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M.

Eric de Léséleuc

Escalade et territoire : des procédés symboliques


d'appropriation d'un espace public
In: Revue de géographie alpine. 2004, Tome 92 N°4. pp. 87-94.

Résumé
Résumé : Aujourd'hui, un certain nombre d'activités sportives sont qualifiées de « fun » ou de « californiennes ». En opposition
au sport dit « classique », leurs adeptes valorisent le jeu, le plaisir d'être ensemble, l'humour et les émotions partagées. Ces
dénominations caractérisent leur éloi- gnement des aspects « sérieux » des sports de compétition tout en les qualifiant de futiles,
légères, marginales, voire socialement immatures. Ce travail, fondé sur l'ethnographie d'une petite communauté de grimpeurs qui
s'est approprié une falaise dans le sud de la France, montre que loin d'être futile cette activité est le théâtre d'enjeux sociaux qui
dépassent largement la pratique sportive. En effet, si d'un côté la convivialité, le partage et la dimension ludique de l'escalade
unissent entre eux certains grimpeurs dans une communauté d'appartenance, d'un autre côté des usages de la violence
symbolique et un processus de normalisation des comportements aboutissent à l'exclusion des « autres » (ceux qui ne « jouent
pas le jeu du local ») . Ces phénomènes sont interrogés ici car ils montrent comment, à l'intérieur de l'espace des sports,
s'actualisent les tensions entre des individus (libres et égaux) et une communauté d'appartenance. En cela, ils interrogent les
formes du « vivre ensemble » contemporain.

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de Léséleuc Eric. Escalade et territoire : des procédés symboliques d'appropriation d'un espace public . In: Revue de
géographie alpine. 2004, Tome 92 N°4. pp. 87-94.

doi : 10.3406/rga.2004.2321

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rga_0035-1121_2004_num_92_4_2321
Escalade et territoire : des procédés symboliques
d'appropriation d'un espace public

Eric de Léséleuc
Université de Montpellier,1 .fr
e.deleseleuc@univ-montp Laboratoire GP3S Q6E 2416)

Résumé : Aujourd'hui, un certain la dimension ludique de l'escalade unissent


nombre d'activités sportives sont qualifiées entre eux certains grimpeurs dans une com
de « fun » ou de « californiennes ». En op munauté d'appartenance, d'un autre côté des
position au sport dit « classique », leurs usages de la violence symbolique et un pro
adeptes valorisent le jeu, le plaisir d'être en cessus de normalisation des comportements
semble, l'humour et les émotions partagées. aboutissent à l'exclusion des « autres » (ceux
Ces dénominations caractérisent leur éloi- qui ne « jouent pas le jeu du local ») . Ces
gnement des aspects « sérieux » des sports phénomènes sont interrogés ici car ils mont
de compétition tout en les qualifiant de fu rent comment, à l'intérieur de l'espace des
tiles, légères, marginales, voire socialement sports, s'actualisent les tensions entre des in
immatures. Ce travail, fondé sur l'ethnogra dividus (libres et égaux) et une communauté
phie d'une petite communauté de grimpeurs d'appartenance. En cela, ils interrogent les
qui s'est approprié une falaise dans le sud de formes du « vivre ensemble » contempor
la France, montre que loin d'être futile cette ain.
activité est le théâtre d'enjeux sociaux qui dé
passent largement la pratique sportive. En Mots-Clés : escalade, territoire, violence
effet, si d'un côté la convivialité, le partage et symbolique, communauté, système du don.

La bibliographie est présentée en page 103

L' évocation de la haute montagne est toujours une invitation aux voyages, dans
le temps et dans l'espace. Depuis plus deux siècles, en effet, les alpinistes
proposent inlassablement la découverte d'espaces de plus en plus lointains, de
plus en plus vastes et de plus en plus inaccessibles. L'histoire de l'alpinisme nous avait
ainsi habituée à percevoir un espace en perpétuelle ouverture.
Aujourd'hui, l'image de la montagne, et de son immensité, n'est plus nécessaire à la
pratique de l'escalade. Les « varappeurs » des montagnes laissent la place aux
« grimpeurs » des villes qui investissent les rochers bordant les cités urbaines. L'analyse
d'une falaise du sud de la France montre que de nouveaux rapports à l'espace se nouent
dans ces processus de migration. Plus local, plus restreint, plus fermé, celui-ci est l'enjeu
de définition et d'appropriation qui interrogent le sens des mutations qui traversent
certaines activités physiques contemporaines.
Les pratiques sportives actuelles sont le théâtre de profondes mutations. A un moment
où le « sport » se développe à l'échelle du monde, il se trouve des lieux où les modèles

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désormais classiques de la rencontre sportive sont mis en cause. C'est le cas, notamment
dans les espaces de la pratique du surf (des mers ou des neiges) , du windsurf, du roller-
blade, de la course à pied ou encore de l'escalade. A ce propos, de nombreux travaux
(Corneloup, 2002 ; Pégard, 1996) montrent à quel point les pratiquants de ces activités
dérivent vers d'autres horizons imaginaires que ceux légués par leurs aînés. Trois grands
axes visant à décrire ces phénomènes peuvent être repérés.

Le premier met l'accent sur les transformations axiologiques. Ces activités physiques
seraient « fun » (Loret, 1995) car, s'éloignant des valeurs dites classiques du sport (la
compétition, l'effort, le sérieux, la rationalité, entre autres...), leurs pratiquants
privilégieraient le jeu, l'humour ou encore les émotions partagées. En un mot, les
sensations vécues ensemble sur la vague, sur une falaise au soleil, ou dans la neige fraîche,
se substitueraient aux notions d'adversité et de lutte pour la victoire. Il ne s'agirait plus
de se « battre contre », mais bien de « vivre » et de « partager avec ».

Le second affirme l'émergence d'une socialite communautaire. Le moteur de ces activités


serait moins l'acte sportif en lui-même que la possibilité de construire des appartenances
identitaires avec un groupe affinitaire et dans l'espace restreint d'une pratique. N. Midol
(1992), par exemple, n'hésite pas à parler de « regroupement en "tribu", en "clan" »
pour caractériser ce phénomène.
Enfin, le troisième axe montre qu'au nom de ces « nouvelles » valeurs, et des processus
d'identification qui les relient, ces « sportifs » délimitent des espaces de pratique (Augustin,
1994) dont ils se réservent une utilisation plus ou moins exclusive. Ce qui est nouveau, ce
n'est pas leur délimitation - les terrains de football ou de rugby, par exemple, le sont - mais
c'est le fait que leur accès soit réservé à des initiés et que ceux qui n'appartiennent pas au
groupe en soient exclus. Ces lieux, bien qu'appartenant à l'espace public, ne sont donc plus
soumis aux règles du droit qui permettent à chacun d'y accéder librement. La loi est celle du
groupe qui construit et délimite un territoire par l'appropriation symbolique d'un espace.
Une approche ethno-sociologique a été privilégiée pour analyser ces phénomènes, dans
la mesure où ils mettent en scène des problématiques identitaires qui se construisent à
l'intérieur de groupes restreints, dans des espaces de taille très limitée. La constitution de
ces groupes et de leur « territoire » pose fondamentalement la question de « l'autre »
qui, sujet de violence, est repoussé en dehors des frontières. Or cette question de
« l'autre » (et du « semblable » qui lui est connexe) non seulement est fondatrice de
l'ethnologie mais, de plus, légitime pour M. Auge (1992) une ethnologie des sociétés
« non exotiques » dans la mesure où s'y définissent de nouveaux rapports à l'altérité.
C'est pourquoi ce travail a été entrepris, fondé sur deux années d'observation
(participante) d'une falaise d'escalade et d'un petit groupe de grimpeurs (longuement
interviewés), afin de comprendre de l'intérieur certaines des transformations en cours
dans les pratiques sportives contemporaines.
Avril 1991, le rocher des « Embruscalles » n'a pas d'histoire, tout du moins pas
d'histoire humaine qui justifie une interrogation sur sa place dans la société
contemporaine. Depuis des lustres, il est le refuge d'une faune variée seulement dérangée
par quelques chasseurs égarés.

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Mai 1991, la route départementale qui borde le rocher, en contrebas, est saturée
d'automobiles plus ou moins bien stationnées. Le rocher est le théâtre d'une intense
animation. Des cordes aux couleurs vives se mélangent aux gris et aux ocres du calcaire, le
sol est jonché de matériel éparpillé et de vêtements abandonnés, tandis que des grimpeurs
s'affairent, s'équipent et exercent leur talent sur leur terrain de jeu vertical. C'est aussi le
moment, à peu de choses près, où, en tant que grimpeur, je découvre ce nouveau site.
Automne 1996, débute ce travail sur l'espace social qu'est devenu le Rocher des
« Embruscalles », rebaptisé « la falaise de Claret » par les grimpeurs locaux.
Que s'est-il passé dans ce laps de temps, relativement court, pour qu'un « bout de
rocher », ou une parcelle de « nature », s'ouvre à la vie sociale par l'intermédiaire d'une
activité humaine, l'escalade ?
Dès la première rencontre cette falaise est source d'interrogations. Peut-être avant même
le premier contact effectif puisque, sur le sentier permettant l'accès au rocher
proprement dit, il est nécessaire de franchir une marche de bois portant un étrange
message : « Mort aux cons ! ».

Les premiers pas dans cette falaise nous réservent ainsi quelques surprises. Ce message
étendu au sol constitue une première frontière symbolique.
Peu de temps après l'avoir dépassé, la paroi se dessine. Immédiatement, l'observation
génère de nouveaux questionnements.
Pour tout grimpeur, la découverte d'une nouvelle falaise rend nécessaire l'obtention de
renseignements. À des éléments d'ordre technique, ils ajoutent souvent des demandes
d'ordre esthétique et qualitatif. Pour ce faire, deux moyens sont à leur disposition : un
« topo-guide » (opuscule regroupant ces informations) ou, lorsqu'il n'existe pas, ils
doivent s'enquérir oralement de ces éléments auprès d'un pratiquant sur place.
À Claret, en l'absence de « topo », les nouveaux -venus sont dans l'obligation
d'interroger les « anciens » pour s'orienter dans la diversité des itinéraires disponibles
(environ 160). Cependant, sur ce site, les formes de la réponse donnent lieu à un étrange
« dispositif ». En effet, les « anciens » orientent presque systématiquement les
« nouveaux » vers des itinéraires spécifiques, ceux dans lesquels les points d'assurance
sont les plus éloignés les uns des autres, c'est-à-dire ceux dans lesquels les chutes sont
potentiellement les plus longues et les plus angoissantes. De plus, certains itinéraires sont
équipés de « faux pitons »', générant le désarroi des nouveaux venus. Une fois cette
situation engagée, sans que rien ne soit dit, un petit attroupement de grimpeurs se
forme. Tous sont de connivence. Ils sourient et épient les réactions de l'impétrant. S'il
réagit avec humour et bonne humeur à cette mise en scène, il sera symboliquement
récompensé par moult congratulations et sera invité, implicitement, à intégrer le groupe
de ceux qui se dénomment eux-mêmes les « locaux ». S'il réagit de manière moins
enjouée, voire de façon jugée violente, il subira la pression du groupe qui pourra
l'amener, sanction ultime, à « fuir » cette falaise.

1 • Quelques pitons étaient réalisés avec du carton et du papier collant.

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Tout nouveau venu est ainsi invité, plus ou moins cordialement, à participer à la vie du
groupe de grimpeurs qui se considère « chez lui » à la falaise. Ceux qui tentent de s'isoler
pour pratiquer leur sport favori en toute intimité, comme cela se réalise habituellement sur
un site d'escalade quelconque, se voient sans cesse intimer l'ordre de « choisir leur camp ».
Soit ils participent à la « vie locale », soit comme l'affirment péremptoirement quelques-
uns : « s'ils ne sont pas contents, ils n'ont qu'à aller grimper ailleurs ! ».
Bon nombre de faits et gestes quotidiens des grimpeurs locaux2 auraient pu illustrer ces
procédures de sélection et d'imposition de « manières de faire » locales. Cependant, seul
leur caractère déconcertant importe pour le moment. C'est, en effet, ce climat étrange,
où se mêlent à la fois l'attirance pour une convivialité et une chaleur qui semblent unir
le groupe, et la répulsion face à des actes fortement empreints de violence symbolique,
qui a suscité ce travail de recherche.

Un espace « privé »
Dans un premier temps, des « frontières » ont été constituées dessinant un espace
géographique. Elles se sont constituées au travers d'un processus de sémiotisation de
l'espace (Raffestin, 1982) dans laquelle les éléments naturels, ou non, sont devenus
signifiants pour les pratiquants, au regard des définitions de l'activité (par exemple, une
anfractuosité du rocher devient une « prise » ou un « gratton », certaines
configurations du rochers deviennent des dièdres, des toits, etc.). A Claret, pour
reprendre l'exemple cité, les points de protection sont aussi des éléments du « sens » qui
participent à l'élaboration du lieu, et lorsque ce sont des « faux pitons » on comprend
combien le sens peut être fuyant pour ceux qui ne s'y attendent pas.
Ensuite, il s'opère un travail social normatif au travers duquel un groupe se constitue et
impose ses définitions des « bonnes » manières de se comporter, d'une part, dans
l'activité, d'autre part, entre pratiquants. Ce processus se fonde sur l'imposition d'un
système de valeurs qui définit des normes et participe à l'orientation des comportements
en relation avec les attentes du groupe. Un certain nombre de sanctions négatives et
positives ont été observées sur le terrain qui vise à imposer certains comportements, dont
les suivants :
- on accepte de jouer avec la chute
- on se dit bonjour, on se parle entre grimpeurs, on ne s'isole pas
- on ne salit pas, on ne jette pas de mégot par terre
- on ne s'habille pas n'importe comment
- on grimpe esthétique, on ne fait pas de bruit en grimpant
- on boit un verre au bar le soir avec les copains
- on accueille les grimpeurs solitaires, etc..

A Claret, ce travail normatif est d'une grande efficacité. Il s'élabore par d'innombrables
remontrances orales faites à ceux qui ne respectent pas les « bonnes » manières de faire
et, à l'inverse, s'accompagne de récompenses symboliques (sous la forme de dessins dans
2 «Le terme « grimpeurs beaux » appartient aux grimpeurs qui eux-mêmes se sont définis « du lieu ». Il
s'oppose, dans leur langage, aux « étrangers » définissant ceux qui n'appartiennent pas à leur groupe.

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les livres d'or mis à la disposition de chacun au bar du village) vis-à-vis de ceux qui
« jouent le jeu ». Cette efficacité est notamment mise en évidence par le fait que de
nombreux grimpeurs affirment qu'à l'origine ils n'étaient pas d'accord avec les
comportements locaux mais que petit à petit ils s'y sont fait. Ensuite, ils ont eux-mêmes
participé à des actes qu'ils jugeaient auparavant de façon négative.
Ainsi, au travers d'un ensemble de faits, de gestes et de discours quotidiens, un espace
normatif est dessiné dans lequel un nombre limité de « bons » comportements est accepté.

Enfin, par le jeu des récompenses symboliques positives et négatives s'institue une
démarcation entre ceux qui appartiennent au groupe (les « nous » qui se comportent
correctement) et ceux qui en sont rejetés (« eux, les autres », qui sont accusés de
« mauvais » comportements) . Il se dessine ainsi une dynamique identitaire qui se fonde à la
fois sur un sentiment d'appartenance à un groupe (partage des mêmes referents) et à un lieu
(comme espace restreint de la validité des referents communs). En même temps, ce processus
identitaire participe à la définition d'une altérité (constituée par ceux qui ne pratiquent pas
de la « bonne » manière) qui est rejetée au-delà des frontières du lieu et du groupe.
Au travers de l'exclusion de « l'autre », s'esquisse ainsi un phénomène d'appropriation
de l'espace par un groupe. (Bourdeau, 1991). Les grimpeurs qui se dénomment entre
eux « les locaux » - ou encore plus explicitement, « les Claretmans » - se sont donc
appropriés un espace originairement public pour en faire un usage quasi privatif ; la
dimension privative ne renvoie, ici, nullement à une règle de droit mais à un sentiment
d'appartenance à un groupe et à un lieu. C'est ce phénomène d'appropriation
territoriale qu'il convient de comprendre.

Un « lieu » d'escalade ?
L'analyse du discours3 des grimpeurs de Claret (principalement ceux au travers desquels
ils explicitent et légitiment leurs comportements) permet de mettre à jour leur système
de représentations. Celui-ci se fonde sur une opposition fondamentale. « Claret, résume
un d'entre eux, c'est pas comme la société. Et on ne veut pas que les grimpeurs s'y
comportent comme dans la société ». Ensuite, trois grands couples d'opposition
traversent les énoncés et expliquent en quoi, selon eux, Claret est différent de ce qu'ils
appellent « la Société ».
Le premier définit la falaise comme un espace du lien social : « À Claret, on ne veut
pas que ce soit comme dans la société, que les gens soient isolés et indifférents les uns
aux autres. On doit tous se parler et on ne doit former qu'un seul groupe uni ».
Le second affirme la prédominance d'un système d'échange fondé sur le don : « Dans
la société, il n'y a que l'argent qui compte, nous ne sommes que des consommateurs. Ici,
la falaise existe parce que les équipeurs ont beaucoup donné, alors ceux qui veulent
grimper ici, il faut qu'ils donnent aussi ». Ici, « Consommer » de l'escalade, c'est
notamment considérer la falaise comme le strict support d'une activité sportive qui,
3 «Le corpus (environ 500 pages d'entretiens, articles et dessins) a été soumis à une analyse thématique
exhaustive et à une analyse des relations par opposition.

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pour eux, conduit à « artificialiser » un espace naturel et donc à en détruire son aspect
vivant. C'est à ce titre qu'ils tentent d'en réduire l'accès à un petit nombre de
pratiquants.
Enfin, la dimension historique de la construction identitaire est ainsi soulignée : « Dans
la société, chacun a sa vie individuelle mais, ici, la falaise a une histoire et quand tu viens
grimper, tu dois la connaître et participer avec tout le monde à cette histoire ». La
volonté d'écrire une histoire commune articule ainsi les deux premiers éléments de leur
système de représentations (le lien social et le système du don) , dans la mesure où toute
son organisation sociale est fondée sur la reconnaissance du don qui unit (dans une
chaîne temporelle) les grimpeurs entre eux (Godbout, 1992). Ces derniers sont à la fois
ancrés dans le passé par la nécessité d'une reconnaissance du don « originel », et tournés
vers le futur qui se construit au travers des liens tissés par une dette inextinguible.
C'est autour de cette « dynamique » du don que se sont petit à petit mis en place, et
légitimé, un ensemble d'obligations qui lient les grimpeurs de Claret entre eux dans un
réseau de contraintes. Certains les ont tout de suite acceptées, comme s'ils adhéraient
d'emblée à la dynamique sociale qui s'instaurait, d'autres ne les ont acceptées qu'après
avoir compris le don originel, et d'autres encore les ont refusées catégoriquement au nom
du droit d'usage individuel d'un espace public (dans lequel le système d'échange
marchand libère l'individu des contraintes).
Il est dès lors possible de synthétiser le système des significations et des représentations qui
participe à la construction et au fonctionnement de ce groupe. Premièrement, les
« Claretmans » perçoivent la « Société » sous la forme d'un espace dans lequel les
individus se croisent sans se rencontrer et où toute relation médiatisée par une contractualité
monétarisée renvoie l'individu à l'isolement et à la solitude. La « Société » est ainsi, selon
eux, un vaste « non-lieu » (Auge, 1992). Deuxièmement, ils expriment la volonté de
résister, en acte, à l'expansion de ce modèle social, qu'ils jugent dominant, en construisant
une cité mythique, un « contre-emplacement » dirait M. Foucault (1994), que serait la
falaise de Claret. Selon eux, celle-ci est, et doit être, un espace relationnel, identitaire et
historique, ce que M. Auge appelle un « lieu anthropologique » (Auge, 1992), qui
s'érigerait comme contre-modèle social. Plus qu'un « lieu » Claret serait donc un « anti-
non-lieu » dans lequel la pratique sportive, ici l'escalade, servirait de médiation à
l'expression et à l'actualisation d'un point de vue critique sur la société contemporaine.
L'analyse du site d'escalade de Claret et des comportements des usagers permet de montrer
que, dans certains cas, les formes de sociabilité, de spatialité et de sensibilité axiologique qui
semblent organiser de façon novatrice les pratiques sportives mettent en scène un agir social
qui répond de façon plus ou moins consciente à une question qui taraude les sociétés
contemporaines : celle du lien social (Farrugia, 1993). Ici, ces réponses articulent ces trois
dimensions (sociale, spatiale et axiologique) de telle manière qu'elles donnent forme à une
configuration spécifique et paradigmatique, un « lieu anthropologique », dans laquelle le
lien social organise à la fois les rapports à l'espace, à l'autre et à des valeurs dans un triple
processus de délimitation des frontières du possible (celles du groupe, de l'espace et des
comportements à l'intérieur du groupe et de l'espace).

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Ce faisant, alors qu'il « est difficile de créer des lieux [anthropologiques] parce qu'il est
encore plus difficile de définir des liens » (Auge, 1994), les grimpeurs de Claret
montrent ce que les « lieux » doivent au système du don. Celui-ci est, en effet, au
fondement non seulement de la création matérielle du site d'escalade, mais aussi de la
légitimité (interne) des processus d'agrégation/exclusion et d'imposition des manières
d'être, de penser et d'agir qui participent à la construction du site. Car, de façon tout à
fait contingente, les créateurs du site ont instauré d'emblée une forme de sociabilité
fondée sur le don. Peu importe d'ailleurs que celui-ci soit « intéressé » ou « désintéressé »,
« généreux » ou « calculé » (rien ne dit qu'il soit l'un ou l'autre). Ce qui compte, c'est
sa performativité en termes d'élaboration sociale lorsqu'il est subjectivement perçu et
accepté par « autrui ». De plus, il convient de souligner combien cette performativité
du don contient de violence sociale qui, de l'intérieur, participe à la transformation de
« l'autre » en « même », au prix du renoncement à son individualité, et qui rejette, à
l'extérieur, celui qui n'opère pas cette transformation. Le don organise ainsi à Claret un
processus de spoliation d'un espace public, « par définition, ouvert à tous, démocratique
en quelque sorte » comme le souligne P. Simon (1997). Ceci constitue une ultime
violence pour ceux qui, mus par cette définition, n'obtiennent pas de « permis de
séjour » à la falaise.

Ces modes de fonctionnement, même s'ils se déroulent en un espace restreint et dans


une activité qui fait sourire par sa futilité, interrogent les dynamiques sociales qui
traversent les sociétés contemporaines. En effet, l'escalade à Claret, pratiquée par des
« Claretmans » qui s'imposent comme « indigènes » (i-e, ceux qui appartiennent à un
lieu et à une communauté) face à des « étrangers » (ceux qui ne pensent et n'agissent
pas d'une même façon) rejetés aux frontières du territoire, s'inscrit dans une dynamique
de reconstruction identitaire qui la dépasse largement. Un phénomène semblable affecte
le surf des neiges, ou des mers, par exemple, où certains se réservent l'usage exclusif de
vallées alpines, de vagues et de plages, luttant, quelquefois physiquement, contre toute
intrusion de pratiquants jugés indésirables. L'histoire, pourtant brève, de ces sports dits
« fun » est épisodiquement marquée par des faits qui ainsi mettent en scène de petits
groupes affirmant : « Ici, on est chez nous, les autres ils ont qu'à aller ailleurs ! ».
L'analyse de ces phénomènes sociaux, par ailleurs observés en dehors des activités sportives,
doit permettre de repenser leur place dans la société contemporaine. A ce titre, l'exemple de
Claret permet d'interroger les orientations théoriques qui voient, dans ces formes de
communautarisme une marginalisation volontaire.

Conclusion
Le phénomène des regroupements communautaires a très largement été identifié. Les
travaux de nombreux chercheurs, tant en Europe qu'aux Etats-Unis, ont à ce titre
montré que le lent travail d'élaboration de la « modernité » n'est en rien un processus
uniforme de dissolution des communautés. Ce travail s'inscrit ainsi dans la filiation de
la pensée de Ferdinand Tônnies (1944) pour montrer comment aujourd'hui des groupes
se forment au nom des principes de fonctionnement de la communauté {Gemeinschafî)
en s' opposant au principe de la contractualisation marchande des rapports sociaux qui

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caractérise, pour lui, la société (Gesellschafi) . En ce qui concerne les pratiques sportives,
la dynamique communautaire a également été repérée, même si ce fut plus tardif comme
le montre, par exemple, le cas du surf de mer dans les années 1970 (Augustin, 1994).
L'apport de cette étude repose donc moins sur l'émergence d'un objet que, d'une part sur
les méthodes d'investigation, d'autre part sur l'interprétation de ce phénomène dans sa
dimension contemporaine. L'observation des fonctionnements d'un groupe d'escaladeurs
tentait de mettre en évidence les actions qui participent au quotidien à la construction
d'une communauté, notamment les formes de ritualisation, les usages de la violence
symbolique et l'importance d'une socialite primaire fondée sur le système d'échange du
don. Ensuite, il s'agissait de s'interroger sur le sens que l'on peut donner à ce type de
construction communautaire dans les pratiques sportives contemporaines, à la charnière du
XXIeme siècle. En effet, non seulement ce type de construction sociale n'a pas disparu,
malgré ce qu'il est convenu d'appeler la « montée de l'individualisme » (Dumont, 1983)
et après l'effondrement des idéaux communautaires de l'Après Mai 68, mais il semble bien
s'être radicalise (dans la mesure où les acteurs assument clairement la dimension excluante
de leur regroupement). S'agit-il alors d'une forme de marginalisation et de désengagement
social, comme l'affirment bon nombre d'auteurs en France ou, à l'inverse tel que semblent
le laisser penser les contenus des discours des grimpeurs, s'agit-il d'une modalité
« corporelle » d'inscription dans les débats qui traversent les sociétés contemporaines ? Ici,
il s'agit pour eux de s'opposer à ce qu'ils appellent « La Société de consommation ».

A ce titre, l'observation de la falaise de Claret et la prise en compte des discours de


légitimation des protagonistes invalident fortement les thèses du désengagement, sans
pour autant affirmer la dimension politique de tels actes, telle une pétition de principe.
Elle interroge ces deux points de vue sans les évacuer. Le point de vue microsociologique
dévoile sur ces points une part de rationalité et une utilité sociale des comportements
observés. Ce type de fonctionnement pourrait, en effet, cacher des enjeux qui dépassent
de loin la seule pratique sportive, et permet de questionner la place des activités
corporelles contemporaines comme médiation de l'expression du politique. Si le sport de
compétition accompagne le lent développement de la société industrielle, en
reproduisant ses structures, ses valeurs et ses idéaux, les formes de « dissidences spor
tives » se présentent comme des formes d'expression d'une critique de la société
contemporaine, notamment des « non-lieux » qui s'y créent. Tout se passe comme si à
la violence de la solitude permise par une libération des individus (« projet » de la
modernité contenu dans les principes de la Geselschaft) répondait une volonté farouche
de reconstruction du lien social tournée vers un entre-soi identitaire de la Gemeinschaft.
Cependant, la convivialité et la chaleur humaine produites dans ces constructions
communautaires ne doivent pas cacher la violence de l'exclusion de « l'autre » qui y est
associée et qui constitue une négation du projet social et politique de la modernité
(Berezin, 1999). Dans ce sens, au moins, les grimpeurs de Claret (dans leurs manières de
faire du sport) interrogent l'équilibre politique de la société dans laquelle leur
fonctionnement communautaire est inséré.

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