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HISTOIRE DU MARXISME

Mao : critique interne du stalinisme ?


Etienne BALIBAR (Paris)

J'ai beaucoup hésité à accepter votre invitation41. La raison de mon hésitation


tient tout simplement dans ia profonde justesse d'un des principes maoïstes, que
nous avons tous en mémoire : "celui qui n'a pas fait d'enquête n'a pas droit à la
parole". Naturellement il ne faut pas faire de ce principe une application
terroriste, c'est-à-dire remplacer l'idée d'une condition objectivement nécessaire
pour parler en connaissance de cause par celle d'une épreuve initiatique,
conférant seule à l'individu la qualité de sujet pleinement reconnu, d'animal
politique. Reconnaissons son ambivalence à cet égard. D'autre part, il n'y a
aucune raison de limiter le concept de l'enquête à une forme unique, et
notamment d'en exclure certaines formes du travail intellectuel. Certains d'entre
nous se sont engagés depuis des années dans une sorte d'enquête sur le marxisme,
pour sortir du cercle vicieux de la croyance et de son contraire apparent,
l'anathème, sans que les résultats de cette enquête soient déterminés à l'avance.
Or, dans cette espèce particulière d'enquête - dont je veux bien reconnaître
qu'elle n'est pas l'essentiel, mais dont je maintiendrai qu'elle est nécessaire : à
preuve les effet négatifs de sa négligence - il se trouve que Mao et le maoïsme ont
joué il y a maintenant presque vingt ans (mais qu'est-ce que vingt ans du point de
vue du travail intellectuel ?) un rôle doublement décisif.
En premier lieu, la théorie de Mao nous est apparue comme le dernier (au
sens du dernier en date) des "développements" significatifs de la problématique
issue de Marx : développement en ce sens que Mao doit à Marx une partie au
moins de sa pensée, et qu'il y ajoute des idées, ou plutôt des problèmes, que la
théorie de Marx ne contient pas tout simplement en germe. Au contraire, on
pourrait dire que le maoïsme aboutit à manifester des limites, mieux : des
impensis du marxisme, qui conditionnent toute son histoire. Naturellement ceci
n'est pas le cas uniquement chez Mao. On pourrait en dire autant de tous les

* Communication ptéaentée au Colloque international "Mao Zcdong : storia c politica dicci anni dopo", organisé
par l'Inuitut de philocophie de l'Univenité d'Urbino (18-21 novembre 1986). i paraître (en italien) dani le» A tta
du Colloque. Edilori Riuniti, Roma, 1988.

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théoriciens et organisateurs politiques qui, en un sens ou un autre, font "époque"
dans l'histoire du marxisme, c'est-à-dire le transforment, à commencer par
Lénine ou Gramsci. Toutefois l'importance de "l’événement Mao" dans cette
histoire est venue du fait qu'il s'est produit à un moment où l'on pouvait déjà se
demander si l'histoire du marxisme n'était pas finie, au sens d'une trajectoire qui
s'est bouclée sur elle-même, ou d'une impulsion qui a épuisé ses potentialités.
Mao théoricien marxiste et organisateur révolutionnaire contem porain, en
activité (à la différence d'un Lénine ou d'un Gramsci, que nous pouvions
toujours relire, pour y découvrir des trésors d'idées méconnues, mais qui, par la
force des choses, restaient toujours en deçà de l'actualité), Mao donc pouvait
apparaître dans les années 60 comme la preuve, ou l'indice, que l'histoire du
marxisme continuait, voire qu'elle recom m ençait sur des bases en partie
nouvelles. Et déjà cette impression était étroitement liée à une interrogation sur
la nature exacte du lien qu'on ne peut se contenter de dire monstrueux, entre le
marxisme et le stalinisme : ce que certains préféraient appeler la "déviation
stalinienne du marxisme", préjugeant sans doute par là d'une réponse à la
question elle-même.
Après vingt ans de vicissitudes que nous connaissons tous, la même question se
pose toujours, bien que de façon plus complexe. Il se peut que l'idée de Mao
dernier développement du marxisme ne signifie plus seulement dernier en date,
mais ultime développement, puisque, sous sa forme originelle, il est désormais
sans postérité, après un changement de décor intellectuel d'une étonnante
rapidité. La question devient alors de savoir si l'histoire du marxisme peut se
continuer indépendamment des questions soulevées par Mao et le maoïsme, ou
bien si ces questions, insolubles dans leur cadre d'origine, exigent qu'on essaye
désormais de penser l'histoire et la politique en dehors de la ligne directrice, de
la "perspective" inaugurée par Marx (ce qui ne signifie pas nécessairement
contre toutes les idées de Marx, sans avoir recours à aucun de ses concepts). Quoi
qu'il en soit, il était clair il y a vingt ans, ou il y a dix ans, et il devrait être
toujours clair aujourd'hui, qu'une connaissance et un jugement rationnel sur la
signification du maoïsme sont incontournables pour enquêter sur le sens et les
limites, voire les contradictions historiques internes du marxisme. Or je tiens,
non pas que le marxisme est "l'horizon indépassable de notre temps", comme
l'écrivait Sartre à peu près à la même époque, mais que l'intelligence réelle de
l'histoire du marxisme est un élément sans lequel aucune problématique nouvelle
n'émergera dans le champ de la philosophie et de l'action politique.
En second lieu, Mao et le maoïsme ont joué pour nous un rôle décisif parce
que des notions venues d'eux ont déterminé une nouvelle articulation de ia
théorie marxiste et de la pratique politique. A tout le moins des possibilités de
"voir" dans l'opacité de la pratique sociale un certain nombre de problèmes, et de
les poser comme problèmes politiques : problèmes de l'intrication entre les
divisions de classes et la polarisation du monde contemporain en "centre"
développé et "périphérie" sous-développée, problèmes de l'organisation
politique et des rapports entre étatisme et révolution, problèmes de la "division
du travail manuel et intellectuel", sur lequel je reviendrai.
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Mais ici il faut prendre, en tout cas aujourd'hui, une précaution immédiate.
Sans doute cette possibilité de voir et de poser des problèmes nouveaux (ou de
renouveler la position d'anciens problèmes), liée à l'événement Mao comme fait
de conjoncture, a bien comporté un va-et-vient, une épreuve réciproque de la
théorie et de la pratique : nous avons vu que l'entreprise maoïste posait ces
problèmes parce que la théorie marxiste nous donnait certains concepts
permettant de les nommer, de les interpréter, et nous avons sondé à l'aide de
l'entreprise maoïste les limites de la théorie marxiste, les raisons de sa "crise".
Sans doute on peut dire, par principe, que des problèmes réels se posent toujours,
quels que soient les revirements de la mode intellectuelle, aussi longtemps qu'ils
n'ont pas été résolus. Mais il faut bien en convenir, ces problèmes ont été posés et
réfléchis par nous sur le mode d'une expérience vécue (car il y a des expériences
vécues même dans le domaine théorique) plutôt que sur celui d'une analyse
explicative, matérialiste. Une expérience vécue qui, aujourd'hui, tend à être
recouverte par d'autres ; mais qui n'a jamais été entièrement claire sur ses
présupposés.
Ceci me ramène à mes hésitations initiales, dont je prends la liberté de vous
entretenir uniquement parce que je soupçonne qu'elles ne sont pas strictement
personnelles. "Celui qui n'a pas fait d'enquête n'a pas droit à la parole" : pour
avoir vécu à ma façon, parmi beaucoup d'autres, mais moins que beaucoup
d'autres (qui sont représentés ici) les effets critiques et idéologiques du maoïsme
dans le marxisme, puis-je dire pour autant que nous avons enquêté sur ces
présupposés d'une façon objective, c'est-à-dire en analysant les conditions dans
lesquelles nous avons perçu le maoïsme comme un recommencement du
marxisme ? Je dois dire que non, pour ma part, en tout cas de façon très partielle.
Si pourtant je suis ici, c'est d'abord pour apprendre, et parce que je perçois une
interrogation semblable chez d'autres, qui me semble avoir une valeur de
principe. Pour que cette enquête ait lieu, il faut d'abord lutter contre l'amnésie.

On pourrait sans doute exprimer la raison majeure de l'effet-Mao ou de


l’événement Mao dans la perspective que je viens d'évoquer en rapprochant trois
thèses (ou trois hypothèses) dont chacune présuppose la suivante :

1. Le maoïsme est une critique du stalinisme, au moins par certains de ses


aspects, en particulier ceux qui ont semblé jouer un rôle déterminant dans la
"révolution culturelle" ;
2. Non seulement le maoïsme est une critique, mais c'est une critique interne
du stalinisme, ce qui veut dire à la fois qu'il est engagé dans sa mise en oeuvre,
qu'il surgit au moins pour une part de ses contradictions, et d'un autre point de
vue, qu'il n'a pas affaire simplement aux virtualités du stalinisme (ce qui reste le
cas de Gramsci), ou qu'il ne s'oppose pas à lui par la force des choses de
l'extérieur (ce qui est le cas de Trotski, et explique peut-être paradoxalement les
côtés non-critiques du trotskisme par rapport au stalinisme). Mais le maoïsme a
affaire au stalinisme en remontant effectivement de sa pratique à sa "théorie", ou
à son utilisation de la théorie.
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3. Le stalinisme lui-même a un rapport intrinsèque au marxisme. Ce qui ne
veut dire ni que Staline est "en germe" dans Marx, ni non plus que le stalinisme
est une "déviation” du marxisme, ce qui supposerait une ligne droite, idéalement
existante et reconnaissable, du développement du marxisme et de son utilisation
politique (ou de sa "fusion" avec des mouvements et des pratiques
révolutionnaires, pendant toute une époque historique). Mais ce qui veut dire :
sans le marxisme, le stalinisme est impensable, et la contingence même du
stalinisme manifeste, en les produisant comme telles, des contradictions dans le
marxisme qui, dés lors, ne cessent plus de commander son histoire.

Ces trois hypothèses peuvent encore se comprendre ainsi : la notion même de


"stalinisme" est profondément équivoque. Elle n'a de sens que sous la récurrence
d'une critique, quelle qu'elle soit, en particulier parce qu'il n'y a aucune chance
pour que la façon dont le stalinisme s'est lui-même défini (sous le nom de
"marxisme-léninisme") nous fournisse immédiatement sa vérité. Mais il y a bien
des critiques différentes du stalinisme. Depuis plusieurs décennies nous en
sommes même encombrés : critiques "de gauche" et "de droite", critiques
internes au mouvement ouvrier et critiques visant à la disqualification du
mouvement ouvrier lui-même... Il y a bien des chances pour que le résultat soit
une représentation éclectique dans laquelle domineront, qu'on le veuille ou non,
les visions démonologiques qu'on peut rassembler sous le nom de "totalitarisme".
Un accent tout particulier est mis sur le caractère intrinsèquement oppressif -
j'allais dire "pervers" - des tentatives historiques collectives pour ébranler le
dogme libéral des "lois de l'économie". Quant aux mobilisations de masse visant
à changer la distribution du pouvoir et la façon même d'instituer le pouvoir
politique, y compris dans les régimes démocratiques, elles sont présentées autour
de nous au mieux comme une folie, au pire comme un crime contre l'humanité.
C'est pourquoi il faut remonter de Staline à Marx, aux contradictions du
marxisme exploitées et développées, voire tout simplement produites par le
stalinisme. Une critique effective du stalinisme est une critique qui, dans un
même mouvement, touche à ses ressorts internes, permet d'analyser ses causes
historiques et pas seulement de le condamner, et remonte aux causes intrinsèques
de la crise du marxisme dont le stalinisme • comme contre-révolution dans la
révolution - est devenu, historiquement, le phénomène majeur.
Le fait est que, pour beaucoup d'entre nous, le maoïsme ou quelque chose du
maoïsme est apparu dans une conjoncture donnée comme l'instrument "enfin
trouvé" de cette double récurrence, de cette critique interne doublée d'une
refonte. Mais c'est bien là que les difficultés commencent. Et les équivoques. Car
de quel maoïsme parlons-nous ? et qu'est-ce exactement que le maoïsme ? A
relire ces jours-ci les documents dont je disposais, je dois dire que j'ai trouvé
beaucoup plus de questions ouvertes que de réponses. La seule méthode que
j'aperçois pour l'instant consiste à incorporer ces questions mêmes à l'enquête,
tout en cherchant à isoler quelques "idées justes", c'est-à-dire quelques énoncés
dont la provenance et l'usage sont incertains, mais qui en tout cas ne peuvent pas
tout simplement être "censurés" pour en revenir purement et simplement à une
critique pré-maoïste ou non maoïste.
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Le maoïsme dont nous parlons est-il une invention d'intellectuels et de
militants européens, produit du "désir de révolution", et du désir de changer la
révolution, combiné avec l'idéalisation d'une expérience historique étrangère,
lointaine, gigantesque et mal connue, à laquelle nous avons attribué sur la foi
d'informations partielles et aussi de sa propre propagande, un degré de
cohérence pratico-théorique tout à fait imaginaire ? Même cette question ne peut
être éludée, en tout cas elle doit être travaillée.
J'ai parfaitement conscience, par exemple, d'avoir systématiquement
sélectionné dans la littérature chinoise de la Révolution Culturelle les quelques
éléments qui faisaient sens par rapport à notre interrogation sur les bases sociales
de la division entre manualité et intellectualité dans la production et dans toute la
société - interrogation avivée par les mouvements de jeunesse, les grandes
révoltes idéologiques des années 60 et 70, et par la crise simultanée des formes
tayloriennes de l'organisation du travail -, mais en laissant complètement de côté
le reste. Notamment les aspects religieux ou surtout nationalistes de l'idéologie et
de la pratique du "socialisme" chinois.
J'ai toujours été sensible à la contradiction entre le principe de l'enquête
objective et de l'expérimentation collective, proclamé par la Révolution
Culturelle, et le caractère partiel, idéalisé, et immédiatement investi dans la
forme normative du modèle à imiter, que revêtaient les "comptes-rendus" des
expériences de la commune de Shanghaï, de Tatchaï, d'Anchan ou de l'Usine de
Machines-Outils de Shanghaï (qui reste pourtant, à mes yeux, un document
essentiel sur le dépassement des formes capitalistes, ou socialistes-productivistes,
de la division du travail).
Je vois aujourd'hui dans cet écart un indice majeur de l'échec de la Révolution
Culturelle, qui serait sa propre opacité à elle-même, sa propre incapacité à
objectiver par l'analyse les difficultés qu'elle affrontait et les "erreurs" qu'elle
commettait. J'y vois aussi le signe d'une difficulté plus troublante dans une vision
intellectualiste de l'histoire, à laquelle le marxisme classique n'a jamais pu
donner qu'une réponse abstraite, de principe. Qu'est-ce, pour une classe ou un
mouvement de masse, qu'apprendre de sa propre expérience (incluant ses
erreurs) ? Est-ce qu'il n'y a pas dans cette idée même une contradiction latente
qu'on pourrait formuler ainsi : en un sens radical l'expérience historique ne se
théorise pas, ou ne se théorise pas complètement dans son propre cours. Elle ne
peut que "former" des individus et des groupes sociaux à agir collectivement
d'une certaine façon dans une conjoncture donnée, c'est-à-dire leur conférer une
disposition intellectuelle en partie inconsciente, avec toute l'ambivalence qui en
résulte inévitablement. D'où les renversements de situation dont la Révolution
Culturelle nous a donné des exemples, et que nous avons vus analysés ici ou là
comme effets de la "lassitude" des masses devant la tension révolutionnaire, ou de
U u f H "crainte" devant les excès et les manipulations... S'il en était ainsi - et s'il est
vrai que nous n'avons même pas la possibilité d'invoquer quelque "ruse de la
raison" • il faudrait dire à la fois qu'il n'est jamais possible d"accumuler sous une
forme théorique qui les rende "applicables" les leçons d'une pratique de masse, et
corrélativem ent qu'il n'est jam ais possible de trouver les "formes
d'organisation" garantissant la poursuite d'une expérimentation collective.
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l'auto-connaissance du m ouvement social, qu'il s'agisse de "parti
révolutionnaire" ou de soviets, de conseils, ou de cette "commune" à laquelle
avait cru Marx et que les ouvriers de Shanghaï, à notre stupéfaction, ont tenté de
ressusciter. Les form es inventées dans la pratique (triple union, triple alliance)
restent, mais comme des faits de conjoncture, pris dans un champ de forces
locales et temporelles d'où résulte finalement leur transformation en tout autre
chose, sans qu'il soit besoin pour autant d'invoquer le fatalisme, la manipulation,
l'utopisme ou le volontarisme, meurtriers par nature.
Mais ces questions en appellent d'autres. Je n'exclus pas, par principe, que la
/ trajectoire du communisme chinois sur trois quarts de siècle, doj/ finalement
nous apparaître comme un mouvement à double face, dans lequel le marxisme -
ou plus précisément une variante "adaptée" et par instants hétérodoxe du
bolchévisme, à la fois fortement marquée par le stalinisme et constamment
résistante au stalinisme - aurai/fit servi d'instrument pour la réalisation d'un
projet nationaliste dans les seules conditions compatibles avec les rapports de
forces internationaux de l'époque des impérialismes, de la mondialisation des
techniques et des circulations idéologiques.
Alors la "pensée Mao Tsé-toung" aurait été elle-même l'instrument de cet
instrument, je veux dire le moyen d'opérer - dans des conditions transitoires qui
n'avaient qu'un lointain rapport avec les structures de classes du centre capitaliste
et même de la Russie révolutionnaire • une "fusion" suffisamment effective avec
des masses de travailleurs surexploités pour que ce projet nationaliste trouve
enfin ses bases : ces fameuses "propres forces” sur lesquelles il faut pouvoir
compter pour imposer à des super-puissances étrangères le respect d'une
autonomie économique et politique, même dans un pays dont la population
représente le tiers de l'humanité.
De ce point de vue la Révolution Culturelle devrait être considérée non pas
comme le moment où la révolution prolétarienne trouve enfin en Chine sa
formule originale, susceptible par contre-coup de dispenser des leçons
universelles, mais comme le moment où cette configuration idéologique et
sociale se dissout. Ce qui ne peut avoir lieu qu'à travers une série de violentes
convulsions, dans lesquelles le concept du "socialisme" reçoit les significations
les plus opposées, tandis que celui du "prolétariat" achève de se désincamer, en
passant de la définition d'une classe sociale à celle d'une "ligne" théorique, d'une
"voie" politique où s'expriment en fait les contradictions de la consolidation d'un
Etat national.
A cet égard le rapprochement avec le stalinisme deviendrait hautement
paradoxal, s'il est vrai que la composante nationaliste (et impérialiste),
constamment déniée, en est un des traits essentiels, dénoncé par Mao lui-même.
Sans doute le maoïsme nous fournirait-il bien, de ce point de vue, les moyens
d'une critique "interne" du stalinisme. Mais non pas c o n sc ie m m e n t,
volontairement. Plutôt comme "exemple négatif', dans la mesure où lui-même,
par d'autres voies, aboutit finalement à la même instrumentalisation de la
révolution sociale au service de la révolution nationale. Une instrumentalisation
dont il faudrait bien, en dernière analyse, chercher quelques-unes des conditions
de possibilité dans l'impuissance de ce cosmopolitisme éclairé et optimiste
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qu'était le marxisme à analyser les tendances nationalistes comme une
composante nécessaire de l'histoire du capitalisme. Poser cette question, ce n'est
pas y répondre unilatéralement. Ce n'est même pas nier le caractère déterminant
des luttes de classes dans l'histoire, mais c'est s'interdire de préjuger que les
luttes de classes fournissent par définition à la fois la base réelle des mouvements
sociaux et leur sens, en sorte que la "forme nationale" n'en serait qu'un accident
ou un vêtement superstructurel.

Reste la question des questions. Qu'appelons-nous exactement théorie


marxiste, et quel est son rapport exact avec la succession d'événements dont la
Chine des années 60-70 nous a donné le spectacle plus ou moins compréhensible ?
Le fait est que le Mao théoricien, chez qui, à propos de la dialectique ou de la
stratégie, nous pouvons aller chercher les éléments d'une rupture avec le
stalinisme théorique, et en particulier avec l'évolutionnisme du développement
des forces productives, des stades linéaires de l'histoire universelle, du primat de
l'organisation de parti et d'Etat sur l'autonomie des mouvements de masse - tout
ce qu'Althusser nous a proposé de caractériser comme la "revanche posthume"
de la Ile Internationale - ce Mao théoricien est pour l'essentiel antérieur à la
phase de la Révolution Culturelle. Tout se passe comme si, au moment décisif,
Mao cessait de théoriser pour se contenter de "directives" énigmatiques,
fondamentalement ambivalentes, à l'exception il est vrai du principe même de la
critique sociale, du droit inconditionné de la pratique révolutionnaire : "on a
raison de se révolter". Mais ce principe, en tant que tel, relève de l'éthique et non
de la stratégie, pour ne pas parler de la connaissance.
Des épisodes contradictoires, parfois rocambolesques, souvent intolérables,
de la Révolution Culturelle sortent aujourd'hui les interprétations les plus
opposées du lien entre la "pensée Mao Tsé-toung" et les mouvements de masse de
la Révolution Cultqrelle. Cela va depuis l'hypothèse, chère aux politologues
occidentaux, d'un Mao apprenti sorcier qui aurait cru pouvoir lancer et utiliser
un mouvement de masses afin d'établir (ou de rétablir) un pouvoir du parti et
dans le parti que d'autres forces contestaient, jusqu'à l'hypothèse inverse selon
laquelle Mao aurait tenté, au contraire, d'utiliser l'unique pouvoir, combien
ténu, dont il disposait - le prestige de sa "pensée" critique - pour enrayer
l'évolution de la Chine vers l'étatisme et l'économisme, dont nous observerions
aujourd'hui la revanche triomphante, prisonnière de forces institutionnelles
infiniment plus résistantes que T'enthousiasme débordant des masses" pour l'idée
juste du socialisme égalitaire, dont parle le Petit Livre Rouge...
Dans son équivoque même, le syntagme de la "Pensée-Mao Tsé-toung", qu'on
peut lire à la fois comme une personnalisation délirante de la théorie et comme le
projet d'une fusion impersonnelle de la théorie avec la pratique des masses (non
pas d'une annihilation de la théorie, mais d'une fin de sa séparation, de son
autonomisation institutionnelle) résume cette alternative. Nous n'avons de chance
de sortir du blocage qu'elle représente, des oscillations indéfinies qu'elle autorise
entre la sanctification de Mao et sa démonisation, qu'en disposant enfin d'une
histoire sociale détaillée de la Révolution Culturelle, à laquelle font obstacle plus

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que jamais les intérêts du pouvoir en place depuis la mort de Mao, et qui de toute
façon ne peut venir que de Chine même.
Pour ma part je dirai seulement que deux critères m'ont paru, et continuent de
me paraître déterminants, s'agissant de savoir si la théorie maoïste de la
"continuation de la lutte des classes au sein du socialisme" diffère véritablement
de la théorie stalinienne, presque homonyme, de l'aggravation des luttes de
classes sous la dictature du prolétariat ; ou encore s'agissant de savoir si la "ligne
de masse" représente ou non une alternative réelle (et non pas "utopique") à la
dictature du parti, substituée à la lutte des classes et conduisant tout droit à une
conception et à une pratique policières de la politique.
Le prem ier critère, c'est tout simplement de savoir s'il y a eu ou non
mouvement de masse, en vue d'une libération de l'initiative de la jeunesse
étudiante, des ouvriers, des paysans des communes populaires, dans les années
66-70.
On peut parler d'excès et d'erreurs. Mais des excès et des erreurs supposent
une tendance révolutionnaire, une tentative de découvrir, à la base, des formes
d'organisation du travail, de participation démocratique à la gestion,
d'appropriation du savoir technologique et des instruments de la communication
sociale, d'abolition des hiérarchies sociales camouflées en nécessités naturelles.
On peut parler de manipulation, et l'accent mis par la propagande chinoise
d'alors sur le thème de l'enthousiasme, fait plus que le suggérer. Mais si l'on
croit qu'une manipulation est susceptible de créer le mouvement de masse, on
tombe dans une représentation conspirative de l'histoire - précisément celle que
le stalinisme a reprise à son compte dans sa conception de la "contre-révolution",
et dans laquelle la Révolution Culturelle elle-même a fini par s'embourber,
poussée par l'obsession de la dénonciation de la "bourgeoisie" qui se serait
camouflée en prolétariat.
Au fond, tout tient à l'écart minime et cependant décisif entre deux
interprétations. Mao pose que le parti n'est pas immunisé contre l'étatisme et
l'économisme par la "disposition” de la théorie marxiste, que la lutte de classes se
poursuit au sein du parti entre deux "lignes" ou deux "voies". Mais, à partir de
cette thèse dialectique, nous observons d'abord un glissement vers l'idée que c'est
dans le parti (et en lui seul) que se "concentre" la lutte des classes, et que doit se
régler la question des deux voies. Idée qui, paradoxalement, prenant le contre-
pied formel de l'idée stalinienne de l'unité monolithique du parti, aboutit
exactement au même résultat : le monopole politique, l'assurance sur la vie pour
le parti et sa direction. Ensuite, nous observons un second glissement : vers une
pratique de manipulation qui fait que les fractions du parti (ou les "cliques"
dirigeantes) tentent de contrôler et d'utiliser des mouvements de masse afin
d'imposer une ligne politique ou économique (et accessoirement leur propre
hégémonie), en baptisant "lutte de classes” les affrontements qui en résultent.
Mais cette double transposition signifie-t-elle que, dès l'origine, on n'a eu affaire
qu'à la rencontre d'un machiavélisme des dirigeants et d'une révolte anarchique,
malléable et dangereuse, des masses ? Ou bien suppose-t-elle la réalité initiale du
mouvement, sa cohérence au moins tendancielle autour d'aspirations
révolutionnaires qui ont tenté de "fusionner" entre elles, tantôt en dehors de
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l'appareil du parti-Etat, tantôt au travers de son utilisation, et qui ont continué de
constituer pendant plusieurs années la base des luttes de sommet ?
Si, comme je continue de le penser, la seconde réponse est la bonne, on a un
premier critère de différenciation entre la pratique du maoïsme et celle du
stalinisme. Jamais l'histoire de l'Union sov iétiq u e, verrouillée p ar le stalinism e
ou déverrouillée par les directions réformistes, n'a pris le risque, ou n'a présenté
l'opportunité de mouvements de ce genre (par contre ceux-ci, au prix de la
répression que l'on sait, ont eu lieu en Hongrie, en Tchécoslovaquie ou en
Pologne). Ce qui nous conduit immédiatement à un second critère :
Quels sont les effets actuels de l'expérience de la Révolution Culturelle, plus
ou moins indissociable de l'héritage théorique du maoïsme en Chine même ? En
fait, une expérience historique ne peut être pleinement comprise que dans la
dimension de l'après-coup, des effets à retardement qu'elle produit et de leurs
différents aspects. Ce qui vaut pour Lénine va,ut aussi pour Mao.
Aujourd'hui le devant de la scène, en Occident sinon en Chine, est occupé par
deux thèmes qui sont l'un et l'autre discutables parce que manifestement
unilatéraux : celui de la terreur de masse, en particulier sous la forme de la
répression dirigée contre les intellectuels, et celui du "volontarisme" égalitariste
qui aurait abouti à la catastrophe économique, à la pénurie. Une sorte de variante
du "communisme de guerre".
Mais il est un autre aspect des choses. Le mot d'ordre de la Révolution
Culturelle a d'abord été l'intervention des masses dans la politique, et de fait ce
qui singularisait immédiatement cette expérience par rapport à toute l'histoire
des pays socialistes, peut-être en raison de circonstances privilégiées (notamment
l'impossibilité ou la difficulté cj(ine intervention directe de l'URSS sous une / *
forme militaire), c'est la résurrection de la politique, au sens du conflit et de la
discussion de masse, dans le fonctionnement d'un système socialiste. La limite de
reproduction du système à l'identique se trouvait franchie, de même que Mao,
par certaines de ses thèses sur le rôle de la superstructure, sur la dialectique des
"positions de classe" et des "situations de classe", franchissait la limite de
reproduction du matérialisme historique sous sa forme classique. La question est
alors la suivante : cette résurrection de la politique constitue-t-elle un épisode
sans lendemain, une "convulsion" shakespearienne, ou bien a-t-elle et aura-t-elle
des effets de longue durée dans la Chine actuelle, au besoin sous une forme et
avec des objectifs diamétralement opposés ?
Sans en tirer de prophéties, on ne peut manquer d'être frappé par le fait que
les protagonistes des mouvements des années 1978-1982 pour la "Cinquième
modernisation", la modernisation démocratique, avant que ce mot d'ordre soit
officialisé et limité dans ses objectifs, ont été de jeunes intellectuels ouvriers qui
ont traversé l'expérience des gardes rouges.
Et précisément à propos de modernisation, l'avancée extrême de la
Révolution Culturelle dans les grandes entreprises avait précisément consisté
dans l'idée d'une "révolution industrielle" d'un type nouveau, fusionnant pour
une part les fonctions de l'usine et de l'école ou de l'université, autour d’une
pratique collective d'élévation du niveau de qualification des travailleurs. Il y
avait là une voie tout à fait originale, encore aujourd'hui significative, pour
153
expérimenter la transformation réelle des rapports de production capitalistes,
dans la/nesure où les moyens de production devaient être utilisés non seulement
'com m e moyens de pomper du travail humain mais aussi comme moyen
d'expérimenter et d'acquérir des connaissances collectives. Plus, il y avait là une
voie de dépassement de la "division du travail manuel et intellectuel" en
associant, sur les lieux du travail, les catégories sociales différentes de façon à
réduire leur antagonisme, en transformant leurs fonctions sociales. On sortait
par là de l'utopie de "l'homme nouveau" pour ébaucher un renouvellement des
rapports fondamentaux qui classent les hommes en différentes espèces sociales
"naturellement" hiérarchisées.
Je sais bien - comme nous tous - que ces expériences ont coexisté avec une
toute autre façon de s'attaquer à la division du travail manuel et du travail
intellectuel, qui peut-être l'a emporté finalement, ou que peut-être l'on met
aujourd'hui au premier plan parce qu'elle fournit à la nouvelle classe dirigeante
les instruments de sa légitimation : je veux dire la rééducation des intellectuels
par le travail manuel forcé (sans que, notons-le, ce dernier subisse la moindre
transformation). Mais précisément il y a les deux, et cette différence ne peut être
effacée. Ce qu'elle signale, c'est peut-être que l'antagonisme "manuel-
intellectuel" a d'autres racines encore, plus profondes que le "rapport de classes"
décrit par Marx, mais étroitement combinées avec lui. J'admets même qu'on
puisse parler de fascisme "rouge" ou de tendance fascisante à propos de cette
pratique de la rééducation. Ce ne serait pas la première fois que socialisme, ou
plutôt communisme, et fascisme se trouveraient dans un voisinage dangereux. Et
on ne s'en tirera pas en expliquant que, pour éviter le risque du fascisme, qui a
d'ailleurs bien d'autres causes, il faut éviter de poser la question du
communisme.
Ce que j'en conclus, c'est simplement ceci : Mao et, avec lui ou à côté de lui, la
Révolution Culturelle, ont posé en termes nouveaux le problème de la politique
dans le socialisme, en le liant à la fois par le haut (démocratie de masse, critique
du monopole du parti) et par le bas (transformation des rapports de travail) à la
question du statut social de l'intellectuel. Si cette question continue de "travailler"
la Chine actuelle, ou si elle ressurgit ailleurs en termes comparables, la "critique
interne du stalinisme" n'est pas l'autre nom de la fin du marxisme dans le
stalinisme, à laquelle on pourrait toujours, mais en vain, continuer d'opposer de
beaux rêves d'humanisme socialiste et de pureté théorique. Elle est l'autre nom
du risque révolutionnaire.

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