puisse sortir « des indécisions, lorsqu'il
s'agit d'assumer des mesures concrètes », et que soit remise en cause l'idée
« selon laquelle il est impossible de renoncer à la souveraineté de l'État-
nation, lorsque celle-ci ne constitue plus, depuis longtemps, qu'une
enveloppe vide ».
Il a été observé par nombre de commentateurs que le «document de
réflexion sur la politique européenne », est caractérisé non seulement par la
préoccupation de concilier le renforcement des institutions et l'élargissement
de l'Union, comportant une réorganisation financière moins onéreuse (en
termes de fonds structurels et agricoles), mais surtout de barrer la route, en
Europe centrale, à une instabilité, qui «mettrait l'Allemagne dans une
position particulièrement inconfortable entre l'Est et l'Ouest ».
Le débat sur le «noyau dur », articulé au concept de «géométrie
variable », avait en somme pour but d'assurer une progression de l'Union, au-
delà des difficultés des pays, qui ne « voulaient pas» (Grande-Bretagne) et
de ceux qui, dans les circonstances d'alors, ne «pouvaient pas» (Italie et
Espagne).
Malgré les démentis du ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, le
12 septembre dernier à Usedom, à propos d'une «initiative commune franco-
allemande sur l'Europe », il fut difficile de ne pas établir un lien entre les
deux positions, quasi parallèles, française et allemande.
Tout en accordant une signification de « test» politique, sur la portée des
réactions des États membres exclus, l'Angleterre et l'Espagne, et en
particulier l'Italie, il était clair que ce test provoqua une forte alarme au sein
des gouvernements des pays intéressés.
Les milieux économiques, politiques et financiers concernés par les
travaux préparatoires du « chantier Europe» furent pris de surprise.
Le gouvernement italien réagit immédiatement, après la publication de
l'hypothèse d'une exclusion temporaire de l'Italie, pays fondateur de l'Union,
du « noyau restreint ».
Il fut affirmé avec force et à plusieurs reprises par le ministre des Affaires
étrangères, A. Martino, et par le Premier ministre, S. Berlusconi, que, dans
de telles positions, se dessinait une menace de fracture de l'Europe et de
l'Union européenne.
159
XI.5 L'OPTION FRANÇAISE ET LE NOUVEAU RÔLE DE L'ITALIE
160
Le reflet intérieur de ces contraintes internationales se traduisait
culturelle ment par un occidentalisme verbal, un européanisme de manière et
un tiers-mondisme aveugle.
En termes de capacités diplomatiques, cela signifiait passivité atlantique,
faible créativité institutionnelle au sein de la Communauté européenne et
panafricanisme à l'aspirine.
Dans les formules politiques de centre-gauche un compromis statique sur
la politique étrangère faisait disparaître les clivages gouvernement-
opposition et comportait un coût international minimal en termes
d'engagements extérieurs.
Un cycle plus créatif s'ouvrait donc en 1994 pour la diplomatie italienne
et un rôle plus actif se dessinait pour l'Italie sur la scène internationale.
y contribuèrent la mutation du contexte général et celle du système
politique interne, qui évoluait, au moins théoriquement, vers un modèle
bipartisan.
À l'échelle du heartland, l'implosion de l'Union soviétique remit en
mouvement l'espace tectonique allant de Kiev à Varsovie et de Budapest à
Istanbul.
Ainsi, au point de vue du cadre stratégique mondial, la mer Noire, la
Méditerranée et le Moyen-Orient, mais également l'aire adjacente du golfe
Persique, acquirent une importance globale.
Ce qui se métamorphosa fut, en effet, la relation générale entre la scène
atlantique et la scène méditerranéenne cumulant les changements intervenus
dans la jonction entre les trois continents: l'Europe, l'Asie et l'Afrique.
En Méditerranée, le rapport entre l'Europe et le Maghreb ressemblait de
plus en plus à celui du Mexique et des États-Unis.
Du point de vue des flux humains, la ligne qui va des Dardanelles à
Gibraltar, en passant par le canal de Sicile, allait tenir la place du Rio Grande
de l'Europe.
Dans ce contexte de mouvement, l'Italie redevint une puissance
européenne du centre ayant un prolongement vers la Mitteleurope au nord,
vers l'espace des Balkans au sud.
Elle présentait ainsi une double caractéristique, d'être, par sa position, une
puissance régionale, et donc une plaque tournante entre l'Est et l'Ouest, le
Nord et le Sud et, par le réseau de ses influences extrarégionales, une
puissance globale.
L'Italie se proclama une puissance globale au sens braudelien du terme,
celui de l'économie-monde, par analogie au rôle joué par les deux
républiques maritimes de Venise et de Gènes, aux XVe et XVIIe siècles, qui
hantaient la terre-ferme et les conquêtes territoriales.
161
Le terme de puissance globale ne doit pas être confondu avec celui de
puissance planétaire, avec son corrélât de capacités océaniques et aériennes
de projection de puissance et de vision stratégique mondiale (Great-
Strategy).
Pour une série de raisons qui la poussaient commercialement et parfois
culturelle ment à être présente en Pologne ou en Roumanie, en Algérie et au
Maroc, mais également en Chine et en Amérique latine, l'Italie continue
d'exercer, au plan diplomatique, un globalisme sélectif.
Elle inspire son comportement à l'ouverture, à l'internationalisation des
échanges, à des réglementations souples, au libre accès aux matières
premières et aux sources énergétiques, bref au développement équilibré du
multilatéralisme et à une définition plus équitable des modalités des
échanges au sein de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC).
Le statut de puissance globale lui fut reconnu par son appartenance au G7
et plus tard, avec la Russie, au G8.
Club fermé de grandes puissances industrielles, le G7 était alors un
directoire économique qui évoluait, croyait-on, vers un centre de décision
politique.
Du point de vue du rang, cette appartenance compensait, pour l'Italie, sa
candidature à un siège permanent au sein du Conseil de sécurité élargi de
l'ONU.
À cause de sa position géopolitique et du changement de son système
politique, l'Italie disposait à l'époque d'une liberté de manœuvre sans
précédent.
Cela imposait à la diplomatie italienne un rapport prioritaire avec
l'Allemagne.
Dans ce rapport, problématique et direct, avec le Land der Mitte, elle
devait faire le choix de l'option française.
Au plan institutionnel, il n'y avait que deux approches, non permutables,
de l'Union européenne, la voie anglaise et la voie française.
La voie anglaise, dans son rapport à l'Europe et au monde, est
.
caractérisée par deux constantes:
quant à l'Europe, par un ralliement ambigu, qui comporta une renégociation
acharnée de ses conditions d'entrée et de ses charges budgétaires, et s'est
conclue à Fontainebleau en 1984.
. au plan de la conception et du fonctionnement
vision de «la coopération
des institutions, par une
libre et active entre États souverains
indépendants» (Mme M. Thatcher, 20 septembre 1988), ce qui explique
son rejet permanent de toute politique intégrationniste et son obstruction à
tout approfondissement, en matière de politique économique et sociale.
162
L'élargissement vers l'espace nordique, prôné avec vigueur par la Grande-
Bretagne, comporta cependant une crise, qui se solda par le compromis de
Joannina, bref, par le retour possible à des coalitions de blocage et une
énième tentative de dilution de l'Union en un espace marchand, libre-
échangiste et neutraliste.
Dans son rapport au monde, l'Angleterre est devenue à la fois avec les
années un investisseur international et une terre d'accueil des investissements
étrangers.
De ce fait, elle est un tremplin obligé vers le continent.
Ce tremplin est devenu le vecteur d'une vision britannique de l'Europe
comme marché ouvert, débarrassé d'entraves tarifaires ou réglementaires:
une Europe offerte.
Quant à la sécurité, le maintien, déclinant, de ses « liens spéciaux» avec
les États-Unis s'exprimait institutionnellement par son rôle intermédiaire
entre Washington et l'Europe, prônant une adaptation politique améliorée de
l'OTAN.
Sa philosophie de The European Europe pourrait-elle être autre chose
qu'une vision eurosceptique de l'avenir?
La voie anglaise au sein de l'Europe était et demeure en conclusion
unique et inimitable.
Pour l'Italie, l'option française était la seule praticable, avec, cependant,
des correctifs et des variantes.
Non seulement pour des raisons d'orthodoxie européenne, taxée souvent
de façade, mais parce qu'elle correspondait à la voie du réalisme stratégique
qu'elle a pratiquée jadis, sous le règne des Savoie.
Au moment où le jeu entre les États européens redevenait compétitif, la
voie française du dialogue et de l'entente directe avec l'Allemagne s'imposa
comme une priorité pour l'Italie.
La voie du réalisme stratégique, consistant à définir, parfois
abstraitement, une doctrine des intérêts nationaux et à pratiquer la politique
de l'aiguillon, de manière à exercer un poids déterminant sur la balance au-
delà de ses propres capacités intrinsèques, redevint nécessaire et souhaitable.
Sa première application s'affirma dans le choix de l'approfondissement,
tout au long des travaux préparatoires pour la révision du Traité de
Maastricht.
Le corrélât naturel de cette position reposait pour l'Italie sur une
conception, toute politique du «noyau restreint» auquel elle s'estimait
appartenir.
La surdétermination de ce noyau par l'économique jouait pour l'Italie
comme un épouvantail interne, légitimant et accélérant l'instauration de
politiques d'assainissement et de rigueur budgétaires.
163
La fin du bipolarisme de la guerre froide a constitué un gain net pour
l'Italie et pour l'Allemagne, car eUe a augmenté objectivement leur de
manœuvre à l'échelle régionale, globale et mondiale.
Dans la construction européenne, il était donc souhaitable que l'Italie opte
pour la solution française et joue à la politique du avec la
France.
Il restait cependant à définir l'inconnue à long terme de la vision
thnçaise, l'éveutueUe réalisation d'un « espace russo-européen ,> sous un
directoire tripartite Paris-Berlin-Moscou, subordonné à l'axe franco-allemand
et en concurrence avec 1'«espace pacitique », sous direction amélicaine.
164
propres », constituent les acteurs primordiaux de la scène internationale, ont
fourni à H. Kissinger les instruments analytiques essentiels pour redéfinir le
rôle de l'Amérique et celui de la tradition diplomatique américaine.
Au sein du nouveau « concert des nations », cinq ou six puissances (les
États-Unis, la Russie, la Chine, le Japon, l'Europe et peut-être l'Inde)
devraient maintenir entre elles un équilibre subtil, fait non plus de règles
rigides, comme au temps de la bipolarité, mais d'« intérêts nationaux»
redécouverts, à assurer en termes de sécurité, à préserver en matière
d'influence, indépendamment des régimes internes et des idéologies
dominantes.
Kissinger affirma que la démocratie ou les droits de l'homme, le
moralisme ou les doctrines économiques et sociales, le libéralisme ou le
socialisme, ne peuvent risquer l'enracinement permanent de la raison d'État.
Au sein d'une constellation diplomatique, dans laquelle ils nécessitent de
nouveaux idéaux, toute forme d'activisme international, non soutenue par des
convictions profondes et par la force d'une morale élevée, peut devenir
dangereuse.
Henry Kissinger préconisa à l'époque un «rôle réaliste pour une
Amérique idéaliste ».
En France, le débat sur la politique étrangère se mêla à celui sur l'avenir
de l'Europe.
Dans le « cher et vieux pays », dans lequel « le passé refuse de passer »,
où la mémoire souterraine se superpose à la mémoire officielle, pour donner
corps à la mémoire historique, la demande fondamentale était à l'époque
celle-ci:
« Quelle est la place de la France dans le monde? »
« Quelle réponse l'Europe peut-elle apporter au rôle de la France et à son
rang, en d'autres termes - comme le dit Alain Juppé - à l'imagination, au
sens du mouvement, à la détermination dans l'exécution, à la tradition
d'indépendance, qui créent des responsabilités particulières? »
« De quelle Europe parle-t-on et quelle Europe veut-on construire? »
L'idée de l'Europe, qui avait divisée jusque-là, la droite française,
pouvait-elle encore autoriser la pratique d'une coûteuse «stratégie de la
différence », faite d'initiative, d'audace et de capacité de décision et d'action
autonomes?
L'Europe pourra-t-elle être le prolongement et le soutien du rang de la
France, ou plutôt un instrument de son déclin?
Le Premier ministre Balladur réaffirma encore, le 2 septembre 1994, à la
réunion des ambassadeurs de France à Paris que « la France doit parler d'une
seule voix », et, a-t-il ajouté, «il n'y a pas aujourd'hui d'alternatives à la
construction européenne ».
165
Toutefois, la France avait besoin de réinventer une présence dans le
monde et une politique étrangère qui ne se complaise pas dans la répétition
de vieux schèmes.
Une telle présence ne pouvait venir, comme toujours, que de la
conscience de sa propre identité de nation.
Furent mis sous accusation, comme dérisoires, les succès solitaires de la
France en Afrique, parce qu'ils ne serviraient à rien d'autre qu'à masquer le
déclin de puissance et les difficultés de se doter de nouvelles alliances.
L'idée d'anticiper sur l'avenir et de projeter le pays dans un horizon
international plus interdépendant qu'hier, puisque moins soumis à la division
simplificatrice des blocs, poussa à proposer comme seule voie réaliste, celle
d'une européanisation de sa politique étrangère.
L'affirmation d'une sorte d'universalisme renouvelé semble ne pas
pouvoir se réaliser pleinement que dans le cadre de la construction
européenne et grâce à celle-ci.
Pour certains il s'agissait de l'espoir d'une Europe qui, loin de se limiter à
une réglementation du libre échange, restaure l'expérience démocratique et
sociale, répond à la globalisation des économies et de l'information, et
reformule le tissu du dialogue euro-arabo méditerranéen.
Dans la perspective de la présidence de l'Union européenne, que la
.
France assuma le 1er semestre 1995, figuraient déjà 4 priorités:
la croissance et l'emploi;
. la sécurité de l'Europe
puissance mondiale;
et l'affirmation de l'Union européenne comme
166
La sauvegarde du rang de la France, qui fut l'obsession de De Gaulle et la
préoccupation constante de tous ses successeurs, s'inscrivit dans la mémoire
de la défaite militaire, politique et morale de 1940 et dans une vision de
l'État-nation, confortée par un rôle indépendant retrouvé.
Quelle réponse l'Europe peut-elle apporter à cette recherche d'une
nouvelle identité, au sein de laquelle la pensée stratégique est provisoirement
sans objet, tout en demeurant essentielle, pour des acteurs historiques qui
veulent demeurer fidèles à eux-mêmes?
Cela serait une perte grave pour l'Europe, si la France se privait de sa
capacité d'invention, de proposition et d'initiative, si nécessaire, dans le
nouveau « concert des nations ».
Dans ce cadre, l'Angleterre, maîtresse dans l'art d'exercer la garde
continentale de la balance of power, mérite-t-elle encore la condamnation du
secrétaire d'État, Dean Acheson, « d'avoir perdu son empire, mais de n'avoir
pas su retrouver son rôle », sinon celui, suggéré par les États-Unis, d'adhérer
à l'Europe et de l'orienter vers une conception « ouverte» économiquement
et « néo-atlantiste » politiquement?
Ne vivait-elle pas une crise sous-jacente de l'identité nationale, qui
l'obligea à se résigner d'appartenir inéluctablement à l'Europe, malgré la
mondialisation de sa langue, lorsqu'elle connut le destin aussi exceptionnel
de l'Empire?
Qu'en sera-t-il de la singularité britannique et de sa synthèse entre
modernité et tradition, le moment où elle se verra menacée dans la continuité
de ses institutions et dans le choix de sa philosophie du libre échange, qui est
le pilier de sa politique d'ouverture et de modernisation?
Après avoir perdu les moyens de faire l'histoire et de réfléchir au monde
comme à une totalité, la Grande-Bretagne, pourra-t-elle penser d'être encore,
par son esprit et par sa tolérance, l'ultime rempart de la civilisation?
Sa méfiance à l'égard des exigences institutionnelles de la construction
européenne s'est manifestée à nouveau, en mars 1994, à l'occasion des
négociations sur l'élargissement de l'Union européenne à l'Autriche, la
Suède, la Finlande et la Norvège.
Ces élargissements mettent sur le tapis le problème de la minorité de
blocage, au sein du Conseil des ministres de l'Union, lorsqu'une décision est
prise à la majorité qualifiée.
L'opiniâtreté de la Grande-Bretagne dans sa volonté de défendre toutes
les possibilités de manœuvre, jusqu'à suspecter des coalitions de blocage,
dans le but de retarder ou de freiner les mesures d'intégration, conduisit
finalement au compromis de J oannina.
La Grande-Bretagne s'est toujours opposée aux renforcements
institutionnels de l'Union étendant les pouvoirs « centralistes » de Bruxelles.
167
C'est ainsi que le Traité de Maastricht avait prévu deux dérogations
majeures en faveur du Royaume-Uni, une sur la question monétaire, l'autre
sur la question sociale.
Ces approches à la construction européenne révélèrent que la Grande-
Bretagne avait accepté l'Europe comme un avenir nécessaire mais sans
enthousiasme, et que ce ralliement était la preuve, encore une fois, de la
difficulté pour le Royaume-Uni d'épouser d'autres idées que celles d'une
coopération intergouvernementale pragmatique et progressive.
168
Une telle ligne fut considérée comme apte à favoriser le raffermissement
de la reprise cyclique de l'économie, dont les taux de croissance furent de
l'ordre de 2% pour 1994 et de 3,5% pour 1995.
La justification du conseil, adressée aux marchés financiers
internationaux, d'acquérir des actions en France était double.
.
Elle fut dictée:
par le renforcement
l'D nion européenne,
des liens entres les pays du «noyau restreint»
qui constituent un attrait important pour
de
les
investisseurs;
169
La controverse sur le respect de tels crÜères resta ouverte, tandis que celle
sur la crédibilité polÜique concermmt volonté de les poursuivre avec
vigueur, demande aux gouvernements des États membres d'accomplir des
efforts résolus, en vue d'une appréciation positive des politiques
d'assainissement.
.
mondiahsation :
l'ouverture des tllLX culturels, technologiques,
humains, par leur nature, horizontaux;
commerciaux, financiers et
170
Union institutionnelle atypique et configuration géopolitique classique,
sans équilibres définis, elle pouvait devenir le premier pôle continental du
libre échange mondial.
Elle se devait donc d'être suffisamment ouverte, pour vivre en symbiose
avec les autres regroupements régionaux, et, dans le même temps, assez sûre
d'elle-même pour parvenir à un degré suffisant d'intégration politique et
décider de son avenir et de son rôle en pleine indépendance.
Son impératif fut d'établir des degrés d'ouverture compatibles avec la
notion de réciprocité, car un protectionnisme généralisé la conduirait
inévitablement au déclin.
Elle devait, parallèlement, contribuer à la définition des modalités de
l'échange, au sein de la nouvelle Organisation Mondiale du Commerce
(OMC).
Dans ce cadre, l'Union européenne pourrait préciser sa stratégie
commune, en matière de politique commerciale extérieure, conformément à
ses intérêts à long terme.
En revanche, l'Europe serait-elle prête à maintenir et développer les
aspects coopératifs dans le monde, et limiter, contrôler et prévenir les
tendances conflictuelles, d'où qu'elles viennent et où qu'elles se manifestent
?
L'univers historique ne peut se soustraire aux phénomènes de paix et de
guerre, de prospérité et de misère, d'exclusion et de crise.
Pour pouvoir accomplir à cette ambivalence de missions, l'Union
européenne devrait être économiquement avancée, politiquement forte et
diplomatiquement en mesure d'agir.
Dans un monde plus ouvert, la demande politique est plus grande,
l'horizon et la prospective stratégiques plus présents, l'intuition historique
plus nécessaire.
Sous l'aspect conceptuel, la chute de l'ordre bipolaire posa deux types de
.
problèmes:
le rapport de l'économie à la politique internationale, et donc aux
fondements du cadre de coopération multilatérale, mis en place à l'issue du
deuxième conflit mondial;
. la relation de l'économie à la démocratie, et donc à la transition de certains
pays à l'économie de marché et à la stabilité politique.
Quant au premier point et suite aux accords du GATT, l'Europe et les
USA pourront-ils résister à la concurrence inégale, voire même déloyale de
certains pays d'Asie?
Quant au deuxième point, et donc au rapport entre l'économie et la
démocratie, l'expérience du siècle démontra que la croissance économique a
171
appelé le développement vers la démocratie, mais l'appel à la démocratie n'a
jamais favorisé l'évolution spontanée vers une économie développée.
La démocratie, enfin, restait extrêmement fragile dans des économies
sous-développées ou en voie de développement.
Un tour d'horizon rapide confirme, en outre, que la croissance est partout
fondée sur une vision libérale de l'économie et que des formes de libéralisme
offensif combinent, comme dans l'Asie du Sud-Est, une concurrence des
pays à bas salaires et une planification des vieux systèmes dirigistes.
Dernier constat, la libéralisation de l'échange et l'internationalisation des
marchés imposèrent la concurrence des structures.
Face à un système-monde aux régimes aussi divers et à une très grande
variété de rapports État-marché, l'Europe et, avec elle, les États-Unis,
n'élaborèrent guère une stratégie cohérente, inscrite dans la durée.
L'Asie était en plein développement et la Chine, Empire, État-nation et
subcontinent, était en phase de croissance accélérée.
Son guide affiché y était la realpolitik, sa base de puissance une économie
montante, son assise de pouvoir, le parti unique, sa force idéologique
l'ignorance de la communauté internationale et, pour terminer, l'assurance
qu'une démocratisation venant de l'intérieur est prématurée et celle, en
provenance de l'extérieur, est vouée à l'échec.
Dans ce contexte, la clé de voûte du système de sécurité régional était
fondée sur l'autolimitation des acteurs les plus importants, assortie d'une
garantie des États-Unis et du consentement implicite de l'ensemble des États
de la région.
L Europe ne pourrait jouer un rôle significatif en Asie, quant aux
équilibres de sécurité, qu'en accord avec les États-Unis, et comme partenaire
de ces derniers.
En Europe, l'Union européenne devrait définir ses «responsabilités
spéciales» et déclarer quelle est sa zone d'influence exclusive, affirmant que
cette zone est une pièce de son système de sécurité collective et qu'elle doit y
agir seule si nécessaire, avec l'OTAN si cela est conforme à ses intérêts.
Cette stratégie déclaratoire, pensait-on, devrait faire partie intégrante
.
d'une stratégie globale d'action et comporter,
des responsabilités particulières;
dès son énonciation:
. un sens de la retenue;
. une capacité de décision et d'intervention autonomes.
172
XI.9 INTÉRÊTS NATIONAUX ET INTÉRÊTS EUROPÉENS. VERS UNE
« NORMALISATION» DE LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE
ALLEMANDE
.
Les risques:
le revival des politiques et des solidarités de rechange;
. la renationalisation du jeu de puissance
173
. la tentation d'aventures solitaires;
. la recherche anxieuse d'alliances, par leur nature contingentes.
.
Le remède indiqué:
politiquement, la démocratisation
équilibres entre les institutions.
de l'D nion et l'établissement d'autres
174
Comme le montre le document de la CDU/CSU, les voies d'une politique
étrangère et européenne plus « normale» pour l'Allemagne, passent par une
responsabilité et un rôle plus actifs de celle-ci.
L'esquisse d'une politique de rechange appartiendrait à un scénario-
catastrophe.
C'est pourquoi le débat sur la politique étrangère, l'avenir de IEurope et la
réforme de ses institutions était et demeure si crucial pour l'ensemble des
pays européens.
Les dirigeants allemands veulent aller plus loin dans l'intégration
européenne, vers une Union politique de l'Europe plus affirmée, avec le but,
comme l'a affirmé Helmut Kohl: « de sauver l'Allemagne d'elle-même ».
L'histoire allemande continue de peser sur le continent, sur les choix de la
constellation diplomatique continentale et sur le futur de la construction mise
en oeuvre jusqu'ici.
Pendant de longues années, la «politique de responsabilité », élaborée
par Hans-Dietrich Genscher, exprima par un mélange de puissance civile
(Machtvergessenheit) et de politique introvertie, privilégiant l'approche
multilatérale et le contexte institutionnel européen.
Le souci de ne pas faire cavalier seul, de donner preuve de retenue et de
poser l'accent sur la dimension morale de la politique étrangère, est allé
jusqu'à élaborer l'esquisse d'une nouvelle Weltinnenpolitik idéaliste (une
sorte de politique intérieure mondiale, défendant partout les Droits de
l'homme et la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes).
Les partisans d'une « normalisation» de la politique étrangère allemande
se trouvèrent principalement dans la coalition d'Union Chrétienne
Démocrate (CDU), de l'Union Chrétienne Sociale (CSU) et dans certains
secteurs du Parti Libéral (FDP) et prônèrent pour un accroissement du rôle
de l'Allemagne dans le monde.
Les représentants les plus éminents de ce courant ont été les deux jeunes
ministres des Affaires étrangères, Klaus Kinkel (FDP) et Volker Rühe
(CDU).
Ce ne fut donc pas un hasard, si le document CDU/CSU dut tenir compte
de leur influence dans la réflexion sur la politique européenne et sur la
réforme des institutions.
La position des conservateurs allemands était hostile au projet d'une
Europe plus intégrée.
Ceux-ci exprimèrent des critiques sévères vis-à-vis de leurs classes
dirigeantes, dont ils condamnèrent l'incapacité à formuler et dénoncer
clairement, comme n'importe quel autre pays, les réalités des «intérêts
nationaux », celles de la géopolitique et le poids de la puissance retrouvée
dans les relations internationales.
175
Ces groupes demandèrent till ralentissement du processus d'intégration,
arguant que l'ensemble des États membres de l'Union européenne avait trop
longtemps protité du multilatéralisme allemand.
Il a existé bel et bien un lien intellectuel implicite en Europe, entre les
pmtisans de la souveraineté nationale en Frmlce (J.P. Chevènement, Ph. De
Villiers, J.M. Le Pen et le courant conservateur de
qui prôna depuis 1985 une Machtpolitik responsable,
courant des Tories britanniques, qui allait de l'ancien chancelier de
l'Échiquier, Norman Lamont, en passant par l'mlcien président du parti, Lord
Tebitt, jusqu'à Jimmy Goldsmith et au député Bill Cash.
Leur point commun était la critique de l'Europe, Je rejet du destin
européen leur pays, au nom d'une différence et d'tme vocation solitaire
dans le monde.
176
. qne les intérêts communs de l'Union européenne intègrent it l'élaboration
d'une diplomatie préventive comme élément constitutif essentiel de
celle-ci, une série d'options militaires adéquates, autrement dit, une
association permanente de la force militaire,
. que les options militaires soient soumises
dét1nition est d'ordre politique;
au concept de leur limite, dont la
178
défense, et donc l'avenir de l'Europe et celui de l'UEO, comme bras armé de
l'Union européenne.
Ainsi, l'institutionnalisation de la PESC et la persistance de politiques
étatiques, en matières de relations extérieures, peuvent favoriser le passage à
une phase, où l'obligation de cohérence permet de passer des intérêts
communs à des actions communes.
Au niveau de la politique étrangère, le message géopolitique de la
CDU/CSU a été interprété comme une mise en garde, face au risque de
désarticulation du système institutionnel acquis jusqu'ici; risque qui
s'aggraverait, le cas où l'élargissement non accompagné par un renforcement
adéquat des institutions ne parvenait pas à assurer la stabilité en Europe
centrale.
À l'égard de lEst, la condition de tout partenariat efficace entre une
Union européenne renforcée et une Russie rassurée devrait prendre la forme
d'une démarcation claire des limites tolérables dans les revendications
d'influence de celle-ci.
Afin d'éviter que le partenariat proposé à la Russie ne comporte pas
d'unilatéralisme exorbitant, qui consisterait à lui reconnaître un droit de
regard et d'influence sur 1'« étranger proche », une délimitation des « intérêts
vitaux européens» dans l'Europe de l'Est apparaît comme la condition de
réciprocité que l'Occident (Union européenne et États-Unis) exige, pour
l'aide à consentir à la Russie.
Le canal institutionnel de cette aide aurait pu être l'OCDE, en cas
d'adhésion à celle-ci de la part de la Fédération de Russie.
Si un cessez-le-feu définitif entre les démocraties est une hypothèse
plausible, le dilemme le plus inquiétant, dans une optique prospective, était
et demeure de s'interroger sur la stabilisation de la démocratie en Russie et
dans l'Est européen, là où les États étaient organisés en vue de rivalités
belliqueuses.
Dans quelle mesure, d'autre part, au sud de la Méditerranée, l'islam
s'adaptera aux exigences de la sécularisation, du développement et de la
modernité?
Revenant en arrière, à l'équilibre institutionnalisé des pouvoirs au sein de
l'Union européenne, cet équilibre tient conceptuellement d'une alliance
étroite, que l'on peut appeler de noms différents, l'axe ou le couple, et d'une
démarche, la géométrie variable.
Cette démarche se caractérisait par une politique de compromis constants,
et donc par des compensations et des négoces.
Stabilisée par la bipolarité, aucune remise en cause majeure n'était
pensable avant 1989.
179
C'était l'ère de la balance et de la stabilité globales, assurées par
l'existence de l'équilibre nucléaire des deux « super grands ». Cet équilibre
s'effondra avec la ruine intérieure d'un des acteurs majeurs du système et
l'effondrement d'un acteur principal entraîna dans sa chute le système tout
entier.
Disparue la dialectique de la guerre froide et avec elle le jeu de
containment et rollback, tombée l'idéologie de la sécurité collective, comme
ciment de la sécurité atlantique; la réunification de l'Allemagne a conduit
tout droit au volet politique de Maastricht.
La rupture de l'équilibre extérieur eut un effet de domino sur les
équilibres intérieurs de la Communauté, puis de l'Union européenne.
Malgré l'effort américain de globaliser l'équilibre de puissance pendant
toute la guerre froide et d'établir des passerelles et des liens entre le système
central et les interdépendances régionales par la politique du linkage, le
paradigme de l'équilibre global, surdéterminé par la rivalité nucléaire et par
un système d'alliances rigides (CEE - COMECOM/OTAN - Pacte de
Varsovie), fit reprendre lentement ses droits à une diplomatie et une
architecture institutionnelle multipolaires.
Cette architecture devait être à la fois plus souple et plus différenciée.
Le nucléaire, de facteur surdéterminant des relations d'alliance et
d'équilibre, céda la place à des schèmes internationaux d'organisation
économique, politique et de sécurité, de type polycentrique et à un cortège
d'illusions et de concepts, sans cohésion politique et sans capacités
militaires.
Un nouveau « concert des nations» était né, d'où une nouvelle démarche
de l'équilibre, redevenu tendanciellement multipolaire, qui perdait de sa
rationalité globale, pour devenir la résultante de situations plus fluides et
plus aléatoires.
Ainsi, le seul équilibre viable, au sein d'une réorganisation multipolaire
du monde, ne pouvait être désormais qu'une nouvelle triangulation et donc
un nouveau linkage entre un système d'influence économique permanent
(relayé par des institutions internationales), une projection de puissance in
being (les différentes forces nationales d'action rapide) et des coalitions
régionales contingentes et variables.
L'Union européenne fut prise par surprise dans cette tempête de l'histoire.
Elle devait s'y adapter et y faire face. Le moment de la réflexion est venu
et ce moment a marqué pour l'Union un retour à la realpolitik et à la saisie
des relations internationales comme un tout, dans leurs dynamiques et dans
leur globalité.
180
XI.12 HISTOIRE ET CONJONCTURE
181
grandissante, y inscrire sa politique commerciale, conformément à une
stratégie de «réciprocités de concession» et à une vision de ses intérêts
globaux à long terme.
Sur le plan d'une réflexion plus générale, l'Europe, qui s'est faite par le
passé au gré des circonstances et par le poids de l'histoire, répond-elle
aujourd'hui à un projet, ou à un destin propre?
Entre les trois Europes, qui se découpent, an plan culturel, civilisationnel
et identitaire, sur une géopolitique redécouverte, l'Europe anglo-saxonne,
l'Europe germano-latine et l'Europe slave, y avait-il un lien qui sert de
référence et d'unité au «pouvoir constituant» européen, prêt à dessiner les
contours géographiques et les équilibres des intérêts et des pouvoirs, dans la
préparation du débat sur la rédaction du nouveau traité de l'Union?
Le retour du politique, dont on clamait la nécessité, se fera-t-il à l'avenir
par une relance du processus d'intégration ou par voie intergouvernementale
?
Et quels scénarios ou alternatives en cas d'échec?
Quels autres choix pour la France, pour le Land der M itte et pour les
autres pays qui appartiennent à la zone de turbulence de l'Est européen?
Les repères dont on dispose pour juger de la conjoncture européenne
étaient tous incertains.
Élections politiques en Allemagne (octobre 1994), élections
présidentielles en France, crises et instabilités politiques à l'Est (Pologne,
Russie) comme à l'Ouest (Italie, Grande-Bretagne et Espagne).
À ses marches, la Fédération russe entama la fondation de la CEI sur une
logique néoimpériale et grande russe.
Deux modèles d'intégration coexistaient entre-temps en Europe de
l'Ouest, inspirés par deux visions, non substituables, britannique et
continentale, au milieu d'un environnement international, signalé par la
constitution de zones d'intégration concurrentes.
La révision du traité a-t-elle sonné l'éveil d'une prise de conscience des
enjeux de demain, devenus désormais mondiaux?
182
XI.13 LA CONSCIENCE DES ENJEUX ET LE RETOUR DU POLITIQUE
.
européenne:
la relance des chemins de l'intégration ~
. l'élandssement
publiques
de la légitimité des institutions auprès des opinions
183
Elle doit revenir à sa dimension originelle.
Après un long repli sur l'économique, au sens de la pleine réalisation du
marché intérieur, elle devait faire prévaloir à nouveau son projet initial par
un « nouveau contrat fondateur» (Alain Lamassoure).
L'Union européenne est-elle un acteur autonome et distinct du jeu
intemational ?
Douée de la pleine personnalité juridique, disposa-t-elle de toutes
prérogatives et les potentiabtés des vieilles personnes nationales, ou ne
demeura-t-elle pas, tout simplement, l'héritière d'une « int1uence collective
diffuse» (Stanley Hoffman) ?
Au sens propre, les capacités de décision et d'action, qui font d'une entité
institutionnelle un acteur politique souverain sur la scène internationale,
découlaient et découlent encore, pour l'Europe, des seules capacités de
coopération intergouvemementales.
184
La dualité de politique commerciale et de coopération politique, qui a
constitué le socle de toute politique étrangère, a été complétée dans le Traité
de Maastricht, par l'inclusion de la dimension sécurité-défense, assurée par la
PESe.
En d'autres termes, le rôle des élargissements successifs a été décisif dans
l'orientation mondialiste des relations extérieurs de la Communauté, la seule
appropriée à un ensemble de nations marchandes.
L'interprétation extensive de l'art. 255 du Traité de Rome, qui a servi de
fondement à la genèse, puis au développement des différents accords de
commerce et de coopération, a permis de jouer à l'analogie de traitement et
donc au parallélisme juridique, entre actes et compétences internes et actes et
compétences extérieures de la Communauté.
La constitution d'un immense réseau de relations d'association et de
coopération dans le monde a été rendu possible grâce à l'extension politique
de la famille européenne, qui a étendu, à son tour, la portée
extracommunautaire de la dynamique d'intégration.
Ainsi, des relations de proximité, d'interdépendance et de solidarité avec
l'Afrique ont pris une ampleur inégalée dans l'histoire et constituent le
modèle de référence pour l'ensemble des relations Nord-Sud.
Le but de se faire entendre et de peser sur les grandes affaires du monde a
donné parallèlement naissance en 1970 à la Coopération Politique
Européenne (CPE).
Née en dehors du cadre communautaire et sur la base d'une logique
intergouvernementale et non intégrationniste, cette ébauche d'une diplomatie
« sui generis », a fonctionné comme un multiplicateur d'influence, dont la
Communauté avait besoin.
Elle a été le relais d'ambitions nationales pour certains États, dépourvus
de la taille suffisante leur permettant de jouer à la Weltmachtpolitik, par
l'extension de la scène planétaire.
185
XI.15 LES ÉLARGISSEMENTS ET LEURS RÉPERCUSSIONS EN MATIÈRE
DE DÉFENSE. DE LA ePE À LA PEse
.
rédaction de l'Acte unique, codifia en matière de politique étrangère :
l'engagement de cohérence et l'obligation de la part des Douze, d'éviter
toute prise de position nuisjble à cet engagement;
. l'inclusion cle la dimension «sécurité ,>clans le champ de la CPE. IimJtée
dans un premier temps aux «aspects poLitiques et économiques ».
Cette nouvelle dimension ne pouvait se borner à l'affirmation d'une
stratégie déclaratoire, si souvent critiquée.
C'est en réponse à l'unification allemande et à l'etTondrement du bloc
l'Est que l'impératif d'un positionnement de l'Union européenne sur la scène
internationale rendit possible une percée dans le domaine tabou de la
dimension « défense ».
Cependant, le nouveau « pilier sécurité et défense », au lieu d'être intégré
dans lme structure lmique, capable de conduire à une politique extérieure
186
communautarisée, rassemblant relations économiques extérieures et
politique étrangère de sécurité et de défense, resta bridé aux procédures de
coopérations intergouvernementales et soumis à la règle décisionnelle de
l'unanimité au sein du Conseil.
Le repli sur l'économique, n'étant plus justifié, dans cette nouvelle phase
de réouverture du jeu paneuropéen, l'éclatement de la politique étrangère
entre les trois piliers, a conduit au renforcement de la seule institution en
mesure d'assurer la cohérence et la continuité des actions entreprises, le
Conseil européen, véritable clé de voûte du traité.
Le Parlement, relégué, en la matière, a un rôle consultatif; la
Commission s'est vu confier un droit d'initiative, qui lui assure une fonction
de jonction dans le dualisme persistant, entre la politique commerciale
extérieure et la politique de sécurité et de défense commune (PESC).
Mais la mise en oeuvre d'« actions communes », dans les domaines où les
États membres ont des intérêts essentiels communs, exige, en effet, comme
par le passé, une décision à l'unanimité.
Du point de vue institutionnel, la subordination de l'UEO (Union de
l'Europe occidentale, issue de la transformation du Traité de Bruxelles de
1948) à l'Union européenne, et sa reconnaissance comme « bras armé» de
l'Union, a été assortie, dans l'annexe au traité, d'un lien particulier avec
l'OTAN.
L'Alliance atlantique, au sommet de janvier 1994, a apporté son plein
appui au développement d'une identité européenne de sécurité et de défense
(déclaration du Il janvier 1994).
Dans le cadre des élargissements aux pays AELE, cette évidente avancée
de l'Union apportera une différenciation ultérieure à la «géométrie
variable », malgré l'engagement de certains pays neutres (Autriche, Suède et
Finlande) à respecter la totalité des obligations qui découlent du traité.
Il s'agissait d'engagements qui restaient pour le moment théoriques, car si
l'UEO, comme «pilier» européen de l'Alliance atlantique, était devenu
effectivement le «bras armé» dont on parlait, tous les États membres de
l'Union européenne auraient eu vocation à être membres de l'UEO.
C'est ce qui avait été promis aux pays d'Europe centrale et orientale,
devenus entre temps «partenaires associés» de l'UEO.
Ce partenariat devait leur permettre de bénéficier, le moment de leur
adhésion, du même degré de sécurité que les autres pays membres.
Cette garantie de sécurité étant elle-même liée à la réassurance de
l'OTAN, l'adhésion à l'UEO ne pourrait pas être durablement dissociée de
celle de l'OTAN.
Ainsi, une cascade d'engagements en chaîne suscita des réticences aux
États-Unis qui demeuraient les garants de la stabilité du continent.
187
il semble ditfidle en fait qu'ils n'aient pas eu leur mot à dire, même
indirectement, sur élargissements. susceptibles de rompre aVè:C
traditions établies et légitimer ainsi leur droit de regard d, a
veto. sur l'élargissement de l'Union européenne.
L'Union ne put leur consentir ce droit et fut confrontée, par la logique de
sa mutation permanente, à des tensions ou à des malentendus avec les États-
Unis d'Amérique.
L'idée d'un nouveau traité fut lancée par GÜnter Rinsche (CDU), co-
rédacteur des Réflexions Sllr la politique européenne de son parti, en plein
débat sur 1'« Europe à plusieurs vitesses ». au sein du Parlement européen.
Le scénario d'un acte de refondation qui «crée un traité à côté du traité,
qtùtte à faire de la stmcture existante une coqui1le vide... ,je
s'est déjà produit,
au début des années 50, lorsque les Britanniques, qui n'avaient pas accepté
de faire le Conseil de l'Europe vers une union plus étroite,
poussèrent les à d'abord la CECA (Communauté Européenne du
Charbon et de l'Acier), puis la Communauté Économique Européenne
(CEE).
L'évocation de cette hypothèse eu le mérite d'ouvrir un débat
constitutionnel, où il fut question pour l'Europe d'entrer dans une nouvelle
étape politique.
Après la contribution allemande de la CDU/CSU, il devint patent que
l'Europe prend conscience de ne plus être line entreprise définie par son
propre processus d'élaboration intérieur, par l'économique ou par le droit,
mais qu'elle doit s'inscrire dans une finalité clairement formulée et dans des
perspectives institutionnelles portant sur son identité, sur sa dimension et sur
sa stmcture politiques.
188
Les vieux problèmes, longtemps éludés, de la différence interne et
l'altérité devaient être finalement aflrontés et il fallait apporter, à
chacun d'eux, une solution appropriée.
Dans ce débat, certaines idées revenaient de loin, tels l'avenir et le
contenu de la souveraineté, ou l'impossible rationalisation ou
européanisation des nations, d'autres apparurent avec les intérêts
européens communs exigeant qu'un nouveau linkage soumette ,<contrôle
de l'Allemagne unie par ses partenaires. au contrôle de ceux-ci par
l'Allemagne» (H. Kohl).
Un « contrat de partenariat» renouvelé s'offre aujomd'hui aux Emopéens,
après la liquidation de l'Empire soviétique et face au t10ttement d'une
Allemagne réunifiée au sein d'une Emope incertaine.
La pression des deux vagues d'élargissements en chantier eut pour effet
de rendre le processus d'intégration «poHtiquement moins essentiel pom
l'Allemagne et constitutionneJJement plus coûteux pour la souveraineté
française» (1. L. Bourlanges).
189
Le cadre institutionnel unique du traité signifia que les institutions de
l'Union européenne sont communes aux trois piliers et que la clé de voûte y
demeure le Conseil européen.
Les élargissements antérieurs ont conduit la Communauté à se doter d'une
orientation mondialiste.
Il s'agissait à l'époque d'articuler le cadre européen des adhésions à
l'horizon géopolitique de la solidarité et de l'aide au développement.
L'ensemble des nations de la Communauté avaient des traditions
marchandes, linguistiques et culturelles tournées vers l'extérieur (Afrique ou
Amérique latine).
Elles ont toujours prétendu les conserver et en assumer les responsabilités
conséquentes.
L'élargissement vers les pays du Nord (AELE) s'armonça comme une
opération périlleuse pour la cohésion de l'Union, non seulement à cause du
passé de neutralité de ces pays, aujourd'hui périmé, et qui, à lui seul, devrait
accentuer une « différenciation» dans la cohésion politique de l'Union, mais
en raison de leur philosophie, moins intégrationniste et plus libre-échangiste
du continent.
La double vocation de la construction européenne, à l'élargissement et à
l'approfondissement, qui était dans la meilleure tradition communautaire,
fut-elle définitivement rompue, dès lors que son unité était assurée de
l'extérieur par l'existence d'un ennemi commun?
L'Union européenne, qui prétend devenir un acteur unitaire de la scène
internationale, devait se doter d'une stratégie anticipatrice et globale, fondée
sur une communauté d'action, que seul l'approfondissement devrait lui
permettre.
Communauté d'action et communauté de valeurs apparaissaient les deux
vecteurs conceptuels et les deux clivages de la querelle, qui a identifié les
deux modèles d'intégration: l'approfondissement et l'élargissement.
Qu'en est-il de cette unité, qui s'était mutuellement renforcée jusque-là?
La communauté d'action visait explicitement l'organisation d'un
leadership européen et elle était fondée, pour l'essentiel, sur l'exercice des
« souverainetés partagées ».
Elle s'appuyait sur les pays qui avaient acceptés d'en payer le prix dans un
ensemble de domaines, qui relevaient des prérogatives exclusives des États,
et cela soit de façon systématique, soit de manière plus pragmatique.
Le principe de sub sidi arité4 (qui dans son interprétation la plus
conséquente, n'est rien d'autre, que l'autre nom du mot fédéralisme) ne
190
s'appliquerait, dans ce dernier cas de figure, que lorsque certains pays
«veulent, mais ne peuvent pas» atteindre tout seuls, par leur propres
politiques, les objectifs susvisés.
La communauté de valeurs peut s'accommoder d'un socle de relations
fondées sur le jeu des interdépendances économiques, modérant ainsi les
intérêts nationaux.
Un ensemble de valeurs de paix et de libertés politiques viendrait
couronner cette communauté de valeurs.
Cependant, cet ensemble n'exigerait point le partage de deux objectifs
essentiels, celui d'un ideal type européen de société, et celui d'une présence
de l'Europe dans le monde.
Ces deux modèles n'étaient pas interchangeables et, en effet, ils mettaient
en œuvre des formes d'intégration dissemblables.
S'ils avaient coexisté jusque-là, c'est à cause de la division du monde et
en raison d'une pression extérieure, forçant l'identité de l'Europe à se définir,
moins par elle-même et par la force de ses institutions politiques que par les
termes imbriqués d'Occident et de marché, le premier faisant référence à un
camp qui incluait nécessairement l'Amérique, le deuxième renvoyant à un
espace transnational, ouvert sur le grand large, mais sans identité définie.
La coexistence de cette dichotomie et de ces deux communautés vécut et
la construction européenne dut faire aujourd'hui la différence et le choix
entre les deux.
Le dédoublement fonctionnel est avant tout un dédoublement politique et,
par conséquent, institutionnel.
En effet, la communauté d'action avait vocation à se rétrécir et la
communauté de valeurs à s'élargir géographiquement et à s'étendre
fonctionnelle ment.
La communauté de valeurs apparaissait comme essentielle à l'époque de
la guerre froide.
Elle était le reflet d'une opposition de philosophies, de modèles de société
et de grandes conceptions du monde.
Ainsi, la communauté de valeurs pouvait se suffire à elle-même et
constituer le critère d'inspiration pour une famille de nations, que les guerres
civiles européennes avaient déchirées dans le passé et que l'appel aux
sources originelles pouvait réconcilier à l'avenir.
Concrètement, ce fut par l'action et donc par un effort d'intégration réalisé
dans des domaines d'intérêts essentiels (le charbon et l'acier d'abord), que la
Communauté définit à l'époque son modèle d'identité.
Rien de tel plus tard quand la communauté de valeurs triompha bien au-
delà des frontières de l'après-guerre et où le modèle d'intégration, par la voie
191
des élargissements successifs, est devenu un impératif incontournable, tant à
l'Est qu'au Sud.
Avec la fin de la guerre frcÜde, l'unité de communauté d'action et de
communauté de valeurs, qui avaient permis la complémentarité de
l'approfondissement et de l'élargissement, ne suffit plus il générer d'elle-
même ni un modèle d'identité ni un modèle décisionnel, indispensables il des
institutions unitaires.
Rien de surprenant qu'un « nouveau contrat fondateur» fut mis à l'ordre
du jour des travaux, visant à identifier «qui », dans un contexte de
changement du décor intemational « veut et peut» organiser le
capable d'orienter le cadre institutionnel unique, et «qui peut et veut»
favoriser l'essor du «pouvoir constituant" du Parlement, et assurer à la
Commission la place d'exécution dans le délicat éqtùlibre des pouvoirs au
sein des institutions.
n appartient aux présidences, allemande et française, puis espagnole et
italienne, de trancher dans le vif ces débats et d'opérer ce dédoublement
d'objectifs, les traduisant dans les travaux préparatoires de la conférence
intergouvernementale pour la révision du Traité, prévue pour 1996.
Le problème essentiel de l'Union européenne était et reste la coexistence
en son sein, de ces deux modalités d'intégration, reconnues par Traité de
Maastricht, mais dont la dialectique unÜaire est devenue aujow'd'hui
inféconde.
Passant Douze à Seize, puis de à Vingt-Quatre, la nature de
l'Union peut-elle demeurer la même?
192
simultanément toutes les politiques (monnaie, défense, politique extérieure,
marché intérieur) relève de l'utopie.
La « géométrie variable» s'impose eo ipso, comme seule résultante de
raison, justifiant ainsi l'utilisation d'une expression abusée, celle d'« Europe à
la carte».
La « différenciation» dans les domaines du choix ou dans les délais de la
participation ferait en conséquence la distinction entre « ceux qui veulent»
et ceux qui «ne peuvent pas» dans l'immédiat, à cause d'une série de
contraintes politiques ou techniques.
Ce degré variable de participation ne peut constituer enfin un argument,
pour faire du plus petit dénominateur le critère de marche de l'ensemble.
Sur le terrain de la volonté politique, la «théorie de la géométrie
variable» est destinée à respecter tout à la fois, les exigences des États
techniquement inaptes ou politiquement récalcitrants, qui ne pourraient
adhérer à la règle de l'unanimité, et la volonté des États, désireux de prendre
les devants dans une série de domaines décisifs (politiques, militaires et
monétaires), permettant ainsi à l'ensemble de réaliser pleinement les
potentialités globales de l'Union.
En ce sens, la communauté d'action, rétrécie et ouverte à tous les pays qui
veulent la rejoindre, pourrait organiser le leadership nécessaire au
renforcement des institutions, au sein d'une vaste communauté de valeurs,
s'identifiant à son groupe de tête.
Ce dernier, jouerait un rôle politique moteur au plan institutionnel. Dans
la politique extérieure il pourrait fonctionner comme stabilisateur en matière
d'apaisement de conflits et de gestion de crise.
La stratégie d'élargissement passa par un aménagement institutionnel
périlleux pour la cohésion de l'Union et comporta, de ce fait, un « dialogue
structuré» avec les six pays liés à l'Union par des accords d'association, à
savoir la Pologne et la Hongrie, la République tchèque, la Slovaquie, la
Roumanie et la Bulgarie.
Ce dialogue implique un rapprochement des législations sur les grands
piliers du marché intérieur et une inclusion des dossiers transeuropéens
d'avenir, tels l'énergie, l'environnement, les transports et la recherche.
À l'époque, la profession de foi intégrationniste et le caractère positif du
document allemand CDU/CSU eurent le mérite de rappeler que le ralliement
de l'Allemagne à une grande Europe à l'anglaise n'est fait ni dans l'intérêt ni
dans les objectifs de ce pays et que la France pourrait trouver son compte
dans une sorte d'intégrationnisme politique, reposant sur une répartition plus
claire des compétences, communautaires, nationales et régionales.
193
XI.19NOUVELLES IDENTIFICATIONS ET CHOC DES CIVILISATIONS.
L'OCCIDENT CONTRE LE RESTE DU MONDE
194
de société à société, au sein desquelles prévalent la communication et
l'échange culturel.
Le dialogue entre universalité et traditions, identités et mondialisme s'en
est trouvé évoqué comme le fondement de la complexité de notre
conjoncture.
Dans le fil de ces préoccupations, pouvait-on passer sous silence le débat
intellectuel qui a connu un grand retentissement aux États-Unis, suite à
l'article du politologue de Harvard, Samuel P. Huntington, publié sur la revue
Foreign Affairs, n04 (été 1993) ?
Suivant un courant de pensée qui va de Spengler à Toynbee et de Quincy
Wright à Ortega y Gasset, Samuel P. Huntington propose un nouveau
« paradigme », pour expliquer « la révolte contre la modernité », l'avenir des
relations internationales et les types de conflit auxquels l'Occident devra se
préparer.
Il s'agit du « choc des civilisations ».
Son hypothèse est que:
«Dans le monde nouveau, les conflits n'auront pas pour origine
l'idéologie ou l'économie. Les grandes causes de division de l'humanité et les
principales sources de conflit seront - ajoute-t-il - culturelles. Les États-
nations continueront à jouer le premier rôle dans les affaires internationales,
mais les principaux conflits politiques mondiaux mettront aux prises des
nations et des groupes, appartenant à des civilisations différentes. Les chocs
des civilisations seront les lignes de front de l'avenir ».
Après avoir rappelé que « la communauté de culture est une précondition
de l'intégration économique », il poursuit que « l'axe central de la politique
mondiale sera probablement, dans l'avenir, le conflit entre l'Occident et le
reste du monde ».
Qu'est-ce-que cela implique pour l'Occident (Europe et États-Unis) ?
«Tout d'abord, que les identités forgées par l'appartenance à une
civilisation remplaceront toutes les autres appartenances, que les États-
nations disparaîtront, que chaque civilisation deviendra une identité politique
autonome ».
Ainsi, préconise S.P.Huntington : «à court terme, l'Occident a intérêt à
développer la coopération et l'unité à l'intérieur de la civilisation qu'il
représente, plus particulièrement entre ses composantes européennes et nord-
américaine; à incorporer à l'Occident les sociétés de l'Europe de l'Est et de
l'Amérique Latine, dont les cultures sont proches, à étendre des relations de
coopération avec la Russie et le Japon, à empêcher que des conflits locaux
entre pays appartenant à des civilisations différentes ne dégénèrent pas en
guerres majeures pour l'avenir du système ... ».
195
Il a été observé, au sein du débat suscité en Europe par l'article de Samuel
p. Huntington, que la tendance du monde contemporain vers la globalisation
n'a guère pour base un substrat civilisationnel.
La fragmentation du monde qui en résulte se conjugue avec la réalité
d'une indépendance multiforme, peu propice au maintien de la stabilité et qui
n'a pas de ressemblance avec la constitution de blocs homogènes décrite par
S. Huntington.
Le processus de régionalisation en cours met l'accent sur la
diversification des intérêts plutôt que sur l'affirmation des identités.
En effet, la création de blocs régionaux ressemble à des conglomérats,
composés de sociétés différenciées et guère à des ensembles, constitués à
partir de bases culturelles homogènes.
En Europe, comme dans le continent nord-américain, ce processus a sa
raison d'être dans la dynamique des interdépendances et dans la logique des
avantages comparés.
Ainsi, la complémentarité des intérêts joue un rôle essentiel dans les deux
sens, de l'ouverture et de l'intégration, et ces deux mouvements sont
beaucoup plus favorables au compromis qu'à l'affrontement.
Les facteurs de diversification introduits par cette double tendance ne se
soldent pas nécessairement par le rejet de l'autre et la reconstitution de la
logique de l'ennemi.
La régionalisation du système mondial ne rassemble guère à des formes
de morcellement politiques, dont les lignes de fracture seraient définies et
aggravées par les religions et par des conflits civilisationnels.
En effet, tout système d'intégration où les critères de diversification se
réaliseraient par des chocs identitaires et où les conflits locaux seraient
susceptibles de dégénérer en guerres majeures aurait failli à sa tâche.
L'Union européenne a tenu jusque-là sa promesse, celle de réaliser une
zone de paix, de prospérité et de liberté.
Cette zone s'identifie à une aire de civilisation qui a connu par le passé
des « guerres civiles» fratricides.
Une pareille entreprise dans l'espace ouvert par l'implosion du système
soviétique est encore à l'heure d'ajustements incertains.
L'Union européenne pensée par les Européens comme un modèle
institutionnel achevé, par leur besoin irrépressible à problématiser le devenir
(E. Morin), n'en finit pas de naître comme acteur international sur la scène
du monde.
Dans le nouveau jeu des nations, débridé par la disparition de la stabilité
nucléaire, la sécurité collective demeurera encore longtemps le grand défi de
cette fin de siècle et dans la recherche de celle-ci, l'Union européenne pourra
y jouer le rôle de pôle de stabilité, de démocratie et de droit, à condition
qu'elle acquière une dimension politique et une capacité militaire efficace.
196
XII. POUR UNE EUROPE RESTAURÉE ».
«
DE LA CONSTITUTION EUROPÉENNE
À LAMACHTPOLITIK.
UNE RELECTURE DE CARL SCHMITT
198
Ainsi, à défaut d'une « volonté générale », le risque d'identifier « société
civile» et représentation politique rend le Parlement plus perméable aux
attentes sociales, renonçant ainsi à la fonction d'ordonnancement et de
subordination qu'était celle au XIXe de 1'« État de droit» classique, point
d'équilibre entre l'État gouverneur et l'État législatif.
Cette identification progressive entre État et société correspond à une
tendance profonde du monde occidental.
De l'État absolu du XVIIe et XVIIIe siècle, on passe à l'État libéral et
neutre du XIXe, puis à « l'État total» et autoritaire de la première moitié du
XXe siècle et enfin à l'État social de la deuxième moitié du XXe.
Dans cette perspective, la «société» devenue État est un «État de
l'économie, de la culture, de l'assistance, de la bienfaisance, de la
prévoyance [...]. L'État [...] embrasse ainsi tout le social [...]. Les partis,
dans lesquels s'organisent les tendances et les divers intérêts sociaux,
constituent la société même, devenue l'État des partis (Carl Schmitt). »
Le transfert du régime des partis et du régime des représentants vers le
Parlement européen, qui ne devient pas pour autant le lieu de la sélection et
de la formation des élites européennes, relègue la « Commission» à être une
institution d'initiative et d'exécution, surchargée de tâches de direction
socioéconomiques. La revendication de celle-ci de supplanter, par la
représentation nationale des « commissaires », la fonction de « synthèse des
intérêts» du Parlement, fait de la recherche de l' « intérêt commun» la ratio
essendi de son existence. Ses pratiques législatives et réglementaires,
qualitativement différentes des « actes de gouvernement» de la tradition du
droit administratif français ne lui ont pas permis de devenir jusqu'ici le
gouvernement de l'Union, par son incapacité à produire une légalité et une
légitimité propres. En effet, l'exigence d'un appareil administratif,
déconnecté de tout risque politique et donc de toute sanction, c'est d'être, au
moins virtuellement, au service d'intérêts politiques divers et souvent
opposés.
Or, 1'« occasionalisme » politique, la persistante dualité des deux sphères,
du privé et du publique, l'omniprésence du système des interdépendances et
l'acquis institutionnel consistant à considérer la fonction politique comme
régulation7, poussent à structurer le monopole de la décision politique,
encore partagée entre la centralité faible de l'Union (le Conseil de l'Union
européenne) et l'écartèlement des pouvoirs nationaux résiduels, hors de la
Constitution, dans les « crises» du système international.
La gouvernabilité et la souveraineté effectives exigent une direction
unitaire, bref, la capacité de « décider d'une crise en situation d'exception»
et donc, de disposer d'une Constitution avec leadership et des formes de
199
gouvernement monocratiques et fortes. En débattre de manière introvertie,
c'est débattre de Ptolémée à l'âge de la révolution copernicienne.
Inutile d'ajouter que la «situation d'exception» est une donnée
permanente de la scène mondiale surtout lorsque la logique de la puissance
est de nature globale et que le théâtre de l'histoire offre un spectacle
désarmant de violence et de sang, tirant sa raison d'être de la lutte pour la vie
entre les forts et les faibles et de la lutte pour le pouvoir, intimement liée à la
première, entre les hommes, les sociétés et les États.
Schmitt affirmait déjà dans les années 30, «on ne peut déterminer
aujourd'hui la politique en partant de l'État (n.d.r., ou de la Constitution,
puisque l'État est sa Constitution) mais il faut que l'État (et donc, n.d.r., sa
Constitution) soit déterminé en partant de la politique» et, ajoutons-nous, de
la Weltmachtpolitik.
Il s'agit d'une décision éminemment politique, car elle préside au
regroupement en amis et ennemis et elle en résulte, en vertu d'une
détermination existentielle des stratégies d'avenir et de toutes configurations
de ses forces (choix des alliances et morphologie du système international).
L'absence de leadership et de «monopole politique» de la part de la
Constitution et la rémission à ses institutions constitutives d'un «nouveau
mode de gouverner» exalte la dispersion des pouvoirs et la « neutralité» de
l'action de bureau, autrement dit « leur dépolitisation ».
Elle fait de l'Europe une «puissance civile» et de l'organisation
institutionnelle de l'Europe un État administratif, un État social en grand.
La partie se joue ailleurs, autour de la possession de ces instruments
d'autorité et la politique est hors de cet enjeu.
La politique est hors de la Constitution, dans la décision du défi ultime
qui tient à la sécurité et au droit de l'épée, car la Machtpolitik demeure
encore dans les mains des États et repose dans les règlements des situations
de crise et dans l'ouverture par anticipation de celles-ci.
Un État administratif est un État qui administre, mais ne gouverne pas, où le droit
et la réglementation sont le fait d'une bureaucratie et de la « force normative » du factuel.
200
XII.2 LA CONSTITUTION SELON CARL SCHMITT
20I
Le noyau autour duquel se constitue la «volonté» étatique, comme
« volonté générale », est le système de la représentation, l'ordonnancement
juridique qui se distingue de la constitution.
La constitution est une adaptation permanente de la lutte pOtU' la vie, cene
de l'unité politique qui, à l'échelle mondiale, intègre les affrontements
incessants des intérêts, opinions et forces déchaînés dans les oppositions et
les confIjts,
L'épaisseur d'une constitution et sa «qualité historique» s'établissent
dans la tension entre la politique comme confIjt radical, issu de situations
d'exception, et le système nonnativisé de la vie étatique intélieure, par
lequel les cas extrêmes chargent la constitution et de force
existentielles, et à travers laquelle la « volonté >,étatique se commue, dans la
cité politique en loyauté et obéissance des citoyens et sur la scène mondiale
en stratégie visionnaire et volonté d'affirmation histOliques.
203
Or, l'existenÜel et la dynarnique réelle des rapports mondiaux de forces
ne sont guère le produit d'une loi, d'une délégaÜon ou d'une Bildung
raÜonaliste car la « décision >t et la «souveraineté T> ne sont point
immanentes à la Verfassung mais bel et bien normtranszendent, absolus au
sens propre.
Ainsi, et encore une fois, les concepts fondamentaux de la théorie
moderne de la consÜtution et de l'État demeurent des concepts théologiques
sécularisés.
En effet, si la « vérÜé» existentielle du pohÜque est dans l' « état
d'excepÜon », au plan cognitif l'état d'exception dévoile le radicalisme de la
vie naturelle des États et le « dogme ,>qui la secoue et l'inspire, la crise, de
la même manière que le «miracle »,dévoile dans la théologie l'existence
éclairante et tenible du Dieu créateur.
Dans la dimension totale du poliÜque, \< souverain » est donc celui qui
décide, selon Schmitt, sur l'état d'exception, celui qui est le maitre intégral
des affaires intérieures et extérieures. Or, toute circonstance, tout moment
poliÜque est virtuellement un moment d'exception (voir Je 11 septembre aux
USA).
C'est Je souverain qui décide de son actualisation (déclaraÜon de Bush
sur la guerre au teITorisme international).
Le décisiOlmisme, introduit par l' « existentiel » n'est guère
r« occasionnel" mais r« ontologique ». L'existenÜel est l'antinormatif par
excellence, c'est-à-dire la « politique en devenir ».
204
La politique comme décision tempestive (Machiavel) s'oppose à l'État
comme dieu mortel, et comme calcul rationnel, comme
(Hobbes).
Par ailleurs, la Constitution et l'État, comme l'existentiel et le temps,
doivent pouvoir saisir l'occasion et la prendre par les cheveux, ainsi que
nous l'admirons dans la symbolique tapis de la Renaissance italienne
célébrant les Médicis. Quel système de décision, quel ensemble de nonnes,
quel critère de vote, quel type de majorité permettront à l'Union d'être le
temps de l'Europe qui prend l'occasion par les cheveux, l'oriente dans le
sens du destin et tlnalement la domine?
205
négateur, l'opposition entre l'ami et l'ennemi, mise à nu par l'occasionnel,
le conjoncturel et le circonstanciel.
L'ennemi public n'est pas l'ennemi personnel et privé l'inimicus mais
l' hostis, celui qui s'oppose à notre conception collective et occidentale de la
vie et demeure le porteur d'une conception irréductible et incommensurable
de l'existence et de la culture.
Le normativisme juridique, l'État de droit et la légitimité internationale
prêchant la « commensurabilité» et l'équivalence des intérêts neutralisent
l'antithèse radicale de l'ami et de l'ennemi et la vident de sa substance
éthique, négatrice et créatrice; la vident de toute puissance de changement et
d'avenir.
Ils la réduisent à un équilibre exsangue, à un calcul optimalisé, à une
« commensurabilité» de valeurs incompatibles, en paix apparente et en
artifice absolu.
Le souverain qui décide de l'État d'exception ne peut être le chairman du
Conseil de l'UE9, qui fixe les règles du jeu et qui est un produit de la
normalité institutionnelle. Pour l'heure, ce président ne peut être le décideur
et donc le «souverain », car il ne peut être le porteur d'une symbiose
irrépressible de théologie, de philosophie et de droit-force, le droit-personne
du cas extrême, en mesure d'aller au-delà des horizons constitutionnels
actuels, postmodernes et posttragiques.
206
XII.6 ÉTHIQUE ET POLITIQUE. AU-DELÀ DE LA CONSTITUTION
207
Le droit perd de sa substance éthique et égare sa liaison conceptuelle avec
les présupposés de la pensée théologique et les dogmes
« pessimistes du pêché ».
Le dogme théologique fondamental sur la démonisation du monde
conduit à une division des hommes en « bons» et « mauvais », de la même
manière que la distinction en amis et ennemis.
En revanche, l'optimisme indifférencié, typique du concept universel
d'homme aboutit à une conception du monde « bon », parmi lequel règnent
naturellement la paix, la sécurité et l'harmonie. Le concept d'humanité n'a
pas d'ennemis et comporte une obligation morale de fraternité et de
solidarité. Ce même optimisme représente, par ailleurs, la dissolution de
l'histoire de l'Occident comme histoire de conflits et de luttes pour
l'hégémonie, imposées politiquement par la « loi du mouvement », l'anima
mundi.
Cela aboutit à la conception dominante dans l'Europe d'aujourd'hui, où
le conflit séculaire entre le droit et la puissance est résolu par une morale
publique entièrement sécularisée et devenue totalement autonome par
rapport à la métaphysique et à la religion.
Ainsi, dans le cadre d'une conception moralisante et légalitaire de la vie
internationale, le caractère radical de la distinction de l'ami et de l'ennemi
est éclipsé par la confusion du politique et des valeurs et par la soumission
de ces dernières aux normes instituées, celles de l'économique et du droit.
Suivant cette confusion, le concept politique de mouvement et de lutte
devient, par l'influence de la pensée libérale, au plan économique,
« concurrence» et, au plan spirituel, « discussion ».
Ainsi, les différends dans les relations internationales tendent à remplacer
la clarté de la distinction entre «paix» et «guerre» par des approches
d'indécision, des options mixtes de légalité (manifestation du nomos, de la
voluntas, de 1'« éthos » étatiques comme coercition et force contraignante) et
légitimité (fidélité formelle à une autorité ou à un consensus occasionnel
dépourvus de sanction, démocratique ou juridique) ou encore de négociation
et de refus d'engagement.
Cette conception est un «amas hétéroclite d'économie, de liberté, de
technique, de laïcisation éthique et de parlementarisme» (C. Schmitt).lO
10
Il aboutit, selon Marc Ferry, à un concept d'État où « sa vérité » se situerait dans le
choix d'une « alternative entre espace multiculturel des mondes fermés », autrement dit entre
la société classique des États, comme «état de nature et guerre permanente » et l'« ordre
cosmopolitique de sociétés ouvertes ». Cependant, il s'agit d'une alternative de réalités
purement spéculatives, fondées sur un ordre défini dans la seule dimension du ius gentium et
hominum, en vue de l'entente et de la coopération universelles.
208
XII.7 LE RÉALISME RADICAL
209
En conséquence, l'Occident comme consteJlation démocratisée
pacifiée d'États de droits, lorsqu'il est attaqué, doit porter la lutte hors du
système du jus car la lutte est toujours décidée hors du champ
la Constitution et du droit, hors des institutions intergouvernementales et
supranationales, hors de l'interdépendance économique, de la diplomatie et
de la gouvemance.
210
Dans l'État constitutionnel, «la Constitution est l'expression de l'ordre
social, l'existence même de la société des citoyens ». Ainsi, lorsqu'elle est
attaquée, la lutte est décidée en dehors de la Constitution et du droit « par la
seule force des armes» (Lorenz von Stein).
Or, si un peuple craint les fatigues et le risque de l'existence politique, on
trouvera un autre peuple disposé à assumer de telles fatigues, garantissant le
premier des ennemis extérieurs et gérant ainsi la domination politique.
«Ce sera alors le protecteur à déterminer l'ennemi, en raison de la
relation éternelle qui existe entre protection et obéissance» (c. Schmitt).
La relation entre l'Europe et les USA se rapporte-t-elle à une pareille
hypothèse?
Déjà Hobbes avait indiqué que le but principal du Leviathan était de
proposer aux yeux des hommes la « mutual relation between Protection and
Obedience ». Dans la parfaite sécurité du bien-être, le bourgeois - rajoutait
polémiquement Hegel - trouve la compensation de sa nullité politique dans
les fruits de la paix (comme l'Europe d'aujourd'hui) et demande à être
dispensé du courage et soustrait au danger de la mort violente.
Mais «l'ennemi est la différence elle-même et cette différence est
éthique ». Elle ne peut être réglée par des discussions, par des votes, par un
système de transactions, par une diplomatie de pures concessions.
Elle ne peut reposer sur des irrésolutions ni sur des attentes dans l'espoir
que la confrontation de nature métaphysique entre vérités opposées puisse
être repoussée et résolue par une négociation sans fin.
Tout système de vérités ne peut admettre l'affirmation et la diffusion de
son contraire et doit le combattre, comme Dieu a combattu Satan, en le
chassant du paradis terrestre.
Or, le «satanisme» est un concept intellectuel qui s'oppose à la
séduction du paradis, dans lequel plongent les Européens, les héritiers
d'Abel « qui chauffent leur ventre au feu patriarcal» du bourgeois.
Or, le « Satan» d'aujourd'hui est l'expression littéraire de l'élévation au
Trône du «père adoptif» de tous ceux que, dans sa noire colère, Dieu a
chassé du paradis, et que le rachat du règne de Caïn le fratricide, par d'autres
« vérités », veut élever au rang de Dieu, unique, vindicatif et tout-puissant.
Où sont-elles, dans le monde d'aujourd'hui, les réincarnations politiques
et stratégiques de ces doctrines théologiques?
Nous retrouvons aujourd'hui dans la lutte contre la politique, non
seulement les ennemis extérieurs qui combattent au nom de leurs « vérités»
métaphysiques mais ceux qui, financiers, économistes, technocrates,
s'unissent à l'intérieur pour demander que soit mis un terme à la
passionnalité de la politique par l'objectivité et l'interdépendance de la vie
211
économique, par l'objectivisme des tâches admÎlùstratives, institutionnelles
et managériaJes, ou par des techniques de régulation internationales.
Ces épigones postmodernes de la neutralisation du politique montrent
leur absence de foi dans l'histoire, car, dans leur passivité et indifférence
morales, ils ont perdu de vue l'essence métaphysique de toute politique, une
métaphysique qui ne connaît pas de synthèse, ni de troisième voie.
212
Le vieux réflexe du politique comme lutte, guerre et conflit a été ainsi
égaré. En effet, lorsque l'on redécouvre l'ennemi, on le fait de manière
primitive et ancestrale dans la dimension pré moderne et dans les zones
grises de la planète, autrement dit, dans un sens prépolitique.
La solution militaire d'un conflit politique s'inscrit désormais dans le
cadre d'une «guerre civile mondiale» - la Weltbürgerkrieg, aux actants
multiples et aux métamorphoses incessantes. Or, la dépolitisation
européenne est d'autant plus frappante que les nouveaux sujets de la
politique s'expriment avec les vieux concepts de la lutte à mort, les concepts
radicaux d'ami et d'ennemi, et l'Occident y fait figure d'adversaire, sans
détour et sans nuances. Si la fin du marxisme a mis en crise les catégories de
la théorie du progrès, la fin de la bipolarité a mis un terme à l'hégémonie de
la rationalité occidentale.
Le XVIIIe éclairé avait adopté une conception orientée du progrès qui
allait du fanatisme à la liberté, du dogme à la critique, de la superstition à
l'illumination des esprits. Avec l'émergence d'un monde
« désoccidentalisé » et hostile, ce cheminement s'est inversé. On passe de
l'illumination à la superstition, de la critique au dogme et de la liberté au
fanatisme.
Cette inversion a une cible fixe et incontournable: l'Occident, objet a
priori d'une haine absolue. Le conflit larvé entre, d'une part, ce qui est
Occident et, d'autre part, ce qui ne l'est pas, est volontairement ignoré par
les Européens car cela les dispense de s'armer spirituellement et de s'investir
dans la création d'un outil de cohésion et d'action, une constitution
politique, une politique étrangère et de défense commune, qui sont les
conditions préalables pour l'émergence d'une volonté forte et d'une stratégie
unitaire.
La pensée officielle veut ignorer la notion même d'opposition car les
vieilles oppositions ont eu pour enjeux des conflits. Ceci est dû au fait que
nous vivons paisiblement une époque servile et docile, celle de l'âme
désenchantée, prophétiquement annoncée par Ortega y Gasset. La notion
d'opposition, que la dialectique hégélienne a commuée en contradiction, a
été trahie par la conversion marxiste et néolibérale de la politique dans
l'économie.
213
XII.IO UNE CONSTITUTION POLITIQUE POUR UNE EUROPE
RESTAURÉE
11
Nous sommes aux antipodes de l'idéalisme vénusien de Mario Télà, spécifiant que
le «risque inhérent à certaines transactions de l'Europe-puissance est d'envisager un
mouvement vers l'Union politique de type néo-hégémonique, néo-mercantiliste, ou basé sur
une « identité contre », liée à un modèle des relations internationales qui rappelle celui de la
balance ofpower, aggravé parles tensions entre civilisations [...]. L'identité constitutionnelle
démocratique de l'Europe est exactement le contraire de la construction d'une puissance
repliée sur elle-même et orientée vers un rôle politico-militaire hégémonique [...]. La
perspective kantienne est celle de la constitution d'un « pouvoir civil », aux frontières établies
mais ouvertes, composante et moteur d'une démocratie continentale et mondiale. »
12 C'était le cas de la Fédération impériale du Reich allemand dont le simple rappel
est susceptible d'induire plusieurs pathologies de rejet.
215
Ce dualisme réapparaît de manière éclatante par l'appel ultime à Dieu
dans la « décision» de donner et se donner la mort lors d'attaques suicides
et, d'autre part, par le recours à l'éthique de la force dans le cadre de
1'« action préventive» et de la riposte proportionnée à la menace
existentielle de l'ennemi. C'est ce dualisme qui impose à chaque fois et dans
chaque conjoncture un choix existentiel entre l'ami et l'ennemi.
Ainsi, la force du « désenchantement» des « catégories du politique» de
Schmitt apparaît avec la plus grande pertinence mais aussi dans ses limites
car, d'une part, l'État a perdu le monopole du politique suite à la naissance
de pôles de pouvoir et de nouveaux sujets de la conflictualité à l'échelle
internationale (terrorisme, êtres politiques quelconques, mouvements
idéologiques ou identitaires, etc.), ce qui assigne à la politique mondiale une
fonction de «gouvernabilité » et non d'intégration et, d'autre part, car la
naissance de théories sur le «pouvoir diffus» relativise la fonction
existentielle du « politique pur » en dépolitisant ses « options ».
Le grand dilemme, élémentaire et immédiat, qui se pose à l'Europe
consiste à savoir si on peut faire coexister l'utopie du droit public et d'une
constitution dépourvue de la majestas d'antan avec la réalité de la politique
mondiale de puissance et de force, et si 1'« essence» du politique peut être
inscrite à l'extérieur dans la dialectique de l'un et du multiple et à l'intérieur
dans un réseau de relations fonctionnelles, engendrant une version purement
administrative de la théorie de la décision et une image tranquillisante de la
paix, la pax apparens de Thomas d'Aquin.
Vivons-nous le dernier crépuscule de cette paix illusoire qui, en épais
brouillard de l'esprit, nous interdit la représentation classique de la
souveraineté et des chefs fondateurs des républiques, celle insolente et
insoutenable du roi Soleil qui, comme la mort ne pouvait être regardé dans
les yeux?
216
XIII. LE SERVICE EUROPÉEN D'ACTION
EXTÉRIEURE. DU « PROJET DU TRAITÉ
CONSTITUTIONNEL» AU « TRAITÉ DE
LISBONNE»
.
discontinuité.
L'élément de continuité était représenté par le vote à l'unanimité dans la
prise de décision au sein du Conseil. L'unanimité comporte ex COf/verso le
«droit de veto de chaque État sur des dossiers portant atteinte il ses
intérêts, à ses orientations ou à ses principes.
218
Le ministre des Affaires étrangères, M. Solana, qui avait été désigné dans
la figure du haut représentant/secrétaire général actuel, devait faire en sorte
que l'action de soit plus efficace et mieux écoutée dans le monde. Il
devait avoir pour tâche de présenter l'Union d'une «seule voix », d'assurer
la coordination entre les institutions et autres acteurs de la politique
extérieure, sans qu'aucune d'entre elles ne soit prépondérante, et de faire
entendre cette «position concertée» à r Assemblée et au Conseil de sécurité
des Nations unies.
Ce nouvel outil diplomatique, sur lequel doit s'appuyer son action et dont
la constitution doit être prévue, sera donc placé sous son autorité et prendra
la forme d'un « Service européen d'action extérieure ».
Par le biais des délégations de la Commission dans près de pays, il
pourra disposer d'une structure int1uente et représentative dans les grandes
régions du monde.
219
Ce qui apparaissait certain, à l'époque, c'était que les directions générales
de la Commission, qui ont en charge k commerce extérieur, le
développement, l'aide humanitaire, ainsi que la gestion des programmes
d'assistance financière extérieure, ou encore les négociations
d'élargissement, restaient sous la responsabilité des commissaires désignés.
En revanche seraient placés directement sous l'autorité du chef de la
diplomatie européenne, l'état-major de l'UE ainsi que fonctionnaires
dont les compétences recouvrent les grandes aires économiques et politiques.
L'importance et le volume des effectifs devraient dépendre des options
retenues, mais auraient dû être de quelques centaines de fonctimmaires. Un
rapport fut présenté au Conseil européen les 16 et 17 juillet 2005, tranchant
sur ces différents points.
Labvrinthe
. de MVI10s
.
220
crise existentielle et identitaire brutale, demeure dans les mains des États. Le
service est le moyen constitutionnel d'un progrès politique vers des formes
d'intégration sécuritaires plus poussées. Son objectif est d'aider les États
membres à se doter d'influence, de puissance et de capacités de coercition
par la voie de la coordination et sur une base volontaire et pas de les
remplacer ou de se substituer à leurs pouvoirs. En son sein, les personnes
étatiques les plus ambitieuses réaliseront des « coopérations renforcées» par
la méthode européenne d'une éventuelle coalition de volontaires. Le service
demeurera ainsi l'outil politique intégré d'une influence de l'Union qui n'est
pas encore centralisée et fédérale, mais qui a besoin dans ce domaine d' « un
plus d'Europe» et donc d'un plus de coordination. Il est 1'« outil de
conception» des options, de mise en œuvre institutionnelle et des résultats
politico-militaires, attendus dans le domaine de la stabilité et de la
pacification partout là où des situations de crise exigent une présence de
l'Europe sous la contrainte d'états de nécessité et d'urgence ou pour leur
prévention.
Aux termes du Traité de Lisbonne, les États membres ont souscrit à
l'obligation de se consulter, de se coordonner et de se soumettre aux
décisions du Conseil en matière de PESC/PESD sans disposer cependant
d'un pouvoir de contrainte ni de la possibilité d'un recours à la Cour de
justice, en cas de non-participation ou de non-exécution. En effet, les États
membres restent pleinement souverains dans cette matière, car l'organe doté
d'un pouvoir d'autonomie et de responsabilité vis-à-vis des gouvernements
est le haut représentant de l'Union, lié au Conseil de l'UE. Ce dernier
demeure l'institution politique de représentation des États, qui gardent la
maîtrise des affaires étrangères et donc une compétence exclusive ne les
obligeant d'aucune manière à une position commune. Le silence du haut
représentant en cas d'absence de position commune est l'expression de cette
règle, qui résulte simultanément d'un état de fait et d'un état de droit. En
effet, la PESC/PESD repose totalement sur les moyens politiques et
militaires des États membres, et ceux -ci demeurent les détenteurs exclusifs
de toute autorité et de toute subjectivité en matière de droit international
public. Une évolution est certes possible car la forme du traité elle-même
n'est guère figée. En effet, elle est fondée, d'une part, sur l'évolution de la
situation internationale et, de l'autre, sur la capacité d'y répondre et de s'y
adapter, par la progression d'une intégration plus approfondie dans les
domaines essentiels de la sécurité intérieure et extérieure. Le monde, tel qu'il
est, est le vrai demandeur de «plus d'Europe », et il reste l'accélérateur le
plus vraisemblable de sa constitution politique, la force dynamisante la plus
probable de sa « volonté» unitaire. Cependant, le poids du « hasard» ou de
la machiavélienne Fortuna ne pourront rien sans un projet politique qui
demeure le seul interprète du projet constitutionnel.
221
XIII.5 LE TRAITÉ DE LISBONNE À L'HEURE DE SA MISE EN PLACE.
LA DUALITÉ DES POLITIQUES EXTÉRIEURES
.
grandes lignes du traité et tout pmticulièrement sur :
la présidence stable du Conseil de l'UE dans ses relations avec des
présidences tournantes. qui seront maintenues et effectueront la plupart du
travail prévu
222
. ]a du « haut représentant
politique de sécurité»
de l'Union affaires étrangères et la
223
ministres des Affaires étrangères et à l'Eurogroupe (Conseil Ecofin et BCE).
Une partie des services nécessaires à la gestion de la présidence du Conseil
de l'UE sera mise à la disposition de celle-ci par la présidence tournante à
travers le secrétariat général du Conseil. Le terme de complexité est le plus
adéquat pour exprimer le fonctionnement de cette architecture
institutionnelle. En effet, pour jouer un rôle de premier plan sur la scène
internationale et faire face à des enjeux mondiaux tels que la sécurité de
l'approvisionnement énergétique, le changement climatique, le
développement durable, la compétitivité économique, l'innovation sociale et
.
le terrorisme, l'Europe peut se prévaloir de trois nouvelles dispositions:
la reconnaissance
pouvoir
d'une
de négociation
personnalité juridique
et de conclusion
unique, renforçant
de traités
son
dans l'arène
internationale;
. le renforcement de la cohérence et de la visibilité, dicté par l'exigence
«parler et d'agir comme une seule et même entité » ;
de
224
XIII.7 LE SERVICE D'ACTION EXTÉRIEURE
225
Cette demière concerne les capacités militaires, par l'élargissement du
rôle de l'Agence européenne des armements et se distingue
« coopérations renforcées» de la PESe.
Le rapport soubgne que les dispositions PESC ne portent atteinte ni aux
responsabilités des États membres pour l'élaboration et la conduite de leur
politique étrangère, ni à la représentation de celles-ci au Conseil sécurité
des Nations unies.
S'agissant du Service européen d'action extérieure, le rapporteur, insistant
pour qu'il soit lié organiquement aux délégations extérieures de la
Commission, « souligne que ce service doit devenir un service diplomatique
professionnel et permanent, à même de contribuer efficacement à la
réalisation des objectifs de l'action extérieure et de soutenir le travail du haut
représentant ».
La conception du professionnalisme projeté dans une dynamique
perspective décrit bien le trait fondamental du sa formation et son
homogénéisation ainsi que l'acquisition commune des ,<savoirs» et de
« savoir-faire» indispensables.
C'est sur ce même sujet que le rapport final du groupe de travail VII sur
l'action extérieure de l'UE du 16 décembre 2002 a souligné l'importance et la
226
«nécessité d'une académie diplomatique européenne », jugée indispensable
et mentionnée comme telle.
En effet, à l'alinéa 69 du rapport, le groupe des parlementaires du WG
(working group) XII-17 a préconisé en toutes lettres « la création d'une école
de diplomatie ,> de l'OE, assurant la formation des jeunes diplomates
offrant formations à mi-canière, ainsi qu'un service diplomatique de
« à côté» de ceux qui existent dans les États membres, de même que ]e
développement d'une «coopération plus étroite» entre les services
extérieures de l'Union et ceux des États membres. Ici, comme plus haut, une
distinction structurelle s'impose entre la PESC/PESD, car le «service
diplomatique », tout en inc1uant les deux volets de la politique étrangère de
J'Union, concerne la PESe et donc les aspects politiques et sécuritaires, de ]a
même manière que les «coopérations renforcées» (PESC), se distinguant
des « coopérations structurées permanentes », concernent ]a PESD.
227
diplomatie européenne, présenté à la « commission des Affaires étrangères,
des Droits de l'homme, de la sécurité commune et de la politique de
défense », de proposer la création d'un corps diplomatique européen, et, en
vue de la mise en place d'une formation spécifique dans le domaine des
relations extérieures, la constitution d'une « école diplomatique
européenne ».
Cette proposition visait à assurer aux fonctionnaires du Service européen
d'action extérieure non seulement une préparation technique aux politiques
communautaires, mais aussi « une formation proprement diplomatique ».
Afin de mieux préciser ce qui sera l'objet des débats successifs intenses (à
partir surtout des travaux de la Convention européenne 2003), l'affectation
de ce corps diplomatique sera ventilée, selon le rapporteur Gerardo Galeote
Quecedo, «non seulement dans les délégations, mais aussi dans toutes les
unités de la Commission et du Conseil, impliquées dans l'activité extérieure
de l'Union ».
Ce rapport, retraçant le parcours de l'évolution de l'Union européenne,
justifiait ses propositions par une série de constats, que nous adaptons à la
situation d'aujourd'hui et à notre grille de lecture.
.
Compte du fait tenu que:
l'action extérieure
cessé de croître ;
de la Communauté européenne, depuis son origine, n'a
. le caractère
dépassé;
économique de l'activité extérieure était déjà en 2000 nettement
228
. l'Union européenne joue désonnais
au sein du système international;
un rôle d'acteur civilisationnel et global
. dans ses relations avec les acteurs de taille moyenne de la scène mondiale,
ainsi qu'avec les acteurs tiers et les organisations internationales, l'Union
exerce un rôle éminent et une action soutenue, aux yeux et dans l'intérêt
même des acteurs régionaux et locaux, en quête de solidarité et d'appuis
extérieurs;
. les institutions de l'Union et les fonctionnaires qui les servent interviennent
désormais dans les domaines sensibles de la sécurité et de la gestion des
crises et, de façon générale, dans des domaines autrefois «réservés » à la
diplomatie et à la politique étrangère, propres aux relations internationales
classiques;
229
Ainsi, l'institution d'un corps diplomatique européen ne pouna se passer
de la constitution d'un serviœ diplomatique professionnel, permanent et
adapté à toute circonstanœ et, avec celui-ci, d'une « académie diplomatique
européenne» en mesure de remplir ce rôle important, en assurant une
préparation d'excellence et une fonnation spécialisée et de haut niveau.
.
commune est:
d'appréhender
aspects
conceptuelJement
politiques.
l'unification
géopolitiq ues,
stratégique
sécuritaires.
capitale des
économiques.
technologiques, et diplomatiques des actions extérieures de la PESC/PESD.
l'action humanitaire et l'aide au développement;
. de saisir la logique du système international (morphologie. polarisation,
alliances...) ainsi que les politiques étrangè.res et de défense des acteurs
mègeurs de la scè.ne mondiale. en les abordant du point de vue des intérêts
et des valeurs de l'Union
. de valoriser l'approche historique, culturelle et anthropologique;
. de former il la genèse historique et au fonctionnement actuel des
institutions européennes, de manière il pouvoir les réformer et les adapter
230
constamment aux situations imprévues, en agissant toujours dans le sens
d'une transformation plus politique des structures existantes.
231
. réflexion d'abord, quant à l'impératif de fournir les outils
conceptuels adéquats à l'exercice de la fonction diplomatique
proprement dite (rédaction de notes ou de rapports, théorie et
pratique de la négociation, importance et limites du droit
international, ...), les connaissances historiques, géopolitiques,
stratégiques, économiques, scientifiques, techniques, en sciences
humaines, permettant l'émergence d'un «corps de fonctionnaires
d'excellence ».
. approfondissement, par l'exigence de faire recours à l'analyse des
situations et des cas et d'aboutir à des conseils et à des propositions
d'action.
. comparaison, par l'aptitude à intégrer, dans l'ordre de la conception
et de l'action, la connaissance des cultures, des mentalités et des
philosophies des acteurs mondiaux majeurs, en posture de rivalité ou
de compétition entre eux ou avec l'Union.
. anticipation, par la proposition de « scénarios» dans le domaine des
relations internationales, visant à favoriser le choix des options
d'avenir, en situations de brouillard intellectuel, d'hypercomplexité
dynamique, de rareté de ressources, de danger existentiel et de
risque extrême.
C'est au sein d'un réseau pivotant sur Bruxelles que doit se forger le style
d'une «diplomatie de sécurité» européenne disposant d'un tropisme
essentiel, l'acuité du regard sur le monde et l'entraînement à espacer
politiquement sur un système international, planétaire et global.
L'aboutissement de cette formation indispensable est représenté par
l'affectation de diplomates européens, issus d'une grande tradition de pensée
et de cette grande école diplomatique émergeante, comme chefs de
délégation ou comme personnel de haut niveau, dans les 125 représentations
de la Commission éparses dans le monde.
Un concours spécifique pour le recrutement devra être mis en place pour
la fonction diplomatique et les relations extérieures de l'Union. Cela
entraînera nécessairement une modification des statuts des fonctionnaires,
car l'excellence et la « qualité» de la formation seront renforcées, d'une part,
par un mode d'accès sélectif et, d'autre part, par la présence incomparable
d'un réseau d'institutions internationales, académiques et universitaires
situées dans l'environnement proche ou immédiat.
232
XIV. LA THÉORIE RÉALISTE DE LA POLITIQUE
ÉTRANGÈRE ET LA PESC/PESD. CONCEPTIONS
CONVERGENTES OU ANTITHÉTIQUES?
234
XIV.2 POLITIQUE ÉTRANGÈRE ET DE SÉCURITÉ COMMUNE i
POLITIQUE ÉTRANGÈRE DE SÉCURITÉ ET DE DÉFENSE. TROIS
QUESTIONS
235
XIV.3 LA NOTION D'EXTÉRIORITÉ
.
Examinons point par point ces différents aspects:
Quant au premier point, trois études récentes, l'une du Transatlantic Watch
au titre Gagnants et perdants en 2020. Quels changements de pouvoir dans
le monde ?, la deuxième du Centraal Planbureau des Pays-Bas, intitulé
Quatre Scénarios pour l'Europe et la troisième du National Intelligence
Council lié à la CIA (Central Intelligence Agency) au titre Mapping the
Global Future, examinent les projections économiques, démographiques et
stratégiques globales, dans le but d'offrir une image du monde en 2020. Les
risques d'un déclin relatif du continent, par rapport aux puissances
majeures et montantes du XXI" siècle, les États-Unis, la Chine et l'Inde, y
apparaissent sérieux.
236
Celle-ci reste toujours une puissance civilisationnelle et identitaire. Compte
tenu du fait que des deux principales l'onnes d'Ét:lt connues par l' histoire
sont l'État-nation et l'empire, ce constat autorise-t-il les politologues à
penser l'Europe comme un « empire volontaire» ou comme un soft empire,
selon l'expression de Robert Cooper?
Ce dernier a évoqué une hypothèse politique selon laquelle J'Europe,
dépourvue d'identité et de leadership, est apte à s'insérer dans un contexte
mondial à tendance unipolaire. Un cas de figure dans lequel nous retrouvons
certaines caractéristiques de J'Union.
237
. un type de pouvoir ayant tendance à l'élargissement indéfini, à
l'extension de ses compétences et de sa législation, à l'établissement
d'un rapport de contiguïté avec des zones d'instabilités hétérogènes,
éloignées et frappées par une forte conflictualité.
Dans ce cadre. l'extériorité pobtique n'est conçue que comme projection de
l'intériorité pacifiée et sous la forme d'lm prolongement des compétences
internes.
caractéristiques de l'Union peuvent-elles être assimilées à un
empire, à Ulle forme politique « ouverte» et « sans leadership» ?
Ainsi, cette « Europe-espace », s'incarnant comme empire volontaire et
rationnel, ne risque+elle pas de s'épuiser historiquement à cause d'une
« surextension territoriale» et, par suite, d'une excentration non maîtrisée de
l'autorité et du pouvoir?
La seule justification à cette Europe, condamnée à rester ouverte, repose sur
l'épuisement du projet initial, l'absence de volonté politique le processus
de vieillissement des populations européennes. La chute de ses taux de
fertilité et, au plan sociétal, l'augmentation taux de dépendance entre
actifs (15-64 ans) et inactifs (+65 ans) ont ainsi des conséquences
géopolitiques, économiques et stratégiques considérables.
239
XIV.6 L'EUROPE À L'HORIZON 2020. LES PROJECTIONS DU
TRANSATLANTIC WATCH
240
XIV.7 LES COMPOSANTES DE LA PUISSANCE
.
facteurs suivants:
la puissance militaire, pour mesurer la capacité
terme sur l'environnement international;
de nuisance immédiate ou à
. la puissance
terme;
économique. technologique et financière pour définir le moyen
. la puissance
terme;
démographique pour définir la force ou le potentiel sur le long
241
XIV.8 CONCLUSIONS GÉNÉRALES PROVISOIRES
242
représente un cadre opérationnel pour la PESC et les deux s'inSCl;vent
ensemble dans la durée et dans la continuité de l'action extérieure.
Crédible, car l'organisation des capacités de l'Union dans
l'accomplissement de ses missions a dû choisir entre deux types de forces,
également indispensables et pouvant constituer les deux phases d'une même
intervention militaire (OLlcivilo-militaire) : des forces de maintien de la paix,
lourdes et statiques, d'intervention rapide, légères et flexibles.
Or, cette dichotomie montre bien le caractère instrumental de la stratégie
génétique de rUE (ou stratégie des moyens), qui doit traduire militairement
la finalité politique générale affichée par l'Europe.
En effet, la PESD n'est pas une fin politique mais un moyen de celle-ci,
dont le concept global demeure la stabilité et la sécurité.
Elle vise simultanément la projection des forces à l'extérieur et la
protection des citoyens à l'intérieur, et sa planification a pour objectif
d'accroître les options des décideurs en cas de crise.
Les deux politiques dans la complexité d'un échiquier
international dont le degré d'imprévisibilité est élevé, où les connits binaires
ont cessé d'exister, du moins en Europe, et les instabilités politiques et
culturelles sont devenues systémiques.
Ainsi, dans un monde globalisé, l'élaboration des solutions politiques
pour les conflits en cours dans la recherche des capacités nécessaires exige
un équilibre savant entre les nations et les institutions de rUE.
243
XIV.i0 PROGRÈS DE LA PEse ET CONSENSUS POLITIQUE
.
cependant à démontrer:
la première est de savoir si la politique qui a été à la base de rUE et qui a
consisté à éradiquer le conflit et la violence entre les États membres est la
meilleure formule pour assurer la stabilité et la sécurité à l'extérieur ;
. la deuxième est de s'interroger s'il est possible de promouvoir et de
projeter cette politique de bonne gouvernance et de démocratie, fondée sur
des valeurs de paix, de justice et de respect du droit, dans notre
environnement immédiat, et plus loin, sur la scène politique globale.
Il n'est pas sans pertinence, par ailleurs, qu'une série de réserves soit
.
posée sur la défense européenne:
certaines concernent les aspects politiques;
. d'autres les aspects plus proprement stratégiques;
. d'autres encore tiennent aux contraintes sociétales.
244
Pour en dire plus sur chacun des trois points et en partant des aspects
politiques, il semble difficile de concevoir une PESC/PESD dans une Union
dépourvue de volonté politique et d'un modèle d'Europe à bâtir (pôle
uniquement économique ou pôle politique renforcé) ?
Que dire d'une Europe qui embrasse délibérément le multilatéralisme, qui
demeure une puissance incomplète et de type généraliste et qui s'interdit de
définir ses zones d'« intérêts vitaux» ? La définition de l'intérêt commun
et/ou vital est indispensable au niveau de chaque pays et à celui de chaque
nation, mais elle est davantage indispensable au niveau européen.
Quant aux aspects stratégiques, une série de faiblesses affecte l'Union et
principalement l'absence de stratégie commune, un déficit de capacités
militaires, en particulier, dans le domaine du transport stratégique et celui
des moyens de projection de puissance. Dans cette situation, il n'est pas
étonnant que l'OTAN constitue le référent et le moteur de la modernisation
des forces européennes, dans le but de combler le «gap capacitaire» par
rapport aux forces des États-Unis d'Amérique.
Quant au troisième aspect et donc aux contraintes sociétales, la
professionnalisation des armées doit tenir compte, de plus en plus, de
l'hibernation de la démographie européenne et d'une structure de population
vieillissante, d'investissements militaires réduits, d'un retard technologique
significatif et d'une industrie de l'armement en phase de restructuration.
Il pèse sur l'ensemble, le conditionnement d'une société, antihéroïque et
dépolitisée, qui a banni la guerre de son univers mental, une guerre qui, par
ailleurs, est toujours d'actualité en ce début de millénaire.
Quels espaces de manœuvres restent-ils à l'Union dans le domaine de
l'autonomie et de l'indépendance politico-stratégique et donc à une Europe
de la diplomatie, de la politique étrangère et de la défense face aux grandes
menaces d'aujourd'hui et aux grands défis de demain?
Parviendra-t-on progressivement à une véritable politique de défense
européenne?
C'est la grande question de l'Europe en construction.
Celle-ci échapperait ainsi à une bifurcation de l'avenir dont une avenue
conduit à un rôle subalterne de l'Union et l'autre accompagne le déclin du
continent et la sortie de l'Europe de la grande histoire, l'histoire
perpétuellement tragique de son passé, mais aussi de l'avenir assurément
turbulent du monde.
245
XIV.ll LA DISSUASION FRANCAISE ET SES ADAPTATIONS
DOCTRINALES AU MOIS DE MARS 2008
246
l'évolution de la doctrine militaire française et les adaptations de celle-ci à
l'apparition de nouvelles menaces.
La doctrine actuelle se précise comme menace de riposte vis-à-vis d'un
État voyou, qui porterait atteinte aux intérêts vitaux de la France et ses alliés,
.
en faisant recours au terrorisme. Riposte antiterroriste donc.
Elle se différencie comme riposte du nucléaire au chimique,
biologique dans le jeu des asymétries psychopolitiques.
mais aussi au
249
. Le premier est constitué par la défense des pays alliés.
. Le deuxième par l'élargissement de la garantie nucléaire
aux approvisionnements stratégiques.
. Le troisième la riposte contre les dirigeants qui auraient
recours à des moyens terroristes.
Dans ce dernier cas, il est à rappeler que la dissuasion est une relation et
donc une riposte d'État à État, un « usage de légitime défense », et celle-ci ne
peut être confondue avec une posture « antipersonnelle », qui en abaisserait
le seuil d'emploi. L'abandon de ces trois mesures qui avaient été jugées
« contre-productives» s'accompagne de propositions adressées
.
indirectement à deux diverses catégories d'acteurs:
le lancement d'une initiative en faveur du désarmement et contre
la prolifération, prenant la forme d'un traité d'interdiction
complète des essais (TICK) (visant les USA, la Russie, la Chine,
l'Iran, l'Inde, le Pakistan et Israël) ;
. des dispositions concernant les missiles sol-sol à portée courte ou
intermédiaire, allant de 500 à 5.500 km, et visant à ne pas
abaisser le seuil nucléaire en riposte au projet de Bouclier
américain Anti-Missiles (BAM).
La finalité générale de ces propositions, formulées dans la perspective de
la conférence sur le réexamen du Traité de Non-Prolifération (TNP) prévu
pour 2010, vise à inciter les puissances nucléaires à des gestes plus
transparents et significatifs à ce sujet. Par ailleurs, en termes de choix
stratégiques et budgétaires, ayant pour but d'assurer la crédibilité de la
dissuasion nucléaire française, le président a confirmé l'impératif pour la
France de conserver les deux composantes de la force de dissuasion,
océanique avec les SNLE et aéroportée, avec les missiles air-sol ASMP, dont
le maintien avait été posé dans le débat sur la rédaction du « Livre blanc» de
la défense et la sécurité nationale, et dont le nombre est cependant réduit
d'un tiers.
Ces initiatives s'accompagnent et se complètent de l'intention de la
France, annoncée à Londres les 26 et 27 mars par le président Sarkozy, en
visite d'État, de reprendre « toute sa place» au sein des structures militaires
de l'OTAN et d'augmenter l'engagement français en Afghanistan, décision
dont la confirmation serait faite au sommet de l'OTAN de Bucarest du 2 au 4
avril 2008.
Dans le sillage de ces initiatives, reste-t-il un avenir, pour la capacité non
seulement de la France, mais aussi d'une Europe unie, selon les expressions
du Premier ministre britarmique Gordon Brown, «de changer les choses
dans le monde, en devenant un acteur global et en travaillant pour des enjeux
mondiaux dans la société mondiale» ?
250
XV. L'IRAK ET LE PROCHE-ORIENT.
L'IRAK EN L'ABSENCE DE L'EUROPE.
LA « LONGUE GUERRE» À LA TERREUR
ET LES LEÇONS DES CAMPAGNES
DE L'IRAK ET DU LIBAN
.
types de problèmes:
celui des enjeux et de la nature de l'ennemi réel;
. celui de son environnement politique, social et culturel;
. celui de son influence, ses valeurs et sa légitimité et, en conséquence, la
. légitimité de la campagne voulue et du combat choisi.
252
Ainsi, la lutte pour la réconciliation et le processus de pacification ne peut
être pratiquée que comme une étape ou un segment 'militaro-civil' d'une
stratégie générale politique, affichant des objectifs partagés et suscitant
r émergence d'une légalité nationale à parfaire.
253
c'est donc le droÜ traditionnel qui s'arroge la tâche d'identifier l'ennemi
dans l'occupant, en affirmant ainsi sa propre légalité à
La dernière étape ou le dernier stade de l'action terroriste est l'extension
et la fixation quasi permanente du théâtre de guerre à la ville, dans l'habitat
urbain, au cœur de la population civile considérée comme bouclier humain
(lieux de culture et de culte inclus) ce qui permet llne occultation de
J'jnsurgé et interdit la frappe ciblée par crainte des dégâts collatéraux.
Si le « combat régulier» avait autrefois son expression distinctive dans
l'uniforme du ,<soldat », combattant à visage découveli et dans la tenue
improvisée du clandestin, à cette dichotomie périmée s'ajoute aujourd'hui
une forme supplémentaire de clandestinité, sociale et technique.
La sortie de la clandestinité, comme commwlÎcation, défi et appel à la
légitimÜé populaire se fait aujourd'hui par l'action indirecte, par les
émissions « légales» d'AI-Jazeera, Al Manar ou des médias occidentaux -
avec la lecture publique sentences (tribunaux) ]' exécution en directe
d'otages et l'appel insuITectionnel pennanent de terroristes notoires.
terroriste, s'il ne veut pas être confondu avec le criminel de droit commun, a
un besoin absolu de légitimation que la «légalité» démocratique lui
accorde.
254
repose sur la stratégie d'interdiction et sur la lutte à la « paix de compromis»
entre pays hostiles, en contlit latent.
La <ifoi» du terroriste islamique transcende le cadre national d'action et
le caractère défensif du combat mené par r armée régulière du pays. Dans
plusieurs cas, le terroriste est un «sous-traitant» de pouvoirs extérieurs
« hors la loi », agissant sous l'inspiration, l'accord tacite et le financement de
ceux-ci. Son espace de manœuvre plus celui d'une guerre calculée,
limitée, contrôlée et circonscrite, celle d'un « désordre» manœuvré par les
grandes puissances, mais celui, plus autonome, de réseaux d'activation inter
et subétatiques, qtÙ alimente le choc Orient-Occident.
Le terroriste islamique est moins un combattant qu'un martyr.
C'est là toute la difficulté de mettTe en œuvre une dissuasion efficace vis-
à-vis de ses agissements. La destruction en représaî11es des maisons,
dissimulant des caches d'armes et des postures de tir ou abritant les familles
d'origine du «martyr» par Israël, est une «dissuasion partielle» dont le
revers est représenté par la réaction à tache d'huile de la haine des
populations palestiniennes ou libanaises concernées.
L'ordre tactique de Napoléon, face à la «guerre du peuple » menée par
les Espagnols entre 1803 et 1813« il faut opérer en partisans (n.d.r., de
manière radicale, totale et par tous les moyens 1), partout où il y a des
partisans! », est-il app1icable aujourd' hui par les forces armées
d'occupation?
255
Selon le premier, le partisan doit se mêler au peuple comme le poisson
dans l'eau (Mao Tse Tung).
Selon le deuxième, le peuple est source de solidarité existentielle et de
légitimité politique. La nouveauté théorique de la figure du terroriste par
.
rapport au partisan est de deux types:
Le partisan était un combattant irrégulier et son combat se situait «à la
marge» de l'action régulière de l'État occupant et de son armée. Le
partisan classique en somme s'insérait dans le cadre d'une guerre
interétatique et en assumait les valeurs, essentiellement européennes. Dans
le cas du double engagement, de la «guerre politique et de la guerre
sociale » ou de la guerre de libération nationale révolutionnaire, la fidélité
aux idéaux utopiques «du parti », à l'époque du marxisme, représentait une
adhésion totale à ses buts et objectifs, constituant l'épine dorsale des
mouvements de décolonisation.
. Dans le cas du terrorisme islamique, il n'y a plus d'idéologie, mais le
terreau du groupe ethnique et de la confession religieuse. Son ancrage est
davantage dans le passé que dans l'avenir, et sa logique est d'ordre
métapolitique et transcendantal et, de ce fait, radical et total.
Le combattant irrégulier classique d'expérience européenne, celle de la
« guerre du peuple» menait une « petite guerre» (guérilla) par rapport à la
«grande guerre », (conduite par les armées régulières) et la coopération
entre forces régulières et irrégulières était étroite et constante. L'action
partisane est fondée sur la mobilité, la rapidité, la surprise et la ruse tactique.
Dans l'action terroriste en revanche, le coup porté à l'ennemi est à la fois
une « fin en soi », une action démonstrative, une opération de résistance et
un combat d'usure.
L'objectif se consomme en sa valeur symbolique et son sème prolifère
par l'exemple.
Le terroriste, qui s'appuie sur un réseau clandestin et sur des États « hors-
la-loi» ou «tiers intéressés », ne demande pas la reconnaissance de
combattant et il n' y a guère de droit international public qui permette de le
traiter comme «prisonnier de guerre ». Ainsi, il ne bénéficie pas de
protection juridique (Guantanamo) et ne peut être retenu ni condamné sur la
base du principe: nullum crimen, nulla poena sine lege, mais se prévaut, en
retour, d'une adhésion politique et symbolique larges.
La distinction fondamentale, de caractère conceptuel, entre « partisan» et
« terroriste» est dans le but de l'action, qui est « politique» chez le premier,
« politique» chez le commanditaire ou le «tiers intéressé» et
« métapolitique» chez le martyr ou le résistant. Dans l'absence du relais
institutionnel du parti révolutionnaire, «la branche armée» dicte les
conditions de l'action et définit les programmes politiques immédiats, même
si la finalité ultime reste utopique ou métapolitique. (Indépendance de
l'Ulster ou du Pays basque dans le cas de l'IRA et de l'ET A, État
256
rigoureusement islamique, Califat, émirat islamique du Waziristan dans le
cas des Talibans, d'AI-Qaïda ou du Hamas) et se no UlTit d'un combat
nihiliste, radical et utopique, ce qui lui pennet d'accéder au pou voir lé gaI.
Dans le monde islamique, le «terroriste» fait figure de «héros» des
déshérités. Il en est le chef symbolique, le Zaïm, une sorte de porte-drapeau
de la lutte qui rachète la dignité et l'honneur de la communauté et prive de
légitimité J'acquiescence des classes dirigeantes impies aux puissances de
l'Occident. A partir de ces prémisses, une question s'impose: En Irak,
sommes-nous en présence d'un mouvement organisé de résistance ?
257
normes morales et valeurs irréconciliables, exprimant une antithèse éthique,
et le « concept de guerre» qui est, en son principe, politique et interétatique.
Selon le premier cas, l'irrégulier est la figure centrale d'une guerre de
religion non déclarée, d'un véritable choc de civilisations, un choc de
principes premiers et ultimes, où l'occupation n'est plus le caractère dirimant
du combat et où la volonté de frapper acquiert la caractéristique d'une
révolte de croyances irréconciliables, dans le deuxième un combattant qui
opère dans l'illégalité, dans le cadre d'un mouvement de résistance contre
une armée d'occupation étrangère.
L'ennemi est le porteur hostile d'autres certitudes, d'une autre morale et
d'une éthique radicalement négatrice de ce qui relève de la « souveraineté»
traditionnelle de la loi et de ses valeurs.
Cette présence négatrice de la figure de l'ennemi attise en profondeur la
« guerre des Dieux»
L'Occident, les citoyens de l'Ouest combattent en effet un double conflit,
un conflit évident avec eux-mêmes sur la manière de défendre leurs systèmes
de garanties et de droits, (la démocratie, la tradition, les Lumières, etc.) et un
conflit équivoque et confus, sur la manière de conduire la guerre, insidieuse
et ouverte, que mènent le radicalisme et le fondamentalisme islamiques, à
l'intérieur et à l'extérieur des sociétés ouvertes et libres, contre le mode de
vie et l'esprit de l'Occident; contre les puissances mondiales qui en sont
l'expression morale, intellectuelle, scientifique et militaire, les États-Unis et
l'Europe, et plus banalement les croisés et les juifs. L'ambiguïté de ce conflit
repose sur une opposition évidente entre deux idéaux, de la liberté et de la
.
sécurité:
le premier porte d'atteinte à l'individu;
. le second aux intérêts fondamentaux de la nation.
258
Au cœur de la distinction entre ami et ennemi, l'inimitié confère au
contlit son sens et son caractère et cette inimitié repose sur intérêt la
Gumma» (communauté des croyants).
C'est le «degré d' inimité» qui est à l'origine de la distinction entre
différents types de guerre. Si le « partisan» ou « l'insurgé» de la Deuxième
GuelTe mondiale, ou des guerres coloniales de libération nationale étaient
jésuites de la guene », selon l'expression de Che Guevara, les soldats
de la « foi» politique et de J'engagement militant absolu, le tenoriste en est
le «martyr », celui dont la prédestination au salut est hors de la portée
séculière et de r horizon humain.
Il transcende l'intérêt politique et la «cause» révolutionnaire, pour
affermir un but sacrificiel et métapolitique, mythifié par les prêches
extrémistes.
Ce qui est digne d'approfondissement est la nature « politique» de la
liaison que ce terroriste entretient avec la figure du «tiers intéressé »,
commanditaire ou inspirateur de l'action, l'acteur politique de relais qui
opère dans le contexte de la vie intemationale, à la marge de sa « légalité j>.
C'est J'acteur perturbateur, «paria» ou «hors la loi », qui confère les
moyens et assure les marges et les espaces de manœuvre aux «fous de
Dieu ».
259
intéressé », qui détermine et inspire la direction de l'action et le degré
d'intensité de celle-ci.
C'est lui qui définit non seulement le type de guerre et les moyens d'y
faire face, mais aussi la stratégie politique à mener, à l'échelle régionale ou
mondiale. Cette stratégie et cette tactique constituent la « vraie politique» du
« terrorisme» et donc le caractère « limité» ou «illimité» du conflit, dans
lequel il est engagé.
Ainsi, le moment «critique », le «seuil », «les lignes rouges» par
lesquelles l'inimitié devient absolue, ce moment est imprévisible et souvent
imparable.
Le point de transition est celui où s'installe la suspicion d'une attaque,
vole en éclat la structure des régularités ordinaires des relations
interétatiques et le conflit se 'spiralise' et monte aux extrêmes. C'est à ce
point que l'espérance de gain politico stratégique perd de sa rationalité et se
convertit en son contraire. Cette absolutisation de la figure de l'ennemi et ce
brouillage des calculs, constitue l'inconnue toujours immanente de la réalité
du nucléaire et l'extrême complexité de sa prolifération, l'arrière-fond et le
« moment critique» du dérapage terroriste. Cette situation hypothétique est
précisément celle qui est susceptible de se vérifier lorsque se brise la relation
hobbesienne entre protection et obéissance et le protégé, en raison de la
radicalisation et de l'absolutisation de la figure de l'ennemi, se considère
délié du caractère inéluctable des obligations humaines et dans
l'antagonisme irrépressible des croyances et des dieux, tient l'ennemi
comme totalement dépourvu de valeur et décrète son anéantissement, son
indignité à exister et à vivre. C'est là que la théorie de « l'irrégulier» trouve
son accomplissement extrême et la doctrine du terrorisme débouche sur un
nouveau nomos de la terre, absolument annihilateur, l'état « hors la loi» qui
requiert au combattant une adhésion totale velayat-e-faqih à un Guide
suprême (wali-e-faqih) dans 1'« intérêt de la oumma ». Cette adhésion totale
n'est en effet que le prélude à la « guerre totale» comme accomplissement
ultime de l' « inimitié radicale et absolue ».
Pendant la Deuxième Guerre mondiale la résistance, comme mouvement
de libération nationale, ne pouvait gagner seule ni militairement ni
politiquement contre la « machine de guerre» allemande.
Il fallait le soutien de la force principale menant le conflit, en actant
majeur de ce dernier. La résistance n'était pas l'outil militaire d'un « tiers
extérieur », mais d'une partie prenante au conflit. La résistance islamique en
revanche est une force de déstabilisation politique, l'outil combattant d'un
«tiers intéressé », mais non engagé dans le conflit. Ne disposant pas de
l'appui d'un appareil militaire comparable à l'armée et au pouvoir
soviétiques ni à l'armada d'invasion anglo-américaine et à l'influence des
démocraties occidentales, le terrorisme islamique s'organise militairement en
unités tactiques mobiles, douées d'armements sophistiqués et modernes et
260
peut agir sur plusieurs fronts à la fois, tout en menant un combat direct
contre l'occupant. structure de commandement opère grâce à des œllules
semi-autonomes, avec une différence politique et opérationnelle en Irak et au
Liban. En Irak, le conflit central transformé en combats sanglants entre
formes d'extrénÜsme intercorrfessionnel chiites et sunnites pour le contrôle
de secteurs-clés de la vie économique et sociale du pays, tandis qu'au Liban
la chaîne de direction et de commandement opérationnelle reste tmitaire. Par
ailleurs, l'organisation combattante du Hezbollah dispose d'une
représentation ministérielle. Dans ces conditions son armement est tout
autant politique que militaire, car il fait partie des équilibres internes de
certains pays (Liban, Irak. Autorité palestinienne) et s'appuie sur la
légitimité de larges parties des opinions. En tant que forœ armée, il agit sur
le front intérieur de l'adversaire et en tant que force politique sur les
décisions et les stratégies des gouvernements de coalition dont il fait partie.
Puisque le terrorisme islamique maîtrise la guerre 'réseau centrée' et peut
prendre l'initiative simultanément sur plusieurs échiquiers, cette
caractéristique l'immunise de toute action visant son éradication décisive.
261
caractère psychopolitique du duel militaire. Ce type de différend actualise les
intuitions clausewitziennes sur la guerre, bouleversant la nature de celle-ci.
En effet, apaisement et action violente ne sont plus assurés uniquement par
l'outil militaire représenté par l'armée régulière et les forces étatiques. Les
forces armées irrégulières et les mouvements radicaux deviennent des
actants de campagnes redoutables, mélangeant le Zweck et le Ziel et
introduisant une relation nouvelle et plus intime entre les deux. Cette
intimité du but stratégique et de la fin politique modifie la théorie de la
guerre moderne et reconfigure les notions d'inimitié et d'ennemi qui
deviennent à la fois plus universelles et plus culturelles.
Dans cette métamorphose, le rapport entre le politique et le social se fait
plus profond et s'insère dans le dialogue entre le conventionnel et le
nucléaire. En effet, l'interaction entre le politique et le social transforme
l'influence réciproque des crises internes et des crises internationales et en
affecte les issues. Les conceptions traditionnelles d'offensive et de défensive
ainsi que celle d'attaque en profondeur sur le territoire de l'ennemi changent
les contenus des notions utilisées, en particulier celle d'adversaire et
d'inimitié, qui acquièrent une portée éthique, principielle et absolue. La ligne
de frontière et de résistance entre forces de combat régulières et forces de
résistances irrégulières - forces armées et populations civiles - s'en trouve
ainsi estompée. Cette radicalisation des conflits favorise les mouvements
fondamentalistes et les États qui les soutiennent et altère les règles de
l'intimidation et de la menace jadis interétatiques. La logique de
l'affrontement devient indirecte et diffuse, sans un front principal censé
induire une concentration des forces. La bataille, l'attaque et le gain politico-
stratégique se mesurent davantage sur le front de la légitimité, interne et
internationale et la capacité de contrainte se déplace vers l'action
diplomatique, vers les fronts ou les coalitions juridiques, agrégés
politiquement lors des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies.
À la capacité de coercition directe, individuellement maîtrisable, toute
stratégie politique devra désormais intégrer un élément volatil, de persuasion
et de compromis, immédiatement incontrôlable et influencé par les
campagnes médiatiques et publiques, ou encore, par le développement d'une
géopolitique du non-isolement et d'appui régional.
262
XV.S LES FACES CACHÉES DE LA MENACE TERRORISTE
263
Pour J'heure, des voix s'élèvent au Liban, protestant que le
gouvernement se soit retrouvé à la merci des « Fous Dieu », quant à \ew'
initiative unilatérale à l'origine des hostilités.
.
1982 à une formation unique, le Hezbollah, autour de trois idées-forces:
l'Islam comme méthode globale
. la résistance à l'occupation israélienne comme terrain d'expérience;
. la direction politique, légitime et religieuse, du Guide suprême
faqih) comme successeur de Prophète.
L'indépendance de ce mouvement de résistance à Israël, qui se réclame
d'une légitimité charismatique et traditionnelle est assurée par la direction
collective de la choum, vis-à-vis de la direction politique du Guide suprême,
garant des intérêts de la Oll1mna (communautés des croyants). Cette
indépendance se situe dans une relation que l'on peut qualifier de stTatégie à
264
tactique, ou de philosophie générale à adaptation conjoncturelle
opérationnelle.
265
la guerre des ondes, tlle guerre médiatique et psychologique, et celui du «
compromis diplomatique ». La dimension indirecte de la stratégie étend sans
cesse son théâtre d'opérations au mental des populations et à une multitude
de revendications occasionnelles et locales.
266
institutions de décision intergouvernementales, universelles ou régionales
(ONU/PESC/PESD/UE« Quartet », etc.).
La cohérence du champ stratégique général et « unilatéraliste » demeure
l'apanage de 1'« intelligence personnifiée» de l'État et du gouvernement
politique qui promeut l'action militaire offensive. Celui-ci a pour tâche
d'assumer la maîtrise complète des systèmes d'armes, le contrôle de la
campagne militaire sur le terrain, la conduite des champs d'affrontements
collatéraux et la coordination globale, efficace et unitaire, de la diplomatie
classique et de diplomatie publique.
Il s'agit là d'une mutation stratégique majeure dans la mesure où le centre
de gravité de conflit se déplace vers le soft power, qui est le reflet de la
complexité du système international. Le renouveau conceptuel affecte la
stratégie générale des États et les différends stratégiques d'action, élaborés
dans le contexte historique des guerres totales du XXe siècle et des stratégies
dissuasives de l'époque de la bipolarité. Ce renouveau laisse ouverte une
.
série de questions:
«Comment gagner une bataille sans la mener? »
. «Comment défaire un ennemi par l'extension et le renversement
conceptuel et opératoire du champ des asymétries? »
. «Comment emporter la décision avec un rôle limité confié aux forces
classiques, et un rôle accu aux stratégies diplomatiques et médiatiques? »
267
Cette prudence induit une économie des forces dans l'éventuahté, non
nulle, d'une duplication, plus dramatique, du duel des volontés, un duel dans
leque1le coup décisif sera essentiel.
En effet, si en Irak ou au Liban le concept d'opération militaire ou la
doctTine de théâtre sont déterminants de « l'épreuve de force », « l'épreuve
de volonté» dépasse largement l'acception géopolitique couverte par le
terme de théâtre et recouvre celle, de plus grande complexité, «d'échiquier
régional » Golfe », «Proche-Orient », « grand Moyen-Orient »), échiquier
à plus forte épaisseur, sociologique, historique, pohtique, culturelle, et
sociale. Cet édùquier s'élargit et bascule vers l'Iran. C'est vers la «Perse»
que se déplace l'axe de gravité du conflit entre Orient et Occident, un conflit
qtÙ s'est polarisé depuis soixante ans sur le différend israélo-pa1estinien et
qtÜ inclut désormais le plateau turc.
268
XV.13 LE TEMPS ET L'ESPACE DANS LES STRATÉGIES D'IsRAËL ET
DU HEZBOLLAH
269
XV.14 LES STRATÉGIES DOMINANTES ET LE CADRE
INTERNATIONAL
270
Or, H est clair que la prospérité induite par une conception redistributrice
de la mondialisation, s'oppose au dynamisme politique de l'élargissement de
la démocratie, comme principe de légitimité requis pour rexercice rationnel
et modeme du pouvoir et dont la simple évocation app,u.aît comme
déstabilisante et critique par les autorités en place dans les pays du Golfe et
du grand Moyen-Orient, pays dans lesquels le principe de légitimité
dominant est de type traditionnel et charismatique.
La dynamique américaine y est dictée par la lutte au tenorisme
international oÙ les succès militaires doivent cOlTespondre aux changements
politiques souhaités. C'est dans cet envirOlmement d'ajustements
volontaristes que s'est inscrite la stratégie israélienne de «défense
offensive >'>.Le temps de l'offensive israélienne s'est greffé, en raccourci,
dans le temps de longue haleine de la guerre au tenorisme international et au
djihadisme fondamentaliste, qui menace également, de l'intérieur, l'Union
européenne et la Fédération de Russie. 11 s'agit d'une guerre dans laquelle
s'opposent deux sociétés et deux principes de légitimité et qui est à la fois
idéologique et historique. Elle est idéologique en ce qui concerne le
renouveau des régimes, des élites et des cultures politiques, elle est
historique dans le sens où elle vise un changement dans la structure profonde
de ces ensembles sociaux, un approfondissement de la réflexion entre foi et
raison, religion violence, ainsi qu'une accélération du processus de
modernisation. Dans les deux acceptions, elle s'appuie sur l'idée d'une
ouvelture progressive et permanente de l'espace de liberté.
271
crédibles et l'idée d'un conflit de basse intensité, elle n'a pas su ni isoler ni
désarmer militairement le Hezbollah par un accord de compromis avec la
Syrie et a sous-estimé son degré d'armement et sa capacité de résistance.
Conduisant une offensive aéronavale de forte intensité, les fondements de la
doctrine militaire officielle et les prémisses stratégiques qui la supportaient
ont dévalorisé la supériorité traditionnelle, de mobilité et de manœuvre, de
Tsahal, la « nation en armes », vouée à la Blitzkrieg, mais tenue en attente et
freinée dans le but d'occuper le terrain sans parvenir à contrôler la frontière
syro-libanaise qui est l'artère vitale de l'aliment opérationnel du Hezbollah.
Par sa pression politique et militaire sur l'autorité palestinienne et sur les
populations civiles, elle a légitimé le terrorisme au lieu de l'isoler. Ainsi s'en
est trouvée réduite « la doctrine du levier» prônée par une partie de l'état-
major israélien, visant à tenir « sous pression» l'Autorité palestinienne pour
la forcer à lutter contre le terrorisme, en lui faisant payer le prix de son
soutien.
Trois dimensions ont été sous-estimées par le pouvoir politique et
.
militaire israélien dans cet épisode du long conflit régional:
Le premier concerne « les limites de la dissuasion », à concevoir
politiques et pas uniquement militaires ou des rapports
en termes
de force
opérationnels. Par ailleurs, le conflit pour combattre le terrorisme n'est plus
binaire et d'autres acteurs agissent comme «tiers intéressés, mais non
engagés ».
272
XV.16 L'HEURE DES BiLANS
273
Quant au thème la légalité et la légitimité de la guene, il est
important d'en les contenus et d'en repères les racines anciennes
dans le jus Et dans toutes les doctrines et stratégies
philosophiques et juridiques qtÜ constituent le dégtÜsement et la justification
de la lutte politique et de la violence année, comme «violence
conquérante ».
Les doctrines qui fondent en droit le statut belligérants constituent le
telTain des compromis diplomatiques et permettent en même temps
d'encadrer la prise de conscience du caractère éminemment politique du
« juridisme » et du « moralisme» du droit international moderne.
274
Il s'agit d'une période révisionniste, signalée par la déstabilisation de
l'ordre antérieur et par des revendications ethniques, confessionnelles,
démocratiques et nationales, où les finalités conservatrices de droit public
international révèlent leur nature illusoire. L'instrumentalisation politique du
droit y prend la forme d'un système universaliste de justifications. Au nom
du droit humanitaire ou de tendances et philosophies pacificatrices, ce
système montre son caractère trompeur. Ce droit ne peut ni freiner les
mouvements politiques d'ajustement, ni les entériner. L'émergence de
nouvelles « nations» et les revendications indépendantistes et
sécessionnistes de pays nouveaux, faisant appel à l'autodétermination n'ont
d'autres moyens de s'affermir que des relations d'inimitié, d'hostilité et de
combat, et ces relations sont irréductibles au statu quo, garantissant et
constitutionnalisant du droit international. Celui-ci apparaît discriminatoire
et déphasé, si l'on considère l'état anarchique de la société internationale et
sa logique « horizontale », correspondant à la coexistence d'une pluralité de
souverainetés militaires et d'unités politiques non hiérarchisées et
formellement égales. Chacun de ces acteurs est détenteur individuel de la
logique unilatéraliste du «droit force ». Selon cette approche, l'ordre
international ne pourrait être que «commun» et donc «privé» et guère
public; international et non supranational. Il n'obligerait que par sa seule
légitimité, celle du consensus, et ne primerait pas sur les légalités positives
des droits internes et les décisions souveraines de ces membres. Les droits
internes n'en seraient pas infériorisés au nom d'une instance supérieure
s'arrogeant des formes inédites de contrôle et d'intervention. Or, l'évolution
universaliste de droit public international fait du «règne du droit» non
seulement le garant de« statu quo », sous la forme d'une validation des
traités en vigueur, mais également l'instance où les puissances dominantes
exercent le monopole de «la désignation de l'ennemi» et font appel à ce
droit, en l'interprétant et en l'appliquant sous forme de « résolutions », mais
au nom de leurs intérêts.
Cette légitimation «juridique» et morale du «statu quo» et, en
conséquence, cette « interprétation multilatéraliste » de « l'action
collective », déclassifiant la notion de « guerre» en « action de police» et la
«sécurité collective» en gestion de crise, n'interdit nullement l'action
unilatérale, mais la justifie au nom de «la légitimité de l'autodéfense» et
d'une agression, actuelle ou virtuelle, réactive ou préemptive.
Paradoxalement, la supériorité des forces du « statu quo» ne peut stopper
«le mouvement» de l'histoire, ni la logique de contestation de l'ordre. C'est
ainsi que les perturbateurs de toute nature, les puissances « hors la loi », les
irréguliers et les actants anonymes, jusqu'aux garants suprêmes de l'ordre
international, agissent au nom du « droit force» et décident dans le cadre de
la légalité, mais non de la légitimité internationale.
275
L'expression juridique de la puissance, en matière de la sécurité et de
conflit, consiste à établir une discrimination dans la définition de ce qui
« multilatéral» et de ce qui « unilatéral» et, pour en venir au contenu de ces
notions clés, à décider du régime des sanctions applicables et de l'intensité
de la riposte adéquate à décourager la menace, dans le cadre onusien ou hors
de celui-ci, et du niveau de criminalisation morale et politique de l'ennemi
désigné, ainsi que sa mise « au ban » de la communauté internationale.
.
Cette évolution de droit international comporte trois tendances:
une tendance au «déni de justice », pour les puissances insatisfaites
révisionnistes,
et
have not, au profit des États satisfaits, have, et, de ce fait, la
pénalisation individuelle de toute initiative perturbatrice ou déstabilisante ;
. une dogmatisation doctrinale du droit qui, renforçant les institutions de «
sécurité collective », accompagne la transformation du jus ad bellum
(égalité formelle et reconnaissance mutuelle des belligérants, justifiée par le
principe de jus belli ae paeis), vers une conception de jus in bello qui
discrimine l'adversaire, perturbateur ou agresseur virtuel, le disqualifiant au
nom d'une violation du statu quo, ce qui consacre l'inégalité des États et le
primat de la loi naturelle de la force;
276
XVI. SYSTÈME INTERNATIONAL ET CONFLITS
MÉTA POLITIQUES
Ce sont des conflits qui réunissent, sous un concept commun, trois types
de guelTes et donc trois formes d'historicité qui coexistent dans le monde
les guerres prémodemes, modemes, et postmodemes. Sont à considérer
métapolitiques non seulement les conflits qui modèlent l'organisation des
278
armées et la nature des combats, ou ceux qui influent sur la variété des états
de violence, mais ceux qui se distinguent pour les « sens» qu'ils assignent à
la violence, et donc pour la diversité et la complexité de la réflexion sur les
questions ultimes qu'animent les décideurs et les stratèges et qui inspirent
une profonde diversité des buts, des rationalités et des pratiques stratégiques.
Ces conflits, issus des crises périphériques et conduits sous forme de
coalitions, comportent par nécessité un leadership unilatéraliste qu'assurent
la prédominance et la légitimité de la hiérarchie du commandement, l'unité
de l'effort de guerre et la vision stratégique et opérationnelle de l'entreprise
commune. On peut noter incidemment que plus une coalition est hétéroclite,
plus l'unilatéralisme s'impose comme la loi du mouvement et comme le
principe-clé de l'action. Par ailleurs, le caractère hétéroclite des coalitions
engendre l'unité des asymétries du champ de bataille sous le couvert d'un
concept commun, la matrice métapolitique. Les conflits métapolitiques
permettent de définir désormais la nouvelle doctrine des engagements des
forces dans la perspective des événements du Il septembre et dans le cadre
d'une initiative globale de défense antiterroriste. Celle-ci doit tenir compte
également d'un corrélat important qui est celui de la «légitimité et de la
« limite» de l'engagement militaire et donc de sa durée. Ces deux notions de
« légitimité" et de « limite» ont une implication générale, car elles mettent
en valeur la phase de préparation amont et le rôle intense de la diplomatie et
de la négociation. Il s'agit d'un rôle déterminant, car il définit les options
politiques, stratégiques, économiques et sociétales des issues finales des
opérations de pacification, de stabilisation et de gouvernabilité
internationales.
Le rôle de la diplomatie des États, de la diplomatie des idées et de celle
des Églises a une importance décisive non seulement dans la prévention,
mais aussi dans le règlement des issues des conflits métapolitiques. En effet
si, au sens le plus large, la notion de conflit désigne une confrontation armée,
une confrontation d'intérêts, la spécificité des «conflits métapolitiques»
repose sur l'opposition de principes, de perspectives et de valeurs, due à
l'incidence de «sens », de philosophies et de systèmes éthico-culturels
divergents, voire antagonistes.
Ce sont ces systèmes politico-culturels qui définissent l'âpreté,
l'irréductibilité et la radicalité des confrontations militaires non
conventionnelles dans lesquels les systèmes des valeurs font simultanément
partie du problème et de sa solution. Historiquement appartiennent à la
catégorie des conflits métapolitiques les conflits qui baignent dans les
champs des croyances: les croisades chrétiennes en terre d'Islam, les
guerres européennes de religion, les persécutions menées contre les
minorités dans l'histoire de l'Europe par le Royaume de France ou la
Couronne d'Aragon, les pogroms antijuifs et plus proche de nous, la Shoah,
le conflit israélo-palestinien, le Djihad, les guerres balkaniques, les
affrontements bosniaques, les formes de terrorisme islamique, le conflit
279
afghan, etc. En effet, tous les conflits au cœur desquels les dimensions
culturelles, civilisationnelles et identitaires constituent les aspects
fondateurs, voire essentiels de l'engagement sacrificiel et de l'esprit de
combat, portent en soi un fil profond de préjugés et de ressentiments
historiques, une continuité des haines qui nourrissent la mémoire des
violences du passé en les liant à celle du présent.
Oppositions sourdes et violences irrationnelles, politiquement suscitées
ou spontanées, le sens de ces déchaînements constitue le fondement de
stratégies délibérées ou inconscientes et alimente le commerce violent entre
communautés hostiles constituant le mobile, latent et quotidien, d'une
cartographie des conflits aux ramifications multiples. Est conflit
métapolitique en somme celui qui transcende à la fois la sphère du pouvoir et
celles du présent et qui s'étend bien au-delà des limites d'une frontière. Ce
type de conflit appartient à la catégorie des défis non conventionnels.
Opposant des morales différentes et des formes de spiritualités exacerbées, le
sens de ces conflits, et celui de la violence qui s' y inspire, est de nature
théologique, car il nourrit l'histoire des communautés aux prises. Il s'agit du
« sens» assigné par les forces en lutte au prix du sang et à la valeur
salvatrice d'un message et du «destin », transmis dans la mémoire des
peuples, sous forme d'interprétations ritualisées ou vécues.
Ce sont des conflits qui se distinguent des conflits de pouvoir ou de
puissance «purs », les conflits géopolitiques classiques ou interétatiques,
mais qui peuvent s'en mêler ou interagir avec eux. Dans cette mixité des
formes d'historicité se conjugue un très grand nombre de dimensions:
politique, diplomatique, économique, militaire, idéologique, ethnique,
identitaire et religieuse, au sein desquelles interfèrent les mobiles activateurs
les plus divers, ceux des atavismes, de la psychologie, et de la tradition. En
termes de compréhension et d'approfondissements ultérieurs, si la distinction
des conflits métapolitiques par rapport aux conflits conventionnels réside en
large partie ou essentiellement dans les fins et dans les objectifs poursuivis,
leurs buts transcendent la notion et la sphère proprement occidentales de
l'autorité, du pouvoir et de la légitimité et embrassent des systèmes de
croyances, des conceptions du monde et des systèmes de forces, issues de
configurations civilisationnelles éloignées voire hétérogènes.
Au plan proprement épistémologique, puisque la politique s'emacine
dans la culture et puisque les conflits métapolitiques sont partiellement sinon
essentiellement des conflits de valeurs, le degré d'intensité de la violence et
le ciblage des victimes de la coercition sont toujours liés pour une part à la
régulation internationale de l'ordre et pour l'autre à la lutte irréconciliable
entre systèmes et conflits. Quelle est l'autorité légitime et légale qui a le
pouvoir d'employer la force pour régler ce type de conflit, est une question
essentielle pour définir la pertinence du droit à trancher sur l'issue de la
lutte. Quelle est la nature, abstraite ou objective, de la morale naturelle ayant
280
pouvoir de trancher sur la justice de r emploi de la force est une question
liberté et de choix entre cultures èt systèmes culturels en conflit.
283
XVI.5 TERRORISME, GLOBALISATION ET GÉOPOLITIQUE
284
sécuritaire, instance qui ne peut ètre remplie par la gouvemance, soit-elle
régionale ou mondiale.
Le nouveau système intemational est le CTeusetd'un monde hétérogène,
signalé par des Üvalités croissantes et par la prolitëration des zones de non-
droit, mais au sein duquel se fait jour la naissance incertaine d'un droit
universel. un monde sans papes empereurs, autrement dit, sans
légitimé respectée et sans hiérarchies exclusives, dépourvu d'une
souveraineté universelle ayant des capacités de contrainte.
La lente émergence d'un droit universel (TPI et CPI) est faussée par la
contradiction éclatante entre les passions des « démocraties d'opinion » sous
1'« effet CNN ,> ou «Al Jazeera» et la logique du calcul diplomatico-
stratégique propre à la pennanence de la conduite el'État. En une formule, le
nouveau système intemational est caractérisé par un progrès de la logique
des conflits et par la prolifération des zones de tension et de crise, autrement
dit par la pérennisation de 1'« état de nature» hobbesien, ainsi que par
l'entendue, à l'échelle planétaire, de la survivance de l'État-nation comme
forme d'organisation politique des sociétés humaines menacée mais non
dépassée et encore moins moribonde.
285
système international. Il restaure les grandes conceptions de la géopolitique
classique, déplaçant vers l'Asie, aux confins de mondes russe, perse et
chinois, via le Moyen-Orient et le Golfe, le centre de gravité du monde, le
foyer de conflits futurs du XXI" siècle. C'est en Asie que le décloisonnement
des espaces politiques produit une prolifération des armements à large
échelle et une expansion des champs d'affrontement qui a profité de la
liquidation d'imposants appareils militaires hérités de la bipolarité. Ainsi, les
événements du Il septembre achèvent un processus de réorganisation
générale des relations internationales, commencées par la chute du mur de
Berlin et par l'échec de la transformation des empires en confédérations. Cet
échec est signalé par une aspiration collective à la nation à base
monoethnique et religieuse et par l'égarement de l'héritage humaniste et
universaliste qui avait pris la forme de l'internationalisme socialiste ou
prolétaire. Le cours de ce processus a baigné dans un malaise et un
ressentiment profond que la redistribution des rôles, des statuts et des
espaces de souveraineté a provoqués dans le monde. C'est ainsi que dans la
décomposition de la notion d'ordre international se décèle la position
dominante des États-Unis d'Amérique. Les champs de décomposition
historique, géopolitique et stratégique, perceptible dans la sphère des intérêts
qui définissent les enjeux de puissance depuis l'effondrement de la bipolarité
et la disparition de l'ennemi désigné est, comme toujours, l'Eurasie. Cette
disparition a été avant tout la fin de la vocation d'un acteur majeur de la
scène mondiale à prétendre, par une menace unique et dominante, à une
alternative globale de système. Or, le monde issu de l'implosion du monde
soviétique a engendré une extraordinaire balkanisation politique, un
détournement des messages de la démocratie et un dépérissement des
alliances traditionnelles à fondement idéologique.
Nous pouvons affirmer en somme que le système international de ce
début du XXIe siècle n'est pas encore celui de la multipolarité, ni celui d'un
monde unipolaire, où s'imposerait un seul acteur prépondérant aux capacités
globales, les États-Unis d'Amérique. Mortimer Zuckermann a pu dire: «le
XVIIIe siècle fut français, le XIXe anglais et le XXe siècle américain. Le
prochain sera à nouveau américain ». Or, même si les États-Unis occupent
une position sans équivalents dans l'histoire moderne et s'ils n'ont guère,
dans un avenir immédiat, d'adversaires stratégiques susceptibles de remettre
en cause les équilibres planétaires, en théorie les systèmes unipolaires non
hiérarchiques sont des systèmes en transition et en tant que tels, précaires,
aux stratégies combinatoires, sans statu quo ni maîtrise définitifs et à
l'hégémonie perpétuellement menacée. Ils préludent soit à des cycles
ininterrompus de désordres publics conduisant à une paix d'empire et à
l'émergence d'une monarchie universelle, soit à la dislocation progressive de
l'ordre ancien, dérivant vers une période chaotique. Dans cette sorte de
retour à un «état de nature» des nations, s'affronteraient sans merci des
États batailleurs, des acteurs non étatiques et des êtres erratiques à l'issue de
286
cette péliode de troubles s'affinneraient lùstoriquement des tmités politiques
classiques, en quête d'affirmation, de sécurité ou nouvelles hégémonies.
Ainsi, le monde qui s'ouvre à nous est plus incertain, plus conflictuel, plus
fragmenté et globalement plus dangereux de celui qui l'a précédé. La
stratégie américaine de primauté visant à pérenniser une hégémonie
momentanée et justifi<mt de budgets militaires imposants, consacre
]' ambition d'assurer l'invulnérabilité de la «grande île du monde» et un
nouveau linkage avec les théâtres extélieurs, en Asie, dans le Pacifique, en
Europe et dans les deux Amériques. Ainsi, cette stratégie de primauté et cette
vision du monde à prédominance américaine, où la puissance militaire
demeure toujours aussi significative dmlS les relations intemationales, ont été
à la fois bouleversées et renforcées par des événements du Il septembre
2001.
287
volonté d'ordonnancement de la puissance en fonction d'une influence
politique efi~ctive. élément d'ordonnancement ou d'unification
stratégies locales, nationales ou partielles appelle à une .z< stratégie globale t'
et doit se déployer à l'échelle planétaire. De manière générale, les
événements du 11 septembre remettent en cause les unités politiques qui
n'utilisent pas leur ptÜssance militaire pour exprimer leur puissance civile ou
économique.
Dans ce cadre, l'Europe a un besoin urgent d'accomplir sa révolution
conceptuelle et institutionnelle: conceptuelle, pour ce qui est des grandes
affaires politico-stratégiques, institutionnelle, pour ce qtÜ relève des
exigences d'etricacité en matière de délibération et d'action. Une révolution
qtÙ la fasse sortir des limites contraignantes du passé, afin qu'elle puisse tirer
profit de l'évolution rapide de l'environnement stratégique mondial. Celui-ci
est c<Œactérisé par de nouvelles triangulations du jeu politique à l'échelle
globale et par l'évolution parallde de dissuasion nucléaire, remise en
cause par l'Administration Bush le 13 décembre 2001. La déclaration de
retrait du «traité ABM de 1972, visant à parer aux nouvelles menaces
"
comporte non seulement une réorientation de la politique de sanctuarisation
du tenitoire américain. mais une révision de la politique de modernisation de
la panoplie américaine de défense en ses différentes composantes. Elle ouvre
la voie à une conversion des moyens de la dissuasion nucléaire à
dissuasion conventimmelle ou classique, adaptés à des opérations
d'interdiction, en soutien à des interventions extérieures. impliquera des
changements dans l'élaboration de nouveaux de cadres des relations politico-
stratégiques à l'échelle globale.
288
philosoplùque de Dieu, de la fin définitive des guerres religion. Certains
analystes ont fait remarquer que si Édit de Nantes » conclut le cycle
guerres européennes de religion, la guerre du Golfe ouvre la des guerres
mondiales de religion. Guerres politiques les unes comme les autres, elles
sont en effet des « guerres métapolitiques» car ceHes lient étroitement foi et
engagement, religion et combat. Ce sont des guerres qui naissent et se
développent sur un autre terrain que celui des seuls enjeux de pouvoir et dont
le «centre de gravité » est ailleurs, dans une sorte de rhétorique d'opposition
interreligieuse à la recherche de solidarités radicales. Ces guerres
embrasseraient d'autres champs, d'autres continents et d'autres enjeux,
philosoplùques, historiques et culturels. La distribution du pouvoir obéit ici à
d'autres critères que l'enjeu conflictuel entre et nor. Ces guerres
introduiraient en protagonistes du politique, les exclus de la modernité et du
développement, en y associant les héritiers des traditions et du livre. Elles
transcendent r espace occiden tal de la laÏci té et projettent le religieux dans
des perspectives de combat et d'action militante plus vastes. Ce sont des
guerres ou s'entrechoquent, comme nous dit, trois dimensions de
l'historicité: le pré moderne, le moderne et le postmoderne, bref le religieux,
le laïc et le postidéologique. Des guerres soumises à trois conceptions de la
liberté et à trois types de rationalités stratégiques, sera sur ces guerres que
se mobiliseront les conflits futurs et se définiront les nouvelles lignes de
clivage et de rupture dans le monde, car ces conflits engloberont des
conceptions différentes de l'économie, de J'organisation sociale et de
l'autorité.
Ces guerres ne seront pas seulement des conf1its qui opposent sur le
terrain des États et des acteurs non étatiques aux capacités qualitativement
inférieures, ce semnt des guenes étendues, dont les enjeux les potentiels
289
de mobilisation diffèrent énormément. En effet, elles peuvent faire basculer
le ,<centre de gravité» des conflits demain. À titre d'exemple et en raison
des finalités des combats ou des perspectives ultimes, ce type de violence
assume une fonction de «transfert» et induit des effets psychologiques
différents dans le champ mental des instances politiques et des populations
adverses, influençant l'inconscient collectif et les mouvements globaux
d'opinion. Dans le pire des scénarios, tme attaque chimique précédée pal' une
attaque informatique «discrète », mais de grallde envergure, menée
conjointement contre les systèmes d'approvisionnement électrique,
énergétique et de télécommtmications par une organisation terroriste et un
État offensif, peut provoquer un collapse sociétal terrifiant d'une palt et
attiser les convoitises et les appétits d'autres États, provoquaut des
revirements d'alliances et des effets de dominos tout à fait imprévisibles.
Une attaque de cette nature peut anéalltir le moral des populations et donc la
volonté des acteurs postmodernes, mais elle peut éveiller puissamment celui
des acteurs pré modernes au mobile fondamentaliste, idéologique ou
religieux. Puisque les guenes métapolitiques sont également des guerres
asymétriques, c'est la « variable de l'asymétrie» au sein d'une coalition par
sa nature hétérogène, qui peut faire basculer le» centre de gravité» des
conflits futurs. Or, chaque coalition a une <,variable asymétrique» qui lui est
propre et spécifique, dont les composantes peuvent changer en fonction des
événements, de la composition des forces au combat, de l'interrelation entre
séCLuité extérieure et sécurité interne (liée aux flux d'immigration et aux
possibilités d'activation et de nuisance de ces populations), des buts des
coalitions en face à face, bref conceptions du monde qui les inspirent,
des perspectives d'intégration l'adversaire après sa défaite, de
d'entraînement, des jdées de changement et de développement, de
l'imaginaire dominante de l'avenir.
290
« conflits de basse intensité» (Law Intensity Conflicts - LIC). Menés contre
un adversaire sub- et transétatique, à l'identité multiple, ces conflits sont
placés « en dehors» du droit international et prospèrent dans des zones de
« non-droit ». Quelques facettes seulement de ces conflits peuvent être
assimilées à des affrontements typiques des situations de guerre. C'est sous
cet aspect que les opérations militaires conduites pour justifier des actions de
rétorsion ou de représailles, actions tactiques directes, raids, démonstrations
ou projections des forces doivent être légitimés aux yeux des opinions dans
l'environnement mondial contemporain. Dans ce contexte, «la guerre de
l'information» et celle de la « désinformation» contribuent à cette finalité et
constituent de véritables campagnes de soutien à l'importance croissante.
Leur but est d'influencer simultanément l'ami et l'ennemi et d'affecter le
moral, la discipline et la prise de la décision des deux camps adverses avec
des effets politiques et stratégiques opposés. D'un point de vue
épistémologique, le conflit métapolitique peut apparaître anodin dans sa
définition, mais fécond de promesses dans son évolution. Il confirme encore
une fois non seulement la supériorité de la stratégie sur la tactique, et donc
du domaine de l'esprit sur l'effort physique pour vaincre l'adversaire au
moyen de la puissance, mais l'avantage de la liberté de manœuvre, permise à
l'acteur dominant grâce à l'effort diplomatique déployé en amont du conflit.
L'effort de coalition building visant à étendre la combinaison des forces
et le linkage des théâtres et des unités politiques amies, sont un élément
intrinsèque de l'asymétrie, qui se fait valoir sur le terrain comme supériorité
de la campagne sur le combat. Il s'agit d'un élément décisif du rapport de
forces entre adversaires. Puisque supériorité des conceptions stratégiques est
celle qui importe dans les conflits ou la coordination de forces hétérogènes
est essentielle, cette supériorité est la clé décisive de la victoire militaire et
politique et revient aux belligérants capables d'exercer la maîtrise
stratégique, depuis sa conception jusqu'à sa mise en œuvre, dans l'espace et
dans le temps. La «maîtrise stratégique », comme unité de vision sur la
conduite de la guerre dans son ensemble et comme lutte d'intelligence et de
jugement dans le déroulement des opérations militaires, a évolué
différemment au cours de la campagne antiterroriste menée par les USA en
Afghanistan, en Asie Centrale, au Moyen-Orient et sur l'échiquier
international depuis le Il septembre. En effet, les affrontements qui ont eu
lieu sous la direction des États-Unis ou avec leur consentement, dans les
différents théâtres de lutte, ont appliqué deux principes, aux apparences
contraires, l'emploi combiné de la « diversion» et celle de la « dislocation »,
autrement dit de l'approche indirecte et de l'approche « directe ». L'emploi
de la diversion dans un premier temps du conflit afghan a visé les forces
vives et les forces morales talibanes, en leur refusant toute occasion de livrer
bataille dans une position défensive et sur un front déterminé.
Simultanément il a soumis ses forces à une pression aérienne et à une
résistance omniprésente, par «Alliance du Nord» interposée.
291
Enfin, cette approche a provoqué l'excentration systématique de la
talibane et son épuisement physique. psychologique et spirituel.
deux temps de la manœuvre ont précédés par une préparation
conjointe, menée sur le tenain, par les unités spéciales américaines et
britanniques. Cette phase de préparation et d'observation a permis
successivement la dislocation de l'adversaire par une manœuvre offensive,
qui a provoqué le renversement complet de la puissance de résistance de
l'ennemi et sa mise en pièce rapide. Cependant, l'élément central du succès a
été dans un premier moment la capitulation morale, la rupture de « centre de
gravité » au sein forces averses, obtenue par une rupture de r asymétrie à
caractère métapolitique, entre combattants afghans et combattants d' Al-
Qaïda. Cela a une rupture de détermination, de motivations et de
<,sens », une rupture dans la conception ultime du «combat de Dieu» et
dans l'emploi extrême et inconditionnel de la violence. Cette rupture était
inspirée et soutenue par la ditlérence de conception sur les tÏnalités
politiques et sur le but stratégique de la guerre. Une dichotomie subtile a
joué sur la différente radicalité du conflit, même si elle résultait partiellement
de la composante ethnique des forces au combat. Elle a joué jusqu'au bout
dans la résistance, l'affrontement et la lutte à mort engagés par les deux
composantes de ces forces, internationales et/ou afghanes, radicales et/ou
modérées.
292
Ce nouveau concept exprime l'essence de la distinction entre modèles de
guerres, interétatiques et transnationales, symétriques et asymétriques.
La conception clausewitzienne de la guerre comme « acte de violence»
visant à «imposer notre volonté» s'en trouve bouleversée. La conception
classique du conflit qui conduisait à une intensification des forces sur un
champ de bataille ou sur un théâtre d'opérations données entre belligérants
de même nature et de force (à peu près) équivalente, maîtrisant la violence
selon des règles codifiées et traçant une séparation entre avants et arrières,
champ de combat et société civile, semble s'effacer, au moins pour les
confrontations inhérentes à des sociétés pré modernes.
Le conflit européen classique reposait sur un principe-clé, la symétrie.
Symétrie rationnelle ou de calcul, fondée sur l'espoir de gain politico-
stratégique, symétrie de planification et de conduite, fondée sur un échange
entre acteurs politiques de type étatique, symétrie morale ou éthique entre
« actants» de la violence légale et légitime, fondée sur des armées de
métiers, qui respectaient la règle de la séparation entre le champ de la guerre
et le champ de la non-guerre, le temps de la paix ou de la trêve provisoire, et
le temps de l'engagement et du combat violent.
Dans les sociétés pré modernes, la disparition progressive des armées et
des militaires professionnels, comme spécialistes de la guerre et l'extension
sociétale du champ de la violence, exprime très clairement l'absence de la
notion occidentale d'État et de raison d'État et l'effacement de la séparation
classique entre les deux espaces, de la paix et de la guerre, du champ de la
violence codifiée, rationalisée et politisée et de l'extension des zones de non-
droit.
En termes opératoires on va vers la dissolution du principe de la
concentration des forces (centralisation du combat et verticalité de la
décision) et en direction du principe opposé, l'absence de bataille décisive et
la dispersion des milices. La notion tactico-stratégique de victoire disparaît
de la grammaire militaire et ne peut plus être utilisée par le vocabulaire
politique.
La notion intense et radicale de combat est remplacée par celle générique
et dispersée d'affrontement. Ce dernier n'oppose plus deux forces, mais deux
champs où un seulement est offensif et armé et le deuxième défensif et
faiblement armée ou désarmée. Cette disparité des forces engendre un
effacement des codes, des rationalités et donc des « limites» de la violence.
Celle-ci devient «hors limite », «hors de calcul» et «hors des
codes normatifs préétablis (droit, éthique et morale)>>. Cette disparité de
l'affrontement aboutit au meurtre collectif, au génocide et au massacre. C'est
la dissolution du principe de l'équilibre des forces et de violence entre camps
opposés, qui ne se reconnaissent pas le droit à l'existence.
L'asymétrie ou le conflit asymétrique opposent en effet, en son essence,
deux types de sociétés, une davantage constituée et politiquement organisée
293
et l'autre à l'état naissant, chaotique, ou en dissolution extrême. Le
temps et l'espace n'ont guère même valeur, le même sens et mêmes
répercussions politiques pour les belligérants en situation d'asymétrie. La
militarisation des nouveaux espaces de l'asymétrie est l'apanage des forts et
des puissances technologiquement plus avancées, cependant que le
prolongement indéfini de la duré du cont1it est dans l'expression du faible et
des sociétés «héroïques» où dans l'éternelle dialectique de la tragédie
humaine l'un joue la loi de l'autre à son meilleur profit, dans la mâItlise du
temps, de la violence aveugle et de la force.
294
balistiques et informationnelles, de nouveaux réseaux de nuisance sont
apparus dans le champ du maniement de la violence et de l'action
internationale.
Ces réseaux se bifurquent en deux sources de danger à classer parmi les
mutations des défis de sécurité, dans le champ des nouvelles menaces aux
effets universels: les dangers des hackers au sein du cyberespace et de la
cyberguerre et le danger des unités terroristes de nuisance politique, maniant
indifféremment les frappes classiques, biologiques et nucléaires. Ainsi, les
innovations techniques et l'apparition de ces nouvelles unités de nuisance
modifient le rapport entre la force et la masse au profit de la force. Cette
rupture de la force et de la masse, annoncée par la frappe à distance, produit
une rupture de l'espace géopolitique et une désanctuarisation élargie des
grands ensembles territoriaux. L'avantage assuré à la frappe s'exprime par
.
une double modalité:
la projection des forces (concernant les puissances aux capacités globales) ;
. la projection
réseaux).
de nuisances (par des unités sacrificielles organisées en
295
XVI.13 NOTES
296
XVII. LÉGITIMITÉ ET SYSTÈMES
INTERNATIONAUX. DU CONGRÈS DE VIENNE
À L'ÂGE PLANÉTAIRE. LA POLITIQUE
EUROPÉENNE AU TOURNANT DU XXIESIÈCLE
298
XVII.2 L'ORDRE MONDIAL ACTUEL
299
rivalités et d'instabilités, où l'on retrouve des aspects conjoints, de faible
développement, de traditionalisme, d'anachronisme et de conservatisme du
pouvoir, face auquel s'oppose un radicalisme violent. C'est le paysage
dévastant de formes d'État en faillite. Ce sont des zones de vide juridique et
politique, de conflits régionaux et locaux, de tensions chroniques et de
guerres civiles permanentes et tragiques.
300
XVII.3 MORALE ET INTÉRÊT DANS LES RELATIONS
INTERNATIONALES
3D}
place d'un éqlÜlibre géopolitique modéré fut de plus en plus compliquée et
difficile à atteindre. Avec l'eflondrement de l'Union soviétique comme
dernier avatar de l'utopie de la « raison », se brisa l'équilibre entre les trois
aires cultureJJes dont elle était limitrophe et qu'elle portait en son sein,
l'Europe, l'Asie et le monde musulman, et, et par-dessus tout l'équilibre des
croyances, entre le logos occidental et la foi révélée de r Islam. Cette rupture
raya de la logique des contrepoids, l'élément de modération qui avait limité
jadis remploi brutal de la force. La modération et l'autolimitation de la
violence ont été des référents fondamentaux pOllr que puisse fonctionner
con-ectement un système de sécurité comparable à celui du concert européen.
Sur quoi donc faudra-t-il s'appuyer à l'avenir, dans l'ordre des motivations
éthiques, pour rétablir une couvergence de retenue dans le gouvernement du
monde?
La fill de la Première Guem:: mondiale avait apporté une nouveauté
importante et visionnaire en matière de sécurité avec les « Quatorze Points t>
de Woodrow \Vilson. La proposition de remplacer le système des alliances,
basées sur le principe de l'équilibre des forces, avec un système de
« sécurité collective », bouleversa les mœurs de la realpolitik européenne.
L'émergence d'une menace Oll d'un défi, portés à l'ordre régulé des nations
devait s'appuyer désormais sur un engagement solennel, celui, improbable,
d'élinÜner la guerre de privilégier l'intérêt commun à l'intérêt national
vital.
302
XVII.4 LA« SÉCURITÉ COLLECTIVE ». OBJECTIFS ET
PRiNCIPES« PAIX PAR LA FORCE» OU « PAIXPAR LE DROIT» ?
3D}
guerre commandait au plan de campagne et se traduisait en stratégies de
théâtre, devant s'imposer à l'adversaire. Le gain politico-stratégique n'était
pas « la paix par le droit », mais « la paix par la force» et la géopolitique
dictait ses lois à la psychologie des décideurs, car ses lois avaient l'avantage
d'être permanentes, et elles s'imposeraient au-delà de la contingence et des
humeurs passagères. L'intérêt national, la raison d'État et l'équilibre de
puissance devaient inspirer la conduite d'une diplomatie et celle d'une
politique étrangère, où l'idée de compétition l'emporte sur celle de
coopération, de négociation ou de dialogue. Par ailleurs, cette dernière
risquait d'introduire subrepticement une politique de concessions, de
démissions, voire de capitulation. Avec la sécurité collective, c'est la force
des convictions, c'est le déterminisme des idéaux et des principes qui
doivent inspirer une politique de sanctions. L'histoire de la diplomatie
européenne a toujours dosé, selon ses traditions nationales, les voies à
utiliser pour créer des contrepoids aux tendances prévisibles de la
conjoncture historique. Dans ce cadre, elle a regardé toujours plus loin des
horizons locaux et toujours plus haut de la logique du combat immédiat ou
de l'affrontement solitaire. En ce sens, la bataille des idées et les passions
collectives ont été des composantes importantes du rapport général des
forces, mais rarement l'interprétation du principe de légitimité est allée plus
loin du choix des élites. La caractéristique de l'époque que nous vivons
repose sur cette nouveauté et sur ce paradoxe, que la diffusion de cette
notion imprécise et pourtant essentielle pour la stabilité du monde, la notion
de légitimité, puise désormais dans la géopolitique des croyances. Ainsi, la
rupture de l'unité morale et culturelle du monde, propre aux élites de jadis
fait découvrir qu'il existe plusieurs principes de légitimité, plusieurs
revendications ou raisons de lutte et de conflit et qu'il y a désormais autant
de « casus belli» que d'acteurs irréguliers. De surcroît, on retrouve dans un
environnement international d'une complexité inégalée des systèmes de
valeurs disparates et irréconciliables.
Les préoccupations dominantes de la période qui précède le Congrès de
Vienne ou la Révolution française furent, à des degrés divers, l'ordre interne
de chaque pays européen, la hiérarchie des pouvoirs établis et les ambitions
illimitées des monarques d'Ancien Régime. Les menaces extérieures se
définirent peu à peu, à partir des tentatives répétées de faire recours à l'usage
de la force. Ce fut dans une pareille conjoncture que force et justification ou,
en d'autres termes, pouvoir et légitimité commencèrent à se poser dans une
relation d'interaction permanente, de nécessité et en même temps
d'autolimitations réciproques. Dans les années qui suivirent les guerres
napoléoniennes, la légitimité des gouvernements d'Ancien Régime fut
harmonisée avec l'équilibre des forces entre les puissances majeures du
continent et cette convergence fut liée à l'exigence d'assurer une condition
de stabilité relative aux pouvoirs des monarques et des princes. Il s'agissait
d'une stabilité conservatrice, obtenue par la modération dans l'utilisation de
304
la force et l'affinnatÎon d'une conception de la justice protégée des illusions
de ses Quant au ptincipe de légitimité dynastique, le concert européen
établit un engagement commun contre les revendications de nationalité et en
faveur de la défense des empires multinationaux. Les alliances et les
concessions géopolitiques étaient préférables aux dangers idéologiques,
susceptibles de remettre en cause, par les appels révolutionnaires, la stabilité
acquise, de manière autrement plus générale et plus ruineuse. C est pourquoi
la mission commune des princes de la Sainte-Alliance prit la forme de
l'obligation de préserver le statu quo intérieur en Europe.
305
Le «système Metternich» était par sa nature fragile pour des raisons
d'ordre historique et en même temps pour des causes profondes d'ordre
naturel. Selon les premières, chaque époque est porteuse d'une idée centrale
qui éclaire toutes les manifestations de la période et cette idée reposait alors
sur le sentiment irrépressible d'appartenance et d'indépendance nationale;
selon les deuxièmes, le fondement de toute revendication est l'intérêt
national et cette définition découle de l'ordre naturel du monde, de l'égoïsme
des nations et de la peur des peuples. Aucune sécurité collective et aucun
consensus moral ne pouvaient garantir pour longtemps l'unité des puissances
conservatrices. De surcroît, le principe de légitimité, lié à des formes de
gouvernements inadaptés, ne pouvait plus concilier la dissociation d'un
même phénomène de pouvoir en deux tendances contradictoires:
. le déclin régulier et constant de la puissance de l'Autriche;
. et la poussée de la force militaire de la Prusse et de la Russie.
Ce fut à ce moment que le nouveau ciment unificateur des équilibres
antérieurs et en même temps le nouveau principe destructeur devenait
désormais la realpolitik. La légitimité du consensus moral et de l'unité
conservatrice cédait le pas au principe nouveau et bien connu, la légitimité
de la puissance et celle de la force. Le principe du consensus moral assurait
la non-ingérence intérieure par une sorte de multilatéralisme conservateur,
cependant que le principe de nationalité devenait le principe de
désarticulation de l'ordre ancien et le référent obligé d'une entreprise
généralisée de subversion. L'émergence de ce nouveau principe de
légitimité, le principe de nationalité et l'affirmation de son expression
concrète, l'intérêt national géopolitique, provoquèrent la désintégration des
équilibres généraux fondés sur la crainte convergente des monarques
européens et sur l'unité morale qui régna entre eux. La conduite des princes
et le style politique qu'ils adoptèrent modérèrent pendant un siècle la
diplomatie des principales puissances du continent.
Pour le dire avec un langage moderne, face à la politique de primauté de
Bismarck et à l'équilibre asymétrique qu'il essaya de bâtir, la rupture de la
politique multilatéraliste d'entente collective, mit en lisère la logique des
contrepoids qui en garantissait l'efficacité. Dans ce travail de génial artisan
de la «grande politique », Metternich apparaît aujourd'hui comme le
premier acteur à avoir conçu et pratiqué l'interdépendance de tous les
éléments de l'équation géopolitique et morale du moment, et se révéla
comme l'inspirateur d'un multilatéralisme continental d'orientation
conservatrice.
Implicitement hostile à toute forme d'activisme et d'unilatéralisme de
circonstance, Metternich avait compris que la légitimité partagée constitue le
fondement le plus solide de la paix. Ce terrible constat fut en même temps
une leçon sévère de réalisme et une force contraignante de l'esprit de
306
compromis. Dans la conjoncture actuelle, la disparition de l'unité morale du
monde et de la logique modératrice des contrepoids laisse la porte ouverte
aux inconnues des aventures solitaires, et il la plus subversive d'entre dies,
celle de la force pure. sonci de revendications nationales,
fondamentalistes ou extrémistes et les contraintes existentielles d'wIe
défense active (Israël) ou encore d'une volonté de déstabilisation
géopolitique au grand Moyen-Orient (États-Unis) font de la diplomatie de
l'Union européenne, sans mérites évidents, une puissance de conciliation,
dans un contexte planétaire de turbulences et de mouvement.
307
relevaient de la Sainte-Alliance, mais avaient tendance à se répercuter sur les
problèmes de nature géopolitique, car ces derniers concernaient des
considérations d'intérêt national. Puisque l'intérêt national accentua les
rivalités et correspondait à la realpolitik et donc à un principe de légitimité
qui allait de toute façon s'imposer, l'attachement de l'Empire à l'unité
conservatrice des souverains ne pouvait plus constituer pour longtemps la clé
de la paix. Une fois affirmée l'importance de l'intérêt national, la Grande-
Bretagne ne se soucia plus de répéter que le principe invariable qui avait
réglé son action sur le continent n'avait jamais été idéologique mais
l'interprétation naturelle de l'intérêt national. Ainsi, l'ordre européen qui
succéda au « système Metternich » ne fut plus fondé sur le but de la stabilité,
assurée par le consensus moral et sur le principe de légitimité des Princes,
mais sur un nouveau système d'alliances, qui devait tenir compte, pour
Napoléon III, du principe de nationalité et, pour Bismarck, de la realpolitik.
Ce système s'effondra dans le conflit et par la logique de la confrontation,
parce que, aux yeux de Napoléon III, il affaiblissait irrémédiablement
l'influence prépondérante de la France en Europe et aux yeux de Bismarck,
il enfermait la Prusse en une position subalterne vis-à-vis de l' Autriche-
Hongrie au sein de la Confédération germanique.
Ainsi, lorsque l'occasion se présenta, Bismarck paracheva ce que
Napoléon III avait à peine ébranlé: la remise en cause de l'équilibre
européen. Bismarck signifia très clairement que le principe de légitimité (ou
«consensus moral ») ne pouvait plus constituer le principe directeur de
l'ordre international et qu'il n'était pas question de partager avec d'autres le
leadership sur l'Allemagne. Il ne restait désormais que l'équilibre des
puissances et le fondement de la force pure pour résoudre les différends et
les litiges qui ne tarderaient pas à se manifester. Ainsi, la realpolitik
(équilibre des forces et intérêt national) pouvait aisément se substituer à
l'unité conservatrice des Monarques d'Ancien Régime et la force acquise par
la Prusse, après la guerre austro-prussienne, pouvait permettre à celle-ci de
nouer des relations plus équilibrées avec la Russie, même sans le contrepoids
de la Sainte-Alliance. En Europe continentale, le système de Metternich
.
avait fonctionné sur la base d'un triple équilibre:
l'équilibre des forces européen;
. l'équilibre de prédominance
et la double monarchie;
au sein du monde germanique entre la Prusse
309
. la première concerne la procédure adoptée pour établir le consensus le plus
large au sein des Nations unies ou dans le cadre des institutions de sécurité
collective, en matière d'imposition ou de rétablissement de la paix.
310
oumma (communauté des croyants). Cette interprétation ne laisse aucun
espace au « libre arbitre» individuel, comme pouvoir de la raison. Le sujet
de droit (au sens passif) ne peut contester la loi, ni les décisions suprêmes,
car l'exercice d'interprétation du Coran est légitime et légale par le seul fait
d'exister. Il s'agit là du fondement religieux et politique de la société
musulmane et la causa ultima et remota du pouvoir. Schématisant les deux
traditions juridiques et culturelles de l'Occident et de l'Islam, dans le cas de
l'Islam le droit est à dire et qui le dit, le pouvoir ou les docteurs de la loi, est
au-dessus du droit. En Occident, le droit est déjà dit et le souverain ou le
pouvoir doivent s'y soumettre. Dans le premier cas, la légalité renvoie de bas
en haut à sa validité, la validité à la légitimité et la légitimité à
l'interprétation «juste» de la parole révélée du Prophète. Dans les cas des
sociétés occidentales, le processus s'inverse et le pouvoir du souverain
renvoie la légalité du haut en bas aux normes d'exercice de l'autorité.
L'exercice «juste» du pouvoir, fonde à la fois la justification de l'autorité et
le fondement ultime de la souveraineté. L'exercice «inique» est source de
tyrannie et justifie le droit de sédition des sujets, instituant virtuellement une
autre légitimité. Dans un cas, la summa potestas est le « livre» (le Coran) de
l'autre, l'ordre juridique en tant que tel. En effet la fiction qui assigne au
pouvoir sa légitimité dans l'exercice de l'autorité, est le Demos. Dans la
première hypothèse, le pouvoir vient de Dieu et de la parole de Dieu, par
l'interprétation du prophète. Dans la deuxième, du consentement des sujets à
la volonté générale et à souveraineté populaire. Ainsi, entre ces deux
conceptions, ces deux cultures et ces deux sociétés, nihil est medium.
Or le jugement sur l'iniquité du prince et le droit de sédition des sujets
n'appartiennent pas à la tradition de l'Islam et interdisent la naissance et
l'affirmation de la « raison politique» et d'un espace progressif de liberté de
jugement et d'expression.
Sous le profil de la permanence historique et sous celui de l'influence
extérieure, la légitimité, consacrée par le temps, est une garantie de stabilité,
cependant que la légitimité imposée par la force équivaut à l'instabilité et au
désordre.
La première peut être cruelle, mais supportable si elle est autochtone, la
deuxième insupportable et dure si elle est étrangère. Dans ce deuxième cas,
elle apparaît comme le produit d'une corruption extérieure, cosmopolite et
universelle, une conception qui n'est issue d'aucune usurpation ancienne,
ancrée dans la mémoire des pères et de leurs postérités lointaines, mais vient
de « l'autre », du porteur d'une autre conception éthique, celle de la négation
de soi et de son anéantissement moral.
Au plan des conclusions la fin des idéologies et l'usure des mythes, n'ont
fait que confirmer la pérennité des croyances. Ainsi, la double liaison
entretenue par le pouvoir avec la force et avec la foi, fait apparaître une faille
et une dichotomie profonde entre pays chrétiens et pays islamiques.
311
SécularisaÜon dépolitisaÜon du pouvoir en Occident, coupé de Dieu, sans
aucune racine dans la transcendance et totalement « nu » devant la force.
Reviviscence de l'appel au Djihad en terre d'Islam, ce qui renforce le lien
circulaire entre la violence et la foi, le pouvoir et la force. Cette liaison
subÜle entretient la peur, au regard de laquelle la violence est un mal
primordial. L'usage de la force sur le terrain de la foi représente rexécution
morale et légale de la parole Dieu, l'expression fatale d'une loi de
Nature. Peur exorcisée et surmontée en Occident, et peur subie et acceptée
en Islam, le pouvoir ne serait à l'origine qu'une défense contre l'anarchie et
la guerre. La restriction du pouvoir face à des situations virtuelles de
tyrannie et d'abus ne peut être déterminée que par l'incarnaÜon d'une autre
légitimité en Occident et par le rappel du devoir d'obéissance politique et
religieuse inconditionnelle en Orient. Ici plus qu'ailleurs il n'existe aucune
discontinuité entre Dieu et Natuœ, morale naturelle et loi révélée.
312
confrontées avec lucidité les deux logiques de la restauration et de la
révolution. C'est dans cette période, qu'un artisan de génie, le prince
Klemens Wenzel Nepomuk Lothar von Metternich, prince de Metternich-
Winneburg-Beilstein, adulé et détesté, fit ses preuves à l'école de la
«Grande Politique ». Il le fit, en étant pris intellectuellement et
passionnellement par un choix sans concessions entre conservatisme et
réaction, libéralisme et nationalisme, sociétés d'ordres et sociétés
démocratiques, empires et nations, hommes et principes.
Né à Coblence, dans la partie occidentale du Saint-Empire romain
germanique, cet héritier de la haute noblesse rhénane méprisa de tout son
cœur les doctrines émergentes de la modernité, le libéralisme, le
nationalisme et la révolution. En conservateur d'esprit et de convictions,
Metternich s'appliqua, avec des remarquables intuitions géopolitiques à
maintenir la paix, à modérer l'utilisation de la force et à craindre les
idéologies dont il pressentait les excès et les ruines futures. Manœuvrant
entre la prudence et la méfiance anglaises, les ardeurs et les ambitions
françaises, le fanatisme religieux et la brutalité russes, l'agonie de l'Europe
ottomane, auxquels s'ajoutaient dangereusement l'anarchie séculaire des
Balkans et les mouvements idéaux et insurrectionnels de Hongrie, d'Italie et
d'Espagne, ce grand acteur de la vie européenne rechercha obstinément
l'élément de cohésion de l'Europe du XIXe siècle. Il le repéra dans la
légitimité dynastique des Empires multinationaux chancelants, Chancelier et
représentant de l'Empire d'Autriche, il était presque impossible en 1815 de
maintenir le centre de gravité politique d'Europe à Vienne dans le bassin du
Danube et dans la région de la Basse-Autriche, sans savoir manœuvrer entre
pressions et tensions opposées, venant de l'Est et de l'Ouest, du Sud et du
Nord, des puissances européennes et de provinces ottomanes. En effet, dans
cet empire extraordinaire et hétérogène, sans véritable unité territoriale,
culturelle, linguistique, religieuse, la fragilité était consubstantielle à cet
organisme politique d'exception.
Cette fragilité trouvait ses expressions extrêmes dans une mosaïque
d'histoires continentales, où coexistaient une pluralité de nations (allemande,
italienne, hongroise, polonaise, tchèque), de religions et de croyances
diverses (catholiques d'Italie et d'Autriche, calvinistes de Hongrie,
protestants de Saxe, orthodoxes de Roumanie et de Serbie, musulmans de
Bosnie et juifs de Pologne), de langues continentales, allemandes, slaves et
latines (1'allemand, l'italien, le serbe, le croate, le macédonien, le slovène, le
tchèque, le polonais, l'ukrainien et le russe) d'institutions régionales et
locales, de groupes ethniques que la langue allemande n'avait pas assimilés
et d'organisations sociétales moyenâgeuses ou modernes (société d'ordres,
de castes, de privilèges et de devoirs). Cet empire était dominé par une
puissante aristocratie et par les Diètes provinciales. Un seul attachement
tenait ensemble ces éléments disparates, la dynastie des Habsbourg, un seul
esprit pouvait les faire cohabiter, la tolérance politique, une seule légitimité
313
en justifiait l'unité, l'empire. Un seul père de famille créait des liens de
solidarité, r Empereur, qui en était le pn::mier serviteur et le premier grand
fonctiOlmaire; un modèle d'efficacité et simplicité, une incamation des
devoirs civiques. De quoi émerveiller les plùlosophes postmodemes et les
fonctionnaires du dernier empire continental européen, sans couronne et sans
souverains, l'Union européenne, un empire décentralisé et démesurément
élargi. Le «système Mettemich» fut-il efficace, fut-il adapté il son temps,
fut-il prêt à résoudre les problèmes de l'Autriche-Hongrie et ceux qui
s'affichaient au monde et au concert européen, au tournant du XXe siècle, un
siècle de guerres totales, d'acier et de sang '?
314
En revenant sur les analogies du passé, si le Congrès de Vienne alliait la
légitimité et l'équilibre et donc une diplomatie de valeurs communes avec
une politique de la «balance des forces », les Traités de Rome et l'Europe
communautaire ne veulent pas se prévaloir, après cinquante ans de
rhétorique sur les valeurs communes, d'une définition quelconque qui fasse
référence à l'équilibre des forces.
La politique mondiale de l'âge planétaire a-t-elle encore besoin d'un
équilibre de freins et de contrepoids, semblable à l'équilibre conservateur du
Congrès de Vienne? Aucune république ou aucun empire n'a été institué
dans l'histoire en vue de réaliser le règne de l'harmonie universelle ou le
triomphe d'un système de valeurs communes. L'idée de nation comme
individualité historique de l'espèce humaine a encore son droit de cité dans
le monde. En Europe, elle réclame ses droits existentiels et ses exigences de
pérennisation au sein d'entités plus vastes et à caractère fédéral. L'Europe
d'aujourd'hui ne peut prétendre au partage illusoire de son vieux rêve
médiéval d'empire universel, même dans sa forme moderne, celle d'un
système de valeurs partagées. Comment obtenir dès lors la stabilité et la
modération des conduites, réalisées partiellement par le Congrès de Vienne?
L'Union européenne d'aujourd'hui est un empire pacifié et postmoderne, car
son principe directeur repose sur la légitimité d'une forme de liberté
instituée, fondée en raison, mais guère sur la force ou sur l'équilibre des
forces. Dans les conflits asymétriques et classiques qui s'annoncent,
l'Europe doit s'armer d'un arsenal complet de moyens, pour faire face aux
défis futurs, mais surtout d'une volonté d'exister politiquement, afin de
s'adapter à des situations culturelles et sociétales fort différenciées et
virtuellement turbulentes. Les parentés de civilisation et de culture joueront
un rôle grandissant dans un monde hétérogène, où beaucoup d'acteurs
revendiquent un rôle qui ne peut plus être local et demeurent cependant
imperméables aux préoccupations du système international, qui dépassent
leurs visions du monde et pour beaucoup, leur champ d'intérêt. Il s'agit
d'acteurs qui contestent la suprématie globale de l'Occident et cela non
seulement pour l'avenir, mais jusqu'aux aventures d'expansion coloniale du
passé. Les élites intellectuelles et politiques du monde n'ont pas assez de
cohésion intellectuelle ni des traditions communes pour aller plus loin d'une
régulation, très relative, de la mondialisation, ni pour définir des principes de
règlement des conflits, dans lesquels soient impliqués les intérêts des
grandes puissances. Le monde qui se dessine pour demain ne peut tenir en
une formule de régulation, ni en un dessein politique individuel, fut-il
hégémonique et encore moins en une visée d'universalité qui rappelle les
rêves des empires du passé. La seule méthode qui produit des changements
radicaux reste celle de la force, car celle-ci inclut une certaine idée de la
légitimité, si bien que le hard power montre visiblement ses limites en Irak
et au Moyen-Orient. Les limites ont une frontière invisible, celle de la
légitimité de l'intérêt national.
315
Le concert européen de l'Union européenne est entré dans une crise
durable et profonde, après le double constitutionnel français et
hollandais, car sa politique interne et surtout sa politique extérieure ne sont
pas fondées sur le sentiment d'appartenance politique, ni même sur la
légitimité de ses élites, mais sur une logique d'appareil qui ne reflète pas la
personnalité politique des traditions nature]]es y compris religieuses, mais
sur l'anonymat d'une administration qui n'a ni une vision planétaire, ni une
géopolitique globale. À mesure que le nombre d'acteurs et les niveaux
d'interdépendance sociétale augmentent les relations d'interaction, les
éléments d'ordre exclusivement juridique montreront leurs insuffisances, car
aucune puissance n'est en mesure d'éradiquer les vrais défis à l'ordre du
monde.
Le paradoxe européen d'aujourd'hui que le rapport des forces qui a
particulièrement présent dans l'histoire européenne devrait conduire
logiquement à une définition claire de l'intérêt commun l'Europe dans le
monde. Cette définition exige un dosage savant entre données géopolitiques
et de contTaintes morales. Or, la première diftÏculté est de faire reposer les
contraintes morales sur le consensus et sur les valeurs communes. TI s'agit
d'une difficulté de politique inteme et surtout de politique internationale
dans la mesure oÙ le fondement de la démocratie impose un frein à l'esprit
partisan. Ainsi, le thème de réJargissement de la démocratie ne peut être
crédible là où manque le consensus collectif des parties constituantes sur la
définition de l'intérêt national.
.
napoléoniennes s'éditïa autour de trois principes;
la restauration de l'ordre dynastique et la guerre aux idées révolutionnaires
de 1789. Cette restauration était assortie de la réintégration de la France qui
316
avait semé le trouble en Europe pendant deux siècles dans le concert
européen;
317
l'économie de l'Allemagne de l'Ouest, mais guère d'unifier l'Allemagne ou
le continent.
Quant au deuxième point de l'analogie, l'unité conservatrice des pays
fondateurs avait un ciment idéologique dans le maintien de la liberté
récemment reconquise, par des constitutions nouvelles, par l'alternance du
jeu politique et par le ciment d'un fondement spirituel, les racines
chrétiennes de l'Europe, dont la traduction politique était celle des partis
démocrates-chrétiens dans la plupart des grands pays fondateurs. Cependant,
assurant la défense commune dans le cadre de l'OTAN et sous le
commandement intégré américain, l'organisation de l'Atlantique Nord
réalisait le double exploit, d'assurer un système de défense collective
efficace vis-à-vis de l'Est et de tenir sous contrôle le réarmement allemand,
décourageant toute entreprise d'unification de la RFA fondée sur une assise
nationale forte et sur une neutralisation négociée de l'Allemagne. Cette
finlandisation du cœur du continent aurait créé un vide de pouvoir propice
aux tentations et aux aventures de Moscou. L'Europe et la France comprirent
comme l'avait compris le concert des princes à l'époque du Congrès de
Vienne que l'Europe serait plus en sécurité avec une Allemagne solidement
intégrée à l'Ouest et donc bridée plutôt qu'exclue du Club des vainqueurs.
En effet, une exclusion de la République fédérale alimentant son
insatisfaction, aurait favorisé une entente à l'Est. La légitimité démocratique
fondée sur le passé chrétien, l'appui des églises et les valeurs conservatrices
de l'Europe anticommuniste constituèrent le fondement de l'ordre européen
des années cinquante/soixante. Les «hautes vérités» de la pensée chrétienne
soutinrent ce projet avec la résistance puis la mobilisation des institutions
religieuses à l'Est et à l'Ouest et constitueront un puissant rempart
idéologique contre la vocation de conquête et d'asservissement, de la raison
et des âmes, du « communisme athée ». La « maison commune» européenne
préserva le «statu quo» intérieur en Europe et s'appuya sur la
reconstruction du tissu économique du continent et sur les «miracles»
successifs des pays vaincus, l'Italie et l'Allemagne, et cette reprise
économique fut le terrain du développement qui caractérisa les «trente
glorieuses ». Sur le plan des idées politiques, les courants nationaux furent
dissociés des courants libéraux pour éviter des retours dangereux à
l'affirmation de puissance de l'Europe du passé et pour éviter les crises
majeures et en particulier la lutte de classe contre classe, chère aux mots
d'ordre marxistes, en bâtissant un consensus moral large, interclassiste ou de
coalition. Au niveau du système international, la division du monde en deux
blocs associait le but de maintenir la paix, aux quatre dimensions essentielles
de la diplomatie de la «guerre froide », la dissuasion nucléaire (ou
l'équilibre de la terreur), la stratégie indirecte par la dérivation de la violence
à la périphérie, en définissant une catégorie particulière de crise, le conflit
limité, piloté et dirigé par les grandes puissances, la légitimité démocratique
comme expression politique et la lutte internationale contre le communisme
318
dans la formulation géopolitique et géostratégique du containment. La
légitimité démocratique sera assurée d'une base sociale large, grâce à des
politiques de redistribution welfaristes et keynésiennes qui deviment le
ciment des pays libres, et l'attrait désagrégeant de l'Est du continent qui
devait se libérer du joug du soviétisme.
Quant au troisième point, la construction européenne mit en sourdine,
mais exclusivement à l'échelle européenne la realpolitik classique et la
légitimité de la défense de l'intérêt national. Celle-ci restait cependant le
corpus de référence des principales diplomaties du monde. Le mot même
d'intérêt national fut banni et honni pendant longtemps et ne figurait jamais
dans le jargon communautaire. Cependant, cette éradication apparente ne
pouvait cacher son existence inavouée dans toute posture de négociation
entre pays membres. Les convictions personnelles des fédéralistes et des
hommes d'État les plus généraux ou les plus calculateurs, ne pouvaient
opérer la distinction entre les buts politiques profonds et la «rhétorique
communautaire ». L'ordre communautaire, symbolisant l'idée de l'Europe
qui s'était constituée dans la résistance aux aventures fascistes et nazies et
qui s'était figée en une diplomatie obsédée par l'immobilisme institutionnel,
était incapable de séparer les articles de foi et les convictions personnelles,
de l'évolution de la conjoncture mondiale, occupée comme elle le fut par les
affaires intérieures et la défense des acquis. Venait ainsi à prendre corps une
pratique diplomatique rejetant comme obsolète la théorie darwinienne de
l'évolution de l'espèce, dont Karl Marx fut admirateur et interprète. Théorie
qui accorde le prix de la survie aux individus mieux armés dans un théâtre de
la nature, par essence violent et où, dans le struggle for life, il ne peut y avoir
de pitié pour les faibles. Cette faiblesse apparut au conformisme ambiant et à
deux générations d'Européens, hommes politiques, sociologues et
philosophes, comme une vertu individuelle et collective. L'exaltation de la
force et celle de la gloire découlant de son emploi s'étaient métamorphosées
en son mépris. La faiblesse des institutions gouvernementales et le sentiment
d'une profonde vulnérabilité intérieure et extérieure, avaient fait oublier
l'essentiel, qu'une politique étrangère ne peut se fonder uniquement sur les
sentiments, les opinions, la légitimité et le système de valeurs, le patriotisme
constitutionnel ou l'anomie des abstractions, mais sur les rapports de force,
leur évaluation et leur calcul rigoureux. Le conservatisme légitimiste des
«pères fondateurs» et le vide cognitif d'une technocratie dépolitisée,
interdirent de considérer les rapports internes aux États membres et les
relations extérieures comme les deux faces d'une même realpolitik cachée et
aujourd'hui de retour. Ils accordèrent leurs options profondes aux illusions,
comme on peut l'accorder à l'amour et l'harmonie universelle ou à l'art.
Ainsi, si le Congrès de Vienne avait représenté une révolution diplomatique
pour avoir introduit dans l'ordre des considérations de politique générale le
principe de légitimité et le statu quo, obtenus par la guerre aux idées
révolutionnaires, les Traités de Rome bouleversèrent la règle impitoyable de
319
la diplomatie classique et de la realpolitik, par l'affirmation du principe de
conciliation et par la méthode qui devait le traduire en accords politique, la
négociation et le compromis. Le concept d'hégémonie renforçant l'interdit
du kratos, le rejet de la violence fut reporté, comme expression exécrable,
sur l'image et la politique de l'Amérique. Ainsi, jusqu'à l'implosion du bloc
de l'Est (1989) puis de l'URSS (1991), la perception de la sécurité, celle de
menace et l'élaboration générale d'une stratégie de défense, furent garanties
par l'organisation de l'Atlantique Nord (OTAN) et reposèrent sur
l'axiomatique américaine de planification politico-stratégique globale.
Jusqu'aux armées quatre-vingt-dix, les Européens mirent l'accent sur la
diplomatie et les jeux d'influence. La préférence accordée au droit sur
l'emploi de la force, à la politique de séduction sur la coercition violente,
conduisit deux générations de décideurs et d'intellectuels européens à la
réprobation de l'unilatéralisme et à la théorisation de l'Union européenne
comme instrument d'une gouvernance mondiale pacifiée. La logique
géopolitique et sécuritaire que les Européens avaient oubliée, avant et après
la chute du Mur de Berlin, reprit ses droits de primogéniture politique contre
les fictions de l'ordre juridique international vers lesquels convergeraient
naturellement les idéaux et les intérêts. Au sein d'un monde gouverné par les
principes du multilatéralisme qui assignent un même poids aux États
démocratiques et aux États despotiques et voyous, aux géants et
aux lilliputiens, l'enivrement pour le système des valeurs a fait oublier à la
postérité des pères fondateurs des « Traités de Rome» que l'hégémonie et la
puissance constituent les traits permanents de la poétique historique, de toute
politique étrangère et de tout système international; de telle sorte que le
recours unilatéral à la force fixe la profondeur de la fraternité entre les
peuples et le degré d'égalité entre les nations. Ainsi, la realpolitik, sortie de
la scène politique européenne en 1945, puis sujette à oubli et à mépris
dédaigneux, pendant la longue période de stabilité qui va de la signature des
Traités de Rome à la deuxième guerre d'Irak (2003), fit son irruption dans
les relations internes de l'Union européenne et se retourna contre l'Union, en
vengeresse de ses droits originels, en particulier dans les relations
extérieures. Ce fut par le choc du conflit irakien et par le traumatisme des
divisions induites au sein de l'Union que la construction européenne montra
sa fragilité profonde et le principe même de sa réversibilité historique. Ainsi,
l'Europe découvrit en 2003 que si le multilatéralisme du «Congrès de
Vienne» était consensuel et d'unité d'action, le multilatéralisme européen
d'aujourd'hui est idéologique et structurel et désigne une hétérogénéité de
cultures, de valeurs et d'intérêts, qui, dans les relations internes de la Sainte-
Alliance, étaient de nature presque exclusivement géopolitique.
320
XVII.ll L'UNION EUROPÉENNE ET LA RÉFLEXION SUR
L'AVENIR. DE L'UNITÉ CONSERVATRICE DU CONGRÈS DE
VIENNE À L'UNION INTÉGRATRICE DU XXI" SIÈCLE
323
XVII.13 L'EUROPE ET LE DÉCLIN FRANÇAIS
324
une idée partagée de l'Europe. Ainsi, l'histoire cachée de la realpolitik n'a
pas encore tourné sa page et continue de produire des soubresauts
sous les apparences idéalistes de son antihistoire, celle d'une Union
institutionnellement inachevée et politiquement inclassable.
325
révolution, les privilèges de sa caste qui favorisèrent son introduction dans
les sphères de la grande politique et enfin son mariage avec la jeune et belle
Eleonor von Kaunitz, petite fille du célèbre Chancelier de l'empire, Comte
von Kaunitz, puis encore les amours avec Laure Junot et Caroline Bonaparte
l'initièrent aux saveurs de la passion et aux ambitions les plus élevées de
l'ordre hiérarchique de la double monarchie.
Son intelligence et son style, portés au mépris des débordements et à la
politique extérieure, lui firent avouer avec humour: «Je gouverne parfois
l'Europe, mais jamais l'Autriche ». C'est en jugeant avec désenchantement
les événements qui allaient se produire qu'il saisit avec la précision d'un
observateur implacable la trajectoire existentielle et politique de Napoléon, à
qui il s'opposa à Dresde, dans un entretien agité, en 1813, après le désastre
de la campagne de la Russie et à la veille de la campagne de l'Allemagne, lui
lançant l'expression prémonitoire: «Vous êtes perdu Sir! Je m'en doutais
en venant ici, maintenant je le sais! »
En fidèle serviteur de François I et d'une conception de la politique à
l'empreinte traditionnelle, il perçut lucidement que la stabilité de l'Empire
d'Autriche ne pouvait être assurée que par la stabilité de l'Europe, d'où sa
lutte obstinée aux agitations révolutionnaires et à l' «hydre de la
révolution », le nationalisme et l'idéologie nationale. Dans son action
inflexible et tenace, il ne s'attarda guère à attaquer toute forme de remise de
cause du principe de légitimité dynastique par une lutte sans relâche contre
les tentations libérales. Or, pour triompher dans ce combat, mené contre l'air
du temps et contre le vent de l'histoire, il lui apparut indispensable de
s'appuyer sur les forces conservatrices et traditionnelles de la société, si
enracinée en Europe centrale, l'aristocratie terrienne, le corporatisme urbain
et la force de l'Église. Dans la même lignée, il lui fallait limiter les pouvoirs
des assemblées constitutionnelles et celui des diètes régionales susceptibles
de s'émanciper de la double monarchie, ce qu'il fit avec fermeté et souplesse
tactique. Répression et censure des idées furent les deux points saillants de
son programme de gouvernement. Mais le mouvement des nationalités dans
l'Europe de l'époque devenait progressivement plus fort de toute adaptation
ou réforme institutionnelle. Le sentiment national, en effet, tirait ses origines
de la force des traditions et des croyances ancestrales des hommes. On ne
faisait pas résulter ce sentiment d'une volonté fictive, celle de la volonté
populaire, qui apparaissait comme le produit de l'universalisme et la fille
obsessionnelle de la raison pure. Le romantisme, exaltant les origines
millénaires des nations, s'opposait aux tables rases radicales des
« Lumières ». En cette période de mise en place de la modernité, les idées et
les principes de la Révolution de 1789 étaient mis à l'écart de toute
contagion morbide à l'adresse des minorités et des nationalités turbulentes.
Ainsi fallait-il limiter le pouvoir des assemblées et des autorités élues et leur
opposer la logique des contrepoids, par la pérennisation du «concert
européen» et par la concertation politique entre souverains.
326
Dans cette œuvre de tous les instants, sa tâche n'était pas des plus aisées,
mais elle avait quelque chose de provocant, qui l'incitait à préserver et à
réussir. C'est la raison pour laquelle son effort pour maintenir la paix et les
acquis des traités de 1815, son désintérêt pour la poudrière des Balkans,
n'avait d'égal que dans son souci de préserver l'équilibre de prépondérance
en Allemagne. Au-delà de la Slovénie se consumerait lentement l'agonie de
l'Empire ottoman et se faisait sentir à la fois l'appétit dévorant du tsar de
toutes les Russies et les craintes autrichiennes d'avoir le chaos nationaliste
aux portes de l'empire. En Allemagne, par contre, la monarchie disposait
encore d'une influence plus importante que celle de la Prusse, montante et
menaçante. La mise en place par l'Autriche de la Confédération germanique
Guin 1815), regroupant trente-neuf États sous la présidence de l'Empire,
ressembla à l'érection d'un barrage destiné à assurer une garantie collective
contre la montée des universalismes des idées de 1789 et contre les
revendications et la révolte de certaines nationalités de l'Empire. Révoltes
vite écrasées par l'ordre conservateur, porté par les baïonnettes dégainées et
sanglantes des armées russes et autrichiennes. Cependant, les chances de
l'Empire pour l'avenir furent hypothéquées par le refus de consolider les
armées de la Confédération germanique, en isolant Vienne des lieux
d'intervention et de crises en Europe, et par l'exclusion de l'Autriche de
l'union douanière, le Zollverein (1834), qui allait se tisser autour de la Prusse
en ceinture de développement et d'échange.
Ainsi, lorsque les demandes de réformes des institutions politiques et de
satisfaction des revendications nationales allèrent se présenter, avec le
« printemps des peuples» en 1848, en Hongrie, en Italie et en Allemagne, il
n'y avait plus de politique de rechange possible, mais uniquement un
durcissement conservateur, et, après Sadowa (1866), jusqu'en 1914, une
subordination diplomatique de l'Autriche à l'Allemagne. L'Empire se fissura
sans mourir, mais sa destinée était désormais scellée et elle était frappée du
souvenir et de la nostalgie exprimés par la formule latine des temps
meilleurs de jadis Austria Felix.
327
XVII.IS DE L'EuROPE À L'EURASIE. UN CHANGEMENT DANS
LES PARADIGMES GÉOPOLITIQUES
328
Dans le cadre plus général des relations mondiales, l'hostilité historique des
idées wilsoniennes pour la logique des alliances et pour l'équilibre des forces
était fondée sur l'idée que celles-ci mènent insensiblement à des
affrontements futurs, tandis que l'adhésion européenne à la sécurité
collective et au multilatéralisme onusien est présentée comme la recherche
ou le maintien d'une paix ayant pour but de décourager les agressions
potentielles.
Compte tenu de ces considérations sur les équilibres internes de l'Union
européenne, assurés jusqu'ici par la légitimité d'un système de valeurs
communes, mais dépolitisées et sur les équilibres extérieurs, garantis par le
poids des institutions de sécurité collective, l'Europe ne peut établir une
logique maîtrisable de freins et de contrepoids semblable à celle du Congrès
de Vienne, dans le cadre des relations euro-atlantiques remodelées, puisque
la stabilité est le produit d'équilibres multiples. La logique de ces équilibres
change de nature en Europe et en Asie au sein de l'Union élargie, au Moyen
et en Extrême Orient, où prévalent des équilibres de sécurité fondés sur la
politique traditionnelle des alliances, semblables aux équilibres des forces du
XIXe siècle européen. Si l'Europe se considère une communauté de
traditions et de principes communs, rien de semblable n'existe en Asie où le
jeu de la realpolitik est une réalité d'évidence et où des cadres de paix,
stables et durables, ne sont possibles que sur la base de la balance of power.
Dans cette vision eurasienne de la paix et de la sécurité, toute coopération
de l'Europe avec l'Amérique ne pourra se faire que sur la base d'un
rééquilibrage des poids et des responsabilités, portant sur les mêmes
principes de légitimité et sur les mêmes valeurs morales et historiques. Un
système planétaire proche du système du Congrès de Vienne sera un système
politique viable à deux conditions; que l'unité morale s'inspire d'un
consensus retrouvé entre l'Europe et l'Amérique et que, à défaut de
l'existence de formes de démocratie solidement ancrées dans des valeurs
universelles, la paix et la sécurité soient assurées par des structures mixtes,
économiques, politiques et stratégiques, et cela dans le cadre d'un système
planétaire de sécurité où se reconnaissent et se retrouvent les pôles de
puissances de demain.
Si aucun principe organisateur ne semble structurer le système
international actuel, ce dernier peut faire penser à l'ordre européen du XVIIe
siècle, antérieur à la paix de Westphalie (1648). Un ordre ravagé par les
guerres de religion et les conflits entre les princes des principales puissances.
Les valeurs universelles semblaient l'emporter à l'époque sur la logique de
l'intérêt national, sur lequel s'appuiera le cardinal Richelieu pour redéfinir le
paradigme essentiel de toute politique étrangère et, en particulier, celle de la
France. Ce paradigme s'imposa au cours du XVIIe siècle, jusqu'aux
bouleversements des principes et des équilibres de la Révolution française et
des guerres napoléoniennes. Le concert des nations, issu du Congrès de
329
Vienne, s'opposait par règle de prudence il ce qu'une puissance puisse
devenir assez forte pour menacer l'équilibre de l'.::nsemble et se dressa
contre la prétention qu'aucune d'entre eUes n'incarne il elle seule
l'affirmation de valeurs universelles.
À la différence de l'époque de la bipolarité, la ditlïculté majeure du
système international d'aujourd'hui repose sur l'impossibilité de négocier les
issues de crises internationales sérieuses il cause de la double dispersion, de
la puissance et des acteurs engagés. Il est ainsi impossible d'inscrire
les formes de compromis acceptables dans une négociation avec les
puissances globales intéressées il la stabilité. Si tel est le cas de l'Europe
dans son environnement de proximité, les Balkans, la Méditerranée, le
Moyen-Orient ou le Golfe, qu'en est-il des États-Unis qui restent l'acteur
global le plus engagé et le plus int1uent dans la dialectique éternelle de la
paix et <.kla guerre? L'analogie historique est-elle éclairante pour décrire le
monde du xxr siècle et pour en dégager le sens? Quelle valeur accorder
aux propos de Kissinger, suggérés au forum intemational Bertelsmann à
Berlin, selon lequel le (. monde ressemble à l'Europe du XVII", il faudra
qu'elle devienne l'Europe du XIX" », ce]]e du Congrès de Vienne, de
J'équilibre des pouvoirs et d'un principe de légitimité partagée. QueIJe valeur
accorder aux propos qui renvoient, d'une part, à la théorie des relations
internationales et, de r autre, à la praxéologie et aux décisions de la high
politics?
330
insérant les aspects particuliers de celle-ci dans le cadre d'une constellation
globale?
Quel rapport établir, à l'échelle planétaire, entre relations de puissance,
système de valeurs et schémas d'équilibre?
Et quelle est la marge de liberté d'action à l'intérieur d'un État ou d'une
forme de régime politique, des décideurs et des institutions, dans
l'élaboration et la conduite de la diplomatie, vis-à-vis de l'idéologie
ambiante, des groupes de pression, des passions populaires et des intérêts
géopolitiques durables d'une nation ou d'un groupe de nations?
Autrement dit, quel lien s'établit-il entre politique intérieure et politique
extérieure à un moment où le primat philosophique et sociologique de la
politique étrangère est devenu la réalité évidente du monde global?
Quel est in fine le sens qu'il convient de donner à la rivalité violente, dans
l'action extérieure d'un État ou d'un groupe d'États, face à l'élargissement
planétaire du champ diplomatique, fixant l'interdépendance étroite des
objectifs ultimes de la géopolitique et des capacités illimitées de violence ?
L'unité planétaire du champ diplomatique, devenu intercontinental,
marque l'émergence politique, économique et militaire de grandes
puissances mondiales et souligne l'importance du processus d'intégration de
l'Union européenne. Cet élargissement a été la résultante des deux guerres
totales du XXe siècle et du déplacement de l'axe de gravité de la politique
mondiale du vieux continent aux États-Unis, puis à l'Asie. Ce déplacement a
débuté avec la guerre de 1914-1918 et le passage du concert européen au
concert euro-atlantique, puis eurasien.
Cet élargissement a rendu caducs les calculs des équilibres des forces
traditionnels et l'expression des universalités qui en constituaient les
contrepoids. Les catégories traditionnelles de la science politique s'en
trouvèrent impliquées et bouleversées, celles, en particulier, de la
souveraineté, de la légitimité et de l'unité de défense des appareils militaires
nationaux. Une rupture radicale allait apparaître, après 1945, avec la
révolution de l'atome et la césure balistico-militaire, plaçant au cœur de la
notion de responsabilité l'homme, mis désormais en possession de sa mort
(Sartre). Depuis 1945, la capacité de gouverner le monde s'est
définitivement dissociée de la capacité de frapper l'adversaire, d'intimider
l'ennemi virtuel et d'instaurer un équilibre sans précédent dans l'histoire,
l'équilibre de la terreur. Ainsi, l'État hégémonique peut dominer
militairement le monde, mais ne peut régner sur lui. Face à ces
bouleversements stratégiques, géopolitiques et historiques, l'Europe, après
l'effondrement de 1945, abandonna les critères de lecture de la réalité
mondiale en termes de calculs réalistes, qui étaient conformes à sa tradition
et à son histoire ainsi qu'à la vieille philosophie de l'intérêt national.
331
Depuis, l'Europe ne parviendra pas à redéfinir l'intérêt vital commun à
l'échelle continentale et adoptera une politique étrangère idéalisante et
policée. En ce début du XXI" siècle, la constellation diplomatique du concert
européen et celle du Congrès de Vienne de 1815 se sont emichies de critères
de lectures qui reflètent le passage d'une conjoncture continentale à une
conjoncture mondiale.
Ses traits caractéristiques de la conjoncture planétaire actuelle méritent un
.
rappel simplifié:
établissement
unifiés;
d'un réseau diplomatique défini par un champ d'intérêts
. non-reconnaissance, négation
prémodernes et modernes;
et suppression de l'ennemi dans les conflits
. développement
technologiques
des connaissances
et militaires,
scientifiques
creusant un
et leurs applications
écart entre niveaux
d'accumulation des savoirs et de leurs doctrines d'emplois;
. implosion des fédérations et des empires idéologiques, faisant apparaître de
nouvelles lignes de fractures, à caractère ethnique et religieux, et donc des
systèmes de pouvoir, remettant en cause les relations multiples qui les lient
aux puissances régionales ou mondiales;
. le globalisme asymétrique faisant valoir les solutions qui sont données par
certains grands pays aux problèmes internes et qui retentissent au-delà de
leurs frontières. L'accumulation des menaces et des inquiétudes entraîne
l'isolement et l'accroissement de la vulnérabilité aux agressions;
332
. l'influence
grandissante
de l'émotionnel et de l'imprévisible
de l'opinion dans la politique étrangère,
due à l'influence
entraînant un écart
entre messianisme et réalisme, générosité et égoïsme;
. les coûts environnementaux du développement de certaines régions;
. l'irréalisme
conceptions
des formes de multilatéralismes
de l'égalité entre les nations.
abstraits fondées sur de fausses
333
XVIII. RÉALISTES ET IDÉALISTES.
À LA RECHERCHE D'UNE MORALE D' ACTION
EN POLITIQUE ÉTRANGÈRE
XVIII,l LE DROIT ET LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
Hug" Omriu,,"
337
XVIII.2 LE DISCOURS JURIDIQUE ET SES FONCTIONS:
NORMALISATION, CRÉATION ET COMMUNICATION
338
positivité et rigorisme moral, éthique de la responsabilité et éthique de la
conviction.
339
philosophique, qu'inspirent respectivement une multitude de solidarismes et
de volontarismes, de projets et d'actions.
Les termes de ce débat nous incitent à privilégier une perspective
épistémologique, axée sur la recherche des motivations, avouées ou
implicites des et sur les exigences d'une explication
conditionnelle du monde, fondée sur une vision, pluraliste et antidéterministe
de l'histoire.
Ces motivations seront mieux perçues. si elles sont filtrées par le recours
à des approches historiques et théoriques.
Au regard d'une finalité intelligible. la fonction de la théOl;e est-elle la
même. ou du moins semblable. dans les deux domaines, de l'action et de la
connaissance ?
La théorie des relations internationales traduit simultanément, pour les
analystes et les policy une certaine représentation de la scène
internationale et lIDe explication, plus ou moins formalisée, de celle-ci.
Elle esquisse, à grands traits, une mappe de J'horizon diplomatique.
Le champ même de la théorie n'apparaît alors qu'une simplification de la
réalité, en mesure de dégager la stl1lcture des forces et la logique des acteurs.
La pluralité des lmités politiques et la multiplicité des buts et des sens de
la politique internationale infirment toute possibilité d'établir une rationalité
univoque ou de saisir des dynamiques normatives, dans les interactions
politiques entre joueurs en compétition.
Quels sont, dès lors, les intérêts et les cadres conceptuels, susceptibles de
cerner les perspectives que délimitent les relations internationales?
340
Les théories n'ont pas pour seul but de décrire de comprendre. mais
aussi de définir les frontières extrêmes des choix historiques.
Elles doiwnt disposer d'une vue de l'ensemble. pour insérer \es leçons du
passé dans des schèmes formels et dégager la part d'inédit, émergeant des
événements, afin de les fondre en un corps cohérent de doctrines.
L'utilisation d'une théorie comporte l'inscription de la délibération d'un
acteur dans une conjoncture particulière et la mise en accord de celle-ci avec
l'évolution du cadre général de la conjoncture globale.
Régularités et accidents se combinent et s'influencent ainsi
réciproquement, et cela demande de rendre homogènes les interprétations,
théoriques et empiIiques, afin que soit mieux desservie la définition de la
conduite diplomatico-stratégique. dont l'orientation et la méthode mènent le
commerce entre les États.
L'objet d'une «grande théorie» des relations internationales demeure la
saisie de ce jeu et de ce nœud de la politique mondiale, de cette interférence
multidimensionnelle entre système global et sous-systèmes régionaux.
C'est ainsi qu'elle est en mesure d'alimenter le dialogue des schématismes
rationnels, centrés sur le cadre général, et l'analyse sociologique orientée
vers les contextes locaux.
Une collaboration étroite est donc indispensable entre anthropologie.
sociologie, histoire et théorie pour nourrir l'exigence d'intelligibilité générale
d'une période ou d'une situation.
341
Elle tend ainsi à privilégier l'analyse systémique, seule approche en
mesure de prendre en considération les caractéristiques structurelles des
systèmes internationaux (morphologie, hiérarchie, balance, polarisation,
intégration, homogénéité).
L'adoption de cette perspective, projetée vers l'élaboration de modèles
explicatifs de portée générale, tâche de mettre en évidence les régularités et
les variables de comportement des acteurs internationaux et revendique ainsi
l'universalité des cadres formels retenus (schèmes théoriques).
Cherchant à éclairer l'ensemble des relations internationales, elle ne peut
se satisfaire de théories partielles (Middle Range Théories) focalisées autour
de certaines catégories de phénomènes, mais prétend s'étendre à plusieurs
champs d'investigation, qui se sont constitués autour de domaines jadis
négligés, que les politiques appellent «régimes », espaces denses en
relations institutionnelles, se situant entre les États et les sociétés.
L'hégémonie du réalisme et de la tradition réaliste, ne s'est guère
estompée par la floraison de ces nombreuses approches aux relations
internationales émiettées en autant de champs qui avaient été sous-estimés
par le réalisme classique, qu'il s'agisse du système des interdépendances ou
des relations transnationales, économiques, culturelles ou
communicationnelles, jusqu'aux issues areas qui remplacent la conception
d'un espace « stato-centrique » par celui d'un univers décentré.
Mettant en valeur le rôle que peuvent exercer, sur la scène internationale,
certains facteurs, dont on évite de préciser la place et l'importance
explicatives, la plupart des paradigmes évoqués affaiblissent plutôt qu'ils
renforcent la compréhension historique, sociologique et psychopolitique de
l'univers interétatique.
À titre d'exemple, la restriction du jeu des puissances à la toute-puissance
de l'économie ou l'identification des notions d' « intérêt national» au postulat
utilitariste des modèles économétriques (modèles de l'équilibre ou du marché
optimisant la répartition de la puissance entre unités politiques afin
d'éliminer les enjeux des conflits) conduisent à l'effacement du rôle du
politique et de celui des États sur la scène internationale.
Plus grave, elles ignorent l'essence des relations internationales, la nature
de ses enjeux ou celle de ses acteurs, de leurs cultures, de leurs visions et de
leurs histoires.
342
XVIII.6 EN QUÊTE DE lA PAIX. ÉTHIQUE ET POLITIQUE
344
Ces dilemmes suscitent des débats graphologiques
sur l'idéalisme ou k réalisme des doctrines d'action,
prudence, l'imprudence ou les paris des stratèges et
L'idéalisation de la puissance et de l'intérêt de l'État s'est toujours
opposée à l'utopisme du droit, ou à l'idéalisation de l'idée historique.
Les États, personnes et nations, agissent dans le contexte d'un système
planétaire, où l'élargissement des aires de souveraineté, à l'intérieur d'une
histoire unique, n'a rien changé à la nature de cette société, qui demeure
toujours semblable à elle-même, société hobbesienne et sui generis
partiellement organisée et façonnée par la jealous emulation.
Opposées à J'approche réaJjste et à J'égoïsme des nations, les théories
idéalistes prétendent accréditer l'idée de la soumission des conduites
interétatiques à des valeurs communes et à des règles, permanentes et
transcendantes, supérieures aux intérêts nationaux.
Cette métaphysique prend appui sur une approche volontariste: substituer
le règne de la violence par le règne de la justice et de la loi.
politique étrangère, cette approche se caractérise par le refus
d'accepter J'idée que tout ordre international ne peut être réduit à une
perspective normative, soit fondée sur l'autolimitation de la souveraineté
(Jellinek), sur le principe de l'tmilatéralisme jmidique (pacte sunt servanda)
ou sur le nOrInativisme d'une Grundnorm (Kelsen).
345
L'idéalisme juridique rejette le postulat d'une différence essentielle entre
politique nationale et politique internationale, bref, entre pacification
infraétatique et rivalité interétatique. Il place les États au service des
individus et ceux-là au service de la loi internationale (Droits de l'homme,
ingérence ou intrusion).
Cette perspective comporte une dévalorisation de la politique étrangère et
du primat de l'intérêt d'État, si chers aux réalistes westphaliens.
La diplomatie idéaliste-légaliste, prête aux risques et aux sacrifices les
plus extrêmes, souvent vouée aux objectifs illimités, suggère des options et
définit des stratégies en fonction de règles abstraites (l'équité ou la justice
principielles).
Elle glisse ainsi, insensiblement, vers les utopies d'une paix perpétuelle,
du triomphe de la démocratie dans le monde et du châtiment des coupables
qui enfreignent un principe ou transgressent un certain statu quo.
L'accent posé sur les traités et les droits, ou sur la sauvegarde de l'ordre
juridique, visant à mettre en place un système de sécurité collective, a
comme objectif d'éliminer les guerres d'agression.
Cette diplomatie prétend enlever aux unités politiques, par définition
souveraines, l'essentiel de leurs prérogatives, l'usage légal de la force et la
possibilité d'être à la fois juges et parties en situation de litige ou de conflit.
C'est bien dans le pouvoir de sanction que réside l'antinomie capitale
entre la légitimité classique des États, érigée sur le principe de l'égalité des
droits entre les unités politiques, et la légitimité d'un forum international,
visant à sanctionner par les armes, d'un acteur principal ou d'une coalition
d'acteurs, les violations d'une norme, édictée par la communauté
internationale.
La critique de l'idéalisme juridique est que tout combat est douteux et le
partage du tort et de la raison, ambiguë et difficile, car il n'est guère d'État
pur dans l'histoire.
Les États ont tous une moralité relative et ils obéissent souvent à
l'opportunité.
Les jugements historiques reflètent en partie les émotions populaires et se
mêlent parfois des espoirs collectifs.
Peu de gens s'accommodent d'explications rationnelles ou de dévotions
abstraites envers les idées ou les théories.
À l'examen même approximatif de l'idéalisme légaliste, il saute
immédiatement aux yeux que celui-ci revêt deux aspects principaux: la non-
reconnaissance des mutations produites par la force et le refus d'accepter la
logique du fait accompli.
Il s'agit, dans les deux cas, de corollaires importants des principes de la
paix par le droit et de la mise hors la loi des guerres d'agression.
346
La paix par le droit est-elle une idée la raison, au sens kantien du
terme, indiquant une direction il l'action qui ne saurait jamais être réalisée
dans l'histoire, ou bien condition de fonctionnement d'un système
international?
L'idéalisme idéologique considère l'idée historique comme le critère
exclusif de son jugement sur le juste et l'injuste, la vérité ou l'elTeur.
Lorsque la victoire de cette idée est posée au-dessus de tout, l'idéalisme
se commue en fanatisme ou en messianisme.
Qu'il s'agisse de J'idée de nationalité ou du principe des peuples à
disposer d'eux-mêmes, cette forme d'idéalisme assoit sa raison d'être sur la
capacité de mobHisation des convictions, considérées comme les véritables
moteurs de l'histoire.
348
XVIII.9 DEUX IDEAL-TYPEN : LE RÉALISTE ET L'IDÉALISTE
lJ
M. Weber. Zwischeu zwei Gesetzen. Mohr. TÜbillgen. 1971. p. 145,
349
Il sait pertinemment que la sphère de la politique est une sphère, dans
laquelle se nouent et se déploient des rapports de force (Macht) et des
rapports de domination (Herrschaft), rapports de compétition et de lutte
entre individus, groupes, classes, ethnies, peuples et nations, autour trois
grands enjeux: l'idée, l'ambition et la puissance.
Il sait que le pouvoir n'est qu'un moyen, pouvant servir les finalités les
plus diverses, et que son maintien et sa durée demeurent tributaires de la
ruse, de la légitimité et de la force, car chaque acteur garde la responsabilité
de son destin, de ses intérêts suprêmes et de sa survie.
Indifférent aux querelles sur la distinction entre les formes de pouvoir,
bonnes ou mauvaises, oligarchiques ou polyarchiques, ou au dilemme, si le
gouvernement par la loi est supérieur au gouvernement par les hommes,
l'essentiel ce n'est point de définir la meilleure forme de gouvernement, mais
la plus stable, celle sur laquelle on peut fonder un calcul, en vue de la
recherche d'équilibres plus favorables, moins désavantageux ou plus assurés.
Le réaliste s'assigne en conclusion un but rationnel: l'acceptation des
faits, indépendamment des préférences et des valeurs et, en corollaire, le
refus de toute ethicisation du politique.
L'éthique doit être comprise en son sens objectif, comme le résultat d'une
délibération et comme choix du politique.
Ce qui est capital, là même où il y a arbitraire dans l'exercice du
gouvernement, c'est qu'il y ait un pouvoir, un titulaire de la puissance
souveraine et que l'on puisse répondre aux questions récurrentes: Quelles
sont les alternatives disponibles? Quel type d'ordre est susceptible de mieux
garantir la paix civile à l'intérieur, la sécurité et l'indépendance à
l'extérieur? Quelles sont les bases d'un consensus, rendant possible la
coopération entre les nations?
Le corps doctrinal du réalisme est fondé sur une conception imparfaite du
monde, comme produit des forces qui se dégagent de la nature humaine.
Cette naturalisation des relations de puissances et des intérêts opposés
fixe l'idée, selon laquelle, dans un univers où les principes moraux ne
peuvent se réaliser que partiellement, ils peuvent toutefois trouver un champ
d'application dans l'équilibrage provisoire des intérêts et dans le règlement
précaire des conflits et des crises.
L'équilibre de puissance demeure le paradigme rationnel de la
« prudence », en matière de sécurité, et le principe de légitimité le mieux
assuré, pour affermir une conception de l'ordre stable.
Dans la dimension du droit et dans celle des rapports de commandement
et d'obéissance, le réaliste s'en tient à l'existence d'une hiérarchie, naturalisée
in illo tempore, selon laquelle la puissance est une domination de l'homme
sur l'homme, la capacité de restreindre la liberté d'un autre homme dans le
350
choix de sa conduite, et de l'exercer, conformément à une légalité, grâce à un
système d'ordre, imposé et institutionnalisé.
Ce réaliste voit dans l'illusion le principe même de la tromperie.
Quant à la nature humaine, il en aperçoit toute la grandeur et toutes les
limites, qui lui interdisent de croire aux radicalismes excessifs et aux espoirs
insensés.
En ce qui concerne les intérêts d'État, il fixe une frontière infranchissable
entre les appétits récurrents des régimes politiques et les intérêts essentiels
des nations.
Le statut de l'illusion, est, pour lui, celui de l'apparence erronée et du
mauvais calcul, qui ne cessent cependant d'opérer, contrairement à l'erreur,
même lorsque cette apparence est bien perçue et reconnue comme telle.
Son anthropologie philosophique est là, donatrice de son idée de l'histoire
et de sa vision de la politique.
Il en conclut pour une interprétation globale de toute la réalité, en toutes
ses équivoques et en toutes ses antinomies, conformément à ce qui est, et
donc au monde, hybride et impur, des idées et des passions, et guère à ce qui
devrait être, au cas où les hommes, épris par leurs seules convictions,
obéiraient à des impératifs moraux, séculaires ou transcendants.
À l'opposé de cet homme, l'idéaliste!
«Pour celui-ci, la réalité n'est que le dérivé d'un principe, origine
efficiente du monde, l'esprit absolu du tout, hors duquel rien n'existe»
(Spinoza).
Cette réduction de l'objet de connaissance à l'idée comporte le
remplacement de la «cause» par un «sens» de l'analyse, par une
« conviction », une « religion» ou une « doctrine ».
La structure de l'ordre et la nécessité du pouvoir ne sont perçues qu'en
fonction de leurs buts et jamais de leurs enjeux.
La paix à travers le droit! La mise hors la loi de la guerre! La
soumission des États à la morale et à la justice! Telles sont les devises du
moraliste-légaliste!
Le pacifiste est-il un idéaliste? Obéit-il à une idée historique, aux
impératifs d'une religion ou à la culture dominante d'une époque?
Le devoir de l'obéissance doit correspondre, pour l'idéaliste, à une
certaine idée de la légitimité, la paix ou la sécurité à l'extérieur, la protection
des individus désarmés et la catharsis définitives des conflits à l'intérieur de
la cité.
L'idéaliste est incapable d'accepter le divorce de l'âme et de la raison, de
la vérité et du monde et ne peut exalter que l'éthique de la conviction,
oscillant perpétuellement entre l'intégrisme négateur de la réalité, celui, bien
351
ancien, du fiat veritas, pereat mundu/4 et l'utopisme palingénésique, de
l'incipit vita nava15.
La subjectivité, constitutive de l'engagement idéaliste met en lumière,
comme sa propre loi, une fonction essentielle de la règle morale, l'action
selon une fin.
L'idéaliste fait de cette règle un impératif humanitaire: «Considère
l'humanité en toi-même et dans les autres, toujours comme une fin et jamais
exclusivement comme un moyen» (E. Kant).
La réforme de la volonté qui unit à la raison, remplace les idéaux, venus
de l'extérieur, par la soumission de l'homme, sujet moral, à un
commandement universel, conforme à une loi de nature.
Cette identification percutante et inextirpable de la liberté et de l'impératif
catégorique à l'ordre naturel du monde, est une des tentatives de l'Aufklarung
de retrouver l'union de l'homme et de l'univers.
Les dilemmes de la politique internationale tiennent en permanence à la
dialectique de ces oppositions et de ces déchirements internes.
Chez les réalistes, les modes d'action découleront des dictées de
l'expérience, chez les idéalistes d'une syntaxe à réécrire ab imis fundamentis,
selon les « voies très certaines de la science» (Descartes).
Mais les idéalistes, comme «les conquérants savent que l'action est en
elle-même inutile et qu'il n'yen aurait qu'une d'utile: celle qui refit l'homme
et la terre» 16.
14
Soit la vérité que périsse le monde.
15 « Commence une vie nouvelle »
16 A. Camus, Le mythe de Sisyphe.
352
XVIII.l0 STYLES ET DOCTRINES
353
Par quel autre wlemme serait pris l'homme d'État qlÜ veuille préserver ou
instaurer un ordre intemationaI stable, n'était en mesuœ comprendre et
de concilier la fureur, parfois sanglantes des grands perturbateurs, et la ruse,
souvent cynique, de la conservation ou de la simple prudence
.
les propos ci-dessus formulés17 :
la nature des régimes politiques. démocratiques ou autoritaires. dans
lesquels les personnalités agissent. La concentration ou la dispersion de la
puissance influencent ici les délibérations et adoptées
. le caractère. révolutionnaire ou conservateur, des élites, corœspondant
types décrits, Une approche à la théorie des élites, violentes ou non
aux
354
L'analyse du primat de la volonté de puissance sur toute autre
considération, de nature économique ou idéologique, est à cet égard
éclairante.
L'importance du phénomène idéologique, religieux ou doctrinaire peut
constituer un facteur d'illustration complémentaire entre les deux cas de
figure.
Il va de soi que l'ordre des contraintes, que ces protagonistes auront à
affronter ou qui se seront elles-mêmes créées dans l'action, nous ramène
encore une fois en amont, à leur philosophie, à la nature de leurs idéaux, aux
comportements qu'ils auront mis en œuvre, pour atteindre leurs buts,
rationnels ou fanatiques.
Les formes de la démagogie et de la propagande ne sont pas les mêmes
chez l'idéaliste et chez le réaliste, et changent, par conséquent, la nature et
l'amplification des messages et les techniques de communication adoptées.
C'est le rapport des élites aux masses, c'est la relation des élites au
pouvoir qui doivent alors être examinés.
Le rapport de mépris ou de respect envers les individus et envers les
formes politiques constituées joue comme un facteur différentiel d'efficacité.
Le rapport à la force et au droit détermine enfin les conditions
d'organisation et les modes d'obtention du consensus.
Les réalistes et les idéalistes ont des prédilections différentes, quant à la
manière de surmonter leurs contraintes, et ils ont une conception opposée de
la légitimité et de la grandeur extérieures.
Le sens de leur « mission» en découle.
L'importance dans laquelle ils tiendront les phénomènes de « lecture» de
la politique internationale influence la conjoncture historique et jette un
éclairage sur les conflits qui peuvent surgir sur leur parcours.
L'analyse du pourquoi, du moment et du comment, des élites, réalistes ou
idéalistes tendent à transférer la solution des problèmes internes vers
l'extérieur, devient ainsi un objet de réflexion capital.
La relation de l'un ou de l'autre, à la légitimité de l'État, reflète leur
conception de la politique, de la morale et du droit.
Dans l'ordre international, le réaliste perçoit très clairement l'autonomie
de la vie morale, vis-à-vis de la vie naturelle de l'État. Il ne peut que douter
de l'indépendance de la première, car il considère les contraintes de l'instinct,
des égoïstes et des intérêts beaucoup plus fortes que celles de l'esprit.
Cette reconnaissance ne comporte pour lui ni d'idéalisations excessives ni
d'adorations démoniaques. Il n'ignore point que les impératifs de l'action
peuvent être dictés par la loi morale, ou par la vie intérieure, en deçà et au-
delà de la logique d'État.
355
L'idée. selon laquelle l'individualité de la vie morale est sauvegardée par
le naturalisme de la vie étatique, l'oblige à reconnaitre que l'dficacité des
nonnes est toujours tributaire de l'efficacité de l'ordonnancement juridique,
et que les atteintes extérieures, portées à l'État, sont des atteintes portées
indirectemen t à l'indi vidu.
Cette zone crépusculaire, où s'entremêlent l'instinct et la raison,
sentiments éthiques et les passions naturelles, les dilemmes de la
raison d'État. Elle circonscrit également le périmètre de la liberté humaine.
Cet univers de contrastes n'est autre chose que l'univers de la politique et
de la morale, confrontées l'une à l'autre et souvent soumises aux démons de
la puissance.
Le réaliste ne se plie guère à ce constat désannant. Il constate l'existence
d'une sphère de rapports, celle des relations exJérieures, où l'instinct de
ptÜssance domine sur l'idéal de la justice.
Ce même homme. pour qui l'unité de la politique d'État est caractérisée
par la distinction entre la moralité de ]' individu et l'amoralité de l'État,
considère que l'impératif de ce dernier consiste à s'affinner comme pouvoir
face au citDyen et comme puissance au regard du monde.
357
XVIII.13 MORALE DU COMBAT OU MORALE DE LA LOI?
358
Vouloir préserver l'indépendance nationale peut vouloir dire sauvegarder,
au besoin, jalousement l'expression de la variété de la richesse humaine.
S'opposer à l'empire universel, c'est juger impossibles ou historiquement
inactuels l'illusion ou le rêve de l'humanité de se constituer en État unique
(Menschheitsstaat) et de concrétiser ainsi un idéal élevé de pacification et de
gouvernement.
C'est juger cet idéal comme «une conversion de l'histoire et non dans
l'histoire» (R. Aron).
Enfin, d'un point de vue culturel, les nations ne réalisent que
partiellement le contenu de la culture, car celle-ci demeure fortement
individualisée et porte l'empreinte originelle du génie de chaque peuple.
La vocation à l'universel contredit la loi de l'enrichissement réciproque,
qui consiste à donner et à recevoir, à établir un commerce de langues et
d'expressions diverses, dans le domaine de l'esprit.
Ainsi, les peuples de culture portent en haut degré l'orgueil de féconder
l'univers intellectuel d'une époque, avec la supériorité de leur philosophie,
politique et morale.
Puisque l'idée de l'humanité n'est pas donnée immédiatement aux
hommes, la pleine expression de la richesse humaine conduit, d'une part, à la
pluralité des États, inégaux et hétérogènes et, de l'autre, à l'individualisation
et aux particularismes nationaux de la culture.
La tentative d'un peuple ou d'un État de parvenir à l'universel, par la
conscience de sa vocation civilisatrice, ou par la création de valeurs morales
supérieures, a engendré par le passé une évidente surestimation de soi, qui a
été à l'origine de l'arrogance ou de la superbe des nations, d'où les excès,
consistant à vouloir accomplir, par les détours d'une idéalisation de la
puissance, une mission et une œuvre de culture.
359
XVIII.14 DE L'IDÉALISATION DE LA PUISSANCE À
L'INTERDÉPENDANCE DE LA POLITIQUE MONDIALE
360
Le lien qui avait été naguère emphatisé entre politique de puissance et
œuvre de culture se dissipa.
Les nationalistes allemands avaient fait de la puissance une valeur en soi,
les réalistes américains constatent son existence et se plient à ses impératifs
et à sa loi.
Dès lors que l'on quitte le terrain de la métaphysique de la guerre et du
rapport d'inhérence de celle-ci à la culture et à l'État, la recherche des
substituts ou des «équivalents moraux de la guerre» conduit au
questionnement, puis à l'examen de l'étendue de la notion d'intérêt national et
de la prise de conscience, par chaque unité politique, des intérêts des autres.
C'est seulement l'intérêt national qui semble justifier, aux yeux des
réalistes américains, la poursuite d'une politique de puissance et l'utilisation
résolue de la force.
Puisque la loi et les traités internationaux ne peuvent constituer des
impératifs contraignants et dissuasifs, l'opposition permanente entre
monopole de la violence légitime et pluralité des souverainetés militaires
semble autoriser l'insistance portée par ce courant sur la notion de survie.
361
démographiques et psychologiques, en d'autres termes, rationnelles et
irrationnelles.
Elle a soumis à la rigueur d'une évaluation très sévère le rapport entre les
objectifs visés et les résultats probables de l'action ou de l'inaction, de la
guerre et de la non-guerre!
Face à l'inconnue d'un pari sans précédent, qui était à la fois d'un risque et
d'un intérêt partagés, seuls les moralistes de la conviction ont proclamé que
le coût de l'asservissement, d'un peuple ou d'une culture, est insignifiant face
à l'anéantissement ou à l'holocauste collectifs.
Ces moralistes ont contribué, à leur manière et par leurs conseils,
équivoques et faux, « il faut capituler plutôt que risquer! », à jeter les bases,
dans l'après-guerre, d'une stratégie rationnelle et d'une politique raisonnable,
si nécessaires, pour les esprits peu doués d'illusions, jusqu'au jour où
l'humanité réussira, sans trahir l'idéal, à s'évader de l'histoire sanglante et à
ensevelir l'institution belliqueuse.
Il ne s'agissait pas de substituer le risque d'une guerre par sa fatalité ou sa
certitude ni de sauver l'humanité, mais notre humanité, car l'idéal, ce n'est
jamais la vie en elle-même, c'est une certaine conception de la vie, celle qui
confère un sens ou une valeur à l'existence collective; sens ou valeurs qui
deviennent, à certains moments, absolus.
L'ensemble de ces postulats, axiomes ou simples préceptes, demeure-t-il
encore le même dans le monde chaotique et, en perspective multipolaire qui
est le nôtre, et à la lumière d'enjeux et de tendances lourdes, qui débouchent
sur des incertitudes majeures et remettent en cause la hiérarchie et les
frontières entre les nations, transforment le rôle des États et métamorphosent
les conditions de régulation de la sécurité collective, tant à l'échelle régionale
que mondiale?
362
XVIII,16 SYSTÈMES D'ACTION ET SCHÈMES DU DEVENIR. SUR
LA CONDUITE DIPLOMATICO-STRATÉGIQUE
363
Le mode d'action qu'il adopte résulte tout autant de « sa » volonté que de
l'influence de visions ou de perceptions, dues à des particularismes culturels
irréductibles.
Sa «décision» s'explique en somme par cette dualité, conjoncture ou
rapport de force, conception ou vision du monde, autrement dit, stratégie et
tactique de l'acteur et philosophie et perception globale de la politique, ou
encore, combinaison, aventureuse et risquée, de la conduite calculée et de la
conduite probable.
Aux yeux de l'histoire, les données durables et les circonstances
changeantes ne mettent guère en doute l'incohérence principielle des
événements.
C'est la politique, c'est le commerce des États qui tâchent de définir les
conduites probables d'autres acteurs, ennemis, rivaux ou alliés, afin de se
définir, eux-mêmes, par rapport à un ordre ou à un désordre donnés du
monde.
C'est la politique qui fixe un but à la stratégie, instrumentale et
aventureuse et c'est l'étude de cette conduite, qui doit passer en revue les
variables principales de l'action et écarter toute idée approximative et toute
perspective, artificiellement simplifiée du système, dans lequel elle s'insère.
En matière de relations internationales, plus une décision s'inscrit dans
une conjoncture globale, plus les éléments disparates et irrépétibles
apparaissent avec force et la conjonction des facteurs, qui influencent la
situation d'ensemble est perçue comme unique.
Plus la situation est orientée vers une décision locale, ou un objectif
limité, plus les facteurs de régularité interviennent, pour fixer, au moins au
niveau tactique, une certaine homogénéité de styles ou de comportement,
autorisant à la formulation de prévisions ou de conjectures d'action.
Les prescriptions normatives qui en résultent diffèrent d'un champ à
l'autre, selon la nature des conduites dont les théories représentent la
compréhension systématique et sont subordonnées, à leur tour, aux principes,
contradictoires, de l'indéterminisme probabiliste et des régularités
historiques.
Ces deux référents demeurent indispensables à toute analyse des
constellations diplomatiques.
La conduite diplomatico-stratégique, ou conduite de politique étrangère,
prétend établir une relation constante entre les indéterminismes de la
conjoncture globale et les contraintes des situations locales, dictées à leur
tour par la logique de sous-systèmes dissemblables.
Cette conduite, a toujours prétendu se justifier par des idées, obéir à des
impératifs ou à des normes, se plier ou s'adapter à des principes.
364
Elle ne demeure toutefois pas la même pour tous les régimes et pour tous
les États, au-delà éléments formels, qui en caractérisent les traits
permanents: calcul des égoïsme étatique, intérêt national, ambigui'té
et cynisme.
Nul n'est en mesure de comprendre la politique étrangère d'un État sans
étudié, au préalable, la culture polÜique et la philosophie morale
hommes qui l'inspirent, la décident et l'exécutent.
Les problèmes soulevés par la compétition violente entTe les États et paT
les exigences de la politique de puissance, semblent condamner d'avance le
recours à tout esprit de système et à toute orientation doctrinaire.
365
DépolùlJé de toute subjectivité, au profit d'une investigation positiviste, le
principe moral du réalisme, reprend à son compte l'approche classique en
tenœs d'équilibre des forces, qui redevient, le synonyme de l'équitable,
opposé et perpétuellement éloigné de l'idéalmétapolitique du juste.
En intégrant l'économique dans une perspective docttinale, bâtie autour
des concepts centraux de la tenants du néoréalisme
structurel renoncent à ce qu'il y a d'essentiel dans les conduites de politique
étrangère, l'impact des phénomènes culturels et identitaires et l'orientation
des valeurs?
L'analyse la dimension transculturel1e apparaît plus en plus
indispensable, car elle dégage un nouvel horizon prospectif, faisant place à
d'autres visions et à d'autres rationalités, géopolitiques et géostratégiques
l'ordre mondial, au sein d'un système international plus fortement
hétérogène, particulariste et peu intégré.
366
Le processus d'universalisation en cours s'accompagne de perspectives de
fragmentation et de diversification des contenus de la culture et, par
conséquent, d'une dialectique très aléatoire de l'un et du multiple, du
particulier et de l'universel.
Maints exemples nous prouvent l'influence de schémas traditionnels
conditionnant, à des degrés divers, la conduite diplomatico-stratégique et les
comportements collectifs de certaines ethnies, dans leurs rapports de
proximité avec d'autres groupes.
La nécessité de renforcer l'approche régionale, en matière de relations
internationales appuyant cette démarche par la définition de critères
différents de ceux qui ont été couramment utilisés jusqu'ici nous rappelle le
souci de prendre en compte les affinités de parenté, culturelles et spirituelles,
afin de mettre en valeur la pertinence partielle de visions du monde,
spécifiques à chaque région de la planète.
L'existence de particularismes multiples fournit une démonstration de la
persistance, à travers les âges, de schèmes mentaux qui influencent les
motivations et les conduites de l'action diplomatico-stratégique.
La prise de conscience de la part des peuples de leur solidarité commune
et de leur appartenance à un même genre, celui de l'humanité, ne va pas sans
conflits ou sans contrastes.
Au sein du processus de globalisation de l'histoire humaine, parler
d'enjeux limités dans les formes de lutte menées un peu partout dans le
monde peut apparaître candide ou aveugle.
La diversité des cultures et des peuples qui restent les sujets collectifs de
l'histoire appelle à une diversité de perceptions, dans l'affrontement entre
identités, longtemps reniées, et aujourd'hui ressurgissantes.
Parallèlement au mouvement de mondialisation, de nouveaux facteurs de
fragmentation et de désordre accroissent l'hétérogénéité du système et
simultanément les mécanismes de régulation existants, régionaux ou
universels, apparaissent inappropriés à gérer ou à maîtriser l'interdépendance
de la planète.
Du point de vue prospectif, l'uniformisation de la culture nous montre que
le processus de mondialisation a pour corollaire, l'irruption de nouveaux
acteurs, l'individu et les minorités, par delà les États ou les sociétés,
revendiquant la reconnaissance de leurs statuts, juridiques et politiques, dans
un horizon temporel amplifié et de ce fait, plus complexe.
En même temps, et en réaction à ce mouvement, des cultures fermées,
xénophobes, particularistes et locales émergent d'un autre âge, et s'opposent
au processus d'universalisation et à celui de sécularisation et de
modernisation qui accompagne le premier.
Puisque les idées, traditionnelles ou modernes, et les courants de pensée,
idéalistes ou réalistes, constituent l'une des causes qui déterminent le cours
367
de l'histoire, l'univers des convictions celui des croyances apparaissent
comme fondateurs de l'ordre social et politique, au même titre et avec la
même capacité d'entraînement de l'idée historique ou des découvertes de
science.
Si le rôle des acteurs et celui des courants transnationaux tendent
aujourd'hui à s'accroître, le rôle des États s'en trouve par contre moditïé et
amoindri.
La neutralité de celtains État,>est remise en cause (arc islamique), et la
conscience religieuse, distincte ou séparée de la conscience uationale,
absente, insuffisante ou inefficace, est remplie par un contenu identitaire, qui
revendique tantôt un renouveau au moyen de la tradition, tantôt le de la
laïcité, comme séparation radicale du pouvoir et de la foi.
Ailleurs (arc balkanique), la coexistence des diversités ethniques,
compromise pour longtemps par des troubles et des conflits difficiles à
éteindre, cède la place aux sentiments de nationalité, conçue comme héritage
du jus plutÔt que connue serment de tous les jours et comme
fondement la citoyenneté politique.
368
La liaison entre la paix et le développement replace les espoirs et les
menaces de notre temps dans le cadre d'une histoire unique, dans laquelle
tout schéma préétabli est antinomique vis-à-vis de la complexité du réel et ne
représente qu'une fenêtre, parmi d'autres, ouverte sur l'avenir.
La notion de survie de l'humanité, combinée à celle de sécurité collective,
liée aux différents pays et aux différentes nations, nous interpelle avec plus
de force, devant la montée de l'irrationnel, du fanatisme religieux et des États
théocratiques, qui annulent les acquis séculaires de la libération de nos
esprits.
D'autre part, l'injustice explosive de sociétés inégalitaires, l'absence
d'institutions et de volontés organisatrices, à l'échelle régionale ou
universelle, la multiplicité des chemins empruntés par les nations nanties
pour se développer et se placer en position d'avantage dans une compétition
incessante, rendent le monde plus étroit, plus changeant et plus dangereux.
369
L'extrême urgence des maux de la terre est un message, parmi d'autres,
des risques qui peuvent conduire les hommes, riches et pauvres, à « se livrer
les uns et les autres à des actes contre nature» (K. Fukui).
Si l'homme était un être de raison, capable de maîtriser ses sentiments et
ses passions, l'ordre international ne serait pas bâti sur un comportement
destructeur et les États accepteraient de se plier, dans leurs rapports mutuels,
à des règles du jeu établies et respectées, et de gérer ensemble la planète.
Or, la paix, comme but et comme espoir, n'est pas seulement absence de
guerre, mais processus de développement de la culture, de la civilisation et
de la civilité.
Dans cette perspective, la sécurité d'une nation dépend de plus en plus de
la sécurité des autres, et l'identification des caractéristiques communes des
peuples, constitue un aspect de tout premier plan, dans l'établissement d'un
climat de confiance, à rechercher sans relâche.
Une vision optimiste des relations internationales portant sur les menaces,
actuelles ou futures et sur les espoirs du nouveau millénaire, met en relation
le destin de l'humanité avec le développement de la science, de l'éducation et
de la culture.
Toute spéculation sur l'état du monde apparaît de plus en plus inséparable
d'une réflexion sur la science, car le développement de la recherche et de la
culture scientifiques, aura permis l'apparition d'un type de société, où la
notion de responsabilité, individuelle et collective, est plus répandue qu'elle
ne l'a jamais été.
Cette notion aura favorisé l'émergence progressive d'un langage
universel, dans lequel les hommes peuvent vivre, communiquer et
s'épanouir.
Ce langage suppose le partage du savoir et la diffusion de concepts, qui
jettent un regard neuf sur le monde, et aura eu, au moins, le mérite
d'accentuer la pression humaine sur l'intolérable et de briser les barrières
entre les situations inacceptables et ceux qui peuvent les dénoncer, au prix de
leur vie et de leurs libertés.
Par ailleurs, le transfert des centres de décision, du domaine politique au
domaine scientifique, a multiplié l'inconnue des expérimentations humaines
et a engendré une bifurcation morale dans l'histoire de l'espèce, à partir de
laquelle il serait suicidaire de laisser l'interrogation éthique et la recherche
scientifique suivre chacune son propre parcours.
En traitant des problèmes de paix et de sécurité et les liant au sens et à la
fonction du progrès scientifique, l'interrogation sur le sujet « Comment faire
face au futur? », légitime la réponse, selon laquelle il subsiste des
problèmes, politiques et sociaux qui ne relèvent ni des lois ni des raisons
scientifiques.
370
Il est utile d'ajouter toutefois que la science, comme la politique, est un
phénomène culturel et que l'interdépendance des deux champs ainsi que
leurs transformations réciproques sont le produit de découvertes décisives,
découlant d'une manière nouvelle de poser un autre regard sur le monde.
L'approche de la science, dans cette éducation à la rationalité et à la
responsabilité, consistant à porter un «regard original sur la vie et sur
l'univers », est devenue ainsi capitale.
« Réfléchir pour ordonner, éclaircir la complexité, grâce à de nouveaux
modes de pensée, non seulement pour ce qui concerne le progrès
scientifique, mais, bien au-delà, pour tenir compte des incertitudes et mieux
les analyser, signifie que le présent, tel qu'il est, ou tel qu'il nous est
accessible, ne conditionne pas de façon automatique le futur ».
«Le présent est complexe, protéiforme, multicolore et contradictoire,
l'avenir n'est pas écrit et nous gardons sur lui une forte capacité d'influence »
(I. Prigogine).
Responsabilité, science et prudence politiques peuvent-elles maîtriser les
périls, les fanatismes, les irrationalités et la violence et les convertir en
commencement de promesses pour l'avenir?
« Les sciences ne reflètent pas l'identité statique d'une raison, à laquelle il
faut se soumettre ou résister, elles participent à la création du « sens », au
même titre que l'ensemble des pratiques humaines. Elles explorent une
réalité complexe, qui associe, de manière inextricable, ce que nous opposons
sous le registre de l'être et du devoir-être» (I. Prigogine).
Dans une conjoncture dans laquelle nous ne pouvons plus identifier
certitude et raison, ni probabilité et incohérence et dans une vision de
l'univers, où convergent notre expérience de l'existence et notre refus des
mystiques, anciennes ou nouvelles, la réalité, sous toutes ses formes et en
toute son équivoque, nous pousse à renoncer à l'illusion de «vivre» ce
monde comme mémoire, nostalgique ou fanatique du passé, ou encore,
comme réconciliation définitive et utopique de la vérité et de l'histoire,
permettant d'échapper aux drames de la vie.
Les réalistes tâchent de vivre ce monde comme un univers impur, mais
intelligible, et refusent l'idéal d'une action ou d'un savoir, qui échappe aux
tourments du changement, dans lequel nous reconnaissons notre liberté de
choix et notre idée de rationalité.
Rationalité, responsabilité, morale.
Au cœur d'un monde parfaitement incohérent, les hommes d'État et les
policy makers doivent définir à chaque fois les conduites, aléatoires et
probables, qui sont celles d'un milieu, où manœuvrent des acteurs rationnels
et irrationnels.
371
Ils doivent s'assigner un objectif de gouvernabilité et sont tenus ainsi
d'accorder au poids des principes la même importance de la logique de
l'opportunité, ou de la valeur intimidatrice de la menace.
Dès lors, la prescription de la prudence, comme recherche d'un ordre
stable, bâti sur un équilibre toujours précaire, apparaît comme la seule règle,
qui, sans résoudre les antinomies du monde, permet de trouver, en chaque
situation, les compromis les plus acceptables entre les aspirations morales de
l'humanité, les expédients juridiques des institutions et le recours ultime à la
violence.
Nous nous bornerons, en conclusion, à distinguer, dans toute analyse, le
pluralisme moral des acteurs et l'indéterminisme de la conduite historique, de
l'unité juridique, formelle et apparente, de la communauté internationale, car,
s'il est certain que ce sont les convictions qui rendent effective la cohésion
d'un système, légal ou moral, c'est une attitude de prudence, qui demeure la
plus acceptable ou la moins contestable, en situation d'affrontement.
La prescription de la prudence, interdisant d'aller jusqu'au bout de toute
logique partielle, du droit, de la force ou de la morale est à son tour,
incapable de satisfaire pleinement les disciples de la puissance, ou les
partisans d'une vérité, d'un idéal ou d'une utopie.
Elle ne vise guère à refaire le monde, mais à vivre avec lui, sans le sauver
ou le guérir ab imisfundamentis.
372
XIX. «LES LIMITES DE L'EUROPE ». ANALYSE
DES « LIMITES» GÉOPOLITIQUES ET
STRATÉGIQUES DE L'UNION EUROPÉENNE.
EXAMEN DE LEURS RÉPERCUSSIONS
INSTITUTIONNELLES ET BUDGÉTAIRES
.
considération celles qui touchent:
it la stabilité e( it la sécurité internationale:
. au système économique mondial:
. it l'ordre «légal» international et aux diftërentes stratégies de paix
. it la philosophie politique de l'Union et it la dialectique des antagonismes.
XIX.l LES LIMITES « GÉOPOLITIQUES ~~ET« STRATÉGIQUES»
374
Le domaine où les « limites» de l'Europe sont les plus évidentes est celui
de puissance politico-militaire et d'une diplomatie de coercition et de
force, agissant ou réagissant à des situations de désonnais multiformes.
Le refus européen d'int1uer en profondeur sur les conceptions dominantes
du système international, ou sur la distribution mondiale de la puissance, fait
classer le pouvoir de l'Union dans la catégorie du la situant en
deçà de la politique de puissance de classique.
375
invoqués pour traduire les doctrines d'emploi en légitimité interne et
internationale. Une limite conceptuelle évidente est l'absence d'un débat
européen sur l'impératif d'agir en situation de danger grave et imminent
dans le cadre d'une stratégie militaire préemptive. Il s'agit là d'un débat de
la plus haute importance, aux implications multiples, géopolitiques,
stratégiques, juridiques et morales.
Ainsi, entre les deux conceptions de l'ordre international, la coopération
et le multilatéralisme d'une part, ou la résolution forcée et l'unilatéralisme
d'autre part, l'Europe a choisi volontairement la première solution, prenant
le parti philosophique de la recherche permanente du compromis, de la
dépolitisation des enjeux et du cosmopolitisme moral.
376
actuels et futurs est-elle toujours le vecteur unifiant du verbe diplomatique et
de ]' action militaire?
Et quelles sont pour terminer les antinonùes institutionnelles qui freinent,
limitent, ou bloquent l'émergence européenne d'une culture de la force, si
capitale et si décisive sur le plan historique?
Au sein d'un débat qui a pour objet tantôt les ditlicultés institutionnelles,
tantôt les lacunes conceptuelles ou encore les enements du processus
d'intégration, il est nécessaire de classer parmi les « limites» de J'Union, la
politique d'élargissement et de voisinage et la ddinition des « frontières
extérieures» de J'UE.
L'éqnivoque fondamentale de l'Europe a été de considérer le processus
d'élargissement ou d'adhésion à l'Union comme une sorte de politique
étrangère, comme la seule politique étrangère pleinement praticable par une
Union conçue en tant que «puissance civile» et puissance responsable.
Celle-ci aurait dÙ garantir la stabilité aux pays de l'adhésion au cours du
double processus de transition des régimes totalitaires antérieurs vers la
démocratie et vers l'économie de marché. En scellant l'unÜé historique du
continent, la ,( carence >? de la politique d'élargissement a reposé sur la
volonté de changer la ,<nature?> politique de «l'autre» par l'expérience
brutale de la globalisation. Cependant, la véritable limite atteinte par le
processus d'intégration est dans l'usw-e et dans l'affaiblissement du
377
leadership (noyau dur ou groupe pionnier). Les « revers institutionnels» de
cette fonction primordiale pour l'élaboration d'une politique étrangère et de
sécurité commune se traduisent par le caractère intergouvememental de cette
politique et par le « principe de l'unanimité ,>qui la régit. En effet l'adoption
des «coopérations renforcées» consacre cette ditliculté d'avancer à
plusieurs, avec un dénominateur institutionnel paralysant et consensuel. Le
concept consumériste «d'Europe à la carte» en exprime le paradoxe
gnostique. Plus en amont et plus en profondeur, l'approche sécuritaire de
l'Union est marquée par un vide théorique, la disparition de la notion
d'ennemi, qui induit une dépolitisation des relations intemationales et
gomme, dans lm monde dédramatisé, le porteur de la menace, de la
puissance de négation et de l'altérité existentielle.
Par ailleurs, il relève de l'évidence que l'on ne participe pas à la
dialectique historique sans une taille démographique adéquate. Or, l'une
évidences de l'Europe est son vieillissement et son déclin démographique.
anémie existentielle freine le dynamisme social, lui interdisant le
renouvellement des générations et hypothéquant son présent et SUltout son
avenir. Ainsi, à la sonnette d'alarme institutionnelle et conceptuelle, il faut
ajouter la cloche du danger mortel qu'impose un redressement de la natalité,
liée à la faiblesse de la croissance et à la stagnation économique.
378
La deuxième évidence est que l'Union européenne, avec ses
élargissements successifs, a évolué depuis 10 ans, beaucoup plus vite vers la
formation d'un espace de stabilisation et de pacification interne, que vers la
constitution d'une véritable puissance, exprimée par le renforcement de ses
institutions.
La dilution progressive de l'Union vers une Europe-espace qui
s'élargirait indéfiniment, incluant la Turquie, l'Ukraine, la Géorgie et
d'autres pays issus de la dislocation de l'ancien Empire soviétique, pourrait
.
engendrer une série de conséquences préjudiciables et parmi celles-ci:
du renforcement
ou de l'unité politique
.
l'Europe actuelle ou pour le dire autrement:
en ce qui concerne l'aspect politique, comme redéfinition d'un projet
d'Union, encadré par une avant-garde d'États, décidés à aller plus loin dans
les deux domaines essentiels, celui de la politique étrangère, de sécurité et
de défense commune et celui de la coordination plus poussée des politiques
économiques et monétaires;
. en ce qui concerne l'aspect économique et social, une politique de relance
de l'emploi et de l'innovation, conformément aux objectifs fixés par la
stratégie de Lisbonne;
379
l'Europe, qui existerait déjà de facto. Il s'agirait, selon ce dernier courant de
pensée, d'éviter de remuer les mémoires nationales et les symboles d'une
idée constitutionnelle inappropriée. Ce débat n'est ni conclu ni enterré, mais
il a été aiguisé par le « double rejet» référendaire français et hollandais.
En ce qui concerne le seuil critique atteint par le processus d'intégration,
des réponses n'ont pas été apportées à une série de questions fondamentales.
Quel est le soutien réel au projet d'une Europe fédérale et donc d'une
Europe puissance politique auprès des élites, intellectuelles, administratives
et politiques aujourd'hui en Europe? Et quel est le soutien des opinions et
des sociétés?
Qui est prêt en Allemagne, en France, en Autriche, en Espagne ou aux
Pays-Bas à supporter des coûts d'une vraie fédéralisation des politiques
économiques et monétaires.
Où doit s'arrêter l'Union européenne, avec quelles frontières et avec quel
projet pour le monde?
Ainsi, une harmonisation entre la finalité politique de l'Union, la
temporalité nécessaire à la mettre en œuvre et la modalité institutionnelle
pour la traduire en expression juridique et symbolique, est plus nécessaire
que jamais.
Pour ce qui est du thème de la légitimité de l'Union vis-à-vis des
citoyens, l'aile « libérale» des commentateurs politiques a relevé qu'on ne
peut plus «cacher l'Europe» et que la longue période de l'éloignement
technocratique est révolue. Ces analystes en ont conclu que tout système
d'oppression, soit-il éclairé, reste un despotisme et que son nom le plus vrai
est celui d'un despotisme technocratique puisqu'il n'a pas pour origine une
« volonté générale ». Il s'agirait là d'une oppression réglementaire qui est la
maladie commune des démocraties représentatives modernes. Par ailleurs, le
caractère illisible de la constitution aurait été l'une des raisons de son rejet,
auquel on a rajouté la non-simultanéité des referenda. Cette dernière
remarque argue que la non-simultanéité des scrutins aurait faussé la totalité
de la consultation, là où elle a lieu, par des effets d'entraînements pervers,
travestissant en expression de la volonté démocratique des enjeux nationaux,
étrangers en débat européen. Ainsi, si l'Europe a existé dans les débats
référendaires, elle n'a été qu'un alibi, un otage et un témoin impuissant.
L'impasse de fond et la véritable « limite» de l'Europe actuelle est qu'il n'y
a plus en Europe un consensus sur ce qu'il faut faire et donc sur le « sens»
et la nécessité d'agir en commun. La période de la modernisation
européenne, de la signature du Traité de Rome à la moitié des armées
soixante-dix a été marquée par la convergence des idéologies et par la tutelle
de la puissance publique allant dans le sens d'une modernisation contrôlée,
de telle sorte qu'il pouvait y avoir une liaison inavouée entre dirigismes
nationaux et coordination européenne et que depuis les années quatre-vingt,
ce mécanisme s'est bloqué.
380
À partir des almées quatre-vingt-dix, cette hybridation des volontés, des
rhétoriques et pratiques a cohabiter dérégulation libérale et modèle
social national. Aujourd'hui, cette convergence ayant disparu, il apparait fort
problématique de pomsuivre le processus d'adaptation et de modernisation
appelé «Stratégie de Lisbonne >', puisque d'une part les objectifs
apparaissent impossibles à tenir et de r autre, ils constituent matière de
compétence nationale, la ComnÜssion em'opéenne n'y jouant qu'un rôle
d'incitation et d'accompagnement rhétorique.
381
géostratégique de l'Occident, l'Occident européen et l'Occident nord-
américain, en Irak et en Afghanistan.
Ainsi, deux dimensions problématiques sont concernées, une, de nature
.
institutionnelle et, l'autre, de nature sécuritaire.
La première est liée aux «capacités d'absorption
et concerne la représentation,
» de l'Union européenne,
le poids et l'équilibre institutionnel au sein du
Conseil des ministres de l'Union, mais aussi les capacités budgétaires et les
politiques de solidarité et de cohésion.
le 16 man; 2008 à une large majorité. 397 voix contre 95. Le PE a demandé à la
Commission européenne de donner une définition claire de ce critère-clé et a exigé d' en
et J'étendue, Cette résolution implique dès lors une réorientation évidente et
383
fondamentale des raisonnements géopolitiques et stratégiques est devenue
l'Eurasie, qui sera le paradigme géopolitique et conceptuel dominant au
XXI" siècle. Le monde a changé de centralité et donc d'horizon historique.
Ce n'est plus l'Europe seulement le sujet sur lequel nous devons réfléchir,
mais le continent eurasien. Cela implique un changement de perspectives,
d'alliances et de parentés civilisationnelles.
C'est pourquoi cette nouvelle «limite» doit être surmontée par la
recherche d'une plus grande intégration politique et par le choix, qui sera
décisif pour l'avenir de l'Europe et du monde, entre «unipolarisme élargi»
ou « multipolarité ». En effet, il faudra raisonner dès à présent à partir d'un
nouveau centre de gravité du monde et d'un seul et grand échiquier,
l'échiquier mondial.
Les implications de ce changement d'horizons, en termes de politique
extérieure et de sécurité de l'UE, sont énormes et bouleversantes. En effet,
cela implique la participation directe de l'UE à la gouvernabilité du système
international. En conséquence, les trois espaces européens, nordique, central
et méditerranéen, doivent s'intégrer, par le biais de l'axe baltique, à la mer
Noire et, plus au sud, au Proche-Orient et au golfe Persique. Dans le Caucase
du Sud et dans la grande mer Noire, une série de «partenariats privilégiés et
actifs» avec l'Ukraine, la Moldavie et la Géorgie devraient définir la
nouvelle «feuille de route» européenne, aidant, d'une part, à la création
d'une « aire de stabilisation» (incluant l'Arménie, l'Azerbaïdjan et demain
l'Iran) et, de l'autre, à une réorientation démocratique de la Communauté des
États indépendants. Cette « aire de stabilisation» projetterait l'influence de
l'UE en Asie centrale, en faisant de celle-ci un acteur géostratégique majeur
dans la zone de ressources énergétiques qui va du Caucase au golfe Persique.
Cependant, ces « partenariats privilégiés» précisent les contours de relations
d'amitié avec l'Union, mais confirment en même temps l'exigence de définir
des relations d'extériorité territoriale, autrement dit des frontières.
Autant de défis, mais aussi de dangers, car les lieux et les enjeux majeurs
des conflits à venir se déplacent du centre de l'Europe vers les bordures
méridionales de l'océan Indien et de l'Asie extrême-orientale. L'unification
du continent européen, jadis pensée comme réconciliation régionale, est-elle
capable de stabiliser à long terme les relations de l'Europe et de la Russie,
d'éradiquer le terrorisme international et de domestiquer les antagonismes et
les rivalités entre les puissances majeures de la planète? Dans l'hémisphère
nord du continent européen, deux États-tampons séparent désormais l'UE de
la Russie, l'Ukraine et la Biélorussie. Ils représentent une «limite»
sécuritaire évidente dans la logique des élargissements de l'VE, mais pas une
frontière et ils demeurent par conséquent une zone recouverte par des
rapports de voisinage. Cependant, une frontière a existé et existe encore
entre le monde germanique et le monde slave d'Occident. Elle est dix fois
séculaire et son tracé est défini par une longue ligne de partage confessionnel
384
représenté par les coupoles des églises romanes ou gotlÜques qui deviennent
progressivement orthodoxes ou orientales le long verticale
continentale qui va de la Baltique à la Méditerranée.
385
XIX.S L'EuROPE, LA RUSSIE ET LES FRONTIÈRES SPIRITUELLES
386
XIX.9 L'EuROPE ET LA MONDIALISATION. LES LIMITES DE LA
STRATÉGIE EUROPÉENNE DE SÉCURITÉ. UNE SEULE RÉALITÉ,
LA COMPÉTITION VIOLENTE
387
dépendra en particulier du concept de «guerre longue », développé par le
Pentagone en réponse à la menace tenoriste, et de la coalition
volontaires qui la mènera, mais aussi de sa durée et de la magnitude de cette
guerre longue qui sera la marque, selon certains, du XXI" siècle.
388
échelle globale, il n'est guère réalisable de penser un monde où les questions
politiques se lieraient inextricablement au commerce et au transport
international de l'énergie.
En effet, l'énergie sous toutes ses formes (gazière, pétrolière, nucléaire)
est devenue un outil de politique étrangère et dicte de plus en plus ses
conditionnements à une « diplomatie des ressources» et des
approvisionnements sécurisés, qui est mondialement ramifiée. Cette
ramification, extrêmement sensible, est constituée par un réseau de pipelines
en Eurasie et dans les deux Amériques et par les voies maritimes en bordure
des Océans empruntées par les tankers et les méthaniers.
Suivre une approche purement économique en matière d'énergie,
focalisée sur l'ouverture du marché de l'électricité et du gaz, et ne pas y voir
un enjeu géostratégique capital et à traiter comme tel est pour l'UE une
grave démission de responsabilité. Ainsi, dans un monde qui est entré dans
une ère d'insécurité, caractérisée par la flambée des cours de l'or noir, par le
premier conflit gazier en Europe entre la Russie et l'Ukraine, et par les
perspectives d'un protocole de Kyoto 2 sur la réduction des émissions de gaz
à effet de serre (Co), la résolution du problème de l'énergie de substitution
par le nucléaire civil, devient la grande affaire du XXI" siècle.
Au plan du système international, la nouvelle géopolitique des ressources
place en position de force les pays producteurs et en position de faiblesse les
pays consommateurs, contraints à une « diplomatie de l'approvisionnement
sécuritaire » particulièrement délicate. Il s'agit d'une diplomatie qui oblige
tout à la fois à une diversification des ressources, à une politique d'alliances
pour le transit des gazoducs et à une stratégie de contrôle des routes
maritimes pour le pétrole.
Le contrôle des détroits et des points névralgiques des voies maritimes,
vulnérables aux attaques terroristes, demeurera dans les décennies à venir un
enjeu géostratégique majeur des Américains, des Chinois et, dans une
moindre mesure, des Européens. Il en découle que l'internationalisation des
crises et des conflits à venir est une menace lourde, qui relance les politiques
destinées à renforcer la sécurité énergétique des nations et qui aura des
conséquences importantes sur la géopolitique et la stratégie navale
européenne.
Ainsi, l'indépendance, ou la moindre dépendance, en matière d'énergie,
devient un facteur déterminant de la stabilité internationale. Elle constitue un
rappel de l'exigence de relancer une stratégie européenne sécurisée de
l'énergie, aujourd'hui inexistante, liée à une définition claire des frontières
extérieures.
389
XIX.11 LE CADRE MULTILATÉRAL DE L'ACTION
INTERNATIONALE DE L'UNION ET lES PARTENARIATS DE L'UE
DANS LE MONDE
.
international.
Le partenariat
l'Atlantique
avec J'OTAN a eu pour but de garantir la défense de
Nord vis-à-vis des menaces portées contre les intérêts de
sécurité des pays membres. L'OTAN, conçue à J'origine comme alliance
militaire défensive pour assurer la sécurité collective en Europe porte
encore l'empreinte de la bipolarité, Il s'agit d'une Alliance à deux
européen et ,1tlantique, dotée d'un système de décision consensuel et
multilatéral et d'une diplomatie coercitive.
. Plus large et plus mticulé est le partenariat euro-atlantique dont l'objet est
double. Il repose, d'une part, sur la maîtrise de la paix et sur ]a
« gouvernance du système mondial assurées par les institutions de
Bretton Woods (BM. FMI. OMC, OECDE, et, d'autre pm't. sur la
maîtrise de la sécurité et la gouvernabilité politique, diplomatique et
militaire assurée par l'Occident.
390
. La troisième forme de partenariat est le forum paneuropéen de sécurité,
rOSCE. Il est pourvu d'une diplomatie préventive et est axé sur la défense
des valeurs politiques de la démocratie et des Droits de l'homme. Cette
institution de dialogue politique, née dans les années a eu pour but
d'établir des points d'ancrage entre l'Est et l'Ouest emopéens, caractérisés
jadis par deux systèmes sociopolitiques antinomiques et hostiles. L',jbsence
de coordination entre l'OSCE et le partenariat euro méditerranéen n'a
permis l'émergence d'une stratégie continentale européenne ni
la prise en considération d'un cercle stratégique large incluant la dimension
Nord/Sud-Est" avec le "pacte de stabilité du Caucase du Sud et de la
"
grande mer Noire ».
391
d'ouverture intrusive et mutuelle des pays membres de l'Union entre eux est-
ilIa recette-clé de la paix et de la stabilité globale et peut-il s'appliquer à la
Syrie, à l'Iran ou à la Corée du Nord? Ce système remplace-t-illa politique
de l'équilibre des forces et de la balance of power qui a caractérisé les
systèmes internationaux du passé?
Compte tenu du caractère indivisible de la sécurité globale, un concept de
sécurité à caractère régional ne peut définir des critères de suffisance en
matière de capacités militaires de l'Union. De surcroît, un concept de
sécurité, adéquat à la résolution des problèmes du XX le siècle, ne peut être
dégagé d'une conception harmonieuse des relations internationales ni d'une
organisation mondiale de la coopération qui gomme les antagonismes, les
hostilités et les conflits.
La définition d'un multilatéralisme institutionnalisé, fondé sur des règles
préétablies est par ailleurs en contradiction avec la réalité de la politique
internationale comme compétition permanente. Elle est le contraire de la
stratégie comme indétermination d'une conduite aventureuse de type
zweckrational à mener contre des adversaires, dont les valeurs sont
irréductibles aux mêmes principes de raison, de proportionnalité et de calcul
poli tico-straté gique.
Il faut ajouter que la doctrine de la « gouvernance » comme politique de
coopération volontaire, destinée à accroître la légitimité des acteurs qui
acceptent les principes de la responsabilité et de la solidarité internationale,
n'est pas la riposte adéquate au désordre de la société internationale, une
société sui generis, qui demeure le théâtre de stratégies asymétriques et de
conflits de haute intensité.
Les causes profondes de l'instabilité et de l'insécurité sont, par leur
nature, multiformes et exigent des instruments polyvalents pour être traitées
opportunément. Nous serions sortis définitivement de l'histoire, par essence
tragique, si nous pouvions imaginer des solutions prises en dehors de la
logique parétienne de maximisation de «l'intérêt national» (qui est une
réalité difficilement saisissable) pour soigner le monde et pour bannir la
violence armée, sous sa forme organisée ou irrégulière.
La défense de l'intégrité territoriale en Europe, qui se traduisait autrefois
en engagements de réponse mutuels et en alliances traditionnelles, doit
définir désormais une distinction appropriée, à l'échelle continentale, entre
des formes des «coopérations renforcées» et des mesures de police et de
contrôle aux frontières (Schengen, Eurojust, Europol).
L'assainissement de l'environnement immédiat de l'Union a été conçu
par l'Union comme l'établissement de relations préférentielles avec les pays
du voisinage, axées sur un juste équilibre entre des rapports bilatéraux et
multilatéraux. L'objectif du rapprochement de ces pays ou de ces ensembles
à l'UE, justifié par le principe de la non-adhésion et de la non-intégration, a
comporté la création d'une série extrêmement variée de relations de
392
coopération, culturelles, scientifiques, financières, économiques,
commerciales et tarifaires, et plus globalement civiles, sans exclure
accords d'assistance politieo-militaires.
En ligne générale, la dépolitisation des relations extérieures a été le fil
conducteur de l'Union dans le but de poursuivre un ordre de pacification
progressif dans le monde, s'appuyant sur un processus d'homogénéisation
induit par la logique d'intégration menée jusqu'ici au nom de l'intérêt
partagé.
393
Le premier de ces présupposés repose sur la notion « d'intérêt partagé »,
le deuxième sur le refoulement de la finalité politique de l'action collective.
Dans le premier cas, la notion d'intérêt partagé demeure l'élément
unificateur de la coopération internationale et, comme telle, du processus
d'intégration européenne.
Compte tenu de la nature des débats qui ont un lieu tout au long de la
campagne française, c'est intérêt n'a été ni compris, ni partagé et il est de
plus en plus contesté à l'intérieur des pays membres, soit par les adversaires
de l'Union soit par une partie de la classe politique.
Le deuxième présupposé est constitué par le refoulement de la finalité
politique du processus d'intégration et repose sur le constat que ce type de
processus, par sa nature, ne laisse aucun espace au principe du choix
politique et à la compréhension du but de l'action collective.
En effet la dynamique de l'intégration, fondée sur l'extension progressive
de nouvelles fonctions à des champs d'activité diversifiés, par une sorte
d'effet de rechute (<< spill over effect») ne mobilise pas les sentiments
d'appartenance et ne suscite guère l'émergence d'enjeux symboliques, ni la
manifestation de « l'intérêt général» des citoyens.
Le processus d'intégration substitue en somme aux déterminismes
traditionnels de l'intérêt national et de sécurité, ceux de la paix et du bien-
être. Par conséquent, l'intégration régionale apparaît comme une première
étape dans une vision des relations internationales apaisées et remodelées par
l'harmonie des intérêts. Cette intégration obéit, d'autre part, dans les
intentions de la théorie, au critère de la nécessité et de l'irréversibilité, plus
qu'à celui d'une stratégie ou d'une vision volontariste de l'histoire. Il en
découle la perte de l'identité et du sens, fondée sur la centralité de la grande
politique et sur les aléas de la vie internationale. Par ailleurs, la conception
structurante des intérêts partagés s'appuyait à l'origine sur une vision qui
affichait la volonté de transformer les objectifs de la politique de puissance,
en permettant aux nations et d'abord aux sociétés européennes de poursuivre
des buts de coopération dans les secteurs qui étaient aussitôt exclus du
domaine du débat public et qui étaient confiés à des autorités administratives
ou techniques. Cette carence explique ce qu'on appelle le «déficit
démocratique ».
À la fin de la Deuxième Guerre mondiale et selon certains courants de
pensée, il fallait sortir du réalisme de la politique internationale, de la
balance of power, de la logique contradictoire des intérêts nationaux
concurrents, de l'utilisation de la violence, de la peur et de l'animosité
réciproques. Il fallait s'engager sur la voie inédite de l'harmonie des intérêts,
au lieu et à la place de leurs oppositions.
Cet abandon, des contrastes et des équilibres fortement dramatisés par les
conflits entre structures d'intérêts aux finalités divergentes, a montré sa
394
limite lors de récents sommets des chefs d'État et de gouvernement, qui ont
échoué sur des divergences de fond, les perspectives financières de l'UE par
exemple. L'apparente irréversibilité du processus d'intégration ainsi que son
automatisme, permettait, dans l'illusion fonctionnaliste, de passer avec
gradualité à une intégration politique. Or, cette illusion n'a pas seulement
exclu la volonté générale de l'espace public, mais la politique elle-même.
En effet, celles-ci sont restées du ressort des États.
Il en découle que les problèmes de la participation et de la légitimité ne se
limitent pas aux aspects constitutionnels et au partage des pouvoirs entre les
institutions et ils ne s'épuisent guère dans leur réforme. Ils supposent
l'ouverture d'un chantier qui a été baptisé Plan «D », (débat, démocratie,
dialogue) et qui portera sur les relations entre le rôle respectif des acteurs
nationaux et des institutions européennes, la loyauté et l'allégeance des
citoyens, la fonction de la démocratie et ses limites, les attentes et
motivations de la société civile, le problème essentiel de la volonté et de la
décision nationales, en matière de politique extérieure, de sécurité et de
défense.
Il s'ajoute à ces différentes composantes celle qui repose sur la stabilité
nécessaire à l'exercice du pouvoir institutionnalisé et donc à un consensus
large, qui fait aujourd'hui défaut, suite à l'expansion de l'interventionnisme
généralisé, des États d'abord et de l'UE ensuite.
Faut-il ajouter que la matrice théorique de tout processus d'intégration
politique implique un double partage, le partage des intérêts exclusifs et le
partage de la souveraineté. Il s'agit là d'une opinion désormais acquise au
plan doctrinal, mais difficile à atteindre dans les périodes courtes de
l'expérience historique. Ces transitions dans le remodelage des espaces
publics ont marqué jadis le passage de la lutte à mort originelle entre les
joueurs, à la «paix de droit» ou de « satisfaction », et postulent en amont
une conversion de la volonté de puissance en un pacte fédérateur, visant à
interdire les hostilités et à prévenir l'éclatement de l'ensemble.
Ainsi, entre la société hobbesienne et l'empire universel nous identifions
un espace civilisé et apaisé que nous pouvons définir «fédération », une
étape intermédiaire entre la loi de nature et le règne de la loi, un espace
propice à toute sorte de nouveauté institutionnelle et politique.
Cependant, l'histoire n'attend pas et la «pause» de réflexion instaurée
par les responsables de l'Union, quant au débat institutionnel, légitime une
interrogation de fond sur le projet européen et sur son inspiration initiale.
Le « sens» de la construction européenne qui est de proposer une échelle
d'action pertinente entre le national et le mondial, ne doit pas nous faire
oublier la montée en puissance de l'Asie, ni le face à face des USA et de la
Chine, ni les changements intervenus dans la géopolitique européenne.
395
En Europe, la périphérie du continent, l'Espagne, la Grande-Bretagne, les
pays nordiques et les pays de l'élargissement se montrent actifs et
performants et ne se sentent plus marginalisés sur le plan des propositions et
des décisions tandis que le vieux cœur politique du continent a perdu de sa
centralité. Ce qui redevient central en revanche, dans les préoccupations des
analystes, est la contemporanéité des conflits postmodernes (reconnaissance
mutuelle, tolérance constitutionnelle et acceptation des différences) et
modernes (conflits de redistribution, d'identités et de valeurs).
Peut-on se demander à ce stade si la politisation croissante de ces conflits
resserre le noyau institutionnel ou n'affecte pas, en revanche son unité?
396
XX, LES« LIMITES» SPIRITUELLES ET LES
GRANDES ÉTAPES DE LA SÉCULARISATION DU
POLITIQUE
Or, ajoute-t-il «on ne peut rien dire de signifiant sur la relation entre
culture et histoire sans être conscients de notre propre situation culturelle et
historique.» «Ainsi, de Hegel à Croce on nous a enseigné que toute
connaissance histOlique est une connaissance du présent. » Avec le recul de
70 ans et en faisant nôtre l'analogie proposée, nous pouvons dire que toutes
les caractéristiques de notre temps nous indiquent que nous vivons une
période d'épuisement. L'Europe est devenue une ptùssance qui recherche
une seule légitimité, œUe du statu quo.
Or, tous les grands changements et toutes les grandes révolutions ou
encore toutes les grandes réformes proviennent d'un <i principe ascétique »,
d'un principe de «pauvreté volontaire », le refus de la sécurité garantie par
le statu quo.
Dans le monde d'al~iourd'hui les États-Unis et la Chine et confusément
certains États musulmans se proclament puissances révisionnistes et
puissance de changement. En effet, les États-Unis paT le revival religieux et
la Chine par l'usage de la modemisation, et certains États musulmans, sous
la contestation radicale de l'islamisme, renforcent la structure étatique et la
notion d'autorité et de pouvoir vertical. Dans même temps, l'Europe
théorise les principes de la su bsidiatité, les structures institutionneUes en
réseau et le pouvoir en network.
Un antipolitisme fond, découlant d'une hybride de la
sécularisation de la foi, du néo-fonctionnalisme ambiant, de la neutralisation
et laïcisation des consciences, remporte désormais sur rengagement
politique et la foi combattante.
Or, toute époque est sous le regat'd méprisant de l'acteur international le
plus radical. Son objet d'observation demeure aujourd'hui encore l'Europe,
ce pilier de l'Occident qui a le chemin de son engagement politique
398
dans le monde qui l'a amené de la realpolitik au néo-kantisme. L'Europe
mène à son bout un processus débuté il y a cinq siècles, processus de
sécularisation de la politique.
Dans les cinq derniers siècles, l'Europe a connu quatre ou cinq phases
différentes de son évolution. Elle a été organisée par ses élites autour de
quatre grands regroupements de principes ou de centres de références
spirituels, avant d'en venir à l'époque actuelle, une époque d'agnosticisme et
dïnditlérence, caractérisée, selon l'expression de Ortega y Gasset par
« l'âme servile et docile ».
À ce qui se passe sur la scène mondiale des croyances où
toute reconnaissance authentique de la religion apparaît comme un retour à
un principe premier, la désacralisation absolue de l'Europe et de l'esprit
européen a progressé dans la vie publique comme dépolitisation. Cette
neutralisation de l'existence est vécue par les masses comme une phase de
cessation de la guerre et comme l'affirmation définitive de la «paix
universelle », ou comme « la fin de l'histoire» selon \' expression captivante
de Francis Fukuyama.
Cependant, la loi secrète et improférable du vocabulaire de l'histoire nous
dit que la <,guerre la plus teITible peut être conduite au nom de la paix,
l'oppression plus tenible au nom de la liberté et de la déshumanisation plus
abjecte seulement au nom de l' humanité» (CSchmitt-1929).
399
plus comme la source unique de la modernité occidentale. Une «autre
modernité », se définit par opposition aux Lumières, par un corpus de
doctrines anticosmopolitiques, nourrissant une culture dans laquelle les
certitudes de la raison sont désormais combattues par les vieux
enchantements de la religion et de la foi.
Renaît aujourd'hui dans le monde, plus violent que jamais, le divorce
entre la foi et la raison qui se traduit, d'une part, par la pensée radicale de
l'islam, activée par une hostilité principielle à l'Occident, et, de l'autre, par le
relativisme philosophique et les doctrines du pluralisme et de la complexité.
Si les idées des Lumières ont engendré la civilisation des Droits de l'homme
et de la Révolution et si ses grands noms restent Voltaire, Montesquieu
Rousseau et Kant, la rupture du rationalisme avec la pensée de la tradition,
s'incarnant politiquement dans les courants jacobins, contesta radicalement
les idées reçues et l'ordre établi.
Dans le climat du renouveau intellectuel du XVIIIe, l'opposition aux
Lumières se fit cependant au nom de l'affirmation d'une « autre modernité »,
qui eut pour pères spirituels Edmund Burke (1729-1797 - historien anglo-
irlandais) et Johann Gottfried Herder (1744-1803 - pasteur et patriote
allemand).
Ceux-ci réfutèrent les idées universelles au nom de l'importance des
communautés originelles, le peuple ou l'ethnos, la Gemeinschaft au lieu de la
Gesellschaft, seules matrices culturelles de l '« essence» spirituelle
d'individu, baigné dans la particularité d'une histoire collective toujours
singulière.
Ce sont là les origines occidentales du conservatisme libéral s'opposant
au déracinement de l'abstraction, de la raison pure et du culte des idées,
faites pour être aimées par elles-mêmes dans le seul but de réinventer le
monde.
Ainsi, sur les fondements d'une pensée more geometrico, une pensée
« sans pères ni ascendants », le jacobinisme engendrera les doctrines du
changement radical de l'homme, de la société et de l'histoire, que l'utopie
marxiste convertira en totalitarisme et en antihumanisme, dans le but de
réaliser une société unifiée et homogène, sans divisions et sans conflits.
Or, puisque les Lumières marquèrent une rupture avec la théologie
chrétienne, les idées de raison pure et le système des droits de l'homme, qui
constituèrent le fondement du libéralisme politique et de la démocratie
représentative, apparurent plus exportables à d'autres contextes culturels,
généralisables à d'autres traditions et à d'autres histoires sociales et
politiques.
Par ailleurs, si la tradition réacquiert aujourd'hui la même légitimité que
la démocratie représentative moderne, le relativisme historique ne devient-il
400
pas la doctrine philosophique plus pertinente ponr comprendre le monde
contemporain, son pluralisme et sa compJexit6 ?
Et la démocratie, comme forme de régime dont la seule source de
légitimité est une fiction, la volonté générale », peut-elle constituer encore
"
le dépassement inévitable de la tradition et le fondement d'un équilibre de
pouvoir propre aux régimes constitutionnels pluralistes, commandant le style
d'tme collectivité ainsi que son histoire?
401
dont 1'« État agnostique et laïc» est l'expression emblématique. La
légitimité de l'État repose désormais sur ça neutralité et son agnosticisme
moral. C'est un État qui renonce à commander l'économie, mais aussi les
consciences. Dans l'évolution de l'histoire de l'esprit européen, il importe de
souligner que le centre de référence des idées est un terrain de lutte et de
combat. En effet, l'accord ou le désaccord principal auquel tout le reste est
subordonné permet d'atteindre l'évidence des choses, la compréhension des
phénomènes et l'ordre de participation dans la vie sociétale. Cette migration
européenne des centres de référence intellectuels d'un terrain à l'autre,
désacralise progressivement l'histoire de la pensée européenne, la neutralise
et la dépolitise. L'humanité européenne a accompli en cinq siècles une
complète migration du terrain de la lutte vers un terrain neutre allant de la foi
vers l'agnosticisme, des guerres de religion aux guerres nationales, puis
économiques et pour finir idéologiques.
Dans cette transition il y a eu déplacement successif du terrain du
compromis général, qui de confessionnel, devient national, puis social et
enfin idéologique et pour terminer neutre. Au bout du parcours la neutralité
spirituelle et politique parvient à atteindre un état de néant spirituel, celui
d'une politique sans âme. C'est à ce stade, le stade du vide de l'esprit, que
triomphe une nouvelle idée, abstraite et dépassionnalisée, sécularisée et
dépolitisée, celle de l'Europe comme État postmoderne, un État sans État,
une politique sans politique, un pouvoir sans autorité, une désacralisation
sans légitimité; une forme d'État sans sujets, car l'idée même de citoyen se
traduit en un concept vide et totalement désincarné.19
19
Ce procès aurait traversé quatre phases:
1. la première du théologique (XVr) au métaphysique (XVIIe), une époque
marquée par la transition du savoir-mathématique et scientifique, vers un grand
système rationalisé de type métaphysique;
2. la deuxième (XVIIIe), empreinte par la vulgarisation théiste à grande
échelle des résultats du XVII", poursuivant le travail parallèle de l'humanisation
et de la rationalisation. Période où la critique est utilisée contre le dogme;
3. la troisième phase, du XIXe siècle, celle de la morale humanitaire, une
phase intermédiaire d'hybridation entre le moralisme du XVIIIe et l'économisme
du XIXe. Les catégories centrales de l'existence humaine reposent ici sur la
production et sur l'industrialisme. Dans cette phase, l'essence de l'économie, le
«mode de production », définit selon Marx non seulement les formes de l'esprit
et le mode d'organisation du pouvoir, mais la succession des époques
économiques de l'humanité. Le XIXe est le siècle de la naissance de l'idée de
progrès où la vieille foi du miracle se transforme en une religion du miracle
technique et, au XXe, en une foi religieuse de la technique et en pouvoir
dominant du technicisme ;
4. la quatrième phase, le XXe siècle de fer, de sang et d'acier, a été vécu
comme l'heurt gigantesque et terrible entre les deux utopies révolutionnaires, de
droite et de gauche, en même temps comme une période de conversion des
contenus spirituels de l'époque dans la double direction, de l'idéologisation et de
la sécularisation de l'espoir de Salut.
402
On ne peut plus combattre pour un principe, car on ne peut combattre
contre l'oppos6 de ce principe, soit-il homme, parÜ ou mouvement.
L'idée du politique comme sphère de la «violence conquàante >? a
disparu, puisque, dans la pensée du libéralisme, le concept politique de
« lutte» devient « concurrence» sur le plan économique et « discussion ou
débat» sur le plan spirituel.
Le peuple se transforme en opinion et le « citoyen» en consommateur de
communication et de messages.
Les programmes des autorités se calquent sur les attentes et les
revendications de la masse ou de la rue et les marginaux de la cité et des
cités ébranlent la cohésion des sociétés au nom d'identités refoulées et de la
subversion des pouvoirs en bandes.
403
l'ennemi est le présupposé de crises et de conflits constituant les révélateurs
de formes d'inimitiés antérieures.
Nous nous bornerons à analyser les différentes typologies de l'animus
hostilis et donc des relations d'hostilités possibles pour la sécurité de
l'Union. Leur variation recouvre l'éventail des relations extérieures ou
intérieures selon les conjonctures et les situations. Ces variations s'appellent
alliances ou coalitions à l'extérieur et cohésion stratégique à l'intérieur.
Ainsi, nous reviendrons sur la matrice principielle du concept d'ennemi et
.
sur ses figures.
Est un «ennemi» public, l'acteur étatique ou subétatique, qui, par sa
philosophie, par ses ambitions ou ses intérêts, porte atteinte à la sécurité de
l'Union, à son intégrité territoriale et à celle de ses États membres, ainsi
qu'à la cohésion stratégique des sociétés européennes.
. Est un «ennemi » latent l'acteur régulier, ou l'organisation irrégulière qui,
par ses déclarations d'hostilité et de haine, par son comportement violent
ou menaçant, par ses agissements terroristes évidents et occultes, porte à
maturation un danger imminent et grave pour l'Union européenne20, ses
États membres et ses citoyens, en faisant usage ou menaçant de faire usage
de la force et de capacités conventionnelles, balistiques, nucléaires,
20
Un débat est en cours aux États-Unis et aux Nations unies, sur la recherche d'un
juste équilibre entre le droit à l'autodéfense et 1'« action préemptive » pour contrer l'absence
actuelle de toute règle commune au sujet d'une menace imminente et grave.
La quête des certitudes quant à la nature de la menace et à 1'« imminence » de sa
.
mise à exécution engendre une série de dilemmes qui ont pour objet:
la nature du système international et le rôle de la dissuasion dans le cadre d'un
environnement où plusieurs équilibres doivent être assurés simultanément par une
. balistiques et nucléaires;
la difficulté de négocier avec des organisations ou des régimes perturbateurs,
autocratiques et proliférant s, en leur accordant des garanties de sécurité dans leur
agression;
Cette inversion des rôles entre agressé et agresseur virtuels mais désignés et la
prime accordée à l'agresseur en cas d'attaque conforte la liberté d'agir en premier et restreint
le droit de l'agressé à l'autodéfense.
La reformulation du principe de sécurité et d'autodéfense et le renouvellement de
l'axiomatique de la menace et de sa perception sont à la base de l'adaptation des principes de
la légalité et de la légitimité internationale aux réalités du monde contemporain.
Si, face aux menaces nouvelles, chaque acteur est dans l'obligation de redéfinir les
règles de sa riposte aux vulnérabilités et aux défis émergeant s, une convergence des États
majeurs de la planète peut parvenir à définir les nouvelles conditions de la riposte individuelle
(unilatérale) ou collective (multilatérale) dans le cadre d'un droit universel reformulé et
adapté à notre époque (voir en ce sens Henry Kissinger, Le Monde du 21 avril2006).
404
biologiques, seul ou en liaison avec d'autres acteurs, bannis par la
communauté internationale et par l'ordre légal interétatique.
. L'ennemi n'est pas toujours l'agresseur au sens de la logique juridique,
pénale et criminelle du droit public international. L'ennemi est l'incarnation
d'un danger ou d'un risque politique objectif, la source et le présupposé de
l'agression, le perturbateur de demain. L'ennemi préexiste à l'acte agressif
et il en est la cause et l'origine. C'est le rapport d'inimitié qui constitue
l'essence et la source des phases et des mutations successives de l'hostilité
et son actualisation événementielle ou circonstancielle, préemptive ou
défensive.
. Est un « ennemi » géopolitique de l'Union, de ses États et de ses citoyens,
tout acteur ou tout actant, qui porte atteinte à la stabilité mondiale,
régionale ou locale, utilisant la force ou la menace directe ou indirecte
d'emploi de la force dans le but de provoquer des tensions ou des crises
graves; en agissant par la subversion idéologique ou politique appuyée sur
la subversion armée, ou visant à conquérir et subjuguer les esprits par
l'intimidation ou le chantage.
. Est un «ennemi»
vision du monde,
idéologique, l'actant étranger qui tend à instaurer une
une philosophie ou un régime éthico-politique
incompatible avec l'histoire, le système des droits, des valeurs et des
croyances existantes au sein de sociétés européennes désormais
multiculturelles.
. Est un «ennemi»
civilisationnel,
total ou systémique le perturbateur stratégique
porteur d'une remise en cause de la balance of power et de
et
405
des sÜuations de tensions de crise. Par aineurs, elle ôte aux modalités
diplomatiques la possibilité de gouverner le système international. Et
puisqu'il n'existe pas un monde de seuls amis, (de la démocratie ou de
libe11é), il interdit de faire le partage entre la politique de compromis et la
politique de coercition, entre multilatéralisme et unilatéralisme. La limite du
concept de sécurité est dans la dilution de la personnalité de l'Union dans till
tout politiquement hétérogène, le multilatéralisme des Nations unies, où les
États démocratiques coexistent avec des États voyous, des États
autocratiques et des États en faillite. Il en résulte une autre «limite» de
rUE, son aveuglement et sa cécité conceptuelle. En réalité la caractéristique
plincipale d'mIe puissance est son unilatéra1isme, autrement dit l'évaluation
indépendante et autonome de ses choix essentiels, ne comportant pas de
dilution de la volonté d'affirmation de son identité et de son avenir, au sein
des délibérations d'une enceinte IlHlltilatérale, les Nations unies, à l'âme
«servile et docile », une enceinte qui n'est guère l'expression de la
puissance de la paix et de son idéal, mais le simple substitut de la puissance
qui lui fait défaut.
406
entre phénomène terroriste et responsabilité des États, utilisant l'arme
terroriste pour porter des coups qu'ils ne peuvent plus assener directement.
Ainsi, la menace de fond, indéterminée et générale de « l'état de nature» de
Hobbes, se précise dans certaines circonstances comme une «menace
critique », dépendant essentiellement de la perception d'un acteur. C'est
pourquoi l' «agression virtuelle» dont être en mesure de «prendre le
devant» d'une situation de danger (action préemptive), et cela dans le cadre
d'un droit d'autodéfense reformulé.
La frappe unilatérale désarmante (préemption), sans préavis tactique ni
manœuvres dilatoires, risque de supprimer la distinction entre conditions
générales de risque et conditions régionales spécifiques de dangerosité
individuelle. À la dynamique classique de la vérification des capacités
(balistiques et nucléaires) et du déploiement constaté des systèmes de tir
permettant de remonter à l'intentionnalité d'un acte hostile imminent, la
chaîne des preuves de la «volonté agressive» peut rejaillir vers des
moments intangibles et invérifiables (acquisition de techniques et savoir-
faire). Cette intentionnalité relève du jugement politico stratégique et de la
prééminence de considérations systémiques, géopolitiques et historiques.
Le désarmement de l'adversaire (agresseur virtuel) est strictement
associé, dans le but de l'action (Zweck et non Ziel) à un changement de
régime politique. Dans le cas de la « menace terroriste» et de la difficulté de
fournir toutes les preuves des relais et des appuis logistiques, indirects et
tactiques, le seul jugement de l'action est de nature politique, affranchi du
juridisme des pièces à conviction. En effet, la survie et la sécurité relèvent de
la logique existentielle de l'état de nature et guère de la «communauté
policée de la sécurité internationale. Avec l'abandon des critères factuels et
de ceux des compromis possibles, la nouvelle identification de la menace
relève d'un état latent d'hostilité (condition vérifiable) et de la «nature»
politique de l'adversaire (psychologie du décideur, régime politique, enjeux
géostratégiques, etc.).
L' «action préemptive» opère en outre un linkage volontaire entre
containment et roll back, isolement et déstabilisation.
L'identification, la résistance ou la réactivation extérieure de la menace
ne sont pas sans liaison avec la «cohésion stratégique» interne, vu le
caractère composite ou «multiculturel» des «sociétés occidentales ». Les
choix conjoncturels des fins et la détermination des moyens, dans toute
politique active à l'échelle internationale ne peuvent être dissociés de la
considération que la guerre n'est guère un acte isolé et que celle-ci est
marquée par l'expression culturelle et sociétale de l'acteur qui la mène et de
l'idée, de l'ambition ou du sens de la mission que cet acteur poursuit à
l'échelle historique ainsi que de la figure politique du monde qu'il prétend
construire. Dans toute politique active, la «démocratie armée» est la
condition sine qua non d'une action autrement impensable.
407
Ainsi, la « démocratie» vit dans le dilemme de « ne pas agir» face à un
danger imminent au risque de mettre en danger la sécurité de ces citoyens,
ou d'« agir» et donc de porter atteinte aux libertés civiles à l'intérieur et au
droit international à l'extérieur.
L'action préemptive, comme action militaire prise en l'absence d'un
avertissement tactique, n'est qu'une reformulation de la première frappe de
la doctrine de dissuasion, mais elle s'assimile à la riposte graduée plutôt qu'à
la riposte massive. Dans la phase actuelle, les États-Unis veulent refouler le
terrorisme et non pas seulement le contenir. Dans le containment, de
l'époque de la guerre froide les États-Unis ne se souciaient de ce qui se
passait à l'intérieur du bloc communiste que dans la mesure où cela prenait
une dimension offensive et expansive. Aujourd'hui, on est passé à une forme
de roll back qui consiste à agir contre des régimes autoritaires, à les
déstabiliser et à les reconstruire. Le nation building est une pièce maîtresse
de la stratégie qui s'appelle « démocratisation », et comporte un changement
des régimes politiques dans les États aux bases sociales non viables. Les
attentats du Il septembre ont provoqué une révision de la politique
extérieure des États-Unis vis-à-vis des autocraties qui ne respectent pas leurs
peuples ni les droits élémentaires. Vis-à-vis de ces États, Richard Haas a
élaboré la doctrine des «limitations de souveraineté» applicables aux
régimes autoritaires et intégristes. À une « souveraineté fictive» doit faire
place une « souveraineté limitée ». Il n'existe plus, aujourd'hui, une alliance
stratégique entre les USA et les régimes régionaux, justifiée par la présence
d'une menace politico-idéologique à caractère systémique. Si l'inaction
engendre une stabilité illusoire au Golfe, l'action générale génère du nation
building. Or, si le terrorisme est une tactique, quelle est la stratégie pour
combattre la menace terroriste dont les finalités restent générales et les
méthodes multiformes?
408
XXI. « L'EUROPE ET LA GRANDE STRATÉGIE»
VERS UN MULTIPOLARISME COOPÉRATIF
.
réalités méritent rétlexion et rappel :
la durée d'un processus
l'avance » ;
dont l'issue « ne peut être garantie it
409
XXI.l L'UE, LES PARTENARIATS PRIVILÉGIÉS (AVEC L'UKRAINE, LA
MOLDAVIE, LA GÉORGIE, L'AZERBAÏDJAN ET L'ARMÉNIE) ET
LE «PACTE DE STABILITÉ DU CAUCASE DU SUD ET DE LA
GRANDE MER NOIRE » (CADRE ORGANISATEUR RÉGIONAL DE
RÉORIENTATION GÉOPOLITIQUE ET STRATÉGIQUE DE L'UE)
410
XXI.2 UNE TRANSFORMATION DE L'ÉQUATION STRATÉGIQUE EN
ASIE CENTRALE
1J
Les «Balkans eurasiens »constituent, selon Brzezinslù. une mosaïque ethnique. le
411
Cette réorientation du processus d'élargissement comporterait une
transformation de J'équation stratégique, qui va du Caucase à l'Asie centrale
et k cœur de la tene centrale, au golfe Persique.
D'autres progrès seraient possibles autour de trois objectifs majeurs,
J'allègement de l'hostilité du monde arabe envers Israël, l'éradication
progressive l'islamisme et du tenorisme et enfin une responsabilité
partagée de l'environnement conflictuel la prolifération nucléaire de la
part de rUE et des
cœur d'une vaste "zone de pouvoir vacant» et d'instabilité interne. Ils regroupent neuf pays:
le Kazakhstan. le Kirghizistan. le Tadjikistan. l'Ouzbékistan. le Turkménistan. l'Azerbaïdjan,
l'Arménie. la Géorgie et l'Afghanistan. On peut y inclure la Turquie et l'Iran (voir carte en
annexe ).
412
Dès lors, il est hnpératif pour rUE de donner une réponse constmctive et
un cadre cohérence à un ensemble de pays22, à qui il est impossible
d'accorder une adhésion pleine et donc un partage de souveraineté, mais
pour qui il demeure indispensable d'inventer de nouveaux cadres de
coopération et de nouveaux laboratoires sociétaux pour la résolution des
problèmes globaux.
413
Le « pacte de stabilité du Caucase du Sud et de la grande mer Noire» a
une portée politique englobante et générale, car il a vocation à intégrer,
coordonner et réorienter l'ensemble des initiatives régionales menées
jusqu'ici par l'UE. En particulier celles qui ont été inspirées au principe de la
Politique Européenne de Voisinage (PEV) ou de la coopération économique
autour de la mer Noire (BSEC).
Ces initiatives demeurent d'utiles instruments de réflexion qui peuvent
élargir le champ d'action existant et constituer des plates-formes potentielles
pour des formes de dialogue plus large entre ces pays et l'UE.
Cependant, il est utile de souligner que le « pacte de stabilité du Caucase
du Sud et de la grande mer Noire» est un concept géopolitique à portée
stratégique. Il dépasse et reformule les politiques d'élargissement et de
voisinage qui ont pour paradigme l'Europe, l'UE, les institutions
communautaires. En effet il unifie ces politiques partielles sous le primat
d'une vision sécuritaire globale. Son but principal est de souligner que la
stabilisation de cette région charnière affecte directement la sécurité
mondiale de l'UE et sa stratégie énergétique.
L'idée centrale du « pacte de stabilité du Caucase du Sud et de la grande
mer Noire» repose sur l'unité conceptuelle d'un nouveau paradigme,
l'Eurasie, unité géopolitique et stratégique majeure, car elle demeure le
grand balancier du pouvoir mondial. Cette unité conceptuelle déterminera la
politique étrangère de sécurité et de défense de l'UE et celle des puissances
majeures de la planète, les États-Unis, la Russie et la Chine. Mais elle dictera
également la conduite des puissances régionales moyennes comme la
Turquie et l'Iran.
L'UE a donc un intérêt primordial à la reformulation des ses paradigmes
et des ses critères d'analyse et de décision et, à partir de ceux -ci, à
l'harmonisation, la coordination et la hiérarchisation de ses politiques
d'intervention et d'influence. Ces différentes politiques auront désormais
une portée planétaire et pas seulement sectorielle.
La catégorie des réflexions a laquelle appartient le projet de « pacte de
stabilité du Caucase du Sud et de la grande mer Noire» est celle de la
politique mondiale, de la « gouvernabilité » internationale, de la Weltpolitik
et de la balance of power. Ce pacte est déjà en lui-même et en son concept,
de nature systémique, une forme de Machtpolitik.
En revanche, la sous-catégorie à laquelle appartient la politique
d'élargissement et de voisinage est celle de la « gouvernance » et de ce fait,
414
des compromis et des ajustements, et pas celle des solutions de pacification à
valeur permanente et stable.24
Quant à la sémiotique, si le « pacte de stabilité du Caucase du Sud et de la
grande mer Noire» évoque celui promu par l'VE dans les Balkans
occidentaux, la différence y est radicale.
Le premier a été conçu dans un échiquier régional comme plan d'urgence
et de manière réactive, suite à l'effondrement d'une société, à l'opposition
violente de deux modèles culturels et à l'essoufflement du système de
pouvoir et d'équilibres dictés par les particularismes locaux. Le deuxième
désigne une grande stratégie, proactive et de stabilisation, à partir d'un
paradigme central, l'Eurasie, et d'un seul et grand échiquier, l'échiquier
mondial. Cela implique la participation directe de l'VE à la gouvernabilité
du système international.
Dans ce pacte et au sein des États concernés, les peuples et les États qui
en feront partie, ne sont guère des sinistrés, des désastres et des humiliés de
l'histoire, administrés et soumis à tutelle, mais des alliés et des fédérés, des
24
Au sens large, le terme de «gouvernance» est pertinent pour analyser les
problèmes des communautés amalgamées, dont le but est principalement le renforcement de
la paix entre des États souverains qui ont établis des normes et des institutions communes, où
le dialogue et le consensus interne ouvrent la voie à des unions d'États. Il en découle que les
problèmes de la participation et de la légitimation politique ne peuvent être résolus dans le
seul cadre du partage des pouvoirs ou d'une meilleure gouvernance. Le besoin de définir la
«bonne gouvernance» et d'en reformuler les critères de pertinence traduit aujourd'hui
l'éloignement et la crise de l'action publique et la difficulté de concilier et surtout de justifier,
par une plus grande visibilité, l'effort déployé par les autorités. Le but général en est de rendre
compatible la multiplicité des intérêts privés avec l'« intérêt général ». Dans ce cas le mot de
« gouvernance » désigne une politique néo-institutionnaliste à base rationnelle. L'objectif de
cette politique consiste à maximiser l'emploi des moyens institutionnels en vue de
l'élargissement des bases de la légitimation politique. Le présupposé principal de la
gouvernance est que l'« intérêt partagé » est le principal élément unificateur de la coopération
internationale et donc du processus d'intégration européenne.
Dans un monde en globalisation accélérée, le concept d'organisation internationale,
axée sur une coopération accrue, et visant des relations prévisibles et pacifiques, s'est dilué,
d'abord, dans la notion de «régime »et, aujourd'hui, dans celui de «gouvernance globale ».
Amputé de la voix de la sécurité collective, d'ordre des hégémonies ou encore d'alliance, le
schéma explicatif de la « gouvernance globale » est faible.
Celle-ci ne participe pas vraiment à la création d'un «ordre international », au
sens plein du terme, ni à l'élaboration de droits universels (non-recours à la force, non-
intervention, respect de l'indépendance politique et des droits de l'homme), ni à leur
application uniforme. L'absence de consensus international sur les conditions pratiques de
leur mise en œuvre, exigeant la réunion de critères objectifs et subjectifs à chaque fois
spécifiques, restreint la notion de «gouvernance globale» aux seuls aspects de gestion,
purgés des traits saillants des divergences et donc d'autres visions de la politique. La
«déterritorialisation» de l'ère« post-westphalienne» engendre l'illusion d'une société civile
en germe, érodant certes l'ordre des souverainetés, sans pour autant changer la donne de sa
« gouvernabilité » ou d'atténuer la dimension, de plus en plus impérative, d'une « stratégie
globale ».
415
acteurs à part entière de leur propre lÜstoire, entrés volontairement dans une
aUiance régionale et à caractère intergouvernemental où le prix de l'adhésion
est la démocratie et la liberté. Ni la tutelle, ni la colonisation, ni la contrainte,
ni le collapse sociétal, mais le désenclavement, la communication maritime
et terrestre, le décollage économique et la respiration du monde.
.
Les objectifs de cette percée sont au nombre de quatre:
développer
énergétiques,
un accès différencié aux ressources de la région. surtout
en alternative au Golfe. en particulier dans les situations de
crise
. prévenir l'extension des wnes de conflit à proximité de l'Europe du Sud-
Est et du Golfe:
. éviter sur cette région centrale l'hégémonie d'une seule puissance (Russie,
Chine.
416
. étendre des garanties de stabilité et de sécurité à Moscou, Téhéran et Pékin.
417
comme puissance mondiale informelle et influente en seraient ainsi
sensiblement favorisées.
Face aux USA et à l'Asie montante, l'UE doit élaborer d'urgence une
géopolitique des ressources dont l'absence réduit les marges de manœuvre
de J'Union dans le monde.
Si l'Asie représente aujourd'hui 35,6 % du PIB mondial (pays
industrialisés; Japon, 7,5 %. pays en développement: bassin pacifique,
Chine, %)"5 contre 26,1 % de J'UE (UE à quinze, 21,2 % ; pays
de l'Est, 4,9 dans lme perspective rapprochée, l'économie chinoise et,
de pr.?:s,l'économie indienne auront dépassé les trois économies les plus
performantes et les plus puissantes d'Europe: l'allemande, Ü'ançaise et
l'anglaise, inversant le jeu des investissements productifs et financiers.
L'augmentation prévisible de la demande mondiale d'énergie, qui devrait
avoisiner en 2030 60% du volume actuel, sera accaparée, à hauteur des deux
tiers, par la Chine27 et par l'Inde.
418
Par conséquent, des milliers de milliards d'euros devront être investis
pour couvrir l'ensemble des besoins mondiaux. Si l'Europe n'arrive pas à
élaborer une stratégie énergétique cohérente, investissant dans la
différenciation des ressources (énergie solaire, éolienne et nucléaire,
accompagnée des technologies de l'hydrogène), l'UE verra grandir sa
dépendance énergétique au profit d'une Asie en développement, surpeuplée
et davantage consommatrice de pétrole et de gaz naturel. Ainsi, son influence
directe en Eurasie demeure une question vitale non seulement pour la paix et
la stabilisation de la région, mais également pour sa propre survie et pour la
stabilité mondiale.
419
Celle-ci va de la mer Noire à la mer Caspienne et de l'Asie centrale à
l'Atlantique. Elle affecte comme telle la « communauté des démocraties» et
plus en profondeur, l'ensemble des intérêts géopolitiques de la communauté
euro-atlantique.
Par une sorte de diffraction culturelle et géopolitique, l'axe baltique
(Estonie, Lituanie, Lettonie et Pologne) la grande mer Noire (Ukraine,
Moldavie, Géorgie, Azerbaïdjan, Arménie et Turquie), à laquelle s'ajouteront
les deux nouveaux pays de l'élargissement, la Bulgarie et la Roumanie,
renforcera le club des nouveaux amis de la démocratie, secouant ainsi
l'ensemble des pays islamiques du Sud-Est asiatique et donc les grands
Balkans eurasiens.
L'évolution prudente de la Chine répercute cependant cette vague vers le
Pacifique. Ainsi, une orientation et une préférence politique initiale,
d'inspiration pluraliste, venant de pays bien identifiés, produit des
répercussions insoupçonnées dans les équilibres de puissance globaux.
C'est dans ce cadre que doivent être situées les négociations de l'VE avec
la Turquie, un cadre qui comporte un tracé des élargissements qui s'arrête à
la Bulgarie et la Roumanie, mais qui demeure ouvert, sous forme de
partenariats privilégiés, à l'ensemble des pays qui font partie de la zone,
l'Ukraine, la Moldavie, la Géorgie, l'Azerbaïdjan et l'Arménie.
Dans ce cadre, un pacte de stabilité politique, modernisateur et
réformateur, doué d'un potentiel de développement et de croissance élevé
réduirait le terrorisme et les trafics illégaux, ouvrirait une nouvelle
dimension à la démocratie politique et sociale et justifierait la viabilité des
formes d'intégration et de régionalisme économiques.
C'est également dans ce cadre que doit être comprise la réorientation de
la Roumanie démocratique de Traian Basescu, dont la perspective d'un
nouvel axe de politique étrangère « Bucarest/Londres/Washington » porte en
soi, à défaut d'une réflexion géopolitique de l'UE, un élément de fracture et
de crise au sein de la PESC/PESD.
Les voies à parcourir par l'UE dans ses négociations avec la Turquie
doivent être complétées par les opportunités d'associer la Russie à ces
initiatives régionales, dans un souci de coopération, de développement et
surtout de sécurité. Ce serait contre-productif de l'exclure ou d'en limiter les
formes à des aspects économiques ou énergétiques.
Le partenariat sécuritaire avec la Russie28 dans son aspect hard serait une
opportunité pour celle-ci, à condition qu'elle soit maîtrisée par l'UE, et dans
son aspect soft, elle serait centrée sur le développement régional et sur la
promotion démocratique de la société civile.
28
Partenariat stratégique.
420
XXI.8 LE « PACTE DE STABILITÉ DU CAUCASE DU SUD ET DE LA
GRANDE MER NOIRE» ; VERS UN MULTIPOLARISME
COOPÉRATIF
421
Au niveau du système international, il représenterait le relais manquant
dans l'évolution vers une forme de multipolarisme coopératif et vers des
formes d'interdépendances régionales.
à Oxford (de 1887 à 1905), puis à la London School of Economics and Political Science (de
1895 à 1908), est le fondateur de la géopolitique classique, celle qui oppose la terre et la mer.
Il a exposé ses théories dès 1904 et les a révisées quarante ans plus tard, dans le contexte de la
Deuxième Guerre mondiale. La vision mondiale de la géopolitique de Mackinder est celle
d'une « île mondiale » organisée autour d'un pivot, le heartland, centre de gravité de tous les
phénomènes géopolitiques. L'Eurasie, inaccessible à la puissance maritime, a pour cœur
l'Asie centrale. Celle-ci est protégée par un croissant de zones faisant obstacle à la pénétration
depuis les côtes, l'inner crescent constitué par la Sibérie, l'Himalaya, le désert de Gobi, le
Tibet. Plus loin se trouvent les pays ayant accès aux océans, le coastland. Au-delà des mers
qui délimitent l'île mondiale se trouve l'outer crescent, composé de la Grande-Bretagne et du
Japon. Enfin, plus loin encore est situé le Nouveau Monde, dont le cœur est représenté par les
États-Unis. L'ensemble des phénomènes géopolitiques se résume en une lutte entre le
heartland et l'outer crescent. La doctrine de Mackinder est caractérisée par la doctrine de la
suprématie de la puissance continentale: « Qui tient l'Europe orientale tient le heartland, qui
domine le heartland domine l'île mondiale, qui domine l'île mondiale domine le monde. »La
hantise de Mackinder était une alliance entre l'Allemagne et la Russie qui auraient ainsi
dominé l'île mondiale. C'est pourquoi le cœur du monde doit être encerclé par les alliés
terrestres de la Grande-Bretagne. Cette dernière doit contrôler les mers, mais également les
terres littorales qui encerclent la Russie, c'est-à-dire l'Europe de l'Ouest, le Moyen-Orient,
l'Asie du Sud et de l'Est. La Grande-Bretagne elle-même avec les États-Unis et le Japon
constituent le dernier cercle qui entoure le cœur du monde.
422
XXI.9 LE RÔLE DE LA RUSSIE ET LES INTERDÉPENDANCES
RÉGIONALES ÉQUILIBRÉES
423
et renforcerait l'entente euro-américaine dans le monde, en rapprochant cette
zone chami~re de l'Europe.
Cette vision européenne de la mullipolarité serait basée sur un ensemble
d'interdépendances régionales équilibrées et intégrées. plus fondées sur la
gouvernance que sur la gouvemabilité, plus coopératives qu'antagoniques.
Cette vision ne s'oppose pas à la dominance coopérative de l'unipolarisme
américain élargi à l'Europe et tient compte davantage des évolutions plus
récentes de la politique mondiale. Elle induit l'Europe à mieux profiler sa
personnalité internationale, lui permettant de faire face aux nouveaux défis
de la globalisation et de r écosyst~me et au degré très élevé de complexité
qui les cm'actétise.
Après l'implosion de l'Union soviétique et l'effondrement du bloc de
l'Est, nous entrons dans une troisième phase de l'hérHage de la postguerre
froide, et donc de la logique de la stabilisation des relations politico-
stratégiques, par les élargissements conjoints de rUE et de l'OTAN,
mm'qués pm' le sommet de Varsovie, puis de Vilnius et, après le 11 septembre
et la lutte internationale au terrorisme, par la « phase de Kiev et de Tbilissi ».
",-W,-,.",W.,'.:!S>1
.
de ses intérêts propres, pourrait satisfaire à une série d'objectifs:
fixer les limites de l'UE,
demandes d'adhésion, et
ainsi que celles des élcu'gissements
soutenir ses choix à raide de
et des
moyens
conséquents;
424
. faire de
redéfinie ;
un partenaire influent dans une politique mondiale
425
anneau des terres qui définit les bornes intérieures de l'Europe et de l'Asie?
Comment faire en sorte que les lacs de cette zone-clé deviennent des facteurs
de désenclavement et de communication et que le « croissant instable» qui
va de l'Atlantique à l'Indus favorise les voies de transit et d'ouverture pour
les puissances terrestres entre la masse de l'Est, à dominance sinique,
mongole et turque et l'ensemble de l'archipel occidental de l'Asie, l'Europe,
à dominance anglo-saxonne et nordique?
Dans quelle dynamique de changement canaliser les inégalités du
processus d'urbanisation, de vieillissement des populations et de
déséquilibre démographique entre le Nord et le Sud? Peut-on passer sous
silence la convoitise des ressources en phase d'épuisement rapide, en Asie
centrale, le déplacement de l'axe de gravité de l'ensemble des économies de
la planète et la montée des périls venant de la bordure des grands Balkans
eurasiens et de l'Asie pacifique?
Chaque puissance politique assigne une fonction stratégique particulière
au pivot des terres, au sein duquel l' ordre des inégalités fait en sorte que la
prolifération des moyens de violence et de coercition incite au
développement du terrorisme, tenant place, dans la logique des miséreux,
d'une orgueilleuse stratégie de dissuasion et de ce fait de la fonction, bien
connue, d'égalisateur de puissance aux mains de «pouvoirs et d'États
parlas ».
Dans le même temps une humanité indésirable et un sous-prolétariat
extérieur ont repris leurs grandes transhumances vers les mégalopoles des
pays « civilisés », où une sourde dialectique de violence, se polarisant autour
du sentiment de « rejet» des «hôtes» et de rancœur des « intrus », trouve
dans le radicalisme religieux un aliment et un facteur rédhibitoire de la
« guerre intérieure », la guerre des banlieues et des villes.
Par ailleurs, jusqu'à nouvel ordre et donc jusqu'à la première grande
confrontation nucléaire, la plupart des responsables des questions de sécurité
se trouvent dans une phase de conscience pré atomique et les mentalités
traditionnelles, prépondérantes, n'ont pas pris la mesure de la perspective
d'un cataclysme nucléaire, toujours immanent en Asie, en raison de la
prolifération horizontale et balistique des armes de destruction massive.
Dans la prospective d'Hégémon et du point de vue géopolitique, une
Fédération de Russie fortement décentralisée en Asie centrale et dans le
Caucase du sud, afin de répondre aux aspirations de ses multiples
nationalités, serait «équilibrée» géographiquement, économiquement et
culturellement au Nord par l'Allemagne, séculairement complémentaire du
monde slave et au Sud, en Asie mineure, par le bastion incontournable de la
masse continentale turque.
426
Dans ces deux cas, selon les circonstances et les enjeux, les États-Unis
soutiendraient alternativement l'un ou l'autre de ces trois acteurs, afin de
modérer la quête de puissance de chacun d'entre eux.
En ce sens le «Riuùand extérieur» de Spykman30 visant à contenir la
masse eurasienne sur les bordures occidentales et méridionales de la terre
centrale, perdrait de son importance et les pays péninsulaires de la « marge»
atlantique, Espagne, France et Italie, deviendraient les «arrières », non
décisifs, d'une projection de la puissance hégémonique vers le golfe
Persique et le grand Moyen-Orient.
30
Dans Géographie de la paix, publiée un an après sa mort, Nicholas Spykman
(1893-1943), père de la théorie du containment et géopoliticien et géostratège déterministe,
argue que la « balance du pouvoir » en Eurasie affecte directement la sécurité des USA. Son
idée centrale repose sur le constat que la mobilité maritime œuvre de nouvelles possibilités à
une autre structure géopolitique, celle des « empires étrangers ». Nicholas Spykman adopte la
distinction géographique du monde définie par H. J. Mackinder: le heartland, Terre centrale
ou Central Asia; Ie Rimland, inner crescent ou marginal crescent; offshore, Island
Continents (le outer or inner crescent). Ces zones sont subdivisées en trois portions
géographiques et climatiques: the European Coast Land, the Arabian Middle-East Land, the
Asiatic Monsoon Land (Indian Ocean, Littoral, distinct et séparé du Chinese Land, au plan
naturel et civilisationnel). Les deux continents qui flanquent l'Eurasie sont l'Afrique et
l'Australie.
En termes de dynamique historique, Spykman reformule l'opposition et la
dialectique entre puissance de la terre et puissance de la mer et redéfinit ainsi la fameuse
formule de H. 1. Mackinder : « Qui contrôle l'Europe orientale contrôle la Terre centrale; qui
contrôle la Terre centrale (Eurasie) contrôle l'Île du Monde (Amérique) ; qui domine l'Île du
Monde domine le monde ». Avec la formule du «Rimland de l'intérieur» ou inner crescent
en tant qu'espace de mobilisation et de protection des deux zones intérieures, il en résulte que
la zone péninsulaire à l'Ouest et la zone continentale à l'Est constituent un facteur d'ouverture
de la Terre centrale et peut être considérée comme un espace de frontière entre l'Europe et
l'Asie. La véritable exigence de contrôle sur cette zone repose sur l'interdiction à la
réunification de l'espace continental et sur la prévention à la maitrise de celle-ci par une seule
puissance. Interdire l'unification territoriale de l'Eurasie et l'émergence d'une nouvelle forme
de bipolarisation du monde, et décourager l'émergence d'un pouvoir accédant au contrôle
prépondérant des ressources énergétiques de la terre centrale: «Qui contrôle le Rimland
contrôle l'Eurasie; qui contrôle l'Eurasie contrôle la destinée du monde. »
427
XXI.12 LE « RIMLAND DE L'INTÉRIEUR)} OU INNER CRESCENT
428
les terres du littoral qui côtoient J'Atlantique et constituent le premier cercle
entourant le cœur du monde.
Si la suprématie de la puissance continentale appartient demain à la Chine
montante. la réhabilitation du Rimland de J'extérieur et du Rimland de
l'intérieur apparaît à l'évidence comme le seul moyen d'établir une zone
d'interposition et un moyen éprouvé pour contenir l'expansion territOliale et
maritime de l'Empire du milieu en Eurasie, en dehors l'utilisation de
menace verticale.
430
XXI.14 STRATÉGIE EUROPÉENNE ET GESTION DES ALLIANCES
EN ASIE CENTRALE. SUR LES FORMES DE CONSENSUS
ENVISAGEABLES PAR L'DE
431
Dans ce cadre, l'extension géographique la sphère de stabilité et
développement devrait pouvoir concerner, à des titres la Fédération
de Russie dans l'hémisphàe nord et la Turquie dans le plateau anatolien
l'Asie mineure, avec lm prolongement évident de l'int1uence renforcée de
celle-ci dans l'espace turcophone de l'Asie centrale, vivifié par un
partenariat Plivilégié avec l'UE.
432
au Moyen-Orient et plus prometteur pour l'UE au grand Moyen-Orient, en
raison du maillage de ses relations historiques.
L'enjeu est moins d'émanciper et de dissocier les destinées et les
ambitions des deux puissances globales de la planète, l'UE et les USA, et
d'établir entre elles une logique de contrepoids que de les solidariser
davantage, dans leur responsabilité à long terme consistant à apporter des
réponses viables à l'ensemble de l'humanité.
Si la tâche principale de l'UE a été le développement étendu de la
stabilité internationale qui constitue le cadre conceptuel de l'intégration du
continent et sans lequel la construction européenne s'écroulerait de
l'intérieur, le prolongement de cette responsabilité dans la région du Caucase
du Sud et de la grande mer Noire, lui permettrait d'atteindre un niveau de
responsabilités politiques qui dépassent la sphère régionale et atteignent la
stabilité mondiale, dessinant ainsi un partenariat systémique avec les USA.
En particulier, dans la zone visée par le « pacte de stabilité du Caucase du
Sud et de la grande mer Noire », aucun des grands partenaires régionaux n'a
ni la force ni les moyens, ni dispose d'un consensus stratégique lui
permettant de prétendre à la prééminence régionale: ni la Russie, installée
jadis en position de contrôle impérial exclusif, ni la Turquie, dont le passé
périlleux et le présent ambigu ne rassurent leurs voisins, ni même l'Iran,
pratiquant une politique de compétition vigoureuse pour la répartition des
ressources dans la mer Caspienne et un jeu d'insularisation politico-
stratégique dans le golfe Persique.
433
La Russie, ayant accepté, non sans résistances intérieures, la prééminence
de la communauté des démocraties èt des institutions européennes èt euro-
atlantiques dans la détïnition de l'ordre mondial de sécurité, une impulsion
supplémentaire découle pour dans dynamique d'influence, au-delà
des élargissements successifs et de la politique de voisinage, et cela suite à
l'ouverture des négociations pour l'adhésion avec la Turquie.
L'incertitude quant aux finales de ces pourparlers devrait
encourager la Turquie à considérer comme convenant à llne capacité de
retenue dans la région du Caucase, en y développant des relations
d'ouverture et des échanges intensifiés.
permettrait de considérer la longue phase des négociations comme
un test de la bonne volonté de ce pays et comme une adaptation
indispensable aux standards de conduite, internes et internationaux, exigés
dans l'hypothèse d'une adhésion à très long terme.
434
C'est donc sur ces bases que rUE, les USA et la Russie pounaient
reconnaitre l'utilité politique, économique et stratégique d'un «Pacte de
Stabilité régionale du Caucase du Sud et de la grande mer Noire 7>, lancé par
rUE dans le but de promouvoir l'intérêt commtm dans le respect de la
stabilité, de la souveraineté et de J'intégrité territOliale de toutes les nations
de la région. Ce serait là le noyau régional d'un noyau mondial de stabilité,
jetant les bases d'tm système de sécurité eurasien d'envergure
transcontinentale et susceptible d' intluer profondément sur le comportement
des puissances politiques de l'Asie du Sud et de l'Extrême-Orient.
.
ne peut atlronter toute setùe :
Le premier est constitué par le rapprochement
de l'Ouest, ce qui exige une démocratisation
graduel au système européen
progressive tie r« étranger
proche» de jadis et en premier lieu de r Ukraine, de la Moldavie et de la
Géorgie, sortant de la zone d'influence de Moscou.
435
. Le deuxième est l'hostilité croissante de 300 millions de musulmans du
Sud, dont la quête d'indépendance est représentée par les Tchétchènes,
agissant par la terreur jusqu'au cœur de la Moscovie.
436
vis-à-vis des USA, mais d'une conscience géopolitique nouvelle et de la
mise en place de capacités de projection européennes efficaces et crédible.
437
SUR L'ICONOGRAPHIE DU TEXTE
OU L'ÉLOGE DE LA PENSÉE PAR LES IMAGES
438
L'iconographie du livre a été intimement liée aux symboles,
philosophiques, mathématiques ou politiques. Cette recherche a été souvent
difficile, toujours exigeante.
Le réel cache-t-il une musique et la musique un principe premier, une
origine surnaturelle? Nous l'avons cherché par la beauté et par l'icône. Afin
que l'intellection ne soit pas disjointe de l'interprétation, le monde du regard,
l'énergie de la matière, nous nous sommes penchés sur la recherche de leur
unité profonde. Ainsi, d'une collaboration intense et infatigable entre Abou-
Bakr Mokadem-Chouili, fidèle des fidèles et navigateur de l'inconnu, et
moi-même, n'est peut-être pas né le« Gustave Doré» des temps modernes,
mais la tentative d'un genre nouveau, où le verbe et le signe participent
intimement d'une création intégrale.
Porté par des voiles puissantes et poussées au dessus des vagues par la
hardiesse du vent, une autre « surprise» est venue s'ajouter à cette aventure
océane, un marin femme Mia Bertetto Lambot.
Dès lors, le texte, le contexte, la structure, la cohérence, la consécution
logique, le chiffrage, l'espace et le temps s'en sont trouvés unifiés et ont subi
une inflexion, celle d'une courbe cosmique et une accélération sidérale. Les
particules de l'infiniment petit sont entrées de force dans les trajectoires de
l'infiniment grand, redessinées par le maître de l'univers. Dans cet effort
conceptuel, le passage de la comète étoilée de Halley fut appréhendé
confusément par notre regard d'hommes, épris par l'unité de l'œuvre. Que
cette unité t'appartienne, ô lecteur inconnu, grand astronaute de la science
politique européenne. Cette unité de l'idée et du signe a été l'œuvre, comme
à l'origine, d'une Trinité, celle de l'idée, du verbe et de l'action, ou encore,
de la pensée, de l'image et du sens.
Elle t'appartient.
439
TABLE DES MATIÈRES
I. INTRODUCTION 6
442
VI.2 Guerre et géopolitique. Sun Tzu et Clausewitz 88
443
X.5 La puissance globale et ses attributs: le linkage, la diplomatie totale,
1'« alliance globale », la globalisation médiatique et la «guerre hors limite» 134
444
XI.12 Histoire et conjoncture 181
445
XIII.8 Professionnalisme et formation du service. Sur l'académie
diplomatique européenne 226
446
XV5 Contre insurrection et «concept d'inimitié ». «Ennemi », «guerre» et
« tiers intéressé » 257
XV6 Une guerre sur plusieurs fronts. Ennemi réel et ennemi absolu 259
447
XVII. LÉGITIMITÉ ET SYSTÈMES INTERNATIONAUX. DU CONGRÈS
DE VIENNE À L'ÂGE PLANÉTAIRE. LA POLITIQUE EUROPÉENNE AU
TOURNANT DU XXI E SIECLE
' 297
XVII.1 Le Congrès de Vienne et ses fondements 297
XVII.2 L'ordre mondial actuel 299
XVII.3 Morale et intérêt dans les relations internationales 301
XVIIA La « sécurité collective ». Objectifs et principes « Paix par la force »
ou « paix par le droit » ? 303
XVII.5 Le« système Metternich» et l'unité conservatrice de la Sainte-
Alliance. Préservation du statu quo intérieur 305
XVII.6 La realpolitik et la chute du concert européen. Napoléon III et
Bismarck 3m
448
XVIII.2 Le discours juridique et ses fonctions: normalisation, création et
communication 338
XVIII.3 Personnalités et convictions dans l'action des hommes d'ÉtaL 339
XVIII.4 Théorie et représentations 340
XVIII.5 «Grande théorie» et néoréalisme 341
XVIII.6 En quête de la paix. Éthique et politique 343
XVIII.7 Idéalisme légaliste et idéalisme idéologique 345
XVIII.8 Cynisme et réalisme 347
449
XIX.7 Un changement de paradigme: de l'Europe à l'Eurasie. Sur les
« limites »régionales et civilisationnelles. Un seul échiquier, l'échiquier mondial.
383
XX.5 Pour une approche sécuritaire du concept d'« ennemi » et pour une
axiomatique rénovée de 1'« action préemptive » .43
450
XXI.6 La géopolitique des ressources, l'affirmation de l'Asie et la zone
d'influence potentielle de la Chine .48
XXI.7 Axe baltique/grande mer Noire 419
451
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