LA CRISE DE LA SCIENCE SOCIALE
> G.TARDE, Tex Lois de UImitation, 1890. Btudex pénater et suviules, W802, Lew
Transformations ax Droit, 1893, — E, DURKHEIM. De lu Division du Travait
avetal, 1893,
La science sociale est cn crise, Comme I’économic poli~
tique, comme Vanthropologie criminelle, clle commence ou
plutét ellc recommence & so préoccuper du probléme moral,
On sent s’arrdter le mouvement qui, depuis de longues années,
poussait Ie groupo des sciences morals ct politiques du coté
des sciences naturelles, lesquelles, comme on Ic sait, considé~
rent tous les faits comme indifférents au point de yuo moral,
Une réaction se dessine ct chose curicuse, ello est sortic
de Vobscrvation impavtiale des faits (1).
Hesthicn clair que ce qui avait permis le développement
de Véconomie politique orthodoxc, de !’anthropologic erimi-
nelle de Lombroso, de la sociologic de Spencer, c’était la
négation du probleme moral tel qu’il se pose pratiquement,
eest-it-dire de la contradiction entre le bien ct le mal, Mt si
Yon veut romontor aux causes Jointaincs, il faut reconnaitre
quo cet état dosprit fut eréé par la philosophic rationaliste
ot naturaliste du XVII¢ ct du XVIII° sitele.
Le rationalisme de Spinoza et lo naturalisme de Hobbes,
ont, en offet, ccci de commun de donner de Vunivors une
explication mécanique qui par la rigucur méme de son enchal-
(2) Cola ont de nature a riser Punité de ta xeieneo 5 if y arn déxorminis dex
sefonces qui xo préoeenporont du enrveitro moral des fnits, d'outres quit te +
négligeront, A moins que Punité ne eétublige en seme inverse ut que les scien
cos naturelles et physiques no Hetmont compte A Pavenir Wane eertaine fagon
au probldme du bien ot du mal.
Sons y utticher plusd'importance quils n’en méritent, notons quelques symp
tomer, Le fait de in mort commence’ prévecuper les physiulogistes et quelques
uns sont dixposéx A Te trouver pen unturel, V, Tee ceuvrex intéremmantes do
M. Delbowut, fa mative brute ct la matibve viraute, ot de M. Arman Subntivr, Barts
wu Lat vie ot Ta mart, Ten sent de méine, suns doute, pone Inmuatadie, Le fait du
Srottenent et In déperdition «’énergie qu'il euteainy danx te mondo préoceupent
nwussl Jes mathénaticions, Vedune la Revue de métaphysique et de morale, octobre
1808, d'iutéreseuntes notes de MM. Poincaré ot Couturnt,LA GRISE DH LA SCIENCE SOCIALE 205
noment logique, oxclut toute contradiction entre le bien et le
mal. Alors, suivant la tournure des esprits, c'est un vaste
pessimisme ou un énorme optimismo. Les Anglais avec
Hobbes, Austin, Bentham sont plutét pessimistes ; ils consi-
dérent l’homme comme fonciérement mauvais; la société ne
peut subsister que grice au calcul des intéréts ct a la foree
brutale. L’école francaise ct I'école allemande sont plutdt
optimistes ; olles croient & la bonté de la nature ct a la puis-
sance dela raison ; clles sont représentées par les juriscon-
sultes fondatours du Droit des gens, qui s'imaginent élaboror
le Droit naturel, Grotius, Pulfendorf, Wolf, Barbeyrac, ct on
matidre sociale lours théories aboutissent au Contrat social.
Bien quo Rousseau personnellement soit en partic pessimiste,
son wuvre aprés coup a étéinterprétée par son cdté optimiste
et de 1a vient notamment l’optimisme réyolutionnaire.
Unc fois que ces idées eurent pénétré dans les esprits, elles
produisirent leurs conséquences logiques sur les scicnees
morales alors en voice d’organisation. Colles-ci furent poussées
du cdté des sciences naturelles, non pas sculement cn ce sens
qu’on leur appliquerait la méme méthode, co qui était légi-
time, mais en ce sens qu’on négligerait la valour morale des
faits. Cola se fit lentement, d’abord pour ln science écono-
mique, ensuite pour Vanthropologic criminelle, enfin pour la
sociologie. On n'y prenait pas garde, on discutait & cdté. On
s’attardait & soutenir que ces sciences ne pouvaicnt pas se
constitucr parce que les fits sociaux n’étaiont pas obser-
vables, parce quils n’étaiont pas suffisamment régulicrs, parce
quils n'étaient pas déterminés, cle... En attendant, elles se
constituaient avec leur caractére amoral, ce qui était autrement |
grave.
En effet, dans l'économie politique orthodoxe, depuis Ques-
nay ct Adam Smith jusqu’a Bastiat, nul doute que le mondo
économique ne soit traits absolument comme le monde phy-
sique. On se borne a étudier lojeu de lois dites naturelles, sans
songer i les qualifier de bonnes ou de mauvaises. La devise
ost de daisser faire, laisser passer, ct, malgré dos catastro-
phes comparées aux cyclones météorologiques et jugées aussi
inévitables, on trouve le tout harmonieux (4).
(1) Sur coenrnctive optimiste de Méconumie politique orthodoxe, on lim ave206 HAURIOU
L'anthropologie criminelle do Lombroso fit davantage scan-
dale lorsque ses conclusions furent connues, sans doute a
cause do son pessimisme outré. I] parut dur d’admettre qu'il
Jy cit des hommes voués au crime par leur type physique,
cest-i-dire absolument mauvais. Notre instinct moral nous
dit que Jes hommes sont 4 la fois bons et mauvais, mais il est
& remarquer qu'il se révolte davantage lorsqu’on nous les
représente comme entiérement mauvais, que lorsqu’on nous
les représente comme entidrement bons. Malgré cette répu-
gnance instinctive, on pout diro qu'il y a cu pendant quolques
années, en Italie du moins, une école Lombrosionne. Et ce qui
aéduisait les disciples, c'est que le probléme était posé comme
un probléme do sciences naturelles. Etant donné que le eri-
minel est un homme d'un certain type physique, que d'autre
part la société est un organisme physique, ne doit-on pas
expulser du corps social le criminel d’une fagon mécanique,
comme lorganisme vivant expulse ses éléments morbides?
C’était, au fond, l’utilitarisme do Bentham, mais transposé en
langage scientifique, et d’autre part on avait la joic de se
débarrasser a tout jamais des questions de responsabilité du
délinquant ct de caractére moral de la peine.
Enfin, brochant sur le tout, la science sociale évolutionniste
se constituait ct naturellement elle partait do l’assimilation du
corps social & un organisme vivant. La conclusion était que
tous les éléments do V’ordre social, mémo le droit, méme la
morale, étaient aussi étrangers au probléme du bien et du mal
que les filets norveux ou les fibros des muscles. Tout s’oxpli-
quait par la concurrence vitale ct par I’utilité sociale.
Mais voila qu’a ces sciences sociales taillées sur le patron
des sciences naturelles, il est arrivé une mésaventure: elles
n’ont, pas tenu leurs promesses. L’économie politique ortho-
doxe n’a pas rendu les services qu’on attondait d’elle, elle
n’a pas enrichi, elle a plutét provoqué des ruines. L’anthro-
pologie criminelle Lombrosienne n’a pas réussi a définir le
type criminel physique, l’uomo delinquente. Malgré des men-
surations de criines innombrables, les magistrats attendent
intérdt un article de M, GuiLLAvam HAsnaou, sur les Fondements philoso-
phiques de "économie politique de Quesnay et d’Adam Smnith (Zevue d’économie
politique, octobre 1893).