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Agulhon Maurice. Un usage de la femme au XIXe siècle : l'allégorie de la République. In: Romantisme, 1976, n°13-14. Mythes
et représentations de la femme. pp. 143-152;
doi : https://doi.org/10.3406/roman.1976.5059
https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1976_num_6_13_5059
dans
L'histoire
la société,
de la
voire
femme
— c'est
est multiple
encore à: Histoire
venir —dedans
la femme
la politique
dans la; histoire
famille,
des sociétés ou des foules féminines ; histoire des femmes militantes,
artistes, écrivains ; histoire de la femme dans l'art... de cette dernière
rubrique dériverait le chapitre que nous nous proposons d'esquisser,
celui de l'image de la femme dans l'art politique et dans les manifestations
de gauche du siècle dernier l.
L'étude en est probablement plus riche en France qu'ailleurs. Certes,
l'usage de représenter une Nation par une femme n'est pas propre à notre
pays ; on connaît des Germania, des Britannia. En France cependant cette
pratique n'a pu qu'être renforcée par la précocité du régime républicain,
tenté à deux reprises puis définitivement établi en 1870 ; à cette date où
chaque État d'Europe avait encore un monarque pour l'incarner, la France
seule était contrainte de recourir à la représentation impersonnelle et
collective, donc, en image, à l'allégorie. Et cette France était « la République »,
c'est-à-dire précisément un régime dont la signification, volontiers solen-
nisée et idéalisée, et dont le nom, du genre féminin, appelaient
naturellement l'Allégorie féminine. Est-ce pour cela que, au niveau plus familier
et vulgaire de la caricature fin de siècle, où l'on remplace volontiers les
chefs d'État par des « types », la France apparaît souvent comme la seule
nation représentée en femme, au milieu de personnages masculins ? Les
« grands » du monde de 1900, ce sont l'Oncle Sam, l'Ours russe, John Bull,
un Kaiser casqué et moustachu, et enfin « Marianne », Marianne-déesse
ou Marianne-mégère, selon l'opinion de l'auteur, bien entendu. Nous
sommes ici au terme, ou à l'un des termes, d'une histoire assez longue
et surtout plus complexe qu'il ne paraît. Nous voudrions seulement en poser
quelques jalons.
144 Maurice Agulhon
ont été naturellement plus intenses et plus popularisés après 1792 qu'ils
ne l'avaient été de 89 à 92, contribuant ainsi à confondre au moins ten-
danciellement avec la République l'essentiel du Panthéon féminin antérieur.
Bien entendu, ceci disparaît peu à peu, après Thermidor et plus
nettement encore après Brumaire. Avec l'esprit de la République, sa
pédagogie politique expressionniste s'estompe puis s'abolit. Dans le décor sculpté,
les statues allégoriques font place aux premiers monuments d'un
patriotisme à connotation exclusivement militaire, en attendant les statues de
l'Empereur, puis celles des Rois. En schématisant un peu on pourrait
trouver dans la fête publique une séquence parallèle : civique avant Napoléon,
militaire avec lui, religieuse après lui (1814-1830). Il va de soi que c'est
seulement dans le premier type de cérémonies que l'allégorie féminine
avait sa place ; le culte personnel de plus en plus organisé par l'Empereur,
et à plus forte raison par le Catholicisme officiel des Bourbons, l'excluaient
évidemment.
De 1800 à 1830, il ne reste donc qu'un souvenir. Il est difficile de faire
la part en lui de ce qui releva de la mémoire populaire naturelle et de ce
qui lui fut réinjecté par des propagandes conscientes ; nous pensons ici
notamment à Béranger, dont une chanson politique connue s'intitulait
« La Déesse » et qui évoquait avec nostalgie l'une des militantes qui avait
joué les Déesses de la Liberté sous la Révolution, c'est-à-dire, répétons-le,
pour l'essentiel, sous la République. Mais le fait même du souvenir n'est
guère douteux. Il est même nécessaire pour expliquer quelques curieux
problèmes d'art et de politique des années 30, dans lesquels l'image de la
femme est impliquée.
Chacun sait que la Révolution de Juillet 1830, en renversant la
Monarchie des Bourbons et du Drapeau blanc, voulait faire revivre l'esprit de
1789 ; c'était bien officiellement une Révolution pour la Liberté, dont
le nom est le maître mot du moment. Le malheur pour les Libéraux c'est
que l'idée de la Liberté était devenue dangereuse, et même sa figure. Lorsque
le gouvernement de Louis-Philippe voulut honorer « les citoyens tombés
en combattant pour la liberté », ceux de Juillet 1830, et du même coup,
au même lieu, ceux de juillet 1789, il décida de bâtir sur la place de la
Bastille un tombeau-mémorial surmonté d'une colonne. Mais que mettre au
sommet de la Colonne de Juillet ? La tradition architecturale classique
appelait une statue, et le sens du monument exigeait qu'elle représentât
la Liberté. Mais l'allégorie féminine de la liberté était bien redoutable :
c'était ressusciter la « déesse », que le peuple parisien et le parti
républicain n'eussent pas manqué d'interpréter en symbole, et en revenante,
de la Révolution et de la République. Ériger une Liberté femme à la
Bastille eut été pour Louis-Philippe une imprudence politique majeure. On
sait qu'on s'en tira en faisant — contre toute la tradition artistique et contre
la logique du langage — représenter la Liberté par un Génie de sexe
masculin ; curieux génie, plus gracieux que solennel, un peu semblable à un
Mercure, avec son pas de course, et que le public, déconcerté, appelle tout
simplement le Génie de la Bastille 2.
C'est une raison semblable qui explique un autre effacement d'image
féminine. La célèbre « Liberté guidant le Peuple aux barricades » d'Eugène
Delacroix voulait aussi honorer la Révolution libérale de 1830. Mais cette
superbe jeune femme, à drapeau tricolore et bonnet rouge, avait, par son
élan belliqueux, par son cadre de barricades, et désormais par son sexe
même trop de connotations révolutionnaires pour ne pas évoquer irrésis-
146 Maurice Agulhon
II
« C'est une grande et belle jeune fille, que l'artiste a représentée debout, dans
l'attitude de la force calme et du mouvement sans hâte, et qu'il a couronnée
du chêne civique entremêlé de lauriers. Son regard, doux et fier, est sympathique
à toutes les souffrances imméritées ; son front, vaste et intelligent, peut s'ouvrir
sans effort à toutes les idées utiles et généreuses », etc..
Nous sommes ici bien loin d'un débat de pure esthétique ! Visage sévère
et doux, ou bien rude et coléreux, Minerve ou Bellone, en somme, c'est
alors un choix politique. La République-Minerve évoquera d'abord
l'Institution, la Loi, la République-Bellone la Révolution toujours à refaire.
Comme on le sait, la République de 1848 a été renversée trop tôt (c'est
virtuellement acquis depuis l'élection de Bonaparte à la présidence le
10 décembre 48) pour avoir le temps de faire son choix, ou de combiner
son dosage, entre ces deux systèmes de valeur, et leurs éventuelles
traductions en images. La dernière période de l'histoire de ce régime (les années 49
50, 51) est néanmoins importante pour notre propos ; les républicains
véritables sont maintenant dans l'opposition, et parfois quasiment dans la
clandestinité. Ils y retrouvent l'usage des sociétés secrètes et c'est dans
le vocabulaire codé propre à celles-ci que l'idéal Républicain commence
à être usuellement désigné du nom de Marianne. Il semble bien que ce
surnom se soit déjà rencontré à l'époque de la première République ; le
problème d'origine, de chronologie, d'explication aussi, n'est pas assez
clarifié à nos yeux pour que nous en parlions ici davantage. Deux choses
seulement sont bien sûres, c'est que, à partir des années 50, le nom de
« Marianne », s'il n'apparaît pas, du moins se répand largement et
supplante, dans le langage familier des Républicains, celui de la « déesse »,
jusqu'ici plus usuel ; — et c'est d'autre part que la popularisation de ce
prénom féminin resserre encore les liens entre l'idée abstraite de
République et une représentation allégorique féminine.
III
Mais voici une autre différence, de bien plus grande ampleur, entre la
Troisième République et la précédente : le conflit entre républicains
légalistes et républicains révolutionnaires y est allé jusqu'à la guerre ouverte,
ce fut la Commune de Paris de mars-mai 1871. Lutte de classes ? Vue de
haut, et à force de médiations, on peut l'interpréter ainsi. Pour notre
propos l'apparence compte davantage. Ce fut bien un peu aussi une lutte
entre républicains ; les Communards en tous cas se considéraient aussi
fermement comme tels que pouvaient le faire un Jules Ferry ou tout autre
membre de la gauche versaillaise. Dans son ensemble, ou au moins dans
sa majorité, la Commune s'est considérée comme l'avant-garde résolue de
la lutte républicaine contre la réaction monarchiste, cléricale et
antinationale (défaitiste) ; on comprend ainsi que son décor ait comporté des bustes
de République, son iconographie des gravures montrant d'ardentes femmes-
symboles à bonnet rouge, et son histoire anecdotique des combattantes
porte-drapeaux, et des actrices renouvelant le geste de Rachel ; bref le
décor communaliste reproduit largement ou prolonge celui du 24 février
et du 4 septembre ; il le reproduit et du coup il le radicalise, et l'imprègne
d'un parfum plus accentué de lutte sociale.
Aussi, lorsque six ou sept ans plus tard, les républicains légalistes (Jules
Ferry, Gambetta et consorts), débarrassés du danger monarchique
accéderont pleinement au pouvoir et voudront consolider la République sous
tous ses aspects et dans tous les domaines, le choix du symbole leur posera,
comme jadis à Louis-Philippe, mutatis mutandis, un problème difficile.
L'allégorie féminine était trop liée à toute la tradition de la République
pour que l'on puisse s'en passer, mais son attribut essentiel, le bonnet-
phrygien, était insupportable, puisque la Commune l'avait associé à son
souvenir, et par ce biais à la révolution populaire plus ou moins
socialiste d'inspiration.
Ainsi s'explique le choix du symbole officiel des années 80 : une femme,
une femme de type Minerve, bien entendu, calme et sereine ; et, de plus,
et surtout, sans bonnet : sa coiffure sera composée d'une couronne d'épis
de blé complétée sur le front, en place de diadème, par une étoile à cinq
branches. Le bonnet rouge, le bonnet phrygien, emblème traditionnel
de la liberté depuis l'Antiquité romaine, se trouve dissocié de la Liberté-
Sagesse pour s'associer, le rouge et la Commune aidant, à la révolution
sociale, au point même d'être subversif dans la République de Ferry et
de Gambetta. A la même époque d'ailleurs survient un événement politico-
artistique qui va dans le même sens. Un succès prodigeux entoure La
Liberté éclairant le Monde d'Auguste Bartholdi, transportée de France
jusqu'au port de New- York dans un grand cérémonial d'amitié entre les deux
républiques (sages) de France et d'Amérique, et cela contribue à associer
l'idée de liberté à celle de la coiffure en rayons de soleil imaginée par le
grand sculpteur alsacien.
Il n'y a pas de doute, dans les années 80, existent en France deux
allégories féminines de la République, et qui sont concurrentes : l'une,
soutenue par les cercles officiels, la tête coiffée d'objets quelconques et divers,
et incarnant des valeurs modérées (Liberté réglée par la Loi, Justice, Ordre) ;
l'autre, portant bonnet, plus populaire, mais un peu inquiétante, et
chargée d'aspirations plus dynamiques. Ce sont là les aspects marginaux et
pittoresques de ce fait historique majeur : la lutte des classes qui vient
diviser le camp républicain. Certes, dans ces mêmes années 80, en 1883
exactement, la République de Morice, dressée à Paris sur la place qui porte
150 Maurice Agulhon
son nom, est bien coiffée d'un bonnet phrygien, mais c'est précisément
parce qu'elle a été commandée par le Conseil municipal de la capitale,
alors d'extrême gauche ; et telles étaient les réticences du chef de l'État,
Jules Grévy, qu'il refusa même de l'inaugurer 7.
On sait que cette curieuse situation ne devait pourtant pas durer et que,
avant même la fin du siècle, la République officielle devait récupérer
l'emblème de la femme à bonnet phrygien, — dans l'exacte mesure peut-être
où le mouvement ouvrier s'en détournait en tâchant de se donner des
symboles plus spécifiques. Aujourd'hui le buste de la femme à bonnet
phrygien, même rouge, ne fait plus guère penser à la Révolution, ni à la
Liberté, mais à l'État français dans ses pompes les plus banales et parfois
les plus rébarbatives. Ceci, déjà, est une autre histoire.
Tout n'est pas dit pourtant encore de l'histoire de la Troisième
République, même commençante ; car l'éphémère distinction conflictuelle que
nous venons de voir entre l'effigie à épis de blé et l'effigie à bonnet rouge
n'est pas le seul reflet de la lutte sociale. On pourrait retrouver ici une
indication de tendance déjà signalée à propos de la République de 1848 :
on se souvient que déjà l'allégorie monumentale fixe et l'allégorie vivante
n'avaient pas tout à fait le même emploi, et les mêmes connotations. C'est
plus vrai encore désormais, s'il se peut. La République officielle —
bourgeoise si l'on veut — est celle qui bâtit ; c'est à elle, à « ceux qui inaugurent »,
que l'on doit rapporter la quasi-totalité des grandes « machines »
monumentales. Et c'est le camp protestataire de la République sociale qui garde
assez longtemps encore la tradition de l'allégorie vivante. Vers la fin du
XIXe siècle et le début du xxe siècle celle-ci est évidemment oubliée d'un
parti républicain assagi et rassis 8 et c'est dans le mouvement ouvrier et
socialiste, ses défilés de grévistes, ses manifestations, voire ses parades de
congrès qu'elle survit. Dans ces scènes, exactement comme dans les scènes
semblables datant des première et deuxième républiques, il est souvent
difficile de distinguer si la femme mise en vedette est simplement et
uniquement une dirigeante du mouvement, ou une militante porte-drapeau,
ou une femme-actrice occasionnelle vouée à un rôle explicitement
allégorique. L'ambiguïté paraît le fait dominant 9.
IV
NOTES
archéologie
Et 1.nousNous
de lanous
République
avons
proposons
abordé
: l'allégorie
cettela étude
de développer.
civique
dans féminine
un
Lepremier
présent
», dans
article,
article
Annales
«apporte
Esquisse
E.S.C.,
quelques
pour
janv.-mars
une
précisions
1973.
nouvelles, voire quelques correctifs à ce dernier. Sauf mention contraire, c'est là qu'on se
reportera pour les principales références des sources.
2. Suggérée plutôt qu'explicitée, cette explication se trouve déjà dans le Grand Larousse
du XIXe siècle (article « Liberté »).
3. Se reporter sur Lille au xixe siècle aux écrits de M. Pierre Pierrard, La vie ouvrière
à Lille sous le Second Empire (Bloud et Gay, 1965), Les chansons en patois de Lille au XIXe siècle
(Arras, Archives départementales, 1966), Lille et les lillois (Bloud et Gay).
4. Maurice Agulhon, La République au village, (Pion), 1970.
5. Histoire de la Révolution de 48. Sur les fêtes en 48 on se reportera à notre
communication au Colloque de Clermont 1974 sur Fête et Révolution (sous presse).
6. Un certain Desnoyer, journaliste au Siècle, cité dans le Larousse du XIXe siècle, à
l'article « République ».
7. Ce détail est révélé notamment par Bernard Lavergne, Les deux présidences de Jules
Grévy, Fischbacher, 1966.
152 Maurice Agulhon
la 8.confondait
se règle
Saufcarpeut-être
lepresque
mouvement
pendant
avec lepopulaire
le
mouvement
ministère
de gauche
ouvrier
Combes,qui
(oumais
soutenait
pourc'est
le moins
l'exception
ce ministère
avec l'aile
qui
(1902-1905)
droite
confirme
—
alors majoritaire — de celui-ci). Conjonction éphémère, comme on sait.
9. Ce dernier thème, l'allégorie féminine vivante dans l'histoire ouvrière récente, n'a
jamais été étudié pour lui-même, mais beaucoup de données sont indirectement
procurées par Maurice Dommanget dans son Histoire du drapeau rouge (Sudel, i960), sur laquelle
nous nous appuyons provisoirement.