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Dimensions ontologique
Quoi qu’il en soit, dans ce niveau ontologique, la relation logique entre les termes est
commutative, c’est-à-dire que l’on peut modifier l’ordre des termes sans changer le
résultat. En effet, voir deux noirs est équivalent à être un blanc de la même façon qu’être
un (seul) blanc est équivalent à voir deux noirs — il n’y a pas d’ordre prévalent.
Pour reprendre une distinction de Frege, les expressions « celui qui voit deux noirs » et
« celui qui est un (seul) blanc » ont toutes les deux la même dénotation (Bedeutung en
allemand, mot qui peut être aussi traduit par signification), bien qu’elles n’aient pas le
même sens (Sinn en allemand).
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Voici l’exemple que Frege propose pour différencier sens et dénotation :
a b
« Soient a, b, c, les droites joignant les sommets d’un triangle aux milieux des côtés
opposés. Le point d’intersection de a et de b est le même que le point d’intersection de b
et de c. Nous avons diverses désignations pour le même point et ces noms (« point
d’intersection de a et de b », « point d’intersection de b et de c ») indiquent en même
temps la manière dont ce point est donné. […] la dénotation des expressions « point
d’intersection de a et de b » et « point d’intersection de b et de c » serait bien la même,
mais non leur sens. »1
De la même façon, les expression « celui qui voit deux noirs » et « celui qui est un (seul)
blanc » dénotent le même objet et entretiennent par conséquent un rapport
d’équivalence. Dans ce niveau ontologique aucune de ces expression n’a une valeur
prédominant (d’où leur commutativité), puisque ce qui est ciblé c’est l’identité de l’objet
dénoté. En revanche, chacune a un sens particulier, lié à la manière dont elle fait connaître
l’objet.
1Gottlob Frege, « Sens et dénotation » (1892) in Écrits logiques et philosophiques, Paris : Points
Seuil, 1971, p. 103
2Jacques-Alain Miller, « La lógica del significante » (1981) in Matemas II, 4e édition, Buenos
Aires : Ediciones Manantial, 1994, p. 29
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Dimension du savoir
Nous venons de constater qu’au niveau ontologique le fait de voir deux noirs est
équivalent au fait d’être un (seul) blanc, si bien que l’on peut inverser l’ordre de ces
termes sans perdre l’équivalence. Or, lorsqu’on fait intervenir le savoir, la nuance de sens
révèle une orientation temporelle annulant la commutativité. En effet, le fait de savoir que
l’on est un blanc ne peut aucunement précéder le fait de voir deux noirs. C’est pourquoi
l’équivalence deux noirs :: un blanc, dont la valeur d’évidence serait « instantanée », dont
le « temps de fulguration […] serait égal à zéro », va se moduler (p. 204 [p. 203]).
La proposition conditionnelle qui module l’équivalence logique — « si l’on voit deux noirs,
alors on sait que l’on est un blanc » —, nous permet de repérer une coupure que celle-ci
recèle dans sa subjectivation. En effet, le point de conjonction entre la protase (ou
antécédent) et l’apodose (ou conséquent) est aussi un point de disjonction pour le sujet,
puisque dans la protase il voit et dans l’apodose il sait. Cette coupure crée donc un avant
et un après, une discontinuité temporelle dont l’orientation est bien illustrée par le
symbole de la conditionnalité logique, que l’on place d’habitude justement sur le point de
coupure :
Alors, nous savons que Lacan paraît situer le premier temps logique là où nous avons
repéré la coupure temporelle : « Une instance du temps creuse l'intervalle pour que le
donné de la protase, “en face de deux noirs”, se mue en la donnée de l'apodose, “on est
un blanc” : il y faut l'instant du regard » (p. 204 [p. 203]).
Ceci dit, il me semble plus cohérent avec ce que Lacan dira plus loin dans l’article que
l’instant de voir soit situé au niveau de la protase. Pour le dire plus simplement, l’instant
de voir serait le temps où le sujet, ignorant ce qu’il est, perçoit les données d’expérience,
c’est-à-dire le temps I-0 de notre formalisation.
Puis, dans la mesure où il n’y a aucune raison logique pour distinguer le moment où le
sujet apprend qu’il est un blanc de celui où il se met en branle pour sortir de la prison,
l’apodose correspondrait au temps I-1 de notre formalisation. Ainsi :
I-0 : l’on voit deux noirs → I-1 : on sait qu’on est un blanc
Le sujet noétique
Lacan affirme dans l’article que le sujet de l’instant de voir, c’est-à-dire le sujet
intervenant dans la modulation de l’équivalence logique et « […] qui s’exprime dans
l’ “on” de l’ “on sait que”, ne donne que la forme générale du sujet noétique […] » (p. 207
[p. 206]). C’est donc chez Husserl qu’il nous faut aller chercher les coordonnées du sujet
en question.
Le concept de noèse est mis en avant par lui dans son célèbre ouvrage de 1913, Idées
directrices pour une phénoménologie, bien qu’il ait déjà été employé dans Les
prolégomènes à la logique pure, comme Husserl le signale dans une note en bas de
page : « […] les conditions « noétiques » y sont distinguées des conditions purement
logiques qui sont fondées dans le contenu (Inhalt) de la connaissance ; elles sont elles-
mêmes « fondées dans l'idée de la connaissance en tant que telle et à priori, sans
référence aux particularités empiriques de la connaissance humaine dans ses conditions
psychiques » (Les prolégomènes, p. 238). Par la suite, la noèse désignera le côté de la
conscience constituante par rapport au noème qui désignera le côté constitué, le côté-
objet corrélatif de la noèse »3.
Donc, la noèse est conçue en opposition au noème qui, lui, est de l’ordre de l’objet. De
plus, elle désigne la conscience dans son caractère constituant — l’on pourrait dire actif
— vis-à-vis du noème. Ce caractère relève d’un autre concept fondamental de la
phénoménologie de Husserl, à savoir celui d’intentionnalité, qui est esquissé en ces
termes : « Nous entendions par intentionnalité cette propriété qu'ont les vécus “d'être
conscience de quelque chose” »4.
Il est intéressant de remarquer que, selon Husserl, c’est son maître Franz Brentano qui,
en introduisant la distinction entre phénomènes physiques et phénomènes psychiques et
en définissant ces dernières « [...] par le trait distinctif de l’intentionnalité », donna une
nouvelle lumière au concept de psychisme5. Pour plus de précision, citons le passage
suivant de Psychologie, sorti de la plume de celui qui fût aussi l’un des maîtres de Freud :
« Tout phénomène psychique est caractérisé par ce que les scolastiques du moyen âge
ont appelé l’inexistence intentionnelle (ou encore mentale) d’un objet, et par ce que nous-
même nous nommerions, d’une expression malheureusement non dénuée d’équivoque,
la relation à un contenu, la direction vers un objet (sans entendre par là une réalité) ou
l’objectivité immanente. Tout phénomène psychique contient en soi quelque chose
comme un objet, quoique de manière différente de l’un à l’autre. »6
« Dans les Ideen de 1913, Husserl se place d’emblée au niveau du “vécu” : soit, dit-il, “un
pommier en fleur au milieu du jardin”. La question est de savoir ce que cela veut dire.
Pour le sens commun, il y a d’abord un pommier en fleur au beau milieu du jardin, et
ensuite, non plus au beau milieu du jardin, mais dans ma conscience une représentation
de ce pommier. C’est cette représentation qui est immédiatement vécue par moi, et non
pas le pommier. Mais qu’est à son tour cette représentation, sinon pour ainsi dire un
dédoublement en image du premier pommier ? Alors cela fait deux pommiers, aussi réel
l’un que l’autre, mais pas la perception d’un pommier. Le pommier supposé en image
dans la conscience, il faudrait en effet le percevoir à son tour, d’où un troisième pommier
et ainsi de suite à l’infini. Il faut quand même s’arrêter quelque part, c’est-à-dire trouver
une consciente qui n’ait plus besoin d’en avoir encore une autre derrière elle pour arriver
à percevoir ce qu’elle perçoit en effet.
Somme toute, le pommier extérieur est franchement de trop, vue qu’aucune consciente
n’en peut rien savoir directement, sauf peut-être, selon Kant, la conscience divine qui le
voit comme chose en soi. Quant au pommier en image, il est beaucoup trop peu pour
devenir la conscience du premier. Alors, plus de pommier ? Nullement. C’est en effet
entre ce trop et ce trop peu qu’il se passe quand même quelque chose, autrement dit,
c’est sans être ne l’un ni l’autre que le pommier se dresse devant nous. Il est donc, en un
sens irréalisé ou déréalisé, c’est-à-dire dépouillé de son existence hors de la
conscience. Mais en un autre sens, il est beaucoup plus réel qu’une simple image en
nous, puisque le voilà devant nous dans le jardin. Le vrai pommier n’est donc pas plus
dans la conscience que hors d’elle, et c’est précisément en quoi il lui est d’autant plus
présent. Cette présence des choses et aux choses qui exclut aussi bien leur extériorité à
la conscience que leur emboîtement en elle, Husserl, reprenant le mot d’un philosophe
devenu psychologue et dont, en 1884, il avait suivi à Vienne l’enseignement, Franz
Brentano, la nomme Intentionnalité. »7
Pourquoi donc Lacan se sert du concept de noèse pour définir le sujet de l’instant de
voir ? Peut-être la fin du passage de l’article précédemment cité nous donnera-t-elle
Le caractère de l’idole,
A la foiblesse du sculpteur
Comme le montre notre formalisation, le blanc face à deux noirs de la combinaison I, qui
correspond au sujet noétique, est à la limite de la ascension que constitue le jeu de
suppositions intersubjectives. Si, au cours de cette montée, le sujet qu’est chacun des
prisonniers (combinaison III) doit faire une supposition à son nom et, puis, une seconde
supposition au nom du sujet qu’est chacun des autres, il n’a pas à en faire une troisième
au nom du troisième sujet, soit l’autre pour chacun des autres. Celui-ci est suffisamment
désigné par le pronom indéfini « autre », et ne se voit pas attribuer un je. Pourquoi ? Eh
bien, parce que lui, à la différence de ce qui se passe pour le premier et le second sujet, il
n’a pas affaire à un autre sujet, il habite dans un monde purement objectif.
Il me semble que c’est là ce que Lacan reprend de Husserl pour caractériser le sujet de
l’instant de voir. L’objectivité n’est pas un monde vidé de toute subjectivité, mais bien
plutôt « le plus bas degré » de celle-ci (p. 209 [p. 207]). La réalité purement objective et
dépourvue de sujet est inconcevable parce que le sujet est nécessairement là, ne serait-
ce que pour la concevoir comme inconcevable. Mais, à la différence de ce que Husserl
propose en citant Kant, pour Lacan, ce sujet n’est pas un « [...] “je pense” [qui] doit
pouvoir accompagner toutes mes représentations” »12. Il ne se formule pas à la première
personne pour la simple raison qu’il est seul et n’a donc pas besoin de parler ou de
penser. De plus, sans la possibilité ni la nécessité de la médiation de l’Autre, son temps
est celui de la pure immédiateté.
C’est donc la solitude radicale du sujet noétique qui détermine sa puissance, son
caractère impersonnel, et sa temporalité instantané, si finement illustrés dans la fable au
moyen de ce Jupiter en pierre à qui il ne manque que la parole. Or, si la fable nous
enseigne que la croyance à une statue parlante n’est qu’une erreur païenne du statuaire,
le sophisme démontre que c’est là une erreur valable, soutenue par l’impossibilité
structurale d’une absence totale de subjectivité. De fait, la tromperie véritable se trouve
plutôt à l’étage suivant : nous rions du sculpteur convaincu que son songe est une réalité,
alors que le poète rit de nous, qui sommes persuadés que son songe à lui peut songer.