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HISTOIRE DU MARXISME
* Communication ptéaentée au Colloque international "Mao Zcdong : storia c politica dicci anni dopo", organisé
par l'Inuitut de philocophie de l'Univenité d'Urbino (18-21 novembre 1986). i paraître (en italien) dani le» A tta
du Colloque. Edilori Riuniti, Roma, 1988.
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théoriciens et organisateurs politiques qui, en un sens ou un autre, font "époque"
dans l'histoire du marxisme, c'est-à-dire le transforment, à commencer par
Lénine ou Gramsci. Toutefois l'importance de "l’événement Mao" dans cette
histoire est venue du fait qu'il s'est produit à un moment où l'on pouvait déjà se
demander si l'histoire du marxisme n'était pas finie, au sens d'une trajectoire qui
s'est bouclée sur elle-même, ou d'une impulsion qui a épuisé ses potentialités.
Mao théoricien marxiste et organisateur révolutionnaire contem porain, en
activité (à la différence d'un Lénine ou d'un Gramsci, que nous pouvions
toujours relire, pour y découvrir des trésors d'idées méconnues, mais qui, par la
force des choses, restaient toujours en deçà de l'actualité), Mao donc pouvait
apparaître dans les années 60 comme la preuve, ou l'indice, que l'histoire du
marxisme continuait, voire qu'elle recom m ençait sur des bases en partie
nouvelles. Et déjà cette impression était étroitement liée à une interrogation sur
la nature exacte du lien qu'on ne peut se contenter de dire monstrueux, entre le
marxisme et le stalinisme : ce que certains préféraient appeler la "déviation
stalinienne du marxisme", préjugeant sans doute par là d'une réponse à la
question elle-même.
Après vingt ans de vicissitudes que nous connaissons tous, la même question se
pose toujours, bien que de façon plus complexe. Il se peut que l'idée de Mao
dernier développement du marxisme ne signifie plus seulement dernier en date,
mais ultime développement, puisque, sous sa forme originelle, il est désormais
sans postérité, après un changement de décor intellectuel d'une étonnante
rapidité. La question devient alors de savoir si l'histoire du marxisme peut se
continuer indépendamment des questions soulevées par Mao et le maoïsme, ou
bien si ces questions, insolubles dans leur cadre d'origine, exigent qu'on essaye
désormais de penser l'histoire et la politique en dehors de la ligne directrice, de
la "perspective" inaugurée par Marx (ce qui ne signifie pas nécessairement
contre toutes les idées de Marx, sans avoir recours à aucun de ses concepts). Quoi
qu'il en soit, il était clair il y a vingt ans, ou il y a dix ans, et il devrait être
toujours clair aujourd'hui, qu'une connaissance et un jugement rationnel sur la
signification du maoïsme sont incontournables pour enquêter sur le sens et les
limites, voire les contradictions historiques internes du marxisme. Or je tiens,
non pas que le marxisme est "l'horizon indépassable de notre temps", comme
l'écrivait Sartre à peu près à la même époque, mais que l'intelligence réelle de
l'histoire du marxisme est un élément sans lequel aucune problématique nouvelle
n'émergera dans le champ de la philosophie et de l'action politique.
En second lieu, Mao et le maoïsme ont joué pour nous un rôle décisif parce
que des notions venues d'eux ont déterminé une nouvelle articulation de ia
théorie marxiste et de la pratique politique. A tout le moins des possibilités de
"voir" dans l'opacité de la pratique sociale un certain nombre de problèmes, et de
les poser comme problèmes politiques : problèmes de l'intrication entre les
divisions de classes et la polarisation du monde contemporain en "centre"
développé et "périphérie" sous-développée, problèmes de l'organisation
politique et des rapports entre étatisme et révolution, problèmes de la "division
du travail manuel et intellectuel", sur lequel je reviendrai.
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Mais ici il faut prendre, en tout cas aujourd'hui, une précaution immédiate.
Sans doute cette possibilité de voir et de poser des problèmes nouveaux (ou de
renouveler la position d'anciens problèmes), liée à l'événement Mao comme fait
de conjoncture, a bien comporté un va-et-vient, une épreuve réciproque de la
théorie et de la pratique : nous avons vu que l'entreprise maoïste posait ces
problèmes parce que la théorie marxiste nous donnait certains concepts
permettant de les nommer, de les interpréter, et nous avons sondé à l'aide de
l'entreprise maoïste les limites de la théorie marxiste, les raisons de sa "crise".
Sans doute on peut dire, par principe, que des problèmes réels se posent toujours,
quels que soient les revirements de la mode intellectuelle, aussi longtemps qu'ils
n'ont pas été résolus. Mais il faut bien en convenir, ces problèmes ont été posés et
réfléchis par nous sur le mode d'une expérience vécue (car il y a des expériences
vécues même dans le domaine théorique) plutôt que sur celui d'une analyse
explicative, matérialiste. Une expérience vécue qui, aujourd'hui, tend à être
recouverte par d'autres ; mais qui n'a jamais été entièrement claire sur ses
présupposés.
Ceci me ramène à mes hésitations initiales, dont je prends la liberté de vous
entretenir uniquement parce que je soupçonne qu'elles ne sont pas strictement
personnelles. "Celui qui n'a pas fait d'enquête n'a pas droit à la parole" : pour
avoir vécu à ma façon, parmi beaucoup d'autres, mais moins que beaucoup
d'autres (qui sont représentés ici) les effets critiques et idéologiques du maoïsme
dans le marxisme, puis-je dire pour autant que nous avons enquêté sur ces
présupposés d'une façon objective, c'est-à-dire en analysant les conditions dans
lesquelles nous avons perçu le maoïsme comme un recommencement du
marxisme ? Je dois dire que non, pour ma part, en tout cas de façon très partielle.
Si pourtant je suis ici, c'est d'abord pour apprendre, et parce que je perçois une
interrogation semblable chez d'autres, qui me semble avoir une valeur de
principe. Pour que cette enquête ait lieu, il faut d'abord lutter contre l'amnésie.
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que jamais les intérêts du pouvoir en place depuis la mort de Mao, et qui de toute
façon ne peut venir que de Chine même.
Pour ma part je dirai seulement que deux critères m'ont paru, et continuent de
me paraître déterminants, s'agissant de savoir si la théorie maoïste de la
"continuation de la lutte des classes au sein du socialisme" diffère véritablement
de la théorie stalinienne, presque homonyme, de l'aggravation des luttes de
classes sous la dictature du prolétariat ; ou encore s'agissant de savoir si la "ligne
de masse" représente ou non une alternative réelle (et non pas "utopique") à la
dictature du parti, substituée à la lutte des classes et conduisant tout droit à une
conception et à une pratique policières de la politique.
Le prem ier critère, c'est tout simplement de savoir s'il y a eu ou non
mouvement de masse, en vue d'une libération de l'initiative de la jeunesse
étudiante, des ouvriers, des paysans des communes populaires, dans les années
66-70.
On peut parler d'excès et d'erreurs. Mais des excès et des erreurs supposent
une tendance révolutionnaire, une tentative de découvrir, à la base, des formes
d'organisation du travail, de participation démocratique à la gestion,
d'appropriation du savoir technologique et des instruments de la communication
sociale, d'abolition des hiérarchies sociales camouflées en nécessités naturelles.
On peut parler de manipulation, et l'accent mis par la propagande chinoise
d'alors sur le thème de l'enthousiasme, fait plus que le suggérer. Mais si l'on
croit qu'une manipulation est susceptible de créer le mouvement de masse, on
tombe dans une représentation conspirative de l'histoire - précisément celle que
le stalinisme a reprise à son compte dans sa conception de la "contre-révolution",
et dans laquelle la Révolution Culturelle elle-même a fini par s'embourber,
poussée par l'obsession de la dénonciation de la "bourgeoisie" qui se serait
camouflée en prolétariat.
Au fond, tout tient à l'écart minime et cependant décisif entre deux
interprétations. Mao pose que le parti n'est pas immunisé contre l'étatisme et
l'économisme par la "disposition” de la théorie marxiste, que la lutte de classes se
poursuit au sein du parti entre deux "lignes" ou deux "voies". Mais, à partir de
cette thèse dialectique, nous observons d'abord un glissement vers l'idée que c'est
dans le parti (et en lui seul) que se "concentre" la lutte des classes, et que doit se
régler la question des deux voies. Idée qui, paradoxalement, prenant le contre-
pied formel de l'idée stalinienne de l'unité monolithique du parti, aboutit
exactement au même résultat : le monopole politique, l'assurance sur la vie pour
le parti et sa direction. Ensuite, nous observons un second glissement : vers une
pratique de manipulation qui fait que les fractions du parti (ou les "cliques"
dirigeantes) tentent de contrôler et d'utiliser des mouvements de masse afin
d'imposer une ligne politique ou économique (et accessoirement leur propre
hégémonie), en baptisant "lutte de classes” les affrontements qui en résultent.
Mais cette double transposition signifie-t-elle que, dès l'origine, on n'a eu affaire
qu'à la rencontre d'un machiavélisme des dirigeants et d'une révolte anarchique,
malléable et dangereuse, des masses ? Ou bien suppose-t-elle la réalité initiale du
mouvement, sa cohérence au moins tendancielle autour d'aspirations
révolutionnaires qui ont tenté de "fusionner" entre elles, tantôt en dehors de
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l'appareil du parti-Etat, tantôt au travers de son utilisation, et qui ont continué de
constituer pendant plusieurs années la base des luttes de sommet ?
Si, comme je continue de le penser, la seconde réponse est la bonne, on a un
premier critère de différenciation entre la pratique du maoïsme et celle du
stalinisme. Jamais l'histoire de l'Union sov iétiq u e, verrouillée p ar le stalinism e
ou déverrouillée par les directions réformistes, n'a pris le risque, ou n'a présenté
l'opportunité de mouvements de ce genre (par contre ceux-ci, au prix de la
répression que l'on sait, ont eu lieu en Hongrie, en Tchécoslovaquie ou en
Pologne). Ce qui nous conduit immédiatement à un second critère :
Quels sont les effets actuels de l'expérience de la Révolution Culturelle, plus
ou moins indissociable de l'héritage théorique du maoïsme en Chine même ? En
fait, une expérience historique ne peut être pleinement comprise que dans la
dimension de l'après-coup, des effets à retardement qu'elle produit et de leurs
différents aspects. Ce qui vaut pour Lénine va,ut aussi pour Mao.
Aujourd'hui le devant de la scène, en Occident sinon en Chine, est occupé par
deux thèmes qui sont l'un et l'autre discutables parce que manifestement
unilatéraux : celui de la terreur de masse, en particulier sous la forme de la
répression dirigée contre les intellectuels, et celui du "volontarisme" égalitariste
qui aurait abouti à la catastrophe économique, à la pénurie. Une sorte de variante
du "communisme de guerre".
Mais il est un autre aspect des choses. Le mot d'ordre de la Révolution
Culturelle a d'abord été l'intervention des masses dans la politique, et de fait ce
qui singularisait immédiatement cette expérience par rapport à toute l'histoire
des pays socialistes, peut-être en raison de circonstances privilégiées (notamment
l'impossibilité ou la difficulté cj(ine intervention directe de l'URSS sous une / *
forme militaire), c'est la résurrection de la politique, au sens du conflit et de la
discussion de masse, dans le fonctionnement d'un système socialiste. La limite de
reproduction du système à l'identique se trouvait franchie, de même que Mao,
par certaines de ses thèses sur le rôle de la superstructure, sur la dialectique des
"positions de classe" et des "situations de classe", franchissait la limite de
reproduction du matérialisme historique sous sa forme classique. La question est
alors la suivante : cette résurrection de la politique constitue-t-elle un épisode
sans lendemain, une "convulsion" shakespearienne, ou bien a-t-elle et aura-t-elle
des effets de longue durée dans la Chine actuelle, au besoin sous une forme et
avec des objectifs diamétralement opposés ?
Sans en tirer de prophéties, on ne peut manquer d'être frappé par le fait que
les protagonistes des mouvements des années 1978-1982 pour la "Cinquième
modernisation", la modernisation démocratique, avant que ce mot d'ordre soit
officialisé et limité dans ses objectifs, ont été de jeunes intellectuels ouvriers qui
ont traversé l'expérience des gardes rouges.
Et précisément à propos de modernisation, l'avancée extrême de la
Révolution Culturelle dans les grandes entreprises avait précisément consisté
dans l'idée d'une "révolution industrielle" d'un type nouveau, fusionnant pour
une part les fonctions de l'usine et de l'école ou de l'université, autour d’une
pratique collective d'élévation du niveau de qualification des travailleurs. Il y
avait là une voie tout à fait originale, encore aujourd'hui significative, pour
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expérimenter la transformation réelle des rapports de production capitalistes,
dans la/nesure où les moyens de production devaient être utilisés non seulement
'com m e moyens de pomper du travail humain mais aussi comme moyen
d'expérimenter et d'acquérir des connaissances collectives. Plus, il y avait là une
voie de dépassement de la "division du travail manuel et intellectuel" en
associant, sur les lieux du travail, les catégories sociales différentes de façon à
réduire leur antagonisme, en transformant leurs fonctions sociales. On sortait
par là de l'utopie de "l'homme nouveau" pour ébaucher un renouvellement des
rapports fondamentaux qui classent les hommes en différentes espèces sociales
"naturellement" hiérarchisées.
Je sais bien - comme nous tous - que ces expériences ont coexisté avec une
toute autre façon de s'attaquer à la division du travail manuel et du travail
intellectuel, qui peut-être l'a emporté finalement, ou que peut-être l'on met
aujourd'hui au premier plan parce qu'elle fournit à la nouvelle classe dirigeante
les instruments de sa légitimation : je veux dire la rééducation des intellectuels
par le travail manuel forcé (sans que, notons-le, ce dernier subisse la moindre
transformation). Mais précisément il y a les deux, et cette différence ne peut être
effacée. Ce qu'elle signale, c'est peut-être que l'antagonisme "manuel-
intellectuel" a d'autres racines encore, plus profondes que le "rapport de classes"
décrit par Marx, mais étroitement combinées avec lui. J'admets même qu'on
puisse parler de fascisme "rouge" ou de tendance fascisante à propos de cette
pratique de la rééducation. Ce ne serait pas la première fois que socialisme, ou
plutôt communisme, et fascisme se trouveraient dans un voisinage dangereux. Et
on ne s'en tirera pas en expliquant que, pour éviter le risque du fascisme, qui a
d'ailleurs bien d'autres causes, il faut éviter de poser la question du
communisme.
Ce que j'en conclus, c'est simplement ceci : Mao et, avec lui ou à côté de lui, la
Révolution Culturelle, ont posé en termes nouveaux le problème de la politique
dans le socialisme, en le liant à la fois par le haut (démocratie de masse, critique
du monopole du parti) et par le bas (transformation des rapports de travail) à la
question du statut social de l'intellectuel. Si cette question continue de "travailler"
la Chine actuelle, ou si elle ressurgit ailleurs en termes comparables, la "critique
interne du stalinisme" n'est pas l'autre nom de la fin du marxisme dans le
stalinisme, à laquelle on pourrait toujours, mais en vain, continuer d'opposer de
beaux rêves d'humanisme socialiste et de pureté théorique. Elle est l'autre nom
du risque révolutionnaire.
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