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Dominique Briquel

L’ACCESSION AU POUVOIR DES DEUX TARQUINS


ET LA CONCEPTION INDO-EUROPÉENNE DU ROI

À un certain moment de sa carrière, G. Dumézil avait estimé que


la manière dont les Romains avaient relaté les règnes des rois de la
période étrusque ne laissait pas prise à l’analyse selon les schèmes de
l’idéologie trifonctionnelle. Dans Mythe et épopée, III, ouvrage écrit en
1973, il s’exprimait ainsi1 : « Les auteurs de l’histoire romaine se sont
abstenus de faire référence, pendant la période étrusque — les règnes
de Tarquin l’Ancien, de Servius Tullius et de Tarquin le Superbe — à
une idéologie qui ne pouvait être celle des maîtres du moment »2. On
sait que ces vues, tributaires d’une conception étroitement ethnique de
la période de la royauté étrusque à Rome qui ne reflète absolument pas
la réalité historique3, sont aujourd’hui dépassées, et qu’on ne saurait
considérer que la période de la monarchie étrusque a été un temps de
mise entre parenthèse des aspects les plus authentiquement romains des
traditions de l’Vrbs, ni que par conséquent il faille exclure les éléments

1
Voir Dumézil, 1973, p. 212-214.
2
Nous omettons ici la mention d’une exception que le comparatiste estimait
pouvoir relever : la querelle entre Tarquin l’Ancien et l’augure Attus Navius sur
les trois centuries de cavaliers (plutôt que les trois tribus) que sont les Ramnenses,
Titienses, Luceres. Mais, comme il le reconnaissait lui-même, rien n’appelle, dans
cet épisode, une interprétation fonctionnelle des divisions de la Rome primitive.
3
Sur le fait qu’il faut concevoir l’accession au pouvoir de ces rois non en
fonction de ce qui aurait été une conquête de Rome par les Étrusques, mais par
leur réussite personnelle, explicable vraisemblablement par leur arrivée dans la ville
comme spécialistes de l’art militaire, voir ce que nous avons écrit dans HINARD
2000, p. 100-105, avec bibliographie p. 937-938.

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indo-européens hérités du récit qui nous a été transmis de cette période.
G. Dumézil lui-même devait au reste apporter le démenti le plus flagrant
à cette vision erronée lorsqu’il repéra que la présentation du règne du
second Tarquin, le tyran Tarquin le Superbe s’ordonnait selon un des
schémas narratifs les plus productifs de la pensée tripartie, celui des trois
fautes se succédant selon les trois champs fonctionnels4.
Il apparaît dès lors légitime de se demander si les cadres de pensée
hérités des temps indo-européens ne permettaient pas de rendre compte
d’autres moments de la carrière de ces rois, et notamment des deux
Tarquins dont la tradition — au mépris de la chronologie la plus
évidente5 — voulait qu’ils fussent un père et un fils. Nous avons nous-
même émis l’idée que la geste de Tarquin l’Ancien, le fondateur de la
dynastie, mît en jeu une articulation qui apparaît également dans le
récit des règnes de Romulus et de Tullus Hostilius, lui faisant remporter
successivement trois victoires, suivies des triomphes correspondants,
répondant chacune à un des champs fonctionnels6. De cette manière,
c’est toute la partie finale du règne des deux Tarquins qui paraît
structurée selon des séquences relevant de l’idéologie des trois fonctions
— ce qui autorise à reconnaître une symétrie entre ce qui est dit du
premier des deux, souverain positif et dont le règne culmine sur cette

4
Voir Dumézil, 1985, p. 105-114. Également « Les trois péchés des Tarquin
père et fils », dans l’ouvrage posthume Dumézil, 1994, p. 271-277. Comme signe
de l’inexistence d’une disparition du cadre des trois fonctions pour la période des
rois étrusques, on peut également faire intervenir le fait que G. Dumézil avait admis
la proposition de son élève L. Gerschel, formulée en 1952, de reconnaître dans la
tradition relative à cette époque la présence d’une série de trois histoires parallèles,
situées sous plusieurs de ces rois, déclinant un même thème selon les trois fonctions.
Voir Gerschel, 1952.L’article est cité dans Dumézil, 1973, p. 211, n. 1. Nous avons
nous-même cru pouvoir repérer des séries comparables dans Briquel, 1998, p. 435-
450, 421-435.
5
Sur l’impossibilité d’accepter la chronologie traditionnelle, comme cela avait
été repéré déjà dans l’Antiquité, voir Cazanove, 1988.
6
Voir Briquel, 1998a, p. 369-395 ; pour Romulus, Briquel, 1980, p. 320-346,
pour Tullus Hostilius, Briquel, 1997. Dans le cas de Tarquin l’Ancien, les trois
triomphes s’ordonnent dans un sens ascendant, allant de la troisième à la première
fonction, alors que pour les deux autres rois on a une série descendante, allant de la
première à la troisième fonction.

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sorte d’apothéose que représente la remise au roi des insignes de la
souveraineté par les Étrusques qu’il a vaincus, ce qui est l’épisode de
première fonction de la série où il s’insère, et ce qui est dit du second,
qui est un tyran, dont le règne s’achève sur le péché de troisième fonction
qui va aboutir à son renversement et à l’instauration de la république,
le viol de Lucrèce suivi du suicide de la chaste matrone7. Il est donc
tentant de se demander si la partie initiale de ce qui nous est raconté du
règne de ces deux rois ne serait pas susceptible, elle aussi, de s’ordonner
selon ce type de représentation : à examiner les récits principaux qui
nous sont parvenus sur le règne des deux souverains, ceux de Tite-Live
et de Denys d’Halicarnasse, la réponse nous semble devoir être positive,
comme nous voudrions l’exposer rapidement dans ces pages.

*
* *

Si nous examinons la manière dont le premier Tarquin est parvenu


au pouvoir dans le récit livien, nous pouvons d’abord noter qu’une
femme joue un élément moteur dans sa montée sur le trône de Rome :
son épouse étrusque Tanaquil, ambitieuse et intelligente, qui pousse
ce fils d’un exilé de Corinthe, Démarate, que les habitants de sa ville
natale de Tarquinia empêchaient d’y faire la brillante carrière qu’il
aurait pu espérer, à quitter cette cité étrusque pour Rome, ville neuve
et accueillante au mérite (1, 34, 1-7). Nous n’avons pas à nous attarder
ici sur la signification qu’il convient d’accorder à cette place donnée à
un personnage féminin, étonnante dans cette cité qui a toujours mis en
avant des valeurs considérées comme viriles qu’est Rome. Rappelons
simplement qu’elle paraît répondre à une donnée historique : la place
que les maîtres de la Ville au VIe siècle av. J.-C. ont fait tenir à des

7
Nous avons étudié la question de l’éviction de Tarquin le Superbe et de
l’instauration de la république dans Briquel, 2008. On notera la symétrie globale
entre le début et la fin de la dynastie des Tarquins, avec Lucumon-Tarquin l’Ancien
qui arrive de l’extérieur à Rome pour y devenir roi et Tarquin le Superbe qui est
forcé à quitter la ville et perd ainsi son trône.

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divinités féminines, protectrices du souverain, dans l’idéologie royale
renouvelée de cette époque8. Ce qui n’était pas nécessairement jugé
positivement : la preuve en est que le rôle, de plus en plus sensible et
de plus en plus négatif de ces « donneuses de la souveraineté » que
furent Tanaquil pour Tarquin l’Ancien puis Servius Tullius et ensuite sa
femme Tullia pour Tarquin le Superbe est un des éléments du processus
de dégradation progressive de l’institution royale qui s’observe dans la
tradition sur les trois souverains de la période étrusque9. Toujours est-il
que cela représente une innovation nette dans la narration par rapport à
ce qu’on avait pour les rois de la période antérieure et que cela représetne
une rupture nette par rapport aux quatre premiers règnes.
Le premier épisode sur lequel nous pouvons nous arrêter est celui
qui précède l’arrivée à Rome du chariot qui transporte le futur roi,
lequel porte encore son nom étrusque de Lucumon, et son épouse, une
fois qu’ils ont quitté Tarquinia pour se rendre à Rome (Tite-Live, 1, 34,
8-10). Lorsqu’ils parviennent au Janicule, en vue de la ville, Tarquin fait
l’objet d’un signe envoyé par les dieux et porté par un aigle, signe dont
Tanaquil est prompte à déceler le caractère hautement positif. Voici
ce texte, dans la traduction du livre I de Tite-Live que nous en avons
donnée dans la collection Folio-Gallimard en 2007 :
« Il se trouvait qu’on était arrivé au Janicule, quand Lucumon, qui
était assis sur son chariot avec sa femme voit un aigle descendre
doucement en planant et lui enlever son bonnet ; voltigeant
au-dessus du chariot en poussant de grands cris, il le repose
exactement sur sa tête, comme s’il avait été envoyé par les dieux
pour accomplir cette mission ; puis il s’en va, s’élevant dans les
airs. Tanaquil accueillit, dit-on, ce présage avec joie : c’était une
femme experte dans l’interprétation des signes célestes, comme
les Étrusques le sont fréquemment. Embrassant son mari, elle
l’invite à concevoir de grandes et hautes espérances, expliquant

8
Voir nos remarques dans Hinard, 2000, p. 111-115, avec bibliographie p. 938-
939.
9
Voir nos articles Briquel, 1998b et 1998c.

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que c’était un oiseau d’une catégorie déterminée, qui était venu
d’une partie du ciel déterminée et en tant que messager d’un
dieu déterminé ; le signe qu’il avait donné concernait la partie la
plus élevée de l’homme ; il avait enlevé la parure posée sur la tête
d’un homme pour la lui y replacer sur l’ordre des dieux. C’est
en portant de telles espérances et de telles idées qu’ils firent leur
entrée dans la ville. »

La montée sur le trône du futur Tarquin l’Ancien est donc annoncée


par un présage : elle apparaît comme voulue par les dieux. Et le signe
par lequel ils l’annoncent fait intervenir un char qui porte celui qui
deviendra roi, un aigle qui exprime son élection divine, une femme
dotée de pouvoirs divinatoires — en l’occurrence ceux que lui vaut sa
maîtrise de la science religieuse nationale des Étrusques. Outre que cela
prolonge les aspects de donneuse et de protectrice de la souveraineté
de la déesse dont les monarques du VIe siècle av. J.-C. se voulaient les
protégés et connote Tanaquil selon des aspects de « dame au char » qui
sont un des aspects de cette idéologie, on retrouve dans cette tradition
romaine des éléments légendaires qui apparaissent dans une tradition
comme celle sur le roi Gordios de Phrygie10. On a donc affaire à un type
de récit ancien, qui a été appliqué à un contexte étrusco-romain, mais
qui reprend selon toute vraisemblance un schéma hérité.
La suite de récit décrit comment Lucumon, qui a pris à Rome le
nom de Tarquin, c’est-à-dire « le Tarquinien », parvient à réaliser la
promesse divine. Avant que la mort du roi Ancus Marcius lui laisse le
champ libre et débouche sur sa désignation comme roi par les citoyens
réunis en comices, il a su habilement préparer cette élection par une
politique de largesses et de faveurs, non seulement auprès du roi Ancus,
mais aussi auprès du peuple. Tite-Live décrit ainsi cette campagne qui
fait de Tarquin l’Ancien le premier à avoir accédé au pouvoir par les
moyens qui seront ceux mis en œuvre dans la Rome des temps ultérieurs
par tous les candidats à une charge (1, 34, 11-12) :

10
Voir Borghini, 1984; Coarelli, 1992, p. 314-315; Johner, 1996, p. 259-263.

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« Le fait qu’il fût un nouveau venu et ses richesses le faisaient
remarquer à Rome. De son côté, il secondait la fortune en se
ménageant les faveurs de tous ceux qu’il pouvait par l’affabilité
de son contact, par sa large hospitalité et par les services qu’il
rendait, si bien que sa réputation parvint jusqu’au palais du
roi11. En s’acquittant de ses devoirs auprès du roi d’une manière
à la fois courtoise et habile, il parvint rapidement à faire passer
cette notoriété au stade d’une amitié étroite, si bien que le roi
l’associait à ses décisions tant publiques que privées, pour les
affaires militaires comme pour la politique intérieure. Après
avoir éprouvé son dévouement dans toutes ces occasions, il
finit par le désigner dans son testament comme tuteur de ses
enfants. »

A priori, une telle présentation n’appelle pas de considération


comparative. Le jeu du schéma d’une dégradation progressive de
l’institution monarchique dont nous avons rappelé qu’il sous-tend la
description des trois règnes de la période étrusque se laisse clairement
sentir : Tarquin l’Ancien, bien qu’il ne soit pas présenté comme étant lui-
même un personnage négatif12, se fait déjà remarquer par l’introduction

11
À la différence de Denys d’Halicarnasse, chez qui Lucumon, arrivé à
Rome accompagné de toute une troupe de serviteurs et de clients (3, 47, 2), est
immédiatement reçu par le roi (3, 48), Tite-Live ménage une savante progression
dans l’accomplissement du destin de Lucumon-Tarquin. Arrivé seul avec sa femme,
il se fait peu à peu connaître et finit par être remarqué par le roi et entrer dans son
intimité.Le récit prend des allures de conte populaire, avec des détails concrets sur
la vie du couple, sur la vie de relations à Rome, qui font sentir combien, par rapport
aux grandes figures un peu impersonnelles que sont les rois précédents, on passe à
une autre étape de l’histoire de la période royale.
12
On décèle les traces d’une présentation négative du roi Tarquin qui a précédé
Servius Tullius à travers le personnage de Tarchetios, le méchant roi d’Albe qui
joue le rôle d’Amulius dans la version de la légende de Romulus transmise par
Promathion, légende qui a été reprise pour la figure de Servius Tullius, dont le récit
du règne a été aligné sur celui du premier roi Romulus. Sur cette question, voir nos
remarques dans Briquel, 2007. Dans le récit livien, le fait que, pour écarter les fils
d’Ancus Marcius au moment où il va se porter candidat devant les comices, Tarquin
envoie ceux-ci à la chasse (1, 35, 2) peut garder le souvenir d’une forme de légende

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du système de la brigue électorale et de la chasse aux voix des citoyens,
ce qui bien évidemment représente un déclin par rapport à ce qui s’est
passé aux origines de l’Vrbs, temps où les futurs souverains n’avaient pas
besoin de recourir à de tels procédés pour monter sur le trône. Mais cela
évoque plus une référence aux mœurs de la cité des temps républicains
qu’une quelconque référence à l’idéologie indo-européenne.
Cependant il nous faut prendre aussi en considération la présentation
que Denys d’Halicarnasse fait des mêmes événements. Elle est en gros
parallèle à celle de Tite-Live : on retrouve chez lui la même succession
d’un départ de Lucumon-Tarquin l’Ancien de sa ville natale de Tarquinia,
provoqué par l’impossibilité à laquelle il se heurte d’y atteindre une
position élevée (3, 47, 1-2), de l’épisode du Janicule, avec le prodige de
l’aigle enlevant le bonnet du futur roi, le désignant ainsi comme promis
à un grand destin dans la ville où il a choisi de se fixer (3, 47, 3-4) , puis
de l’établissement à Rome, où il sait conquérir les bonnes grâces du roi
et de ses concitoyens (3, 48, 3-4). La version de Denys offre quelques
différences, dont certaines ne nous retiendront pas ici — ainsi, dans la
décision de quitter Tarquinia, le rôle de Tanaquil n’est pas souligné, ce
qui ne s’accorde pas avec ce qu’on peut penser de l’importance de cette
figure féminine dans l’architecture du récit et dénote certainement une
altération de la tradition —, mais dont une se révèle importante dans
notre perspective. Lorsqu’il évoque les facteurs de réussite de l’immigré
Lucumon à Rome, l’historien grec ne fait pas seulement allusion à sa
politique de largesses envers le roi et envers le reste des Romains, mais il
attribue au personnage des qualités militaires qui sont absentes du récit
livien. Voici ce qu’il dit du futur roi, dans un passage que nous citons
dans la traduction du livre III, due à J.-H. Sautel, qui est parue dans la
CUF en 1999 (3, 48, 3-4) :
« Il devient en très peu de temps l’ami du roi en lui faisant cadeau
de ce dont il s’apercevait qu’il manquait particulièrement, et

où il les faisait périr dans un accident de chasse, comme cela est parfois relaté à
propos d’Amulius vis-à-vis du fils de son frère Numitor (Denys d’Halicarnasse, 1,
76, 2, Origo gentis Romanae, 19, 4).

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en lui fournissant tout l’argent dont il avait besoin pour les
nécessités de la guerre ; dans les expéditions en combattant
plus vaillamment que tous, fantassins et cavaliers, et quand on
avait besoin d’un bon avis, en étant compté parmi les plus sages
des conseillers. Devenu auprès du roi un homme estimé, il ne
manqua pas non plus de s’attirer la bienveillance du reste des
Romains, mais se concilia beaucoup de patriciens par les services
qu’il leur rendait, et se ménagea les faveurs de la population
plébéienne par des salutations affables, des entretiens agréables,
des gratifications en argent et autres libéralités. »

Il y a donc chez Denys d’Halicarnasse une mise en valeur de l’aspect


militaire du futur roi (qui connote même sa politique de dons, puisque,
pour une part au moins, ils servent à financer les entreprises guerrières du
roi Ancus Marcius). Elle est nettement explicitée dans le récit, puisque,
à plusieurs reprises, l’historien grec souligne la part prise par Tarquin,
comme second du roi, dans les victoires remportées par Ancus Marcius
(3, 39, 2, 40, 4, 41, 4). Cela recouvre vraisemblablement une vérité
historique : si un émigré venu de Toscane comme Tarquin a obtenu le
pouvoir suprême à Rome, c’est très probablement parce que, à l’image de
ce qu’on entrevoit dans le cas de Macstarna-Servius Tullius et des frères
Vibenna, il était venu dans l’Vrbs comme spécialiste de la guerre, et sans
doute y avait mise en œuvre la nouvelle tactique de la phalange, déjà
pratiquée chez les Étrusques : c’est en tant que chef militaire, et non par
ses richesses et les bonnes grâces qu’évoque la tradition qu’il sera monté
sur le trône. Mais ce qui nous importe ici est moins le fonds historique
(dont il faut bien constater que Tite-Live aurait totalement perdu le
sens et que, même chez Denys, il aurait été mêlé avec la tradition sur
les largesses du candidat à l’élection royale) que la caractérisation du
personnage qui est avancée dans le texte : Denys adjoint à la captatio
beneuolentiae à laquelle se livre Tarquin une fois arrivé à Rome des
capacités militaires dont Tite-Live ne dit mot.
Or cela peut avoir un sens dans une optique comparative. Prenons
en considération la phrase où Denys évoque les qualités par lequel le

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personnage se fait valoir auprès du roi une fois établi à Rome : il l’aide
financièrement, se comporte comme un vaillant guerrier, donne de
sages conseils. Il n’est pas difficile de reconnaître ici une articulation
trifonctionnelle : Tarquin rend d’éminents services sur le plan de la
troisième, de la deuxième, de la première fonction. Autrement dit, il
se manifeste comme un être complet, achevé sur chacun des trois plans
fonctionnels, selon le modèle de l’homme complet, homme parfait
selon les canons de l’idéologie tripartie13. Ce qui laisse entendre que les
représentations héritées des schèmes indo-européens ne sont pas hors de
propos quand on veut analyser la figure du premier roi étrusque, dans
l’image qu’en a voulu donner la tradition.
Mais, s’agissant du modèle de l’être complet, faisant en lui-même la
synthèse des trois fonctions, il est un cas privilégié de son application
dans les représentations indo-européennes : celui du roi, puisque le
souverain était conçu comme manifestant des qualités qui le mettaient
au-dessus des autres hommes, normalement confinés par leur place dans
la société à un seul niveau fonctionnel. Cas exceptionnel, les qualités du
roi répartissaient sur l’ensemble des trois domaines. Cette conception
particulière du roi vis-à-vis du système triparti a fait l’objet de bonnes
études de la part de G. Dumézil, puis a été reprise par D. Dubuisson
dans d’importantes contributions : il nous suffira de renvoyer à ces
travaux14. Il est dès lors tentant de penser que ce modèle s’applique au
personnage de Tarquin l’Ancien, qui, chez Denys d’Halicarnasse, se
voit appliquer une définition qui répond aux catégories de la pensée
tripartie. S’il a été choisi comme roi par les Romains, c’est qu’il leur
apparaissait susceptible de remplir les fonctions qu’on attendait de la
part d’un souverain, qu’il avait fait preuve de ses qualités relativement à
chacun des trois plans qui structuraient la vision des Indo-Européens.
S’il en est ainsi, cela amène à considérer un peu différemment ce que
les sources nous disent de ce roi. Sa politique de largesses à l’égard de

13
Nous avons étudié les traces de cette représentation à Rome dans Briquel,
2002.
14
Voir Dumézil, 1959, 1966, p. 557-559 (= 1974, p. 574-576), 1971, p. 357-
359 ; Dubuisson, 19678a et 1978b.

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ses compatriotes, chez les auteurs qui nous la présentent, n’est pas jugée
d’une manière entièrement favorable, nous l’avons vu. Mais on peut
comprendre cela d’une tout autre manière : la largesse est attendue de
la part d’un souverain, il se doit d’assurer le bien-être et la prospérité de
ses sujets. Nous pouvons rappeler que, encore à propos du roi médiéval,
G. Duby a insisté sur l’importance des dons fastueux qu’on attend
du monarque —mais ce fait n’est rien spécifique à cette période et à
cet horizon géographique, puisqu’on pourrait tout aussi bien évoquer
les banquets et les cadeaux somptueux que le roi homérique offrait à
ses commensaux15. Loin de devoir être interprétées négativement et
considérées comme une brigue répréhensible, les libéralités auxquelles
se livrait Tarquin pouvaient apparaître au départ comme le signe de ce
qu’il était qualifié pour la charge royale à laquelle il aspirait, qu’il saurait
remplir le rôle de dispensateur de biens et de bien-être qui était attendu
du roi.
Mais s’il en est ainsi, on peut envisager l’ensemble de la période qui
précède l’accession au pouvoir de Tarquin le Superbe en fonction de
cette vision ancienne de la fonction royale, et plus précisément selon
les cadres dans lesquels l’idéologie indo-européennes avait pensé la
figure du souverain. Nous avons vu que Denys d’Halicarnasse use d’une
formule, pour définir son action une fois qu’il était arrivé à Rome, qui
se laisse analyser selon le schéma triparti. Or on peut replacer cette
vision trifonctionnelle du personnage dans une perspective plus large.
Les largesses auxquelles se livre Tarquin, candidat au trône, sont de
l’ordre de la troisième fonction : cet épisode relève donc de ce niveau
fonctionnel, et prouve que le personnage possède, de ce point de vue,
les qualités qui le qualifient pour devenir roi. Mais nos sources insistent
sur un épisode préalable à l’entrée du premier Tarquin dans l’Vrbs :
c’est l’épisode du Janicule, au cours duquel les dieux lui adressent un
signe annonçant son destin ultérieur. On est ici dans le domaine de la
première fonction : on peut définir cet épisode comme relevant de ce

Voir Duby, 1973, p. 261-262, 1976, p. 35-36, et également nos remarques dans
15

Briquel, 2007, p. 310-311.

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niveau fonctionnel et comme prouvant sur ce plan sa capacité à régner.
Une telle analyse n’a de sens que si le deuxième niveau est représenté, si
le futur monarque a également montré ses aptitudes militaires. C’est ici
que la version de Denys d’Halicarnasse se révèle importante, puisque,
à la différence de celle de Tite-Live, elle crédite le personnage d’une
activité militaire. Si on admet la perspective dans laquelle nous nous
situons, c’est-à-dire celle d’un récit fondé sur des éléments anciens,
relevant des schémas de pensée hérités des temps indo-européens, la
présentation de l’historien grec aurait conservé la forme primitive de
la tradition : celle-ci aurait ajouté l’évocation des succès remportés par
le futur monarque à la guerre (à ce stade en tant que subordonné du
monarque régnant, Ancus Marcius), parachevant ainsi sur le plan de la
deuxième fonction le portrait du candidat à l’élection royale. Avant de
se voir élu comme roi par ses nouveaux compatriotes, il aurait montré,
sur chacun des trois plans fonctionnels, son aptitude à succéder à Ancus
Marcius16. Nous pouvons schématiser ce processus de qualification par
le tableau suivant :

Signe envoyé par les dieux sur le Janicule Fonction I


Succès militaires comme second du roi Fonction II
Largesses et services rendus aux Romains Fonction III
Aptitude à régner Maîtrise des fonctions I, II, III

*
* *

Si nous passons à Tarquin le Superbe, nous passons du positif au


négatif. Nous n’avons pas besoin d’insister sur le fait que le dernier des

16
L’épisode du Janicule est nettement différencié de la suite du récit, et constitue
un élément à part. Pour les deux autres aspects que nous envisageons de distinguer,
il ne s’agit pas d’épisodes à proprement parler, mais de points mis en relief dans la
description du comportement du roi une fois établi à Rome. On ne peutpas établir de
succession chronologique, l’accomplissement d’exploits militaires et la gratification
de largesses aux Romains se situant parallèlement.

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rois est un pur tyran, et que par là il s’oppose à celui qui est présenté
comme son père, sur lequel le jugement d’ensemble reste tout à fait
positif (en dépit des points relevant du schéma global d’une dépréciation
de l’institution monarchique et également les traces d’une éventuelle
version négative que nous avons signalés). Du premier au second des
Tarquins, on passe du plus au moins et cela est d’autant plus patent
que les mêmes points sont évoqués positivement à propos du père,
négativement à propos du fils (ainsi pour les grands travaux, on retient
ce qu’ils ont apporté à la Ville pour le père, la charge qu’ils ont constituée
pour la plèbe, astreinte à la corvée, pour le fils : on comparera Tite-Live,
1, 38, 6 et 56, 2, Denys d’Halicarnasse, 3, 67, 5 et 4, 44, 2-3). Et,
nous l’avons rappelé, à la structure trifonctionnelle — dans un ordre
ascendant — fondée sur les trois triomphes de Tarquin l’Ancien fait
pendant chez Tarquin le Superbe celle — dans un ordre descendant —
fondée sur les trois péchés qui aboutissent à son renversement.
On peut donc envisager que le processus d’accession au pouvoir
du fils s’oppose, lui aussi, à celui qui existe pour le père : nous avons
analysé la structure du récit sur la montée du père sur le trône, laquelle
nous paraît tributaire de la vieille conception indo-européenne des trois
fonctions. D’emblée, et indépendamment même des schémas de pensée
indo-européens, on peut relever des éléments de parallélisme qui sont
susceptibles de conforter un tel rapprochement entre les deux Tarquins.
Dans les deux cas, la présence d’une donneuse de la souveraineté
féminine se fait sentir : à Tanaquil vis-à-vis du père répond Tullia vis-à-
vis du fils et, dans les deux cas, on a affaire à une dame au char, puisque,
si Tanaquil, dans l’épisode du Janicule, est liée au chariot qui conduisait
son époux à Rome, Tullia est connue pour avoir écrasé sous les roues
du véhicule qui la ramenait chez elle le cadavre de son père, juste après
le coup d’État qui a porté son mari au pouvoir. Bien sûr, le passage
du positif au négatif se fait sentir : la scène pacifique (et religieuse)
concernant Tanaquil fait place à un épisode terrible, avec un crime qui
sera inscrit dans la topographie de la Ville puisque la rue où était situé le
forfait prendra le nom de Vicus Sceleratus, rue du crime. Il n’empêche
que les deux femmes jouent un rôle comparable dansl’accession de leur

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époux au pouvoir. Nous avons noté que c’était Tanaquil qui, dans le récit
livien prenait l’initiative de pousser son mari à tenter sa chance à Rome,
lui ouvrant ainsi la voie du pouvoir. S’agissant de Tarquin le Superbe,
Tite-Live (1, 46, 2 – 47, 7) aussi bien que Denys d’Halicarnasse (4, 28
– 30, 1) insistent, dans le processus de renversement de Servius Tullius,
sur le rôle joué par Tullia, la fille de Servius. Comme en d’autres temps
Tanaquil par rapport à son époux, c’est elle qui, par ses récriminations, ses
reproches, ses exhortations, persuade le futur tyran de passer à l’action.
Elle participe même activement au coup d’État, en saluant la première
son époux du titre de roi (Tite-Live, 4, 48, 5, Denys d’Halicarnasse,
4, 39, 1) et en donnant à celui-ci le conseil de mettre à mort Servius,
son propre père (Tite-Live, 4, 48, 5 — il est vrai sans présenter le fait
comme une certitude —, Denys d’Halicarnasse, 4, 39, 2). Dans les
deux cas donc, on retrouve le même rôle moteur de la femme dans le
processus d’accession au pouvoir.
Si on examine la séquence des événements qui se traduisent par la
prise du pouvoir par le fils Tarquin, on relève bien sûr des divergences
entre la narration des deux historiens. Chez Denys d’Halicarnasse,
le processus est beaucoup plus long. Poussé à l’action, comme chez
Tite-Live, par celle qui est devenue sa femme (on trouve, chez les
deux auteurs, le motif de la mort préalable, considérée comme un
crime, de leurs premiers conjoints qui leur permet de devenir mari et
femme : Tite-Live, 1, 46, 3-9, Denys d’Halicarnasse, 4, 28, 3 – 30,
1), le futur Superbe cherche à se créer un parti en exploitant tous les
mécontentements, dans le patriciat comme dans le peuple (4, 30, 5),
ce qui provoque une réaction de la part de Servius Tullius, cherchant à
apaiser la querelle et à aboutir à une conciliation (4, 30, 6-7). Cela se
traduit par un échange de longs discours dans l’enceinte du Sénat, entre
le fils de Tarquin l’Ancien (ch. 31-32) et Servius (ch. 33-36), aboutissant
à une victoire momentanée du vieux roi , appuyé par tout le peuple
(ch. 36), devant laquelle son rival feint (sur le conseil de sa femme) de
s’incliner (4, 38, 1). C’est seulement après que se déclenche la tentative
de prise de pouvoir qui réussit ; elle est narrée d’une manière tout à fait
comparable à ce qu’on a chez Tite-Live, avec le coup d’État proprement

DEUOGDONION. MÉLANGES EN L’HONNEUR DE C. STERCKX 97


dit (Denys d’Halicarnasse, 4, 38, 2 – 39, 3 ; cf. Tite-Live, 1, 47, 3 – 48,
5) et l’épisode de la fille passant avec son char sur le corps de son père
(Denys d’Halicarnasse, 4, 39, 4-5 ; cf. Tite-Live, 1, 48, 6-7).
Le premier temps que constitue dans le récit de Denys la tentative
d’apaisement de Servius Tullius, avec l’échange de discours, qui occupe
cinq chapitres du livre IV des Antiquités romaines, n’a pas d’équivalent
dans les Livres depuis la fondation de Rome de Tite-Live. On ne sera pas
trop aventureux en estimant qu’il constitue, sans plus, une innovation
du rhéteur d’Halicarnasse, friand de beaux morceaux d’éloquence et qui
était toujours enclin à en agrémenter son histoire, y compris là où la
tradition antérieure ne lui fournissait pas de précédent. Aussi n’avons
nous pas à tenir compte, si nous voulons analyser la trame du récit,
telle que la tradition l’avait constituée, de cette partie de la narration
de Denys. Il est plus significatif que, pour le reste, sa présentation des
faits soit en gros analogue à celle de Tite-Live. Dans les deux cas, on
trouve un temps de préparation du coup d’État, au cours duquel le
futur tyran se crée une faction à sa dévotion (Tite-Live, 1, 47, 7, Denys
d’Halicarnasse, 4, 30, 5), puis la réalisation de ce coup d’État (Tite-Live,
1, 47, 3 – 48, 5). Il faut en outre distinguer un dernier épisode, celui
concernant l’acte horrible de Tullia ensanglantant son chariot du sang
de son père (Tite-Live, 1, 48, 6-7, Denys d’Halicarnasse, 4, 39, 4-5). Il
est en effet nettement distingué dans la narration du renversement du
roi (et même de sa mort, qui suit immédiatement, lorsque les envoyés
de Tarquin, lancés à sa poursuite, le tuent, alors qu’il tentait de regagner
sa maison : Tite-Live, 1, 48, 4, Denys d’Halicarnasse, 4, 39, 3).
On se trouve de ce fait en présence de trois temps dans la narration.
Or, une fois de plus, le cadre de l’idéologie tripartie semble avoir imprimé
sa marque au récit. Chacun de ces trois temps peut être analysé comme
correspondant à un des niveaux du système trifonctionnel :

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récit livien, des procédés qui sont de l’ordre de la troisième fonction :
« Poussé par l’état de furie de sa femme, Tarquin se met à intriguer
auprès des sénateurs et à solliciter surtout les pères du second rang ; il

98 DEUOGDONION. MÉLANGES EN L’HONNEUR DE C. STERCKX


leur rappelle ce que son père avait fait pour eux et leur demande de lui
en montrer de la reconnaissance ; il séduit les jeunes par ses largesses ;
en faisant de magnifiques promesses et en critiquant le roi, il renforce
partout sa position ». On constate que le prétendant au trône use de
largesses et, s’agissant des sénateurs dits de second rang qui devient leur
place dans le conseil à la faveur de son père, il fait intervenir les services
rendus. La présentation de Denys, il est vrai, ne parle pas de cadeaux,
présents ou passés (l’édition Loeb traduit ainsi le texte en anglais : « As
soon as these impious and bloodthirsty natures were commingled they began
plotting to drive Tullius from the throne if he would not willingly resign his
power. They got together bands of their adherents, appealed to such of the
patricians as were ill-disposed towards the king and his popular institutions,
and bribed the poorest among the plebeians who had no regard for justice;
and all this they did without any secrecy »). Il est nécessaire, dans une
perspective comparatiste, d’estimer que Tite-Live aurait mieux conservé
une orientation fonctionnelle primitive, que Denys en revanche ne
l’ait pas maintenue. Ce sont là, on le sait, des problèmes qui se posent
fréquemment dès qu’on veut pratiquer de type d’analyse : nous estimons
pour notre part possible d’admettre que Tite-Live soit resté davantage
fidèle ici au sens originel du récit.

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de force, et de force armée, même si c’est dans un cadre qui relève de
la guerre civile et non de la guerre étrangère. Tarquin, lorsqu’il passe à
l’action, « fait irruption sur le Forum, entouré d’une troupe armée »
(Tite-Live, 1, 47, 8), « apparaît en public avec ses amis qui avaient tous
des épées cachées sous leurs vêtements » (Denys d’Halicarnasse, 4, 38,
2) et sa confrontation avec Servius, si elle donne lieu à des échanges de
discours, se traduit aussi par une lutte physique entre le vieux roi et le
jeune prétendant, qui le saisit à bras-le-corps et le jette à bas des marches
du Sénat (Tite-Live, 1, 48, 3 : « Alors Tarquin, qui, dans sa situation,
en était réduit aux dernières extrémités et qui avait largement l’avantage
de l’âge et de la force, saisit Servius à bras-le-corps, le porte hors de
la curie et le jette en bas des marches » ; Denys d’Halicarnasse, 4, 38,

DEUOGDONION. MÉLANGES EN L’HONNEUR DE C. STERCKX 99


4-5 : « When Tullius heard this, he was so exasperated at the reproach that,
heedless of his own safety, he rushed at him with the intent of forcing him
to quit the throne. Tarquinius was pleased to see this, and leaping from his
seat, seized and bore off the old man, who cried out and called upon his
servants to assist him. When he got outside the senate-house, being a man
of great vigour and in his prime, he raised him aloft and hurled him down
the steps that lead from the senate-house to the comitium »). Si on attribue
une orientation fonctionnelle à l’épisode, il est clair qu’il relève de la
deuxième fonction.

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consiste à écraser le corps de son père, il s’agit assurément avant tout
d’un forfait horrible, mais on peut constater qu’il relève de la première
fonction. C’est une fille qui se comporte ainsi à l’égard de son propre
père et son comportement apparaît de ce fait comme bafouant les lois les
plus sacrées, attentant à la pietas qu’un enfant doit à celui qui lui a donné
la vie. Le crime a un caractère sacrilège : il regarde la première fonction.
Au reste, il baigne, dans le récit livien (1, 48, 7), dans une atmosphère
religieuse. Les forces surnaturelles agissent : l’historien latin évoque « les
furies vengeresses de sa sœur et de son mari17 » qui égarent Tullia, ainsi
que les dieux du foyer que ce crime scandalise et qui n’auront dès lors
de cesse qu’il soit puni (« Elle était elle-même tachée et souillée, jusqu’à
la demeure qu’elle occupait avec son mari ; leurs pénates, irrités par ce
début de règne criminel, le firent bientôt suivre d’une fin semblable »).
On notera également, y compris chez Denys d’Halicarnasse18, que la

17
Ce sont là les deux premiers conjoints de Tullia et de Tarquin le Superbe,
l’autre fils de Tarquin l’Ancien et l’autre fille de Servius Tullius que les deux époux
avaient épousés lors de leur premier mariage et qu’ils sont au moins soupçonnés
d’avoir assassinés.
18
La connotation religieuse est moins explicite chez Denys d’Halicarnasse (qui
introduit en revanche une discussion entre Tullia et son cocher, lequel refuse de
passer sur la cadavre de Servius et est forcé à le faire par Tullia) que chez Tite-Live.
On notera cependant que, traduisant en grec le nom du Vicus Sceleratus, rue du
crime, l’auteur grec emploie l’adjectif asebès, ce qui signifie proprement « impie »,
donnant donc à l’adjectif une coloration religieuse qu’elle n’avait pas au départ en

100 DEUOGDONION. MÉLANGES EN L’HONNEUR DE C. STERCKX


faute est caractérisée comme une souillure : nous sommes, là encore,
dans une perception religieuse du forfait.

Il nous semble donc possible de retrouver une articulation


trifonctionnelle dans les moments qui marquent les étapes de la prise de
pouvoir, par la force, de Tarquin le Superbe. On aurait affaire à une série
tripartie où les fonctions seraient disposées selon un ordre ascendant, la
campagne de recrutement de complices relevant de la troisième, le coup
d’État lui-même de la deuxième, le crime horrible de Tullia qui le suit
de la première. Mais, s’il en est ainsi, on aurait, pour Tarquin le Superbe,
une structure inversée par rapport à ce qu’on peut envisager pour son
père. Et on peut penser que les deux processus d’accession au pouvoir
n’ont pas été pensés l’un indépendamment de l’autre. Les trois éléments
que nous avons distingués dans le cas du Superbe, à bien les analyser,
rappellent ceux que nous avons déterminés pour Tarquin l’Ancien.
Simplement, ils en sont un écho inversé. Nous l’avons souligné, en
passant du père au fils, on passe du positif au négatif. Cela est vrai pour
chacun des éléments que nous avons envisagés. Les largesses que le fils
prodigue, les services rendus par son père qu’il évoque sont la reprise,
cette fois pour une mauvaise cause et pour la préparation d’un crime, de
la politique de dons et de services du père, qui avaient, nous l’avons vu,
un sens positif du point de vue de l’idéologie trifonctionnelle. Le coup
d’État, si on l’analyse du point de vue de sa portée fonctionnelle, dénote
un usage vicié de la force des armes, cette fois dans un contexte de guerre
civile et à des fins subversives, alors que Tarquin l’Ancien a montré sa
capacité à avoir recours, avec efficacité, à la deuxième fonction pour
défendre la cité contre ses ennemis. Le forfait de Tullia, dans sa forme,
retourne le modèle de la dame au char, qui apparaissait, pour Tanaquil
sur le Janicule, lié à un signe divin et aux aptitudes de la femme à avoir
une relation positive avec les dieux, à travers sa maîtrise des procédures
divinatoires ; Tullia, elle, se comporte, sur son char, comme une impie,

latin.Un peu auparavant, en 4, 39, 1, la jeune femme a été qualifiée d’anosia, ce qui
a également le sens d’« impie ».

DEUOGDONION. MÉLANGES EN L’HONNEUR DE C. STERCKX 101


et si les dieux interviennent, c’est, dans le récit livien, dans un processus
de vengeance et de punition des coupables.
Ainsi la tradition sur l’accession au pouvoir du tyran Tarquin le
Superbe aurait repris, en l’inversant aussi bien dans son ordre que dans
sa signification — puisqu’on se meut désormais dans le domaine du
crime —, le processus en trois étapes qui, dans le cas de Tarquin l’ancine,
aurait servi à justifier sa montée sur le trône. Nous avons déjà envisagé
une symétrie du même ordre entre les parties finales du récit des deux
règnes, les trois triomphes de Tarquin l’Ancien ayant leur répondant,
en négatif, dans les trois fautes (elles aussi articulées sur trois guerres
successives) du Superbe19. Une articulation identique sous-tendrait les
parties initiales des deux règnes, celle concernant les circonstances de
l’accession au pouvoir. C’est ce que nous proposons dans le tableau ci-
dessous :

Tarquin l’Ancien Tarquin le Superbe


Intervention de Tanaquil : pousse Intervention de Tullia : pousse
son mari à accéder à un grand destin son mari à prendre le pouvoir
Épisode du Janicule : Campagne de largesses :
appui des dieux assuréau futur roi servent à préparer le coup d’État

Fonction I Fonction III


Succès remportés à la guerre par Renversement du roi en place
Tarquin l’Ancien au service du roi par la force

Fonction II Fonction II
Campagne de largesses : prouvent Crime de Tullia faisant passer
aux yeux des Romains la capacité son char sur le corps de son père
de Tarquin l’Ancien à être roi

Fonction III Fonction I

Par là, dès le départ, Tarquin le Superbe aurait été connoté comme le

19
Voir notre article Briquel, 2008.

102 DEUOGDONION. MÉLANGES EN L’HONNEUR DE C. STERCKX


contre-modèle du bon roi, alors que son père avait été présenté comme
répondant à ce qu’on était en droit d’attendre d’un souverain parfait.
Comme plus tard son règne, son accession au trône aurait été scandée
par une succession de comportements fautifs, qui montraient qu’une
fois parvenu au pouvoir, il allait se comporter à l’inverse de ce qui était
souhaitable selon les canons de l’idéologie tripartie.

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104 DEUOGDONION. MÉLANGES EN L’HONNEUR DE C. STERCKX

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