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Romantisme

Un usage de la femme au XIXe siècle : l'allégorie de la République


M. Maurice Agulhon

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Agulhon Maurice. Un usage de la femme au XIXe siècle : l'allégorie de la République. In: Romantisme, 1976, n°13-14. Mythes
et représentations de la femme. pp. 143-152;

doi : https://doi.org/10.3406/roman.1976.5059

https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1976_num_6_13_5059

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Maurice AGULHON

Un usage de la femme au xixe siècle


l'allégorie de la République

dans
L'histoire
la société,
de la
voire
femme
— c'est
est multiple
encore à: Histoire
venir —dedans
la femme
la politique
dans la; histoire
famille,
des sociétés ou des foules féminines ; histoire des femmes militantes,
artistes, écrivains ; histoire de la femme dans l'art... de cette dernière
rubrique dériverait le chapitre que nous nous proposons d'esquisser,
celui de l'image de la femme dans l'art politique et dans les manifestations
de gauche du siècle dernier l.
L'étude en est probablement plus riche en France qu'ailleurs. Certes,
l'usage de représenter une Nation par une femme n'est pas propre à notre
pays ; on connaît des Germania, des Britannia. En France cependant cette
pratique n'a pu qu'être renforcée par la précocité du régime républicain,
tenté à deux reprises puis définitivement établi en 1870 ; à cette date où
chaque État d'Europe avait encore un monarque pour l'incarner, la France
seule était contrainte de recourir à la représentation impersonnelle et
collective, donc, en image, à l'allégorie. Et cette France était « la République »,
c'est-à-dire précisément un régime dont la signification, volontiers solen-
nisée et idéalisée, et dont le nom, du genre féminin, appelaient
naturellement l'Allégorie féminine. Est-ce pour cela que, au niveau plus familier
et vulgaire de la caricature fin de siècle, où l'on remplace volontiers les
chefs d'État par des « types », la France apparaît souvent comme la seule
nation représentée en femme, au milieu de personnages masculins ? Les
« grands » du monde de 1900, ce sont l'Oncle Sam, l'Ours russe, John Bull,
un Kaiser casqué et moustachu, et enfin « Marianne », Marianne-déesse
ou Marianne-mégère, selon l'opinion de l'auteur, bien entendu. Nous
sommes ici au terme, ou à l'un des termes, d'une histoire assez longue
et surtout plus complexe qu'il ne paraît. Nous voudrions seulement en poser
quelques jalons.
144 Maurice Agulhon

On peut commencer à la Révolution française. Tout le monde sait ou


peut savoir, qu'elle s'est accompagnée d'un déferlement de proclamations,
verbales, écrites, et souvent aussi figurées en peintures ou sculptures. La
célèbre apostrophe de Madame Roland « О Liberté ! que de crimes on
commet en ton nom... » ne s'adressait pas à une liberté abstraite, mais à
la gigantesque statue de la Liberté qui se dressait alors au centre de la place
de la Révolution (aujourd'hui place de la Concorde), et dont la contiguïté
par rapport à l'échafaud venait de frapper le regard et la sensibilité de la
malheureuse. Ce dernier trait est un peu oublié de nos jours. En revanche
même les moins cultivés de nos concitoyens, conditionnés par l'insistant
dénigrement contre-révolutionnaire de la littérature facile et des « mass-
media », se souviennent que la Révolution est ce régime qui a un jour vénéré
une actrice sur l'autel de Notre-Dame de Paris, et sous le nom de Déesse-
Raison. Du moins pourraient-ils ainsi avoir retenu qu'il existait des
allégories... vivantes, à côté des allégories de toile, de carton ou de pierre.
Nous croyons légitime, et même instructif, de rapprocher en une même
étude l'allégorie peinte ou sculptée de l'allégorie vivante. Ce sera la
principale originalité et — s'il y en a un — l'intérêt principal de cette étude.
Donc une masse d'images. Dans les décors provisoires des fêtes et des
cérémonies, comme dans le décor plus stable des locaux officiels, du siège
des Assemblées aux salles des clubs des plus petites villes. Cette abondance
n'a rien d'étonnant ; d'une part la sensibilité des hommes de la Révolution
était de celles qui s'expriment amplement, voire avec emphase et
redondance ; d'autre part le peuple qu'ils avaient à entraîner et à convaincre
était encore un peuple simple et fruste, qu'une propagande visuelle ou
théâtrale toucherait de façon spécialement efficace.
Ces images, multiples, représentaient toutes sortes d'idéaux abstraits,
la Loi, la Nation, la Liberté, l'Égalité, la Justice, la Nature, vénérées dès
septembre
1789, auxquelles
1792, la devaient
République.
s'ajouter,
Toutaprès
cela la
sous
Révolution
des apparences
du 10 août-21
féminines.
N'en cherchons pas d'autre raison pour l'instant que cette première
évidence : l'allégorie féminine des vertus abstraites est déjà une vieille
tradition de la culture classique, depuis l'Antiquité, rajeunie par la
Renaissance ; et elle doit bien avoir quelque rapport avec le fait qu'en français
et d'abord en latin, le nom de ces entités est du genre féminin.
De ces entités deux émergent à coup sûr, par leur portée plus
universelle, officialisée par le langage, c'est la Liberté (1789, l'An I de la Liberté,
— « Liberté, Liberté chérie — combats avec tes défenseurs » — « Ici
commence le pays de la Liberté » — etc..) ; et c'est d'autre part la République
(1792, An I de la République — « la République nous appelle », etc.).
N'oublions pas que la « République » désormais, est un idéal louable mais
qu'elle est aussi le régime officiel du pays, donc, usuellement, une autre
façon de désigner la France. Quant aux allégories vivantes, que la mémoire
sélective de la Contre Révolution réduirait volontiers à la « déesse-Raison »
sacrilège de Novembre 93, elles ont été bien plus nombreuses qu'on ne
croit dans les départements tout au long de la Révolution, et surtout pour
représenter la Liberté. Les « déesses » dont on gardera le souvenir seront
les « déesses de la Liberté ». Notons enfin que ces déferlements allégoriques
Ly
allégorie de la République 145

ont été naturellement plus intenses et plus popularisés après 1792 qu'ils
ne l'avaient été de 89 à 92, contribuant ainsi à confondre au moins ten-
danciellement avec la République l'essentiel du Panthéon féminin antérieur.
Bien entendu, ceci disparaît peu à peu, après Thermidor et plus
nettement encore après Brumaire. Avec l'esprit de la République, sa
pédagogie politique expressionniste s'estompe puis s'abolit. Dans le décor sculpté,
les statues allégoriques font place aux premiers monuments d'un
patriotisme à connotation exclusivement militaire, en attendant les statues de
l'Empereur, puis celles des Rois. En schématisant un peu on pourrait
trouver dans la fête publique une séquence parallèle : civique avant Napoléon,
militaire avec lui, religieuse après lui (1814-1830). Il va de soi que c'est
seulement dans le premier type de cérémonies que l'allégorie féminine
avait sa place ; le culte personnel de plus en plus organisé par l'Empereur,
et à plus forte raison par le Catholicisme officiel des Bourbons, l'excluaient
évidemment.
De 1800 à 1830, il ne reste donc qu'un souvenir. Il est difficile de faire
la part en lui de ce qui releva de la mémoire populaire naturelle et de ce
qui lui fut réinjecté par des propagandes conscientes ; nous pensons ici
notamment à Béranger, dont une chanson politique connue s'intitulait
« La Déesse » et qui évoquait avec nostalgie l'une des militantes qui avait
joué les Déesses de la Liberté sous la Révolution, c'est-à-dire, répétons-le,
pour l'essentiel, sous la République. Mais le fait même du souvenir n'est
guère douteux. Il est même nécessaire pour expliquer quelques curieux
problèmes d'art et de politique des années 30, dans lesquels l'image de la
femme est impliquée.
Chacun sait que la Révolution de Juillet 1830, en renversant la
Monarchie des Bourbons et du Drapeau blanc, voulait faire revivre l'esprit de
1789 ; c'était bien officiellement une Révolution pour la Liberté, dont
le nom est le maître mot du moment. Le malheur pour les Libéraux c'est
que l'idée de la Liberté était devenue dangereuse, et même sa figure. Lorsque
le gouvernement de Louis-Philippe voulut honorer « les citoyens tombés
en combattant pour la liberté », ceux de Juillet 1830, et du même coup,
au même lieu, ceux de juillet 1789, il décida de bâtir sur la place de la
Bastille un tombeau-mémorial surmonté d'une colonne. Mais que mettre au
sommet de la Colonne de Juillet ? La tradition architecturale classique
appelait une statue, et le sens du monument exigeait qu'elle représentât
la Liberté. Mais l'allégorie féminine de la liberté était bien redoutable :
c'était ressusciter la « déesse », que le peuple parisien et le parti
républicain n'eussent pas manqué d'interpréter en symbole, et en revenante,
de la Révolution et de la République. Ériger une Liberté femme à la
Bastille eut été pour Louis-Philippe une imprudence politique majeure. On
sait qu'on s'en tira en faisant — contre toute la tradition artistique et contre
la logique du langage — représenter la Liberté par un Génie de sexe
masculin ; curieux génie, plus gracieux que solennel, un peu semblable à un
Mercure, avec son pas de course, et que le public, déconcerté, appelle tout
simplement le Génie de la Bastille 2.
C'est une raison semblable qui explique un autre effacement d'image
féminine. La célèbre « Liberté guidant le Peuple aux barricades » d'Eugène
Delacroix voulait aussi honorer la Révolution libérale de 1830. Mais cette
superbe jeune femme, à drapeau tricolore et bonnet rouge, avait, par son
élan belliqueux, par son cadre de barricades, et désormais par son sexe
même trop de connotations révolutionnaires pour ne pas évoquer irrésis-
146 Maurice Agulhon

tiblement d'autres buts que ceux de la monarchie bourgeoise. Aussi


rejoignit-elle très vite les magasins du Musée.
Bref, dans la mesure où il existait dans l'esprit du peuple un souvenir
favorable de la première Révolution, plus ou moins clairement associée
à l'idée de République, ce souvenir traînait aussi avec lui l'image,
favorable, d'une allégorie civique féminine. Et c'est ce qui nous explique encore
qu'il arrive quelquefois au peuple de reconnaître des « déesses de la Liberté »
même là où l'on n'avait pas prévu d'en faire apparaître ! En 1842, la ville
de Lille éleva un monument pour commémorer, au cinquantième
anniversaire, le siège qu'elle subit en 1792 de la part de l'envahisseur
autrichien. L'édifice, dans le goût de l'époque, consistait en une colonne au
sommet de laquelle se tenait une femme drapée, portant en tête une
couronne de tours. Le sens de l'allégorie était clair, il s'agissait de Lille elle-
même, la couronne de tours servant à désigner normalement une ville. Mais
aussitôt le langage populaire local s'en empara et baptisa cette femme de
pierre « la déesse » 8. Le petit peuple ignorait les conventions d'expression
de la sculpture allégorique (ville-tours) et, voyant une femme associée à
un souvenir patriotique, il lui attribuait le nom de l'allégorie politique
familière. Voici un autre exemple de « reconnaissance » au prix d'un
malentendu, que nous citons ici avec quelque anticipation en raison de
l'analogie au terme du processus : dans l'insurrection républicaine de décembre
1851 dans le Var une jeune militante, simplement désignée comme chef
et porte-drapeau de l'escouade féminine constituée dans la colonne
insurgée, sera spontanément « reconnue », interprétée, acclamée par la foule
comme étant « la Déesse ». Il est établi pourtant qu'elle n'avait pas été
initialement mise en avant pour ce genre de rôle *. Mais il faut croire qu'il
existait un appel en ce sens. Et cet appel populaire pour la « Déesse de la
Liberté » s'adressait encore aussi bien à sa forme sculptée qu'à sa
présentation vivante.

II

Ceci nous a mené à 1848 et à la Seconde République. Débarrassée de


la concurrence et des appréhensions du libéralisme monarchique et
bourgeois, et de ses symboles, l'allégorie féminine fleurit, et sous toutes ses
formes. On y rencontre des allégories vivantes (femmes ou filles dans le
rôle de la Liberté ou République, de plus en plus intimement confondues
alors) ; mais aussi des tableaux, des statues ; et encore des estampes et
gravures populaires ; et aussi des petites statues et des bustes, que l'on
voit parfois portés en cortège au cours de manifestations. Cette dernière
catégorie est importante car elle est, en quelque sorte, intermédiaire, se
rapprochant des grandes statues par sa nature inanimée, mais ayant en
commun avec l'allégorie vivante de pouvoir être déplacée. — On aura
compris que notre insistance sur cette dernière catégorie vise à justifier
notre idée générale de traiter l'allégorie dans son ensemble et dans la
diversité de ses aspects.
Mais voici un caractère inédit, propre à la République de 1848. Les
autorités nouvelles (le Gouvernement provisoire avec Lamartine, Araggo,
Ledru-Rollin et leurs amis, puis la Commission executive et enfin le
Général Cavaignac) ne considèrent pas du même œil toutes les allégories ou
plutôt tous les genres d'allégories. L'allégorie vivante (la « déesse », si l'on
V allégorie de la République 147

veut, la femme actrice, modèle ou mannequin) est désormais à peu près


toujours spontanée, populaire, et plutôt mal vue du pouvoir républicain
officiel ; souvenons-nous, par exemple, de quel ton un peu méprisant et
un peu effrayé Daniel Stern 5, admirable historien, mais tout à fait dans
la ligne du Gouvernement Provisoire, parle de la fille inconnue qui joua
la statue vivante dans le Palais des Tuileries envahi et pillé par les insurgés.
La « déesse », dont on va dire systématiquement désormais qu'elle est joué
par une fille de petite vertu, semble vulgaire, et sur la pente du subversif.
Surtout, la tradition qu'elle évoque est celle des phases les plus radicales
de la première Révolution, et l'on sait avec quel soin même les plus
sincèrement démocrates des hommes au pouvoir en 48 cherchèrent à
distinguer leur Révolution nouvelle de l'image jacobine, guerrière et terroriste
de 93. Même les symboles inertes portatifs sont rarement admis dans les
manifestations officielles, et quand ils y figurent, sont considérés avec quelque
gêne, comme s'il y avait en eux un côté carnavalesque peu décent (nous
avons analysé un curieux cas de ce genre, celui de la « figure de la
République » que l'on a voiturée, cahotante, sur un char, dans le cortège par
ailleurs émouvant et grandiose des funérailles des morts de Février,
célébrées le 2 mars 48). Un seul exemple d'allégorie vivante a eu quelque
faveur dans les cercles dirigeants au printemps de 48, et c'est la grande
actrice Rachel, dans son numéro fameux : sur scène, déclamer la
Marseillaise, le corps drapé dans un drapeau tricolore. Ce n'était pas vraiment
officiel d'ailleurs, la chose s'étant — semble-t-il — improvisée. Et puis
ce n'était pas à proprement parler une allégorie de la République, encore
que la théâtralité de la chose s'en rapprochât. Mais surtout c'était beau,
et la qualité de grand art rendait la chose admissible.
Dans l'ensemble, donc, la Seconde République en ses milieux dirigeants
a peu goûté la figuration vivante, et elle a commencé à l'abandonner à
l'expressionnisme des mouvements populaires, plus radicaux dans leurs
visées et plus naïfs dans leur langage. En revanche, le régime de 48 a
énormément goûté, et il a4 encouragé sans réserve, les allégories d'allure noble
et statique. Les places publiques de Paris et des grandes villes ont eu leurs
grandes statues de la République-Liberté, statues de plâtre ou de carton-
pâte en première urgence — mais le temps, Louis-Napoléon Bonaparte
aidant, manquerait pour leur substituer des matériaux plus durables.
La République de 48 s'est aussi préoccupé de choisir une image symbolique
officielle de la République, et un concours a été ouvert à cette fin entre les
artistes. Cette compétition a donné lieu à d'intéressantes divergences sur
le type de femme — et d'allure de femme — qu'il convenait de consacrer.
Mais laissons parler un témoin de ce temps e :
« La plupart des concurrents ont représenté de véritables viragos, des furies,
des mégères, d'enragées diablesses, les cheveux en désordre, les vêtements
débrail és, le regard flamboyant, la vocifération à la bouche, entourées de ferrailles
royales, de morceaux de trône [...] sur des tas de pavés, de poutres, de tonneaux
défoncés, et d'omnibus gisants, comme s'il s'agissait d'une éternelle preneuse
d'éternelles barricades ! Ces artistes se sont complètement trompés sur le fond
du sujet. La République n'est ni l'émeute, ni la sédition, ni la révolte, ni
l'insurrection, ni la révolution, c'est au contraire, le terme de tout cela. Elle est la fin
le reste n'est que le moyen. »

Et le même journaliste suggère qu'en revanche une République comme


celle de Charles Landelle (Salon de 1849) eût été parfaite :
148 Maurice Agulhon

« C'est une grande et belle jeune fille, que l'artiste a représentée debout, dans
l'attitude de la force calme et du mouvement sans hâte, et qu'il a couronnée
du chêne civique entremêlé de lauriers. Son regard, doux et fier, est sympathique
à toutes les souffrances imméritées ; son front, vaste et intelligent, peut s'ouvrir
sans effort à toutes les idées utiles et généreuses », etc..

Nous sommes ici bien loin d'un débat de pure esthétique ! Visage sévère
et doux, ou bien rude et coléreux, Minerve ou Bellone, en somme, c'est
alors un choix politique. La République-Minerve évoquera d'abord
l'Institution, la Loi, la République-Bellone la Révolution toujours à refaire.
Comme on le sait, la République de 1848 a été renversée trop tôt (c'est
virtuellement acquis depuis l'élection de Bonaparte à la présidence le
10 décembre 48) pour avoir le temps de faire son choix, ou de combiner
son dosage, entre ces deux systèmes de valeur, et leurs éventuelles
traductions en images. La dernière période de l'histoire de ce régime (les années 49
50, 51) est néanmoins importante pour notre propos ; les républicains
véritables sont maintenant dans l'opposition, et parfois quasiment dans la
clandestinité. Ils y retrouvent l'usage des sociétés secrètes et c'est dans
le vocabulaire codé propre à celles-ci que l'idéal Républicain commence
à être usuellement désigné du nom de Marianne. Il semble bien que ce
surnom se soit déjà rencontré à l'époque de la première République ; le
problème d'origine, de chronologie, d'explication aussi, n'est pas assez
clarifié à nos yeux pour que nous en parlions ici davantage. Deux choses
seulement sont bien sûres, c'est que, à partir des années 50, le nom de
« Marianne », s'il n'apparaît pas, du moins se répand largement et
supplante, dans le langage familier des Républicains, celui de la « déesse »,
jusqu'ici plus usuel ; — et c'est d'autre part que la popularisation de ce
prénom féminin resserre encore les liens entre l'idée abstraite de
République et une représentation allégorique féminine.

III

A partir du 4 septembre 1870, la République qui commence, la troisième,


retrouve plus d'un trait de celle de Février 48. Le petit peuple et le
mouvement démocratique radical et ouvrier sont toujours très ardents, simples
et sentimentaux, très traditionnels (de leur propre tradition bien sûr) et
par là très friands d'expressions allégoriques : on diffuse des gravures
représentant la République, des petits bustes (qu'on appelle désormais des
« Mariannes ») ; les manifestations de masse se déroulent volontiers avec à
leur tête une jeune femme portant un drapeau, coiffée d'un bonnet rouge,
et figurant la République ; et quand on n'a pas de jeune femme disponible,
la manifestation fait défiler un buste, porté comme une châsse (il va de
soi — mais nous n'avons pas ici le loisir d'insister sur cet aspect essentiel
des choses — que le modèle culturel catholique n'est pas étranger à
l'expressionnisme « rouge », qui précisément se déploie surtout en pays méridional).
Dans les cercles dirigeants on aura bientôt un gouvernement soucieux
de fixer une image officielle de la République, et de l'établir dans les
édifices publics et sur les places. On commence par les monuments
provisoires de bois, plâtre et carton-pâte puis (plus heureux qu'en 1848) on aura le
temps de leur substituer les grandes statues de pierre et de bronze que nous
pouvons encore contempler, vénérer, railler, dédaigner, ou même étudier.
V allégorie de la République 149

Mais voici une autre différence, de bien plus grande ampleur, entre la
Troisième République et la précédente : le conflit entre républicains
légalistes et républicains révolutionnaires y est allé jusqu'à la guerre ouverte,
ce fut la Commune de Paris de mars-mai 1871. Lutte de classes ? Vue de
haut, et à force de médiations, on peut l'interpréter ainsi. Pour notre
propos l'apparence compte davantage. Ce fut bien un peu aussi une lutte
entre républicains ; les Communards en tous cas se considéraient aussi
fermement comme tels que pouvaient le faire un Jules Ferry ou tout autre
membre de la gauche versaillaise. Dans son ensemble, ou au moins dans
sa majorité, la Commune s'est considérée comme l'avant-garde résolue de
la lutte républicaine contre la réaction monarchiste, cléricale et
antinationale (défaitiste) ; on comprend ainsi que son décor ait comporté des bustes
de République, son iconographie des gravures montrant d'ardentes femmes-
symboles à bonnet rouge, et son histoire anecdotique des combattantes
porte-drapeaux, et des actrices renouvelant le geste de Rachel ; bref le
décor communaliste reproduit largement ou prolonge celui du 24 février
et du 4 septembre ; il le reproduit et du coup il le radicalise, et l'imprègne
d'un parfum plus accentué de lutte sociale.
Aussi, lorsque six ou sept ans plus tard, les républicains légalistes (Jules
Ferry, Gambetta et consorts), débarrassés du danger monarchique
accéderont pleinement au pouvoir et voudront consolider la République sous
tous ses aspects et dans tous les domaines, le choix du symbole leur posera,
comme jadis à Louis-Philippe, mutatis mutandis, un problème difficile.
L'allégorie féminine était trop liée à toute la tradition de la République
pour que l'on puisse s'en passer, mais son attribut essentiel, le bonnet-
phrygien, était insupportable, puisque la Commune l'avait associé à son
souvenir, et par ce biais à la révolution populaire plus ou moins
socialiste d'inspiration.
Ainsi s'explique le choix du symbole officiel des années 80 : une femme,
une femme de type Minerve, bien entendu, calme et sereine ; et, de plus,
et surtout, sans bonnet : sa coiffure sera composée d'une couronne d'épis
de blé complétée sur le front, en place de diadème, par une étoile à cinq
branches. Le bonnet rouge, le bonnet phrygien, emblème traditionnel
de la liberté depuis l'Antiquité romaine, se trouve dissocié de la Liberté-
Sagesse pour s'associer, le rouge et la Commune aidant, à la révolution
sociale, au point même d'être subversif dans la République de Ferry et
de Gambetta. A la même époque d'ailleurs survient un événement politico-
artistique qui va dans le même sens. Un succès prodigeux entoure La
Liberté éclairant le Monde d'Auguste Bartholdi, transportée de France
jusqu'au port de New- York dans un grand cérémonial d'amitié entre les deux
républiques (sages) de France et d'Amérique, et cela contribue à associer
l'idée de liberté à celle de la coiffure en rayons de soleil imaginée par le
grand sculpteur alsacien.
Il n'y a pas de doute, dans les années 80, existent en France deux
allégories féminines de la République, et qui sont concurrentes : l'une,
soutenue par les cercles officiels, la tête coiffée d'objets quelconques et divers,
et incarnant des valeurs modérées (Liberté réglée par la Loi, Justice, Ordre) ;
l'autre, portant bonnet, plus populaire, mais un peu inquiétante, et
chargée d'aspirations plus dynamiques. Ce sont là les aspects marginaux et
pittoresques de ce fait historique majeur : la lutte des classes qui vient
diviser le camp républicain. Certes, dans ces mêmes années 80, en 1883
exactement, la République de Morice, dressée à Paris sur la place qui porte
150 Maurice Agulhon

son nom, est bien coiffée d'un bonnet phrygien, mais c'est précisément
parce qu'elle a été commandée par le Conseil municipal de la capitale,
alors d'extrême gauche ; et telles étaient les réticences du chef de l'État,
Jules Grévy, qu'il refusa même de l'inaugurer 7.
On sait que cette curieuse situation ne devait pourtant pas durer et que,
avant même la fin du siècle, la République officielle devait récupérer
l'emblème de la femme à bonnet phrygien, — dans l'exacte mesure peut-être
où le mouvement ouvrier s'en détournait en tâchant de se donner des
symboles plus spécifiques. Aujourd'hui le buste de la femme à bonnet
phrygien, même rouge, ne fait plus guère penser à la Révolution, ni à la
Liberté, mais à l'État français dans ses pompes les plus banales et parfois
les plus rébarbatives. Ceci, déjà, est une autre histoire.
Tout n'est pas dit pourtant encore de l'histoire de la Troisième
République, même commençante ; car l'éphémère distinction conflictuelle que
nous venons de voir entre l'effigie à épis de blé et l'effigie à bonnet rouge
n'est pas le seul reflet de la lutte sociale. On pourrait retrouver ici une
indication de tendance déjà signalée à propos de la République de 1848 :
on se souvient que déjà l'allégorie monumentale fixe et l'allégorie vivante
n'avaient pas tout à fait le même emploi, et les mêmes connotations. C'est
plus vrai encore désormais, s'il se peut. La République officielle —
bourgeoise si l'on veut — est celle qui bâtit ; c'est à elle, à « ceux qui inaugurent »,
que l'on doit rapporter la quasi-totalité des grandes « machines »
monumentales. Et c'est le camp protestataire de la République sociale qui garde
assez longtemps encore la tradition de l'allégorie vivante. Vers la fin du
XIXe siècle et le début du xxe siècle celle-ci est évidemment oubliée d'un
parti républicain assagi et rassis 8 et c'est dans le mouvement ouvrier et
socialiste, ses défilés de grévistes, ses manifestations, voire ses parades de
congrès qu'elle survit. Dans ces scènes, exactement comme dans les scènes
semblables datant des première et deuxième républiques, il est souvent
difficile de distinguer si la femme mise en vedette est simplement et
uniquement une dirigeante du mouvement, ou une militante porte-drapeau,
ou une femme-actrice occasionnelle vouée à un rôle explicitement
allégorique. L'ambiguïté paraît le fait dominant 9.

IV

Arrêtons ici cette histoire, sans aller jusqu'aux avatars plus


contemporains. Considérée dans l'abstrait c'est un peu l'histoire d'une
dissociation de système.
Au temps de la Première République, en effet, le système constitué par
l'allégorie civique féminine en ses aspects divers, arts plastiques et arts
théâtraux, nous est apparu comme vigoureux et homogène. Au temps
de 1848, une différence d'esprit et de tendance est déjà perceptible entre
la solennité de l'allégorie monumentale et la spontanéité de l'allégorie vivante,
la première tendant à être adoptée par les cercles officiels et la seconde
mieux accordée aux désirs et émotions populaires. C'est encore vrai dans
les début de la Troisième République. Mais bientôt, vers la fin du siècle,
la différence s'est élargie au point de se muer — à la limite — en
antagonisme. L'allégorie féminine en sa forme plastique, figée,
institutionnalisée, se lie étroitement à la République « bourgeoise » (grandes statues,
bustes de mairie, « Marianne » des caricatures, « Bonjour Monsieur le
U allégorie de la République

Maire ! »), tandis que l'allégorie vivante survit longtemps dans un


mouvement ouvrier de plus en plus opposé au monde officiel.
A ce point, il deviendrait artificiel de poursuivre en une histoire unique
— comme nous l'avons fait jusqu'ici — l'histoire de l'allégorie féminine ;
elle a divergé en deux nouvelles histoires qui ont chacune leur intérêt
propre : l'histoire monumentale des Républiques françaises, et l'histoire
du folklore du mouvement ouvrier.
Mais avant de quitter le tronc commun de cette histoire en branches,
il faut revenir un instant à la femme qui en est l'objet central, ou mitoyen.
Car enfin nous avons conscience d'avoir laissé sans solution le problème
originel. Pourquoi l'allégorie féminine ?
C'est à vrai dire, comme toute recherche de Cause, un objet de réflexion,
plus sans doute que de recherche érudite.
Pourquoi la femme dans l'allégorie des valeurs abstraites ? Nous avons
déjà suggéré à deux reprises la raison grammaticale. C'est une fausse
évidence peut-être, mais on ne saurait oublier qu'il y a quelque logique à
représenter en femme une idée que le langage exprime au féminin. Quant à la
cause de ce fait grammatical, elle renvoie elle-même fort loin.
On pourrait songer aussi à une raison esthétique. Après tout la femme
est plus belle que l'homme. Non que nous n'ignorions ce qu'il peut y avoir
de relatif ou de conventionnel dans ce dernier jugement, si classique. Il
est bien vrai pourtant que le visage féminin, parce qu'il est lisse, est plus
semblable à lui-même au cours des siècles, tandis qu'un visage d'homme,
pourvu de barbe, donc rasé, ou barbu, ou rasé ou taillé selon une certaine
mode, porte nécessairement la marque d'une époque.
Mais on se plaira davantage sans doute à se tourner vers les
considérations plus globales, et d'ordre socio-culturel plus large : réserver à la femme,
ou aux femmes, les rôles de représentation, de modèle pour autre chose
qu'elles, de mannequins en somme, n'est-ce pas finalement une manière
après bien d'autres de la (ou les) transformer en objets ? et l'on retrouvera
le thème de la « femme-objet », signe des civilisations à domination
masculine.
Il va de soi qu'au seuil de ces considérations, l'historien doit passer le
relais au philosophe et retourner à ses archives, ou à ses photographies.

NOTES

archéologie
Et 1.nousNous
de lanous
République
avons
proposons
abordé
: l'allégorie
cettela étude
de développer.
civique
dans féminine
un
Lepremier
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Annales
«apporte
Esquisse
E.S.C.,
quelques
pour
janv.-mars
une
précisions
1973.
nouvelles, voire quelques correctifs à ce dernier. Sauf mention contraire, c'est là qu'on se
reportera pour les principales références des sources.
2. Suggérée plutôt qu'explicitée, cette explication se trouve déjà dans le Grand Larousse
du XIXe siècle (article « Liberté »).
3. Se reporter sur Lille au xixe siècle aux écrits de M. Pierre Pierrard, La vie ouvrière
à Lille sous le Second Empire (Bloud et Gay, 1965), Les chansons en patois de Lille au XIXe siècle
(Arras, Archives départementales, 1966), Lille et les lillois (Bloud et Gay).
4. Maurice Agulhon, La République au village, (Pion), 1970.
5. Histoire de la Révolution de 48. Sur les fêtes en 48 on se reportera à notre
communication au Colloque de Clermont 1974 sur Fête et Révolution (sous presse).
6. Un certain Desnoyer, journaliste au Siècle, cité dans le Larousse du XIXe siècle, à
l'article « République ».
7. Ce détail est révélé notamment par Bernard Lavergne, Les deux présidences de Jules
Grévy, Fischbacher, 1966.
152 Maurice Agulhon

la 8.confondait
se règle
Saufcarpeut-être
lepresque
mouvement
pendant
avec lepopulaire
le
mouvement
ministère
de gauche
ouvrier
Combes,qui
(oumais
soutenait
pourc'est
le moins
l'exception
ce ministère
avec l'aile
qui
(1902-1905)
droite
confirme

alors majoritaire — de celui-ci). Conjonction éphémère, comme on sait.
9. Ce dernier thème, l'allégorie féminine vivante dans l'histoire ouvrière récente, n'a
jamais été étudié pour lui-même, mais beaucoup de données sont indirectement
procurées par Maurice Dommanget dans son Histoire du drapeau rouge (Sudel, i960), sur laquelle
nous nous appuyons provisoirement.

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